Chapitre V
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CHAPITRE V : L'EXCELLENCE DE M. OLIER

 

I. Eminence de M. Olier comparé aux autres maîtres de l'école française. — En lui, l'on entend toute l'école. — Ses dons d'écrivain. — Il a vulgarisé le bérullisme, mais en poète. — Sa Journée chrétienne ou Le génie du bérullisme. — Les « Actes pour le saint office », et les préludes ignatiens. — « Que l'Eglise dilate ce que vous renfermez en vous seul ». — Sero te amavi. — Le rythme des élévations de M. Olier et le rythme de la prière ignatienne. — « Actes pour faire avant la conversation ». — « Que je ne laisse aucun reste de moi dans la compagnie ». — « Sur l'usage du feu ». — « De l'esprit de sacrifice eu plusieurs occupations de la journée ».

 

II. Le catéchisme chrétien pour la vie intérieure. — Jésus-Christ e médiateur de religion », et non pas seulement rédempteur. — La psalmodie en latin. — « tin fleure est un chemin animé ». — Propagande bérullienne par l’image : M. Olier et les peintres de son temps. — Lettre sur le chant de l'Egliee. — Le symbolisme des orgues.

 

III. Les lettres de direction. — « Que toute propriété soit éteinte ». — Qu'il faut renoncer à l'appropriation sensible de Dieu. — « Ce qui se mêle d'impur dans le divin ». — Les délices de la pure foi. — La passion du miroir. — « Dieu est le supplément de tout ». — Règles pour « l'extérieur du prêtre» ; ni la politesse de l'honnête homme, ni les grimaces de sainteté. — A une grande dame attirée vers le jansénisme.

 

IV. Le plus conscient des maîtres bérulliens. — Ses vues sur le développement de la vie intérieure et sur les origines de l'école française. — La place qu'il se fixe à lui-même dans l'histoire de cette école. — Première période : « état de faiblesse » avec Bérulle et Condren ; apogée : avec M. Olier. — Contribution personnelle de M. Olier au développement de l'école. § I. LA DÉVOTION AU SAINT-SACREMENT. — Le dogme eucharistique, confirmation souveraine des principes bérulliens. — Caractère théocentrique de cette dévotion, telle que M. Olier la présente. § 2. LA DÉVOTION A L'INTÉRIEUR DE MARIE ET DES SAINTS. — Les deux volumes publiés par M. Faillon sur la Vie intérieure de la très sainte Vierge. — Interprétation bérullienne du dogme de la communion des saints. — § 3 PASSAGE DU BÉRULLISME AU MYSTICISME PROPREMENT DIT. — Lettre sur « le centre de l'âme ». — La « sainte oisiveté ». — Que l'âme cherche Dieu « comme un bien qu'elle possède ». — Le vrai caractère de la connaissance mystique. — Ne pas « s'amuser » aux révélations, aux prophéties. — Apparences quiétistes ; M. Olier et Fénelon. —

 

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Lettre à une contemplative qui ne goûtait pas sainte Gertrude. — « Les tableaux s, l'esprit d'enfance et l'union au Christ intérieur. — Contre le romanesque dans la dévotion.

 

I. L'excellence, ou plutôt l'éminence, car, en dehors des deux fondateurs, Bérulle et Condren, aucun des principaux maîtres de l'école française n'égale M. Olier. Nous avons déjà fait au P. Saint-Jure sa juste part de louanges; nous célébrerons bientôt M. de Renty et le P. Eudes; plus tard Grignion de Montfort ; Olier les dépasse tous. D'abord, parce que, seul, il nous présente la commune doctrine dans toute l'étendue de ses principes et de ses applications. Supposez, un instant que, par malheur, rien ne nous soit resté de Bérulle ni de Condren, nous trouverions chez M. Olier, pour le fond des choses s'entend, l'équivalent de l'un et de l'autre. Ses écrits forment un commentaire perpétuel de leurs propres écrits. Pas un paragraphe de quelque importance dans les gros livres de Bérulle ou dans les lettres de Condren que M. Olier n'ait reproduit, d'une manière originale, résumant tour à tour ou amplifiant, avec une compréhension parfaite, I'enseignement de ses devanciers. Bref, à qui me demanderait une somme de l'école française, je ne dirais pas : lisez Saint-Jure, le P. Eudes, Montfort, lesquels n'ont illustré que certains aspects du bérullisme, mais lisez la Journée chrétienne de M. Olier, lisez son petit Catéchisme chrétien pour la vie chrétienne, lisez surtout les deux volumes de ses Lettres. Ajoutez à cela, que, pour les dons naturels de l'intelligence et du style, pour le génie, il l'emporte aisément sur tous ses rivaux : plus personnel, moins redondant et plus élevé que Saint-Jure ; plus distingué et plus profond que le P. Eudes ; plus riche et plus divers que Montfort. Telle est, du moins, mon impression. Les curieux profanes la partageraient, je crois. De tous les écrivains que j'ai nommés, Bérulle et Condren toujours exceptés, et jusqu'à un certain point, Saint-Jure, M. Olier,

 

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malgré ses défauts, est le seul qui me donne un plaisir d'ordre littéraire; le seul aussi qui me dédommage, en quelque façon, de ne pouvoir lire de Condren qu'un si petit nombre de pages. Non, vraiment, il ne se vante pas, lorsqu'il s'offre à nous comme l'héritier légitime de l'incomparable. Il est vraiment un autre Condren, moins pur esprit, moins transparent, plus épais — eh! qui ne le serait? — mais en revanche, plus ardent, plus tendre, plus prenant, en un mot plus homme, et, par là même, plus poète. Heureuse rançon, revers bienfaisant et glorieux des faiblesses que nous n'avons pas craint d'exposer dans le chapitre précédent.

Sa grâce particulière, sa mission est, je ne dis pas de vulgariser le bérullisme mais de le présenter avec une telle limpidité, une telle richesse d'imagination et une telle ferveur que cette métaphysique d'apparence un peu difficile devienne accessible et séduisante à la moyenne des lecteurs. Il le vulgarise, si l'on veut, mais au plus noble sens de ce mot, c'est-à-dire à la manière des poètes, en homme pour qui le monde extérieur existe, et qui ne sépare jamais sentir de comprendre. « Les notions générales, professe-t-il lui-même dans la préface du plus exquis de ses livres, ne suffisent point : il faut descendre dans le particulier, pour tirer du fruit de ce qu'on voit et de ce qu'on lit. » Il n'aurait pu mieux définir son excellence particulière et la valeur unique de son oeuvre. Bérulle n'est certes pas un génie abstrait : il réalise lui aussi et passionne tout; mais, lent et massif, il manque de variété, de souplesse. Condren ne paraît pas plus abstrait que Platon, mais le « particulier » où il descend est encore si haut qu'à essayer de l'y rejoindre, beaucoup ne rencontreront que des abstractions. Nul enfin ne reprocherait au P. Saint-Jure ou au P. Eudes de faire trop de place à la spéculation pure ; ils auraient même, je crois, l'intelligence moins curieuse et moins sublime que M. 01ier ; mais c'est plutôt l'amplification oratoire qui domine

 

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communément chez l'un et chez l'autre, et celle-ci, malgré ses avantages incontestables, le cède en définitive à la poésie. Qu'on me pardonne de tant répéter ce mot. Puisque l'on persévère à l'ignorer, je ne saurais trop redire que M. Olier s le droit de figurer dans ce cortège royal où ne donne pas accès la seule éloquence, chez nous si commune. Plus cultivé, et surtout plus discipliné, il eût marché l'égal de ses insignes contemporains, les anglicans George Herbert, Henry Vaughan et Thomas Traherne; l'égal d'Adam de Saint-Victor et de Prudence.

Dictée par lui dans les dernières années de sa vie, il publia, de son vivant, 1655,sous le nom d' « un prêtre du clergé », la Journée chrétienne, qu'on appellerait aussi bien le Génie du bérullisme, et qui a pour objet d'appliquer les principes de l'école française à « tout ce qu'on peut faire de plus considérable dans la journée ». La première partie comprend « les actions de piété qui nous appliquent particulièrement à Dieu ». Prières du matin ; Angelus; sainte messe; confession; communion; visites au Saint-Sacrement; chapelet; prières du soir. La seconde renferme «les actions communes qui sont pour la nécessité ou pour le soulagement de la vie », et qui ne doivent pas moins que les autres nous « appliquer particulièrement à Dieu ». Le réveil; l'étude; les repas; la conversation; l'usage du feu; « le saint temps des maladies » ; « le temps périlleux du retour à la santé » ; la promenade. Pour une raison qui saute aux yeux, je m'arrêterai de préférence à la seconde partie, ne retenant de la première que l'admirable prélude à la récitation de l'office divin. Je supplie les incroyants qui veulent bien me lire de ne pas mépriser ces formules dévotes ; faute de mieux, ils y apprendraient les dispositions dans lesquelles il faut se mettre avant d'aborder la lecture ou la méditation des grandes oeuvres.

 

Actes pour le saint office.

 

Esprit divin qui régnez dans les Anges et dans les Saints

 

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du ciel, je vous adore de tout mon coeur. Je vous révère dans les louanges et dans les témoignages d'amour que vous rendez à Dieu dans leurs coeurs. J'adore l'immense religion et la multiplicité des sentiments amoureux dans lesquels ils se consomment en vous.

Souffrez, Esprit divin, que je m'unisse à vous et que j'entre en la vie divine dont vous animez les Saints; que je me perde en vous, et qu'avec vous je me dilate dans tous les Bienheureux qui adorent et qui louent en vous la majesté de Dieu.

 

« Se dilater », mais « dans autrui », mais en se perdant, on a reconnu les principes bérulliens sur l'anéantissement du moi. La courte élévation que saint Ignace nous fait faire au début de chaque exercice implique, au contraire, une

affirmation, une expansion du moi, volontaire et conquérante. « Dans l'oraison préparatoire, dit-il, je demanderai à Dieu... que, par sa grâce, toutes mes intentions, actions et opérations aillent droit au service et à la louange de sa divine Majesté»). Autre différence, et qui a son intérêt : les préludes ignatiens ne doivent durer que pendant quelque secondes ; l'exercitant est pressé d'agir, de déployer ses « puissances ». Le bérullien a moins de hâte; il peut s'attarder longuement au dépouillement de lui-même, puisque, en recevant « le coup heureux de cette mort spirituelle », il commence « à opérer en Jésus-Christ qui est en tous les chrétiens principe d'agir à la gloire de Dieu» (2).

 

Que si je ne suis pas assez heureux pour me perdre tout en vous, et pour entrer, par l'intime union de mon âme avec vous, en part de l'honneur que vous rendez à Dieu dans les saints, souffrez au moins, Esprit divin, que je me réjouisse du grand honneur qu'ils lui rendent en vous. Mon âme est satisfaite de vous voir honorer par votre Esprit, si elle ne peut pas voue honorer par elle-même.

 

(1) Premier exercice de la première semaine.

(2) Journée chrétienne, I, pp. 11o, 12o.

 

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Les torpeurs de la prière, les résistances de la chair et du sang, l'ignatien doit les combattre par un redoublement d'efforts : il gourmands, il secoue, il entraîne — trahere — ses facultés paresseuses ; coûte que coûte il veut discourir, — discurrendo — il veut se rappeler, comprendre, sentir, — volendo totum illud memorari et intelligere, ut magis erubescam (1) ; le bérullien trouve dans son infirmité elle-

même un nouveau motif de joyeux oubli de soi : incapable de louer Dieu, il s'unira du moins à la louange des saints. Et sans doute cela non plus ne va pas sans effort ; mais l'accent n'est pas placé sur l'effort.

 

Mon Dieu, j'adore cet Esprit répandu dans vos prophètes qui ont écrit ces psaumes et ces cantiques si aimables que l'on chante. La pureté de leur état et la sublimité de leurs pensées et de leurs sentiments me confond et m'anéantit en votre présence. Leurs transports amoureux, leurs dispositions saintes et la diversité des mouvements qui les remplit ne peuvent être compris par une âme terrestre comme la mienne, je les adore sans les comprendre, et j'ADHÈRE A L'ESPRIT QUI LES A PRODUITS DANS LEUR COEUR.

Esprit de Dieu, qui prenez vos délices à continuer dans l'Eglise ce que vous avez commencé dans vos saints, je vous offre mon âme, afin que vous le répandiez en elle ; EXPRIMEZ-Y CE QUE VOUS AVEZ EXPRIMÉ EN EUX; DILATEZ EN MOI ET EN TOUTE L'EGLISE CE QUE VOUS RENDEZ A DIEU DANS LE CŒUR DE JÉSUS, LE CHEF, LA VIE ET L'ESPRIT DE TOUS LES PROPHÈTES.

 

Dans cette métaphysique redoublée, si j'ose dire, quelle plénitude, quelle splendeur! Imaginez une strophe semblable illuminant quelque homélie de saint Augustin, on se récrierait d'admiration. Ce n'est, hélas ! que M. Olier.

 

Que l'Eglise, ô mon Seigneur Jésus, dilate,

 

quand nous aurons trouvé mieux, plus expressif, plus

 

(1) Premier exercice de la première semaine : le triple péché.

 

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lourd de sens, nous lui reprocherons de répéter ce mot magnifique ;

 

dilate ce que vous renfermez en vous seul, et qu'ELLE EXPRIME AU DEHORS D'ELLE-MÊME CETTE RELIGION DIVINE QUE VOUS AVEZ POUR VOTRE PÈRE dans le secret de votre coeur, dans le ciel et sur nos autels. O quel ciel, quelle musique, quelle sainte harmonie dans ces lieux saints ! O que la foi me fait entendre, au travers de ces tabernacles, de merveilleux cantiques, que l'âme de Jésus-Christ rend à Dieu avec tous les anges et les saints qui l'y accompagnent !

Donc, ô mon Dieu, que toutes ces louanges, et tous ces cantiques, ces psaumes et ces hymnes, que nous allons chanter à votre honneur, ne SOIENT QUE L'EXPRESSION DE L'INTÉRIEUR DE JÉSUS-CHRIST; et que ma bouche ne vous dise que ce que l'âme de mon Sauveur vous dit en elle-même !

ADHÉRANT donc à votre Esprit, ô mon Seigneur Jésus, qui êtes la vie de notre religion, je désire de rendre à votre Père tous les hommages et tous les devoirs qui lui sont dus, que vous seul comprenez, et que vous seul lui rendez dans votre sanctuaire.

Anéanti, mon Dieu, en tout moi-même, qui suis un misérable et infâme pécheur, j'adore votre Fils l'UNIQUE ET LE PARFAIT RELIGIEUX de votre nom et je m'unis à votre Esprit, par la plus pure portion de mon âme, pour vous glorifier en

lui (1).

 

Ici, veut-on me permettre un souvenir, trop personnel sans doute, mais qui prêtera peut-être à d'utiles réflexions. Cette page que j'achève de citer, je la copiais déjà, il y a trente ans, l'ayant rencontrée par hasard, avec quelle joie et quelle surprise ! en furetant parmi des livres de rebut, dans une bibliothèque de couvent. Depuis lors, cent et cent fois relus, ces quatre feuillets d'une jeune écriture, appliquée, enthousiaste, n'ont plus quitté mon bréviaire. L'encre a bien pâli, le papier s'effrite. Mais, ni le temps, ni ce qu'il traîne après lui n'ont refroidi mon admiration pour cet auguste prélude. Je songe néanmoins avec une certaine

 

(1) Journée Chrétienne, 1, pp 65-69.

 

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mélancolie qu'en ce temps-là, ignorant tout de l'école spirituelle où s'est nourri M. Olier, c'est à peine si j'entrevoyais confusément le sens, la richesse de cette poésie magnifique. Sero te amavi! Bien que théologien novice, j'en savais déjà long sur nos querelles intérieures : jansénistes, gallicans, libéraux n'avaient plus qu'à bien se tenir. Non tacebo, audivit anima mea clamorem praelii. Mais de l'histoire de la piété chrétienne, c'est-à-dire, de l'histoire même de l'Eglise ; mais du développement de la vie intérieure dans la France catholique, nul de nos maîtres ne nous avait jamais parlé. Parvuli petierunt panem, et non erat qui frangeret eis (1).

Une autre élévation, que j'emprunte à la seconde partie de la Journée chrétienne, et que je citerai presque tout entière, achèvera de nous faire connaître, non la doctrine essentielle du livre, qui doit nous être déjà familière, mais le rythme des pièces qui le composent. Ce rythme est fait de deux gradations, l'une descendante, l'autre ascendante, l'une appelant l'autre, l'une alternant avec l'autre, selon l'inspiration du moment. C'est un va-et-vient du ciel à la terre, de la terre au ciel. On descend des

 

(1) On me dira que la théologie est une chose et que la spiritualité en est une autre. Eh ! c'est toute la question. Ce que je viens de me permettre de déplorer, ce qui me parait un paradoxe mortel, c'est précisément cette idée même d'une théologie exclusivement spéculative, d'une théologie séparée. Nos professeurs, nos livres de classe ne nous enseignent qu'une theologia mentis, obstinément rebelles aux quelques docteurs du XVII° siècle — l'oratorien Thomassin, Contenson, Bail — qui voulaient d'une theologia mentis et cordis. On dira encore que, parallèlement aux leçons dogmatiques, des conférences particulières initient la jeunesse cléricale aux principes et à la pratique de la vie intérieure. D'un côté le De verbo incarnato abstrait, morne et sec, de l’autre, des entretiens sur le Sacré-Coeur. Je le sais bien, mais je sais aussi que, d'ordinaire, peur cette jeunesse, le vrai, l'unique maître est le professeur de théologie, reduplicative ut sic. Un père spirituel qui ait un prestige égal ou supérieur à celui de ses collègues enseignants, cela se voit — je l'ai vu moi-même — mais très rarement. Que si, du reste, ou veut se placer à un point de vue scientifique et technique, je demande encore si, dans l'enseignement d'une science traditionnelle et vivante, il est décent, il est raisonnable de négliger systématiquement, je ne dis plus la ferveur et la poésie, mais bien l'autorité doctrinale des spirituels et des mystiques. Pense-t-on, par exemple, que, pour la seule intelligence du de Deo uno et trino ou du de Verbo incarnato, un Bérulle, un Condren, un J.-J. Olier soient inutiles.

 

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trois personnes divines au Verbe incarné, du Verbe à l'Eglise, de l'Eglise à nous-mêmes, et l'on remonte de nous à l'Église, de l'Eglise au Verbe, du Verbe à la sainte Trinité. La courbe, décrite par la prière ignatienne, paraît tout ensemble plus tendue et moins compliquée. Plus de circuit, une progression constante : le regard fixé en haut vers les perfections de l'Homme Dieu, on s'entraîne à les imiter. Rythme ascétique ou tragique, au lieu que le bérullien serait plutôt mystique et lyrique. Ainsi encore pour les activités que ces deux écoles mettent en branle ; Ignace ramène tout à l'effort ; défiant les puissances du mal, il s'élance à la conquête du bien :

 

Me voici, ô Roi éternel... je m'offre à vous tout entier, attestant ma résolution bien décidée — determinatio deliberata — de vous suivre (et de vous rejoindre), et de supporter, pour arriver à cette fin, les pires injures, le dénûment le plus

absolu (1).

 

Même rythme chez Corneille :

 

Paraissez Navarrais, Maures et Castillans...

Je suis maître de moi comme de l'univers,

Je le suis, je VEUX l'être.

 

Id quod volo, répète saint Ignace. Tout cela naturellement, sur le ton majeur, si l'on me permet cette métaphore musicale. Dans les petits poèmes de M . Olier, le mineur alterne avec le majeur, l'anéantissement avec la dilatation du moi : alternance qui se retrouve aussi dans les gradations que nous avons dites. Du simple point de vue littéraire, ces multiples complexités sont d'un grand effet ; du point de vue de la vie intérieure, je ne vois rien de plus bienfaisant, de plus riche, de plus conforme au véritable esprit du christianisme. Essayons de suivre ces divers mouvements sur un bel exemple.

 

(1) Contemplation du règne.

 

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Actes pour faire avant la conversation.

 

Mon Dieu, qui subsistez en trois personnes, j'adore les entretiens qu'elles ont ensemble de toute éternité.

J'adore la communication d'esprit et l'ouverture du coeur que vos trois divines personnes ont l'une avec l'autre, s'expliquant ensemble de toutes choses, et se découvrant tous leurs secrets, dans l'unité de leurs amours et dans la simplicité de leurs pensées.

J'adore les entretiens que vous avez eus de toute éternité pour nous et pour notre salut, préparant les moyens et les voies de vous glorifier en nous.

 

Coelo tonantem..., Prélude grandiose, comme tantôt, et vers la fin duquel s'amorce, mais pour s'interrompre aussitôt, la même gradation descendante : Pour nous, ton mineur; vous glorifier en nous, majeur

 

J'adore Notre-Seigneur Jésus-Christ, conversant en terre avec sa sainte Mère et saint Joseph,

 

brusque retour au majeur,

 

en l'honneur de la conversation des trois personnes adorables de la très sainte Trinité.

 

Puis, il reprend la gradation descendante, mais pour remonter aussitôt :

 

J'adore la conversation de Jésus-Christ.., avec ses disciples qu'il remplissait de soi — comme il avait été auparavant rempli de l'abondance de son Père, en conversant avec lui.

 

Adoration, louange d'abord et toujours oubli de soi; dépouillement certes, mais, en quelque sorte négatif, par prétérition. Après quoi l'on passe naturellement une mort plus active, et en même temps plus dilatante :

 

Je vous consacre, ô mon Jésus, toute la conversation que je vas faire, AVEC DESSEIN DE ME LAISSER REMPLIR DE VOUS, ET AVEC DÉSIR QUE VOUS-MEME EN MOI REMPLISSIEZ TOUS MES FRÈRES.

Donnez-moi votre Esprit, qui les occupe pleinement de

 

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votre connaissance et de votre amour. Que la vertu de ce divin Esprit écarte le démon de nous tous, et bannisse la vanité et l'inutilité séculière qui s'y pourrait glisser pour dessécher nos âmes.

Faites, je vous conjure, que, de mon côté, JE NE LAISSE AUCUN RESTE DE MOI DANS LA COMPAGNIE, qui, s'arrêtant à m'estimer et à m'aimer, s'amuserait à quelque autre chose qu'à vous (1).

 

Tel est le mouvement habituel, le rythme, le dessin général de tous ces petits poèmes. Leur poésie essentielle une fois mise en lumière, laissons-nous prendre à ces beautés particulières par où se manifeste le génie original d'un écrivain.

La formule que je viens de citer, Condren aurait pu l'écrire, lui qui professait une dévotion spéciale à « Jésus conversant parmi les hommes », mais, moins imaginatif que M. Olier, moins concret, ou plutôt, si j'ose dire, d'un concret plus spirituel, peut-être n'aurait-il pas eu l'idée de proposer aussitôt après une élévation sur « l'usage du feu ». On saisit du reste sans peine la transition de l'un de ces deux exercices à l'autre.

Cette page sur la conversation, M. Olier l'aura dictée pendant l'hiver, et en se représentant, à sa vive manière, la salle plus ou moins chauffée où ses confrères prenaient leur récréation.

 

Je vous adore, mon Dieu, qui êtes, qui vivez et qui opérez en toutes choses...

Je vous adore, feu immense, feu vivant, feu consumant. Je vous adore en votre infinité, en votre ardeur et en votre activité...

Tout ce que nous voyons ici-bas..., tout ce qui nous exprime le feu de votre essence, tout cela n'est rien... auprès de ce que vous êtes...

Je vous adore, ô mon amour, qui faites voir, sous cet élément, quelle est votre charité. Vous nous voyez ici défaillants... ; le froid nous ruine..., et aussitôt vous paraissez pour nous soulager...

 

(1) Journée chrétienne, II, pp. 73, 75.

 

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Avant que nous eussions besoin de ce soulagement, vous étiez caché dans ce bois sous une autre forme. Aussitôt, ô mon Dieu, qu'on vous a demandé, vous avez paru comme feu; vous avez découvert le rideau où vous étiez caché, vous avez fait sentir la vertu de votre être (1)...

 

D'un tel homme, si vivant, si impressionnable, la monotonie n'est pas à craindre. Parcourez plutôt l'admirable pièce qui a pour titre : De l'esprit de sacrifice en plusieurs occupations de la journée :

 

Lorsque le chrétien se considère défaillant en son être à tous moments, par le temps qui s'écoule, avec lequel son corps et sa vie dépérissent, il SE. DOIT LAISSER ÉLEVER A DIEU LE PÈRE PAR JÉSUS-CHRIST, surtout quand l'horloge sonne, et qu'elle marque quelque portion de notre vie déchue, disant :

Mon Dieu, je vous adore, j'adore votre être éternel, JE SUIS RAVI QUE MON ÉTRE PÉRISSE A TOUT MOMENT, AFIN QU'A TOUT MOMENT IL RENDE HOMMAGE A VOTRE ÉTERNITÉ.

Demeurez en vous-même ce que vous êtes, et que toute la créature en périssant, AUSSI BIEN QUE VOTRE FILS EN MOURANT, fasse voir que vous êtes le seul Eternel...

 

Tournons la page. A force de suivre e dans le détail », le déchet universel de la substance humaine », il lui arrivera de manquer de goût, mais comme il se redressera vite !

 

Vous êtes celui qui vit incessamment sans déchet et sans accroissement de votre être. Tout périt, tout se change, tout se corrompt, et ne demeure pas un seul moment en même consistance.

Demeurez en vous-même, mon Dieu, considérant tout votre ouvrage, qui est en révérence... de votre état permanent.

Que dans l'Esprit universel de votre Fils, qui est présent à tout le monde, je puisse vous offrir toute la créature présente, pour vivre dans l'hommage de votre état éternel et divin.

 

(1) Journée chrétienne, II, pp. 79-82. Même pensée dans les Exercices de saint Ignace, mais plus générale, mais proposée seulement dans la dernière contemplation «  Attendere quomodo Deus habitat in creaturis…, in plantis, dans vegetare », etc., Contemplatio ad amorem spiritualem. Encore une fois, les deux méthodes se rejoignent, ne peuvent pas ne pas se rejoindre.

 

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Je devrais, et je voudrais l'interrompre, mais je ne puis pas.

 

C'est ainsi même que, dans les temps d'automne et d'hiver, voyant, à la campagne les arbres dépouillés de leurs fruits et dénués de leurs feuilles, il doit être en vénération pour Dieu, et lui dire :

O Dieu ! que votre créature honore, par ses états changeants, stériles et mourants, la beauté immortelle de votre fécondité.

Ces arbres, si gais et si verts en leur printemps, faisaient voir votre beauté divine..., qui ne finit jamais par la révolution des années.

Vous êtes toujours, mon Dieu, dans votre printemps ; vous n'avez point d'automne ni d'hiver, qui ternissent votre être.

 

Et comme un vrai bérullien ne peut regarder longtemps ni du côté de la créature, ni du côté de Dieu, sans évoquer le divin trait d'union entre l'un et l'autre,

 

Votre fécondité, mon Dieu, demeure toujours la même, et VOTRE FRUIT EST TOUJOURS ATTACHE A VOUS.

 

Rappelez-vous qu'il médite sur des arbres dépouillés, et dites-moi si cette évocation soudaine du plus haut de nos mystères n'est pas d'un poète.

 

Si votre Fils parait parmi nous, il demeure en vous. Il n'y a point en vous de déchet de substance et de vie, pour nous l'avoir donné sur la terre.

La terre, en le portant, nous a donné son fruit... Il a eu son printemps en la nature humaine; il y a eu son automne, son hiver, son été. Mais c'était, ô mon Dieu, pour être dans l'hommage universel que les créatures vous doivent, et pour sanctifier, par sa présence et par ses états, le sacrifice et la religion de tout l'univers.

Soyez donc, ô mon Dieu, le seul éternel et sans fin. Soyez le seul immortel et immuable. Que toute la créature se réjouisse en sa perte et en son anéantissement, pour vous rehausser par sa ruine, et pour vous glorifier par sa mort et par son néant (1).

 

Que ne puis-je citer aussi la méditation à faire « quand

 

(1) Journée chrétienne, II, pp. 38-41.

 

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on est obligé de sortir en carrosse », ou les « actes quand on va aux champs », ou « en découvrant les beautés de la campagne en général », ou «quand on voit le soleil » ; l'« autre occupation sur le soleil », ou encore « quand on voit la terre, les herbes, les fleurs, les fruits »,OU « entendant chanter les oiseaux. » Non pas que tout me paraisse d'une même beauté dans ce petit livre. Il y a là des inégalités sans doute, quelques répétitions inutiles, mais, dans l'ensemble, quelle aisance à manier les idées les plus hautes, les plus profondes, les plus nourrissantes; quelle suavité et quelle force, quelle transparence de style, et quelle musique ! Et tout cela dicté sans effort par un infirme qui ne pouvait plus quitter son lit. Ce chef-d'oeuvre que rien ne remplace, comment n'est-il pas familier à tous les prêtres de France ? A quoi pensent donc les ,Messieurs de Saint-Sulpice? Faudra-t-il que nous leur reprochions ou de méconnaître leur Père — et sui eum non cognoverunt — ou de le garder pour eux seuls? De leur M. Hamon, un excellent homme, certes, mais comme il y en a tant, ils ont répandu les méditations à plus de cent mille exemplaires. De la journée chrétienne, combien? Hamon a le grand mérite d'être moins « mystique ». A trop méditer Bérulle, Condren, Olier, notre jeune clergé, toujours enclin, comme l'on sait, vers le quiétisme, ne risquerait-il pas d'oublier le sérieux de la vie chrétienne ?

II. Plus didactique, mais non pas plus sec, le Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, n'est pas un moindre chef-d'oeuvre. Aussi bien les deux livres n'en font ils qu'un, la Journée chrétienne n'ayant d'autre objet que d'appliquer la doctrine du Catéchisme aux occupations ordinaires et aux rencontres de la vie. Reliés ensemble, comme il le faudrait, ces deux petits volumes auraient la même utilité, la même importance, le même prix que les Exercices de saint Ignace, avec cette différence toutefois que les exercices de l'école française, ainsi rédigés par M. Olier, se passeraient plus aisément de commentaires, la doctrine

 

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particulière de cette école étant si étroitement liée avec la méthode que, pour exposer celle-ci, l'on doit de toute nécessité, développer celle-là.

Catéchisme, passons-lui ce titre modeste, mais catéchisme original, vivant, émouvant, plein d'imprévu. Le catéchumène dans la tête duquel il s'agit de faire entrer les principes du bérullisme, a bien sans doute la complaisance qu'exige son personnage ; il ne demande qu'à se laisser convaincre, mais il y met le temps voulu. Ce n'est pas un figurant, un nigaud, mais un esprit curieux, inquiet, et surtout qui entend bien ne pas se payer de mots : « Qu'est-ce à dire, le vieil homme? » — ou bien : « D. Et quoi? notre âme en nous et notre esprit, sont-ils chair avant que nous soyons baptisés ? — R. Oui — D. Mais pourquoi appelez-vous notre âme chair? » — « J'ai bien ouï dire que nous étions pécheurs, mais non pas que nous étions péché ». Ou encore : « Jésus-Christ et ses apôtres ont-ils parlé aux premiers chrétiens de la dévotion à la très sainte Vierge?» Avec cela, sans cesse et au bon endroit des : « Comment entendez-vous cela?» des « Donnez-moi éclaircissement». Ainsi pour l'un des articles essentiels du bérullisme :

 

D. Permettez-moi que je vous interrompe. Vous m'avez dit là (comme en passant, comme une chose toute simple) un mot que je n'avais jamais ouï-dire, que Notre-Seigneur était le Médiateur de notre religion.

R. Il est vrai, comme l'on dit ordinairement, Notre-Seigneur est le Médiateur de notre rédemption, (mais cela ne suffit pas ; même rachetés; nous étions reliquataires à Dieu d'un million de devoirs religieux que nous étions incapables de lui rendre par nous-mêmes, comme de l'adorer, de l'aimer et de le prier... Nous avions (donc) besoin que le grand Maître... servit encore de supplément à nos devoirs, et qu'il fût le médiateur de notre religion (1).

 

Bref, tout l'entretien est mené par un pédagogue da première force. Ceux qui ne veulent voir en M. Olier qu'une

 

(1) Catéchisme, pp. 203, 2o5.

 

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cervelle embrouillée, manifestement ne l'ont jamais lu. Encore un exemple, emprunté à ce même chapitre sur le Christ « Médiateur de religion »; on y prendra sur le vif la souplesse, l'élégance et l'élévation de ce rare esprit;

 

Vous voyez par là la résolution d'une difficulté des hérétiques, qui se moquent du commun du peuple et des saintes religieuses..., qui chantent en latin, comme s'ils psalmodiaient sans fruit dans un langage qu'ils n'entendent pas.

Car l'âme, allant à la prière, n'a autre chose à faire qu'à s'unir à Jésus-Christ, qui est la prière et la louange de toute l'Eglise. Si bien que, l'âme..., consentant de coeur à toute la louange qu'il rend à son Père, et à toutes les demandes qu'il lui fait, elle n'est pas sans fruit ; au contraire, elle fait bien davantage que si elle priait en son esprit propre, et qu'elle voulût se mêler d'adorer... Dieu par elle-même et par ses propres actes. L'âme, par cette union, devient plus étendue que la mer ; elle devient étendue comme l'âme et comme l'esprit de Jésus-Christ, qui prie dans toute l'Eglise. Et c'est le genre de prière qui se pratique au ciel, ainsi qu'on voit dans l'Apocalypse, où les saints ne font que dire Amen aux prières de l'Agneau ; ce qui exprime l'union de leur coeur à Jésus-Christ leur prière, et que, confessant leur incapacité pour louer Dieu en eux-mêmes, ils se perdent en Jésus-Christ, pour dire à Dieu tout ce que Jésus-Christ lui dit, et, en même temps, tout ce que dit l'Eglise en lui (1).

 

Exposée par lui, qui ne comprendrait cette philosophie qu'on nous dit si compliquée? Les ouvrages de ce genre donnent souvent dans la platitude, ou, ce qui ne vaut guère mieux, dans la rhétorique. Ici, une limpide simplicité, mais qui reste noble et anoblissante ; une poésie somptueuse, mais qui nous émeut et nous enchante d'autant plus qu'elle s'ignore elle-même.

 

Ce que je vous conseille donc est de vous unir sans cesse au saint Esprit, pour faire vos actions en sainteté, et dans les sentiments mêmes de Jésus-Christ ; vous contentant de vous unir à lui... pour trouver l'aide à vos infirmités et la ferveur

 

(1) Catéchisme, pp. 211, 212.

 

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de la charité, dans ce fleuve de feu dont parle l'Ecriture, qui sortait de la face de Dieu, qui est Jésus-Christ même. Le fleuve signifie deux choses, la voie et la vie; car un fleuve est un chemin animé et vivant ; étant rapide et vivant, il est la figure de l'impétuosité de l'amour, avec lequel nous devons nous porter à Dieu, et de la vertu de l'esprit qui sort de Jésus-Christ pour entrer en nous, afin d'y être notre voie, notre vérité et notre vie... Ubi erat impetus Spiritus, illuc gradiebantur (1).

 

Vulgariser de la sorte, n'est-ce pas créer? (2)

 

(1) Catéchisme, pp. 235. M. Olier ne connaissait pas, et pour cause, le mot de Pascal. « Les rivières sont des chemins qui marchent ».

(2) Non content d'être le poète de l'école française, M. Olier aurait encore voulu en être le peintre. Et de fait, nous le voyons suggérer des idées de tableaux au jeune Le Brun, dont il semble avoir deviné et dont il a certainement aidé le génie. Il lui donne, par exemple, le plan d'une estampe sur la récitation de l'Office divin, traduction pittoresque du beau chapitre de la Journée chrétienne que nous avons cité. (Cf. Paillon, op. cit., II, p. 79, où l'on trouvera une reproduction de cette image devenue rare). Il fit de même « graver par le célèbre Claude Mellah..., sur les dessins de Le Brun, une estampe... (où) sa piété ingénieuse a su rendre sensibles, les occupations intérieures de Jésus-Christ au très Saint-Sacrement ». (Faillon, Ib., II, p. 83). Une autre image traduit la fameuse prière de Condren, popularisée par M. Olier : O Jesu vivens in Maria. (Paillon, I. p. 161). Ainsi encore, il « voulut que le tableau principal de la chapelle (du Séminaire) représentât l'auguste Reine du clergé, remplie de la grâce de l'ordre ecclésiastique, et établie comme le canal qui la répand sur tous les ministres sacrés. Dans cette grande et sublime composition, l'un des plus beaux ouvrages de Le Brun, la Sainte Vierge, élevée sur un lieu éminent (gradation descendante)... semble recevoir en effet la plénitude de l'Esprit-Saint, qui se divise ensuite par portions sur les Apôtres et sur le reste de l'Assemblée. Le Brun se proposait de peindre encore pour la chapelle du séminaire, et d'après les idées que M. Olier lui avait communiquées par écrit, dix autres tableaux, tous destinés à montrer que Marie est l'instrument universel de toutes les grâces dans l'Eglise ; mais il n'en exécuta qu'un seul, celui de la Visitation. » (Faillon, III, p. 73). Il a dû faire travailler d'autres artistes. Je croirai, volontiers, par exemple, que le charmant frontispice de la Journée chrétienne (on le trouvera reproduit à la première page des Pensées choisies, publiées par M. Letourncau, Paris, 1916) a été inspiré par M. Olier. Vers la fin de sa vie, M. Faillon le montre dictant « plusieurs emblèmes que lui suggérait sa tendre piété envers la très sainte Vierge et des dessins qu'il avait imaginés pour représenter ses différents mystères » (Paillon, III, p. 459). Il  y aurait là un chapitre fort intéressant pour l'histoire du grand art chrétien et de l'imagerie religieuse au XVIIe siècle, chapitre qui confirmerait et continuerait les conclusions de M. E. Mâle. Peut-être cette idée de la propagande par l'image a-t-elle été inspirée à M. Olier par le Père de Condren. Du moins savons nous qu'un des disciples préférés de ce grand homme, l'Arlésien René Barrème + 1685 « avait plusieurs tableaux où étaient dépeints tous les mystères de notre religion, entre autres les sept sacrements fameux peintre Pousdu fsin, qu'il exposait dans les églises pour mieux faire entendre aux peuples ce qu'il leur enseignait ». Cloyseault-Ingold, op. cit., I, p. 246.

 

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A ces deux petits livres que nous venons de parcourir et qui forment, je le répète, non seulement la somme la plus achevée, mais encore le véritable génie du bérullisme, un rapsode intelligent et d'un goût délicat devrait ajouter, en guise de glose perpétuelle et de supplément, un certain nombre de pages empruntées aux Mémoires et à la correspondance de M. Olier (1). Cela ferait un ouvrage exquis, On ajouterait, par exemple, au chapitre de la Journée chrétienne sur l'office divin, la merveilleuse lettre où M. Olier « explique la signification du chant de l'Eglise » à « un ecclésiastique attaché à un choeur »

 

Le chant dans l'Eglise, est une expression des louanges que, dans le secret de notre coeur, nous rendons à Dieu en l'esprit intérieur de Jésus-Christ. Le Fils de Dieu est la véritable hostie de louange... Cependant il est muet sur nos autels, et dans le sein du Père, au moins à notre égard ; car nous n'entendons rien de sa voix, et l'Eglise n'en est pas secourue extérieurement et d'une manière sensible. C'est de quoi même elle se plaint amoureusement dans les Cantiques... Sonet vox tua in auribus meis. Votre Père, et les âmes mêmes favorisées de votre amour et de vos visites intérieures, entendent assez le son intérieur de votre voix dont vous parlez au milieu du silence ; mais les peuples grossiers, qui ne peuvent entendre que la voix extérieure et sensible, et qui n'ont pas ces oreilles du coeur ouvertes pour les paroles de l'Esprit, et pour entendre quid Spiritus dicat Ecclesiis, ont besoin d'une antre voix que de celle qui ne parle qu'au coeur. C'est pour cela que le Fils de Dieu anime de son esprit les prêtres, pour publier en eux les louanges de son Père ; et on entend sa voix comme la voix d'une multitude, tanquam vox multitudinis.

Jésus-Christ, unique dans sa religion et dans les hommages qu'il rend à Dieu..., se sert des anges dans le ciel pour dilater spirituellement sa religion, et il se sert sur la terre de l'organe des hommes pour la dilater corporellement, faisant ainsi, en

 

 

(1) Je me permettrai de préférer cette méthode à celle qu'a suivie M. Letourneau dans le charmant petit volume, Pensées choisies, indiqué plus haut. Un tel recueil n'a son vrai sens que pour ceux à qui la Journée et le Catéchisme sont déjà familiers. Beaucoup néanmoins liront les Pensées choisies qui n'ont jamais ouvert ni la Journée et le Catéchisme.

 

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la terre et au ciel, un concert perpétuel de louanges. Ce doit être là la consolation de ceux qui chantent le plain-chant, qui, dans ses mesures et dans ses pauses, est réglé sur la méthode et sur la règle ordinaire de Dieu. Car, comme il fait tout avec poids et mesure, et avec société et unité dans l'Eglise du ciel et de la terre, il fait aussi que le chant se trouve tellement réglé que, de plusieurs, il ne s'en fait qu'une voix, ou plutôt qu'une seule harmonie.

Ces âmes appliquées au chant sont assurées qu'elles ont une des fonctions des plus pures et des plus éminentes... Elles sont comme les anges des plus hautes hiérarchies.

 

Lieu commun, je le sais, mais aussitôt débanalisé, si l'on peut dire, par le bérullisme :

 

Et elles ont non seulement société avec toute l'Eglise..., mais elles sont encore en société avec tous les anges du ciel, qui ne sont appliqués à Dieu qu'en Jésus-Christ ; et elles sont de plus en société avec Jésus-Christ même, à qui elles servent de supplément, pour être entendu de l'Eglise par leur organe. Ainsi elles sont l'achèvement et la plénitude de Jésus-Christ, qui dilate et multiplie par eux les louanges de son Père ; et elles font la fonction même du Verbe en l'Eternité, qui est la louange universelle et parfaite de Dieu. C'est pourquoi, que tous les chantres se perdent en Jésus-Christ, et qu'ils s'y tiennent incessamment unis, pour être animés... d'une parfaite religion en leurs louanges (1).

 

Après quoi, me rappelant qu' « il est nécessaire que dans un festin il y ait diversité de viandes, afin que chacun en puisse trouver selon son appétit, » je transcrirais sans hésiter cette lettre sur les orgues que ni Adam de Saint-Victor, ni George Herbert n'auraient trouvée d'un symbolisme trop compliqué :

 

Il me semble que les orgues, dans leur arrangement, représentent l'harmonie réglée et ordonnée du ciel. La multiplicité des tuyaux représente la multiplicité des saints, qui chantent tous les louanges divines selon leur rang. Et cette harmonie se fait par le moyen du vent, qui exprime le Saint-Esprit, qui

 

(1) Lettres, II, pp. 587-589.

 

 

remplit chaque saint selon sa capacité, et qui le fait ainsi résonner à proportion de sa portée, et louer Dieu selon la mesure de sa grandeur et de sa grâce. Le vent est porté par le secours de l'homme qui le pousse, qui signifie Jésus-Christ... Car, soit en la terre, soit au ciel, c'est Jésus-Christ en nous qui pousse les souffles de l'Esprit. « Je vous donnerai l'Esprit, dit-il, qui vous distribuera ses dons selon la mesure que je jugerai à propos. »

Celui qui joue représente le Père, qui ne remue rien que conformément à l'idée qu'il a conçue en son Esprit, et qui, après avoir préparé et forgé lui-même les instruments de sa louange et de sa gloire, selon son bon plaisir, s'en sert après selon ce qu'il lui plaît, pour composer cette divine musique et cette admirable harmonie de ses louanges...

Les anges sont encore exprimés par les orgues (1)...

 

Songeons qu'il n'y a là que la schéma d'un poème, qu'une maquette fiévreusement ébauchée. En la soumettant à une revision attentive, on atténuerait sans peine le littéralisme peut-être excessif de cette composition symbolique. Mais, quoi qu'il en soit de ce menu défaut et de quelques autres, auxquels j'aurais honte de m'arrêter, j'admire sans réserve les étonnantes ressources qui permettent à M. Olier d'illustrer, d'enrichir, de renouveler infiniment une seule et même pensée. La Bible, les Pères, la nature, l'art, tout ce qu'il lit, tout ce qu'il voit, tout ce qu'il fait le ramène à Berulle et à Condren, les lui explique, les lui commente. C'est encore à eux, à eux seuls en définitive, qu'il a recours lorsqu'il lui faut résoudre les cas de conscience, les difficultés particulières qu'il rencontre dans la direction des âmes.

III. Direction dépouillante, anéantissante, cela va de soi. Vivo ego, jam non ego. Que « toute propriété soit éteinte

 

(1) Lettres, I, pp. a6g-27o. Comparer Notre-Seigneur à l'homme qui, etc..., peut sembler une faute de goût. Et c'en est une peut-être, mais vénielle, comme il s'en glisse fatalement dans toute représentation symbolique des personnes divines. Après tout, Dieu lui-même se compare au potier, et le geste de ce dernier n'est pas plus noble en soi que celui du souffleur. On remarquera que M. Olier a su éviter ce mot. Traduites en latin, et par un Adam de Saint-Victor, ces images nous raviraient.

 

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et morte entièrement », afin que « tout soit vivant de l'Esprit saint de la nouvelle vie».

 

Quand je vous parle de toute propriété, je n'entends pas cette propriété grossière des choses extérieures, je parle de toute propriété intérieure et cachée, comme toute propriété d'esprit, de raison, de jugement, de volonté, qui sont les principaux obstacles à l'Esprit et à sa vie ; car, comme son siège est en ce fond caché, cette demeure doit être pure, sainte, vide de tout soi-même, pour laisser à l'Esprit de remplir tout (1).

 

Renoncer même et d'abord à la seule propriété dont les saints puissent être jaloux, je veux dire, à l'appropriation sensible de Dieu, ou, en d'autres termes, aux suavités de la prière, à la joie de sentir que Dieu nous aime et que nous l'aimons :

 

Il y a bien longtemps que je vous ai dit, et que Dieu même vous a fait voir l'état des âmes pures en l'Eglise, qui vous paraissaient élevées et séparées de tout l'humain, qui semblaient vivre en l'air, et n'être soutenues, environnées, ni possédées que de l'être divin. C'est cet état de foi qui retire et dégage l'esprit de tout, qui va toujours purifiant et consommant en la vertu de la charité, tout ce qui n'est pas Dieu dans l'âme, et qui la met dans une telle sainteté que Dieu la trouve en état d'être toute abîmée en lui. Ce divin Tout ne peut rien souffrir en soi qui ne soit trois fois saint..., parfaitement purifié... même de ce qui se mêle d'impur dans le divin. C'est pourquoi, après s'être séparé de tout ce qui est de grossier, il reste encore à S'ABSTENIR DES RECHERCHES DE SOI EN DIEU, et des sentiments qui accompagnent ses premières faveurs. Car ces recherches et ces sentiments tenant du grossier et du sensible, ils revêtent et environnent l'âme comme d'une robe et d'un vêtement qui l'empêchent d'être, dans son fond, unie si intimement et si purement à Dieu.

 

(1) Lettres, I, p. 588. Lorsque plus tard, Fénelon et MDe Guyon attaqueront, et dans les mêmes termes, « l'esprit propriétaire », plusieurs crieront au scandale. C'est là néanmoins un lieu commun également familier, soit à l'école française, soit aux mystiques, et qui n'a rien de quiétiste.

 

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Dure doctrine, pense Nicole et avec lui tout Port-Royal (1). Dites plutôt libératrice et béatifiante :

 

Je pourrais craindre de vous blesser, si je ne savais bien que le glaive de l'esprit a ses suavités et ses charmes. Il a le baume dont il guérit ses plaies ; et quelque retranchement qu'il fasse dans une âme, il lui fait éprouver tant de soulagement et tant d'agilité, pour avoir déposé le sensible, qu'elle est ravie d'avoir... porté le tranchant du rasoir, qui l'a délivrée d'un fardeau si pesant.

 

Prenez garde néanmoins que le dédommagement dont il parle n'a rien de sensible, — ce sensible toujours impur et grossier :

 

La foi a ses délices et ses joies au fond de l'âme, qui sont d'autant plus vigoureuses, plus puissantes et plus étendues, qu'elles sont en nous et dans le fond de l'âme, par l'opération de Dieu immédiate. Car alors, COMME IL NE SE COMMUNIQUE POINT PAR SENTIMENTS, il ne se communique point avec faiblesse , mais il fait porter à l'âme ce qu'il est; il lui fait goûter quelque chose de sa béatitude (2).

 

Il l'épanouit, il la maintient dans une allégresse au moins négative — cette « agilité » dont vient de parler M. Olier. S'examiner indéfiniment pour savoir où l'on en est avec Dieu, si l'on avance ou si l'on recule, il n'est pire cauchemar, plus affolant, plus paralysant. Nous devons «nous désoccuper de nous (3) ».

 

Quel monstre que l'amour de soi-même, qui veut se voir en tout, et qui ne peut souffrir qu'avec grande peine les exercices et les conduites du pur amour, qui tend toujours à Dieu, et nous dérobe à nous-mêmes... suspendant ainsi tout aliment à

 

(1) Cf. le dernier chapitre de notre tome IV.

(2) Lettres, II, pp. 374-377. Je me permets d'attirer l'attention sur cette distinction essentielle, à laquelle nombre d'auteurs, même excellents, ne prennent pas assez garde. Force est bien aux mystiques d'employer nos mots humains, mais les délices dont ils nous parlent diffèrent profondément des « consolations » sensibles de la prière commune. Cf. notre tome IV, pp. 565-573.

(3) Lettres, Il, p. 4o2.

 

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l'amour-propre... Quand on fait quelque acte de pur amour, il ne faut pas s'amuser à réfléchir sur ce qu'on a fait.

 

C'est encore là de l'orgueil, encore la passion du miroir. « Dieu est le supplément de tout », même du miroir !

 

et il fait trouver en son pur amour, et dans ses regards amoureux et religieux, tout ce qui semblerait utile en se regardant soi-même fixement et volontairement. 0 le saint et parfait miroir que Dieu !...

 

et bienfaisant, parce qu'il ne nous renvoie pas notre propre image.

 

Ainsi je vous conseille de ne point faire tant de réflexions sur vous. Car quoique ce soit pour le prétexte de vous purifier, et de vous sanctifier que vous vous regardiez, ce n'est pas néanmoins... (sans y rechercher, à votre insu, quelque) satisfaction de vous-même en vous. Il faut être tout à notre Tout, qui est la source de toute sainteté et de toute lumière (1).

 

Cette conduite n'a rien qui surprenne un directeur intelligent et humain, et moins encore si celui-ci a été formé à la conduite des âmes par les grands jésuites ou par saint François de Sales. Au besoin, le seul bon sens, la seule expérience nous montreraient la sagesse, la nécessité de ces' conseils. Mais quelle force nouvelle de conviction et de persuasion ne prennent-ils pas, quand on les rattache, comme fait M. Olier, à la philosophie de toute religion véritable, aux principes premiers de la doctrine bérullienne !.

Ecoutons-le maintenant répondre à un prêtre qui lui a « demandé quelque règle pour son extérieur ». La lettre est d'ailleurs fort curieuse. Elle pourrait trouver sa place ou bien dans une étude sur la « société polie », et sur « l'honnête homme au XVIIe siècle », ou dans une édition annotée du Tartufe.

 

Ceux qui paraissent le plus ne sont pas pour cela les plus

 

(1) Lettres, I, pp. 296-297.

 

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saints. Ainsi n'affectez point d'avoir un extérieur qui marque une sainteté particulière,...

Il y a deux extérieurs dommageables (pour un prêtre) : l'un qui porte les marques de l'extérieur du monde, qui est encore dans la composition, dans la règle et dans l'afféterie du siècle, et qui fait. . qu'on acquiert le titre d'honnête homme, comme de bien faire la révérence..., pour être estimé courtois, poli, civil, honnête...

Je vous donne particulièrement cet avis, parce que j'ai remarqué..., et avec douleur, une grande affectation en des personnes retirées, et qui, devant par leur état faire hautement profession de la mort au siècle et de la folie de l'Évangile, se laissaient néanmoins aller aveuglément à cette illusion du monde, s'imaginant par là faire merveille...

 

Puis il revient à

 

ce mot d'honnête homme, qu'on donne maintenant à des personnes pieuses, et que plusieurs recherchent avec affectation. On dit : C'est un honnête homme, il est bien fait, il a bonne mine, il sait son inonde; et on prend ce mot d'honnête pour une personne qui est dans la civilité, qui sait le compliment, qui a le bon mot, et en qui on voit mille autres petites justesses mondaines, qui sont autant d'imitations du siècle...

 

Il traîne, il cherche ses mots, il n'arrive pas à sortir des généralités, à faire vivant. On sent bien que la peinture du vieil Adam n'est pas son fait, ni, ce qui revient au même,

la curiosité psychologique. Mais voyez sa facilité de style, sa noblesse, son allégresse dès qu'il aborde enfin, après cette navigation pénible, aux rives bérulliennes, sa terre ferme, sa vraie patrie.

 

Le second extérieur qu'il faut éviter est un extérieur d'hypocrite, qui marque plus de piété au dehors qu'il n'en a au dedans. C'est là une grimace hypocrite ; il faut que votre recueillement extérieur et votre modestie viennent du dedans. Il faut que ce soit l'esprit intérieur qui recueille l'extérieur, et qui donne une composition douce, modeste et très suave, comme il la donnait à Notre-Seigneur. Autrement (la modestie)

 

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n'est pas purement de l'Esprit, mais de l'étude et du travail propre... TOUT CE QUI EST CHRÉTIEN EST NÉ DU SAINT-ESPRIT, et  non pas de la chair, et tout ce qui est ainsi affecté pour plaire au monde et composé par artifice et par effort, est de nous et de la chair. C'est pourquoi il faut chercher une autre voie, qui, dominant en nos âmes et sur nos corps, les compose avec une douceur, une suavité et une modestie non pareilles; comme on le voit tous les jours en de bonnes âmes qui, plus elles sont avancées dans la pureté de l'esprit, plus elles sont réglées dans leur extérieur, mais sans étude et sans aucune affectation, parce que c'est Dieu même qui compose leurs actions, et qui conduit leurs mouvements; et comme il ne fait rien dans le monde qu'avec nombre, poids et mesure, ces mouvements ne peuvent être que bien composés, qui suivent la cadence, le branle et le mouvement de ce divin Esprit. C'est un mouvement doux et suave, un mouvement fort et efficace, un mouvement libre et simple, grave et posé, honnête et charmant, sans contrainte, sans affectation et sans étude ; toujours néanmoins égal et composé, toujours pieux et sans fard, qui porte continuellement à Dieu, qui ne distrait personne, qui ne donne point de peine ni de tentation, mais qui au contraire édifie et recueille beaucoup; enfin c'est un mouvement qui se ressent toujours de la sainteté de son principe (1).

 

« Honnête », il reprend le mot, mais après l'avoir chargé d'un sens tout divin.

Veut-on voir la même philosophie appliquée à un sujet assez différent ? Que l'on prenne l'admirable lettre oit M. Olier tâche de maintenir dans le droit chemin la jeune marquise de Portes, dont les jansénistes faisaient le siège. Je la choisis, entre vingt autres également remarquables, parce que l'homme s'y laisse voir plus naïvement. Je crois y entendre le son même de sa voix. Et puis je suis heureux

d'opposer la sensibilité normale de M. Olier, vive toujours, mais saine, délicate, discrète aux impétuosités simplement morbides qui le dominaient parfois, et dont nous pourrions donner des exemples.

 

(1) Lettres, II, PP. 58o-583.

 

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Je sais, ma fille, que votre esprit aspire à la pureté et sainteté; mais il faut le faire en Jésus-Christ et non pas en vous-même ; il faut y parvenir par les voies de Dieu, et non par les vues

 

qu'une simple ambition spirituelle vous ferait former.

 

Ma fille, une chose que je vous demande avec Jésus-Christ Notre-Seigneur parlant à la Madeleine : soyez toujours anéantie en votre coeur, appartenant à Jésus-Christ par-dessus vous-même... Le royaume de Dieu ne vient point avec éclat ni observation...; il ne s'établit point en nos règles, ni par la conduite d'une sagesse qui prétend, comme les architectes, établir par ordre une pierre après pierre. Dieu renverse toujours ses vues aux âmes qu'il chérit; il tient son oeuvre invisible en leur fond et, s'il leur a laissé pour un moment la vue de quelque établissement de vertu dedans elles, il l'arrache sensiblement, il trouble, il renverse, il dessèche, il aveugle, enfin il met une âme en un état qu'elle ne sait plus ce qu'elle est, ni ce qu'elle doit devenir ; et cela est une marche assurée et un degré certain, mais contraire à la sagesse humaine, pour élever, avancer, purifier, sanctifier, polir, fortifier l'oeuvre invisible et insensible de l'esprit.

Oh! que l'esprit est pur ! Oh! que la sagesse de Dieu est grande sur la sanctification de nos âmes, qui élève en notre nuit, pour l'assurance de notre humilité et pureté de nos esprits, l'oeuvre admirable de ses mains. Au nom de Dieu, ma fille, soyez morte à vos vues et vos règles, et aux manières que vous imaginez... Ma fille, ma très chère fille, marchons par les voies simples, humbles, inconnus à tout le monde. Notre-Seigneur fonde ainsi son royaume. Ses démarches, ma fille, ne sont pas, comme quantité de personnes le croient en ce temps (1649), qui font de gros livres et éloquents pour dire qu'il faut marcher par telles et telles voies (1)...

 

Port-Royal n'est pas nommé, à peine indiqué. C'est bien lui que M. Olier met en cause, mais de haut, et sans la moindre rudesse. Nous avons affaire, non pas à un polémiste, mais à un directeur, aussi clairvoyant du reste, aussi tendre que François de Sales lui-même. Je ne sais pas de plus bel éloge.

 

(1) Qu'on me pardonne mon étourderie! Je m'aperçois trop tard que les deux premiers paragraphes de cette lettre ont été cités plus haut, p.455 .

 

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Ne vous remplissez point l'esprit, ma chère fille, des questions débattues, ne vous embrouillez point de PART NI D'AUTRE.

 

Si tous les directeurs de cette époque avaient tenu les mêmes propos, que de malheurs n'aurait-on pas évités !

 

Cela n'est que débat, et, selon saint Paul, des questions qui n'engendrent que des querelles et l'altération de charité, pour une matière défendue de l'Eglise et de Dieu même, qui nous veut cacher des choses que nous voulons connaître. Il vaut bien mieux faire un sacrifice entier et parfait de cela, adorant le mystère inconnu de la grâce... Ma fille, vous ne sauriez croire comme le silence de ces choses est profitable, et combien il tient l'âme en liberté, en humilité et simplicité ; combien, tout au contraire, on s'embarrasse, on se dessèche et on s'élève le coeur secrètement par la curiosité, la recherche et l'entretien qui n'est pas de notre ressort, et pour lequel nous n'avons point grâce pour traiter.

 

Psychologie surnaturelle, et très sûre, mais fondée sur la théologie de Bérulle et de Condren.

 

Vous savez, ma fille, qu'il faut que Jésus soit en tout ; il faut qu'il soit en nos paroles comme en nos pensées et nos oeuvres ; s'il n'est l'auteur de tout, il n'y a rien qu'un effet malin de notre chair, et de notre propre opération, qui n'est que vanité, superbe et amour-propre, et laquelle nous embrouille et infecte toujours. Il ne faut souffrir en nous que l'opération de la grâce et lui adhérer intimement; et vous verrez, par expérience, que, dans le temps de la plus intime union de votre coeur et la plus profonde recollection avec Dieu, il vous anéantira toujours toute vue semblable, et ne vous portera qu'à l'amour de lui-même...

 

Vous vous rappelez la fameuse lettre de Bossuet aux religieuses de Port-Royal. De bonne foi, celle-ci ne vous semble-t-elle pas et plus forte et plus émouvante ? C'est le style inimitable des saints.

 

Ma soeur, que je vous veux sainte en Jésus, notre tout et notre amour, et qui le doit être de tout le monde ! Que je vous désire vivante en charité et en l'opération du seul esprit!

 

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Que j'ai de haine contre l'esprit propre, comme ennemi juré de la foi et ensuite de la charité: ! Que je vous désire vivante en foi comme le juste selon saint Paul et le prophète !.,. Ma fille, la foi pour tout. C'est le bandeau de l'esprit propre, c'est ce qui empêche ses productions inutiles, vaines et déréglées… Hors de Jésus, ma fille, hors de sa foi et son amour, ne vous arrêtez et amusez à rien. Lisez tous les jours, avec profond respect et dégagement de votre esprit et de votre raison humaine, les saints Evangiles de Jésus-Christ. Laissez-vous nourrir, imbiber et pénétrer aux vertus chrétiennes. Lisez sainte Thérèse, M. de Genève, Gerson, tous ces livres de bénédiction et que l'Eglise universelle approuve, où rien n'est contesté.

 

Autant dire, ne lisez plus la Fréquente Communion de M. Arnauld.

 

Je désire que tout le superflu vous soit été ; je désire que le vil soit séparé du précieux, comme Notre-Seigneur le veut..., qui ne peut souffrir aucun mélange avec son esprit de pureté.

 

Enfin, et au bout de la sixième page, un nom propre, la messagère de Port-Royal auprès de la marquise de Portes : deux mots seulement, et sans venin :

 

J'ai cru expédient de vous envoyer (cette lettre) pour prévenir votre esprit, de peur que Mme de Luynes (1), qui vous va voir en passant, qui est toujours dans les embarras des opinions, ne vous aille embrouiller l'esprit et vous le tirer de la netteté dans laquelle Notre-Seigneur vous l'avait mis... Je vous prie..., ne songez point a une perfection élevée et extraordinaire; laissez faire à l'Esprit qui a commencé et qui achèvera. Votre pauvre serviteur, qui a sa foi en Jésus-Christ, vous dira la vérité.,. Ne vous mettez en peine si vous ne voyez des austérités affreuses, excessives... Oh ! qu'il est sûr pour l'humilité et pour un esprit de votre trempe de marcher bassement et simplement..., ma fille, faites-moi le plaisir et me donnez la joie en Notre-Seigneur de me mander, en simplicité et confiance, votre coeur et ses étals depuis votre départ (2).

 

(1) Marie-Louise Séguier, (1626-1651), femme de Louis-Charles d'Albert, duc de Luynes, mère du duc de Chevreuse, l'ami de Fénelon.

(2) Lettres, I, pp. 46o- 163. Sur les aventures spirituelles de la marquise, cf. Lettres, II, p. 282.

 

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D'autres à qui nul ne reproche un excès de subtilité ou de sublime, et qui de ce chef, se croient plus pratiques, auraient dit à la marquise que les femmes n'ont pas à se mêler de controverse. Pour être plus noble, juge-t-on moins efficace la direction de M. Olier (1) ?

 

IV. M. Olier n'est pas seulement le plus limpide, le

 

(1) Même à ne voir dans la direction spirituelle qu'une simple thérapeutique morale, l'efficacité de la méthode bérullienne paraîtrait assez évidente. Désoccuper d'elle-même une âme inquiète, l'amener à s'absorber dans une contemplation noble, quoi de plus apaisant et, tout ensemble, de plus stimulant ? Cf. à ce propos la déposition si curieuse d'une des pénitentes de M. Olier, Barbe Le Roguée : « Il y avait cinq ou six mois que je souffrais des peines intérieures les plus sensibles..., opposition à Dieu, pensées contre la foi, tentations de toute espèce. J'en étais venue au point de croire que Dieu m'avait abandonnée ». Une de ses amies, Marie-Marthe de Vignerod (nièce de Richelieu) la présente à M. Olier. « Dès que je fus (seule) avec ce saint homme, il se mit à me parler de l'intérieur de la très-sainte Vierge et des moyens de l'honorer. Les choses qu'il me disait étaient si ravissantes que toutes nies peines s'en allaient à mesure qu'il me parlait, à peu près comme si on me les avait ôtées avec la main, et que l'on eût mis à la place la pais et la joie des bienheureuse. J'oubliai entièrement mes peines, et ne lui en dis pas un mot. Je restai même plusieurs mois sans me souvenir de ce qui m'avait si étrangement tourmentée... La chose qui m'a paru le plus extraordinaire, c'est que notre bienheureux Père (M. Olier) ne m'ait rien dit touchant mes peines et que cependant j'en ai été délivrée. » Faillon, op. cit., III, II, pp. 288-291. Au reste, j'ai dû, bien malgré moi, abréger ce paragraphe et me contenter de fixer en quelques traits, le caractère particulier d'une direction bérullienne. Si

jamais l'ou écrit une histoire critique de la direction, il y faudra faire une large place à la correspondance spirituelle de M. Olier. Pour les principes, il est au moins comparable à François de Sales et à Fénelon, mais il n'a pas la clairvoyance géniale de l'un et de l'autre lorsqu'il s'agit de connaître à fond le fort et le Faible d'une âme particulière. Cf. la bonne petite brochure : L'esprit d'un directeur des aines ou maximes et pratiques de J. J. Olier touchant la direction, recueillies par M. de Bretonvilliers et M. Tronson, 4° édition, Paris, 1906. Il y a là de très précieux avis sur l'anéantissement où duit tacher de se mettre le directeur lui-même. « Il faut toujours se cacher autant que l'on peut et ne vouloir paraître que pour la nécessité de notre ministère ; encore ne le faut-il faire alors qu'en Jésus-Christ, afin que les fidèles ne s'occupent que de lui seul, et point du tout de nous. Les directeurs doivent être comme l'étoile qui apparut aux Mages ; elle ne leur apparut que pour leur faire connaître Notre-Seigneur, pour les conduire à lui, et aussitôt elle disparut ». L'esprit, p. 59. Ceci contre l'esprit propriétaire, pour parler comme les mystiques. Il condamne également l'esprit de tyrannie, et si j'ose dire, l'esprit oraculaire. Les deux vont ensemble. Cf. ces deux lignes, très remarquables, d'une de ses lettres à Mlle de Saujon. « Je vous demande surtout... de consulter votre intérieur et me mander en simplicité ce qui s'y passe... CAR VOUS DEVEZ ÊTRE EN PART DE VOTRE VOCATION, ET LA PREMIÈRE MANIFESTATION S'EN DOIT FAIRE A VOTRE COEUR ». Lettres, II, p. 132. On aurait pu rappeler ce beau texte dans la controverse récente qui a eu lieu au sujet de la vocation.

 

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plus complet, le plus poète et, à mon avis, le plus accessible, le plus noblement pratique, il est encore le plus conscient de tous les maîtres bérulliens. — Qu'on me pardonne cette avalanche, elle aussi très consciente, si j'ose dire, de superlatifs. — Conscient, je veux indiquer par là que, mieux que personne, il connaît l'objet précis, la richesse, la nouveauté relative du message qu'il a reçu de Condren. Intelligence un peu tumultueuse, mais vive et pénétrante, il réalise excellemment cet ensemble de particularités, d'originalités qui font de l'école française une école au sens propre du mot; imaginatif, enthousiaste, il se passionne pour elle comme il ferait pour une personne vivante : il la voit naître et grandir, il en suit le développement magnifique. Ce gros livre que nous écrivons, cette histoire de leur école à tous aurait plus ou moins surpris M. de Bérulle, le P. Eudes, le P. Saint-Jure, M. de Renty, et Condren lui-même, non pas M. Olier. Ecoutons-le nous dire, à sa grande manière toujours un peu hasardeuse, les origines providentielles de ce mouvement, et la place que lui-même il y doit remplir :

 

Notre-Seigneur, voulant attirer les hommes à son Père, s'est donné deux fois à eux : une fois, dans l'infirmité de la chair, par son incarnation; l'autre, dans la force de sa vie divine, par le très Saint Sacrement (1). Par le premier état, il est venu pour établir son Eglise, et mériter sa grâce ; l'autre, pour la renouveler et la perfectionner. Le premier était un état de faiblesse, et, par conséquent, ne comportait pas qu'il usât sur les homme de sa puissance absolue. Voilà pourquoi il n'agissait alors que faiblement, se servant de raisonnements, de miracles, de prophéties, pour tâcher de les convaincre, sans faire usage de la vertu toute-puissante du Saint-Esprit, qui eût converti en un moment les coeurs les plus endurcis du monde. Pour triompher ainsi, il attendait le jour de son Ascension, qui devait l'établir dans le trône de sa dignité royale. Alors il commença

 

(1) Il y a pas mal d'à peu près dans ce raccourci, mais, pour l'instant, peu nous importe. La fin à laquelle M. Olier veut en venir, c'est-à-dire la détermination de son rôle propre dans le mouvement bérullien, explique se début. C'est à lui-même qu'il pense dès les premiers mots.

 

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à se donner une seconde fois aux hommes dans le très Saint Sacrement.

 

Laissons-le dire, les poètes n'y regardent pas de si près.

 

Il leur communiqua par ce moyen sa vie divine et les rendit semblables à lui. Cette transformation commence par le Baptême, elle s'augmente par la Confirmation ; mais elle s'achève par la très sainte Eucharistie, l'aliment divin, qui nous donne réellement sa propre vie et ses sentiments, nous met en participation de son intérieur adorable, et nous fait une même chose avec lui (1) ... Ainsi le Fils de Dieu s'est mis au très Saint Sacrement, pour continuer sa mission jusqu'à la fin du monde... Voulant donc en ce siècle, non plus établir son Eglise, mais la renouveler, il doit agir d'une manière qui soit en rapport avec ce second état.

 

Comme on le voit, tout ceci n'est qu'un prélude à l'histoire de l'école française ; deux phases, deux « états » dans le progrès de ce mouvement: Un « état de faiblesse », correspondant à la vie terrestre du Christ ; c'est la période des origines : Bérulle et Condren. Un état de plénitude, d'épanouissement définitif : c'est l'apogée du mouvement sous M. Olier.

 

Toutefois, comme (le Christ) ne peut plus apparaître sensiblement pour réchauffer la piété quand elle est refroidie, il suscite de siècle en siècle des hommes qu'il remplit plus singulièrement de la grâce des mystères qu'il veut répandre de nouveau par eux dans les coeurs. Tel fut saint François d'Assise, qui reçut si pleinement l'esprit de sa passion, que cet esprit rejaillissant sur sa chair, et se faisant voir par ses sacrés stigmates, renouvela dans l'Eglise l'amour de la croix, et apprit aux hommes charnels l'obligation qu'ils avaient de ressembler dans leurs moeurs à Jésus-Christ crucifié.

 

L'histoire universelle de la vie du Christ dans l'Église,

 

(1) D'un point de vue rigoureusement dogmatique, et rigoureusement bérullien le « réellement » de M. Olier ne paraît pas tout à fait exact. Rien certes n'entretient mieux la vie divine en nous que la réception de l'Eucharistie : mais dès le baptême, la participation du chrétien à la vie du Christ est déjà réelle.

 

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ainsi résumée et expliquée d'après la doctrine bérullienne, n'est-ce pas très beau ?

 

Ainsi Notre-Seigneur m'a fait voir que, voulant renouveler de nos jours l'esprit primitif de l'Eglise,

 

à savoir l'esprit de religion, le théocentrisme,

 

il avait suscité deux personnes pour commencer ce dessein , Monseigneur de Bérulle, pour se faire honorer dans son incarnation,

 

comme le « religieux » par excellence

 

le Père de Condren, dans toute sa vie, sa mort,

 

comme l'hostie, par excellence, et l'hostie d'adoration, et surtout (?) sa résurrection; mais qu'il restait à le faire honorer après sa résurrection et son ascension, tel qu'il est au très auguste sacrement de l'Eucharistie, et à renouveler par là les sentiments de sa vie divine,

 

surtout de sa vie religieuse.

 

dans les coeurs. Hélas ! je ne le dis qu'à la gloire de Dieu, et de ses desseins sur la plus chétive et la plus misérable créature qui soit au monde : Il a voulu me donner à moi-même, comme succédant au Père de Condren, la grâce et l'esprit de ce mystère adorable, afin que j'apprisse aux âmes à vivre conformément à cet état.

 

Tous les trois, Bérulle, Condren, Olier, ils sont remplis « plus singulièrement de la grâce des mystères » ; ils ont pour mission de revivre et de prêcher les anéantissements du Verbe, du « parfait religieux » et ainsi, de restaurer l'esprit de religion dans l'Eglise : Bérulle, par une «adhérence », plus générale, en quelque sorte à la personne du Verbe incarné ; Condren, par une adhérence, déjà plus spéciale, au Christ mort et ressuscité; M. Olier enfin par une adhérence à l'anéantissement le plus profond, le plus

 

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religieux, le plus persévérant, et par suite, le plus « réellement » actif, efficace, du même Verbe :

 

Est-il possible que Dieu désire faire de son esclave, d'un de ses ennemis, tel que je suis, une image de son Fils unique, de son Fils, hostie au très Saint-Sacrement, en me faisant éprouver les sentiments de ce divin intérieur, pour les communiquer

par moi sensiblement aux âmes (1) ?

 

Il eût peut-être mieux fait de nous laisser le soin d'établir cette progression glorieuse, mais enfin tout cela me paraît assez juste. Loin de lui contester la part triomphale qu'il veut que Dieu lui ait assignée, je croirais plutôt qu'il

n'en a pas assez dit. Les poètes sont ainsi faits, les vrais s'entend : modestes dans leur orgueil, — quand ils ont de l'orgueil, et M. Olier n'en a pas — même quand ils chantent à pleine voix l'exegi monumentum, ils ne soupçonnent, en vérité, ni l'étendue de leur génie, ni les multiples perfections de leur art. Paul Lejay, M. Plessis, M. Belles-sort en savent plus long que Virgile sur les mille beautés des Géorgiques. A nous donc de déterminer plus nettement l'apport personnel de M. Olier, les déductions originales qu'il a tirées des principes bérulliens, les routes nouvelles qu'il a ouvertes à l'école française. La matière serait infinie : je m'en tiendrai à quelques chefs-principaux, m'attachant de préférence à ceux que mes devanciers n'ont pas mis en lumière.

 

§ 1 . — La dévotion au Saint-Sacrement.

 

Il va de soi que l'école française n'a pas le monopole de cette dévotion. Qui ne voit néanmoins que la vie eucharistique de Jésus, immolé, anéanti sur l'autel et se donnant aux fidèles dans la communion, que cette vie, dis-je, est la traduction la plus littérale, l'image la plus parlante, la réalisation la plus complète, bref la confirmation souveraine des principes bérulliens : Vivit vero in me Christus (2).

 

(1) Faillon, op. cit., II, pp. 207-209.

(2) Répétons-le néanmoins, la vérité dogmatique du bérullisme ne suppose pas nécessairement le mystère de l'Eucharistie. Alors même que Notre-Seigneur n'aurait pas institué ce sacrement, il nous faudrait encore cous dépouiller de notre vie propre — jam non ego — et nous aurions encore le moyen de nous revêtir de la vie, de la religion du Verbe incarné.

 

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Delà vient la dévotion particulièrement fervente de M. Olier au saint Sacrement, mais de là vient aussi la couleur strictement bérullienne que prend chez lui cette dévotion.

 

Une des raisons, écrit-il, qui me porta à la fondation du séminaire fut une lumière dont je fut éclairé dans l'oraison. Je voyais qu'il fallait former des prêtres pleins de zèle pour inspirer partout la dévotion au Saint-Sacrement. Il me fut mis devant les yeux un homme qui serait aux pieds de Notre-Seigneur, pendant que des prêtres, formés et instruits par lui, iraient partout répandre cette dévotion. Je voyais un homme devant Dieu et des prêtres de feu grimpant sur les montagnes, et portant jusque dans les lieux les plus pauvres la piété envers la sainte Eucharistie. Le Père de Condren me recommandait d'avoir une grande dévotion à cet ange de l'Apocalypse qui, vers les derniers temps de l’Eglise, prend sur l'autel le feu du ciel avec son encensoir et le répand sur la terre. Il croyait voir en cet ange la figure d'un prêtre qui donnerait à l'Eglise l'amour du très Saint-Sacrement, et il souhaitait beaucoup que je travaillasse à répandre cette dévotion (1).

 

Condren et l'Ange de l'apocalypse, M. Olier et ses « prêtres de feu », du maître ou du disciple, qui faut-il le plus admirer ? Gigantes autem erant super terram (2).

 

 

Quant au caractère bérullien que, dans sa pensée, devait avoir cette dévotion, les textes abondent. Nous avons même de lui, à ce sujet, quelques pauvres vers qui ne valent pas sa prose, mais qui du moins disent clairement ce qu'ils veulent dire. On les trouve au bas d'une pieuse estampe, dessinée par Le Brun sous l'inspiration de M.Olier, gravée par Claude Mellan, et destinée à la confrérie du Saint-Sacrement. Dans cette image, nous dit M. Faillon,

 

(1) Jean Olier, Pensées choisies, publiées par G. Letourneau, p. 89.

(2) On peut comparer celte sublime page à la fameuse prière de G. de Montfort, demandant à Dieu des missionnaires. Cf. Anthologie des écrivains catholiques prosateurs français da XVII° siècle, recueillie et publiée par H. Bremond et Ch. Grolleau, Paris, 1919, pp. 436-44.

 

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« M. Olier a su… exprimer... les occupations de Jésus-Christ dans cet adorable sacrement. (Je souligne les mots bérulliens.) Il paraît sous la forme d'un agneau consumé dans des flammes, symbole de l'amour dont le Saint-Esprit l'embrase. Dans cet état, il s'immole à Dieu son Père, et lui rend les devoirs de la religion la plus parfaite, exprimés par des rayons qui s'échappent de toutes parts. Le Père éternel contemple son fils ainsi immolé à sa gloire... La très sainte Vierge, la plus parfaite adoratrice de Jésus-Christ, y parait à genoux... S'UNISSANT A. TOUS LES DEVOIRS QUE SON FILS REND A DIEU POUR TOUTE L'ÉGLISE. Enfin, saint Jean l'Évangéliste, à l'autre côté, exprime les mêmes sentiments, pour montrer que tous les chrétiens, représentés par lui, doivent adorer aussi l'intérieur de Jésus-Christ, et offrir à Dieu le Père pour toutes les créatures les hommages que son Fils lui offre sans cesse ». Image théocentrique s'il en fut jamais. Voici les vers :

 

Reconnaissez en ces rayons

Les saintes occupations

De Jésus-Christ, dans ce mystère ;

Qui veut vivre en ce sacrement

Comme l'unique supplément

De nos devoirs envers son Père

 

 *

* *

 

Unissez-vous à Jésus-Christ,

Et donnez-vous à cet Esprit

Qui le consomme dans ces flammes,

Et le rend TOUT RELIGIEUX

DE DIEU son Père, dans les cieux,

Sur nos autels et dans nos âmes (1)...

 

Si je voulais être complet, je devrais encore analyser ici deux précieux ouvrages de M. Olier; son Explication des cérémonies de la grand'messe, et son Traité des saints ordres ; mais ce chapitre est déjà trop long (2).

 

(1) Faillon, op. cit., II, pp. 124, 125.

(2) Sur tout ce qu'a imaginé M. Olier pour répandre la dévotion (bérullienne) au saint-Sacrement, sur la place très importante qu'il faudrait lui faire dans nue histoire du culte eucharistique en France, cf. les trois volumes de M. Paillon. (Voir à la Table générale, le mot : Saint Sacrement). Si la place ne me manquait, j'aurais voulu insister au moins sur le prix qu'il attachait aux Visites au Saint Sacrement, dévotion que l'antiquité a peu connue, et qui s'ajuste si bien à l'ascèse bérullienne. Qu'on médite à ce sujet l'admirable chapitre de la Journée chrétienne ; Des grandeurs et des avantages du très Saint Sacrement qui nous obligent à le visiter. Il commence par ces mots : « Les saints, parlant du très adorable sacrement de l'Autel, disent que c'est une dilatation du saint mystère de l'Incarnation ». Pour ces quelques pages, je donneras allègrement les Visites beaucoup plus répandues de saint A. de Liguori. Quand nous tenons l'exquis, à portée de la main, pourquoi aller chercher le moins rare, le moins exquis, au delà des monts. Il va sans dire que je vénère la sainteté de saint Alphonse, comme tout catholique doit faire ; mais comme écrivain dévot, il m'est impossible de l'égaler à M. Olier. J'en dirais autant des écrits de l'un et de l'autre sur la sainte Vierge.

 

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§ 2. — La dévotion à l'Intérieur de Marie et des saints.

 

De cette dévotion, relativement nouvelle, et qui répond excellemment aux meilleures aspirations du catholicisme post-tridentin, l'idée première n'appartient pas à M. Olier, mais à m. de Bérulle, et, plus encore, à Charles de Condren, comme nous l'avons rappelé plus haut (1). Nul néanmoins, avant Grignion de Montfort, n'a plus travaillé à la répandre que le fondateur de Saint-Sulpice, notamment parmi le clergé français. Et il la présente avec une telle insistance, — j'allais dire avec une telle véhémence — avec une si vive tendresse et si noble, avec une telle richesse d'images et de symboles qu'il l'a vraiment faite sienne. On peut lire à ce sujet les deux volumes que M. Faillon a tirés des inédits de M. Olier, et qui ont pour titre : Vie intérieure de la très sainte Vierge (2). L'oeuvre est inégale, assez

 

(1) Cf. plus haut, pp. 64, seq. Dans le lexique de l'école française, intérieur de Marie ou vie de Jésus en Marie sont formules identiques. Tout ce que M. Olier a écrit sur la dévotion à l'intérieur de Marie n'est que le développement de la piété de Condren, O Jesu vivens in Maria, etc.

(2) Ce livre, publié d'abord à Rome en 1866, et muni d'approbations imposantes, fut mal accueilli de quelques théologiens. Pour le sauver de l'Index, il fallut retirer l'ouvrage. M Icard en a donné, en 1875, une nouvelle édition, considérablement diminuée. Les vrais amateurs doivent tâcher de se procurer la première. Cf. sur ce pénible incident la Bibliothèque sulpicienne de M. Bertrand, articles Olier, Faillon, Icard. ( Remarquons en passant que les trois approbateurs de la Ière édition parmi lesquels le cardinal Villecourt et Mgr Baillès, faisaient partie de la Congrégation de l'Index.) Cf. aussi le mémoire de M. Icard, Doctrine de M. Olier, pp. 237-303.

 

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mal agencée du reste par l'éditeur, mais enfin d'une inspiration uniquement religieuse — au sens rigide de ce mot — et d'une poésie peu commune. J'en puis dire autant de ce que M. Olier a écrit dans ses lettres et dans ses mémoires sur la dévotion à l'intérieur des saints. La courte lettre que je vais citer donnera une idée suffisante et de sa doctrine et de sa manière.

 

Ma très chère fille, ce serait une chose bien sainte pour vous, et que je souhaiterais fort pour votre âme, que, dans les jours des saints, votre coeur s'ouvrît à eux, afin que vous fussiez en communion avec eux de leur dévotion et de leur vie intérieure et divine. Ne savez-vous pas qu'après la jouissance de Dieu en Jésus-Christ, la communion des saints est le plus grand bonheur que l'on puisse posséder dans le ciel, et que Dieu veut bien que les siens commencent cette communion sur la terre? Qu'il est doux, pendant le cours de l'année, d'aller se plonger de saint en saint, dans ces douces et heureuses fontaines de grâce !

Que c'est une chose sainte de goûter en chacun leur esprit et leur vie, d'entrer en leurs opérations intérieures, et dans leur occupation envers Dieu, envers Jésus, envers Marie et envers tous les saints, et d'entrer dans tous les devoirs de sainteté qu'ils rendent à Dieu, et dans tous les actes de piété qu'ils exercent envers l'Église (1).

 

La fête de tous les saints est « une des fêtes de Jésus-Christ ». « En ce jour..., son intérieur se manifeste, il s'explique en toute son étendue, il se découvre et dilate en eux Elle est aussi « la fête de Dieu le Père, car elle manifeste la beauté de sa vie, qu'il a premièrement répandue en secret en son Fils au saint jour de l'éternité, et en celui de l'incarnation, et qu'il a ensuite expliquée au saint jour de la résurrection, et dilatée au jour de tous les saints ».

 

Si bien que, comme Dieu, pour faire voir la vie immense

 

 (1) Lettres, I, pp. 571, 572. Cf. la même doctrine, plus longuement et magnifiquement exposée, Ib., pp. 257-261. « Les saints étant comme abîmés dans la personne de Jésus-Christ », etc., etc.

 

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qui est cachée en lui, cette vie fontale et originelle, cette vie universelle de toutes choses, a formé un monde, et a produit tant de millions et de millions de créatures vivantes, qui font voir par la diversité de leurs vies l'immensité de cette première vie qui est en lui ; de même ce grand Tout, voulant manifester non seulement les vies communes qui sont comprises en lui, comme sont toutes les vies grossières et animales, et même les vies naturelles les plus épurées, comme sont celles des esprits angéliques, mais encore sa vie suréminente et divine, sa vie sainte et glorieuse, il a produit ce monde nouveau, le beau monde de l'Eglise triomphante, qui n'est qu'une émanation de lui-même, sortant en ses saints, se répandant en eux et leur communiquant sa vie glorieuse et divine (1).

 

Théocentrisme encore et toujours ! Faute d'en venir là, on ne saisira point la suprême originalité de l'école française. Doctor religiosissimus, disions-nous plus haut de Bérulle. L'un après l'autre, ses grands disciples, Condren, Olier nous donnent raison (2).

 

§ 3. — Passage du bérullisme au mysticisme proprement dit.

 

Sur la vie mystique, au sens rigoureux que les théologiens donnent à ce mot, je ne connais rien non plus, dans toute la littérature bérullienne, d'aussi lumineux, d'aussi

 

(1) Lettres, II, pp. 475-.481. Sur la dévotion bérullienne de M. Olier aux saints bérulliens et aux sulpiciens, — saint Joseph, saint Jean l'évangéliste, saint Pierre, saint Pau., saint Ambroise, saint Martin, etc., etc. Cf. M. Icard, Doctrine de M. Olier, pp. 301-371 ; la table générale de M. Faillon et le recueil de M. Letourneau, Pensées choisies, pp. 175-229.

(2) Comme corollaire à la doctrine que je viens de rappeler, j'aurais bien voulu, mais, faute de place, je ne puis exposer les vues de M. Olier sur la communion des saints et sur les unions spirituelles : « Qui communie au plus, communie au moins ; qui communie à la cause, communie aux effets. Puis donc que nous communions au Saint-Esprit, nous communions aux opérations de Jésus-Christ » dans les âmes, ou, eu d'autres termes, à la vie même de ces âmes, puisque enfin celles-ci ne vivent que de la vie de Jésus-Christ. D'où ces unions d'âme à âme dont l'histoire des saints offre tant d'exemples et qui ont tenu une telle place dans la vie de M. Olier. Cf. à ce sujet, une foule de textes lumineux, sublimes, parfois un peu gauches et plus ou moins viciés par le littéralisme passionné de ce métaphysicien poète : Lettres, I, pp. 79, 151, 378, 422, 483 ; II, p. 3o9. La doctrine de M. Olier, pp. 2o9-219.

 

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complet que les enseignements de M. Olier Aussi bien

 

(1) On voudra bien me permettre à ce sujet quelques observations un

peu techniques, mais qui, tôt ou tard, devaient trouver place dans ce

volume.

A. La vie, plus religieuse que morale, la vie, purement et spécifique-

ment chrétienne à laquelle nous façonnent les maîtres de l'école française, n'est pas une vie proprement mystique. Le vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus, tout chrétien peut et doit se l'approprier. En fait, tout chrétien le réalise, en tant qu'il vit chrétiennement. Que le Christ vive en nous, que nous vivions de lui et par lui, c'est là un des axiomes du christianisme, là notre privilège essentiel, et le bérullisme n'a pas d'autre originalité que de vouloir nous rendre plus conscients de ce privilège. Cette vie du Christ en nous peut sans doute être appelée mystique, mais enfin elle est commune, ou, du moins, offerte à tous les baptisés et, par suite, elle se distingue de cette grâce particulière que les théologiens mystiques essaient de définir, et qui n'est donnée qu'à une élite, d'ailleurs plus nombreuse qu'on ne le croit d'ordinaire.

B. La plupart des spirituels du XVIIe siècle, et, parmi eux notamment, les maîtres de l'école française, s'inquiètent d'ordinaire fort peu de distinguer nettement, rigoureusement, connue plusieurs aujourd'hui aiment à le faire, entre ces deux vies. On peut critiquer cette méthode, mais elle a l'avantage d'éviter aux âmes des réflexions souvent dangereuses, toujours inutiles sur leur état propre, sur le degré précis de leur avancement dans les voies de Dieu. Une seule chose est nécessaire : répondre, sans résistance, aux sollicitations de la grâce, quelles qu'elles soient. Aux directeurs d'en savoir plus long. C'est à eux surtout que les traités de théologie mystique s'adressent, ou plutôt devraient s'adresser, comme les ouvrages de médecine, aux médecins. Qui d'ailleurs nous dira exactement où finit la simple dévotion, où commence l'oraison sublime ? De la perfection de celle-là aux commencements de celle-ci, la distance est vite franchie, la transition presque imperceptible pour nous. D'où vient que le dévot et le mystique, bien qu'ils ne parlent pas le même langage, ou, pour mieux dire, bien qu'ils ne donnant pas aux mêmes mots tout à fait le même sens, n'ont aucune peine à s'entendre. Si l'un ne la pénètre pas aussi profondément que l'autre, une même réalité les occupe également, à savoir Dieu lui-même ; une même route les conduit à cet unique objet, je veux dire, le dépouillement de soi. D'où vient encore que le même ouvrage, l'Imitation, par exemple, paraîtra simplement dévot aux uns, proprement mystique aux autres, les premiers et les seconds y trouvant également la nourriture, les directions dont ils ont besoin. Cf. L'Invasion mystique, pp. 604, 6o5.

C. Or ceci me parait encore plus vrai, s'il est possible, des ouvrages bérulliens. L'anéantissement où nous invitent sans cesse les maîtres de l'école française, creuse, commence déjà cet autre anéantissement plus profond que décrivent les mystiques. Que l'on prenne les termes les plus significatifs du vocabulaire bérullien, — adhérence ; s'appliquer ; se perdre ; se LAISSER à Dieu — et l'on verra aussitôt combien ils ressemblent aux termes du vocabulaire mystique. Il n'en va pas de même pour la grande école rivale. Exercices, application volontaire, activissime, persistante, des puissances de l'âme; raisonner, vouloir et encore vouloir, tous ces mots évoquent l'idée d'une ascèse, non pas indépendante, mais infiniment personnelle ; ils sonnent l'allégresse de l'effort humain. Est-ce à dire que la discipline ignatienne soit incompatible avec une oraison de quiétude, qu'elle paralyse, ou, simplement, qu'elle retarde l'action mystique de Dieu ? Certes non, comme nous le montrons assez dans notre gros volume sur le P. Lallemant et le « mysticisme moral » du P. Surin. Rien n'est plus facile que d'adapter les Exercices à l'initiation mystique, et je crois même, pour ma part, que si on ne les dirige pas vers cette fin, on s'écarte de la vraie pensée de saint Ignace. Après tout, les Exercices veulent former des saints, et dans l'ordre providentiel, tous les saints paraissent appelés à la grâce mystique. C'est du moins la conviction de sainte Thérèse. Ces réserves faites, il me parait difficile de contester que, du bérullisme au mysticisme, l'ascension soit plus facile, plus courte, plus directe; la transition plus immédiate. On eu peut dire autant de l'école franciscaine, d'ailleurs si voisine du bérullisme.

 

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sa rare maîtrise en ces matières ne doit-elle pas nous surprendre, nous qui savons son avidité à demander les confidences de tant de saintes âmes, la curiosité passionnée qu'il apportait à s'observer lui-même, les multiples leçons que de pénibles expériences lui avaient apprises, enfin la limpidité et la richesse de son style.

Voici entre autres, une lettre de lui (juin 1845?) où il rend compte de ses expériences personnelles à M. Picoté, son directeur (1).

 

Il a plu à la divine bonté de me faire entendre par expérience ce passage... dont l'Eglise se sert dans l'office du Saint Sacrement : Frumenti adipe satiat nos Dominus: le Seigneur nous nourrit et nous rassasie de la graisse et de la moelle du froment. Car le divin Maître m'a fait ressentir, dans le fond de mon âme, et dans la plus intime portion de moi-même, sa divine présence, dans une délicatesse très grande, et plus grande que je ne l'avais jamais ressentie... En effet, ces opérations sont maintenant si pures, si délicates, si intimes, si pénétrantes et si efficaces, qu'il n'y a point de rasoir qui tranche... et qui pénètre si vivement (2)..,

 

(1) D'après l'éditeur de la correspondance, cette date de 1645 serait remarquable. « C'est, nous dit-on, en 1645, que M. Olier fut parfaitement établi dans l'état de la foi pure et dans ce dégagement des sens dont il fait ici la description ». Lettres, I, p. 281. Je conjecturerais volontiers que vers cette époque, les Mémoires, si différents des Lettres, se font plus calmes une modération, une sagesse de plus en plus sereine succéderaient à la surexcitation morbide que l'on y remarque. Il y aurait lieu de décrire, point par point, cette courbe significative et rassurante, mais il va sans dire que ce travail ne sera possible que lorsqu'on aura mis à la disposition des savants tous les inédits de M. Olier. Hélas! pourquoi faut-il que M. Mortier, ce bon esprit si ouvert à nos curiosités modernes, soit mort au seuil de la terre promise, je veux dire avant d'avoir étudié la seconde moitié de la vie de M. Olier ?

(2) Je supprime un développement un peu trop appuyé. Continuant la métaphore biblique, M. Olier compare la dévotion commune et sensible au son ou à la « grosse farine » ; la moelle du froment à la divine présence, mystiquement perçue au centre de l’âme. Mais ici, chose très remarquable, il semble confondre l'union bérullienne au Verbe incarné avec l'union mystique proprement dite. Dieu « est un si bon père qu'il ne veut pas charger l'estomac de ses enfants si délicats... d'une viande moins exquise... (les consolations sensibles)... Il veut que ce soit son propre Verbe... qui devienne leur aliment. Et j'ai vu que cela s'accomplissait non seulement dans la communion sacramentelle, mais encore dans la spirituelle, par laquelle il se t'ait l'époux intérieur des âmes, se tenant toujours présent à elle, les rassasiant en sa sainte union de sa pure substance, et sa vie divine » . Il y a là un peu de flottement. Car enfin cette vie du Christ en nous, commune à tous les chrétiens, diffère sans doute de la consolation sensible, comme ce texte le rappelle fort justement, mais elle diffère aussi de la vie proprement mystique, laquelle est une très particulière union à Dieu même. En d'autres endroits M. Olier fait très bien cette distinction, et au point de l'exagérer. Cf. Icard, Doctrine de M. Olier, pp. 223-236.

 

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En cet état, le divin Maître m'a appris par une expérience intérieure de mes facultés qui voulaient agir auprès de lui, que je devais alors demeurer en silence, et dans la sainte oisiveté de... Madeleine... Il  m'a fait remarquer que mes facultés allaient chercher bien loin ce que je possédais dans le fond de ma substance, et que le saint Epoux était bien plus intime dans le fond de mon âme, que toutes mes facultés qui se mêlaient de le chercher.

 

Expérience et leçon deux fois intéressantes et convaincantes, lorsque l'on connaît l'effervescence naturelle de M. Olier, son besoin de sentir, de voir, de comprendre.

 

Et il me semble que, pour me faire entendre cela sensiblement, il me donnait la comparaison d'une tour, au milieu de laquelle il y aurait une belle chambre, et qui serait environnée de murailles, auxquelles seraient attachées plusieurs guérites, par où on pourrait voir ce qui se passe au dehors.

Il me faisait comprendre que notre âme, dont la substance est très profonde au dedans de nous et le fond très caché, était comme cette chambre qui servait de retraite à Jésus-Christ, et que les facultés opérantes en nous, étaient comme des saillies ou des guérites qui se poussent au dehors. De là j'apprenais encore une autre chose, qui est que l'âme en cet état, quand elle se veut recueillir, ne doit point faire d'effort pour aller chercher Jésus-Christ ni dans le ciel, ni sur la terre. Il n'est point nécessaire qu'elle aille dans le sein de Dieu, ni dans les coeurs des justes de ce monde, où il se rend si souvent sensible... Il suffit pour le trouver qu'elle le cherche en elle-même,

 

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ET QU'ELLE LE CHERCHE COMME UN BIEN QU'ELLE POSSÉDE, et non

pas comme une chose qui serait éloignée...

Il faut donc que l'âme, assurée de son bien, retienne en respect et en silence ses facultés, qui alors parleraient inutilement, et par leur indiscrétion obligeraient l'Epoux à se taire. C'est la faute de la maîtresse de ne pas faire taire les enfants de la maison, aussi bien que les serviteurs qui font du bruit, pendant que l'Epoux lui veut parler à l'oreille (1).

 

A le lire, on a l'impression de voir se dessiner les rivages de cette mystérieuse région que les mystiques nomment le centre de l'âme. Illusion sans doute, mais utile, aimable et stimulante. L'expérience elle-même nous demeure incompréhensible, mais nous sentons que, sous les images qui nous la décrivent, se cache la plus vivante des réalités.

Il n'est pas moins lumineux sur le vrai caractère de la connaissance mystique. Ni visions, ni prophéties, ni révélations :

 

Les révélations sont des égarements de la foi, écrit-il dans ..es mémoires ; c'est un amusement qui ôte la simplicité vers Dieu, qui embarrasse l'âme et la fait gauchir de la droiture vers Dieu. Elle distrait et occupe d'autre chose. Les lumières particulières, les paroles, les prophéties et autres sont marques de faiblesse en une âme qui ne peut souffrir ou l'assaut de la tentation, ou l'inquiétude de l'avenir et du jugement de Dieu sur elle. Les prophéties sont encore des marques de la curiosité de la créature, à laquelle Dieu est indulgent, et donne, comme un père à un enfant qui l'importune quelques petites friandises pour apaiser sort appétit ...

Alors l'âme, étant détrompée de ses faiblesses, étant désabusée de ces amusements est plus libre, plus dégagée ; elle est pauvre d'esprit et dénuée de tout, elle entre en l'union intime et l'unité avec Dieu.

 

(1) Lettres, I, pp. 281-284. Il va sans dire que ces réflexions sur la quiétude mystique n'ont rien de mystique. Elles ont suivi l'expérience qu'elles essaient de décrire. On voit bien du reste qu'enfants et servit leurs, l'imagination surtout, ont retrouvé leur voix.

 

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Pauvreté d'esprit, e unité avec Dieu », imagine-t-on quelque chose de plus dense que ce raccourci ?

 

Elle reçoit moins de choses éclatantes et extraordinaires, mais elle est plus solide et... bien plus purement unie à Dieu,: elle est instruite de lui-même directement en tout,

 

non pas certes par l'intermédiaire de notions intellectuelles, mais par sa présence même,

 

et ses instructions portent coup et vigueur dans l'âme (1).

 

 

(1) Icard, La doctrine de M. Olier, pp. 219, 220. Pour éviter des explications que nous avons cent fois données, et sur lesquelles l'occasion ne nous manquera pas d'insister encore, j'arrête là ce beau texte. M. Icard en a transcrit la suite à cause des difficultés qu'il présente. Poursuivant en effet son ascension vers un amour de plus en plus « dénué » et pur, M. Olier en vient à parler comme fera plus tard Fénelon dans les Maximes des Saints. Soit deux passages d'apparence quiétiste. a) « La pureté d'amour qui naît de ces lumières est extrême. Elle met l'âme dans le dégagement et la séparation de tout intérêt, et au dessus de l'amour de soie salut propre. En sorte que l'âme est contente de tout de ce qu'elle adviendra, parce qu'elle sait bien que, quoi qu'il arrive d'elle, ce sera pour la gloire de Dieu. La justice sera glorifiée et (ou) l'amour l'une et l'autre est aimable et adorable. L'âme en cet état, trouve sa paix à vénérer et adorer les jugements et justice de Dieu... auxquels elle s'abandonne sans retour sur elle-même ». Très loyalement, M. Icard rapproche de ce texte assez explicite, une prière de M. Olier, encore plus formelle : « Je disais à mon amour : Contentez-vous... par la perte de ma vie..., et même contentez-vous dessus mon âme; car si c'est votre plaisir, votre joie et votre gloire que ma damnation, tout à cette heure réjouissez-vous sur ma perte. JE NE M'EN SOUCIE PAS, car c'est votre joie et votre satisfaction que je cherche, et rien de plus. Il me semblait alors que l'enfer était aimable, quand je croyais qu'il était au contentement et à l'honneur de Dieu. » (La doctrine, pp. 22o, 226.). M. Tronson arbitre officieux, choisi par Bossuet et Fénelon dans la fameuse controverse, connaissait très certainement ces textes, alors inédits. Pourquoi ne les a t-il pas fait lire à M. de Meaux, à M. de Meaux, dis-je. qui, pour mieux écraser M. de Cambrai, s'armait coutre lui des textes imprimés de M . Olier. Audi Olerium, etc. ? Mystère. Au reste, je n'éprouve pas la moindre difficulté à les expliquer à  l’un et l'autre dans un sens orthodoxe, quoi qu'il en soit du sens fâcheux que leurs paroles, à l'un et à l'autre peuvent présenter d'abord, sens que, de ce chef, Rome a très justement condamné, s'il est permis de parler ainsi. Avec cela, qui ne sait que plusieurs saints ont fait exactement la même prière que M. Olier? Pour l'interprétation orthodoxe de ce dernier, je renvoie à M. Icard (op. cit., pp. 224 à 228).

b) « La sainte lumière de la foi est si pure, continue M. Olier, que les lumières particulières sont impureté auprès d elle; et même les idées des saints, de la très sainte Vierge, ou la vue de Jésus-Christ en soi: humanité, sont des empêchements à la vue de Dieu pur. Les idées rétrécissent et offusquent. Elles brouillent et ravissent l'étendue de la vue de Dieu par la foi. » (La Doctrine, p. 221). Fénelon, et, avant et après lui, de très hauts mystiques ont enseigné une doctrine toute semblable, pour le fond, à celle de M. Olier, mais sans employer des expressions aussi excessives. (Cf. par exemple les autorités par nous opposées à Pascal (tome IV, pp. 387, seq.) ; mais ici encore, et quoi qu'il en soit des principes élémentaires de la justice, il paraît que Fénelon seul est coupable. Voici les explications de M. Icard « Peut-être... M. Olier avait-il en vue l'état de quelques âmes qui, amenées par les mystères de N.-S. à la contemplation de Dieu, se trouvent tellement absorbées dans cette pensée (mot impropre), qu'elles troubleraient les opérations du Saint-Esprit en elles, si elles voulaient s'appliquer en même temps à l'idée réfléchie des saints, de la Sainte Vierge, ou même de la sainte humanité du Sauveur. » Eh ! sans doute, mais comment M. Icard ne voit-il pas que l'expérience mystique, aussi longtemps qu'elle dure, rend impossible toute application à quelque idée réfléchie que ce soit. C'est là un truisme, et M. Olier ne veut pas dire autre chose. M. Icard poursuit : « Or, mises sous l'action du Saint-Esprit en la présence de Dieu, les âmes intérieures, habituées à la contemplation, ne peuvent-elles pas n'être quelquefois occupées que par Dieu seul, sans aucune idée actuelle de rien de créé, pas même de la sainte humanité de Notre-Seigneur ? Rien ne nous dit que cela soit impossible ; cette supposition ne blesse aucun principe. » (La Doctrine, pp. 229, 23o). Certes non, et tout au contraire, cette supposition est la seule qui s'accorde avec les principes, je veux dire avec la définition de la haute expérience mystique, telle que nous l'imposent les grands contemplatifs. Le malentendu vient de ce qu'on ne prend pas garde à ces définitions essentielles. On s'imagine : a) que la connaissance mystique se fait par l'intermédiaire des concepts, semblable en cela à la connaissance rationnelle ; b) que les mystiques, en proie à une sorte de perversité ou de folie, excluent, par un acte positif et formel de leur volonté, les concepts qui représentent N.-S., la Vierge, etc. Soit deux absurdités. Dans la connaissance mystique, connaissance « confuse », « indistincte », répète saint Jean de la Croix, on n'appréhende, on n'atteint aucune « idée » — pas plus celle de Dieu que celle de l'Homme-Dieu ; mais, dune façon mystérieuse, on, jouit de la présence même, de l'être même de Dieu, du Dieu un et trine, rendu sensible au centre de l'âme. Ce sentiment de présence, nous autres, profanes, nous ne pouvons pas le réaliser; nous comprenons néanmoins que toute activité, proprement intellectuelle et sensible (comme serait, non pas seulement l'évocation pittoresque et émouvante du Calvaire, mais encore toute considération distincte sur les attributs divins) doit le gêner, ou, comme dit M. Olier, le rétrécir, l'offusquer. Ainsi le plaisir esthétique , que doit produire en nous la vue d'un tableau, est rétréci, offusqué, effacé par des recherches curieuses, anecdotiques sur le sujet du tableau. Ainsi le plaisir musical, gêné, étouffé par tout essai de transposition intellectuelle. Ceci rappelé, qui ne voit l'inefficacité dangereuse de l'explication timidement proposée par M. Icard ? Il est vrai, semble-t-il avouer, que tout ce que dit à ce sujet M. Olier a l'air bien étrange : monstrueux, ajouterais-je, si un autre que M. Olier l'avait dit. Mais enfin, mais après tout, Dieu ne peut-il pas permettre, une fois tous les dix siècles, des choses que notre premier mouvement serait de trouver absurdes ? Débile défense, et dont M. Olier ne voudrait pas, lui qui n'a cru dire qu'un truisme, en parlant comme il l'a fait. Au reste, ces définitions communes de l'expérience mystique ne contredisent d'aucune façon un autre axiome, plus certain encore, et plus saint, à savoir que Jésus-Christ est la seule voie, la seule vérité, la seule vie. Comment supposer qu'un maître de l'école française oublie ce principe essentiel ? Reste à le concilier avec la définition de l'expérience mystique, « connaissance confuse », et c'est bien facile. § 1 . Cette connaissance est une grâce. Pas de grâces que Dieu ne nous donne en vue des mérites du Christ. § 2. Cette connaissance, nous mettant en contact avec l'être même de Dieu, nous unit par le fait même à la seconde aussi bien qu'aux deux autres personnes de la Trinité. § 3. Et puis, une fois passée l'expérience proprement mystique, dès que le contemplatif retrouve l'usage, un instant suspendu, de ses facultés intellectuelles, imaginatives, il revient aussitôt, mais par la voie des concepts, à cet Etre divin qui tantôt l'occupait d'une autre manière. De nouveau il se fait de cet être, des trois divines personnes, de leurs attributs, de l'Homme-Dieu enfin, des idées distinctes que passionnent le souvenir et la chaleur du contact récent. (Sur tous ces points, cf. l'Invasion mystique, Appendice, notamment, pp. 6o3, seq.; et le long chapitre du tome IV sur l'anti-mysticisme de Nicole). Reste néanmoins que les paroles de M. Olier, que nous discutons, et celles, toutes semblables de Fénelon, risquent de scandaliser les fidèles qui ne sont pas au courant des choses mystiques. Elles tendent, en effet, à laisser croire que les parfaits n'ont pour toute religion qu'un vague déisme. On s'explique donc fort bien que l'Eglise ait cru devoir condamner les secondes, comme elle aurait pu tout aussi bien condamner les premières, celles-là n'étant ni plus ni moins hétérodoxes, ni moins ni plus susceptibles de recevoir un sens orthodoxe, que celles-ci. Telle n'est pas néanmoins l'opinion de l'auteur d'une thèse récente sur Fénelon au XVIIIe siècle. « Le pur amour de M. Olier n'est point le pur amour de Fénelon », écrit M. Cherel; il est « mâle et généreux... nous porte avec la même force et la même fidélité à la pratique des vertus les plus solides ». (Fénelon; explication des articles d'Issy publiés... par Albert Cherel, Paris, 1915, p. XIV). Entendez que le pur amour de Fénelon est féminin et lâche, qu'il ne porte pas à la pratique des vertus solides. Sans relever ces insinuations que rien ne justifie, je rue permettrai de répondre à M. Cherel qu'il ne paraît pas avoir saisi l'état de la question. Pur amour veut dire amour désintéressé. Ceux qui reprochent à Fénelon son pur amour, lui reprochent d'en avoir fait un sentiment, non pas trop mou, mais au contraire, trop chimériquement généreux. A vous entendre, lui disent-ils, il faudrait aimer Dieu sans aucun retour sur soi-même, et au point de ne plus se soucier de son propre salut. Or, sur ce point, nous avons assez montré que le pur amour de M. Olier était exactement le même que celui de Fénelon. Autre aspect du pur amour : Vous voulez, dit-on encore à Fénelon, que l'on s'absorbe tellement dans la pensée de Dieu-même que l'on en vienne à négliger « les idées des saints, de la très sainte Vierge, de la vue de Jésus-Christ » ? Sur ce point encore, M. Olier que je viens immédiatement de citer, parle tout comme Fénelon.

 

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Je finirai ce paragraphe par une autre lettre, assurément fort belle, mais surtout curieuse, en ce qu'elle nous

 

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fait comme toucher du doigt la fermentation religieuse qui travaillait alors certaines âmes très élevées, et qui imposait aux spirituels un redoublement de prudence. Nous ne savons pas le nom de la très pieuse femme à qui s'adresse M. Olier, mais ses dispositions nous seront bientôt connues.

 

Ma très chère fille, — Je me sens obligé de vous écrire sur la lecture de sainte Gertrude dont vous me parlez dans votre lettre. Je suis consolé de voir que vous la continuez, nonobstant quelque petit dégoût que vous y ressentez, et dont je ne

 

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m'étonne pas ; car, pour n'en point avoir, il y faut quelque précaution. Quand vous aurez été instruite de quelques fondements et principes spirituels dont vous devez être prévenue, vous la trouverez, s'il plaît à Notre-Seigneur, plus profitable.

 

Ce début est déjà parfait. Un autre moins intelligent, moins humain, lui aurait répondu que c'était bien à elle de faire ainsi la dédaigneuse. Mais le vrai directeur doit tout comprendre, et ne s'étonner de rien.

 

Il faut donc que vous sachiez que Notre-Seigneur Jésus-Christ est très riche dans les voies d'amour et de communication qu'il tient sur les âmes, et qu'elles méritent toutes d'être adorées. Il ne faut pas seulement examiner les voies extérieures qu'il tient sur chacun, mais... les grands trésors de grâces, les richesses secrètes et les vertus cachées qu'il communique sous ces voiles. Sainte Gertrude, à cause de sa simplicité et de sa profonde humilité, a porté Notre-Seigneur à la traiter d'une manière singulière, sous laquelle il l'a pleinement enrichie. Mais ce n'est pas l'extérieur des voies de Jésus-Christ sur elle qui l'a sanctifiée, c'est le fond de son amour.

 

Il se peut donc que le détail, un peu « singulier » de ses visions vous surprenne, vous gène, n'aide pas votre religion. Aucune faute en cela, pas même d'orgueil. Seulement ne la jugez pas sur cette écorce. S'il ne vous édifie pas, laissez le symbole, allez au fond de sa grâce.

 

Il a traité sainte Thérèse autrement que cette sainte ; sainte Catherine de Gênes autrement que sainte Thérèse... Et cependant il les a toutes traitées selon le fond de leurs dispositions intérieures. Honorez beaucoup dans la foi l'esprit d'enfance, qui régnait en cette grande sainte, et qui a obligé Notre-Seigneur à traiter avec elle avec tant de familiarité et de simplicité. C'était une colombe tout enfantine que cette âme, de laquelle Dieu s'est voulu servir pour éclairer son ordre, qu'il désirait être appliqué à l'intérieur de son Fils, qui, dans ce siècle-là, n'était pas fort découvert. C'est pour cela qu'il lui a donné des instructions sensibles, pour les rendre plus intelligibles à tous.

 

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J'ai déjà dit qu'il avait admirablement saisi l'importance historique de l'école française, et, par là même, entrevu la grande loi qui préside au progrès constant de la vie intérieure dans l'Église. La tentation dont sa correspondante lui a fait confidence est une nouvelle preuve de ce progrès.

 

Je ne doute pas que, comme vous avez été instruite à fond, dans la lumière de la foi, de la vie intérieure de Jésus-Christ, à laquelle il faut communier pour toutes choses, ces instructions particulières, ne vous paraissent, dans ses oeuvres, moins étendues que ce que vous en avez appris. Mais il faut adorer le fond de Jésus-Christ, qui se communique comme il lui plaît... Il y en a à qui il ne semble donner que des tableaux, lorsque, sous les moindres paroles, et sous les apparences et les signes les plus faibles, il daigne visiter ces chères âmes.

 

« Que des tableaux », c'est bien là en effet, ce qui paraît d'abord dans les écrits de sainte Gertrude. Or il n'est pas du tout nécessaire que vous vous intéressiez, pour elles-mêmes, au pittoresque naïf de tant de visions ; il suffit de vous lier « souvent à cette âme divine, pour entrer en son esprit d'enfance et de simplicité chrétienne ». Ne l'admirez-vous pas ainsi, arbitre paternel entre la jeunesse et l'âge mûr, la grâce du XIII° siècle et le sérieux du XVII°, les comprenant, les aimant et les justifiant l'un et l'autre ? Remarquez encore ce ton délicieusement protecteur à l'égard de sainte Gertrude, ce mélange charmant de vénération et de tendresse.

 

Permettez que j'ajoute ici une raison, quoique vous n'en avez pas besoin, pour laquelle je vous ai donné cette lecture. C'est que, vous voyant attirée au dénûment intérieur et à la vie de la pure foi, je désirais vous précautionner contre la lecture de plusieurs livres spirituels qu'on a écrits depuis quelque temps, dans lesquels il y a quelque chose de solide à désirer, et qui ne doivent être lus qu'avec quelque précaution, sans quoi les âmes courent grand risque de tomber dans l'oisiveté et l'inutilité, et même dans l'illusion... Tels sont quelques livres contemplatifs qui vont à tirer l'âme de l'occupation et de la liaison de l'humanité sainte de Jésus-Christ, pour se

 

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jeter en la Divinité sans aucune vue et sans aucun soutien. Or, comme je vois que la lecture de sainte Gertrude tend toujours à lier l'âme à Jésus-Christ, j'étais bien aise de vous y fortifier (1).

 

A quels livres fait-il allusion ? Je ne sais; il y en avait tant, et il n'en reste qu'un si petit nombre ! Parmi les auteurs contemporains de quelque mérite qui ont survécu, je n'en connais pas qui me paraissent mériter ce grave reproche. Ou plutôt j'en connais un, mais c'est M. Olier lui-même. En effet, vers le même temps n'écrivait-il pas dans ses Mémoires : « La sainte lumière de la foi est si pure que les lumières particulières sont impureté auprès d'elles; et même les idées des saints, de la très sainte Vierge, ou la vue de Jésus-Christ en son humanité, sont des empêchements à la vue de Dieu pur. (2)» Il est d'ailleurs vraisemblable que M. Olier n'aura pas gardé ces vues pour lui seul. Je ne dis pas cela pour me donner le sot plaisir de l'opposer lui-même à lui-même, mais bien pour montrer qu'il y faut regarder à plus d'une fois avant d'accuser de quiétisme un homme sérieux. En revanche, on ne saurait trop recommander aux écrivains mystiques de peser leurs mots. Traitant d'une matière infiniment délicate, ils risquent souvent d'être mal compris. Revenons à sainte Gertrude. La pieuse personne — mystique elle-même — à qui est adressée la présente lettre, trouvait aussi, non pas trop affectueuse, mais trop humainement affectueuse la dévotion de notre sainte à la personne de l'Homme-Dieu. En cela elle se trompait de nouveau ; son erreur toutefois part d'un naturel profondément et purement religieux. Notre-Seigneur, pensait-elle, veut sans doute que nous l'aimions plus que tout le reste, mais enfin autrement que

 

(1) Qu'on me permette de souligner en passant l'excellence de cette direction. Il est trois fois sûr qu'en fait de mystique le dernier mot reste aux grands modernes, sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, saint François de Sales, etc., etc. Néanmoins il ne faut pas négliger les autres. Leur simplicité même peut en effet servir de contre-poids au sublime un peu écrasant des modernes.

(2) Icard, La Doctrine de M. Olier, p. 221, Cf. la note I de la p. 501.

 

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tout le reste. Et M. Olier lui donne raison, sans pour cela donner tort à sainte Gertrude :

 

Quand je vous parle de l'union et de la liaison du Fils de Dieu, je ne veux pas contredire à la conduite de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur sainte Madeleine, dont vous me parlez dans votre lettre. Il la rebuta des embrassements qu'elle voulait lui donner, et de la liaison qu'elle voulait prendre avec lui, lui disant de ne pas le toucher, à cause qu'il n'était pas encore monté à son Père. Mais, pour bien entendre ce passage, il faut savoir que Notre-Seigneur était présent à sainte Madeleine dans une forme humaine et corporelle ; et il l'avertit qu'il remettait ses unions et ses liaisons plus intimes au temps... où il serait dans son état spirituel, et parfaitement divinisé (1). Cette union à Jésus-Christ en son état spirituel est l'unique voie pour entrer en Dieu... ; c'est lui qui doit être toute votre oraison (2).

 

Voilà ce que j'aurais voulu faire lire à Sainte-Beuve. « M. Olier, disait-il, de plus de zèle et de charité que d'étendue et de fermeté d'intelligence, plein de cérémonies et d'images, mystique jusqu'à la vision. » Nous disons, au contraire, et textes en mains, mystique, précisément parce qu'il ne s'arrête pas à la vision

 

(1) L'expression est impropre, comme il arrive parfois à M. Olier.

(2) Lettres, pp. 481-484

(3) Je n'avais pas à discuter ici les écrits de sainte Gertrude, que. pour ma part, j'admire fort, mais seulement à noter, eu historien, l'impression d'ailleurs hésitante, à peine avouée) produite par ces mêmes écrits sur une mystique du grand siècle, impression admirablement comprise, et. en somme, approuvée par M. Olier, impression qu'il serait non seulement injuste, mais puéril. d'attribuer à une réaction janséniste. C'est, au fond le procès de la sentimentalité religieuse, du romanesque en matière de dévotion ; et, par suite, le procès de toute une littérature, soi-disant religieuse que nous voyons commencer, chez nous, vers la fin du XVII°; se développer, encore très discrètement, pendant le XVIII°, et très indiscrètement, pendant les XIX° et XX° siècles, bien qu'elle répugne profondément à notre génie. Bon gré mal gré, il tant ranger parmi les chefs-d'oeuvres du genre, certain livre de Renan et la Madeleine de Massenet. Voilà où l'on tend et où l'on arrive. Une des excellences de l'école française est justement de nous préserver de cet abus détestable. Mais, encore une fois, dans les écrits de Gertrude, étudiés, interprétés comme ils doivent l'être, c'est-à-dire à la manière de M. Olier, on ne trouve pas la moindre trace d'un pareil esprit. Indépendamment de sa haute vertu, elle avait un goût exquis et la délicatesse la plus sûre. Cf. à ce sujet, le récit de sa conversion que nous comparons, dans notre IV° volume, à la conversion de Pascal.

 

 

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