Chapitre III
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CHAPITRE III : LA DOCTRINE

 

§ 1. — Les principes.

 

I « Cet esprit de pureté qui ne peut souffrir que rien vive que Dieu».

Le devoir essentiel de toute créature : « que Dieu soit en nous comme Dieu plus que nous-mêmes ». — Que la doctrine de Condren repose sur le fait de la création, non, comme la doctrine de Port-Royal, sur le dogme de la chute. — Le sacrifice dans la religion naturelle. — Les sacrifices païens et ceux de l'ancienne loi : « Dieu entrant en communion des sacrifices ».

II. Le sacrifice d'un néant n'est lui aussi que néant. — L'Incarnation seule a rendu possible un sacrifice digne de Dieu. — Felix culpa. — L'unique victime ; l'unique adorateur, devenu notre sacrifice, notre adoration. — Adhérence au sacrifice du Christ. — Bérulle et Condren.

III. L'anéantissement du moi par adhérence à l'anéantissement du Christ. — Il est en nous tout ce que nous avons de Dieu. — Consignes de mort : se démettre de soi-même ; perdre « tout désir de vivre et d'être ». — Par là même, en même temps, et du même coup, s'offrir à l'appropriation divine. — « Que l'Ame ne doit rien être, afin que Jésus-Christ soit tout en elle ». — « En s'appliquant aux hommes, il les anéantit dans son application même ». — « Seul vivant et opérant dessous l'écorce de la vieille créature ».

IV. « Il ne s'agit ni de sentir cela, ni de le comprendre. » — « Prendre la foi... pour la règle de notre vie ». — Luther, Calvin et l'obsession d'expérimenter notre régénération. — « Aucune expérience intérieure». — On ne « ressent » pas le divin : « nous ne ressentons que ce qui est nôtre ». — Anti-intellectualisme foncier de cette doctrine ; ne changeons pas » « la volonté en esprit ». — Rôle de l'intelligence. — Des concepts aux réalités. — « Il adorait Dieu et ses mystères, comme ils étaient en eux-mêmes, et non pas comme il les comprenait ». — Impureté foncière de tous les concepts que nous nous formons des choses divines. — « Entrer, en Dieu, dans les choses proposées ». — « Par-dessus ma connaissance et mon affection ». — « J'adore tout ce que Dieu est; je me retire dans l'être inconnu de Dieu. » — Nul quiétisme, nul dilettantisme dans cette doctrine, mais au contraire, un volontarisme aussi décidé que celui de saint Ignace. — « Il faut que cet état soit libre en vous ».

 

§ 2. — Applications.

 

A. Formules d'élévation et d'adhérence. — « Prenez de l'eau bénite ». — « L'automate » : « Il faut prononcer de parole les choses, quand notre esprit les refuse par impuissance ». « Loquere ut velis ». — Formule du voeu de servitude.

 

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B. L'examen de conscience. — Saint Ignace et l'examen particulier. — Grâce et nature résistant nécessairement chez Condren aux méthodes ignatiennes. — « Ce César et ce Pompée ». — Objet premier de l'assèse de Condren. — Via, veritas, vita. — S'examiner sur « l'usage » que l'on a fait de Jésus-Christ et de ses mystères. — Contre l'examen particulier. — Contre l'examen « de nos bonnes oeuvres en particulier ». — « Psychologies » différentes. — « Ne faites rien avec effort ». — Etre à Dieu, sans élection d'aucun moyen pour l'honorer ». Fausseté des jugements que nous portons sur nous-mêmes. — « Fuyez comme un enfer la considération de vous-même ».

C. Dévotion à la sainte Trinité. — Dévotion difficile d'abord à imaginer, et peu commune. — « Tout l'inconnu de Dieu ». — Choix de ce mystère parce qu'il est « le plus séparé de la créature ». — » Rien... du nôtre ». — « Jésus-Christ aime mieux la sainte Trinité que son Eglise ».

D. Dévotion au second avènement du Verbe. — Dévotion théocentrique. — « Adorez le Jugement... quand bien il devrait être de condamnation » pour vous. — Triomphe de l'école française au dernier jour.

E. La communion fréquente. — Que notre « utilité spirituelle » ne doit pas être « notre première intention ». — Comment nous « faisons tort » à Jésus-Christ en ne communiant pas fréquemment.

F. Le prêtre à l'autel. — « Nous ne saurions dire assez simplement : Hoc est corpus meum ».

G. La direction. — Que Jésus-Christ seul soit écouté. — « Il ne s'attribuait jamais la qualité de directeur ». — Jamais la moindre pression. — Lenteur de Condren.

H. La mystique. — Que les défaillances des extatiques n'ont rien de céleste. — Que nous recevons toujours plus ou moins « impurement » le don de Dieu.

I. L'anéantissement posthume ou « de la manière de faire son testament ». — « Vouloir être dans l'oubli de la mort ». — « C'est mieux fait de se cacher en Dieu ».

Conclusion. Les dernières heures de Condren.

 

§ 1. — Les principes.

 

I. Tout l'apostolat de Condren a pour objet de faire naître, ou plutôt, de réveiller et de développer dans les âmes « cet esprit de pureté », qui est proprement l'esprit de religion et « qui ne peut souffrir que rien vive que Dieu » (1). Nous disons de réveiller, car cette « religion envers Dieu est une obligation que la créature spirituelle porte gravée dans le fond de son coeur » (2). Il n'y a point

 

(1) Lettres, pp. 149-15o.

(2) L'idée du sacerdoce, p. 16.

 

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d'opération qui soit propre et essentielle aux créatures comme celle de rendre un hommage de profonde adoration à celui qui est au-dessus d'elles... Portez les yeux jusqu'au plus haut du ciel, et vous verrez qu'il n'y a rien qui n'adore la grandeur de Dieu par un continuel exercice d'anéantissement » (1). Ainsi le jésuite François Guilloré qui me paraît avoir beaucoup médité les premiers écrivains de l'Oratoire. Et Condren, plus profond et plus précis :

 

(Les) droits divins nous obligent à consentir que Dieu (soit) en nous comme Dieu plus que nous-mêmes ;

 

admirable définition, qui déjà explique tout ;

 

et non seulement à être ses serviteurs..., mais aussi ses créatures ; et à lui rendre, non seulement les devoirs de servitude (qui sont l'obéissance à ses volontés, la pratique de la loi morale) mais aussi les devoirs de créature, qui sont l'adoration et le sacrifice de nous-mêmes (2).

 

En effet, explique le P. Ainelote, « il faut nécessairement avouer que le Père éternel a un souverain domaine sur la créature ; la production qu'il en a faite le lui a acquis, et la nécessité continuelle qu'elle a de son soutien le renouvelle en tous les moments. Ce n'est pas assez, pour en témoigner la reconnaissance, de lui rendre les fruits de l'être qu'il nous a donné, et. de lui en consacrer l'usage. Il n'est pas seulement le maître, mais encore l'auteur de notre essence. Et après que nous lui avons offert toutes nos pensées et nos affections, et mis toutes nos puissances en l'exercice de l'honorer, nous nous sentons encore ses obligés. C'est le fonds même que nous lui devons et non

 

(1) Guilloré, Conférences spirituelles pour bien mourir à soi-même. Paris, 185o, p. 103. Cf. Thomassin : « Debetur Deo sacrificium. Id lex aeterna edicit, naturae vox clamat, conscientia suadet » ; et S. E. le cardinal Billot : « Jure naturae praescribitur aliquis actus cultus publici, specialiter significans honorent debitum soli Deo... Hujusmodi autem cultus dicitur sacrificium ». J'emprunte ces deux textes au livre du R. P. Grimal ; Le sacerdoce et le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Paris, 1911,

p. 24.

(2) Lettres, p. 117.

 

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pas seulement le revenu ; nos obligations ne sont point acquittées que nous n'ayons payé jusqu'à l'être et à la substance. Il faut que nous nous offrions nous-mêmes en sacrifice, afin de déclarer par notre mort que tout droit lui appartient et que, devant lui, nous ne devons réserver aucune puissance sur nous » (1). « C'est une vérité, reprend Guilloré, qu'il n'est point de créature qui ne dût s'anéantir, si elle pouvait, pour glorifier Dieu, et témoigner par son anéantissement qu'il n'est que lui seul qui ait et qui mérite le nom d'être; c'est pour cela que les plus hautes intelligences s'abaissent devant lui comme des néants, par de profondes adorations ; c'est pour cela qu'on lui égorgeait autrefois tant de victimes » (2).

Et cela est vrai de « toute créature, intellectuelle (angélique) ou raisonnable, soit innocente ou déchue, soit dans la voie du mérite ou dans le terme de la jouissance. Car, en tout état, elle doit rendre hommage de son être à son Créateur » (3). Par où l'on voit que la doctrine de Condren, comme celle de saint Ignace, repose, en dernière analyse, non pas sur le dogme de la chute, mais sur le fait de la création.

Ce sacrifice d'adoration auquel il ramène tout, il l'aurait prêché tout aussi bien à l'homme dans l'état de nature pure, ou aux habitants du paradis terrestre. Non qu'il ignore la blessure du vieil Adam ; il en exagérerait plutôt le venin ; mais enfin il a clairement senti que cette blessure accidentelle nous est moins profonde, qu'elle est moins nous que notre néant. Avant et plus que tout, c'est ce néant même qui forge, pour ainsi parler, les liens de la religion.

 

Le sacrifice répond... à tout ce que Dieu est. Il le regarde

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 138-139.

(2) Guilloré, op. cit., p. 12.

(3) L'idée du sacerdoce, p. 38. Sur le sacrifice angélique, Cf. Ib., pp. 38 39.

 

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comme le souverain être, auquel tout être est dû en sacrifice. Il le regarde dans sa propre et incompréhensible grandeur et perfection, comme étant lui-même au-dessus de tout nom, de toute lumière, de toute pensée, et au-dessus de toute adoration, de tout amour... En offrant tout à Dieu, nous professons qu'il est tout ; en détruisant tout devant Dieu, nous protestons qu'il n'est rien de tout ce qui est dans l'univers, et que tout n'est rien de lui. Car il faut remarquer que toute hostie étant sacrifiée en la place de toute créature, à laquelle elle est substituée et qu'elle représente, est en quelque façon toutes choses, et toutes choses sont censées être sacrifiées dans l'hostie (1).

 

Le sacrifice exigerait donc la « consomption et la destruction entière » de la victime ? Oui, sans doute. « Que si, dans les sacrifices (quels qu'ils soient), tout n'est pas détruit et consommé par la mort des hosties et des victimes, cela vient de l'imperfection du culte humain, et de l'impuissance de l'homme », car il nous est aussi impossible d'anéantir que de créer. Aussi, dans les sacrifices sanglants, la mort n'est-elle « proprement qu'une représentation de cette entière destruction de l'être qui devrai: se faire en hommage de l'Être divin », et sans laquelle destruction nous ne pouvons offrir qu'un semblant de sacrifice. La destruction, mais non pas la mort. « Dans l'état d'innocence, il y aurait eu des sacrifices, puisqu'il y aurait eu une religion », mais des sacrifices, dont les victimes, bien que détruites, n'eussent pas « été consumées par la mort, puisque la mort n'est entrée dans le monde que par le péché » (2). Il est vrai que l'homme naturel aurait peine à concevoir distinctement une victime immolée, détruite, et pourtant vivante. Il y a là une antinomie apparente, que seule peut résoudre la philosophie du sacrifice chrétien, philosophie qu'au point où

nous sommes, nous n'avons pas encore le droit d'invoquer. Il semble toutefois qu'en dehors même de toute révélation,

 

(1) L'idée du sacerdoce, pp. 53-54.

(2) Ib., pp. 42-43.

 

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un vague pressentiment, reflet incertain de la lumière du Verbe, puisse nous faire entrevoir que l’immolation d'une créature à Dieu doit avoir aussi pour résultat d'augmenter en quelque sorte la vie de cette victime, et d'autant plus que l'on aura porté plus avant la flamme ou le couteau du sacrifice. Par là s'expliquerait peut-être, et s'atténuerait l'horreur des vieux rites païens. Au blasphème de Lucrèce on aurait opposé une je ne sais quelle certitude : expirer sur l'autel avait été bon à Iphigénie elle-même, devenue la chose de Dieu. Ainsi, et beaucoup mieux encore, des « Juifs spirituels ». Peut-être devinaient-ils quelque chose du rare symbolisme qui a tant occupé l'imagination de Condren.

 

Une des raisons, disait ce dernier, pour laquelle on brûlait les victimes, était pour marquer la nature et la vertu du vrai sacrifice, qui est de nous unir à Dieu d'une union si intime que Jésus-Christ même lui donne le nom d'unité. Car nous devenons par le sacrifice comme le pain de Dieu, étant reçus dans son sein pour y vivre de sa vie. Or, comme la victime tenait la place de l'homme dans les sacrifices figuratifs, le feu y tenait aussi, pour ainsi dire, la place de Dieu, et le représentait. Et soit que le feu descendit du ciel pour consumer la victime, soit qu'il y fût mis au nom et de l'autorité de Dieu par ses ministres, qui tenaient aussi sa place, il semblait par là que Dieu entrât en communion des sacrifices qui lui étaient offerts. Car Dieu se faisait connaître sous le symbole du feu dans l'ancienne loi... Dominus Deus tuus ignis consumens est... Lors donc que le feu consumait les victimes, Dieu, qu'il figurait et représentait, paraissait s'unir à ces victimes... Et, ne pouvant donner leurs victimes à Dieu pour être changées en lui, il les donnaient au feu, et les changeaient en la représentation de Dieu, qui est le feu, comme le plus pur et le plus noble de tous les éléments (1).

 

Il n'y aurait donc pas contradiction absolue entre l'instinct naturel qui nous fait désirer de persévérer dans l'être, et cette autre tendance, également naturelle, « qui ne peut souffrir que rien vive que Dieu ». Ainsi, Dieu lui-

 

(1) L'idée du sacerdoce, pp. 51-52.

 

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même dénouerait l'antinomie : la victime survivrait à sa propre destruction, et, en consentant que « Dieu soit en nous, comme Dieu, plus que nous-mêmes » — définition parfaite du sacrifice — nous obtiendrions, sans l'avoir cherché, le suprême épanouissement de notre être.

 

Que Dieu, s'écriait M. Olier, est adorable en ses desseins, qu'il veuille former avec soin et avec plaisir une sienne créature, et qu'il veuille pourtant après qu'elle périsse, et qu'elle s'anéantisse en tout ce qu'elle aura reçu de lui! Ma fille, ce n'est pas périr, c'est entrer dans un nouvel être, c'est s'établir dès la vie présente dedans sa fin dernière (1).

 

Mais ces hautes considérations que je devais indiquer d'un mot pour éclairer le terme lointain de notre route, présentement nous dépassent. Si l'homme, avant d'avoir connu la pleine révélation du Christ, pouvait à la rigueur entrevoir cette philosophie du sacrifice, il ne recevrait d'elle qu'une lumière stérile et décevante. Loin de Dieu, et désespérant de lui offrir jamais une victime « acceptable », cornaient rêverait-il d'unir son néant à l'être parfait?

II. Pour peu qu'il y réfléchisse en effet, il ne tarde pas à sentir que le sacrifice du néant n'est lui aussi que néant. « Qu'est-ce que la perte de notre être peut contribuer à la gloire d'une grandeur infinie ? Quand nous aurions détruit l'univers, pour lui dire par ce religieux langage que la puissance, le domaine et la seigneurie de l'être lui est due, ce ne serait que comme une goutte de rosée qui aurait été bue par le soleil » Ou encore : « Cet abîme de majesté épuise en un moment toutes mes louanges, et mes adorations ne paraissent rien devant son essence. Je sens bien que je dois donner mon être, pour honorer cet être des êtres, mais..., quand je me serais mille fois détruit en sa présence, ce ne serait rien de considérable pour sa

 

(1) Lettres de M. Olier, I, p. 426.

(2) Amelote, op. cit., I, p. 139.

 

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grandeur » (1). Impuissance radicale, mais que l'Homme-Dieu est venu combler. Heureuse la faute de nos premiers pères, non pas uniquement parce qu'elle nous a valu un tel Rédempteur, mais aussi et surtout parce qu'elle a valu en quelque sorte à Dieu lui-même une adoration et un sacrifice dignes de lui. C'est le théocentrique felix culpa de l'école française ; nous le connaissons déjà, mais Condren nous oblige à le méditer de nouveau. Jésus-Christ est donc

 

le véritable holocauste, et le parfum continuel de l'encensoir d'or de qui l'odeur est extrêmement douce devant Dieu Ce que je ne puis témoigner de respect et de louange qui convienne à l'infinité de Dieu par mon être, et par celui de tour, les créatures, je le vois compensé en lui, qui seul est plu; grand que l'univers, et de qui la personne est égale au principe qui l'engendre. Il est le repos de tous mes désirs, EN LUI TOUTE MA RELIGION EST CONTENTE. Je m'acquitte par lui de ce que mérite l'Infini, et j'accomplis le désir sans mesure que j'ai de l'honorer, puisqu'en le donnant, je donne une hostie qui est infinie.

Ce nous est un grand sujet de joie, de penser à cette infinité de Dieu notre père, et de voir que le sacrifice de tout l'être créé n'est pas suffisant pour en exprimer les louanges. Il lui faut donc présenter une personne qui surpasse toute créature. Et encore, après qu'elle a été trente-quatre ans à l'adorer et à l'aimer, ce n'est point trop qu'elle soit à la fin détruite, et qu'elle meure plus que d'amour. Non, il n'y a qu'un Dieu qui puisse être de soi digne de Dieu ; il n'y a que la personne du Verbe et de la Sagesse, qui le connaisse assez pour lui rendre les respects qui lui sont dus. La vie de Jésus-Christ est sa complaisance et ses délices, mais il a voulu qu'il la détruisît, en confessant que sa grandeur incompréhensible le surpasse, et qu'il n'y a rien de trop grand pour être immolé à une si grande gloire... Si l'incarnation est appelée par son Esprit un anéantissement de la forme de Dieu, parce que le Fils de l'homme n'en faisait pas paraître tous les avantages au jour de sa chair, qu'était-ce donc que le néant où il s'est réduit, quand il est mort à la croix ?... Il a fait connaître dans son supplice que la majesté de celui qui l'envoyait était surinfinie. Ni les créatures,

 

(1) Amelote, op. cit , I, p. 134.

 

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ni la vie, ni la mort ne lui rendaient pas toute la révérence possible ; et il a uni le créateur à son ouvrage, l'infini au fini, la mort à la vie, la gloire à la confusion, et a mis les iniquités sur l'innocence, afin que de la composition de la nature humaine et de la divine, de l'être et du non-être, du tout et du néant, il résultât une espèce d'honneur admirablement inventé, et que de la société de tant d'extrémités opposées, IL SE FIT UN COMBLE TOUT PARTICULIER DE CULTE ET DE RELIGION. Le sacrifice de Jésus-Christ est... le dernier effort qu'a fait la divine Sagesse pour former l'artifice de toute la gloire qui se peut donner à l'être infini (1).

 

Et puisque ce parfait, cet unique adorateur est des nôtres, nous appartient, il sera notre prière, notre adoration, notre sacrifice.

 

La religion première, écrit M. Olier, est en Jésus-Christ, et réside en sa plénitude au fond de son âme divine, qui est l'unique véritable religieux de Dieu son père; et fondateur auguste de la religion chrétienne, il fonde sa religion en terre en participation de la sienne; et s'il y a (parmi les hommes), un vrai adorateur, c'est en la participation de son adoration et de sa louange propres ; s'il y a un vrai priant, c'est en la participation et communion de sa prière; si bien que le chef-d'oeuvre de notre perfection et de notre religion, c'est d'entrer en la communion de Jésus-Christ, qui fait de son intérieur et de notre âme même chose par participation (2).

 

« Participation », « communion », qui fait de « l'intérieur » de Jésus et de notre âme une « même chose », on a reconnu l' « adhérence » bérullienne. C'est bien toujours en effet la même doctrine, mais liée plus expressément, plus étroitement et constamment à la doctrine du « sacrifice d'adoration ». Des « états » du Christ  auxquels il s'agit d' « adhérer », Condren et ses disciples directs retiendront de préférence l'état de victime et d'adorateur parfait ; ou plutôt, ce même état, ils le retrouveront dans tous les « états » du Christ, victime toujours prête dans

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 134-136.

(2) Olier, Lettres, II, p. 158.

 

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tous ses mystères. Adhérence qui ne s'arrêtera pas au Christ immolé, mais qui, si j'ose dire, à travers la divine victime, atteindra Dieu lui-même, acceptant, « consommant » l'immolation de son Fils. Enfin, et par une conséquence nécessaire, cette union au Christ anéanti sera toujours anéantissante, c'est-à-dire, exigera de notre part un dépouillement complet de nous-mêmes :

 

Laissez-vous à Dieu dedans la consommation qu'il a faite de Jésus-Christ, et à Jésus-Christ dedans la perte qu'il a faite de soi en Dieu, afin que Dieu fût tout en lui (1) ; et, perdant pour vous tout désir de vivre et d'être, que toute votre disposition soit que Dieu soit en vous (2).

 

Sur quoi le P. Guilloré nous rappelle très à propos qu'il ne s'agit pas ici de cet anéantissement du moi que nous prêcherait une philosophie désabusée, et dans lequel s'insinuent « très souvent », soit « un orgueil fin et secret », soit la peur ou le dégoût de vivre ; il ne s'agit pas non plus d'imiter, à notre manière, le sacrifice du Christ, mais de se servir « de Jésus anéanti », « qui fait mieux que » nous, « qui fait tout pour » nous. Encore une fois que serait l'hommage de notre rien, aussi longtemps que nous ne l'unirions pas à « l'oblation du rien, de l'impuissance, de la dépendance et de la petitesse anéantie de Jésus » (3) ?

 

Le Fils de Dieu s'est offert à son Père, dit encore Condren,, pour être consommé en Dieu. Et, pour entendre ceci, il faut jeter les yeux sur les sacrifices de l'ancienne loi, lesquels étaient offerts à Dieu dans la perte et destruction de leur être; de cette sorte étaient les holocaustes..., brûlés et consommés dans le feu, en sorte qu'il n'en restait chose quelconque, en témoignage de le grandeur de Dieu. Or les holocaustes tout consommés n'étaient que la figure de Jésus-Christ, et n'honoraient

 

(1) Remarquez, chez Condren, ce rappel fréquent du contre-coup enrichissant du sacrifice.

(2) Lettres, p. 1o5.

(3) Guilloré. Conférences spirituelles pour bien mourir à soi-même, Livre VIII, Conférence I : Des anéantissements intérieurs de Jésus devant la grandeur de Dieu, pp. 486-487.

 

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Dieu qu'en ce qu'ils représentaient le grand et adorable sacrifice qu'il a fait de lui-même et de toutes choses à son Père... Les holocaustes... représentaient mieux sa consommation en Dieu, car c'est lui qui s'est vraiment offert à Dieux comme un entier et parfait holocauste, duquel il n'est rien resté qui ne lût consommé dans la fournaise ardente de la divinité (1).

Or nous devons être... à Dieu dans cette intention de Jésus-Christ, afin qu'il nous consomme tout à fait en lui, et avec dessein de perdre tout ce que nous sommes, mais singulièrement tout ce qui est du vieil Adam;

 

« Singulièrement » et d'abord, mais non pas uniquement ; ne nous lassons pas de montrer que la philosophie de Condren n'est pas celle de Port-Royal.

 

en l'honneur de Dieu, de sa grandeur et de sa sainteté,. comme il a perdu en Dieu sa personne et ses qualités humaines. (Exinanivit) . Il n'était pas raisonnable que le Fils de la Vierge, ayant été sacrifié à Dieu, fût consommé d'un autre feu que de Dieu même..., et ce doit être aussi Dieu même qui réduise et consomme tout ce que nous sommes, nos vies, nos qualités, nos esprits...

 

Au reste, Jésus-Christ s'est aussi offert à son Père,

 

pour être consommé en nous, c'est-à-dire pour être tout en nous comme un autre nous-même, pour y tenir la place que nous y tenons, pour y perfectionner et consommer sa grâce, son esprit et ses mystères; pour s'approprier les qualités de la créature, et en même temps les réduire et consommer dans les qualités et propriétés divines.

 

On voit ici très nettement la nuance entre Bérulle et Condren : le premier prêche surtout « une adhérence » qui permette à l'Homme-Dieu de « s'approprier » nos « états» ; Condren, une adhérence à l'anéantissement, à la « consommation » de l'Homme-Dieu, qui nous « réduit » et « consomme » dans le sacrifice même de l'Incarnation et du Calvaire.

 

(1) Sur le sacrifice de l'Homme-Dieu cf. L'idée du sacerdoce pp. 44-114.

 

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En cette façon, il n'est pas seulement consommé en Dieu, comme notre chef, mais il l'est aussi en ses membres, en qui il s'établit pour être de nouveau consommé en eux, l'étant déjà en sa propre personne. C'est à cela que nous devons tendre encore avec lui ; car nous devons lui céder de bon cœur tout ce que nous sommes, afin qu'il y effectue le dessein qu'il a d'y être tout au lieu de nous-mêmes... Nous devons, dis-je, porter ces dépouillements opérés par le Fils de Dieu, jusqu'à ce qu'il soit tout seul vivant et régnant en nous, et occupant la place que nous tenons en nous-mêmes, et qu'en un mot il soit tout en toutes choses selon la parole de saint Paul : omnia in omnibus (1).

 

« Le Christ est notre vie » répétait Bérulle ; Condren ajoute, ou plutôt, non, il n'ajoute pas, mais il explique : le Christ est notre prêtre, et « c'est par la vertu de son sacerdoce, qu'il nous sacrifie tous à son Père, dans la sainteté même de son sacrifice », nous dépouillant par là de notre vie à nous, insignifiante ou mauvaise, vie de néant, pour « insinuer en nous sa vie propre, laquelle, consommée en Dieu par le sacrifice de l'Incarnation et du Calvaire, est la vie même de Dieu. Sur quoi, M. Olier magnifiquement :

 

Jésus-Christ, pour avoir sacrifié sa vie humaine à Dieu son Père, a reçu de lui ce privilège d'être dans l'Eglise une source de vie divine... C'est pourquoi le Saint-Esprit... fait entendre à tous les chrétiens, qui sont les membres de Jésus-Christ, qu'ils ont reçu la grâce de vivre de cette première plénitude, et qu'ils n'ont rien en eux de la vie de Dieu que ce qu'ils en reçoivent de Jésus-Christ... Il est en eux toute leur vie, leur grâce et leur vertu, IL EST EN EUX TOUT CE QU'ILS ONT DE DIEU,

 

formule parfaite

 

lequel est en Jésus le tout en toutes choses, consommant en soi toute sa créature (2),

 

pourvu toutefois que cette créature s'offre tout entière à son unique Prêtre, s'unissant à son sacrifice et s'anéantissant

 

(1) Considérations sur les mystères, pp. 74-77.

(2) Lettres de M. Olier, I, p. 575

 

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avec lui. Mais cette idée d'anéantissement peut encore paraître obscure ; demandons à Condren et à son école de nous l'éclaircir.

III. Qu'il soit d'abord entendu que le P. de Condren, lorsqu'il emploie ces termes d'anéantissement, de mort, ou autres semblables, veut être pris au pied de la lettre Ce ne sont pas là chez lui de simples figures ou exagérations de style, comme s'en permet volontiers l'ascèse commune. Celle-ci nous prêche bien aussi de mourir à nous-mêmes, mais par métaphore, et d'une mort qui, loin de mettre en péril notre vie propre, l'enrichit, l'assure. Les directions des moralistes, même négatives, même mortifiantes, tendent toujours à un résultat positif, au perfectionnement de notre être moral. On ne meurt pas de s'être refusé tel plaisir au moins inutile, de s'être imposé telle souffrance ; on y gagne au contraire de vivre mieux et davantage, si je peux ainsi parler. La mort que nous prêche Condren est beaucoup plus réelle, ou, pour mieux dire, ce mot de mort ne figure-t-il ici que d'une manière très imparfaite l'anéantissement total que poursuit logiquement l'ascèse du sacrifice. Une victime, en tant que victime, en tant que « dévouée » à la gloire de Dieu, ne songe pas à perfectionner son être propre, mais à le détruire. Il est vrai, comme nous l'avons déjà entrevu, et comme nous le comprendrons mieux tout à l'heure, il est vrai que de cette destruction même, doit naître pour la victime une vie nouvelle très supérieure à celle qu'elle a perdue; mais justement, vie nouvelle et supérieure, qu'est-ce à dire, sinon vie différente de l'ancienne, Vivo ego, jans non ego? Qu'est-ce à dire encore, sinon que l'ascèse de Condren découle uniquement de principes inconnus à Epictète et à Sénèque? Initiation plutôt qu'ascèse, elle fonde toute, oui toute, la vie morale du chrétien sur l'incomparable théologie de saint Jean et de saint Paul.

L'anéantissement, auquel se ramène cette ascèse singulière et chargée de dogmes, a donc pour terme l'être

 

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lui-même, autant que cela est possible, et non pas seulement ses activités successives (ascèse classique) ; l'arbre, la racine, et non pas seulement les fruits ; le fonds, comme disait tantôt le P. Amelote, et non pas seulement le revenu. Mais dans ce fonds, Condren, qui n'est pas de Port-Royal, distingue comme deux couches, à savoir : le vieil Adam, et la nature humaine profonde, celle que la blessure originelle a plus ou moins entamée, mais qu'elle n'a pas totalement gangrenée. Au-dessus, l'homme de péché, l'esclave ; plus bas, l'homme-créature, l'homme de néant. Distinction essentielle, et que je tenais à rappeler, mais qui, pour la pratique, nous importe peu. Car tout cela, en bloc, et dans la mesure où nous en pouvons disposer, tout cela doit être livré au feu du sacrifice, se consommer, disparaître, quitter la place. Méditez plutôt ces énergiques formules que je rencontre à chaque page des Lettres spirituelles : «Sortant de nous-mêmes et de tout ce qui est nôtre » (1). « Ayez intention de vous démettre de tout ce que vous êtes », « de vous déposséder de votre nature » (2); « Perdant pour vous tout désir de vivre et d'être» ; (3) « Sans vous regarder et sans écouter vos dispositions ni votre état, et sans désir d'être ou d'avoir » (4); « Que les âmes ne se veuillent souffrir vivantes dans aucune chose » (5). Et ainsi toujours. Amelote, Olier, Guilloré parlent tous do même, regrettant de ne pas trouver dans le dictionnaire des expressions plus fortes, et, qu'on me pardonne, plus exterminantes.

C'est qu'en effet ils peuvent tout dire, sachant bien que cette consigne de destruction n'a rien que de facile, rien que d'aimable, quand on a une fois saisi le divin ressort qu'elle fait jouer. A cet effort d'anéantissement Dieu

 

(1) Lettres, p. 23.

(2) Ib., pp. 24, 23.

(3) Ib., p. 1o5.

(4) Ib., p. 1o3.

(5) Ib., p. 74.

 

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répond, comme automatiquement, par une infusion de sa plénitude; le vide se trouve aussitôt comblé; « cette mort... laisse vivre Dieu en nous... ce néant..., donne lieu en nous à son être » (1). Il n'y a même pas là deux phases distinctes, deux moments, et, entre le premier et le second, un affreux chaos, une mort; on ne commence pas par se détruire, pour recevoir ensuite un être nouveau. Non, s'anéantir n'est en vérité autre chose que se « soumettre à la puissance » (2) et s'« assujettir » (3) à l'esprit de l'Homme-Dieu ; qu'adhérer à son état (4); que le laisser « s'approprier» tout ce que nous sommes, et « en prendre l'usage » (5) ; que se perdre et se retrouver en lui. Si bien que de ces deux séries de formules, la première toute négative, en apparence et annihilante --« se détruire » — ; la seconde, positive et enrichissante — « s'offrir à l'appropriation divine » — on peut librement commencer par la première ou parla seconde, l'une et l'autre n'exprimant en effet qu'une même chose. Amelote dira par exemple du P. de Condren qu' « il entrait dans les sentiments de Dieu et des saints, et, par ce moyen, mourait parfaitement à soi-même, et ne vivait qu'à Jésus-Christ » (6). On ne s'anéantit pas pour renaître ; en s'anéantissant on renaît, car on s' « anéantit dans ce que (Dieu) est » (7). S'anéantir, mais en Dieu, et que ne puis-je dire en tout Dieu? Laissons parler le P. de Condren, dans une de ses lettres sublimes que maintenant, je crois, nous pouvons entendre.

 

Lettre XXI. Que l'âme ne doit rien être,

afin que Jésus-Christ soit tout en elle.

 

 

(1) Lettres, p. 74. Remarquez le mot « laisse » : Condren n'a garde de dire « fait » vivre. Dieu est déjà là : in ipso enim vivimus et movenur et sumus.

(2) Lettres, p. 3o.

(3) Ib., p. 61.

(4) Ib., p. 37.

(5) Ib., p. 23.

(6) Amelote, op. cit., II, p. 190.

(7) Lettres, p. 1o8.

 

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Souffrez que Dieu soit lui-même en toutes choses, et que, demeurant pour vous dans le zèle de sa sainteté, il ne puisse rien souffrir que lui...

Laissez-vous à Dieu, dans la consommation qu'il a faite de Jésus-Christ; et à Jésus-Christ, dedans la perle qu'il a faite de soi en Dieu, afin que Dieu fût tout en lui ; et, perdant pour vous tout désir de vivre et d'être, que toute votre disposition soit que Dieu soit en vous et qu'il y vive selon tout ce qu'il est envers toutes choses. Je vous donne,

 

entendez : je vous sacrifie. Car le directeur, lui aussi, est prêtre; le dirigé, hostie ; la direction, sacrifice;

 

à sa sainteté, par laquelle il est propre à lui-même ; à sa fécondité, par laquelle il engendre son Fils ; à sa plénitude et abondance d'être et de bonté, par laquelle il produit le Saint-Esprit... Je vous donne aussi à son unité... Je vous donne à la subsistance du Verbe, et à la puissance personnelle qu'elle a de soutenir et faire vivre et faire être la nature humaine, convenablement à ce que Dieu est, et d'en faire un usage divin en quelque état d'extrémité qu'elle puisse être. Soyez-lui donnée et laissée par la puissance de Dieu, qui vous a créée et qui vous peut attribuer et approprier à ce qu'il lui plaît par-dessus vos forces et vous-même. Et je désire que cette appropriation de vous à lui soit par la puissance de l'Incarnation, j'entends cette puissance qui a créé, dans le Verbe et pour le Verbe, l'humanité de Jésus-Christ ; que ce soit sous la puissance maternelle de la très sainte Mère de Dieu, qui a donné avec Dieu au Verbe son humanité sainte.

Je vous donne aussi à la mission du Verbe, par laquelle il prend vie hors de Dieu en la nature humaine... ; et à la mission du Saint-Esprit, par laquelle cette divine personne, sans changement et sans mouvement quelconque, et sans autre chose que ce qu'elle est éternellement, elle s'approprie les hommes, et en fait usage pour Dieu, et fait vivre en eux tous les mystères de Dieu ;

 

Ce qui suit est d'une telle importance que je n'ai pas le droit de le supprimer bien qu'un peu long.

 

et toutefois, dans cette possession que cet Esprit divin prend des hommes, qui sont membres de Jésus-Christ (et bien entendu

 

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en tant ou parce qu'ils sont membres de Jésus-Christ), il demeure si saintement et si purement lui, qu'il demeure parfaitement dans le Père, dans le Verbe et dans soi-même, sans en sortir aucunement, sans addition à ce qu'il est, sans distraction de ce qu'il est,

 

évidences théologiques, mais qu'il fallait affirmer ici pour qu'il fia bien clair que la philosophie et que la psychologie du sacrifice chrétien, du sacrifice mystique repose sur elles :

 

PARCE QU'EN S'APPLIQUANT AUX HOMMES IL LES ANÉANTIT DANS SON APPLICATION MÊME, ET AINSI, SON APPLICATION CONSOMME L'APPLICATION MLME, TANT ELLE EST SAINTE, ET TANT ELLE NE PEUT RIEN SOUFFRIR DE CRÉÉ, NI RIEN ENDURER QUE SA PROPRE PURETÉ (1)...

 

 

Conclusion pratique :

 

Dedans cet état, votre occupation doit tout être pour Dieu; vous ne devez rien être pour la créature et moins encore pour vous-même, mais vous devez être consommé dans tout ce qu'est Jésus-Christ, dans tout ce que le Saint-Esprit est, et en un mot dans ce que Dieu est, produisant ses oeuvres, dirigeant ses oeuvres, perfectionnant ses oeuvres, opérant dans ses œuvres, et consommant ses créatures en soi sans être autre chose que soi. Et vous ne devez, pour lui coopérer, que vous perdre et anéantir dans ce qu'il est, et vouloir qu'il soit et vive selon tout ce qu'il est, et à la gloire de tout ce qu'il est, en attendant que cette gloire même ait tiré les choses mêmes dans nos unité (2).

 

Aussi bien, cet anéantissement, nous devons y travailler sans doute, mais c'est, beaucoup plus activement que nous, Dieu lui-même qui l'opère. Condren vient de le dire expressément : le Saint-Esprit, « en s'appliquant aux

 

(1) J'achève la citation pour les philosophes. « Et non seulement les créatures, mais les opérations mêmes dans la nature humaine (unie, adhérente à Dieu) lui sont si parfaitement rien, combien qu'elles soient choses grandes en elles-mêmes, que, quoi qu'il opère, il ne déroge point à la sainteté divine, qui le rend propre à lui-même (exclusivement), le renferme dedans soi, et le sépare de toute autre chose que lui, d'uns séparation infinie comme lui.

(2) Lettres, pp. 1o4-1o8.

 

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hommes, les anéantit » dans la mesure où les hommes se prêtent à cette application et cessent de lui faire obstacle. Ou encore : « Jésus-Christ est continuellement appliqué à nous, pour nous rendre vivants », et par suite appliqué à nous dépouiller de notre vie propre, seul obstacle à sa vie en nous. M. Olier l'explique fort bien : « Comme dit saint Paul, il ne faut pas monter aux cieux pour le chercher; mais le Verbe est auprès de vous, il est en vous, et y est établi par le baptême, pour être l'homme universel et le nouvel Adam, agissant en tous ses enfants » (1). Et le Saint-Esprit tout de même, qui, « sans contrainte » de sa part et «sans effort de la nôtre, opère toujours» en nous « deux choses : l'une est la vue » de notre impureté et de notre néant ; « l'autre est la retraite » de cette impureté, et l'anéantissement de ce néant (2).

 

Ce grand tout qui chérit avec excès les siens ne souffre pas qu'ils attendent après la mort à se consommer en lui ; il commence dès à présent à les abîmer en lui-même, autant que l'état de la chair et de la vie présente le peut permettre... Soyez (donc) toujours eu Jésus-Christ ; (laissez) qu'il soit en vous principe de toute votre lumière et votre opération extérieure, qu'il vous occupe en tout vous-même, et qu'il soit seul vivant et opérant en vous, dessous l'écorce de la vieille créature (3).

 

(1) Olier, La journée chrétienne, p. 29. Ailleurs, M. Olier se demande : Quelle grâce opère en nous le mystère de l’Incarnation ? et il répond : « Ce mystère, à proprement parler, opère en nous un dépouillement et renoncement à tout nous-mêmes ; il opère de plus un revêtement de Notre-Seigneur par une consécration totale à Dieu ». Et par l'effet de ces deux opérations, qui n'en sont qu'une, ou mieux encore, par ces deux opérations elles-mêmes (dépouillement, revêtement), ce mystère nous associe à l'unique sacrifice : « Notre-Seigneur en sa personne divine est un autel, sur qui tous les hommes sont offerts à Dieu, avec toutes leurs actions et souffrances : c'est cet autel d'or, sur qui se consomme tout parfait sacrifice. La nature humaine de Jésus-Christ et celle de tous les fidèles en est l'hostie son Esprit en est le feu (Jésus-Christ lui-même en est le prêtre) ; et Dieu le Père est celui à qui on l’offre et qui y est adoré en esprit et eu vérité ». Catéchisme chrétien, pp. 113-114

(2) La journée chrétienne, p 29.

(3) Lettres de M. Olier, I, pp 426-:471. Plus confus et embarrassé que son maître, augustinien plus étroit, Olier a une tendance trop marquée à ne voir en l'homme que « la vieille créature ». Il néglige et semble parfois ignorer la couche plus profonde que nous mentionnons plus haut. Ainsi, dans le texte que je viens de citer, il ne parle que de « la vue de notre impureté » et moi, pour être fidèle à Condren, j'ai ajouté « de notre néant ».

 

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« L'écorce », M. Olier affectionne cette image qu'il applique d'ailleurs à son maître, comme nous l'avons dit plus haut, et que probablement il tenait de lui. Ainsi l'opération mystérieuse dans laquelle Dieu nous « abîme en lui-même », ressemblerait au travail de la sève dans l'arbre. Ils ont aussi recours à une autre comparaison, qu'il ne faut sans doute pas prendre d'une façon trop littérale, mais qui, bien entendu, est encore plus lumineuse. Représentez-vous, nous dit Condren, la manière

 

en laquelle Jésus demeure aux espèces sacramentelles... Il  y est soutenant les accidents du pain, du vin, sans leur substance..., en sorte que c'est le Fils de Dieu qui est le soutien de ces accidents et qui empêche qu'ils ne défaillent. De même Jésus-Christ doit être notre substance.

 

Cette substitution manifestement ne saurait dépendre de notre industrie ; mais Jésus, s'offrant, commençant à nous déposséder de nous-mêmes, nous devons nous perdre (plus justement : nous laisser perdre) heureusement en lui, qui doit être notre appui et notre tout... nous devons être (et par lui) tout changés en lui, consommés et abîmés en lui; et il doit nous soutenir dans la vie de Dieu. Car si ce n'est lui qui nous soutient, nous détaillerons indubitablement de la vie de la grâce... Et nous devons nous laisser en ses mains, comme les mêmes accidents (du pain et du vin), avec intention de n'être rien en nous-mêmes, mais qu'il soit tout en nous (1).

 

(1) Voici la même comparaison reprise et exprimée avec une étrange force par le P. Guilloré : « L'union de l'âme avec Dieu perd tout de l'extérieur, parce que l'âme extérieurement n'a plus rien d'humain et qui se fasse d'une manière naturelle, les dehors, c'est-à-dire tous les mouvements du corps et toutes les actions ne se faisant plus par un principe de nature, mais par un principe de grâce, et n'étant plus soutenus que par un esprit supérieur. Car on peut dire que l'extérieur d'une personne tout unie à Dieu n'est plus en quelque sorte qu'à la façon de pures espèces, comme au Saint-Sacrement de l'autel. Dans ce sacrement adorable, les espèces n'agissent plus d'une manière humaine et naturelle, étant uniquement soutenues de Dieu par un miracle continuel ; de même, dans une âme parfaitement unie à Dieu, les dehors ne sont plus que comme des espèces et des apparences, toutes les actions n'étant plus soutenues et animées que du pur esprit de la grâce.

« Mais cette union ne perd pas moins tout l'intérieur que l'extérieur. Car..., comme le pain au Saint-Sacrement est tout détruit quant à sa substance..., nous pouvons dire de même, avec quelque juste rapport, qu'une personne qui entre dans une parfaite union avec Dieu est toute détruite intérieurement par quelque substitution de Dieu même ». Conférences spirituelles, p. 217.

 

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Intention inefficace, chimérique, folle, si, pour la remplir, nous comptions sur notre propre force. Cette vie nouvelle que le Verbe incarné a « insinuée » en nous, c'est

encore à lui de la vivre. Principe d'un nouvel être, il le sera tout de même des activités de cet être.

 

Une autre chose encore à remarquer, touchant le Fils de Dieu au regard de ces accidents, C'EST L'USAGE DIVIN qu'il en fait dans les âmes ; car, par eux, IL OPÈRE des effets de sainteté merveilleux... De même, si nous nous donnons en vérité à Jésus-Christ, IL FERA PAR Nous des effets de grâce et de sainteté très grands; car, au lieu que, si nous usons de nous-mêmes, nous en usons mal..., si nous nous laissons au Fils de Dieu, il usera de nous divinement... Il opérera par nous des oeuvres et actions contraires au vieil Adam et à la vie terrestre. I1 opérera encore des effets de grâce vers le prochain, à la sanctification duquel nous servirons, quand nous demeurerons comme simples instruments entre ses mains. C'est pourquoi nous devons nous laisser à lui entièrement dans sa disposition et dépendance totale, comme ces accidents qui ne peuvent rien (ni être, ni agir) que par sa divine puissance (1).

 

Le P. de Condren, dit Amelote, « avait appris de saint Paul que les chrétiens sont la plénitude de Jésus-Christ ; qu'étant parfait en sa personne, il s'accroissait en ses membres, et, comme l'âme, achevée dès son premier moment, s'augmente dans un enfant par la capacité qu'elle a d'animer, de se mouvoir, de sentir et enfin de raisonner, ainsi Jésus-Christ... s'étend en nous et y accomplit les facultés qu'il a d'aimer, d'être humilié, de souffrir, et enfin d'y pratiquer toutes les vertus » (2). A nous seulement de ne

 

(1) Considérations sur les mystères, pp. 196, 197.

(2) Amelote, op. cit., I, pp. 162, 163.

 

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pas le gêner, de le laisser faire, de nous laisser à son action comme nous nous sommes laissés à son être; à nous de nous donner « à celui qui ressuscite les morts,

pour ENTRER dans sa divine vertu » (1).

Qu'il soit question pour nous d'être, ou d'agir, Jésus-Christ, « suffit à tout » (2). « C'est là tout notre besoin que Notre-Seigneur » (3).

IV. Il ne faut pas dire : cela est trop beau. Ou bien dites aussi que c'est la révélation chrétienne elle-même qui est trop belle. Car enfin, il ne s'agit ici ni de sentir, ni de comprendre : il suffit de croire, « d'entrer dans la foi et d'y vivre. » (4).

 

Nous devons nous convertir en esprit à Jésus-Christ, en remémorant ses paroles...: Vos vocatis me magister... Sum etenim. Et en nous confirmant en la foi de cette vérité, lui répondre ce qu'autrefois le bon Nicodème lui dit : Scimus quia a Deo venisti magister, et le recevoir pour maître; faire profession de sa doctrine, et s'établir... en la résolution constante de régler entièrement nos actions, former nos inclinations et nos moeurs, et toutes les dispositions intérieures de notre âme, selon ses enseignements ; prendre la foi que nous lui devons et sa doctrine pour la règle de notre vie, de notre amour, de notre raison (5).

 

L'Evangile nous assure qu'une « divine vertu nous est donnée, pour tout ce qui est de la vie et de la piété. » D'où il suit nécessairement que

 

nous devons nous donner à Dieu pour entrer en cette vertu... avec confiance ; et en quelque puissance ou ferveur d'esprit que nous nous sentions, nous nous devons souvenir de l'avertissement de saint Pierre : Nolite peregrinari in fervore, mais

 

(1) Lettres, pp. 139, 14o.

(2) Ib., pp. 33o-34o. (Lettre 76 : Que toute notre suffisance est en Jésus-Christ).

(3) Lettres de M. Olier, II, p. 31.

(4) Lettres, p. 171.

(5) Ibi., pp. 169, 17o.

 

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bien en la foi qui nous assure que nous pouvons tout en celui qui nous conforte (1).

 

Luther, et Calvin plus encore, ont ruiné cet esprit de foi, déchaînant dans le monde chrétien la passion de sentir, d'expérimenter la vie nouvelle de l'homme converti et régénéré. Pascal lui-même n'échappera pas toujours à cette obsession, comme nous le montrerons plus tard. Rien, absolument rien chez Condren d'une pareille tendance, et tout au contraire :

 

Laissez-vous à Jésus-Christ et à ses conduites saintes, dans un esprit de foi, et détaché de toute adhérence à vos sentiments et à vos pensées, sans vous arrêter à rien de ce qui se passe en vous... Si nous sommes faciles à croire ce que nous voyons ou sentons en nous, nous croirons facilement être remplis de Dieu et de sa grâce, lorsque nous serons en vérité remplis de nous-mêmes et de nos propres lumières. Nous ne pouvons pas voir ni connaître la vie naturelle et animale dont nous vivons dans nos corps, et nous voulons bien souvent voir et connaître la vie spirituelle et incompréhensible dont Dieu vit par sa grâce dans nos âmes : ce que nous devons éviter, en ne cherchant point, PAII AUCUNE EXPÉRIENCE INTÉRIEURE, les mouvements de la vie de la grâce dans nos âmes... Beatus qui non judicat se in eo quod probat. Nous devons tâcher de vivre de la seule vie de la foi (2).

 

Cette vie nouvelle, toute spirituelle, toute divine, comment du reste pourrions-nous l'expérimenter en nous? Faisons au contraire

 

abnégation... de toute notre vertu et de notre esprit, pour entrer en celui de Jésus, et pour faire son oeuvre par son esprit, et par sa vertu même, qui seule en est capable. Et cela, nous le devons faire avec une grande foi, qui nous assure que Dieu nous la veut donner (cette vertu), et que Jésus-Christ est continuellement appliqué à nous, pour nous rendre vivants et agissants dans cette vertu. Et nous ne nous devons pas étonner

 

(1) Lettres, p. 139.

(2) Ib, pp. 234, 235.

 

de ne la pas ressentir, puisqu'elle est divine et incompréhensible, et que la foi seule la peut comprendre ou discerner (1).

 

Aussi ne voulait-il pas « que l'on fit état des sentiments de joie et des goûts de dévotion ; il voulait qu'on les reçût avec humilité. » « Ce sont (disait-il), les marques d'une petite vertu et le soutien de notre faiblesse. C'est du miel que Dieu donne à notre enfance, et c'est une délicatesse de s'y amuser. Il est dangereux de s'appliquer à

l'oraison hors des heures ordinaires, sous prétexte de ces douceurs ; l'on y prodigue ses forces, et cet exercice devient ennuyeux. C'est donc par le principe du devoir, et sur le fondement immuable de la foi, qu'il faut faire oraison, et non par mouvement et sous ombre du plaisir que nous y prenons. »

Allons plus à fond, et découvrons avec lui l'insignifiance foncière de ces prétendus « signes », la misère, « l'impureté » nécessaire des « sentiments » que nous pouvons avoir de Dieu.

 

Encore que nous ne sentions pas en nous cette vertu (et présence de Dieu), nous ne devons pas laisser d'en être assurés, puisque la foi nous en assure. Nous ne sentons non plus la vertu que nous avons (il écrit à un prêtre) de produire au Saint-Sacrement le corps de Jésus-Christ, et nous ne laissons pas pourtant d'en user en la foi qui nous oblige de l'offrir à Dieu. Plus la vertu de Dieu est pure dans les âmes et moins elles la sentent; car Dieu, et tout ce qui est vraiment divin, est insensible et incompréhensible, et sous NE RESSENTONS QUE CE QUI EST NÔTRE, OU CONFORME A NOUS, ET A NOS PUISSANCES SENSUELLES OU INTELLECTUELLES, et nous n'avons point de sens qui nous fasse connaître les choses de Dieu que la foi (qui), sans nous les faire voir ou ressentir, nous en assure et ne nous trompe jamais (2).

 

« Il désapprouvait de la même façon, le sentiment de ceux qui ne croient pas avoir bien prié Dieu, s'ils n'ont

 

(1) Lettres, p. 3o1.

(2) Ib., pp. 189, 190.

 

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reçu de nouvelles connaissances. « Cela, disait-il, n'est pas dévotion, mais curiosité ; et il n'y a rien de plus déréglé en matière d'oraison que cette maxime. C'est changer la volonté en esprit, la prière en étude, la charité en amour-propre, et l'humilité en vanité. La dévotion ne consiste pas en la joie que nous donnent les belles pensées; elle consiste à s'abandonner humblement à l'ordre de Dieu. » (1) Mais quoi ! ces « belles pensées », ne semble-t-il pas leur attacher lui-même beaucoup d'importance, lui qui ne cesse de proposer à ses disciples, dans ses Lettres, dans ses exhortations, les spéculations les plus hautes — plusieurs diraient volontiers les plus ésotériques de la philosophie chrétienne? Détrompez-vous. Nul ne fait moins de cas de l'intelligence humaine que ce métaphysicien sublime. S'il parle de cette vie du Christ en nous, s'il se hasarde à écrire sur elle, c'est à contre-coeur.

 

De penser que l'étude et les écrits soient si nécessaires pour se conserver les dons de Dieu, c'est un reste de l'infidélité du vieil homme, qui ne se veut fier qu'à lui-même, à ce qu'il tient et à ce qu'il touche,

 

au lieu de se fier à la pure foi;

 

et qui ne croit pas assez, ni la nécessité qu'il a de Dieu, ni le secours qu'il en doit attendre, ni la dépendance de son application, en laquelle il doit vivre,

 

parce que cette application est sa vie même.

 

Le nouvel homme au contraire a plus de volonté que d'esprit, et de cœur que de mémoire, et d'amour que de science. Il se commet plus à Dieu qu'il n'a dessein de s'approprier (par l'intelligence) les choses qu'il apprend. Cette voie est la meilleure et la plus sainte. Dieu tolère l'autre, mais il désire celle-ci et la bénit davantage (2).

 

Imaginez en effet, par impossible, un philosophe arrivé

 

(1) Amelote, II, pp. 199, 200.

(2) Lettres, pp. 5, 6.

 

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à concevoir le mystère de la vie surnaturelle, en serait-il plus avancé, la vivrait-il pour cela ? 11 faut bien sans cloute que, d'une manière ou d'une autre, l'intelligence nous propose les vérités de foi que nous devons tâcher de réaliser, ou pour mieux dire, dont nous devons accepter la réalisation en nous; mais, ce rôle une fois rempli, l'activité de l'esprit doit s'effacer devant une activité infiniment plus profonde. Aux représentations, d'ailleurs toujours imparfaites et nécessairement dégradantes, doit succéder la réalité même. « Les enfants de Dieu, écrit à ce sujet le P. Amelote, se gouvernent par la foi; c'est par elle qu'ils adorent leur Père, et qu'ils sont sanctifiés en vérité ; c'est d'elle que vivent les justes... Le Père de Condren n'en suivait pas seulement les règles dans toutes ses oeuvres, il la prenait toujours pour la lumière de son oraison. Dieu lui avait donné de très grandes connaissances sur toute sorte de sujets; son esprit était fort capable de faire des discours sur les matières où il s'appliquait; mais, dans la prière, il ne s'arrêtait ni à sa science, ni à son raisonnement. IL ADORAIT DIEU ET SES MYSTÈRES COMME ILS ÉTAIENT EN EUX-MÊMES, ET NON PAS COMME IL LES COMPRENAIT. » Cette formule si pleine, et qui dit en si peu de mots tant de choses, doit venir de Condren lui-même. Amelote, qui en a senti le prix, va la répéter. « Il disait que la conception humaine, quoiqu'elle s'appliquât aux vérités que Dieu nous propose, et qu'elle fût bien éclairée en quelques-uns, si est-ce qu'elle abaisse les choses divines, et qu'elle les fait dégénérer de leur, propre dignité. Il faut nécessairement que leur grandeur soit diminuée pour être compris par notre âme, et que leur éclat soit obscurci, afin que nos yeux les puissent apercevoir. IL S'ÉLEVAIT DONC TOUJOURS AU-DESSUS DE SA SCIENCE... et, PÉNÉTRANT PAR LA FOI dans le cœur de Dieu, il rendait ses devoirs de respect et de charité AUX CHOSES CONSIDÉRÉES EN ELLES-MÊMES, et non dans la bassesse de son imagination. Cela faisait qu'il n'était jamais stérile

 

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dans l'oraison, car, soit qu'il fût savant ou peu éclairé sur son sujet, il avait toujours la science des saints, ayant la foi; — science non pas spéculative, conceptuelle, mais réelle, si l'on peut dire, et substantielle, mais possédante, mais unissante — et il ne se mettait pas en peine de l'obscurité, puisqu'il ne désirait jamais la lumière» intellectuelle (1).

Mais laissons parler Condren lui-même; la lettre que je vais citer de lui — Que la communication que nous avons ici-bas... des choses de Dieu tient de la faiblesse de l'esprit humain — ravira les philosophes, et, entre tous, les disciples de M. Blondel :

 

J'aimerais beaucoup mieux vous laisser Dieu pour répondre à vos lettres et le supplier instamment de remplir en votre âme de sa propre vérité l'attente qu'elle pouvait avoir de quelque éclaircissement de ma part… (beaucoup mieux) que d'entrer dans la faiblesse du discours humain, qui ne parle jamais des choses de Dieu qu'en ténèbres; qui ne les exprime jamais qu'en les tirant de leur propre lumière, pour en traiter dedans celle qu'il plaît à Dieu de nous donner, et qui ne peut jamais les éclaircir à l'esprit de l'homme, qu'en les anéantissant en elles-mêmes, pour les couvrir et revêtir une autre fois de l'humanité et bassesse de l'esprit humain. Les saints ont ce bonheur au ciel de n'avoir rien à dire ni entendre entre eux que Dieu, dans lequel et par lequel ils expriment toutes choses. Car, comme il est leur être, leur vie, leur amour, leur puissance, leur occupation, leur repos et leur tout…, il est aussi leur heureuse parole, leur communication sainte, leur entretien

 

(1) Amelole, II, pp. 195, 196 Puisque, d'une part, la vie chrétienne est infiniment supérieure aux concepts que nous pouvons nous en former, et que. d'autre part, adhérer par l'intelligence à ces concepts. les appréhender ne nous procure cette vie d'aucune façon, il suit que, dans l’exercice même de cette vie, nous n'avons pas à désirer les lumières conceptuelles de l’intelligence. Celles-ci ont leur valeur . « Quand Dieu nous donne de la clarté..., c'est pour nous exciter » (Am., II, p. 201), mais dans leur ordre qui n'est pas celui de la vie Dissipons à ce sujet une équivoque. Il va sans dire que les concepts jouent leur rôle dans l’acte de foi, lequel, de ce chef, reste dans l'ordre intellectuel ; mais la foi, dont nous parle ici Condren. est uniquement considérée sous un autre aspect, elle est, pour lui cet acte de volonté par lequel on adhère aux vérités révélées. Sachant d’ailleurs que Dieu vit en moi, j'accepte, je veux cette vie, et, du coup, je commence à la vivre.

 

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éternel, par lequel ils se parlent et satisfont l'un l'autre en Dieu, en se disant Dieu l'un à l'autre, et exprimant en lui, par son infinie vérité, tout ce que ces âmes saintes peuvent désirer de s'entre-communiquer.

Ainsi ils s'entretiennent dans la vérité de Dieu ; s'entretiennent et s'entretient dans sa lumière ; s'entre-expriment sa sapience, sans variété de paroles et de réponses, dans la même simplicité, vérité et sainteté de Dieu...

Nous ne pouvons, en la terre, entrer en une communication si heureuse... Nous avons pourtant et pouvons, dans la lumière et vérité de la foi, ce qu'eux peuvent et possèdent en celle de la gloire... et la foi nous peut et nous doit même donner, dans la vérité de l'esprit de Dieu, cette communication en Dieu, sans jouissance, à la vérité et satisfaction présente,

 

puisque, de cette vérité, de cette réalité, ici-bas nous n'avons pas conscience ;

 

si nous VOULONS vivre en la vérité pure et simple de cet esprit de foi ; et sortir entièrement des voies de la chair et de l'homme extérieur, né d'Adam et ennemi de Dieu, qu'un jour Dieu détruira tout à fait par la mort, et que maintenant il veut détruire en esprit dans nos âmes, par la vérité de son esprit (1).

Donc, pour me faire entendre clairement..., dans les communications que nous pouvons avoir des choses de Dieu ensemble, vous n'y trouverez que trois choses à considérer. La première, les sujets dont on parle, qui doivent être quelques vérités de Dieu. La seconde, le discours humain, avec lequel on les exprime. La troisième, l'effet de ces vérités dans les âmes qui s'en entretiennent... L'entretien humain et extérieur nous propose les choses de Dieu afin que nous y entrions; mais, en nous les proposant, il les dégrade de leur dignité, les avilit et les abaisse pour les rendre compréhensibles à la créature qui est revêtue de l'homme extérieur,

voire même les tire de leur propre vérité. LES CHOSES DE DIEU DONC, NE SONT PAS DANS LES DISCOURS HUMAINS EN UNE MANIÈRE

 

(1) Ici, comme presque toujours, il met d'abord l'accent sur l'impuissance redoublée de l'homme déchu ; mais, très certainement, il reconnaît que notre impuissance foncière a surtout pour cause notre nature elle-même. Tout ce qu'il dit s'applique à « l'homme extérieur », à l'animal raisonnable, déchu ou non.

 

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QUI NOUS PUISSE SANCTIFIER, MAIS EN DIEU SEULEMENT, ET DANS

L'ESPRIT DE LA FOI, car il est Dieu. Et si nous voulons entrer en vérité dans les choses proposées (c'est-à-dire, les vivre), il nous faut séparer de notre sens et des paroles de celui qui nous parle, de son sens, et de son esprit propre, pour ADHÉRER, dans l'esprit de Dieu et par ce même esprit, A DIEU, et ENTRER EN LUI DANS LES CHOSES PROPOSÉES, VOUS voyez donc que nous AVONS DÉJÀ l'esprit de la foi sans discours (raisonnement) humain (1).

 

Ce « discours humain », inefficace par lui-même, et souvent nuisible, ne sert en somme qu'à nous rappeler que, ce qu'il propose à notre intelligence, à savoir la vie de Jésus et nous, nous « l'avons déjà » au plus profond de nous, dans cette région où nos concepts ne pénètrent pas ; à nous rappeler que, pour « entrer » dans cet ordre supérieur et tout divin, il nous suffit d'accepter, de couloir « Dieu et ses mystères, comme ils sont en eux-mêmes ». Qu'on me pardonne ces lourds bégaiements. L'exquise transparence d'un Berkeley, l'imagination d'un Bergson. parviendraient-elles à traduire ces idées qui ne sont pas de la terre ? « Puisque ce serait bien peu, disait encor le P. de Condren, d'aimer Dieu tel que je le sentirais ou le concevrais; et qu'avec tous les plus grands sentiments de clarté et de tendresse, je le devrais toujours aimer par-dessus ma connaissance et mon affection, je ne dois pas fort me soucier de rechercher des grâces dont il me faudrait détacher et avec lesquelles je devrais agir, comme si je ne les avais jamais reçues (2)». Une de ses filles spirituelles « l'envoya prier, en la dernière maladie qu'elle eut, de la vouloir visiter... (3) Il y alla, et s'étant informé d'abord de l'état

 

(1) Lettres, pp. 108-112.

(2) Amelote, op. cit., II, p. 196.

(3) C'était une Mlle de la Roche. Amelote nous a raconté les premières rencontres de cette pieuse personne et de Condren : épisode extrêmement curieux, et qui éclaire à merveille la doctrine que nous venons de résumer : « Il lui était impossible de se confesser... Sa peine était que ses péchés lui paraissaient plus grands qu'elle ne les pouvait dire... Ses fautes... n'étaient pas notables, et néanmoins elle ne les pouvait, disait-elle, jamais exprimer. Si le confesseur lui témoignait être content de son accusation, elle lui répliquait qu'elle n'en était point satisfaite, et que, ne disant pas la vérité, il ne lui pouvait donner l'absolution. S'il la pressait de dire donc la vérité, elle se sent ait dans l'impuissance de le faire... Les plus habiles confesseurs tombaient en défaut sur ce sujet, et, ne sachant comment la traiter, la faisaient passer pour une folle ». En effet, rien n'est plus commode. « Enfin Dieu l'adressa au P. de Condren, qui, reconnaissant son mal du premier coup, trouva tout ensemble, et qu'elle avait raison, et que, lui accordant ses propositions, il y avait moyen de la convaincre... « II est vrai, dit-il, que vous... n'avez pas bien exprimé (vos péchés), mais c'est qu'il est impossible en cette vie de les représenter dans toute leur laideur; nous ne les connaîtrons jamais tels qu'ils sont que dans la lumière de Dieu... Dieu vous donne une impression de la déformité du péché, par laquelle il vous le fait sentir sans comparaison plus grand qu'il ne vous parait... (D'où vos justes angoisses). Il en est de même de tous les autres objets de la foi. Dieu met bien en nous certaines lumières (conceptuelles) qui nous persuadent leur grandeur, mais il ne nous laisse que notre langage ordinaire pour en parler. Il faut donc que vous conceviez vos péchés tels que la foi vous les propose (tels qu'ils sont en eux-mêmes), mais il faut vous contenter de les dire avec les paroles que votre bouche peut former. Il suffit que je comprenne aussi bien que vous qu'ils surpassent tout ce que vous m'en pouvez dire. JE LES JUGE PAR LA FOI TELS QU'ILS SONT DEVANT DIEU. Ainsi l'accusation que vous en faites est dans la forme que Jésus-Christ a prescrite, et le jugement que j'en porte est dans la vérité »... La netteté de ces lumières dissipa ses peines, et elle reçut de ce bon Père, dès le premier jour, l'absolution, qui, l'espace d’un an, lui avait toujours été refusée ». Amelote, op. cit., II, pp. 257, 261. Après cela, renoncera-t-on à les trouver trop peu pratiques ? Notez que le cas de Mlle de la Roche est des moins rares. Nous l'avons tous rencontré au confessionnal. Comment le résoudre, si l'on ne sait pas recourir aux subtilités de Condren ?

 

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de son âme : « Je sens, dit-elle, Dieu fort rigoureux. ». Il lui demanda en quelle disposition elle était. « J'entre, dit-elle, dans sa rigueur contre moi-même. » Sur cela, il lui parla quelque temps de la sainteté de Dieu et de l'aversion qu'il a de la corruption de la chair, dans laquelle nous sommes en cette vie. A quoi elle répondit : J'ADORE TOUT CE QUE DIEU EST. » et, quelque temps après, « JE ME SÉPARE dit-elle, de L'ÊTRE PRÉSENT, ET ME RETIRE DANS L'ÊTRE INCONNU DE DIEU, et, en finissant ces paroles, rendit l'esprit. Le Père de Condren honorait tellement la mémoire de cette fille qu'il a eu toute sa vie le désir de lui faire faire un tombeau, et de lui composer une épitaphe qui contînt ses dernières paroles. Il croyait que c'était ainsi que la Sainte Vierge était morte, et qu'il ne se pouvait rien concevoir de plus saint qu'était la pensée de cette âme. Je

 

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sais bien qu'il a recommandé en mourant que cette tombe et cette inscription fussent faites. (1)»

Nous ne saurions donc trop le redire, au risque de fatiguer les plus clairvoyants de nos lecteurs :dans l'esprit du P. de Condren et de tous les maîtres de l'école française, métaphysique et morale, contemplation et action, spéculation et pratique ne peuvent se séparer, ni même, à bien prendre les choses, se distinguer. La disposition où veut nous mettre Condren « n'est pas un état de paresse et de nonchalance, comme quelques-uns se le sont imaginé, disait déjà le P. Amelote, c'est un recueil des principales vertus chrétiennes (2) » ; non pas seulement des principales, mais de toutes. Rien de plus inintelligent que de les soupçonner de quiétisme, ou de je ne sais quel dilettantisme religieux. Egalement sot qui reproche leur pélagianisme aux disciples de saint Ignace. Dans l'une et dans l'autre de ces deux grandes écoles spirituelles, si différentes d'ailleurs, on donne le pas à la volonté sur l'intelligence, on ne demande à celle-ci que d'exciter et que de guider celle-là. « Laissez être le Fils de Dieu en

 

(1) Amelote, op. cit., Il, pp. 261, 262. Peut-être aurais-je chi ajouter ici un paragraphe sur Condren et la doctrine du pur amour. J'y avais d'abord songé; mais à quoi bon enfoncer une porte ouverte. Voici néanmoins quelques textes que M. de Cambrai, s'il avait connu l'école française, aurait pu opposer à M. de Meaux : « Nous devons adorer... La dignité souveraine du Fils de Dieu nous oblige à ce premier devoir, quand bien nous n'y profiterions de rien ». (Lettres, p. 3o).

« Jésus-Christ nous doit être mille fois plus cher que nous-mêmes. » (Lettres, p. 105). — « Vous ne devez rien être pour la créature, et moins encore pour vous-même. » (Lettres, pp. 107, 1o8). — « Rechercher de tout notre coeur la satisfaction de Dieu, et non pas la nôtre. » (Lettres, p. 115). — Et ainsi, à chaque page des Lettres. Venons au P. Amelote : « C'était sa pratique inviolable de s'oublier soi-même, pour entrer dans l'intérêt de Dieu; il répétait sans cesse qu'il ne voulait être qu'un néant, et qu'il ne vivait que pour la gloire de son auteur ». Am., op. cit., I, p. 157. — « Il ne se proposait point d'être plus ou moins parfait, ni d'être quelque chose; il désirait seulement que Dieu fût servi. » Ib., I, p. 1o8, etc. Aussi bien les actes d'une victime, en tant que victime, ne peuvent avoir d'autre objet que Dieu lui-même. Directement, immédiatement, elle ne cherche pas sa perfection personnelle, l'augmentation de son être moral. Son activité exclusivement théocentrique est toute d'adoration et d'adoration par le sacrifice ; toute d'union à Jésus-Christ, prêtre et victime.

(2) Amelote, op. cit., II, p. 185

 

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vous ». Laisser, encore une fois, est un verbe actif, et, pour que nul n'en ignore, Condren ajoute : « Il faut que cet état soit libre en vous » (1). Au lieu en effet que la substance du pain et du vin eucharistiques n'oppose aucune résistance à l'être divin qui se substitue à elle, l'homme a le pouvoir de refuser la transformation que Dieu veut produire en lui, ou d'interrompre les effets de cette grâce d'abord acceptée. Il s'agit ici d'une victime spirituelle et libre, qui doit consentir incessamment aux flammes du sacrifice, et qui pourrait à son gré renaître de ses propres cendres. Volo, sonne le clairon des Exercices, appelant l'homme à se travailler, à se mortifier, à se vaincre, à promouvoir le règne de Dieu, tout cela, comme si le succès de nos efforts dépendait uniquement de notre énergie; le volontarisme de Condren n'est pas moins intense, mais il se propose un autre objet : vouloir que Dieu soit ce qu'il est ; vouloir l'adoration et le sacrifice du souverain prêtre, et les vouloir pour nous; vouloir enfin que le travail anéantissant de la grâce se poursuive en nous.

 

§ 2. — Applications (2).

 

A. — Formules d'élévation et d'adhérence.

 

Nous avons déjà remarqué et commencé à expliquer cette abondance de formules religieuses, qui est un des traits caractéristiques de la littérature bérullienne, et non pas toujours l'un des plus aimables; mais Condren ayant approfondi à sa manière, qui ne ressemble à aucune autre, ce très

 

(1) Lettres, p. 1o4.

(2) Pour ne pas multiplier inutilement les divisions, nous étudierons ici, avec les applications proprement dites de la doctrine à tels cas particuliers, quelques-unes des directions générales données par Condren. (Formules; Examens de conscience). Inutile de consacrer un chapitre spécial à ces directions, l'ascèse de Condren ne différant pas de cette ascèse, commune à toute l'école française, que nous avons analysée plus haut. (pp. 112, seq.). N'en différant pas, et pour cause. Si, en effet, M. Olier, et, après lui, M. Tronson, out soumis à un ordre plus rigoureux les diverses activités qui doivent intervenir dans la prière, nul doute crue leur méthode — si méthode il y a — ne vienne de Condren en droite ligue. Cf. Lettres, Ve et Xe ; Amelote, op. cit., II, chap. XVII, De son oraison.

 

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curieux sujet; il n'est pas inutile de le reprendre avec lui.

On peut comparer ces formules aux gestes extérieurs et muets que nous recommande l'ascèse commune : « Prenez de l'eau bénite » et vous finirez par croire; visitez les malades, et vous deviendrez charitables. Le jeu de ce mécanisme est bien connu. « L'automate, dit Pascal,... entraîne l'esprit sans qu'il y pense. » Or, quand il s'agit de symboliser, de mimer, et, par là même d'ébaucher les volitions plus sublimes que nous propose l'école française, — acceptation de l'anéantissement propre ; vouloir que Dieu soit tout ce qu'il est — les autres gestes extérieurs font défaut. Même s'étendre sur une croix n'imiterait que très vaguement et grossièrement les dispositions requises. Restent les formules. Pourquoi non ? Dire : je veux, c'est déjà commencer presque à vouloir, par suite d'une mystérieuse relation entre la formule intérieure — qui est proprement l'acte volontaire — et l'extérieure (1). Quoi qu'il en soit, Condren tenait beaucoup à ces exercices : « Combien, disait-il, que vous ne puissiez pas faire avec satisfaction ce que je vous propose, ne laissez pas de le faire. Il faut prononcer de parole les choses, quand notre esprit les refuse par impuissance »). La pleine vérité qui manquerait encore à ces paroles, le Christ, vivant en nous, l'achèvera de lui-même, comme il le fait toujours plus ou moins, et souvent à notre insu. « Age ut velis, disait Guillaume de Saint-Thierry (3), et Coudren : « Loquere ut velis ». Au fond, ces deux consignes paraissent identiques. Et je sais bien

 

(1) A première vue, telle résolution que l'ascèse commune nous fait prendre semble plus simple. Je veux me donner la discipline; entrer au couvent ; me refuser tel plaisir. Mais enfin, en dernier ressort, il faut bien obtenir de la volonté une adhésion plus difficile, et plus subtile, au bien en soi, à la volonté de Dieu. C'est là, du reste, un sujet fort délicat, et sur lequel, il nous manque, me semble-t-il, un ouvrage semblable à la Grammar of assent, une grammaire newmanienne de l'adhésion volontaire, où seraient distingués l'unveal et le real assent de la volonté, si tant est que la volonté que joue pas elle aussi un rôle décisif dans le real assent, dans la réalisation de l'assentiment.

(2) Lettres, p. 43.

(3) Cf. Martin, l'Apologétique traditionnelle, Paris, s. d.; III. pp. 648.

 

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que ces formules, nous ne les réciterons parfois que du bout des lèvres. Mais quoi ! pense-t-on que notre volonté de fond intervienne toujours dans ce que nous appelons « agir » ? Il y a plus d'une manière de psittaciser (1).

 

B. — L'examen de conscience.

 

Ce serait ici une belle occasion de reprendre, sous un nouveau jour, le parallèle qui nous a déjà tant occupés

 

(1) On trouvera dans les Lettres et dans les exhortations de Condren nombre de ces formules ; v. g. Lettres, pp. 61, 62; Considérations, p. XXXI-XXXV. On en trouvera plus encore dans les ouvrages de son disciple, M. Olier, comme nous le montrerons bientôt. Je me contenterai de citer le voeu de servitude, trouvé par Amelote dans les papiers de Condren :

« I. Je vous adore, mon Dieu et mon sauveur Jésus, et j'adore tout ce qui s'est passé ou se passera en vous, depuis le moment de votre conception, jusques à toute éternité. J'adore vos pensées, vos affections..., j'adore tout ce qu'il y a de Dieu en vous.... je l'honore tout, et par les fonctions, et par l'état de ma vie.

« II. Je me donne tout à vous, à dessein de vous appartenir en telle

sorte que je ne puisse jamais révoquer ma parole. Je m'engage à vous si absolument, à cette heure et à jamais, que je ne veux plus qu'il soit en ma liberté de disposer eu aucune chose de moi sans vous, soit qu'il vous plaise de me faire connaître votre sainte volonté, soit que vous me la teniez cachée. (Et voilà, soit dit en passant, pour nous expliquer l'étrange lenteur de Condren à prendre une décision). J'adhère en toutes façons à vos desseins connus et inconnus...

« III. Je le fais, dans la condition de votre créature, et selon l'étendue de ses devoirs envers vous, puisque vous êtes un seul Dieu avec votre Père, et qu'avec lui vous avez sur moi les droits divins.

« IV. Je le fais dans l'esprit et selon la loi d'un esclave et d'une hostie, et, si vous me le permettez, je le fais encore comme l'un de vos membres.

« V. En toutes ces qualités, je me soumets à vous, selon toute la puissance, que vous m'avez donnée de disposer de moi-même; et je vous assujettis mon âme et toutes ses facultés..., et tout ce qui dépend de mon pouvoir.

« VI. Je vous fais ce don de moi-même pour Dieu, pour la gloire et pour les intérêts duquel je veux être tout ce que je viens de proposer. Je ne veux donc que vivre que pour lui à jamais, pour adorer ses perfections, pour me conformer à ses moeurs.

«  VII. Je me donne à vous en cette sorte, mon Seigneur Jésus, pour être dans toute la dépendance où je puis être de vous, comme Verbe de Dieu, comme son Fils, comme son Christ, et selon toutes vos dignités.

« VIII. Je me voue dans tous ces mêmes termes pour l'Eglise votre épouse...

« IX. Je me voue aussi, et de tout mon coeur, pour la congrégation de l'Oratoire...

« X. Enfin, je me donne à Dieu dans ces mêmes conditions, pour être à toutes les personnes qui s'adresseront à moi, et pour toutes les affaires de piété qui se présenteront »... (Amelote, op. cit., II, pp. 3o1-3o3. Suit un voeu de servitude à la Sainte Vierge. p. 3o4).

 

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entre la spiritualité de la Compagnie de Jésus et celle de l'école française ; mais, la place me faisant défaut, et l'autorité, je me bornerai à marquer par quelques traits décisifs la différence profonde que nous avons dite. Il y a là deux esprits, deux grâces, qui certes n'ont aucune raison de se combattre, mais qu'on ne peut pas ne pas distinguer.

Saint Ignace, génie méthodique, ennemi de l'abstrait, se représente la vie spirituelle comme une guerre d'extermination et de conquête: lutte précise, limitée, successive contre des ennemis nombreux et divers — l'orgueil, la sensualité, et le reste ; occupation également limitée, successive, progressive de contrées distinctes, — l'humilité, la charité, par exemple. On ne se propose pas de renoncer en bloc au péché, mais à tel péché; on ne se contente pas de vouloir être parfait, on tâche à le devenir par l'exercice de telle ou telle vertu. De son point de vue — « Aide-toi, prends de la peine comme si le succès ne dépendait que de toi. » — rien de plus sage. C'est là d'ailleurs la méthode de tous les professeurs de morale, — Épictète, Marc-Aurèle, Rodriguez, Nicole, — et même de La Fontaine. « Arrachez brin à brin ce qu'a produit ce maudit grain ». De là vient ce que l'on appelle : examen particulier et dont l'on a voulu faire — à tort ou à raison — la maîtresse invention de saint Ignace, la plus caractéristique, la plus bienfaisante, celle enfin qui aurait concouru le plus efficacement à la formation du type jésuite, si l'on peut ainsi parler. Cet examen particulier, dont l'on trouvera dans les Exercices le programme très détaillé, a donc pour but de nous faire atteindre deux résultats : l'extirpation de tel défaut, l'acquisition de telle vertu. Pendant un mois, un an, s'il est nécessaire, je m'examinerai, à midi et le soir, sur le succès, heureux ou malheureux, de mes efforts continus contre l'impatience; tout de même, et aussi longtemps qu'il le faudra, sur les progrès que j'aurai faits, heure

 

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par heure, minute par minute, dans la poursuite de la vertu de silence. L'examen terminé, Ignace veut encore que, dans un petit cahier à cet usage, j'en consigne, à un centime près, les résultats : ainsi fait un commerçant, la nuit venue, pour ses profits et ses pertes. On conserve, je crois — reliques deux fois émouvantes — quelques chiffons de papier, où les jésuites, enfermés à la Tour de Londres sous Élisabeth, établissaient de la sorte le bilan spirituel de leur journée, en se servant pour cela, d'une épingle trempée dans le jus d'un citron. Voilà, pour une discipline morale, d'assez bons garants. Celle de saint Ignace en a beaucoup d'autres; mais notre Condren, fidèle aux principes que nous lui connaissons, ne pouvait que médiocrement la goûter. Caractère, métaphysique, théologie, pychologie naturelle et surnaturelle, tout le sépare d'Ignace. Ils n'ont de commun que la sainteté. Qui a raison de l'un ou de l'autre? Les deux peut-être. C'est là d'ailleurs, comme disait Fontenelle de Leibniz et de Newton, un problème qu' « il n'appartient pas à un historien de décider, et encore moins à moi. Atticus se serait bien gardé de prendre parti entre ce César et ce Pompée » (1).

Condren entend bien lui aussi que toute personne pieuse fasse, et trois fois par jour, un examen de conscience, mais d'une manière à laquelle Marc-Aurèle n'eût rien compris. Il n'est plus question, en effet, dans l'ascèse bérullienne, de travailler directement, immédiatement, exclusivement à l'extermination de tel vice ou à l'acquisition de telle vertu, mais, plus simplement, de s'appliquer à soi-même les vertus, les états de celui qui est tout ensemble notre raccourci vers le bien, notre vérité morale, notre vie morale. Via, veritas, vita. On s'examinera donc

 

sur le mésusage des dispositions des vertus que Jésus-Christ

 

(1) Eloge de Leibniz.

 

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nous a données, rejetant ses inspirations, et empêchant ses opérations et mouvements.

 

Ce n'est plus : aide-toi, comme si tu étais seul. Que tu y penses ou non, tu n'es pas seul. L'Homme-Dieu a devancé, il prolonge et multiplie, il divinise, il achève tes propres efforts. Travail mystérieux, mais dont l'Evangile ne te permet pas de douter, et auquel il suffit que tu adhères, et qu'il suffit que tu veuilles t'appliquer à toi-même.

 

Sur le mésusage due nous avons fait de ses mystères, ne les ayant pas honorés, comme nous devons, étant obligés de nous y appliquer, pour en dériver en nous les grâces, et imiter (leurs vertus).

 

Tu veux devenir patient : laisse donc les subtils volumes où se trouvent définis les visages abstraits de cette vertu, distingués les divers degrés qui nous mènent jusqu'à elle, énumérés les avantages qu'elle nous procure. Longue méthode, sèche, froide, toujours plus ou moins décevante. Offre-toi au Christ patient, soumets-toi au rayonnement de sa patience, accepte qu'il fasse de toi une vive image de sa propre patience. Enfin,

 

en ne faisant pas usage assez grand et assez digne de Jésus-Christ. Car nous devons vivre en lui et par lui, par-dessus notre nature et nos forces (1).

 

« Faire usage de Jésus-Christ », dira-t-on encore que cela est bien mystique ? Sans aucune espèce de doute. Mais qu'importe, si cela est vrai ? Ego sum via et veritas et vita. Bien difficile? Mais où a-t-on vu qu'il fût si facile d'arriver à la perfection ? Moins difficile en tout cas, infiniment moins que la méthode ignatienne. Celle-ci, un enfant la pourrait comprendre — : « Arrachez brin à brin ce qu'a produit ce maudit grain : » — mais à qui veut la suivre sérieusement, sans défaillance et pendant toute une vie, elle impose un héroïsme presque surhumain.

 

(1) Lettres, p. 334.

 

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Venant au détail de l'examen, Condren résiste discrètement, mais résolument, à la méthode ignatienne dans ce qu'elle présente de plus nouveau. Il veut bien d'un examen de conscience, mais non d'un examen particulier :

 

 

Nous ferons une revue sur les actions de la journée, non tant en particulier qu'en général; et porterons jugement de nos défauts, non tant selon notre sentiment, comme selon celui du Fils de Dieu, parce que les nôtres nous trompent.

 

Il ne veut pas davantage que,

 

dans notre dite revue..., nous... nous arrêtions... à considérer nos bonnes oeuvres en particulier, (même) pour en remercier Dieu spécialement, parce qu'il y a toujours quelques défauts en icelles. Ce n'est pas à nous à les juger bonnes absolument, l'Eglise même n'ayant pas seulement pouvoir de faire des jugements d'approbation en particulier (1).

 

En dehors de la théologie qui les inspire, on devine

 

sous chacune de ces lignes, une psychologie qui n'est pas celle de saint Ignace, moins despotique, plus souple, moins simple surtout. Même s'il n'était que moraliste, Condren n'approuverait pas que l'on s'absorbât dans la contemplation de soi-même, spectacle morne, toujours désolant pour les âmes bien faites, plein d'illusions pour les autres, et qui paraît aussi propre à paralyser ou à vicier l'action qu'à la stimuler. Tout de même trop de contrainte lui paraît stérile, dangereux, opposé à la liberté et à l'allégresse des enfants de Dieu. « Ne faites rien avec effort de vos sens ou de votre esprit, disait-il, mais avec une vraie foi que vous pouvez avec Jésus-Christ, en la vertu de son Esprit, tout ce qui est utile à la gloire de Dieu, et au bien de votre âme» (2). Ou encore :

 

(1) Lettres, pp. 313, 329. Qu’il ait bien connu tous les Exercices, lui, si curieux de la « grâce » propre à chaque famille religieuse, et qu'il les vise directement dans les lignes que je viens de citer, cela me paraît assez vraisemblable. En tout cas, ces lignes seules montreraient assez que je n'exagère pas en  opposant l'un à l’autre ces deux génies.

(2) Lettres, p. 189.

 

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Fuyez toute inquiétude d'esprit, et toute contrainte dans les choses spirituelles... O ! que c'est un grand secret en la vie chrétienne d'être à Dieu sans attachement à aucune chose, et sans élection d'aucun moyen pour l'honorer, mais bien en une parfaite volonté d'user à sa gloire de toutes les choses que sa Providence nous fera rencontrer, et d'être à lui dans son esprit pour cela (1) !

 

Aux disciplines morales d'avant l'Évangile il oppose triomphalement une sorte de kantisme, si j'ose dire, ou bien un agnosticisme, mais dont l'orthodoxie n'est pas douteuse (2). Pour lui, le « connais-toi toi-même » du vieil oracle, jugé à la lumière de la foi, est une absurdité manifeste. Ce qui fait notre vérité, même morale, notre vie, à savoir Jésus-Christ lui-même, aucune analyse ne nous le fera jamais connaître ici-bas. Que de jugements téméraires ne faisons-nous pas, quand nous examinons nos intentions ou nos actes,

 

tantôt nous jugeant meilleurs ; quelquefois aussi... ignorant les grâces que Dieu nous a faites, nous nous estimons en pire état que nous ne sommes : c'est chose si inconnue que les faussetés de nos sentiments (3).

 

Il ne veut pas dire seulement, de nos impressions, mais encore et surtout des jugements que nous portons sur nous-mêmes. Pour nous, chrétiens, il ne saurait plus y avoir de psychologie séparée ou naturelle : que nous le sachions ou non, le surnaturel nous baigne de toutes parts, nous pénètre dans nos plus intimes profondeurs, un surnaturel, dis-je, qui échappe fatalement à la conscience,

Contentons-nous donc de marcher par la voie de la foi, la plus facile et la plus douce.

 

(1) Lettres, pp. 136, 137.

(2) Ai-je besoin d'ajouter qu'il ne met pas en question, comme Kant, les principes premiers de toute connaissance ? L'agnosticisme dont je parle est exclusivement limité à la connaissance que nous pouvons avoir de nous-mêmes. Qui a lu l'Evangile et les décrets de Trente sur la justification, avouera, je pense, qu'il est impossible à l'observation psychologique de découvrir en nous le principe surnaturel qui nous fait vivre vraiment.

(3) Lettres, p. 130.

 

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Vous avez tant de fois expérimenté qu'il n'y a rien qui vous tire plutôt de votre mal que la communication de quelque personne affectionnée à votre bien ; parce que ce vous est un DIVERTISSEMENT QUI VOUS ÉLOIGNE DE LA CONSIDÉRATION DE VOUS-MÉME, et, PAR CONSÉQUENT DE CE QUI VOUS NUIT. Or, il est bien vrai que personne n'aime le bien de votre âme en comparaison de Notre-Seigneur. Il est seul tout-puissant pour vous secourir; personne ne vous peut aider sans lui, mais lui le peut sans personne. Et ne doutez point que, si vous conversez et vous entretenez avec lui, vous n'en receviez un grand soulagement. Je ne doute point qu'au commencement vous n'y ayez quelque peu de difficulté, et que votre esprit ne retombe souvent dans les pensées qui lui ont été les plus fréquentes... C'est une accoutumance que vous avez prise, et un mauvais pli que vous avez donné à votre esprit, que vous ne pouvez pas détruire tout à la fois ; mais petit à petit, en vous inclinant au contraire, par la grâce de Notre-Seigneur, qui prendra sur soi la plupart de la peine, et vous tirera à lui, avec un esprit de douceur, pourvu que vous vous y laissiez aller ; et que, quand vous vous sentirez tombée en vos troubles ordinaires,. vous essayiez courageusement de vous en divertir par quelque bonne pensée de lui, le regardant comme tout votre support, vous tendant les bras, vous présentant son assistance, vous appelant à sa sainte conversation, et désirant plus que vous ne pouvez penser de vivre en vous, et que vous viviez en lui.

FUYEZ COMME UN ENFER LA CONSIDERATION DE VOUS-MÊME, et de

vos offenses. Personne n'y doit jamais penser que pour s'humilier, et aimer Notre-Seigneur... Il suffit EN GÉNÉRAL de vous tenir pour pécheresse, ainsi qu'il y a bien des saintes au ciel qui l'ont aussi été (1).

 

De guerre lasse, tout vrai directeur finira bien par en venir là, et les fils de saint Ignace, aussi allègrement que les autres. Condren seulement, et avec lui toute l'école française, estiment qu'il faut commencer par là.

 

C. — Dévotion à la sainte Trinité.

 

Le titre que l'on vient de lire devrait à première vue surprendre qui ne se paie pas de mots. Nous concevons

 

(1) Lettres, pp. 115-134. C'est une des plus importantes de tout le recueil. Ln général », ne s'applique pas à « il suffit » mais à « vous tenir ».

 

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en effet sans peine une dévotion spéciale à l'Homme-Dieu, enfant ou souffrant ; à la sainte Vierge; à l'ange gardien ; ou encore à chacune des trois personnes divines isolées, en quelque sorte, les unes des autres, par cette dévotion même; — Te aeternum Patrem ; Verbum supernum prodiens; Veni lumen cordium. — Mais nous concevons beaucoup plus difficilement une vraie prière d'homme, sérieuse, tendre, passionnée, qui s'adresserait d'abord et uniquement au mystère même du Dieu un et trine. Croire aveuglément ce que l'Eglise nous enseigne à ce sujet, affirmer cette foi en faisant le signe de la croix, chanter le credo à la messe du dimanche, pour l'immense majorité des fidèles, la dévotion explicite à la Trinité ne va pas plus loin, je dis la dévotion explicite et consciente, car, encore une fois, nos adorations profondes, unies à celles du Christ, notre vie et notre prière, s'élevant « au-dessus de notre connaissance et de notre affection », atteignent « Dieu et ses mystères comme ils sont en eux-mêmes », tout l'inconnu de Dieu », « tout ce que Dieu est ».

Mais, puisque notre prière à nous sera d'autant plus sainte, vraie, réelle qu'elle s'unira davantage à la prière du Christ en nous, qu'elle adhérera plus intimement à ses propres adorations, qui ne voit que « nous devons user fidèlement d'un si digne moyen, comme est le Fils de Dieu même, pour une si haute fin qui est d'honorer dignement le mystère de la sainte Trinité », puisant « en Jésus-Christ seul... toute la capacité pour adorer un si adorable mystère »

Ce qui nous oblige d'abord et surtout à « révérer ce mystère » est précisément ce qui d'abord semblerait nous permettre ou nous excuser de le négliger :

 

C'est qu'il est le plus séparé de la créature, et le plus propre à Dieu. Les autres mystères du Fils de Dieu, desquels celui-ci est la source... (Incarnation; Nativité; Vie cachée ; Résurrection même et... Ascension) sont tous mystères opérés pour notre bien et utilité, ou pour la gloire (qui est aussi nôtre)

 

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de l'humanité sainte de Jésus-Christ Mais au reste ce sont tous mystères qui n'ajoutent rien à Dieu, qui ne le rendent point plus grand, plus saint, ni plus glorieux. Car Dieu est toujours un et de même... Mais la génération de son Verbe en son sein, et la production de son Saint-Esprit... c'est ce qui fait qu'il est Dieu. En un mot, c'est en cela que sont comprises toutes ses divines et infinies perfections; c'est en ce mystère que sa divinité est enclose...

(Et cela) nous oblige à des devoirs inexplicables et infinis vers ce mystère. Car nous devons être entièrement dans les intérêts de Dieu, et non dans les nôtres. Que si nous reconnaissons les obligations que nous avons à Dieu pour les mystères de Jésus-Christ qui nous glorifient, quelle reconnaissance ne devons-nous pas avoir vers celui-ci..., qui est la gloire et la félicité de Dieu même.. ? Nous sommes plus obligés à Dieu de ce qu'il est sa propre félicité et complaisance, que non pas à cause qu'il nous rend bienheureux en soi.

 

Mais que faire pour « marcher en cette voie de Dieu si relevée » ? Seule l'école française a réponse à cette question.

 

Nous devons regarder notre chef Jésus-Christ..., afin que, dans son esprit, nous soyons vraiment dévots à ce mystère, et d'une dévotion digne de ce mystère, car tout ce qui procède de nous n'est pas digne de Dieu, et nous ne saurions lui rendre un seul devoir digne de lui ; ET SA MAJESTÉ NE PEUT ACCEPTER NULLE CHOSE QUI PROCÈDE DE NOTRE ESPRIT.

 

Ce qui est du reste vrai de toutes les autres dévotions, même de celles qui nous sembleraient plus proportionnées, soit à notre « connaissance », soit à nos « affections ».

 

C'est pourquoi, nous devons nous retirer dans son esprit, dans ses dispositions, et dans les devoirs qu'il rend à cet adorable mystère, pour nous y consacrer et appliquer dans ces choses si saintes. Nous ne devons rien être au regard de ce mystère que ce que Jésus-Christ y est; IL N'Y DOIT BIEN AVOIR DU NÔTRE

 

que notre « application » même aux dispositions de Jésus-Christ.

 

400

 

Et encore, dans cette retraite en Jésus-Christ, nous n'y devons, entrer que par soumission à Dieu, et par zèle de sa gloire.

 

Tout nous porte à croire que la conférence que je viens de citer était adressée à des religieuses. Condren la termine par une affirmation assez imprévue peut-être, mais surévidente.

 

Jésus-Christ aime mieux la Sainte Trinité que son Eglise (1).

 

Magnifique truisme, mais qui aurait surpris d'abord, scandalisé même peut-être l'anthropocentrisme de Pascal. Condren et Pascal, ma première pensée, longuement caressée, eût été de les étudier ici l'un à côté de l'autre, pensée qui ne pouvait manquer de s'imposer tout spontanément à un disciple de Sainte-Beuve. Mais, pour ne pas encombrer le présent volume, déjà trop lourd, j'ai dû me refuser cette joie. Aussi bien l'opposition entre ces deux génies parait-elle assez d'elle-môme. Pascal est certes plus émouvant. Quoi de plus simple ! Il prend les choses, non pas « telles qu'elles sont en elles-mêmes », mais telles qu'elles sont par rapport à nous. Non pas « tout l'inconnu de Dieu », le Dieu un et trine, mais le « réparateur de notre misère », mais le « Dieu sensible au coeur ». Il veut désespérément « sentir » Dieu ; il demande un « signe » et se persuade qu'il l'a obtenu. « Feu !... joie, larmes de joie !... J'ai versé telle goutte de sang pour toi. » Condren cherche Dieu «au-dessus de sa connaissance » propre, et de ses propres sentiments. Le cherchant ainsi, la pure lumière de la foi lui permet de le trouver. « J'aime mieux, disait-il, savoir par sa promesse que son secours m'est toujours présent... que de voir la main dont il me soutient. Mes sons et mes expériences me peuvent tromper, — serait-ce un signe de feu — mais sa parole est infaillible… Plus sa vertu est pure, moins elle se mêle avec notre chair, et plus elle est divine, moins nous pouvons la comprendre.

 

(1) Considérations sur la foi et les mystères, pp. 176-189.

 

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Il nous suffit donc de la croire, et nous devons agir par elle, sans la ressentir (1) ».

« Le Père de Condren n'avait point de visions dans ses prières, ni de ces joies qui transportent et ravissent de certaines âmes. Toutes ses grâces produisaient une admiration de la grandeur et de la sainteté de Dieu, et le laissaient dans l'esprit de sacrifice » (2). Qu'il se soit fait une idée plus haute de la « religion », qu'il soit plus religieux, cela ne peut faire aucun doute à qui réalise le sens de ces mots augustes. Pense-t-on qu'en revanche il soit moins « chrétien », je veux dire qu'il ait fait moins que Pascal « usage de Jésus-Christ » ?

 

D. — Dévotion au second avènement du Verbe.

 

Je pensais vous écrire samedi au soir ( fin de décembre), mais je n'en trouvai point de voie ; c'était pour vous convier à honorer cette semaine le second avènement du Fils de Dieu et son dernier jugement sur le monde. Il y a longtemps que je désire que vous y ayez dévotion (3).

 

Quoi donc ? Avions-nous besoin de ce rappel? Ne récitons-nous pas chaque jour : « Et il est monté au ciel... d'où il viendra juger les vivants et les morts » ? Ne lui disons-nous pas et avec une émotion assez profonde : « Judex crederis esse venturus » ? Sans doute, et il est également vrai que la dévotion à ce mystère nous paraît plus facile que la dévotion à la Trinité. N'est-ce pas nous en effet qu'il viendra juger? Mais il s'agit bien de nous !

 

Nous avons bien du sujet de le craindre, puisqu'il portera la condamnation des pécheurs ; mais nous en avons encore plus de l'honorer, de l'aimer, de le désirer (même pécheurs), puisqu'il portera aussi l'établissement parfait de la gloire et du règne de Dieu dedans ses oeuvres, et l'accomplissement de

 

 

(1) Amelote, op. cit, II, p. 177.

(2) Ib., II, p. 201.

(3) Il ajoute que les derniers jours de l'année seraient particulièrement propres aux exercices de cette dévotion.

 

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tous les désirs que nous pouvons avoir selon lui... Eu ce second avènement..., il se présente à la vue de tout l'univers, non plus... en l'infirmité de cette chair, mais parfaitement vivant et régnant, dedans la propre majesté, gloire, puissance et autorité de Dieu son Père; parfaitement triomphant de tous les ennemis de Dieu, du péché et de la mort... Ce n'est pas pour les hommes qu'il viendra lors, mais pour Dieu, pour lui faire justice des outrages commis par les hommes... Or, comme nous devons aimer Dieu plus que nous-mêmes..., nous devons aimer ce second avènement d'un amour tout particulier.

 

Suit une méditation en cinq points que je n'ai pas le droit de trop abréger, puisque aussi bien elle résume splendidement la doctrine de Condren :

 

Adorez en premier lieu le Fils de Dieu et la puissance qu'il a de détruire l'empire du diable..., le ciel et la terre et tout le monde d'Adam, cette vie et cet être présent, dans lequel nous sommes à cette heure. Renoncez à toutes ces choses que le Fils de Dieu veut détruire, et le suppliez qu'il n'attende pas au jour du Jugement à le détruire eu vous, mais de le faire dès maintenant, et d'abolir en votre âme tout le monde d'Adam.

Donnez-vous à lui, pour entrer en la sainteté de son zèle à l'encontre du monde, afin que vous soyez avec lui dans l'inclination de le détruire, et que vous n'y puissiez adhérer.

En second lieu, vous adorerez Jésus-Christ et l'abondance et plénitude de vie qui est en lui... ; et cette puissance de vie par laquelle il retire tout l'univers de la mort, et le renouvelle eu une meilleure vie... Donnez-vous à Notre-Seigueur, pour entrer dès maintenant en quelques effets de cette nouvelle vie...

 

Dédions le troisième point à la mémoire de Bossuet et de Fénelon, à la défense de tous les mystiques.

 

En troisième lieu, adorez le Jugement que Jésus-Christ fera de toutes choses. Nous le devons maintenant adorer d'autant plus soigneusement, que nous ne sommes pas assurés d'être en état alors d'en rendre à Dieu l'honneur, l'amour et la gloire qui lui en sera due, puisque nous ne sommes pas assurés de notre salut. Adorez particulièrement le Jugement qu'il fera de vous, quel qu'il soit; quand bien il devrait être de condamnation,

 

1o3

 

nous le devons... Donnez-vous à Notre-Seigneur pour entrer présentement en la vérité de son Jugement, pour n'estimer jamais les choses que comme il les estime...

En quatrième lieu, Jésus-Christ, par son Jugement, se rendra la justice à lui-même, et à tous ses mystères : il établira lors son Incarnation, son enfance, sa sainte vie cachée, à laquelle vous devez avoir dévotion... sur toutes créatures. Il obligera tous les anges, les hommes et les démons... à leur rendre tout ce qui leur est dû, et à porter éternellement à leur honneur et gloire des effets de ce qu'ils sont...

 

Et ce sera pareillement le triomphe de l'école française, la condamnation de qui l'aura trouvée paresseuse ou trop subtile.

 

En cinquième lieu, nous devons nous donner au Saint-Esprit, pour entrer dans le désir qu'il inspire à l'Eglise de Dieu du second avènement de Jésus Christ. Car le désir et l'amour qu'elle a pour ce second avènement est très grand... « L'Esprit et l'Epouse disent continuellement : Venez », et quiconque les écoute, doit dire aussi : Venez. »... « Jésus dit : Oui, je viens bientôt. Ainsi soit-il. Venez, mon Seigneur Jésus. »... (Saint Paul) « comprend tous les fidèles sous ces paroles: « Ceux qui aiment l'avènement de Jésus »... (Enfin) « Notre-Seigneur a voulu que ce fut notre ardent désir, Araks LA SANCTIFICATION DE DIEU, et notre seconde prière ; car, après nous avoir obligés à demander à Dieu la sanctification de son nom, il veut que nous lui demandions l'avènement de son règne (1).

 

Réalisez les sentiments qu'inspirait aux premiers chrétiens l'attente de la parousie, comparez-les à cette lettre du temps de Louis XIII, et ce rapprochement vous fera, pour ainsi dire, toucher du doigt l'évolution, le progrès de la prière chrétienne.

 

E. — La communion fréquente.

 

« Je suis plein, plein jusqu'à la gorge ! » Nous citerons plus loin ce cri du célèbre Père Desmares, ébloui, accablé, comblé après deux heures de conversation avec Condren.

 

(1) Lettres, pp. 44-53

 

4o4

 

Rassasié lui aussi de sublime, le lecteur va-t-il me demander grâce ? Non, je l'espère, s'il veut bien se rappeler que cet avant-dernier des Pères est comme inédit. Vieille bientôt de trois siècles, sa vie par le P. Amelote ne paraît que très rarement dans les catalogues, et ses Lettres elles-mêmes, bien que réimprimées en 1857, ne se trouvent pas sans peine. Si les pensées de Pascal fussent restées manuscrites, les bons esprits disputeraient-ils le droit de les citer largement au chartiste fortuné qui les aurait découvertes? Ou faut-il que je répète que, dansa l'ordre de la charité », de la religion, Condren égale Pascal?

 

Nous devons aller à la sainte communion pour que Jésus-Christ soit en nous tout ce qu'il y doit être, et que nous cessions d'y être tout ce que nous y sommes, à dessein de nous perdre en lui, et nous priver de nous-mêmes.

En second lieu, pour qu'il vienne y détruire tout ce qui est contraire à Dieu..., y faisant une exacte justice, crucifiant le vieil homme, et y établissant le règne de Dieu. Et ainsi nos imperfections nous doivent faire désirer la communion...

En troisième lieu, les dons et grâces qu'il plaît à Dieu de nous communiquer nous doivent induire à communier, afin qu'il plaise à Notre-Seigneur de venir en nous prendre possession de ses dons..., et que, par notre malignité, nous ne venions pas à en usurper le domaine, et nous en approprier l'usage.

Nous devons aller à la communion par obéissance au désir qu'a Jésus-Christ de nous recevoir en lui, dans sa vie et dans son être, détruisant l'être et la vie présente, et nous faisant être ce qu'il est, à savoir : vie, amour, vérité, vertu pour Dieu; et aussi par obéissance à la volonté qu'il a de nous avoir pour membres, dans lesquels il soit vivant pour son Père...

Combien que notre utilité spirituelle nous puisse convier à la communion fréquente, elle ne doit pas être pourtant notre première intention, comme elle n'est pas aussi la meilleure, ni la plus obligeante que nous devions avoir. Nous devons premièrement obéissance au désir que Jésus-Christ a de nous recevoir et posséder.

Saint Paul nous fait savoir que nous sommes la plénitude de Jésus-Christ, qui se remplit de nous, et croît en nous, comme en ses membres spirituels. Nous pouvons nous servir de la

 

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comparaison d'un enfant, qui ne croît point en sa substance, qui est immortelle et invariable, mais bien en son actuelle perfection et accomplissement parfait, lorsque le corps de l'enfant, par la nourriture ordinaire, vient à croître et à remplir la capacité qu'a l'âme de (le) vivifier, et posséder et contenir dedans sa vie et être propre. Ainsi par la communion, Jésus-Christ se remplit de nous, et nous lui faisons tort quand nous ne communions pas, comme celui qui ôterait la nourriture à l'enfant... ferait tort à l'âme..., empêchant la plénitude de sa capacité.

Le Fils de Dieu ne se contente pas d'être offert à son Père en un lieu, mais son désir est de lui être offert en plusieurs; et encore que ce soit un même sacrifice, non seulement le sacrifice, mais l'étendue du sacrifice honore Dieu. Or l'âme, qui l'a reçu par la communion, est vraiment un autel, qui contient Jésus-Christ, et l'offre à Dieu continuellement, non seulement d'intention ou de pensée, comme on peut l'offrir sans le recevoir, mais réellement et en vérité... Or c'est à Jésus-Christ contentement et à Dieu gloire d'être offert ainsi en toutes les âmes...

Il y a plusieurs autres sujets qui nous obligent à communier pour la pure gloire de Dieu, que Jésus-Christ a eue en intention plus que notre salut, quand il a établi la communion (1).

 

On a beaucoup écrit sur la fréquente communion, notamment dans ces dernières années, depuis les décrets du pape Pie X. Trouvera-t-on dans cette littérature abondante et facile beaucoup de pages qui rappellent, même d'assez loin, la distinction, la noblesse et la religion de

Condren (2) ?

 

F. — Le prêtre à l'autel.

 

Donnez-vous à Jésus-Christ,

 

non seulement pour le sacrifier en son intention, et en son

 

(1) Lettres, pp. 96-99.

(2) Sur la confession, je dois au moins citer de lui ces quelques lignes que je voudrais voir affichées, en gros caractères, sur tous les confessionnaux : « Quand vous vous confesserez, dites simplement et peu : car les longues expressions et la mémoire de telles fautes servent de disposition mauvaise à l'esprit pour les recevoir une autre fois... Ce que vous me dites en votre lettre que vous ne pouvez vous en souvenir en confession, c'est que la grâce de Dieu, assistant au sacrement, en sépare votre esprit, qui y veut trop penser. Soyez sincère et simple en la confession. et quand elle est faite, ne pensez plus comment elle a été faite. » Lettres, pp. 177, 178.

 

4o6

 

esprit, mais aussi en son nom et en sa personne. Car nous devons NOUS ANÉANTIR en cette action, et y être de purs membres de Jésus-Christ ; offrant et faisant ce qu'il offre et ce qu'il fait, COMME SI NOUS N'ÉTIONS PAS NOUS-MÉMES. NOUS ne saurions nous oublier assez en ce saint ministère, NI DIRE ASSEZ SIMPLEMENT EN JÉSUS-CHRIST : HOC est corpus MEUM...

 

C'est moi qui souligne ce réalisme, constamment, rigoureusement, passionnément réalisé, l'idée fixe de Condren, et la plus féconde peut-être, la plus nécessaire des leçons qu'il nous ait données.

 

Vous devez vous souvenir que le sacrifice que vous offrez n'est pas seulement le sacrifice du Fils de Dieu, mais du chef et des membres, de Jésus-Christ accompli, qui contient son Eglise, à laquelle il communique sa prêtrise, et elle l'offre avec lui, et lui s'offre avec elle. Vous n'êtes donc pas à l'autel membre de Jésus-Christ seulement, mais aussi de la sainte Vierge, de tous les saints et saintes qui sont au ciel, et de tous les fidèles qui sont en la terre. Vous devez donc vous oublier vous-même, pour être ce qu'ils sont, et offrir en leur nom et en leur personne, aussi bien qu'en leur intention et en esprit; et être à l'autel en esprit ce qu'ils sont, et CESSER D'Y ÊTRE VOUS-MÊME (1).

 

G. — La direction.

 

« Il n'avait pas sitôt parlé à quelqu'un qu'il connaissait sa capacité, et marquait précisément le caractère de chaque humeur et de chaque naturel. Avec la facilité de ce jugement, il avait celle de conformer sa doctrine à 'a disposition de son auditeur, et il mesurait son entretien avec tant de proportion qu'il n'y avait personne qui ne fût capable de l'entendre. Il usait d'une langue pour les doctes, et d'une autre pour les simples; il servait une viande aux forts, et une autre aux faibles ». Peut-être néanmoins oubliait-il quelquefois qu'à certaines heures les doctes eux-mêmes doivent être traités comme les simples. Lucide toujours et d'une merveilleuse transparence, mais d'une

 

(1) Lettres, pp. 17, 18.

 

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fécondité impitoyable, si l'on peut ainsi parler. Ceci paraîtra mieux du reste quand nous étudierons sa conduite à l'égard de M. Olier. « Il avait une particulière charité pour les gens de petite condition, et entretenait plus volontiers un pauvre serviteur qu'il n'eût fait une personne de grande qualité. Mais il n'y avait point de sorte d'esprits, même des plus grossiers, qui ne comprissent sa doctrine, et si quelqu'un y trouvait d'abord quelque difficulté, c'est qu'il était prévenu d'une instruction particulière... Lorsque Dieu lui avait donné le soin de quelqu'un, il était extrêmement assidu à l'instruire, il y travaillait avec autant de diligence que s'il n'y eût eu rien que cela à faire au monde; et, ayant un zèle universel dans son âme, il avait une charité pour celui-là seul, comme pour tons les hommes ensemble. Cette bonté, qui paraissait très évidente, donnait une grande confiance en lui, et, quand on considérait la lumière qu'il avait dans les choses de Dieu, la netteté avec laquelle il éclaircissait les doutes et pénétrait dans les coeurs pour expliquer les difficultés, l'on se trouvait dans un si parfait repos sous sa conduite, qu'il n'y a jamais eu aucun de ses enfants qui n'ait compté entre les plus grandes grâces qu'il ait reçues celle de la connaissance d'un si bon père (1)». Jusqu'ici rien qui ne soit commun à toute bonne direction, chose d'ailleurs peu commune ; venons vite aux principes de l'école française appliqués à la conduite des âmes, comme aussi bien aux autres fonctions de

l'apostolat.

 

La parole de Dieu, écrivait-il à un de ses missionnaires, est toujours sainte, même en la bouche d'un pécheur, et elle n'y doit pas perdre son efficace. Elle doit néanmoins produire de plus grands effets, quand ceux qui la portent aux autres s'anéantissent en eux-mêmes, et ne parlent qu'en lui et en son esprit. Malheur à l'ouvrier évangélique qui veut être écouté lui-même ! La couronne et la gloire de l'Evangile ne sont que pour ceux

 

(1) Amelote, op. cit., II, pp. 207-2o5.

 

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qui veulent que Jésus-Christ soit écouté en sa parole, et qui s'anéantissent eux-mêmes dans leur mission (1).

 

Anéantissement bien plus solide, profond, durable que cet oubli et perte de soi, que cet abandon — surveillé du reste — sans lesquels il n'est pas de grand écrivain, ni, encore moins, de véritable orateur. Chose singulière, sur ce point comme sur tant d'autres, les consignes évangéliques et bérulliennes rejoignent les règles premières de l'art d'écrire ou de parler.

« La première intention qu'il avait c'était de donner les âmes à Dieu. Son esprit d'hostie le portait toujours à ce dessein .. Il les lui offrait donc, comme prêtre; et, comme hostie; il souhaitait d'être avec eux un seul sacrifice. II ne s'attribuait jamais à soi-même la qualité de directeur; il disait qu'elle appartenait à Jésus-Christ... Il ne se voulait jamais conserver d'autorité, et il avait toujours de la joie quand on le quittait» pour s'adresser à un autre. « Ce n'est pas à moi, disait-il, de rien mettre du mien dans une âme. C'est le sanctuaire où Dieu habite; tout ce qui y entre sans son ordre le déshonore et le profane... C'est au Chef à communiquer le mouvement à ses membres, et c'est contre la nature du christianisme, s'ils reçoivent des impressions étrangères (2) ».

« C'était sa pratique de laisser ses enfants un temps notable sans leur dire mot, afin de leur donner loisir de profiter de sa doctrine (3)».

 

Dieu, écrivait-il encore, a conduit ainsi ses plus chers disciples, et les a laissés même au Saint-Esprit, pour apprendre de lui ses principales instructions, après les y avoir disposés... Je crois que vous devez à son exemple lui laisser pour un temps les âmes qui vous écoutent, après leur avoir ouvert l'esprit, afin qu'elles s'accoutument à trouver en Dieu ce que vous

 

(1) Lettres, pp. 255, 256.

(2) Amelote, op. cit, II. pp. 211, 218.

(3) Ib., II, p. 228.

 

leur avez enseigné. Celui qui plante ou qui arrose n'est pas considérable en l'oeuvre de Dieu, mais Dieu même qui donne l'avancement et la perfection (1).

 

« Encore qu'il jugeât bien que vous dussiez travailler à certaines oeuvres, si est-ce qu'il ne vous en pressait point, qu'autant qu'il vous jugeait capable de les accepter (2). Il avait cela de merveilleux — le mot n'est pas trop fort — qu'il ne vous faisait jamais aucune instance. Cette façon tient d'ordinaire, ou d'une espèce d'empire — genus dictatorium — ou d'une familiarité. Il était si humble qu'il ne prenait lamais les choses d'un air de puissance, et si respectueux qu'il ne se donnait jamais aucune liberté avec vous. Il  se regardait toujours comme une chose de néant, par son esprit d'hostie et de sacrifice» (3).

Par là s'expliquent du reste, et, sans doute, se justifient cette lenteur extrême, cette indécision apparente dont nous avons déjà parlé. « Il faut, disait-il, donner à Dieu le temps que désire la suavité de sa conduite »). Grâce et nature, si l'on veut bien se le rappeler, c'est là aussi un des traits caractéristiques de Vincent de Paul. Lorsqu'on venait proposer au P. de Condren « quelque nouveau dessein, il ne rebutait jamais les personnes ; il prenait du temps, pour les faire prier Dieu, et pour le prier aussi lui-même ; et enfin, selon les dispositions où Dieu les avait mises, il décidait leurs difficultés. Il n'avait pas égard en cela à ses dévotions, il considérait les instincts particuliers que Dieu mettait dans leurs esprits, il examinait la conformité qu'avaient ces instincts avec leur vocation, et, s'ils se trouvaient justes, il les portait à y obéir. Sur quoi je découvre le tort qu'avaient quelques-uns, qui se plaignaient

 

(1) Lettres, pp. 33, 34.

(2) Amelote ici, comme toujours, parle d'expérience : Cf. dans l'édition Pin, les lettres qu'il recevait de Condren, son supérieur, pendant ses propres missions.

(3) Amelote, op. cit., II, pp. 228, 229.

(4) Lettres, p. 215.

 

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de ce grand homme, lorsqu'il ne satisfaisait pas tout d'un coup à leurs demandes. Il est vrai que l'impatience et la curiosité avaient à souffrir auprès de lui, car, comme il n'arrêtait rien par son esprit, et qu'il désirait de la lumière pour connaître la volonté de Dieu, il tenait les esprits en suspens, jusqu'à ce qu'ils eussent assez prié Dieu pour en obtenir de l'éclaircissement. Cependant la paix où ils le voyaient irritait parfois leur inquiétude, mais, quelques instances qu'ils lui fissent, ils ne tiraient jamais de sa bouche de résolution à laquelle Dieu ne les eût premièrement disposés, et il fallait qu'ils fussent sollicités dans leur conscience, avant que d'être convaincus par ses paroles. Il aimait mieux souffrir l'importunité, en attendant les heures de Jésus-Christ, que de lui être infidèle, et il ne croyait pas qu'il fût besoin de résoudre ce que Dieu ne témoignait pas désirer. Il voulait donc savoir d'eux en quelle disposition Dieu les mettait, et il laissait toujours prononcer Jésus-Christ dans leur coeur, sans usurper son autorité. Ce n'est pas ainsi que se comportent plusieurs prophètes d'Israël ; il n'y en a que trop qui parlent de leur propre mouvement, et qui courent où ils ne sont pas envoyés. Celui-ci étudiait les impressions que Dieu faisait dans les âmes, il s'enquérait des paroles secrètes qu'il disait en elles, il prenait garde à son silence aussi bien qu'à son langage, et enfin il suivait la grâce, et se rendait religieux à ne la point prévenir (1)». Alors comme aujourd'hui, beaucoup ne demandaient à leur directeur que de les dispenser de vouloir, en d'autres termes, que de vouloir pour eux. Lâche prétention, mais deux fois déraisonnable quand on se place au point de vue de l'école française. Comment veut-on que le directeur, qui, lui-même, doit « cesser d'être », aille s'encombrer de l'être d'autrui ? Et comment ce redoublement de son moi servirait-il à entretenir, à parfaire la vie du Christ dans les âmes ?

 

(1) Amelote, op. cit., II, pp. 220-221.

 

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Filioli quos iterum parturio, cloner formetur Christus in vobis.

 

H. — La mystique.

 

Chose infiniment rare de son temps, et peut-être encore du nôtre, dans les états mystiques, le P. de Condren n'admirait que ce qui est proprement mystique, à savoir la rencontre entre Dieu et nous au plus intime de l'âme ; rencontre ineffable et qui, par sa définition même ne doit ni ne peut tomber sous le sens. Le jugement qu'il a porté sur les extases de Barbe de Compiègne est à ce point de vue d'une extrême importance. Nous avons déjà parlé de cette contemplative et nous la retrouverons bientôt dans le chapitre d'Antoinette de Jésus (1). « Le P. de Condren, qui avait sa confiance, l'estimait très haut. Il m'a dit, rapporte le P. Amelote, « qu'il n'avait jamais vu personne qui eût tant de connaissance qu'elle de Jésus-Christ crucifié ». Elle était en effet « si puissamment retirée dans l'intérieur de Jésus-Christ souffrant, et avait tant de société avec son état d'hostie pour les péchés, qu'elle était souvent, deux ou trois heures, comme morte de douleur (2)» . Or, justement, cette extase accablée, qui ravissait les pieuses personnes de Compiègne, plaisait beaucoup moins au P. de Condren.

Il eût voulu que Barbe luttât de son mieux contre une défaillance toute physiologique, ou du moins que ni elle, ni son entourage n'attachassent d'importance à des phénomènes qui, par eux-mêmes, n'ont rien de céleste. C'est dans cet esprit qu'il écrivait un jour au P. Marin, confesseur ordinaire de l'extatique :

 

Je désirerais seulement, s'il m'est permis de désirer quelque chose dans les oeuvres de Dieu, qu'il plut à Notre-Seigneur de la soutenir davantage dedans sa souffrance, afin qu'elle ne succombât pas tant par infirmité, et que cet état pénible et crucifié quelle porte fût plus caché dans la force de Jésus-

 

(1) Cf. Invasion mystique, pp. 67-69,

(2) Amelote, op. cit., II, p. 264.

 

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Christ, qui portait tout un monde de douleur et une extrémité incompréhensible de souffrance, sans cesser de rendre à Dieu et aux hommes ses devoirs;

 

sans perdre l'usage de ses sens.

 

Il sera bon qu'elle communie tous les mois une fois en l'honneur de la force et sainteté de Jésus souffrant. Par sa force il soutient sa peine, quoique extrême, sans y succomber et la manifester par infirmité.

 

Et il ajoute cette remarque, infiniment précieuse pour nous, historien des mystiques, puisqu'elle nous apprend et nous invite à discerner, dans l'expérience même des saints les plus authentiques, ce qui est de Dieu, ce qui est proprement de l'homme :

 

Je souhaite aussi beaucoup qu'il plaise à Notre-Seigneur... de consommer dans sou esprit très saint ce qui reste encore en son âme et eu ses sens, principalement intérieurs, d'amour et complaisance propre, et impureté de la nature ; afin qu'elle ne reçoive pas les effets de Dieu et ses communications saintes si animalement et si charnellement ; car il me semble que sa nature et ses sens y tiennent trop de part, et en une manière qui tient encore trop de la chair et du sang, combien qu'elle soit fort pénible et par l'Esprit de Dieu.

 

Et, revenant à un de ses axiomes familiers :

 

Nous ne recevons jamais les dons de Dieu purement comme il nous les donne ; et lors même qu'en nous les donnant. il nous les fait aussi recevoir par son Esprit, souvent notre nature s'y mêle, et nous fait recevoir impurement ce que Dieu nous donne très saintement... Et elle doit désirer de n'avoir aucune part à ses dons, qui ne doivent être que pour lui et à sa gloire, et qui la doivent ôter et ravir à elle-même, plutôt que de lui donner, pour la faire être à Dieu. Nous devons désirer avec Dieu de tout perdre, afin qu'il ait tout ; de ne rien être en nous, afin qu'il y soit tout ; d'y mourir toujours et à toutes choses, voire même à celles qu'il lui plaît de nous donner, afin que lui-même soit vivant en nous dedans ses propres dons... ; et qu'il ne souffre jamais que nous sortions de cette mort qui

 

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laisse vivre Dieu en nous, de ce néant qui donne lieu en nous à son être (1).

 

Ainsi nous ne ferons qu'obéir à Condren, lorsque bientôt nous critiquerons, avec une respectueuse liberté, et Marie des Vallées, et M. Olier, et d'autres encore. Si je connaissais un guide plus lumineux et plus sûr, je l'aurais suivi.

 

I. — L'anéantissement posthume ou de « la manière de faire son testament ».

 

A une personne riche qui l'avait consulté sur ce sujet, et notamment sur les fondations pieuses qu'elle songeait à faire, des fondations, oui certes, répond le P. de Condren,

 

car il est juste que notre sentiment passe au delà de nous, que nous souhaitions de survivre à nous-mêmes, pour adorer une si grande bonté, et que notre reconnaissance ne soit pas ensevelie en notre cercueil ;

 

mais des fondations qui respirent « un esprit de mort, et non pas un esprit de vie en la mémoire des hommes ». Puis, venant au concret et au détail, voici, continue-t-il, deux projets

 

qui me viennent en l'esprit, qui pourront vous servir d'exemple. Il v a deux maisons religieuses, que je sais que vous aimez avec une grande charité, auxquelles vous vous sentez porté de faire du bien, comme je crois que Dieu l'aura bien agréable : l'une est nue maison d'amour, d'honneur et de louange, de cordialité et de reconnaissance pour Dieu ;

 

peut-être un des Carmels de Paris.

 

je voudrais, entre les autres intentions que vous pouvez avoir, fonder une place en celle-là, à dessein d'établir à perpétuité une âme en la terre, pour aimer et louer Dieu, et qui vous soit un perpétuel sacrifice eucharistique, c'est-à-dire de gratitude

et d'action de grâces.

Non que je veuille vous porter à désirer que cette personne

 

(1) Lettres, pp. 71-74.

 

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vous connaisse, et qu'elle soit spécialement désignée pour remplir votre fondation, et pour satisfaire à votre désir, ou qu'elle soit obligée à s'occuper de vous et de vos intentions... Vous ferez mieux de la commettre entièrement à l'esprit de sa vocation, en la donnant toute à Dieu, et la lui laissant régir en la pureté de sa voie.

Et d'ailleurs, il nous est communément meilleur de vouloir être dans l'oubli de la mort, afin que Dieu seul remplisse les pensées et les affections des hommes. Nous nous sommes trop occupés de nous-mêmes, et avons trop pris de place dans les esprits des autres, que Dieu seul devait remplir. Il les lui faut laisser entièrement vides de nous, comme ils le doivent être d'eux-mêmes... Les âmes consacrées à Dieu sont des temples que sa seule Majesté doit remplir ; et les coeurs qui lui sont voués... sont des autels qui doivent brûler de son seul amour, dans lequel toute autre chose doit être immolée à sa sainteté, et parfaitement consommée. Ce serait autrement vouloir être une idole en son temple... C'est mieux fait de se cacher en Dieu, comme cet ange, qui donna la Loi au peuple, sur le Mont Sinaï, qui s'anéantit dans sa mission en la personne qui l'envoie, et parle en sou nom, afin que Dieu seul paraisse et soit adoré, et lui ignoré.

 

Cet ange du Sinaï était aussi une de ses dévotions. Suivent, appliquées à cette circonstance particulière, toutes les considérations que nous connaissons déjà, et un magnifique modèle de testament bérullien, dont je veux au moins citer quelques articles : je fais mon testament, et dès aujourd'hui,

 

pour honorer et imiter Jésus-Christ mon Seigneur, qui n'attendit pas la dernière heure pour sceller sa dernière volonté, mais ayant assemblé les siens, auparavant qu'il y eût aucune apparence de sa mort, il enferma tous ses biens et soi-même dans la très sainte Eucharistie, et ainsi se laissa par testament en sacrifice à Dieu, et en communion éternelle à son Eglise... Pour mon corps, qui est terre, et qui doit retourner en terre, je n'en puis faire un meilleur usage, ni lui désirer une plus grande bénédiction, que la principale que puisse avoir la terre, qui est de servir de marche-pied aux enfants de Dieu, et porter ceux qui le servent; je désire pour cet effet qu'il se

 

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consomme sous le pavé de l'Eglise N., où je choisis ma sépulture (1).

 

Je devrais et je voudrais le citer encore, mais ces derniers textes nous invitent d'eux-mêmes à mettre fin à notre discours. Nous connaissons maintenant cet homme divin, ses moeurs, sa doctrine ; il est temps de le voir mourir.

« Il demanda l'extrême-onction, avant qu'il fût entièrement affaibli, et il la reçut dans l'esprit de Jésus-Christ mourant. Alors, il se donna à lui pour entrer dans toutes ses dernières dispositions, et pour achever par sa grâce ce qui manquait à ses fidélités. Il se sépara plus que jamais du monde présent, et, avec Jésus-Christ, désira très fortement de passer à Dieu. Il demanda pardon... à tous les Pères, et leur donna en ces termes sa bénédiction... : « Venez, mon Seigneur Jésus, et vivez en vos serviteurs avec la plénitude de votre vertu; et dominez sur la puissance qui vous est contraire, vous qui vivez et régnez aux siècles des siècles....

« Un médecin, qui le voyait sensiblement affaibli, lui dit qu'il allait mourir. Tout incontinent, il se mit en trois dispositions pour s'y préparer. La première fut de respect et d'adoration de la parfaite obéissance que Jésus-Christ avait rendue à son Père jusqu'à la mort; et il accepta la sienne par soumission à l'ordre de Dieu. La seconde fut d'union à Jésus-Christ, pour adorer avec lui la justice divine, et pour en porter tous les effets ; il se confessa criminel en mourant, et regarda son lit comme l'échafaud de son supplice. La troisième fut d'offrande de lui-même à Jésus-Christ, pour entrer, par sa vertu, dans l'usage de toutes les lumières qu'il lui avait données, lorsqu'il assistait des personnes mourantes...

« Quant à l'attache à soi-même, sa profession d'hostie l'en avait tellement éloigné qu'il dit en cette maladie ces paroles : « Il me semble que j'ai aimé, toute ma vie, la

 

(1) Lettres, pp. 3o2-316.

 

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gloire de Dieu plus que mon salut ; mais je n'ai rien fait qui vaille ». En effet, la veille même de sa mort, il oublia pour l'amour de Dieu ses propres intérêts, lorsqu'ils devaient être les plus sensibles. Car, comme un des Pères, le voyant défaillir, s'offrit d'aller (lire à son intention la messe des agonisants, il répondit qu'il ne devait pas être considéré, et le pria (le célébrer la messe du jour des Rois, en l'honneur du règne de Jésus-Christ.... Le jour d'auparavant, il avait recommandé à un autre, qui allait offrir pour lui le saint Sacrifice, en l'honneur de la Sainte Vierge : « Demandez-lui qu'elle m'obtienne miséricorde, à sa façon, et non point à la nôtre, et que Dieu soit purement glorifié, et son ordre suivi... » (Et à un autre) : « Demandez à Dieu qu'il ne croie point ni les uns ni les autres ; qu'il se croie soi-même... »

« J'espère, disait-il encore, que Dieu, à cause de sa miséricorde infinie, et pour le respect du sang de son Fils, ne me damnera pas. Je pense qu'il se contentera de m'envoyer en purgatoire jusqu'à la fin du monde ; et, au jour du Jugement, je servirai à exalter sa miséricorde et à confondre Judas et l'Antéchrist. Car, puisque je me suis bien sauvé par la confiance que j'ai eue en Jésus-Christ, je les convaincrai d'infidélité de ne s'être pas convertis »...

« Il souffrait.., d'étranges angoisses d'esprit.. C'était une participation de la tristesse et de l'abandon de Jésus-Christ... Il avait toujours les yeux de son esprit appliqués à la divine sainteté, pureté et justice, et c'étaient ces divines perfections qui faisaient en son âme cette impression si pénible... Cette hostie ne mourut pas seulement parla faiblesse de la nature ; elle se consuma par un effet de la divine sainteté. Aussi était-ce par la force de cette vertu, qu'il dit alors ces paroles, qu'il avait toujours estimées les plus saintes qui eussent jamais été dites : « Qui est-ce qui me donnera que ma prière soit accomplie, et que Dieu m'accorde ce que j'attends ? Que celui qui a commencé à m'écraser m'achève, qu'il lâche sa main,

 

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et qu'il me détruise, et que j'aie cette consolation qu'il ne m'épargne point dans mes douleurs, et que je ne contredise point aux arrêts et à la volonté du Saint» (1) .

« Achevant ces paroles, ce qui fut demi-quart d'heure avant sa mort, comme l'on assemblait encore la communauté pour le voir passer, un des Pères, priant devant le Saint-Sacrement par son ordre, et y adorant en son none l'agonie de Jésus-Christ, et le jugement qu'il ferait de lui à l'heure de sa mort, lequel il adora lui-même de son côté, et l'accepta par avance; comme les dernières douleurs le prenaient : « Or ça, mon Père, dit-il à celui qu'il avait nominé pour l'assister, il faut bien employer le temps qui nous reste. Donnez-vous bien à Dieu pour me dire les choses qui seront nécessaires. » Et, à même temps, « voilà, dit-il, une nouvelle affliction d'esprit ! » Dieu, comme saint, faisait porter à son âme ses derniers effets, et la remplissait d'un tel sentiment de la divine pureté, qu'il ne le pouvait plus supporter. C'était la vraie image de Jésus-Christ attaché à la croix... Le bon Père qui lui servait d'ange confortant, fut inspiré de lui dire : « Mon Père, abandonnez-vous à Dieu » : à quoi, tout d'un coup, d'une voix nette, et avec un courage extraordinaire, levant les yeux au ciel, d'un coeur plein de confiance et d'amour : « Eh bien, dit-il, je m'y abandonne », et, avec ces paroles rendit l'esprit, semblable à Jésus-Christ en ce point, qui, dans son délaissement, cria de toute sa force à son Père : Je vous recommande mon esprit, et le mets entre vos mains (2) »   

« Il y eut des personnes qui, n'ayant pas mis en pratique les instructions qu'il leur avait données durant sa vie, furent changées en un moment à sa mort, et alors Dieu fit tellement revivre dans leurs esprits tous les entretiens de ce bon Père, que ses discours, même effacés de leur

 

(1) Job, VI, 2o.

(2) Amelote, op. cit., pp. 387-395. 

 

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mémoire, y furent clairement représentés. Mais, ce qui est plus puissant, c'est que le coeur suivit l'esprit...

« Il y a aussi diverses âmes... à qui il s'est communiqué. Il en a instruit une de la vie chrétienne, et lui a fait voir combien la plupart des enfants de Dieu s'éloignent de Jésus-Christ. Ce bon Père paraissait, enseignant deux vierges, qui, bien que chastes et dévotes, ne vivaient pas néanmoins dans l'esprit de Jésus-Christ « Vous n'êtes chrétiennes, leur disait-il, que par les sacrements ; vous ne l'êtes point par votre vie. Quoi que vous fassiez, vous êtes comme un corps mort, si vous ne travaillez à animer votre baptême.. Il faut renoncer à tout ce que vous êtes, et entrer dans tout ce qui est en Jésus-Christ ». Une autre fois, il appliqua toute son âme à celle de cette même personne, et, s'imprimant en elle, lui fit connaître tout son état. Elle vit comme il avait été rempli de toutes les dispositions de Jésus-Christ, que ses défauts avaient été réparés par la perfection de Jésus-Christ, qu'il avait toujours été dans un esprit de sacrifice, et qu'il eût voulu détruire toutes choses à la gloire de Dieu. Il lui témoigna que toutes les lumières qu'il avait eues n'étaient que des ténèbres au prix de ce qu'il voyait. Il répéta plusieurs fois que Dieu est saint, que Dieu est saint, que Dieu est saint, et se retira, comme se cachant, et faisant paraître qu'alors même il avait répugnance à être connu, et qu'il eût voulu se perdre et s'anéantir devant Dieu.

« Pour moi, je crois avoir vu en sa personne la plus grande merveille que je puisse comprendre en la terre. Je me le représente toujours comme une vive image de Jésus-Christ, et, lorsque je veux concevoir la majesté et l'étendue de la grâce chrétienne, je me figure l'intérieur de ce grand homme... C'est un des plus grands ornements de tous les siècles chrétiens (1) ».

 

(1) Amelote, op. cit., II, pp. 399-4o4.

 

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