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PREMIÈRE PARTIE

PIERRE DE BÉRULLE

 

 

CHAPITRE PREMIER : PIERRE DE BÉRULLE

 

I. L'école française. — Véritable école; unanimité de tous ses maîtres. — Pourquoi française ? — École de vie intérieure. — Exceptionnelle grandeur de Bérulle. — Bossuet, François de Sales, Madeleine de Saint-Joseph. — Il ne s'impose pas à première vue. — Raisons qui invitent plutôt à lui résister. — « L'oubli et le mépris auquel il a été après sa mort. »

II. Gravité précoce. — Petit garçon et vieux docteur. — La conversion de Mlle de Raconis. — Zèle et gaucherie. — L'entêtement des hommes doux. — Autodidactisme de Bérulle. — Mme Acarie. — Bérulle et les jésuites. — La retraite de 1600. — Sera-t-il jésuite ? — « Un parfait oubli de moi-même et de tous états. » — Enchaîné à Dieu seul. — L'esprit des conseils, plutôt que la voie des conseils. — « farce que la nature est de Dieu, nous la laisserons sans la ruiner. » — Bérulle et l'humanisme dévot.

 

 

Ecole française, jusqu'ici, lorsque d'aventure on parlait de cette oubliée, on l'appelait école oratorienne, bien que plusieurs de ses représentants n'appartiennent pas à l'Oratoire. Française vaut mieux. Il va sans dire qu'en un sens elles le sont toutes, les écoles s'entend, qui font l'objet du présent travail. Mais enfin, doctrine ou méthode, on ne trouve rien chez les autres, qui paraisse proprement, spécifiquement français. Le jésuite Lallemant pouvait aussi bien nous venir d'Espagne, François de Sales d'Italie et Jean de Bernières du pays flamand. Bérulle, au contraire, est tout nôtre, et Condren, et leur disciple authentique, Jacques-Benigne Bossuet. J'avoue bien, du reste, que des vues de ce genre, toujours contestables, ont peu d'importance, et je ne m'attarderai pas à les défendre. Il nous suffit que cette école, étant sans contredit la plus originale, la plus riche et la plus féconde de celles que

 

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vit naître l'âge d'or de notre histoire religieuse, mérite assez de ce chef le beau nom sous lequel nous la désignerons désormais. Ecole française par excellence. J'ajoute que ce mot d'école, nous le prenons ici au sens rigoureux. Aucun des groupes que nous étudierons après celui-ci, ne présente une cohésion aussi parfaite, une telle unanimité. De Bérulle, né sous Henri III, à Grignion de Montfort, qui mourra sous la Régence, ils se tiennent tous, ils ne font qu'un. Il y a là les hommes les plus divers, et que l'on s'étonnerait plutôt de rencontrer sur le même sillon. Tous néanmoins, ils demeurent étroitement fidèles à la tradition première, tous ils s'appliquent uniquement à exploiter les magnifiques prémisses posées par le cardinal de Bérulle. École, mais de vie intérieure, de haute spiritualité, et non pas de théologie. Leur intellectualisme prétendu, leur apparente subtilité, s'inclinent devant l'inspiration des mystiques, et des plus simples. Madeleine de Saint-Joseph et la chétive Catherine de Jésus dirigent Bérulle ; une femme da peuple, Marie des Vallees, le P. Eudes ; Marguerite de Beaune, M. de Renty; Agnès de Langeac et Marie Rousseau, et plusieurs autres, M. Olier. École française enfin ; nous ne disons pas gallicane. L'Église universelle les approuve, les consacre ; elle a canonisé un de leurs élèves, Vincent de Paul ; béatifié deux de leurs chefs, Jean Eudes et Louis Grignion de Montfort.

Aucun doute ne semble possible sur l'exceptionnelle éminence de celui qui fut le maître de tant de saints, le docteur de tant de docteurs. De confiance et avant même de le connaître, nous devons le placer parmi les héros. « En ce temps-là, s'écrie Bossuet, dans l'oraison funèbre du P. Bourgoing, Pierre de Bérulle, homme vraiment illustre et recommandable, à la dignité duquel j'ose dire que même la pourpre romaine n'a rien ajouté, tant il était déjà relevé par le mérite de sa vertu et de sa science, commençait à faire luire à toute l'Eglise gallicane les lumières les plus pures du sacerdoce chrétien et de la vie ecclésiastique. » Et

 

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François de Sales : « C'est un homme, écrivait-il, à qui Dieu a beaucoup donné, et qu'il est impossible d'approcher sans beaucoup profiter. Il est tout tel que je saurais désirer être moi-même ; je n'ai guère vu d'esprit qui me revienne comme celui-ci, ainsi je n'en ai pas vu ni rencontré ».

Le lendemain de la mort de Bérulle, Madeleine de Saint-Joseph, Prieure du Grand Carmel, écrit aux Pères de l'Oratoire :

 

Je vous supplie très humblement de nous vouloir faire cette grâce de nous donner le coeur de Mgr l'illustrissime et révérendissime cardinal de Bérulle, notre révérend Père et Visiteur, et vous envoie un acte capitulaire, par lequel toutes mes soeurs et moi le demandons de toute la force de notre coeur et de notre esprit, étant d'une personne de qui, après Dieu, nous tenons tout ce que nous sommes.

 

 

Puis, quand elles eurent ce coeur, maintenant, dit Madeleine à ses filles,

 

maintenant que Dieu a pris ce saint homme qu'il nous avait donné pour père, cet ange qu'il avait établi pour notre garde, et qu'il l'a retiré avec lui dans le ciel, il nous faut aussi retirer à lui par une humilité plus profonde, et par une élévation plus grande et plus continuelle que jamais ; car en effet, si nous ne faisons un effort, Dieu nous retirera sa grâce avec son saint (1).

 

Citons enfin un témoignage, que certaines circonstances

 

(1) Houssaye, Le cardinal de Bérulle et le cardinal de Richelieu, pp. 497, 498. Pour faire court, je désignerai par Houssaye I, Houssaye II ou III, les trois volumes de l'abbé Houssaye : M. de Bérulle et les carmélites de France, Paris, 187; Le Père de Bérulle et l'Oratoire, Paris, 1874 ; Le cardinal de Bérulle et le cardinal de Richelieu, Paris, 1875.

L'amie de sainte Chantal, Marie de la Trinité, Prieure du Carmel de Troyes, établit que a dorénavant, le 2 octobre (mort de Bérulle), on chanterait en l'honneur de M. de Bérulle, dans un oratoire dévotement orné, l’office de Jésus conversant, oeuvre du serviteur de l'Homme-Dieu » ; elle pensait « qu'un augmenterait sa joie et sa gloire accidentelle, en adorant et louant Jésus-Christ bar les mêmes paroles que son esprit et sa grâce lui avaient dictée, ». Houssaye, III, p. 5oo.

 

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rendent en quelque manière plus décisif ; je l'emprunte à un sermon du P. Lejeune :

 

Le R. P. de la Croix (jésuite)... m'a dit autrefois à Caen que, lorsqu'il était au noviciat, leur maître des novices commandait à ceux qui étaient prêtres, quand ils n'avaient point d'autre obligation, de dire la messe en action de grâces des grands biens que Dieu avait faits à son Eglise, par l'intermédiaire de M. de Bérulle (1).

 

Ces témoignages qu'il est inutile de multiplier, nous donnent le ton ; ils nous arment contre les téméraires qui essaieraient, qui ont essayé, de diminuer Bérulle ; ils nous arment au besoin contre nous-mêmes, si jamais la tentation nous venait de résister à un si grand homme. Il faut bien le reconnaître en effet, Bérulle n'est pas de ceux qui s'imposent à première vue. Il ne saisit pas l'imagination, il ne touche pas le coeur, il ne s'empare pas de nous, comme fait un François de Sales, un Pascal, un Fénelon. Sainte-Beuve a passé vingt fois près de lui sans l'apercevoir. « Le bonhomme de Bérulle », disait Cousin; je n'approuve pas cette impertinence, mais je la comprends un peu. Bonhomme d'Église et de Sorbonne, onctueux, pesant, naïf', maladroit jusque dans ses finesses, il n'a pas grand air. Nulle grâce naturelle, nul charme. Un sérieux constant et d'ailleurs sans majesté. Dans ses lettres, pas un sourire. Quand il écrit, il passe, avec une placidité irritante, du plus haut sublime à l'accablant, à l'ennuyeux. Suis-je bien sûr d'avoir lu tout entières les dix-huit cents colonnes qu'il remplit dans l'édition Migne? Ah ! qu'il nous fait payer cher les joies qu'il nous donne ! Non pas trop cher cependant. Quand son génie éclate, il dépasse tout. Avec cela, son histoire posthume est peu engageante. La doctrine s'épanouit de plus en plus, et d'une façon merveilleuse ; le docteur disparaît. Une

 

(1) Lejeune, Sermon CXXXIX

 

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vague le recouvre. « L'oubli et le mépris auquel il a été après sa mort », gémissait le P. Bourgoing, quinze ans après cette mort (1). Richelieu, dans ses Mémoires, le voue à un ridicule que l'on a pu croire immortel. Le jansénisme le tire à soi, tâche de se l'annexer. Ses élèves, Condren surtout, l'incomparable, l'unique, achèvent de l'éclipser. Son Oratoire ne donne pas tout ce qu'on en pouvait attendre. Je ne dis rien des malveillances qui poursuivront longtemps encore, et le fondateur de cet Oratoire, et le père du Carmel français. De tout cela résulte au premier abord un ensemble d'impressions fâcheuses, et comme une gène. Moi-même, plus d'une fois, quand je commençais, il y a vingt ans, à ruminer le présent chapitre; je me suis demandé si, d'aventure, je n'allais pas entreprendre l'apothéose d'un médiocre, ou, chose plus grave, la réhabilitation d'un suspect.  Le prélude que l'on vient de lire a déjà plus que démontré la sottise de ces appréhensions, et leur indécence, mais je devais candidement prévenir le lecteur que le chemin où nous entrons n'est pas tout de roses, et que nous y rencontrerons quelques défilés rocailleux.

Nous n'avons pas à raconter ici en détail une vie qui est assez connue, et qui appartient à la grande histoire (1). Il suffit à notre dessein, que la personne même de Bérulle,

 

(1) Bérulle a eu pour premier biographe, Germain Habert, abbé de Cerisy, l'un des premiers de l'Académie, homme de talent, à qui nous devons quelques très beaux vers chrétiens, la paraphrase du Domine probasti me , mille fois citée. (La vie du cardinal de Bérulle... par Germain Habert. . Paris, 1646). Ce livre est assez remarquable. On s'étonne néanmoins que l'Oratoire, où les bonnes plumes ne manquaient pas, ait confié ce travail à Germain Habert. Ce fut peut-être, en partie du moins, parce que ce personnage appartenait au chancelier Séguier, proche parent de Bérulle. Bourgoing aurait voulu Saint-Cyran, et l'avait sondé à ce sujet. Mais Saint-Cyran n'était pas homme à accepter. Pour ma part, je le regrette : un Bérulle de lui eût été curieux. Plus tard, l'exact Batterel composa une vie de Bérulle qui ne fut jamais publiée. Puis vient le sec et morne Tabaraud, tout hérissé des préjugés que l'on sait, mais bon à consulter, soit pour son érudition, soit parce qu'il représente l'esprit qui semble avoir dominé à l'Oratoire, pendant la seconde moitié du XVIII° siècle. (Histoire de Pierre de Bérulle... par M. Tabaraud, prêtre de l'Oratoire, censeur royal honoraire, Paris 1817). Ces divers ouvrages ont été dépassés, et de loin, et à presque tous les points de vue, par les trois volumes de l'abbé Houssaye, déjà mentionnés. On retrouve chez l'abbé Houssaye, la piété, la noblesse et l'éloquence de Perreyve : moins de grâce tendre, mais peut-être plus de fermeté Vicaire à la Madeleine, il excellait dans la direction. On lui a reproché assez durement de trop admirer la politique de Bérulle (cf. un article de Clément de Ris : Bulletin du Bibliophile, février 1876). Ceci n'est pas de mon ressort. Le P. Adolphe (depuis cardinal) Perraud, a longuement parlé de Bérulle dans son ouvrage : L'Oratoire de France au XVIIe et au XIXe siècle. Paris, 1866 (2e édit.).

 

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Bérulle the man, diraient les Anglais, ne soit pas pour nous une abstraction. Comme il n'a rien, me semble-t-il, de bien compliqué, et comme, du reste, sa physionomie a dit se fixer de bonne heure, quelques épisodes de sa jeunesse nous l'aurons bientôt révélé.

Né le 4 février 1575, Pierre de Bérulle a peu connu son père, Claude de Bérulle, conseiller au Parlement de Paris, qui mourut en 1582, et sur lequel nous ne savons rien. Par sa mère, Pierre était Séguier, petit-fils d'un président à mortier, neveu de quatre conseillers au Parlement, cousin du futur Chancelier. Mme de Bérulle, Louise Séguier, austère, énergique, pieuse, simple, se mettra plus tard sous la direction de son fils ; elle achèvera ses jours au Carmel Bérulle n'a jamais été jeune. Je ne le dis pas à sa louange, mais pour le peindre tel que je le vois, grave dès avant le collège, beaucoup plus précoce, et moins semblable à nous que François de Sales. On nous donne à ce sujet quelques anecdotes à peine vraisemblables, celle-ci par exemple, qui semble véridique :

« Il avait environ douze ans lorsque ceux qui étaient en droit de lui donner des ordres, lui firent un devoir d'aller visiter une fille vertueuse, qu'accablaient de grandes douleurs, réputées surnaturelles, miraculeuses même, par plusieurs docteurs. Pierre de Bérulle s'y rendit. Il trouva auprès d'elle des ecclésiastiques désireux d'éprouver et de discerner son esprit. Son tour étant venu de l'entretenir, il lui parla avec tant d'élévation..., avec tant d'onction..., qu'elle en demeura confondue. « J'admirais, ce sont ses propres paroles, la profondeur de sa science, la grâce et

 

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l'efficace de ses paroles, et j'y voyais une majesté si puissante et si humble, si grave et si douce, qu'étant entièrement portée à le regarder par l'admiration, j'avoue que j'en étais souvent empêchée par le respect (1). Quelquefois aussi j'étais retenue de cette envie par celle que j'avais de profiter de ses saintes instructions : car, quand je ne faisais que l'écouter, je croyais entendre un vieux docteur et un directeur consommé dans l'expérience, et n'avais pas alors d'autre pensée ; mais quand je levais les yeux pour le regarder, je voyais un petit garçon de douze ans, et cette surprise, partageant mon esprit, me donnait toujours quelque nouvelle distraction (2) ». C'est déjà le pli qu'il gardera jusqu'à la fin. Il ne manquera pas d'une certaine dextérité lourde, mais d'ordinaire, il va droit à son but, sans regarder ni à droite ni à gauche, entier, fermé et tendu. Nulle suffisance d'ailleurs : il se fait de lui-même l'idée la plus humble. Il restera tout petit, d'une apparence assez chétive, et très débonnaire. On s'accorde à célébrer son extrême douceur (3). Il n'avait rien, semble-t-il, de très imposant. Pour le trouver majestueux, il faut ne pas le regarder et se contenter de le lire. Le voici du reste, vers dix-huit ou vingt ans; il n'est pas encore prêtre, remarque importante, et il poursuit la conversion d'une jeune, d'une spirituelle calviniste, Mlle d'Abra de Raconis. Le vivant, touchant et très

 

(1) On a dû retoucher ce témoignage, le pousser à l'antithèse, mais il y a là un mot de femme, et charmant, « étant entièrement portée à le regarder », qui n'aurait pas, je le crois, été inventé par les premiers biographes de Bérulle. Ainsi du reste du témoignage.

(2) Habert, cité par Houssaye, 1, pp. 93.

(3) Ses biographes tendent à exagérer cette douceur. Bérulle parfois « criait » assez haut. En voici la preuve, d'ailleurs amusante. Une carmélite de Rouen, dont on voulait avoir le portrait, écrit à une de ses soeurs : « Rappelez un peu votre mémoire, s'il vous plait. ma chère Mère, et elle vous fera souvenir que le portrait de feu ma soeur Marie de Saint-Michel tut fait durant la cérémonie de son voile, par un peintre qui était dans l'église, caché a un endroit où elle ne le pouvait voir, prenant ce temps-là au-dessus des Mères, pour satisfaire le désir de feu M. de Marillac ;… si nous en avions dit le premier mot à M. l'abbé de Bérulle, il crierait comme un perdu à l'encontre ». Baudry, Les religieuses carmélites à Rouen, documents inédits, Rouen, 1877, pp. 1o5, 1o6.

 

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amusant récit, que cette dernière nous a laissé de leurs entrevues, le peint à merveille. Regardons-le bien, car il ne changera pas.

« M. de Bérulle, dit-elle, paraissait fort jeune, et comme à l'âge de dix-sept à dix-huit ans, lorsqu'il plut à la divine Providence de m'amener à Paris, où j'arrivai pleine de douleur, ayant appris que trois de mes soeurs s'étaient faites catholiques, et que mon frère unique s'était rendu capucin... Dieu, plus soigneux et plus amoureux de mon salut que je n'étais passionnée pour ma perte, m'arrêta au lit par un excès de charité envers moi, et m'envoya une maladie pleine de miséricorde, qui facilita à son serviteur l'affaire de ma conversion... Un peu après que je fus à Paris, il feignit que j'étais sa parente, pour donner prétexte à l'assiduité de ses visites, et il les continua plus de six mois sans se rebuter, quoique je lui en donnasse tous les sujets que je pouvais imaginer. Comme je connaissais sa manière de heurter à la porte, qui était de frapper de loin à loin, à cause qu'il lisait quelque livre, en attendant qu'on lui vint ouvrir, je prenais plaisir à le faire attendre longtemps à la porte. D'autres fois je feignais avoir quelque commission d'un mien oncle huguenot, et que j'étais pressée de l'exécuter; ou je me cachais en quelque coin du logis, sans que personne sût où j'étais. Et toutefois sa charité fut si forte, que rien de tout cela ne put jamais l'affaiblir, mais qu'au contraire, mes inventions et mes défaites, ma résistance et mon opiniâtreté lui donnaient de nouvelles forces. Quelque soin que je prisse de m'échapper, il me surprenait toujours. Lorsque j'y témoignais plus de résistance, il se jetait à mes pieds, et me conjurait de la part de Dieu d'écouter ce qu'il avait à me dire, et tant s'en faut qu'il fût lassé de tous les exercices que je donnais à sa patience, qu'assez souvent il me venait voir soir et matin, quoique son logis fût fort éloigné ».

C'est le bon pasteur à la recherche de sa brebis perdue. Il nous gêne un peu néanmoins par un je ne sais quoi de

 

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gauche, de trop gravement tenace. Que nous avons l'esprit mal fait! La malicieuse brebis nous paraît plus attachante. Mais continuons ce piquant récit. Bérulle, sans nous charmer, je le crains, finira bien par nous attendrir.

«J'eus recours à mes ministres, comme à des anges tutélaires, les suppliant de venir à mon secours, et de me fortifier de leurs raisons contre les siennes ; et, non contente de me défendre de lui, j'entrepris de ramener mes soeurs au bercail... Pour cet effet, je priai les ministres de faire une dispute où nous serions toutes, et proposai aussi à M. de Bérulle de s'y trouver. Je me souviens à ce propos que je lui demandai s'il ne se rangerait pas de notre côté, au cas oit les ministres eussent l'avantage, et qu'il me répondit en ces termes : « Quand ils m'auraient vaincu, ils « n'auraient vaincu qu'un pauvre petit écolier, mais l'Église « ne laisserait pas de demeurer ferme, et moi avec elle. »

Sur quoi, je remarque, d'une part l'humilité naïve de Bérulle, et de l'antre, l'extrême familiarité de ses entretiens avec Mlle de Raconis. Pour un jeune docteur, et que l'on croirait plein d'assurance, comme il l'intimide peu ! Elle aurait été moins libre, moins sans-façon, avec François de Sales. Étrange renversement des perspectives ! De loin, ce dernier nous paraîtrait moins solennel que l'autre. Il l'était certainement beaucoup plus. On révère Bérulle, on ne le craint pas. Chétif, je le répète, malgré ses panégyristes et la magnificence de ses écrits. Mais il était aussi pressant, vif et subtil dans la discussion théologique. Si jeune, il avait déjà remporté d'insignes avantages contre les huguenots, puisque les ministres, conviés à cette dispute par Mlle de Raconis, dès qu'ils aperçoivent Bérulle, se hâtent de disparaître.

« Le ministre, qui n'avait pas su à qui il avait affaire, demeura si bien renfermé dans son appartement, quand il l'eût aperçu par une fenêtre, qu'il ne voulut jamais ouvrir, quoique je fusse plus d'une demi-heure à sa porte à

 

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heurter. Ce ministre faible et fuyard... me rencontra le lendemain, et feignant de n'avoir pas vu M. de Bérulle, me demanda qui était ce jeune homme, qu'on avait vu avec moi dans le jardin; à quoi ayant répondu que c'était M. de Bérulle, il commença à invectiver, et à dire que c'était un petit mangeur de crucifix, et qu'il ne bougeait pas des églises, ne trouvant autre chose à blâmer en lui que la rare piété qu'il y devait honorer.

« Enfin Notre-Seigneur m'arrêta par cette maladie, et ce fut alors que M. de Bérulle redoubla sa charité et ses soins, et me pressa plus que jamais de me rendre à la claire vérité de l'Église, que je ne pouvais plus désavouer, tant ses raisons étaient manifestes et convaincantes! Il ne bougeait presque plus du chevet de mon lit, et presque toujours à genoux, sans qu'on le pût faire asseoir. »

Dans la candeur et l'intensité de son zèle, il ne craint pas d'importuner la jeune malade; il ne s'aperçoit même pas qu'il l'encombre un peu. C'est le bel entêtement paisible des hommes doux et volontaires. Il veut ce qu'il veut. Ainsi plus tard, en Espagne, comme nous l'a montré le volume précédent. 11 est allé là-bas pour en ramener des carmélites, et les meilleures de tout le pays. Plus faible et plus humain, Quintanadoine, envoyé avant lui pour le même objet, avait bientôt lâché prise. Rien ne rebutera Bérulle. Il tiendra bon jusqu'au plein succès. « De mon côté, je persévérais toujours à vouloir cette dispute, craignant, comme fille ignorante, d'être trompée ; et les ministres persistaient à n'en vouloir point ouïr parler... Il se présenta toutefois un surveillant qui était en réputation parmi les frères, qui eut l'assurance d'entrer en lice avec M. de Bérulle; mais dès la seconde réponse, il fut tellement étonné qu'il rendit les armes, et s'en alla, en l'appelant sorboniste, et mondit sieur de Bérulle demeura auprès de moi, avec autant de paix que si rien ne lui eût été dit. »

Elle se rendit enfin et, convertie, le pria de se charger de la conduite de bon âme. « Il ne le voulut pas, s'excusant

 

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sur sa jeunesse et sur ce qu'il n'était pas prêtre », et il la mit sous la direction du P. Benoit de Canfeld, puis de Mme Acarie, qui prit dans sa maison Mlle de Raconis, jusqu'au jour où l'aimable jeune fille entra chez les carmélites. Que ne puis-je citer la fin de son long récit? Voici du moins quelques maîtresses lignes, qui définissent merveilleusement l'esprit de Bérulle.

« Après que j'eus fait mon abjuration, il ne prit pas moins de soin de m'instruire pour ma confession, m'apportant de fois à autre quelques nouveaux livres, pour m'en faciliter la pratique, qu'il en avait pris pour m'enseigner la dévotion à l'avance, pendant que je trempais encore dans l'hérésie. Car il la mêlait tellement avec les controverses, qu'il m'avait encore plus gagnée par la piété chrétienne que par la foi catholique. Il me parlait des âmes consacrées à Dieu par les voeux solennels de la religion, avec tant d'onction et de grâce, que j'eusse souhaité pouvoir emporter l'un et l'autre, comme deux riches joyaux, en ma pauvre secte ; et les discours qu'il me tenait sur ces sujets, enflammaient tellement mon coeur, que j'eusse désiré, s'il eût été possible, me faire religieuse, sans me faire catholique. Aussi est-il à remarquer qu'il ne convertissait jamais de personnes à la foi sans les convertir à la piété, ou au moins à une manière de vie qui était beaucoup meilleure (1). »

Associer intimement la piété au dogme, telle parait bien en effet la grâce propre de Bérulle. Le miracle est qu'il ait discerné cette grâce de si bonne heure. A vingt ans, il a déjà choisi la voie où nous le verrons marcher jusqu'à la fin de sa carrière. Ce faisant, il a suivi, je le crois, une inspiration toute personnelle. Bérulle ne doit à son entourage que d'illustres exemples de sainteté ;

 

(1)  Oeuvres complètes de Bérulle, Paris, 1856 (Migne), pp 11-14. Cette admirable lettre a été certainement retouchée par l'académicien Habert de Cerisy, qui l'a insérée dans sa vie de Bérulle, mais l'authenticité de l'ensemble, et même des détails les plus intéressants, ne me paraît pas douteuse.

 

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pour le reste, peut-être ne dépend-il de personne, non pas même de la société mystique dans laquelle il aura vite achevé de prendre conscience de lui-même, et qui aura contribué à le mettre en évidence.

Ce petit monde, nous le connaissons déjà. C'est l'état-major spirituel, que Mme  Acarie a su grouper autour d'elle, et où se rencontrent les premiers ouvriers de la renaissance que nous racontons. Tel que nous l'avons entrevu, Bérulle serait venu là de toute façon, mais il n'avait pas besoin d'y venir. Le quartier-général était dans sa propre maison de la rue Paradis, au Marais, où Mme Acarie et ses enfants avaient été recueillis par Mme de Bérulle, depuis la fin de la Ligue et l'exil qui avait puni les imprudences de Pierre Acarie. On se trouvait là dans l'intimité la plus complète. Bérulle est tous les jours témoin des extases de Mme Acarie ; quand elle est malade, il ne quitte pas son chevet ; ils font ensemble leurs pèlerinages. Du reste, peu de discours. Ils aiment tous deux le silence. Mme Acarie a beaucoup à faire. Bérulle, qui passe d'interminables heures dans les églises, est aussi un liseur acharné. Mais ils vivent de la même vie, et comme dans un couvent. En même temps, il se lie étroitement avec les insignes visiteurs de la maison : avec le capucin Benoît de Canfeld ; avec le jésuite Coton, qui aura toujours pour lui, et très noblement, à sa manière, beaucoup d'amitié ; avec le chartreux Beaucousin, son confesseur ; avec les sorbonistes Duval et Gallemant, ses futurs associés dans le gouvernement des carmélites; avec Marillac. Présent toujours, et d'ailleurs discret, avide de sainteté, intense de coeur et d'allure, il est naturellement de toutes les confidences, de tous les projets. Gardons-nous toutefois, pour l'instant, de nous exagérer son importance. Les biographes de Bérulle le voient déjà cardinal et conseiller d'État. Sophisme innocent, que nous impose en quelque façon l'extrême gravité de ce jeune homme, mais auquel il faut résister. Il

 

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ne sera prêtre qu'en 1599, à vingt-cinq ans et, même après cette date, il demeurera quelque temps encore parmi les sous-ordre. Une femme du inonde ne pouvait pas conduire toute seule les oeuvres multiples, et souvent délicates, dont Mme Acarie prenait l'initiative. Il fallait un prêtre à côté d'elle. Ses autres amis, que nous venons de nommer, avaient leur vocation déjà décidée, leurs affaires propres. Bérulle, jeune, libre de lui-même, devint insensiblement, non pas le directeur le plus écouté du d groupe, mais le ministre le plus actif des volontés communes, le grand aumônier de Mme Acarie. C'est ainsi, nous l'avons dit, qu'on l'envoie en Espagne, pour hâter les négociations auprès des carmes ; ainsi qu'il dispose tout avec Mme Acarie, pour la première organisation du Carmel.

Son génie éclate pourtant et d'une manière bien curieuse. A un âge où l'on se façonne presque nécessairement sur les héros ou sur les maîtres de l'heure, Bérulle entouré de ce que la France mystique a de plus illustre, reste lui-même. François de Sales, non moins personnel, mais infiniment plus compréhensif et plus souple, aurait regardé de tous ses yeux ces hommes rares et cette extatique, il aurait épié leurs moindres gestes, il les aurait amenés à dire, et il aurait essayé sur lui-même le détail de leurs doctrines; ainsi a-t-il fait du reste lors de son séjour à Paris. Bérulle, qui les voit chaque jour, qui les vénère profondément, ne s'offre pas à leur influence. Il les consulte pour un cas de conscience, pour une décision à prendre. A cela près, il poursuit paisible, tenace. son propre développeraient, comme s'il vivait dans un désert. L'oraison, la Bible, les Pères, et ses cahiers de Sorbonne, il semble n'avoir pas eu d'autres maîtres.           

Un beau document achèvera de nous faire réaliser l'indépendance foncière de ce grand esprit, son personnalisme aigu, et un peu farouche. En 1600, un an après son ordination, hésitant sur la carrière qu'il doit suivre, il se

 

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retire chez les jésuites de Verdun, pour y faire ce que l'on appelle une « retraite d'élection ». Resterait-il dans le clergé séculier, prendrait-il un bénéfice, ou bien lui faudrait-il entrer dans quelque ordre religieux ? Les jésuites lui voulaient du bien : les Séguier leur étaient demeurés fidèles. Bérulle lui-même, avait été un de leurs bons élèves de théologie, au collège de Clermont, et leur avait montré le plus rare dévouement dans leur grande détresse de 1595. Après l'édit qui les chassait de France, raconte M. Houssaye, « ce fut à M. de Bérulle qu'ils confièrent leurs plus chers intérêts. Et il accepta, et cela, durant le courroux d'un grand Roi sensiblement offensé ». Mais, comme il aima plus tard à s'en rendre témoignage, « il ne considéra point son indignation, nonobstant le péril, pour ne considérer que leurs besoins, et leur faire charité dans l'oppression publique, et lorsqu'ils étaient abandonnés de tous ». Il resta donc chargé de leurs affaires; il s'occupa même de leur procurer des sujets ; le P. Provincial lui avait laissé, en partant, les pouvoirs d'examiner et d'admettre ceux qui désireraient entrer en leur Société, et ceux qu'il y jugea propres y furent en effet reçus»(1). Bérulle avait à peine vingt ans lorsqu'il recevait de la Compagnie cette singulière marque de confiance. On lui devait donc beaucoup; on était donc très sûr de lui. Combien dès lors, devait-il paraître sérieux ! Les jésuites auront-ils convoité

une si précieuse recrue ? De loin et confusément, peut-être, mais pendant la retraite de Verdun, ils reconnurent bientôt que ce jeune homme d'un esprit si particulier n'était pas pour eux. Quand à lui, nous avons le résumé laborieux, massif, ruais lumineux, et parfois même, piquant de cette retraite. Dès les premières pages, il est

manifeste que Bérulle, bien que généreusement prêt à suivre toutes les inspirations de la grâce, ne se croit

 

(1) Houssaye, I, p. 121

 

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pas, ne se veut pas appelé à la vie religieuse. Après la seconde méditation, il écrit par exemple :

 

Essayant de poursuivre... quelque pensée sur l'élection de certains moyens plutôt que d'autres, et particulièrement sur le dessein d'entrer en quelque religion, et sur les motifs qui m'y pouvaient porter, je sentis mon esprit lié et obscurci (1).

 

Déjà lui sont familières les nobles pensées qui doivent animer et tous ses écrits et toute sa vie :

 

Considérant l'Incarnation de Jésus-Christ, j'ai longuement et profondément pesé au fond de mon âme, cette souveraine bonté du Verbe éternel... J'ai aussi pesé très profondément combien doit être grand l'anéantissement de soi-même (2).

 

Mais plus il médite, plus il se persuade qu'il est « appelé plutôt à un changement d'esprit — c'est-à-dire à une rénovation intérieure — que d'état ».

 

Je ressentis que... je devais entrer dans un entier oubli de moi-même et de tous états, et ne plus admettre ce souci et cette inquiétude de la nature, qui craint la rencontre tantôt d'un état, tantôt d'un autre. Il me semble que, sans y l'aire aucune différence ni réflexion, j'étais instruit et poussé à adhérer totalement à Dieu, à dépendre entièrement de lui, en un parfait oubli de moi-même et de tous états (3).

 

C'est cela, sans qu'il y paraisse d'abord, qui est piquant. Le jésuite italien, qui dirigea Bérulle pendant cette retraite, a dû le trouver avant moi. Prenez-y garde en effet. Vous avez affaire à un esprit tout ensemble candide et subtil. A le lire, vous croiriez que, fidèle aux recommandations de saint Ignace, il tâche de se mettre dans l'indifférence — facere se indifferentem, disent les Exercices — qu'il s'offre à choisir l'état — vie religieuse, clergé séculier— que la Providence a voulu pour lui. Oui, sans doute,

 

(1)  Oeuvres, p. 1290.

(2) Ib., pp. 1293, 1294.

(3) Ib., P. 1294.

 

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mais il y a autre chose. Il veut dire aussi et surtout, que pour lui, ce problème du choix d'un état n'arrive pas à l'intéresser. Ainsi faut-il entendre la jolie parabole qui va suivre :

 

Comme des passants en un royaume étranger, estiment moins les villes très fortes et les beaux châteaux qui ne leur appartiennent pas, que leurs petites demeures, auxquelles ils s'acheminent, et après lesquelles ils soupirent, ainsi, n'étant autre chose qu'étrangers, qui tendons à notre terme, nous ne devons rien priser ni estimer que l'importance de cette fin !adhérer totalement à Dieu, négligeant tout le reste, tel qu'il soit..., mais nous devons faire extrêmement état de cette lumière, qui nous conduit à cette fin... Tout ce que nous vivons, tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, n'est autre chose qu'un continuel acheminement vers cette fin (1)...

 

Non pas qu'il résiste à se détacher de soi, mais il lui semble qu'il sera « plus facilement délivré du joug des sentiments du monde », par une voie de séparation intérieure, « que par voie de résistance, et par un combat et haine du monde ». Il ne veut plus s'appartenir, mais il n'aura d'autre supérieur que Dieu.

 

J'ai résolu de me dépouiller de tout usage de moi-même, tant des facultés spirituelles de l'âme que des sens, et de parvenir à ce degré, auquel l'âme ne se ressent plus, où elle n'a ni ne veut plus rien de soi-même, et où elle ne prend pas même la juridiction et l'autorité de disposer de soi pour le bien (2).

 

Il ne renonce pas le moins du monde à suivre la voie des conseils évangéliques, mais, dit-il,

 

nous devons prendre garde à suivre plutôt l'esprit des conseils de Dieu, que la même voie des conseils (la vie religieuse) : je veux dire que l'esprit de Dieu a consigné dans les Ecritures les conseils généraux, et que, outre cela, il met et imprime

 

(1) Oeuvres, p. 1295.

(2) Ib., p. 1296.

 

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dans les âmes les conseils particuliers, tellement que, quand l'esprit de Dieu, par quelque conseil particulier manifesté à l'âme, la retire de quelque conseil général contenu dans les Ecritures, alors cette âme doit plutôt suivre l'esprit des conseils que les mêmes conseils, dont elle est retirée par cet esprit de Dieu qui est imprimé en elle... J'ai ressenti une fois durant la messe un effet intérieur entièrement extraordinaire, et qui retira tout à fait l'âme de cette application particulière à la vie religieuse..., et m'appliqua fortement à quelque chose beaucoup plus difficile et plus pénible à la nature (1)...

 

Religieux, plus que religieux, mais sans être à proprement parler religieux, tel sera l'idéal, non seulement de Bérulle, mais de beaucoup d'autres pendant tout le

XVIIe siècle. Donc nulle vocation. Nous le savions bien d'avance, lui aussi du reste, et mieux que nous.

 

Je ne me ressens pas enclin à aucune religion ; au contraire, je m'en sens plutôt détourné, comme estimant devoir être plus libre pour la gloire de Dieu, et pour le salut de mon prochain, en l'état où je suis... Toutes les considérations qui s'opposent à cette conduite sont générales et non particulières, comme par exemple celle-ci, que la religion est selon soi plus parfaite, plus assurée, plus conforme à Jésus-Christ. Or il s'agit ici d'une affaire particulière (2).

 

Viennent enfin ces paroles capitales : il a pris son parti, il sera prêtre séculier.

 

L'âme ne fut pas néanmoins retirée de la religion (vie religieuse) absolument, le goût m'en demeurant toujours, mais seulement de toute religion connue de moi, parce que toutes les religions que je connais ont toutes des empêchements à mon égard, les unes pour le corps, les autres pour l'esprit; et il ne m'a pas semblé que Dieu demande que je me dépouille de cet esprit. Or ce n'est par aucune affection de la terre qu'elle est retirée de toute religion particulière, mais au contraire, ce lui est une espèce de sacrifice et de croix, de ne pouvoir

 

(1) Oeuvres, pp. 1302, 13o4.

(2) Ib., pp. 1305, 1306.

 

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satisfaire au désir qu'elle a de l'état religieux. Toutes les religions qui lui sont connues portent quelque opposition, ou à son esprit de nature, ou à son esprit de grâce. Or nous avons reçu de Dieu l'un et l'autre esprit : l'un en tant qu'hommes, l'autre en tant que chrétiens ; l'un et l'autre a ses propriétés et ses offices ; l'un et l'autre doit être pesé (1).

En vérité, le beau document ! Le style est incolore, morne, pesant ; la pensée et les sentiments d'une netteté, d'une décision, et d'une vigueur extraordinaires. Ce débonnaire qui parait si faible, comme il résiste à tout ce qui l'empêcherait d'être lui-même, à tout ce qui gênerait et sa grâce et « son esprit de nature » ! Remarquez ce dernier mot. Dès les premiers jours de sa retraite, Bérulle avait écrit : « Parce que la nature est de Dieu, nous la laisserons sans la ruiner (2) » . Axiome spéculatif et moral qu'il accepte sans réserve et qu'il ne remettra jamais en question. Si indépendant qu'il soit, et, dans une certaine mesure, si novateur, Bérulle n'en reste pas moins fidèle aux principes essentiels de l'humanisme dévot.

Comme on le voit, avant même d'achever ces quelques pages où nous ne voulions qu'ébaucher la silhouette morale de Bérulle, insensiblement, nous avons glissé vers des considérations plus générales; et de plus de prix. Ainsi le veut la logique des sentiments que Bérulle nous inspire. Nous négligeons malgré nous la personne même, dont la sainteté nous parait d'ailleurs surévidente ; saisis, fascinés par le chef d'école, par l'initiateur d'une spiritualité magnifique, nous n'avons d'yeux que pour ce dernier (3).

 

(1) Oeuvres, p. 1307.

(2) Ib., p. 1292.

(3) Voici en deux mots le curriculum vitae. Depuis sa retraite chez les jésuites (1600), jusqu'à la fondation de l'Oratoire (1611), Bérulle se donne à la direction des Ornes, continue ses controverses avec les protestants (nombreuses conversions), s'occupe d'introduire en France et de répandre le Carmel. C'est le Ier volume de l'abbé Houssaye. Nous avons raconté, de notre côté, et d'un autre point de vue, les origines du Carmel français (cf. l'Invasion mystique). Le 1er novembre 1611, les premiers oratoriens se réunissent à l'hôtel du Petit-Bourbon. Vers 1616, Bérulle commence à

 

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intervenir assez activement dans la politique. Henri IV, qui l'estimait, semble-t-il, avait jadis voulu lui confier l'éducation du Dauphin; il avait beaucoup d'influence sur Marie de Médicis. Il est mêlé aux tractations qui amènent le traité d'Angoulême (1619). En 1622, 1623, paraissent les Elévations à Jésus et à Marie et le Discours sur l'état et les grandeurs de Jésus. En 1624, Bérulle est envoyé par Richelieu à Rome pour faire approuver le projet de mariage entre Henriette de France et le prince de Galles, qui sera Charles Ier. La dispense nécessaire est accordée, et le mariage célébré (mai 1625). C'est le t. II de l'abbé Houssaye. Le t. III est surtout consacré à l'activité politique de Bérulle. En 1625, il accompagne Henriette de France eu Angleterre ; mais les intrigues de Buckingham l'obligent bientôt à repasser le détroit. Nouvelles intrigues; persécution des catholiques anglais : la petite colonie oratorienne, que Bérulle avait installée à Londres, revient en France. Négociations politiques auxquelles Bérulle prend part, et qui aboutissent au traité d'alliance avec l'Espagne mars 1627). Bérulle cardinal (août 1627). Siège de La Rochelle (1627-1623). Chef du conseil de la Reine Mère (janvier 1621). Bérulle et Gaston d'Orléans. Disgrâce. Mort de Bérulle, (2 octobre 1629).

Comme on le voit, la politique tient beaucoup de place dans cette vie, et l'on voit aussi qu'un tel sujet n'est pas de ma compétence. Quoiqu'en pense, ou que tâche d'en penser l'abbé Houssaye, Bérulle n'avait certainement pas l'étoffe d'un homme d'État ; encore moins était-il de taille à lutter avec Richelieu. Celui-ci néanmoins semble avoir fait pendant longtemps assez de cas de lui ; peut-être même l'a-t-il redouté comme un rival, connue un successeur possible? Bérulle eut-il vraiment l'ambition du pouvoir, pour ma part, j'hésite beaucoup à le croire. Une fois saisi par l'engrenage, il a pu se donner à la politique avec trop de zèle, mais je ne le vois que prêtre, et constamment guidé par les principes évangéliques. Avec cela, il parait maladroit, novice, jusqu'à la tin. Il a recours à de petites habiletés qui nous plaisent peu. Mais enfin les vaincus ont toujours tort. Le P. Joseph est manifestement doué de plus de génie, et il a le grand avantage d'être du côté de Richelieu. Mais encore un coup, ces choses-là ne me regardent point. Il me semble toutefois souverainement injuste de rendre Bérulle responsable des suites fâcheuses qu'eut en effet, et que ne pouvait manquer d'avoir, le mariage d’Henriette et de Charles Ier. «Le dit sieur de Bérulle, écrit l'auteur, quel qu'il soit, des Mémoires de Richelieu, fut destiné pour aller en Angleterre, où il eut une conduite du tout particulière, car il n'eut d'autre but que de tenir la Reine mal avec le Roi, ce qui réussit si mal que de là il s'ensuivit beaucoup de mauvais ménage, et l'éloignement des Français. » C'est la fable du Loup et de l'Agneau. Poussé par Buckingham, son Orne damnée, Charles était bien résolu à ne pas tenir la parole qu'il avait donnée à la France : il s'est indignement joué de nous. Richelieu le savait mieux que personne, mais sa politique lui imposait de fermer les yeux, et comme cette politique fut en somme un échec, il se tire de confusion en chargeant Bérulle. Que la reine, une enfant de seize ans, aie, commis plus d'une imprudence. je le croirais sans peine, mais eût-elle montré la dernière correction, cela n'eût rien changé à la suite des événements. Il me semble, à vue de pays, que les derniers historiens anglais sont de cet avis. Je crois du reste que Bérulle n'était pas l'homme d'une mission aussi délicate. Le P. Coton, auquel on avait d'abord pensé, aurait peut-être mien: conduit la jeune reine. Mais, enfin, la partie était perdue d'avance, et si Richelieu ne s'en est pas rendu compte, il fit preuve, en la circonstance, d'une candeur toute bérullienne. Quant à certains autres problèmes que soulèverait l'histoire de Bérulle, ils sont discutés et résolus, avec autant de sérénité que de clairvoyance, dans la brochure de l'abbé Houssaye, Les Carmélites de France et le cardinal de Bérulle. Courte réponse, Paris, 1873. Il y a là notamment quelques lettres du P. Coton qui sont du plus vif intérêt.

 

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