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RELATION SUR LE QUIÉTISME.

 

RELATION SUR LE QUIÉTISME.

PREMIÈRE SECTION. Raison d'écrire cette Relation.

IIe SECTION. Commencement de la Relation : et premièrement ce qui s'est passé avec moi seul.

IIIe SECTION. Seconde partie de la Relation contenant ce qui s'est passé avec M. de Châlons, M. Tronson et moi.

IVe SECTION.  Quelles furent les excuses de M. de Cambray.

Ve SECTION. Faits contenus dans ce mémoire.

VIe SECTION. L'histoire du livre.

VIIe SECTION. Sur les explications de M. l'archevêque de Cambray, et sur la nécessité de notre Déclaration.

VIIIe SECTION. Sur les voies de douceur et les conférences amiables.

IXe section. Sur la Déclaration des trois Evêques, et sur le Summa doctrinae.

SECTION X. Procédés à Rome : soumission de M. de Cambray.

SECTION XI. Conclusion.

 

PREMIÈRE SECTION. Raison d'écrire cette Relation.

 

 

1. Puisque M. l'archevêque de Cambray veut qu'on lui réponde si précisément sur ses demandes, et que dans cette conjoncture il n'y en a point de plus importantes que celles qui regardent notre procédé, qu'il tâche de rendre odieux en toutes manières, pendant qu'il a été en toutes manières plein de charité et de douceur jusqu'à l'excès ; si l'on tardait à le satisfaire, il tirerait trop d'avantage rie notre silence. Que ne donne-t-il point à entendre contre nous par ces paroles de sa Réponse à notre Déclaration ? « Le procédé de ces prélats, dont j'aurais à me plaindre, a été tel que je ne pourrais espérer d'être cru en le racontant. Il est bon même d'en épargner la connaissance au public (1) » Tout ce qu'on peut imaginer de plus rigoureux et de plus extrême est renfermé dans ce discours; et en faisant semblant de se vouloir taire, on en dit plus que si l'on parlait. Pour se donner toute la raison et nous donner tout le tort, ce prélat, dans la première édition de cette Réponse (2), posait ce fait important, « qu'il avait fait proposer à M. de Chartres que nous suppliassions de concert le Pape de faire régler par ses théologiens à Rome une nouvelle édition de son livre : en sorte qu'il ne nous restât qu'à laisser faire ces théologiens ; » et un peu après : « Je demandais une réponse prompte, et au lieu d'une réponse je reçus la Déclaration imprimée contre moi. » Nous ne savons rien de ce fait avancé en l'air : M. de Chartres éclaircira le public de ce qui le touche : mais sans attendre la réfutation d'un fait de cette importance, M. de Cambray s'en dédit lui-même, puisqu'il a voulu retirer cette édition, quoique répandue

 

1 Edit de Brux., p. 6. — 2 Edit. sans nom de la ville, p. 9.

 

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à Rome par son ordre, et que dans celle qu'il lui substitue il supprime tout cet article (1). Nous avons en main les deux éditions, celle où il avance ce fait, et celle où il le supprime; et la preuve est démonstrative, que sans même se souvenir des faits qu'il avance, ce prélat écrit ce qui lui vient dans l'esprit de plus odieux, encore qu'il soit si faux, que lui-même il est obligé de le retirer et de le supprimer entièrement.

2. Il n'en faudrait pas davantage pour juger des beaux dehors qu'il veut donner à sa conduite, et des affreuses couleurs dont il défigure la nôtre. Il s'attache principalement à me décrier : non content de m'accuser par toutes ses lettres d'un zèle précipité, d'un zèle amer (2), c'est à moi qu'il écrit ces mots : « Vous ne, cessez de me déchirer ; » et ce qui est encore plus injurieux, « Vous allez me pleurer partout, et vous me déchirez en me pleurant (3); » il ajoute : « Que peut-on croire de ces larmes qui ne servent qu'à donner plus d'autorité aux accusations? » Dans les mêmes lettres (4) : « La passion m'empêche de voir ce qui est sous mes yeux : l'excès de la prévention m'ôte toute exactitude. Je suis, dit-il (5), l'auteur de l'accusation » contre son livre : je suis cet impitoyable, « qui sans pouvoir assouvir son courage , necdùm expleto animo, par la censure indirecte et ambitieuse portée dans notre Déclaration, redouble ses coups en particulier; et, continue-t-il, en recueillant mes esprits : recollecto spiritu : je reprends les paroles douces pour l'appeler un second Molinos : » paroles qui ne sont jamais sorties de ma bouche, puisque ce prélat sait lui-même que je l'ai toujours séparé d'avec Molinos dans la conduite et même dans certaines conséquences, encore qu'il en ait posé tous les principes. Mais voici des accusations plus particulières.

3. « Je ne comprends rien, dit-il, à la conduite de M. de Meaux; d'un côte il s'enflamme avec indignation » (car à l'entendre je ne suis jamais de sens rassis) : « il s'enflamme donc avec indignation, si peu qu'on révoque en doute l'évidence de ce système de madame Guyon : de l'autre, il la communie de sa main, il

 

1 Edit de Brux., p. 6. — 2 IVe Lett. à M. de Meaux, p. 42, 43. — 3 IIIe Lett., p. 45. — 4 Lett., p. 4, 29, 38. — 5 Resp. ad Summa doct., ad obj. 15, p. 71

 

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l'autorise dans l'usage quotidien des sacrements ; et il lui donne, quand elle part de Meaux, une attestation complète, sans avoir exigé d'elle aucun acte où elle ait rétracté formellement aucune erreur. D'où viennent tant de rigueur et tant de relâchement ? »

4. Ce sont les reproches que nous avons écrits de la main de M. l'archevêque de Cambray, dans un mémoire qui subsiste encore. Il sait bien à qui il l'avait adressé, et nous le dirons dans la suite : tout est injuste dans l'endroit qu'on en vient de voir : il n'était pas permis de dire que j'ai donné (une seule fois) la communion de ma main à madame Guyon, sans remarquer en même temps que c'était à Paris où elle y était reçue par ses supérieurs : en sorte qu'il n'était pas même en mon pouvoir de l'exclure de la table sacrée : on lui donnait les saints sacrements à cause de la profession qu'elle faisait à chaque moment d'être soumise et obéissante. A Meaux je lui ai nommé un confesseur, à qui sur le fondement de l'entière soumission qu'elle témoignait et par écrit et de vive voix dans les termes les plus forts où elle put être conçue, je donnai toute permission de la faire communier. Elle a souscrit à la condamnation de ses livres, comme contenant une mauvaise doctrine : elle a encore souscrit à nos censures, où ses livres imprimés et toute sa doctrine étaient condamnés : enfin elle a rejeté par un écrit exprès les propositions capitales d'où dépendait son système. J'ai tous ces actes souscrits de sa main ; et je n'ai donné cette attestation, qu'on nomme complète, que par rapport à ces actes qui y sont expressément énoncés et avec expresses défenses de diriger, d'enseigner ou dogmatiser; défenses qu'elle a acceptées et souscrites de sa main dans cette même attestation : voilà donc ce mélange incompréhensible de relâchement et de rigueur éclairci par actes, et l'accusation de M. de Cambray manifestement convaincue de faux. Qui ne voit donc, après cela, qu'il ne faut donner aucune croyance aux faits que ce prélat avance contre un confrère et contre un ami aussi intime que je l'étais? J'accorde sans peine à M. l'archevêque de Cambray que si nous lui avons fait quelque injure, il doit, comme il ne cesse de le répéter, soutenir l'honneur de son ministère offensé : qu'il nous fasse la même justice. Je suis donc obligé aussi

 

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de faire paraître la vérité sur les plaintes dont il se sert pour animer contre moi tout le publie. Il faut rechercher jusqu'à la source quelles peuvent être les causes, et de ces larmes trompeuses, et des emportements qu'on m'attribue : il faut qu'on voie jusque dans l'origine, si c'est la charité ou la passion qui m'a guidé dans cette affaire : elle a duré plus de quatre ans, et je suis le premier qu'on y ait fait entrer. La connexion des faits ne me permet pas de les séparer; et je suis dans l'obligation de raconter toute la suite de cette fâcheuse histoire, puisque la conduite de mes confrères et la mienne ne peut être entendue que par ce moyen.

5. Il est vrai qu'il est affligeant de voir des évêques en venir à ces disputes, même sur des faits. Les libertins en triomphent, et prennent occasion de tourner la piété en hypocrisie, et les affaires de l'Eglise en dérision : mais si l'on n'a pas la justice de remonter à la source, on juge contre la raison. M. de Cambray se vante partout qu'il n'a pas écrit le premier; ce qui pourrait mettre la raison de son côté, et du moins nous rendrait d'injustes agresseurs. Il m'adresse cette parole à moi-même : « Qui est-ce qui a écrit le premier? qui est-ce qui a commencé le scandale (1)? » Mais est-il permis de dissimuler les faits constants et publics? Qui est-ce en effet qui a imprimé le premier sur ces matières, de M. de Cambray ou de nous? Qui est-ce qui a dit le premier dans un avertissement à la tête d'un ouvrage d'importance, « qu'il ne voulait qu'expliquer avec plus d'étendue les principes de deux prélats (M. de Paris et moi) donnés au public en trente-quatre propositions (2) ? » Etions-nous convenus ensemble qu'il expliquerait nos principes? avais-je seulement ouï parler de cette explication? M. de Cambray dit beaucoup de choses de M. de Paris, que ce prélat a réfutées au gré de tout le public par des faits incontestables : mais pour moi, les excuses de M. de Cambray n'ont pas la moindre apparence, puisqu'il est constant que je n'avais pas seulement entendu parler de l'explication qu'il voulait donner de nos principes communs. En avais-je usé de la même sorte avec M. de Cambray; et quand je voulus publier l'explication

 

1 Lett. IV, p. 43.—  2 Max. des SS., Avert., p. 16.

 

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que j'avais promise de notre doctrine, n'avais-je pas commencé par mettre le livre que je préparais en manuscrit entre les mains de M. de Cambray pour l'examiner? Ce sont des faits très constants, et qu'on ne nie pas. Je suis donc manifestement innocent de la division survenue entre nous, moi qu'on accuse d'être l'auteur de tout le mal. Si au lieu d'expliquer nos principes, il se trouve qu'on nous implique dans des erreurs capitales : si on remplit tout un livre des maximes de Molinos, et qu'on ne fasse que de les couvrir d'apparences plus spécieuses, avons-nous dû le souffrir? Il n'y a donc qu'à examiner si dans le fond notre cause est aussi juste que nous l'avons démontré ailleurs : mais en attendant il est justifié à la face du soleil, aux yeux de Dieu et des hommes, que nous ne sommes pas les agresseurs, que notre défense était légitime autant qu'elle est nécessaire, et que du moins cette partie du procédé, qui est le fondement de toute la suite, ne reçoit pas seulement une ombre de contestation.

6. Le reste n'est pas moins certain : mais afin de le faire entendre à tout le public, puisque c'est M. de Cambray qui nous y presse lui-même, et qu'il a cinq cents bouches par toute l'Europe à sa disposition pour y faire retentir ses plaintes, que pouvons-nous faire, encore un coup, que de reprendre les choses jusqu'à l'origine par un récit aussi simple qu'il sera d'ailleurs véritable et soutenu de preuves certaines ?

 

IIe SECTION. Commencement de la Relation : et premièrement ce qui s'est passé avec moi seul.

 

1. Il y avait assez longtemps que j'entendais dire à des personnes distinguées par leur piété et par leur prudence, que M. l'abbé de Fénelon était favorable à la nouvelle oraison, et on m'en donnait des indices qui n'étaient pas méprisables. Inquiet pour lui, pour l'Eglise et pour les princes de France dont il était déjà précepteur, je le mettais souvent sur cette matière, et je tâchais de découvrir ses sentiments dans l'espérance de le ramener à la vérité pour peu qu'il s'en écartât. Je ne pouvais me persuader qu'avec ses lumières et avec la docilité que je lui croyais,

 

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il donnât dans ces illusions, ou du moins qu'il y voulût persévérer s'il était capable de s'en laisser éblouir. J'ai toujours une certaine persuasion de la force de la vérité quand on l'écoute, et je ne doutai jamais que M. l'abbé de Fénelon n'y fût attentif. J'avais pourtant quelque peine de voir qu'il n'entrait pas avec moi dans cette matière avec autant d'ouverture que dans les autres que nous traitions tous les jours. A la fin Dieu me tira de cette inquiétude : et un de nos amis communs, homme d'un mérite comme d'une qualité distinguée, lorsque j'y pensais le moins, me vint déclarer que madame Guyon et ses amis voulaient remettre à mon jugement son oraison et ses livres. Ce fut en l'année 1093, vers le mois de septembre, qu'on me proposa cet examen. De deviner maintenant pourquoi l'on me fit cette confidence, si ce fut là un de ces sentiments de confiance que Dieu met quand il lui plait dans les cœurs pour venir à ses fins cachées, ou si l'on crut simplement dans la conjoncture qu'il se fallait chercher quelque sorte d'appui dans l'épiscopat, c'est où je ne puis entrer : je ne veux point raisonner mais raconter seulement des faits que me rappellent sous les yeux de Dieu, non-seulement une mémoire fraîche et sûre comme au premier jour, mais encore les écrits que j'ai en main. Naturellement je crains de m'embarrasser des affaires où je ue suis pas conduit par une vocation manifeste : ce qui arrive dans le troupeau dont je suis chargé, quoiqu'indigne, ne me donne point cette peine : j'ai la foi au saint ministère et à la vocation divine. Pour cette fois, en me proposant d'entrer dans cet examen, on me répéta si souvent que Dieu le voulait, et que madame Guyon ne désirant que d'être enseignée, un évoque à qui elle prenait confiance ne pouvait pas lui refuser l'instruction qu'elle demandait avec tant d'humilité, qu'à la fin je me rendis. Je connus bientôt que c'était M. l'abbé de Fénelon qui avait donné le conseil; et je regardai comme un bonheur de voir naître une occasion si naturelle de m'expliquer avec lui. Dieu le voulait : je vis madame Guyon : on me donna tous ses livres, et non-seulement les imprimés, mais encore les manuscrits, comme sa Vie qu'elle avait écrite dans un gros volume, des commentaires sur Moïse, sur Josué, sur les

 

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Juges, sur l'Evangile, sur les Epîtres de saint Paul, sur l’Apocalypse et sur beaucoup d'autres livres de l'Ecriture. Je les emportai dans mon diocèse où j'allais; je les lus avec attention; j'en fis d'amples extraits comme on le fait des matières dont on doit juger; j'en écrivis au long de ma main les propres paroles : je marquai tout jusqu'aux pages ; et durant l'espace de quatre ou cinq mois, je me mis en état de prononcer le jugement qu'on me demandait.

2. Je ne me suis jamais voulu charger ni de confesser ni de diriger cette dame, quoiqu'elle me l'ait proposé, mais seulement de lui déclarer mon sentiment sur son oraison et sur la doctrine de ses livres, en acceptant la liberté qu'elle me donnait de lui ordonner ou de lui défendre précisément sur cela ce que Dieu, dont je demandais perpétuellement les lumières, voudrait m'inspirer.

3. La première occasion que j'eus de me servir de ce pouvoir l'ut celle-ci. Je trouvai dans la Vie de cette dame que Dieu lui donnait une abondance de grâces dont elle crevait au pied de la lettre : il la fallait délacer : elle n'oublie pas qu'une duchesse avait une fois fait cet office : en cet état on la mettait souvent sur son lit: souvent on se contentait de demeurer assis auprès d'elle : on venait recevair la grâce dont elle était pleine, et c'était là le seul moyen de la soulager. Au reste elle disait très-expressément que ces grâces n'étaient point pour elle : qu'elle n'en avait aucun besoin, étant pleine par ailleurs, et que cette surabondance était pour les autres. Tout cela me parut d'abord superbe, nouveau, inouï, et dès là du moins fort suspect, et mon cœur, qui se soulevait à chaque moment contre la doctrine des livres que je lisais, ne put résister à cette manière de donner les grâces. Car distinctement, ce n'était ni par ses prières, ni par ses avertissements qu'elle les donnait : il ne fallait qu'être assis auprès d'elle pour aussitôt recevair une effusion de cette plénitude de grâces. Frappé d'une chose aussi étonnante, j'écrivis de Meaux à Paris à cette dame que je lui défendais, Dieu par ma bouche, d'user de cette, nouvelle communication de grâces, jusqu'à ce qu'elle eût été plus examinée. Je voulais en tout et partout procéder modérément, et ne rien condamner à fond'avant que d'avoir tout vu.

 

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4. Cet endroit de la vie de madame Guyon est trop important pour être laissé douteux, et voici comme elle l'explique dans sa Vie. « Ceux, dit-elle, que Notre-Seigneur m'a donnés ( c'est un style répandu dans tout le livre ), mes véritables enfants ont une tendance à demeurer en silence auprès de moi. Je découvre leurs besoins, et leur communique en Dieu ce qui leur manque. Ils sentent fort bien ce qu'ils reçoivent, et ce qui leur est communiqué avec plénitude ; » un peu après : « Il ne faut, dit-elle, que se mettre auprès de moi en silence. » Aussi cette communication s'appelle la communication en silence, sans parler et sans écrire; c'est le langage des anges, celui du Verbe qui n'est qu'un silence éternel. Ceux qui sont ainsi auprès d'elle « sont nourris, dit-elle, intimement de la grâce communiquée par moi en plénitude. » A mesure qu'on recevait la grâce autour d'elle, « je me sentais, dit-elle, peu à peu vider et soulager. » Chacun recevait sa grâce « selon son degré d'oraison, et éprouvait auprès de moi cette plénitude de grâces apportées par Jésus-Christ : c'était comme une écluse qui se décharge avec profusion : on se sentait empli, et moi je me sentais vider et soulager de ma plénitude : mon âme m'était montrée comme un de ces torrent qui tombent des montagnes avec une rapidité inconcevable »

5. Ce qu'elle raconte avec plus de soin, c'est, comme on a dit, qu'il n'y avait rien pour elle dans cette plénitude de grâces : elle répète partout « que tout était plein : il n'y avait rien de vide en elle : » c'était comme une nourrice qui crève de lait, mais qui n'en prend rien pour elle-même ; « Je suis, dit-elle, depuis bien des années dans un état également nu et vide en apparence ; je ne laisse pas d'être très-pleine. Une eau qui remplirait un bassin, tant qu'elle se trouve dans les bornes de ce qu'il peut contenir, ne fait rien distinguer de sa plénitude : mais qu'on lui verse une surabondance, il faut qu'il se décharge, ou qu'il crève. Je ne sens jamais rien pour moi-même : mais lorsque l'on remue par quelque chose ce fond intimement plein et tranquille, cela fait sentir la plénitude avec tant d'excès qu'elle rejaillit sur les sens : c'est, poursuit-elle, un regorgement de plénitude, un rejaillissement d'un fond comblé et toujours plein pour toutes les âmes qui ont

 

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besoin de puiser les eaux de cette plénitude : c'est le réservoir divin où les enfants de la sagesse puisent incessamment ce qu'il leur faut. »

6. C'est dans un de ces excès de plénitude, qu'environnée une fois de quelques personnes, « comme une femme lui eut dit qu'elle était plus pleine qu'à l'ordinaire; je leur dis, raconte-t-elle, que je mourais de plénitude, et que cela surpassait mes sens au point de me faire crever : » ce fut à cette occasion que la duchesse qu'elle indique [a], et que personne n'apprendra jamais de ma bouche, « me délaça, dit-elle, charitablement pour me soulager: ce qui n'empêcha pas que, par la violence de la plénitude, mon corps ne crevât de deux cotés. » Elle se soulagea en communiquant de sa plénitude à un confesseur qu'elle désigne, et à deux autres personnes que je ne découvrirai pas.

7. C'est après avoir vu ces choses, et beaucoup d'autres aussi importantes que nous allons raconter, que M. l'archevêque de Cambray persiste à défendre niai laine Guyon en des termes dont on sera étonné, quand nous en serons à l'article où il les faudra produire écrits de sa main. On verra alors plus clair que le jour, ce qu'on ne voit déjà que trop, que c'est après tout madame Guyon qui fait le fond de cette affaire, et que c'est la seule envie de la soutenir qui a séparé ce prélat d'avec ses confrères. Puisqu'il m'attaque, comme on a vu, sur mon procédé tant avec madame Guyon qu'avec lui-même, d'une manière qui rendrait et mon ministère et nia conduite odieuse à toute l'Eglise, c'était à lui de prévoir ce que ces injustes reproches me contraindraient à la fin de découvrir : mais une raison plus haute me force encore à parler. Il faut prévenir les fidèles contre une séduction qui subsiste encore : une femme qui est capable de tromper les âmes par de telles illusions, doit être connue, surtout lorsqu'elle trouve des admirateurs et des défenseurs, et un grand parti pour elle, avec une attente des nouveautés que la suite fera paraître. Je confesse que c'était ici en effet un ouvrage de ténèbres, qu’on doit désirer de tenir caché ; et je l'eusse fait éternellement, comme je l'ai fait durant plus de trois ans avec un impénétrable silence, si

 

(a) La duchesse de Mortemart.

 

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l'on n'eût pas abusé avec trop d'excès de ma discrétion, et si la chose n'était pas venue à un point où il faut, pour le service de l'Eglise, mettre en évidence ce qui se trame sourdement dans son sein.

8. Comme madame Guyon sentit d'abord que je trouverais beaucoup de choses extraordinaires dans sa vie, elle me prévint là-dessus en cette manière dans une lettre que j'ai encore toute écrite de sa main et signée d'elle : « Il y a de trois sortes de choses extraordinaires que vous avez pu remarquer : la première qui regarde les communications intérieures en silence ; celle-là est très-aisée à justifier par le grand nombre de personnes de mérite et de probité qui en ont fait l'expérience. Ces personnes, que j'aurai l'honneur de vous nommer lorsque j'aurai celui de vous voir, le peuvent justifier. Pour les choses avenir, c'est une matière sur laquelle j'ai quelque peine qu'on fasse attention : ce n'est point là l'essentiel ; mais j'ai été obligée de tout écrire. Nos amis pourraient facilement vous justifier cela, soit par des lettres qu'ils ont en main, écrites il y a dix ans, soit par quantité de choses qu'ils ont témoignées et dont je perds facilement l'idée. Pour les choses miraculeuses je les ai mises dans la même simplicité que le reste. » La voilà donc déjà dans son opinion communicatrice des grâces de la manière inouïe et prodigieuse qu'on vient d'entendre : prophétesse de plus et grande faiseuse de miracles. Elle me prie sur cela de suspendre mon jugement, jusqu'à ce que je l'aie vue et entendue plusieurs fois : ce que je fis autant que je pus sur les deux derniers chefs.

9. Je laisse donc pour un peu de temps les miracles qui se trouvent à toutes les pages de cette Vie ; et les prédictions qui sont ou vagues ou fausses, ou confuses et mêlées. Pour les communications en silence, elle tâcha de les justifier par un écrit qu'elle joignit à sa lettre avec ce titre : La main du Seigneur n’est pas accourcie. Elle y apporte l'exemple des célestes hiérarchies qu'elle allègue aussi dans sa Vie en plusieurs endroits : « Celui des Saints qui s'entendent sans parler : celui du fer frotté de l'aimant ; celui des hommes déréglés qui se communiquent un esprit de dérèglement : celui de sainte Monique et de saint

 

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Augustin dans le livre X des Confessions de ce Père : » où il s'agit bien du silence où ces deux âmes furent attirées, mais sans la moindre teinture de ces prodigieuses communications, de ces superbes plénitudes, de ces regorgements qu'on vient d'entendre. Je ne parle point des expériences auxquelles on me renvoyait, ni aussi de certains effets que la prévention ou même la bonne foi peuvent avoir. Ce ne sont rien moins que des preuves, puisque c'est cela même qu'il faut éprouver et examiner, selon ce principe de l'Apôtre : « Eprouvez les esprits s'ils sont de Dieu . » et encore : « Eprouvez tout ; retenez ce qui est bon. » Quand pour en venir à cette épreuve, j'eus commencé par défendre ces absurdes communications, madame Guyon tâcha d'en excuser une partie comme la rupture de ses habits en deux endroits par cette effroyable plénitude : j'ai sa réponse peu satisfaisante, dans une lettre de sa main qui sert à justifier le fait. Pour l'examen d'une si étrange communication on voit bien qu'il est inutile. Ce qu'il y avait de bon dans cette réponse , c'est que la dame promettait d'obéir et de n'écrire à personne ; ce que j'avais aussi exigé pour l'empêcher de se mêler de direction, comme elle faisait avec une autorité étonnante : car j'avais entre autres choses trouvé dans sa Vie, ce qui paroît aussi dans son Interprétation imprimée sur le Cantique, que par un état et une destination apostolique, dont elle était revêtue et où les âmes d'un certain état sont élevées, non-seulement elle « voyait clair dans le fond des âmes, » mais encore « qu'elle recevait une autorité miraculeuse sur les corps et sur les âmes de ceux que Notre-Seigneur lui avait donnés. Leur état intérieur semblait, dit-elle, être en ma main, » ( par l'écoulement qu'on a vu de cette grâce communiquée de sa plénitude ) : sans qu'ils sussent « comment ni pourquoi ils ne pouvaient s'empêcher de m'appeler leur mère ; et quand on avait goûté de cette direction, toute autre conduite était à charge. »

10. Au milieu des précautions que je prenais contre le cours de ces illusions, je continuai ma lecture, et j'en vins à l'endroit où elle prédit le règne prochain du Saint-Esprit par toute la terre. Il devait être précédé d'une terrible persécution contre l'oraison : « Je vis, dit-elle, le démon déchaîné contre l'oraison et contre

 

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moi : qu'il allait soulever une persécution étrange contre les personnes d'oraison : il n'osait m'attaquer moi-même : il me craignait trop : je le défiais quelquefois : il n'osait paraître : j'étais pour lui comme un foudre. »

11. « Une nuit, dit-elle à Dieu, que j'étais fort éveillée, vous me montrâtes à moi-même, sous la ligure de cette femme de l’ Apocalypse : vous me montrâtes ce mystère, vous me fîtes comprendre cette lune ; mon âme au-dessus des vicissitudes et inconstances. » Elle remarque elle-même, et le Soleil de justice qui l'environnait, et toutes les vertus divines qui faisaient comme une couronne autour de sa tête : « Elle était grosse d'un fruit ; c'est de cet esprit, Seigneur, disait-elle, que vous vouliez communiquer à tous mes enfants : le démon jette un fleuve contre moi : c'est la calomnie : la terre l'engloutirait, elle tomberait peu à peu : j'aurais des millions d'enfants : » elle s'applique de même le reste de la prophétie.

12. Dans la suite elle voit la victoire de ceux qu'elle appelle les martyrs du Saint-Esprit. « O Dieu, dit-elle comme une personne inspirée, vous vous taisez! vous ne vous tairez pas toujours. »

Après cet enthousiasme, elle montre la consommation de toutes choses par l'étendue de ce même esprit dans toute la terre. Un peu après elle raconte que, « passant par Versailles, elle vit de loin le Roi à la chasse : qu'elle fut prise de Dieu avec une possession si intime qu'elle fut contrainte de fermer les yeux : elle eut alors une certitude que Sa Majesté l'aidait d'une manière particulière, et, dit-elle, que Notre-Seigneur permettrait que je lui parlasse. J'écris, poursuit-elle, ceci pour ne rien cacher, la chose ayant à présent peu d'apparence pour une personne décriée. » Mais elle eut en même temps une certitude qu'elle serait délivrée de l'opprobre par le moyen d'une protectrice (a) de qui on sait qu'elle est peu favorisée, quoiqu'elle la nomme en deux endroits de sa vie.

13. Chacun peut faire ici ses réflexions sur les prophéties de cette dame ; car pour moi je ne veux point sortir des faits : c'en est un bien considérable que dans un enthousiasme sur les merveilles

 

(a) Mme de Maintenon.

 

 

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veilles que Dieu voulait opérer par elle, « il m'a semblé, dit-elle, que Dieu m'a choisie en ce siècle pour détruire la raison humaine : pour établir la sagesse de Dieu par la destruction de la sagesse du inonde : il établira les cordes de son empire en moi et les nations reconnaîtront sa puissance : son esprit sera répandu en toute chair. On chantera le cantique de l'Agneau comme vierge, et ceux qui le chanteront seront ceux qui seront parfaitement désappropriés : ce que je lierai sera lié, ce que je délierai sera délié : je suis cette pierre fichée par la croix sainte, rejetée par les architectes ; » et le reste que j'ai lu moi-même à M. l'abbé de Fénelon : il sait bien ceux qui assistaient à la conférence, et que c'était lui seul que je regardais, parce que c'était lui comme prêtre qui devait enseigner les autres.

14. Madame Guyon continue à se donner un air prophétique dans son Explication sur l'Apocalypse, d'où j'ai extrait ces paroles : « Le temps va venir : il est plus proche qu'on ne pense : Dieu choisira deux témoins en particulier, soit ceux qui seront réellement vivants et qui doivent rendre témoignage ; soit ceux dont je viens de parler» (qui sont la foi et l'amour pur ) ; et dans la suite : « O mystère plus véritable que le jour qui luit, vous passez à présent pour fable, pour contes de petits enfants, pour choses diaboliques : le temps viendra qu'aucune de ces paroles ne sera regardée qu'avec respect, parce qu'on verra alors qu'elles viennent de mon Dieu ; lui-même les conservera jusqu'au jour qu'il a destiné pour les faire paraître. »

15. C'est de ses écrits dont elle parle. Elle insinue partout dans sa Vie qu'ils sont inspirés : elle en donne pour preuve éclatante la miraculeuse rapidité de sa main : et n'oublie rien pour faire entendre qu'elle est la plume de ce diligent écrivain dont parle David. C'est aussi ce que ses disciples m'ont vanté cent fois : elle se glorifie que ses écrits seront conservés comme par miracle, et « un jour arrivera, dit-elle encore dans l’ Apocalypse, que ce qui est écrit ici, sera entendu de tout le monde, et ne sera' plus ni barbare ni étranger. »

16. C'est ainsi qu'elle entretient ses amis d'un avenir merveilleux. J'ai transcrit de ma main une de ses lettres au Père la

 

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Combe, duquel il faudra parler en son lieu : j'ai rendu un exemplaire d'une main bien sûre qui m'avait été donné pour le copier. Sans m'arrêter à des prédictions mêlées de vrai et de faux, qu'elle hasarde sans cesse, je remarquerai seulement qu'elle y confirme ses creuses visions sur la femme enceinte de l’ Apocalypse, et que c'est peut-être pour cette raison qu'elle insère dans sa Vie cette prétendue lettre prophétique.

17. Je ramassais toutes ces choses que je crus utiles pour ouvrir les yeux à M. l'abbé de Fénelon, que je croyais incapable de donner dans les illusions d'une telle prophétesse quand je les lui représenterais ; et voici encore d'autres remarques que je recueillis dans la même vue.

18. Je ne sais comment je ferai pour expliquer celle qui se présente la première. C'est un songe mystérieux dont l'effet fut étonnant. « Car, dit-elle, je fus si pénétrée de ce songe, et mon esprit fut si net, qu'il ne me resta nulle distinction ni pensée que celle que Notre-Seigneur lui donnait. » Mais qu'était-ce enfin que ce songe, et qu'est-ce qu'y vit cette femme si pénétrée? Une montagne où elle fut reçue par Jésus-Christ : une chambre où elle demande pour qui étaient les deux lits qu'elle y voyait : « En voilà un pour ma Mère : et l'autre? pour vous, mon Epouse ; » un peu après : « Je vous ai choisie pour être ici avec vous. » Quand j'ai repris madame Guyon d'une vision si étrange : quand je lui ai représenté ce lit pour une épouse séparé d'avec le lit de la Mère, comme si la Mère de Dieu dans le sens spirituel et mystérieux n'était pas pour ainsi parler la plus épouse de toutes les épouses : elle m'a toujours répondu : C'est un songe. Mais, lui disais-je, c'est un songe que vous nous donnez comme un grand mystère, et comme le fondement d'une oraison, ou plutôt « non d'une oraison, mais d'un état dont on ne peut rien dire à cause de sa grande pureté. » Mais passons : et vous, ô Seigneur, si j'osais je vous demanderais un de vos Séraphins avec le plus brûlant de tous ses charbons, pour purifier mes lèvres souillées par ce récit, quoique nécessaire.

19. Je dirai avec moins de peine un autre effet du titre d'épouse dans la vie de cette femme. C'est qu'elle vint à un état où

 

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elle ne pouvait plus prier les Saints ni même la sainte Vierge : c'est déjà là un grand mal, de reconnaître de tels états si contraires à la doctrine catholique : mais la raison qu'elle en rend est bien plus étrange. « C'est, dit-elle, que ce n'est pas à l'épouse, mais aux domestiques de prier les autres de prier pour eux : » comme si toute âme pure n'était pas épouse : ou que celle-ci fût la seule parfaite : ou que les âmes bienheureuses, qu'il s'agissait de prier, ne fussent pas des épouses plus unies à Dieu que tout ce qu'il y a de plus saint et de plus uni sur la terre.

20. Ce qu'il y a de plus répandu dans ce livre et dans tous les autres, c'est que cette dame est sans erreur. C'est la marque qu'elle donne partout de son état entièrement uni à Dieu et de son apostolat; mais quoique ses erreurs fussent infinies, celle que je relevai alors le plus, était celle qui regardait l'exclusion de tout désir et de toute demande pour soi-même, en s'abandonnant aux volontés de Dieu les plus cachées, quelles qu'elles fussent, ou pour la damnation ou pour le salut. C'est ce qui règne dans tous les livres imprimés et manuscrits de cette dame, et ce fut sur quoi je l'interrogeai dans une longue conférence que j'eus avec elle en particulier. Je lui montrai dans ses écrits, et lui fis répéter plusieurs fois que toute demande pour soi est intéressée, contraire au pur amour et à la conformité avec la volonté de Dieu, et enfin très-précisément qu'elle ne pouvait rien demander pour elle. Quoi, lui disais-je, vous ne pouvez rien demander pour vous? Non, répondit-elle, je ne le puis. Elle s'embarrassa beaucoup sur les demandes particulières de l'Oraison Dominicale. Je lui disais : Quoi ! vous ne pouvez pas demander à Dieu la rémission de vos péchés? Non, repartit-elle. Eh bien, repris-je aussitôt, moi, que vous rendez l'arbitre de votre oraison, je vous ordonne, Dieu par ma bouche, de dire après moi : Mon Dieu, je vous prie de me pardonner mes péchés. Je puis bien, dit-elle, répéter ces paroles ; mais d'en faire entrer le sentiment dans mon cœur, c'est contre mon oraison. Ce fut là que je lui déclarai qu'avec une telle doctrine je ne pouvais plus lui permettre les saints sacrements, et que sa proposition était hérétique. Elle me promit quatre et cinq fois de recevoir instruction et de s'y soumettre

 

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mettre, et c'est par là que finit notre conférence. Elle se fit au commencement de l'année 1694, comme il serait aisé de le justifier par les dates des lettres qui y ont rapport. Tôt après elle fut suivie d'une autre conférence plus importante avec M. l'abbé de Fénelon dans son appartement à Versailles. J'y entrai plein de confiance qu'en lui montrant sur les livres de madame Guyon toutes les erreurs et tous les excès qu'on vient d'entendre, il conviendrait avec moi qu'elle était trompée et que son état était un état d'illusion. Je remportai pour toute réponse que, puisqu'elle était soumise sur la doctrine, il ne fallait pas condamner la personne. Sur tous les autres excès, sur ces prodigieuses communications de grâces, sur ce qu'elle disait d'elle-même, de la sublimité de ses grâces et de l'état de son éminente sainteté ; qu'elle était la femme enceinte de l’ Apocalypse, celle à qui il était donné de lier et délier, la pierre angulaire, et le reste de cette nature, on aie disait que c'était le cas de pratiquer ce que dit saint Paul : Eprouvez les esprits. Pour les grandes choses qu'elle disait d'elle-même, c'était des magnanimités semblables à celles de l'Apôtre, lorsqu'il raconte tous ses dons, et que c'était cela même qu'il allait examiner. Dieu me faisait sentir toute autre chose : sa soumission ne rendait pas son oraison bonne, mais faisait espérer seulement qu'elle se laisserait redresser le reste me paraissait plein d'une illusion si manifeste, qu'il n'était besoin d'aucune autre épreuve que de la simple relation des faits. Je témoignai mon sentiment avec toute la liberté, mais aussi avec toute la douceur possible, ne craignant rien tant que d'aigrir celui que je voulais ramener. Je me retirai étonné de voir un si bel esprit dans l'admiration d'une femme dont les lumières étaient si courtes, le mérite si léger, les illusions si palpables, et qui faisait la prophétesse. Les pleurs que je versai sous les yeux de Dieu, ne lurent pas du moins alors de ceux dont M. de Cambray me dit à présent : Vous me pleurez et vous me déchirez. Je ne songeais qu'à tenir caché ce que je voyais, sans m'en ouvrir qu'à Dieu seul : à peine le croyais-je moi-même : j'eusse voulu pouvoir me le cacher ; je me tâtais pour ainsi dire moi-même en tremblant, et à chaque pas je craignais des chutes après celle d'un esprit si

 

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lumineux. Mais je ne perdis pas courage, me consolant sur l'expérience de tant de grands esprits que Dieu avait humiliés un peu de temps pour les faire ensuite marcher plus sûrement ; et je m'attachai d'autant plus à ramener M. l'abbé de Fénelon, que ceux qui nous avaient écoutés étaient en sa main.

21. Un peu après cette conférence, j'écrivis une longue lettre à madame Guyon, où je m'expliquais sur les difficultés qu'on vient d'entendre ; j'en réservais quelques autres à un plus grand examen : je marquais tous mes sentiments, tels que je les viens de représenter : ces prodigieuses communications n'y étaient pas oubliées, non plus que l'autorité de lier et de délier, les visions sur l’ Apocalypse et les autres choses que j'ai racontées. La lettre est du 4 de mars 1601: la réponse, qui suivit de près, est très-soumise, et justifie tous les faits que j'ai avancés sur le contenu de ses livres. Elle acceptait le conseil de se retirer sans voir ni écrire à personne autrement que pour ses affaires; j'estimais la docilité qui paraissait dans sa lettre, et je tournai mon attention à désabuser M. l'abbé de Fénelon d'une personne dont la conduite était si étrange.

 

IIIe SECTION. Seconde partie de la Relation contenant ce qui s'est passé avec M. de Châlons, M. Tronson et moi.

 

1. Pendant que j'étais occupé de ces pensées, plein d'espérance et de crainte, madame Guyon tournait l'examen à toute autre chose que ce qu'on avait commencé. Elle se mit dans l'esprit de faire examiner les accusations qu'on intentait contre ses mœurs, et les désordres qu'on lui imputait. Elle en écrivit à cette future protectrice qu'elle croyait avoir vue dans sa prophétie, pour la supplier de demander au Roi des commissaires, avec pouvoir d'informer et de prononcer sur sa vie. La copie qu'elle m'envoya de sa lettre, et celle qu'elle y joignit, marquent par les dates que tout ceci arriva au mois de juin de l'an 1694. C'était le cas d'accomplir les prédictions, et madame Guyon y tournait les choses d'une manière assez spécieuse : insinuant adroitement qu'il fallait la purger des crimes dont elle était accusée , sans quoi on entrerait

 

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trop prévenu dans l'examen de sa doctrine. Mais il n'est pas si aisé de surprendre une piété éclairée. La médiatrice qu'elle avait choisie vit d'abord que le parti des commissaires, outre les autres inconvénients, s'éloignait du but, qui était de commencer par examiner la doctrine dans les écrits qu'on avait en main, et dans les livres dont l'Eglise était inondée. Ainsi la proposition tomba d'elle-même : madame Guyon céda : et ce fut elle qui fit demander, par ses amis, la chose du monde qui me fut la plus agréable : c'est que pour achever un examen de cette importance, où il fallait pénétrer toute la matière du quiétisme et mettre fin, si l'on pouvait, à une sorte d'oraison si pernicieuse, on m'associât M. de Châlons à présent archevêque de Paris, et M. Tronson supérieur général de la Congrégation de Saint-Sulpice. La lettre où madame Guyon m'informa de cette démarche, explique amplement toutes les raisons qui l'avaient portée à se soumettre comme à moi à ces deux Messieurs. Je ne connaissais le dernier que par sa réputation. Mais M. l'abbé de Fénelon et ses amis y avaient une croyance particulière. Pour M. de Châlons, on sait la sainte amitié qui nous a toujours unis ensemble. Il était aussi fort ami de M. l'abbé de Fénelon. Avec de tels associés j'espérais tout. Le Roi sut la chose par rapport à madame Guyon seulement, et l'approuva. M. l'archevêque de Paris a expliqué ce qui lui fut écrit sur ce sujet-là, et quelle fut sa réponse. On donna à ces Messieurs les livres que j'avais vus : M. l'abbé de Fénelon commença alors en grand secret à écrire sur cette matière. Les écrits qu'il nous envoyait se multipliaient tous les jours : sans y nommer madame Guyon ni ses livres, tout tendait à les soutenir ou bien à les excuser : c'était en effet de ces livres qu'il s'agissait entre nous, et ils faisaient le seul sujet de nos assemblées. L'oraison de madame Guyon était celle qu'il conseillait, et peut-être la sienne particulière. Cette dame ne s'oublia pas ; et durant sept ou huit mois que nous employâmes à une discussion si sérieuse, elle nous envoya quinze ou seize gros cahiers que j'ai encore, pour faire le parallèle de ses livres avec les saints Pères, les théologiens et les auteurs spirituels. Tout cela fut accompagné de témoignages absolus de soumission. M. l'abbé de Fénelon prit la peine de venir

 

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avec quelques-uns de ses amis à Issy, maison du séminaire de Saint-Sulpice, où les infirmités de M. Tronson nous obligèrent à tenir nos conférences. Tous nous prièrent de vouloir bien entrer à fond dans cet examen, et protestèrent de s'en rapporter à notre jugement. Madame Guyon fit la même soumission par des lettres très-respectueuses, et nous ne songeâmes plus qu'à terminer cette affaire très-secrètement, en sorte qu'il ne parût point de dissension dans l'Eglise.

2. Nous commençâmes à lire avec plus de prières que d'étude, et dans un gémissement que Dieu sait, tous les écrits qu'on nous envoyait, surtout ceux de M. l'abbé de Fénelon : à conférer tous les passages, et souvent à relire les livres entiers, quelque grande et laborieuse qu'en fût la lecture. Les longs extraits que j'ai encore, font voir quelle attention nous apportions à une affaire où il y allait en effet du tout pour l'Eglise, puisqu'il ne s'agissait de rien moins que d'empêcher la renaissance du quiétisme, que nous voyions recommencer en ce royaume par les écrits de madame Guyon que l'on y avait répandus.

3. Nous regardions comme le plus grand de tous les malheurs qu'elle eût pour défenseur M. l'abbé de Fénelon. Son esprit, son éloquence, sa vertu, la place qu'il occupait et celles qui lui étaient destinées, nous engageaient aux derniers efforts pour le ramener. Nous ne pouvions désespérer du succès ; car encore qu'il nous écrivît des choses (il faut l'avouer) qui nous faisaient peur, et dont ces Messieurs ont la mémoire aussi vive que moi, il y mêlait tant de témoignages de soumission, que nous ne pouvions nous persuader que Dieu le livrât à l'esprit d'erreur. Les lettres qu'il m'écrivait durant l'examen, et avant que nous eussions pris une finale résolution, ne respiraient que l'obéissance ; et encore qu'il la rendit toute entière à ces Messieurs, je dois avouer ici qu'outre que j'étais l'ancien de la conférence, il semblait s'adresser à moi avec une liberté particulière, par le long usage où nous étions de traiter ensemble les matières théologiques : l'une de ces lettres était conçue en ces termes.

4. «Je reçois, Monseigneur, avec beaucoup de reconnaissance les bontés que vous me témoignez. Je vois bien que vous voulez

 

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charitablement mettre mon cœur en paix. Mais j'avoue qu'il me paraît que vous craignez un peu de me donner une vraie et entière sûreté dans mon état. Quand vous le voudrez, je vous dirai comme à un confesseur tout ce qui peut être compris dans une confession générale de toute ma vie, et de tout ce qui regarde mon intérieur. Quand je vous ai supplié de me dire la vérité sans m'épargner, ce n'a été ni un langage de cérémonie, ni un art pour vous faire expliquer. Si je voulais avoir de l'art je le tournerais à d'autres choses, et nous n'en serions pas où nous sommes. Je n'ai voulu que ce que je voudrai toujours, s'il plaît à Dieu, qui est de connaître la vérité. Je suis prêtre, je dois tout à l'Eglise, et rien à moi, ni à ma réputation personnelle. Je vous déclare encore, Monseigneur, que je ne veux pas demeurer un seul instant dans l'erreur par ma faute. Si je n'en sors point au plus tôt, je vous déclare que c'est vous qui en êtes cause, en ne me décidant rien. Je ne tiens point à ma place, et je suis prêt à la quitter, si je m'en suis rendu indigne par mes erreurs. Je vous somme au nom de Dieu, et par l'amour que vous avez pour la vérité, de me la dire en toute rigueur. J'irai me cacher et faire pénitence le reste de mes jours, après avoir abjuré et rétracté publiquement la doctrine égarée qui m'a séduit : mais si ma doctrine est innocente, ne me tenez point en suspens par des respects humains. C'est à vous à instruire avec, autorité ceux qui se scandalisent faute de connaître les opérations de Dieu dans les âmes. Vous savez avec quelle confiance je me suis livré à vous, et appliqué sans relâche à ne vous laisser rien ignorer de mes sentiments les plus forts. Il ne me reste toujours qu'à obéir. Car ce n'est pas l'homme ou le très-grand docteur que je regarde en vous : c'est Dieu. Quand même vous vous tromperiez, mon obéissance simple et droite ne me tromperait pas, et je compte pour rien de me tromper en le faisant avec droiture et petitesse sous la main de ceux qui ont l'autorité dans l'Eglise. Encore une fois, Monseigneur, si peu que vous doutiez de ma docilité sans réserve, essayez-la sans m'épargner. Quoique vous ayez l'esprit plus éclairé qu'un autre, je prie Dieu qu'il vous ôte tout votre propre esprit, et qu'il ne vous laisse que le sien. »

 

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5. Voilà de mot à mot toute la lettre. On voit bien par les offres de tout quitter, et de faire la rétractation la plus solennelle, combien la matière était importante et combien il y était engagé. Ce n'était point encore par ses livres, puisqu'il n'en avait écrit aucun en faveur de la nouvelle oraison. J'acceptais avec joie la prière qu'il faisait pour moi, afin que je perdisse tout mon propre esprit qu'en effet je n'écoutais pas, et je tâchais de n'avoir d'oreilles que pour la tradition. Dans l'état de soumission où je voyais M. l'abbé de Fénelon, j'eusse regardé comme une injustice de douter pour peu que ce fût de sa docilité. Il ne me vint jamais dans la pensée que les erreurs d'esprit où je le voyais, quoiqu'en elles-mêmes importantes et pernicieuses, pussent lui nuire, ou pussent même l'exclure des dignités de l'Eglise. On ne craignit point au quatrième siècle de faire évêque le grand Synésius, encore qu'il confessât beaucoup d'erreurs. On le connaissait d'un esprit si bien fait et si docile, qu'on ne songea pas seulement que ces erreurs, quoique capitales, fussent un obstacle à sa promotion. Je ne parle point ainsi pour me justifier. Je pose simplement le fait, dont je laisse le jugement à ceux qui l'écoutent : s'ils veulent le différer jusqu'à ce qu'ils aient pu voir l'effet du tout, ils me feront beaucoup de grâce. Tout ici dépend de la suite; et je ne puis rien cacher au lecteur sans tout envelopper de ténèbres. Au reste la docilité de Synésius n'était pas plus grande que celle que M. l'abbé de Fénelon faisait paraître : une autre lettre contient ces paroles.

6. « Je ne puis m'empêcher de vous demander avec une pleine soumission si vous avez dès à présent quelque chose à exiger de moi. Je vous conjure au nom de Dieu de ne me ménager en rien; et sans attendre les conversations que vous me promettiez, si vous croyez maintenant que je doive quelque chose à la vérité et à l'Eglise dans laquelle je suis prêtre, un mot sans raisonnement me suffira. Je ne tiens qu'à une seule chose, qui est l'obéissance simple. Ma conscience est donc dans la vôtre. Si je manque, c'est vous qui me faites manquer faute de m'avertir. C'est à vous à répondre de moi, si je suis un moment dans l'erreur. Je suis prêt à me taire, à me rétracter, à m'accuser, et même à me retirer, si

 

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j'ai manqué à ce que je dois à l'Eglise. En un mot, réglez-moi tout ce que vous voudrez ; et si vous ne me croyez pas, prenez-moi au mot pour m'embarrasser. Après une telle déclaration je ne crois pas devoir finir par des compliments. »

7. Une autre lettre disait : « Je vous ai déjà supplié de ne retarder pas un seul moment par considération pour moi la décision qu'on vous demande. Si vous êtes déterminé à condamner quelque partie de la doctrine que je vous ai exposée par obéissance, je vous supplie de le faire aussi promptement qu'on vous en priera. J'aime autant me rétracter aujourd'hui que demain, et même beaucoup mieux. » Tout le reste était de même sens, et finissait par ces mots : « Traitez-moi comme un petit écolier, sans penser ni à ma place, ni à vos anciennes bontés pour moi. Je serai toute ma vie plein de reconnaissance et de docilité, si vous me tirez au plus tôt de l'erreur. Je n'ai garde de vous proposer tout ceci pour vous engager à une décision précipitée aux dépens de la vérité : à Dieu ne plaise : je souhaite seulement que vous ne retardiez rien pour me ménager. »

8. Ces lettres me furent écrites par M. l'abbé de Fénelon depuis le 12 de décembre 1694 jusqu'au 20 de janvier 1005, et pendant le temps qu'après avoir lu tous les écrits, tant de madame Guyon que de M. l'abbé de Fénelon, nous dressions les articles où nous comprenions la condamnation de toutes les erreurs que nous trouvions dans les uns et dans les autres, pesant toutes les paroles, et tachant non-seulement à résoudre toutes les difficultés qui paraissaient, mais encore à prévenir par principes celles qui pourraient s'élever dans la suite. Nous avions d'abord pensé à quelques conversations de vive voix après la lecture des écrits ; mais nous craignîmes qu'en mettant la chose en dispute, nous ne soulevassions plutôt que d'instruire un esprit que Dieu faisait entrer dans une meilleure voie, qui était celle de la soumission absolue. Il nous écrivait lui-même, dans une lettre que j'ai encore : « Epargnez-vous la peine d'entrer dans cette discussion : prenez la chose par le gros, et commencez par supposer que je me suis trompé dans mes citations. Je les abandonne toutes : je ne me pique ni de savoir le grec, ni de bien raisonner sur les

 

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passages ; je ne m'arrête qu'à ceux qui vous paraîtront mériter quelque attention; jugez-moi sur ceux-là, et décidez sur les points essentiels, après lesquels tout le reste n'est presque plus rien. » On voit par là, que nous nous étions assez déclarés sur ses écrits. Il s'y était expliqué tellement à fond, que nous comprenions parfaitement toute sa pensée. On se rencontrait tous les jours : nous étions si bien au fait, qu'on n'avait aucun besoin de longs discours. Nous recueillions pourtant avec soin tout ce que M. l'abbé de Fénelon nous avait dit au commencement, et tout ce qu'il nous disait dans l'occasion. On agissait en simplicité comme on fait entre des amis, sans prendre aucun avantage les uns sur les autres, d'autant plus que nous-mêmes, qu'on reconnaissait pour juges, nous n'avions d'autorité sur M. l'abbé de Fénelon que celle qu'il nous donnait. Dieu semblait lui faire sentir dans le cœur la voie que nous devions suivre pour le ramener doucement, et sans blesser la délicatesse d'un esprit si délié. L'examen durait longtemps, il est vrai : les besoins de nos diocèses disaient des interruptions à nos conférences. Quant à M. l'abbé de Fénelon, on aimait mieux ne le troubler pas tout à fait sur ses sentiments, que de paraître les condamner précipitamment et avant que d'en avoir lu toutes les défenses. C'était déjà leur donner un coup que de les tenir pour suspects et soumis à un examen. M. l'abbé de Fénelon avait raison de nous dire qu'après tout, nous ne savions ses sentiments que par lui-même. Comme il ne tenait qu'à lui de nous les taire, la franchise avec laquelle il nous les découvrait nous était un argument de sa docilité ; et nous les cachions avec d'autant plus de soin, qu'il avait moins de ménagement à nous les montrer.

9. Ainsi durant tout le temps que nous traitions tous trois cette affaire avec lui, c'est-à-dire durant huit ou dix mois, le secret ne fut pas moins impénétrable qu'il l'avait été durant le temps à peu près égal que j'y étais appliqué seul. Il le faut ici avouer, le moindre souffle venu au Roi des sentiments favorables de M. l'abbé de Fénelon pour madame Guyon et pour sa doctrine, eût produit d'étranges effets dans l'esprit d'un prince si religieux, si délicat sur la foi, si circonspect à remplir les grandes places de l'Eglise;

 

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et le moins qu'on en eût dû attendre eût été pour cet abbé une exclusion inévitable de toutes les dignités. Mais nous ne nous avisâmes seulement pas (au moins moi, je le reconnais) qu'il y eût rien à craindre d'un homme dont nous croyions le retour si sûr, l'esprit si docile et les intentions si droites : et soit par raison ou par prévention, ou si l'on veut, par erreur (car je me confesse ici au public plutôt que je ne cherche à me défendre), je crus l'instruction des princes de France en trop lionne main, pour ne pas faire en cette occasion tout ce qui servait à y conserver un dépôt si important.

10. J'ai porté cette assurance jusqu'au point que la suite fera connaître. Dieu l'a permis, peut-être pour m'humilier : peut-être aussi que je péchais en me fiant trop aux lumières que je croyais dans un homme; ou qu'encore que de bonne foi je crusse mettre ma confiance dans la force de la vérité et dans la puissance de la grâce, je parlais trop assurément d'une chose qui surpassait mon pouvoir. Quoi qu'il en soit, nous agissions sur ce fondement; et autant que nous travaillions à ramener un ami, autant nous demeurions appliqués à ménager avec une espèce de religion sa réputation précieuse.

11. C'est ce qui nous inspira le dessein qu'on va entendre. Nous nous sentions obligés, pour donner des bornes à ses pensées, de l'astreindre par quelque signature : mais en même temps nous nous proposâmes, pour éviter de lui donner l'air d'un homme qui se rétracte, de le faire signer avec nous comme associé à notre délibération. Nous ne songions en toutes manières qu'à sauver un tel ami, et nous étions bien concertés pour son avantage.

12. Peu de temps après il fut nommé à l'archevêché de Cambray. Nous applaudîmes à ce choix comme tout le monde, et il n'en demeura pas moins dans la voie de la soumission où Dieu le mettait : plus il allait être élevé sur le chandelier, plus il me semblait qu'il devait venir à ce grand éclat et aux grâces de l'état épiscopal par l'humble docilité que nous lui voyions. Ainsi nous continuâmes à former notre jugement; et lui-même nous le demandait avec la même humilité. Les trente-quatre Articles furent dressés à Issy dans nos conférences particulières : nous les

 

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présentâmes tout dressés au nouveau prélat, M. de Châlons et moi dans mon appartement à Versailles. M. l'archevêque de Paris a exposé dans sa réponse à M. l'archevêque de Cambray, la peine que lui fit cette lecture. Nous lui dîmes sans disputer avec une sincérité épiscopale, ce qu'il devait faire des écrits qu'il nous avait envoyés en si grand nombre : il ne dit mot; et malgré la peine qu'il avait montrée, il s'offrit à signer les articles dans le moment par obéissance. Nous trouvâmes plus à propos de les remettre entre ses mains, afin qu'il pût les considérer durant quelques jours. Quoiqu'ils entamassent le vif, ou plutôt quoiqu'ils renversassent tous les fondements delà nouvelle oraison, comme les principes en étaient évidents, nous crûmes que M. l'abbé de Fénelon ne les contredirait pas quand il les aurait entendus. Il nous apporta des restrictions à chaque article, qui en éludaient toute la force et dont l'ambiguïté les rendait non-seulement inutiles, mais encore dangereux : nous ne crûmes pas nous y devoir arrêter. M. de Cambray céda, et les Articles furent signés à Issy, chez M. Tronson, le 10 de mars 1695,

13. Quand M. l'archevêque de Cambray dit maintenant dans sa Réponse à notre Déclaration, qu'il a dressé les Articles avec nous (1), je suis fâché qu'il ait oublié les saintes dispositions où Dieu l'avait mis. On a vu dans les lettres qu'il écrivait pendant qu'on travaillait à ces articles, qu'il ne demandait qu'une décision sans raisonner. Si nous entrâmes dans ce sentiment, je prie ceux qui liront cet écrit de ne le pas attribuer à hauteur ou à dédain : à Dieu ne plaise : en toute autre occasion nous eussions tenu à honneur de délibérer avec un homme de ses lumières et de son mérite, qui allait même nous être agrégé dans le corps de l'épiscopat. Mais à cette fois Dieu lui montrait une autre voie : c'était celle d'obéir sans examiner : il faut conduire les hommes par les sentiers que Dieu leur ouvre, et par les dispositions que sa grâce leur met dans le cœur. Aussi la première fois que M. l'archevêque de Cambray a parlé de nos XXXIV Articles (c'est dans l'avertissement du livre des Maximes des Saints), il ne parle que de deux prélats, de M. de Châlons et de moi, qui les avions dressés,

 

1 Edit. de Brux., p. 8.

 

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sans songer alors à se nommer comme auteur. Il se souvenait de l'esprit où nous étions tous quand on signa. Voilà le petit mystère que nous inspira son seul avantage. J'entends dire par ses amis que c'était là comme un secret de confession entre nous, qu'il ne voulait pas découvrir et que nous l'avions révélé. Nous n'avons jamais pensé à rien de semblable, ni imaginé d'autre secret que celui de ménager son honneur, et de cacher si rétractation sous un titre plus spécieux. S'il ne s'était pas trop déclaré par son livre, et qu'enfin il ne forçât pas notre long silence, ce secret serait encore impénétrable. On a vu dans une de ses lettres qu'il s'était offert à me faire une confession générale : il sait bien que je n'ai jamais accepté cette offre. Tout ce qui pourrait regarder des secrets de cette nature sur ses dispositions intérieures est oublié, et il n'en sera jamais question. M. l'archevêque de Cambray insinue dans quelques-uns de ses écrits que je fus difficile sur quelques-unes de ses restrictions, et que M. de Paris, alors M. de Châlons, me redressa fortement. Nous l'avons donc bien oublié tous deux, puisqu'il ne nous en reste aucune idée ; nous étions toujours tellement d'accord, que nous n'eûmes jamais besoin de nous persuader les uns les autres; et que fous ensemble guides par le même esprit de la tradition, nous n'eûmes dans tous les temps qu'une même voix.

14. M. l'archevêque de Cambray demeura si bien dans l'esprit de soumission où Dieu l'avait mis, que m'ayant prié de le sacrer, deux jours avant cette divine cérémonie, à genoux et baisant la main qui devait le sacrer, il la prenait à témoin qu'il n'aurait jamais d'autre doctrine que la mienne. J'étais dans le cœur, je l'oserais dire, plus à ses genoux que lui aux miens. Mais je reçus cette soumission comme j'avais fait toutes les autres de même nature (pie l'on voit encore dans ses lettres : mon Age, mon antiquité , la simplicité de mes sentiments, qui n'étaient que ceux de l'Eglise, et le personnage que je devais faire me donnaient cette confiance. M. de Châlons fut prié d'être l'un des assistants dans le sacre, et nous crûmes donner à l'Eglise un prélat toujours unanime avec ses consécrateurs.

15. Je ne crois pas que M. l'archevêque de Cambray veuille

 

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oublier une circonstance digne de louange de sa soumission Après la signature des Articles et aux environs du temps de son sacre, il me pria de garder du moins quelques-uns de ses écrits pour être en témoignage contre lui s'il s'écartait de ses sentiments. J'étais bien éloigné de cet esprit de défiance. Non, Monsieur, je ne veux jamais d'autre précaution avec vous que votre foi : je rendis tous les papiers comme on me les avait donnés, sans en réserver un seul, ni autre chose que mes extraits pour me souvenir des erreurs que j'aurais à réfuter sans nommer l'auteur. Pour les lettres qui étaient à moi, j'en ai, comme on a vu, gardé quelques-unes, plus pour ma consolation que dans la croyance que je pusse jamais en avoir besoin, si ce n'est peut-être pour rappeler en secret à M. l'archevêque de Cambray ses saintes soumissions, en cas qu'il fût tenté de les oublier : si elles voient maintenant le jour, c'est au moins à l'extrémité, lorsqu'on me force à parler, et toujours plus tôt que je ne voudrais. La protestation qu'il me fit un peu avant son sacre serait aussi demeurée dans le silence avec tout le reste, s'il n'était venu jusqu'aux oreilles du Roi que l'on en tirait avantage, et que pour me faire confirmer la doctrine du livre des Maximes des Saints, on disait que j'en avais consacré l'auteur.

16. Un peu devant la publication de ce livre il arriva une chose qui me causa une peine extrême. Dans mon Instruction pastorale du 10 d'avril 1695, j'en avais promis une plus ample pour expliquer nos Articles ; et je priais M. l'archevêque de Cambray de joindre son approbation à celle de M. l'évêque de Châlons devenu archevêque de Paris, et à celle de M. de Chartres, pour le livre que je destinais à cette explication. Puisque nous avons eu à nommer ici M. l'évêque de Chartres, il faut dire que c'était lui qui le premier des évoques de ce voisinage avait découvert dans son diocèse les mauvais effets des livres et delà conduite de madame Guyon. La suit»; de cette affaire nous avait fait concourir ensemble à beaucoup de choses. Pour M. l'archevêque de Paris, j'étais d'autant plus obligé à m'appuyer de son autorité, que pour le bien de notre province il en était devenu le chef. Je crus aussi qu'il était de l'édification publique, que notre unanimité avec

 

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M. de Cambray fût connue de plus en plus de tout le monde. Je mis mon livre en manuscrit entre les mains de cet archevêque : j'attendais ses difficultés pour me corriger sur ses avis : je me sentais pour lui, ce me semble, la même.- docilité qu'il m'avait témoignée avant son sacre : niais trois semaines après, l'approbation me fut refusée par une raison que j'étais bien éloigné de prévoir. Un ami commun me rendit dans la galerie de Versailles une lettre de créance de M. l'archevêque de Cambray qui était dans son diocèse. Sur cette créance on m'expliqua que ce prélat ne pouvait entrer dans l'approbation de mon livre, parce que j'y condamnais madame Guyon qu'il ne pouvait condamner.

17. En vain je représentais à cet ami le terrible inconvénient où M. de Cambray allait tomber. Quoi ! il va paraître, disais-je, que c'est pour soutenir madame Guyon qu'il se désunit d'avec ses confrères? Tout le inonde va donc voir qu'il en est le protecteur? Ce soupçon, qui le déshonorait dans tout le publie, va devenir une certitude. Que deviennent ces beaux discours que nous avait faits tant de fois M. de Cambray, que lui et ses amis répandaient partout, que bien éloigné de s'intéresser dans les livres de cette femme, il était prêt à les condamner s'il était utile? A présent qu'elle les avait condamnés elle-même; qu'elle en avait souscrit la condamnation entre mes mains, et celle de la mauvaise doctrine qui y était contenue, les voulait-il défendre plus qu'elle-même? Quel serait l'étonnement de tout le monde, de voir paraître à la tète de mon livre l'approbation de M. l'archevêque de Paris et de M. de Chartres sans la sienne? N'était-ce pas mettre en évidence le signe de sa division d'avec ses confrères, ses consécrateurs, ses plus intimes amis? quel scandale? quelle flétrissure à son nom? de quels livres voulait-il être le martyr? pourquoi ôter au public la consolation de voir dans l'approbation de ce prélat le témoignage solennel de notre unanimité? Toutes ces raisons furent sans effet : mon manuscrit me fut rendu après être demeuré, comme on a vu, trois semaines entières au pouvoir de M. l'archevêque de Cambray : l'ami qui s'était chargé de me le rendre, prit sur lui tout le temps qu'on l'avait gardé : M. de Cambray, disait-il, ne l'avait tenu que peu de jours, et le rendait sans en avoir lu

 

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que très peu de chose. J'écrivis un mot à ce prélat pour lui témoigner mes justes craintes. Je reçus une réponse qui ne disait rien, et dès lors il préparait ce qu'on va voir.

18. On voudra peut-être savoir auparavant ce qu'était devenue alors madame Guyon. Elle avait demandé d'être reçue dans mon diocèse pour y être instruite : elle fut six mois dans le saint couvent des filles de Sainte-Marie, à condition de ne communiquer avec qui que ce soit ni au dedans ni au dehors, ni par lettres ni autrement, qu'avec le confesseur que je lui nommai à sa prière, et avec deux religieuses que j'avais choisies, dont l'une était la vénérable Mère le Picard, très-sage supérieure de ce monastère. Comme toutes ses lettres et tous ses discours ne respiraient que la soumission et une soumission aveugle, on ne pouvait lui refuser l'usage des saints sacrements. Je l'instruisis avec soin : elle souscrivit aux articles où elle sentit la destruction entière de toute sa doctrine : je rejetai ses explications, et sa soumission fut pure et simple. Un peu après elle souscrivit aux justes censures que M. de Châlons et moi publiâmes de ses livres et de la mauvaise doctrine qui y était contenue, la condamnant de cœur et de bouche, comme si chaque propositon  était énoncée. On en spécifia quelques-unes des principales, auxquelles tout aboutissait : elle y renonça expressément. Les livres qu'elle condamna furent le Moyen court, et le Cantique des Cantiques, qui étaient les seuls imprimés qu'elle avouât : je ne voulus point entrer dans les manuscrits que le peuple ne connaissait pas : elle offrait à chaque parole de les brûler tous; mais je jugeai ce soin inutile, à cause des copies qui en resteraient. Ainsi je me contentai de lui défendre de les communiquer, d'en écrire d'autres, d'enseigner, dogmatiser, diriger, la condamnant au silence et à la retraite comme elle le demandait. Je reçus la déclaration qu'elle me fit contre les abominations dont elle était accusée, la présumant innocente, tant qu'elle ne serait point convaincue par un examen légitime, dans lequel je n'entrai jamais. Elle me demanda la permission d'aller aux eaux de Bourbon; après ses soumissions, elle était libre : elle souhaita qu'au retour des eaux on la reçût dans Le même monastère, où elle retint son appartement. Je le permis

 

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dans le dessein de l'instruire et de la convertir à fond, sans lui laisser s'il se pouvait la moindre teinture des visions et illusions passées. Je lui donnai cette attestation que ses amis vantent tant, mais quelle n'a jamais osé montrer, parce que j'y spécifiais expressément « qu'au moyen des déclarations et soumissions de madame Guyon, que nous avions par devers nous souscrites de sa main, et des défenses par elle acceptées avec soumission, d'écrire, d'enseigner et dogmatiser dans l'Eglise, ou de répandre ses livres imprimés ou manuscrits, ou de conduire les âmes dans les voies de l'oraison ou autrement; je demeurais satisfait de sa conduite et lui avais continué la participation des saints sacrements, dans laquelle je l'avais trouvée. » Cette attestation était du premier de juillet 1695. Je partis le lendemain pour Paris, où l'on devait aviser à la conduite qu'on tiendrait dorénavant avec elle. Je ne raconterai pas comme elle prévint le jour que j'avais arrêté pour son départ; ni comme depuis elle se cacha ; comment elle fut reprise, et convaincue de beaucoup de contraventions aux choses qu'elle avait signées. Ce que je ne puis dissimuler, c'est qu'elle fait toujours la prophétesse : j'ai dans des mémoires notés de sa main, que Dieu lui laisse la disposition de la vie de ceux qui s'opposent à ses visions : elle a fait des prélats et des archevêques bien différents de ceux que le Saint-Esprit avait choisis : elle a fait aussi des prédictions dont le récit ferait horreur. On a vu ce qu'elle avait prédit sur la protection de son oraison par le Roi même : depuis elle a débité qu'après ce qu'elle appelle persécution, son oraison revivrait sous un enfant : la prophétie a été marquée à cet auguste enfant, sans faire aucune impression dans son esprit. A Dieu ne plaise que j'accuse M. de Cambray, ni les sages têtes qui environnent cet aimable prince, du discours qu'on lui en a fait : mais il y a dans tous les partis des esprits outrés qui parlent sans ménagement : ceux-là répandent encore que les temps changeront, et intimident les simples. On voit donc assez les raisons qui me font écrire ces circonstances : on voit sous les yeux de qui je les écris, et pourquoi enfin je fais connaître une femme qui est cause encore aujourd'hui des divisions de l'Eglise.

19. M. l'archevêque de Cambray en parlait très-diverssement

 

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durant le temps de nos examens. Il nous a souvent épouvantés, en nous disant à deux et à trois ensemble, qu'il avait plus appris d'elle que de tous les docteurs : d'autres fois il nous consolait, en disant que loin d'approuver ses livres il était prêt à les condamner, pour peu qu'on le jugeât nécessaire. Je ne doutai non plus de son retour sur ce point que sur les autres; et ne cherchant autre chose que de ramener à fond un homme d'esprit, d'une manière d'autant plus sincère qu'elle serait plus douce et moins forcée, je souhaitais qu'il revînt de lui-même comme d'un court éblouissement ; et nous crûmes tous qu'il fallait attendre à lui proposer l'expresse condamnation des livres de cette femme dans un temps qui ne lui ferait aucune peine. Voilà ces impitoyables, ces envieux de la gloire de M. l'archevêque de Cambray, ces gens qui l'ont voulu perdre : qui ont poussé si avant leur rigueur, que le récit n’en trouverait point de croyance parmi les hommes. Qu'on nous marque du moins un temps où cette manie nous ait pu prendre. On pourrait bien nous reprocher trop de ménagement, trop de douceur, trop de condescendance. Qu'il soit ainsi, je le veux; et pour ne parler que de moi seul, que j'aie poussé trop avant la confiance, l'amour de la paix et cette bénigne charité qui ne veut pas soupçonner le mal : jusques ici tout au moins il demeurera pour certain que M. l'archevêque de Cambray s'est désuni le premier d'avec ses confrères pour soutenir contre eux madame Guyon.

 

IVe SECTION.  Quelles furent les excuses de M. de Cambray.

 

1. Ce prélat prévit bien les inconvénients que j'avais marqués à celui qui était chargé de sa créance; et voici ce qu'il envoya écrit de sa main à la personne du monde auprès de laquelle il voulait le plus se justifier. Je rapporterai l'écrit entier sans en retrancher une parole : que le lecteur s'y rende attentif, il y va voir la cause véritable de tous les troubles de l'Eglise : l'écrit commence en cette sorte.

2. « Quand M. de Meaux m'a proposé d'approuver son livre, je lui ai témoigné avec attendrissement que je serais ravi de donner

 

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cette marque publique de ma conformité de sentiment avec un prélat que j'ai regardé depuis ma jeunesse comme mon maître dans la science de la religion. Je lui ai même offert d’aller à Germigny pour dresser avec lui mon approbation. J'ai dit en même temps à messeigneurs de Paris et de Chartres, et a M. Tronson, que je ne voyais aucune ombre de difficulté entre M. de Meaux et moi sur le fond de la doctrine : mais que s'il voulait attaquer personnellement dans son livre madame Guyon, je ne pourrais pas l'approuver. Voilà ce que j'ai déclaré il y a six mois. » (Je n'en avais jamais rien su, non plus que de ce qui suit).

3. «M. de Meaux vient de me donner un livre à examiner : à l'ouverture des cahiers j'ai trouvé qu'ils sont pleins d'une réfutation personnelle : aussitôt j'ai averti messeigneurs de Paris et de Chartres, avec M. Tronson, de l'embarras où me mettait M. de Meaux. »

4. Expliquons-nous : s'il prend pour réfutation personnelle la condamnation de la personne, je ne songeais pas seulement à condamner la personne de madame Guyon, qui s'était soumise : s'il appelle réfutation personnelle celle de son livre, ce n'était donc pas sa personne, mais son livre qu'il voulait défendre. Il continue.

5. « On n'a pas manqué de me dire que je pouvais condamner les livres de madame Guyon sans diffamer sa personne et sans me faire tort: mais je conjure ceux qui parlent ainsi, de peser devant Dieu les raisons que je vais leur représenter. Les erreurs qu'on impute à madame Guyon ne sont point excusables par l'ignorance de son sexe : il n'y a point de villageoise grossière qui n'eût d'abord horreur de ce qu'on veut qu'elle ait enseigné. Il ne s'agit pas de quelque conséquence subtile et éloignée, qu'on pourrait contre son intention tirer de ses principes spéculatifs et de quelques-unes de ses expressions ; il s'agit de tout un dessein diabolique, qui est, dit-on, lame de tous ses livres. C'est un système monstrueux qui est lié dans toutes ses parties, et qui se soutient avec beaucoup d'art d'un bout jusqu'à l'autre. Ce ne sont point des conséquences obscures qui puissent avoir été imprévues à l'auteur ; au contraire elles sont le formel et unique but de tout

 

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son système. Il est évident, dit-on, et il y aurait de la mauvaise foi à le nier, que madame Guyon n'a écrit que pour détruire comme une imperfection toute la foi explicite des attributs, des personnes divines, des mystères de Jésus-Christ et de son humanité : elle veut dispenser les chrétiens de tout culte sensible, de toute invocation distincte de notre unique Médiateur : elle prétend détruire dans les fidèles toute vie intérieure et toute oraison réelle, en supprimant tous les actes distincts que Jésus-Christ et les apôtres ont commandés, en réduisant pour toujours les âmes à une quiétude oisive qui exclut toute pensée de l'entendement, et tout mouvement de la volonté. Elle soutient que quand on a fait une fois un acte de foi et d'amour, cet acte subsiste perpétuellement pendant toute la vie, sans avoir jamais besoin d'être renouvelé ; qu'on est toujours en Dieu sans penser à lui, et qu'il faut bien se garder de réitérer cet acte. Elle ne laisse aux chrétiens qu'une indifférence impie et brutale entre le vice et la vertu, entre la haine éternelle de Dieu et son amour éternel, pour lequel il est de foi que chacun de nous a été créé. Elle défend comme une infidélité toute résistance réelle aux tentations les plus abominables : elle veut qu'on suppose que dans un certain état de perfection où elle élève bientôt les aines, on n'a plus de concupiscence; qu'on est impeccable, infaillible et jouissant delà même paix que les bienheureux ; qu'enfin tout ce qu'on fait sans réflexion avec facilité, et par la pente de son cœur, est fait passivement et par une pure inspiration. Cette inspiration qu'elle attribue à elle et aux siens n'est pas l'inspiration commune des justes, elle est prophétique; elle renferme une autorité apostolique , au-dessus de toutes lois écrites : elle établit une tradition secrète sur cette voie qui renverse la tradition universelle de l'Eglise. Je soutiens qu'il n'y a point d'ignorance assez grossière pour pouvoir excuser une personne qui avance tant de maximes monstrueuses ; cependant on assure que madame Guyon n'a rien écrit que pour accréditer cette damnable spiritualité et pour la faire pratiquer. C'est là l'unique but de ses ouvrages; ôtez-en cela, vous en ôtez tout : elle n'a pu penser autre chose. L'abomination évidente de ses écrits rend donc évidemment sa personne

 

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abominable ; je ne puis donc séparer sa personne d'avec ses écrits. »

6. De la manière dont M. de Cambray charge ici les choses, il semble qu'il ait voulu se faire peur à lui-même, et une illusion manifeste au lecteur. Sans examiner si j'impute toutes ces erreurs à madame Guyon ou seulement une partie, et le reste à d'autres auteurs, il n'y a que ce seul mot à considérer : si on suppose que cette dame persiste dans ses erreurs quelles qu'elles soient, il est vrai que sa personne est abominable : si au contraire elle s'humilie, si elle souscrit aux censures qui réprouvent cette doctrine et ses livres où elle avoue qu'elle est contenue, si elle condamne ces livres, il n'y a donc que ses livres qui demeurent condamnables ; et par son humilité, si elle est sincère et qu'elle y persiste, sa personne est devenue innocente, et peut même devenir sainte par son repentir. On avait donc raison de dire à M. de Cambray qu'il pouvait approuver mou livre sans blâmer madame Guyon, que je supposais repentante et contre laquelle je ne disais mot ; et à moins de supposer que sa repentance fut feinte ou qu'elle était retournée à son vomissement, M. de Cambray était injuste de représenter sa personne comme abominable par mon livre, et d'y refuser son approbation sur ce vain prétexte.

7. C'est en cet endroit qu'il raconte ce qu'on a transcrit plus haut de mot à mot1, qu'il ne comprend pas M. de Meaux, qui d'un côté communie madame Guyon, et d'autre part la condamne si durement : « Pour moi, poursuit-il, si je croyois ce que croit M. de Meaux des livres de madame Guyon, et par une conséquence nécessaire de sa personne même j'aurais eu malgré mon amitié pour elle, être obligé en conscience à lui faire avouer et rétracter formellement à la face de toute l'Eglise les erreurs qu'elle aurait évidemment enseignées dans tous ses écrits.

8. Je crois même que la puissance séculière devrait aller plus loin. Qu'y a-t-il de plus digne du feu qu'un monstre, qui sous apparence de spiritualité ne tend qu'à établir le fanatisme et l'impureté? qui renverse la loi divine, qui traite d'imperfections toutes les vertus, qui tourne en épreuves et en imperfections

 

1 Ci-dessus, Ière sect., n. 3.

 

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tous les vices, qui ne laisse ni subordination ni règle dans la société des hommes, qui par le principe du secret autorise toute sorte d'hypocrisie et de mensonges; enfin qui ne laisse aucun remède assuré contre tant de maux? Toute religion à part, la seule police suffit pour punir du dernier supplice une personne si empestée. Il est donc vrai que si cette femme a voulu manifestement établir ce système damnable, il fallait la brûler au lieu de la congédier, comme il est certain que M. de Meaux l'a fait après lui avoir donné la fréquente communion et une attestation authentique , sans qu'elle ait rétracté ses erreurs. » Si donc elle les a rétractées ; si elle s'est repentie ; si elle déteste les impuretés et beaucoup d'autres excès que vous dites qu'on lui attribue : si vous supposez faussement qu'on les lui impute, pendant qu'on ne songe pas seulement à l'en accuser ; si on la répute innocente de tout ce dont on ne l'avait pas convaincue par preuves, si l'on ne songe même pas à cet examen, qui n'était pas mûr alors et dont il ne s’agissait seulement pas, mais seulement des erreurs dont elle était à la vérité légitimement convaincue, mais aussi qu'elle rejetait par acte authentique avec les livres qui les contenaient, la mettrez-vous entre les mains de la justice? la brûlerez-vous? songez-vous bien à la sainte douceur de notre ministère? Ne sommes-nous pas les serviteurs de celui qui dit : Je ne veux point la mort du pécheur, lorsque saint Jean et saint Jacques voulaient faire descendre le feu du ciel? n'est-ce pas à nous que Jésus-Christ dit en la personne de ces deux apôtres : Vous ne savez pas de quel esprit vous Mes? ne suffit-il pas d'être impitoyable envers les erreurs, et de condamner sans miséricorde les livres qui les contiennent ? faut-il pousser jusqu'au désespoir une femme qui signe la condamnation et des erreurs et des livres? ne doit-on pas présumer de sa bonne foi, tant que l'on ne voit point d'actes contraires ; et sa bonne foi présumée ne méritait-elle aucune indulgence pour sa personne? En vérité, vous se nez outré si vous poussiez votre zèle jusqu'à cet excès, et c'est l'être que de soutenir qu'on ne puisse condamner un livre sans en juger l’auteur digne du feu même, lorsque cet auteur condamne lui-même son livre.

 

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9. «Pour moi, continue M. de Cambray, je ne pourrais approuver le livre où M. de Meaux impute à cette femme un système si horrible dans toutes ses parties, sans me diffamer moi-même et sans lui faire une injustice irréparable. En voici la raison : je l'ai vue souvent : tout le monde le sait : je l'ai estimée, je l'ai laissé estimer par des personnes illustres dont la réputation est chère à l'Eglise, et qui avaient confiance en moi. Je n'ai pu ni dû ignorer ses écrits ; quoique je ne les aie pas examinés tous à fond dans le temps, du moins j'en ai su assez pour devoir me défier d'elle, et pour l'examiner en toute rigueur. Je l'ai fait avec plus d'exactitude que ses examinateurs ne le pouvaient faire, car elle était bien plus libre, bien plus dans son naturel, bien plus ouverte avec moi dans les temps où elle n'avait rien à craindre. Je lui ai fait expliquer souvent ce qu'elle pensait sur les matières qu'on agite. Je l'ai obligée à m'expliquer la valeur de chacun des termes de ce langage mystique dont elle se servait dans ses écrits. J'ai vu clairement en toute occasion qu'elle les entendait dans un sens très-innocent et très-catholique. J'ai même voulu suivre en détail et sa pratique et les conseils qu'elle donnait aux gens les plus ignorants et les moins précautionnés. Jamais je n'ai trouvé aucune trace de ces maximes infernales qu'on lui impute. Pouvais-je en conscience les lui imputer par mon approbation, et lui donner le dernier coup pour sa diffamation, après avoir vu de près si clairement son innocence. »

10. Voilà sans doute répondre bien hautement de madame Guyon : voilà de belles paroles, mais bien vaines ; car il n'y a qu'un mot à dire : c'est qu'il fallait sans hésiter approuver dans mon livre la condamnation de ceux de madame Guyon, si j'en prenais bien le sens ; et si je lui imposais, M. de Cambray ne pouvait pas éviter d'entrer avec moi dans cet examen, à moins que d'être déterminé, comme maintenant il ne le paroît que trop, à défendre et cette femme et ses livres, à quelque prix que ce lut, contre ses confrères.

11. Disons donc la vérité de bonne foi : il sentait bien en sa conscience que je ne lui imputais rien que de véritable, et en effet il continue en cette sorte : « Que les autres qui ne connaissent

 

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que ses écrits les prennent dans un sens rigoureux , je les laisse faire ; je ne défends ni n'excuse ni sa personne ni ses écrits : n'est-ce pas beaucoup faire sachant ce que je sais? Pour moi, je dois selon la justice juger du sens de ses écrits par ses sentiments que je sais à fond, et non pas de ses sentiments par le sens rigoureux qu'on donne à ses expressions, et auquel elle n'a jamais pensé. Si je faisais autrement j'achèverais de convaincre le public qu'elle mérite le feu : voilà ma règle pour la justice et pour la vérité : venons à la bienséance. »

12. Toute cette règle de justice est fondée sur cette fausse maxime, qu'elle méritait le feu, encore qu'elle eût détesté même par écrit les erreurs dont elle était convaincue, et celles qui suivaient du sens naturel de ses paroles. Du reste c'était un fait bien constant que ses livres et sa doctrine avaient scandalisé toute l'Eglise : Rome même s'était expliquée; et tant de prélats en France et ailleurs en avaient suivi l'exemple, qu'on ne pouvait plus dissimuler le mauvais effet de ces livres et le scandale qu'ils excitaient par toute la terre. Cependant M. de Cambray, qui les avait donnés pour règle à ceux qui prenaient confiance en lui, aujourd'hui encore ne veut pas en revenir. De peur de les condamner, il rompt toute mesure avec ses confrères ; et il ne veut pas qu'on voie son aveugle attachement à ces livres pernicieux ! La suite le fera paraître beaucoup davantage. Maintenant il suffit de voir deux choses qui résultent de son discours : l'une « qu'il a laissé estimer madame Guyon par des personnes illustres, dont la réputation est chère à l'Eglise, et qui avaient confiance en lui. » Il ajoute : « Je n'ai pu ni dû ignorer ses écrits: » c'est donc avec ses écrits qu'il l'a laissé estimer à ces personnes vraiment illustres qui avaient confiance en lui, en un mot qu'il conduisait. Elles estimèrent madame Guyon et ses écrits avec l'approbation de M. l'archevêque de Cambray alors M. l'abbé de Fénelon : l'oraison qu'il leur conseillait était celle que madame Guyon enseignait dans ces livres qu'il leur avait laissé estima' avec la personne. Il est juste de conserver comme il dit ta réputation chère à l'Eglise de ces illustres personnes, à laquelle aussi on n'a jamais songé seulement à donner la moindre atteinte : mais qui

 

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peut nier que M. de Cambray ne fût obligé de désabuser ces personnes de l'estime qu'il leur avait donner, laissé prendre si l'on veut, de madame Guyon et de ses livres? Il ne s'agit donc en aucune sorte de leur réputation que l'autorité de M. de Cambray mettait à couvert : mais il s'agit de savoir si M. de Cambray lui-même n'a pas trop voulu conserver sa propre réputation dans leurs esprits, et dans l'esprit de tant d'autres qui savaient combien il recommandait madame Guyon à ceux qui se confiaient à sa conduite : s'il n'a pas trop voulu sauver l'approbation qu'il avait donnée à des livres pernicieux et réprouvés partout où ils paraissaient.

13. C'est de quoi M. de Cambray ne peut s'excuser après son aveu, qu'on vient d'entendre, puisqu'il paraît maintenant par là, en second lieu, qu'il veut encore aujourd'hui soutenir ces livres, et qu'il n'y trouve de douteux que ce langage mystique dont se sert madame Guyon dans ses écrits. C'est un langage mystique d'avoir dit dans son Moyen court que l'acte d'abandon fait une fois ne se doit jamais réitérer (1) : c'est un langage mystique d'avoir renvoyé aux états intérieurs de la contemplation, celle des attributs particuliers et des personnes divines, sans en excepter Jésus-Christ (2) : c'est un langage mystique de supprimer tout désir jusqu'à celui du salut et des joies du paradis, pour toute volonté d'acquiescer à la volonté de Dieu connue ou inconnue, quelle qu'elle soit pour notre salut et celui des autres, ou pour notre damnation (3). Tout le reste, qui est tiré du Moyen court et de l’Interprétation du Cantique dans le livre des Etats d'Oraison, quoiqu'il ne soit pas moins mauvais, est un langage mystique selon M. de Cambray. Il est vrai ; mais ce langage mystique est celui des faux mystiques de nos jours, d'un Falconi, d'un Molinos, d'un Malaval, auteurs condamnés : mais non celui d'aucun mystique approuvé. Voilà comme M. de Cambray excuse les livres de madame Guyon. Prendre à la lettre, et selon la suite de tout le discours, ce qu'on en vient de rapporter et tout ce qui est de même esprit, c'est suivre le sens que ce prélat veut appeler

 

1 Voyez Inst. sur les Etats d'Or., liv. I, n. 25. — 2 Liv. II, n. 2. — 3 Liv. III, n. 4, 5, etc.

 

 

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rigoureux, quoiqu'il soit le sens naturel, et qu'il entreprend d'excuser pour laisser en autorité ces mauvais livres ; encore qu'il sente si bien en sa conscience qu'il ne les peut justifier, que pour les sauver il a recours à cette méthode inouïe de juger du sens d'un livre par la connaissance particulière qu'on a des sentiments de l'auteur, et non pas des sentiments d'un auteur par les paroles de sou livre. C'est à quoi aboutissent toutes les belles excuses de M. de Cambray. Mais enfin ce sens rigoureux, comme il l'appelle, est celui qui avait frappé et scandalisé toute la chrétienté : et répondre si hautement que madame Guyon n'y avait jamais pensé, c'est encore un coup vouloir juger de ses paroles par ses pensées, et non pas de ses pensées par ses paroles ; c'est ouvrir la porte aux équivoques les plus grossières et fournir des excuses aux plus mauvais livres.

14. Il est vrai que c'est là encore aujourd'hui la méthode de M. de Cambray, qui veut qu'on devine ce qu'il a pensé dans son livre des Maximes, sans avoir daigné en dire un seul mot ; et il ne faut pas s'étonner qu'après avoir justifié madame Guyon par une méthode aussi fausse que celle qu'on vient d'entendre, il la fasse encore servira se justifier lui-même. Mais venons à ce qu'il ajoute sur la bienséance.

15. « Je l'ai connue : je n'ai pu ignorer ses écrits. J'ai dû m'assurer de ses sentiments, moi prêtre, moi précepteur des princes, moi appliqué depuis ma jeunesse à une étude continuelle de la doctrine, j'ai dû voir ce qui est évident. Il faut donc que j'aie du moins toléré l'évidence de ce système impie? ce qui fait l'erreur, et qui me couvre d'une éternelle confusion. Tout notre commerce n'a même roulé que sur cette abominable spiritualité dont on prétend qu'elle a rempli ses livres, et qui est l'ame de tous ses discours. En reconnaissant toutes ces choses par mon approbation, je me rends infiniment plus inexcusable que madame Guyon. Ce qui paraîtra du premier coup d'œil au lecteur, c'est qu'on m'a réduit à souscrire à la diffamation de mon amie, dont je n'ai pu ignorer le système monstrueux qui est évident dans ses ouvrages, de mon propre aveu. Voilà ma sentence prononcée et signée par moi-même à la tête du livre de M. de Meaux, où ce système est

 

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étalé dans toutes ses horreurs. Je soutiens que ce coup de plume donné contre ma conscience par une lâche politique me rendrait à jamais infâme et indigne de mon ministère.

16. « Voilà néanmoins ce que les personnes les plus sages et le plus affectionnées pour moi ont souhaité et préparé de loin. C'est donc pour assurer ma réputation qu'on veut que je signe que mon amie mérite d'être brûlée avec ses écrits, pour une spiritualité exécrable qui t'ait l'unique lien de notre amitié. Mais encore comment est-ce que je m'expliquerai là dessus? Sera-ce librement selon mes pensées, et dans un livre où je pourrai parler avec plus d'étendue? Non : j'aurai l'air d'un homme muet et confondu : on tiendra ma plume : on me fera expliquer dans l'ouvrage d'autrui : par une simple approbation j'avouerai que mon amie est évidemment un monstre sur la terre, et que le venin de ses écrits ne peut être sorti que de son cœur. Voilà ce que mes meilleurs amis ont pensé pour mon honneur. Si les plus cruels ennemis voulaient me dresser un piège pour me perdre, n'est-ce pas là précisément ce qu'ils me devraient demander? »

17. Comment ne songe-t-il pas qu'au milieu de ses excuses, chacun lui répond secrètement : Non, votre amie ne méritait point d'être brûlée avec ses livres, puisqu'elle les condamnait. Votre amie n'était pas même un monstre sur la terre? mais une femme ignorante, qui éblouie d'une spécieuse spiritualité, trompée par ses directeurs, applaudie par un homme de votre importance, a condamné son erreur, quand on a pris soin de l'instruire. Cet aveu ne pouvait qu'édifier l'Eglise et désabuser de ses livres ceux qu'ils avaient séduits : M. l'archevêque de Cambray n'eût fait qu'approuver une conduite si juste; mais une crainte mal entendue de diffamer son amie, et de se diffamer, lui tenait trop au cœur. Ce qu'il appelle diffamer son amie, c'est d'entendre ses livres naturellement comme faisaient ses confrères, comme faisait tout le inonde qui les condamnait. Il ne voulait pas faire sentira ses amis qu'il leur avait mis en main un si mauvais livre. C'est là ce qu'il appelait se diffamer : et on s'étonnera à présent de lui voir faire tant de pas en arrière sans le vouloir avouer? Il craint trop, non pas de se diffamer, mais d'avouer

 

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une faute. Ce n'est pas là se diffamer : c'est s'honorer, au contraire, et réparer sa réputation blessée. Etoit-ce un si grand malheur d'avoir été trompé par une amie? M. l'archevêque de Cambray sait bien encore aujourd'hui faire dire à Rome qu'à peine il connaît madame Guyon. Quelle conduite ! à Home il rougit de cette amie : en France où il n'ose dire qu'elle lui est inconnue, plutôt que de laisser flétrir ses livres, il en répond et se rend garant de leur doctrine, quoique déjà condamnée par leur auteur.

18. Que dire donc? que madame Guyon a souscrit par force sa condamnation? Est-ce une force de la souscrire dans un monastère, où elle s'était renfermée volontairement pour y être instruite? Est-ce une force de céder à l'autorité des évêques qu'on a choisis pour ses docteurs? Mais pouvait-on condamner plus expressément ces mauvais livres, que de souscrire à leur juste et sévère censure? C'était, dit-on, faire avouer à M. de Cambray une tromperie trop forte. Quel remède? il est constant par la commune déclaration de toute la chrétienté, et par la reconnaissance de madame Guyon, que sa spiritualité est condamnable. Il est certain par l'aveu présent de M. de Cambray, que tout son commerce avec madame Guyon roulait sur cette spiritualité qu'elle avait elle-même condamnée, et qu'elle faisait l'unique lien de cette amitié tant vantée : quelle réponse à un aveu si forme! ? que dire à ceux qui objecteront : Ou ce commerce uni par un tel lien était connu, ou il ne l'était pas : s'il ne l'était pas, M. de Cambray n'avait rien à craindre en approuvant le livre de M. de Meaux : s'il l'était, ce prélat n'en était que plus obligé à se déclarer ; et il n'y avait à craindre que de se taire, ou de biaiser sur ce sujet?

19. M. l'archevêque de Cambray semble avoir prévu cette objection, et c'est pourquoi il continue en cette sorte; car je n'omets aucune de ses paroles, a On ne manquera pas de dire que je dois aimer l'Eglise plus que mon amie et plus que moi-même : comme s'il s’agissait de l'Eglise dans une affaire où la doctrine est en sûreté, et où il ne s'agit plus que d'une femme que je veux bien laisser diffamer sans ressource, pourvu que je n'y prenne aucune

 

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part contre ma conscience. Oui, je brûlerais mon amie de ma propre main, et je me brûlerais moi-même avec joie, plutôt que de laisser l'Eglise en péril. C'est une pauvre femme captive, accablée de douleurs et d'opprobres : personne ne la défend ni ne l'excuse, et on a toujours peur. » Hé, bon Dieu! n'est-ce donc rien dans l'Eglise de flétrir un livre séduisant répandu partout le royaume et au delà, surtout quand on a été pour peu que ce soit soupçonné de l'approuver ? N'est-ce rien encore un coup de re-marquer, de mettre au jour, de réfuter les erreurs d'un tel livre? C'est à quoi M. de Cambray ne veut pas entendre. Pourquoi se séparer d'avec ses confrères, et ne montrer pas à toute l'Eglise le consentement de l'épiscopat contre un livre en effet si pernicieux? On a loi/jours peur, dit M. de Cambray : on le voit bien : il voudrait qu'on fût à repos contre celle pauvre captive dont il déplore le sort, et qu'on laissât par pitié fortifier un parti qui ne s'étend déjà que trop. Que sert de dire : Oui, je brûlerais mon amie de mes propres mains, je me brûlerais moi-même? Ceux qui brûlent tout de cette sorte, le font pour ne rien brûler: ce sont de ces zèles outrés où l'on va au delà du but pour passer par-dessus le point essentiel. Ne brûlez point de votre main madame Guyon, vous seriez irrégulier ; ne brûlez point une femme qui témoigne se reconnaître, à moins encore une fois, que vous soyez assuré que sa reconnaissance n'est pas sincère : ne vous brûlez pas vous-même : sauvez les personnes, condamnez l'erreur, proscrivez avec vos confrères les mauvais livres qui la répandent par toute la terre, et finissez une affaire qui trouble l'Eglise.

20. « Après tout, poursuit M. de Cambray, lequel est le plus à propos ou que je réveille dans le monde le souvenir de ma liaison passée avec elle, et que je me reconnaisse ou le plus insensé de tous les hommes pour n'avoir pas vu des infamies évidentes, ou exécrable pour les avoir tolérées, ou bien que je garde jusqu'au bout un profond silence sur les écrits et sur la personne de madame Guyon, comme un homme qui l'excuse intérieurement sur ce qu'elle n'a pas peut-être assez connu la valeur de chaque expression, ni la rigueur avec laquelle on examinerait le langage des mystiques dans la suite du temps sur l'expérience de l'abus

 

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que quelques hypocrites en ont fait : en vérité, lequel est le plus sage de ces deux partis? »

21. Je n'ai qu'à remarquer en un mot ce profond silence jusqu'au bout, que M. de Cambray promet ici : on verra bientôt les maux qu'un silence si déterminé cause à l'Eglise. Après cette remarque nécessaire au fait, continuons la lecture de l'écrit du prélat.

22. « On ne cesse de dire tous les jours que les mystiques même les plus approuvés ont beaucoup exagéré; on soutient même que saint Clément et plusieurs des principaux Pères ont parlé en des termes qui demandent beaucoup de correctifs. Pourquoi veut-on qu'une femme soit la seule qui n'ait pas pu exagérer? pourquoi faut-il que tout ce qu'elle a dit tende à former un système qui fait frémir? Si elle a pu exagérer innocemment, si j'ai connu à fond l'innocence de ses exagérations, si je sais ce qu'elle a voulu dire mieux que ses livres ne l'ont expliqué, si j'en suis convaincu par des preuves aussi décisives que les termes qu'on reprend dans ses livres sont équivoques, puis-je la diffamer contre ma conscience et me diffamer avec elle ? » Ce prélat se déclare donc de plus en plus : les termes de madame Guyon ne sont qu'équivoques : les évêques et le Pape même n'ont condamné ses livres, que parce qu'ils ne les ont pas bien entendus : nous voilà ramenés en sa faveur aux malheureuses chicanes de la question de fait et de droit : M. de Cambray en est l'auteur, et il n'a plus que cette ressource pour défendre madame Guyon contre ses confrères et contre Rome même.

23. Voici en cet état comme il triomphe, en disant sans interruption : « Qu'on observe de près toute ma conduite. A-t-il été question du fond de la doctrine? J'ai d'abord dit à M. de Meaux que je signerais de mon sang les XXXIV Articles qu'il avait dressés, pourvu qu"il y expliquât certaines choses. M. l'archevêque de Paris pressa très-fortement M. de Meaux sur ces choses qui lui parurent justes et nécessaires. M. de Meaux se rendit, et je n'hésitai pas un seul moment à signer. Maintenant qu'il s'agit de flétrir par contre-coup mon ministère avec ma personne, en flétrissant madame Guyon avec ses écrits, on trouve en moi une résistance

 

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invincible. D'où vient cette différence de conduite? Est-ce que j'ai été faible et timide quand j'ai signé les XXXIV propositions? On en peut juger par ma fermeté présente. Est-ce que je refuse maintenant d'approuver le livre de M. de Meaux par entêtement et avec un esprit de cabale? On en peut juger par ma facilité à signer les XXXIV propositions. Si j'étais entêté, je le serais bien plus du fond de la doctrine de madame Guyon que de sa personne. Je ne pourrais même dans mon entêtement le plus ridicule et le plus dangereux, me soucier de sa personne qu'autant que je la croirais nécessaire pour l'avancement de la doctrine. Tout ceci est assez évident par la conduite que j'ai tenue. On l'a condamnée, renfermée, chargée d'ignominie : je n'ai jamais dit un seul mot pour la justifier, pour l'excuser, pour adoucir son état. Pour le fond de la doctrine, je n'ai cessé d'écrire, et de citer les auteurs approuvés de l'Eglise. Ceux qui ont vu notre discussion doivent avouer que M. de Meaux, qui voulait d'abord tout foudroyer, a été contraint d'admettre pied à pied des choses qu'il avait cent fois rejetées comme très-mauvaises. Ce n'est donc pas de la personne de madame Guyon dont j'ai été en peine et de ses écrits, c'est du fond de la doctrine des Saints, trop inconnue à la plupart des docteurs scolastiques.

24. « Dès que la doctrine a été sauvée sans épargner les erreurs de ceux qui sont dans l'illusion, j'ai vu tranquillement madame Guyon captive et flétrie. Si je refuse maintenant d'approuver ce que M. de Meaux en dit, c'est que je ne veux ni achever de la déshonorer contre ma conscience, ni me déshonorer en lui imputant des blasphèmes qui retombent inévitablement sur moi. »

25. Voilà tout ce qui regarde les raisons de M. l'archevêque de Cambray pour ne point approuver mon livre qu'il avait reçu pour cela. Il en résulte des laits de la dernière conséquence pour connaître parfaitement l'esprit où était d'abord ce prélat, et le changement arrivé dans sa conduite depuis qu'il a été archevêque. On entend ce que veulent dire ces airs foudroyants qu'il commence à me donner : cette ignorance profonde qu'il attribue à l'Ecole, dont il fait semblant maintenant de vouloir soutenir l'autorité; ces divisions qu'il fait sonner si haut, sans qu'elles aient

 

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jamais eu le moindre fondement, entre M. de Châlons, qui fut obligé à me presser très-fortement, et moi qui lui résistais et ne cédais qu'à la force. Ces faits et les autres sont de la dernière conséquence : que le sage lecteur s'en souvienne : mais afin de les mieux comprendre, achevons sans interruption la suite de l'écrit que nous lisons.

26. « Depuis que j'ai signé les XXXIV propositions, j'ai déclaré dans toutes les occasions qui s'en sont présentées naturellement, que je les avais signées, et que je ne croyois pas qu'il fut jamais permis d'aller au delà de cette borne.

27. » Ensuite j'ai montré à M. l'archevêque de Paris une explication très-ample et très-exacte de tout le système des voies intérieures, à la marge des XXXIV propositions. Ce prélat n'y a pas remarqué la moindre erreur ni le moindre excès. M. Tronson, à qui j'ai montré aussi cet ouvrage, n'y a rien repris. » Remarquez en passant dans le fait, qu'il n'y a ici nulle mention de m'avoir communiqué ces explications, dont en effet je n'ai jamais entendu parler.

28. « Il y a environ six mois qu'une carmélite du faubourg Saint-Jacques me demanda de a éclaircissements sur cette matière. Aussitôt je lui écrivis une grande lettre que je fis examiner par M. de Meaux. Il me proposa seulement d'éviter un mot indifférent en lui-même, mais que ce prélat remarquait qu'on avait quelquefois m d employé. Je l'ôtai aussitôt, et j'ajoutai encore des explications pleines de préservatifs, qu'il ne demandait pas. Le faubourg Saint-Jacques, d'où est sortie la plus implacable critique des mystiques, n'a pas eu un seul mot à dire sur cette lettre. M. Pirot a dit hautement qu'elle pouvait servir de règle assurée de la doctrine sur ces matières. En effet j'y ai condamné toutes les erreurs qui ont alarmé quelques gens de bien dans ces derniers temps. » En passant, il s'en faut beaucoup : au reste il ne s'agit pas d'examiner une lettre particulière, dont le dernier état ne m'est, connu que par un récit confus. Mais voici qui commence à devenir bien essentiel.

29. « Je ne trouve pourtant pas que ce soit assez pour dissiper tous les vains ombrages, et je crois qu'il est nécessaire que je me

 

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déclare dune manière encore plus authentique. J'ai fait un ouvrage où j'explique à fond tout le système des voies intérieures, où je marque d'une part tout ce qui est conforme à la foi et fondé sur la tradition des Saints, et de l'autre tout ce qui va plus loin et qui doit être censuré rigoureusement. Plus je suis dans la nécessité de refuser mon approbation au livre de M. de Meaux, plus il est capital que je me déclare en même temps d'une façon encore plus forte et plus précise. L'ouvrage est déjà tout prêt. On ne doit pas craindre que j'y contredise M. de Meaux. J'aimerais mieux mourir que de donner au public une scène si scandaleuse. Je ne parlerai de lui que pour le louer, et que pour me servir de ses paroles. Je sais parfaitement ses pensées, et je puis répondre qu'il sera content de mon ouvrage quand il le verra avec le public.

30. « D'ailleurs je ne prétends pas le faire imprimer sans consulter personne. Je vais le confier dans le dernier secret à M. l'archevêque de Paris et à M. Tronson. Dès qu'ils auront achevé de le lire, je le donnerai suivant leurs corrections. Ils seront les juges de ma doctrine; et on n'imprimera que ce qu'ils auront approuvé. Ainsi on n'en doit pas être en peine. J'aurais la même confiance pour M. de Meaux, si je n'étais dans la nécessité de lui laisser ignorer un ouvrage dont il voudrait apparemment empêcher l'impression par rapport au sien.

31. « J'exhorterai dans cet ouvrage tous les mystiques qui se sont trompés sur la doctrine, d'avouer leurs erreurs. J'ajouterai que ceux qui sans tomber dans aucune erreur se sont mal expliqués, sont obligés en conscience de condamner sans restriction leurs expressions, à ne s'en plus servir, à lever toute équivoque par une explication publique de leurs vrais sentiments. Peut-on aller plus loin pour réprimer l'erreur?

32. « Dieu seul sait à quel point je souffre, de faire souffrir en cette occasion la personne du monde pour qui j'ai le respect et l'attachement le plus constant et le plus sincère. »

33. C'est ainsi que finit le mémoire écrit de la main de M. l'archevêque de Cambray. On entend bien qui est la personne qu'il est si fâché de faire souffrir, et quel était le sujet de cette souffrance tous les véritables amis de M. de Cambray souffraient en

 

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effet de le voir si prodigieusement attaché à la défense de ce livre, qu'il aimait mieux se séparer d'avec ses confrères qui le condamnaient, que de s'y unir par une commune approbation de mon livre, à laquelle il vient encore de déclarer dans ce mémoire qu'il ne trouvait que le seul obstacle d'improuver les livres de madame Guyon : mais laissons ces réflexions, et venons aux faits essentiels qui sont contenus dans ce mémoire.

 

Ve SECTION. Faits contenus dans ce mémoire.

 

1. Commençons par les derniers, pendant qu'on en a la mémoire fraîche. Il y en a deux bien importants; dont l'un est que l'on me cachait les explications qu'on mettait à la marge des XXXIV propositions, pour les montrer seulement à M. l'archevêque de Paris et à M. Tronson. On commençait donc dès lors à commenter sur les articles : on les tournait, on les expliquait à sa mode, on se cachait de moi : pourquoi ? n'était qu'on sentait dans sa conscience qu'on sortait de nos premiers sentiments ? On dira que M. de Paris et M. Tronson l'auraient senti comme moi : qui en doute ? aussi ont-ils fait; et M. de Paris l'a bien montré : mais enfin chacun a ses yeux et sa conscience : on s'aide les uns aux autres : pourquoi me séparer d'avec ces messieurs, puisque nous avions eux et moi dressé ces articles avec la parfaite unanimité qu'on a vue? pourquoi ne se cacher qu'à celui à qui avant que d'être archevêque, et dans le temps de l'examen des articles, on se remettait de tout « comme à Dieu, sans discussion, comme un enfant, comme un écolier (1) ?» Ce n'est pas pour mon avantage que je relève ces mots; c'est pour montrer la louable disposition d'humilité et d'obéissance où Dieu mettait alors M. de Cambray. Qu'était-il arrivé depuis, qui changeât sa résolution? est-ce à cause que je l’avais sacré? est-ce à cause que non content de me choisir pour ce ministère, plein encore et plus que jamais des sentiments que Dieu lui avait donnés pour moi quoiqu'indigne, il renouvelait la protestation de n'avoir jamais d'autres sentiments

 

1 Ci-dessus, IIIe sect., n. 4, 6.

 

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que les miens, dont il connaissait la pureté? Cependant c'est après avoir signé les articles, qu'il en donne à mon insu une ample explication à M. l'archevêque de Paris et à M. Tronson (1). Quant à moi, j'en serais très-content : mais quant à M. de Cambray, voulait-il détacher et désunir les frères et les unanimes qui avaient travaillé ensemble avec un concert si parfait et si ecclésiastique? S'il le voulait, quelle conduite? s'il ne le voulait pas, pourquoi se cacher de moi, qui ne respirais que l'unité et la concorde? Etais-je devenu tout à coup difficile, capricieux et impraticable? Il valoit bien mieux me communiquer ce qu'on traitait avec les compagnons inséparables de mon travail, qu'une lettre à une Carmélite, qui ne fait rien à nos questions, puisqu'on lui parlait plutôt par rapport à son instruction particulière que par rapport à l'état en général. Mais, quoi? on veut étaler un reste de confiance pour un homme qui la méritait toute entière, pendant qu'on lui cache l'essentiel, et que, pour avoir moins de témoins des variations qu'il méditait, M. l'archevêque de Cambray travaille secrètement à le détacher d'avec ceux avec qui Dieu l'avait associé dans ce travail.

2. « J'ai fait un ouvrage où j'explique à fond tout le système des voies intérieures ; l'ouvrage est déjà tout prêt : on ne doit pas craindre que j'y contredise M. de Meaux : j'aimerais mieux mourir que de donner au public une scène si scandaleuse (2). » Sans mourir, pour éviter ce scandale il n'y avait qu'à me communiquer cet ouvrage, comme on avait communiqué tous les autres, comme j'avais communiqué celui que je méditais. Je prends ici à témoin le ciel et la terre que, de l'aveu de M. de Cambray, je n'ai rien su de ce qu'il tramait, et que j'ai les mains pures des scandaleuses divisions qui sont arrivées.

3. « Je ne parlerai de M. de Meaux que pour le louer et pour me servir de ses paroles (3). » Qui pense-t-on amuser par ce discours ambigu ? que font de vagues louanges dans un livre de doctrine ? Ne se sert-on pas tous les jours des paroles d'un auteur contre lui-même et pour le combattre? Ainsi M. de Cambray ne rassurait pas le monde contre les dissensions qu'on

 

1 Ive sect., n. 27. — 2 Ibid., n. 29. — 3 Ibid.

 

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avait à craindre de son livre, et encore un coup j'en suis innocent.

4. « Je sais parfaitement les pensées de M. de Meaux, et je. puis répondre qu'il sera content de mon ouvrage quand il le verra avec le public. » Quoi? il sait si bien mes pensées qu'il ne daigne pas me les demander ? Je serai content : il en répond, pourvu que je voie son livre, avec tout le monde. Est-ce qu'il croyait entraîner le public, et par cette autorité m'entraîner moi-même? me faire accroire que dans les Articles d'Issy, j'avais pensé tout ce qu'il voulait, ou bien qu'assuré, si je l'ose dire, de mon esprit pacifique, il croyait que je laisserais tout passer? Ne songeait-il pas que la discrétion, la patience, la condescendance, surtout dans les matières de la foi, ont des bornes au delà desquelles il ne faut pas les pousser? On avait un moyen sur contre un si grand mal, qui était de concerter, de s'entendre, comme j'en donnais l'exemple : on a évité une voie si douce et si naturelle : on a cru qu'on entraînerait le public, et loin de se laisser entraîner, on a vu un soulèvement si universel, qu'à peine s'en trouvera-t-il un pareil exemple. C'est ainsi que Dieu déroute les hommes lorsqu'on néglige les moyens certains et simples qu'on a en main, et qu'on se fie à son éloquence.

5. « Je ne prétends pas faire imprimer cet ouvrage sans consulter personne (1). » On promet de consulter M. l'archevêque de Paris et M. Tronson, et de n'imprimer que ce qu'ils auront approuvé. « J'aurais, dit-on, la même confiance pour M. de Meaux, si je n'étais dans la nécessité de lui laisser ignorer un ouvrage dont il voudrait apparemment empêcher l'impression par rapport au sien. » Pourquoi la voudrais-je empêcher? Est-ce qu'il sentait en sa conscience que voulant tourner les articles comme il a fait, nos deux livres seraient contraires, et qu'il raisonnait sur des principes opposés à ceux dont nous étions convenus? C'est ce qu'il fallait prévenir. C'est peut-être par la jalousie de primer que je voudrais apparemment empêcher son livre de paraître? quelle marque avais-je donnée d'une si basse disposition ? Pourquoi vouloir en soupçonner son confrère, son ami, son consécrateur, à qui on ne peut reprocher que trop de prévention pour sa docilité ?

 

1 IVe Sect., n. 30.

 

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Si j'étais assez déraisonnable pour montrer une si honteuse jalousie, et pour faire de vains procès à M. de Cambray, M. de Paris et M. Tronson ne m'auraient-ils pas confondu? et parce qu'apparemment je contredirais, sur cette conjecture, sur cette apparence, on hasarde effectivement le plus grand scandale qu’on pût exciter dans l'Eglise.

6. Mais d'où vient ce changement de conduite ? Celui à qui on défère tout durant la discussion des matières, celui dont on attend le jugement, même seul, avec un abandon dont je n'ai point abusé : en un mot, celui à qui seul on voulait tout rapporter sans discussion et sans réserve, est aujourd'hui le seul de qui on se cache. Pourquoi? Il ne m'est rien arrivé de nouveau depuis que M. de Cambray est archevêque : je n'ai fait que lui donner une nouvelle marque de confiance en lui demandant son approbation et en soumettant mon livre à son examen : mais il lui est arrivé qu'élevé à cette sublime dignité, il a voulu tourner à ses fins cachées les Articles qu'il avait signés; et il a fallu depuis oublier ce qu'il avait promis à celui des arbitres qu'il avait choisis, à qui il avait montré plus de soumission.

7. Il s'est encore trompé dans cette pensée, aussi bien que dans celle d'imposer au public ; M. de Paris lui a refusé toute approbation : il a donné son approbation à mon livre. On a vainement tenté de désunir ce que Dieu, je l'oserai dire, avait uni par la foi commune et par l'esprit de la tradition que nous avions cherché ensemble dans les mêmes sources. Il est vrai que M. Tronson demeure d'accord de n'avoir point obligé M. de Cambray à me donner son approbation : mais enfin, tout dépend de l'exposé : M. de Cambray exposait qu'il ne pou voit approuver mon livre sans trahir ses sentiments. Lui répondre sur cet exposé, qu'il ne doit pas approuver, c'est la même chose que de conseiller à quelqu'un de ne pas signer la confession de la foi tant qu'il n'en est pas persuadé. C'est précisément ce que M. Tronson m'a fait dire : c'est ce qu'il m'a dit lui-même : il a dit encore à plusieurs personnes et à moi-même en présence d’irréprochables témoins, qu'il croyait M. de Cambray obligé en conscience de condamner les livres de madame Guyon, et d'abandonner son propre livre :

 

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enfin tout était fini s'il avait voulu passer par son avis : la preuve de ce fait serait aisée, mais il vaut mieux ne s'attacher qu'à ce qui décide.

8. On voit maintenant une des raisons pourquoi M. de Cambray, qui toujours conféra avec M. de Paris et M. de Chartres, a refusé constamment de conférer avec moi. Il parait déjà par cet écrit qu'avant même la publication de son livre il ne songeait qu'à nous détacher : mais la vérité est plus forte que les finesses des hommes, et on ne peut séparer ceux qu'elle unit.

9. « J'exhorterai les mystiques qui se sont trompés, continue M. de Cambray (1), d'avouer leurs erreurs : et ceux qui se sont mal expliqués de condamner sans restriction leurs expressions : peut-on aller plus loin pour réprimer l'erreur ? » Qui doute qu'on ne le puisse et qu'on ne le doive ? Quand on a autorisé un mauvais livre, un livre non-seulement suspect partout, mais encore déjà condamné à Rome et ailleurs : quand on l'a laissé estimer à ries personnes illustres, et qu'on s'est servi de la confiance qu'on avait en nous pour autoriser ce livre, encore qu'on ne put le justifier que par un recours à de secrètes explications que ceux à qui on le recommande ne dévoient ni ne pouvaient deviner : quand on allègue pour toute excuse qu'on ne peut excuser ce livre qu'à cause qu'on l'explique mieux qu'il ne s'explique lui-même : est-ce assez d'exhorter en général les auteurs, s'ils ont failli, à se reconnaître, et s'ils ont parlé ambigument, à s'expliquer ? Non sans doute, ce n'est pas assez : ce n'est là qu'une illusion : c'en est une de proposer de faire écrire une femme qui ne devrait jamais avoir écrit, et à qui on a imposé un éternel silence : il faut se disculper soi-même envers le public, et ne pas prendre de vains prétextes pour s'en excuser.

10. Il est si profondément attaché à soutenir la doctrine de cette femme, qu'il avoue non-seulement qu'elle est son amie, mais encore que tout son commerce et toute sa liaison avec elle était uniquement fondé sur la spiritualité qu'elle professait (2).

11. Il est, dis-je, encore aujourd'hui si attaché aux livres de madame Guyon improuvés par tant de censures, qu'il affecte d'en

 

1 IVe sect., n. 31. — 2 Ibid., n. 15.

 

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excuser les erreurs comme un langage mystique, comme des exagérations qu'il ose même soutenir par celles de quelques mystiques, et même de quelques Pères (1), sans songer que ce qu'on reprend dans cette femme n'est pas seulement quelques exagérations, ce qui peut arriver innocemment, mais d'avoir enchéri par principes sur tous les mystiques vrais ou faux, jusqu'à outrer le livre de Molinos même.

12. Cependant encore un coup, il demeure si fort attaché à ces mauvais livres, qu'il vient encore de déclarer dans ce mémoire, qu'il poussera sur ce sujet le silence jusqu'au bout. Il le pousse en effet jusqu'au bout, puisqu'aujourd'hui même, malgré tout le péril où il est pour avoir voulu excuser ces livres, on ne lui en peut encore arracher une claire condamnation.

13. Pour achever ces réflexions sur les faits constants, il faut encore observer la prodigieuse différence de ce qui se passait effectivement entre nous sur la signature des Articles, et de ce qu'en raconte M. de Cambray. Si je dis qu'il offrait de souscrire à tout dans le moment sans rien examiner, et par une entière et absolue obéissance, je ne ferai que répéter ce qu'on a vu dans toutes ses lettres (2) : mais si je lis ce qu'il y a dans son mémoire, c'est tout le contraire; c'est lui qui nous enseignait, c'est lui qui nous imposait les conditions de la signature (3) : j'étais un homme dur et difficile, qu'il fallait que M. de Paris, alors M. de Châlons, pressât très-fortement, pour me faire revenir aux sentiments de M. de Cambray. Je ne refusai jamais d'être enseigné d'aucun des moindres de l'Eglise, à plus forte raison des grands prélats : mais pour cette fois et dans cette affaire, je répète, et Dieu le sait, qu'il n'y eut jamais entre M. de Châlons et moi la moindre difficulté : nous avions dressé les Articles tout d'une voix, sans aucune ombre de contestation, et nous rejetâmes tout d'une voix les subtiles interprétations de M. l'archevêque de Cambray, qui tendaient à rendre inutiles toutes nos résolutions.

14. « Pour le fond de la doctrine, dit-il, je n'ai cessé d'écrire et d'écouter les auteurs approuvés de l'Eglise (4). A quel propos ce discours? La question était de les bien entendre. Qu'est-ce que M. de

 

1 IVe sect., n. 9, 13. 20. 22. — 2 IIIe sect., n. 4. — 3 IVe sect., n. 23. — 4 Ibid.

 

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Cambray soumettait à notre jugement, si ce n'était l'interprétation qu'il y donnait ? Mais à présent c'est toute autre chose : c'est lui qui nous enseigne la tradition : donnons gloire à Dieu si cela est; mais était-ce nous qui demandions des arbitres de notre doctrine? qui ne demandions qu'une décision pour nous y soumettre, sans nous réserver seulement la moindre réplique (1)? qui pressions avec tant d'instance qu'on nous prit au mot sur cette offre, et qu'on mit notre docilité à cette épreuve ? Qu'est-il arrivé depuis que M. de Cambray écrivait ces choses, si ce n'est que, devenu archevêque de Cambray, il n'a plus voulu s'astreindre à la doctrine qu'il avait souscrite volontairement, qu'il a voulu varier, et qu'enfin il a oublié la soumission que Dieu lui avait mise dans le cœur.

15. « Ceux qui ont vu notre discussion doivent avouer, poursuit-il, que M. de Meaux, qui voulait d'abord tout foudroyer, a été contraint d'admettre pied à pied des choses qu'il avait cent fois rejetées comme très-mauvaises (2). » C'était donc moi qui enseignais une mauvaise doctrine : c'était à moi qu'il fallait donner des arbitres : M. de Cambray, qui ne,parlait que de soumission à nos sentiments, était en effet celui qui nous enseignait : M. de Meaux voulait tout foudroyer : mais s'il était à la fois si fulminant et si injuste dans le temps de la discussion, pourquoi attendiez-vous sa décision pour vous y soumettre? pourquoi la demandiez-vous avec tant d'instance ? pourquoi vouliez-vous écouter en lui non pas un docteur que vous daigniez appeler très-grand, mais Dieu même (3)? Etait-ce là des paroles sérieuses, ou des flatteries et des dérisions? était-ce des coups de foudre que vous respectiez; et un homme qui foudroyait tout à tort ou à droit, que vous preniez pour votre juge, que vous écoutiez comme Dieu même?

16. Relisons encore une fois les mêmes mots: « Ceux qui ont vu notre discussion doivent avouer que M. de Meaux, qui voulait tout foudroyer, était contraint pied à pied d'admettre ce qu'il rejetait. » Mais qui a vu cette discussion? quel autre que nous y était admis? par quel témoin me prouvera-t-on que j'ai tant varié? Mais si j'avais à revenir de tant de choses, M. de Cambray

 

1 IIIe sect, n. 4. — 2 IVe sect., n. 23. — 3 IIIe sect., n. 4.

 

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n'avait-il à revenir de rien? Pour moi je produis ses lettres et un mémoire écrit de sa main. Avouons qu'il fait deux personnages bien contraires ; lisons les lettres qu'il écrivait durant la discussion; il ne demandait qu'un jugement après lequel il n'offrait dès le premier mot que rétractation, que de tout quitter. Lisons le mémoire qu'il fait après sur la même discussion; non-seulement M. de Cambray n'a aucun sentiment dont il ait eu à revenir : mais c'était à lui que nous revenions, et nous ne faisions que foudroyer à droite et à gauche sans discernement.

17. « Ce n'était pas, dit-il, la personne de madame Guyon dont j'ai été en peine et de ses écrits, mais du fond de la doctrine des Saints trop inconnue à la plupart des scolastiques (1). » Nous étions donc ces scolastiques, à qui la doctrine des Saints était si inconnue, et c'était M. de Cambray qui nous l'enseignait. Pendant la discussion, il se portait pour disciple : depuis que dans un degré supérieur il veut proposer de nouvelles règles par ses explications, il se repent d'avoir été si soumis, et il parle comme ayant été l'arbitre de tout.

18. Nous ne sommes pas infaillibles : sans doute ; mais encore faudrait-il nous montrer en quoi nous avions besoin d'être instruits? quelles erreurs enseignions-nous? avions-nous contesté quelque partie de la doctrine des Saints? demandions-nous des docteurs et des arbitres? Gardons-nous bien de nous glorifier, si ce n'est en Notre-Seigneur : ne parlons pas de la déférence qu'on se doit les uns aux autres; un disciple de Jésus-Christ fait gloire d'apprendre tous les jours et de tout le inonde ; mais encore ne faut-il pas oublier le personnage que nous faisions, M. de Châlons, M. Tronson et moi : sans doute on nous regardait comme des gens d'une sûre et irréprochable doctrine, à qui on voulait tout déférer sur les mystères de l'oraison et du pur amour, c'est-à-dire sur des points très-essentiels de la foi : M. de Cambray lui-même nous proposait, nous recevait, nous regardait comme tels, et tout d'un coup nous ne sommes plus que des docteurs à qui, comme à la plupart des scolastiques, la doctrine des Saints est profondément inconnue.

 

1 IVe sect., n. 23.

 

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19. Mais en même temps que M. de Cambray s'attribue tant d'autorité et tant de lumière, Dieu permet qu'il nous découvre ses incertitudes : maintenant il ne vante que l'Ecole : il ne nous accuse que d'être opposés aux docteurs scolastiques; mais alors il ne s'agissait que de nous apprendre la doctrine des Saints inconnue et très -inconnue, non à quelques-uns seulement, ou au petit nombre, mais à la plupart des docteurs de l'Ecole.

20. « Ce n'est pas la personne de madame Guyon dont j'ai été en peine et de ses écrits. » De quoi donc s'agissait-il alors? qu'est-ce qui avait introduit notre question? pourquoi avait-on choisi et demandé des arbitres auxquels on soumettait tout ? n'était-ce pas pour juger de l'oraison et des livres de madame Guyon? veut-on toujours oublier et perdre de vue le point précis de la dispute? M. de Cambray n’avait encore rien mis au jour sur cette matière : ce n'était pas lui qu'on accusait; c'était madame Guyon et ses livres : pourquoi se mêlait-il si avant dans cette affaire? qui l'y avait appelé, si ce n'est sa propre conscience qui lui faisait sentir que si l'on condamnait les livres de madame Guyon qu'il avait tant recommandés, il demeurait condamne lui-même? pourquoi composait-il tant d'écrits? était-ce ou pour accuser, ou pour excuser et pour défendre ces livres? C'était donc là notre question; et cependant à entendre présentement M. de Cambray, ce n'est pas de quoi il était en peine ; c'était du fond de la doctrine des Saints. Quoi? de la doctrine des Saints en général, ou par rapport à ces livres si fortement accusés ? On nous voulait donc enseigner que ces livres étaient conformes à la doctrine des Saints, et que si on les accusait, c'était à cause que les docteurs de l'Ecole pour la plupart ignoraient cette doctrine que madame Guyon venait leur apprendre?

21. Disons la vérité comme elle résulte des faits et des écrits qu'on vient d'entendre. Pendant qu'elle écrivait devant nous comme la partie accusée, M. l'abbé de Fénelon écrivait aussi autant qu'elle, ou comme son avocat, ou comme son interprète : quoi qu'il en soit, pour empêcher sa condamnation, il ne s'agissait pas de la personne qui parlait toujours comme soumise : il s'agissait des livres et de la doctrine; c'était donc les livres qu'il voulait

 

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défendre, et il n'avait point d'antre titre pour entrer dans cette cause : ce qu'il avait commencé étant simplement M. l'abbé de Fénelon, il l'a continué comme nommé à l’archevêché de Cambray; c'est sous ce titre qu'il souscrit aux XXXIV propositions (1) : il a persisté à soumettre tout aux arbitres qu'il avait choisis, et auxquels aussi il envoyait tous ses écrits : il recevait ce mouvement comme un mouvement venu de Dieu qu'il poussa jusqu'à son sacre : si après il oublie tout, qu'avons-nous à dire? qu'il dissimulait? ou bien qu'étant tout ce qu'il pouvait être, il est entré dans d'autres desseins, et l'a pris d'un autre ton?

22. Il fait de merveilleux raisonnements sur sa conduite : «Qu'on observe, dit-il, toute ma conduite, est-ce que j'ai été faible et timide quand j'ai signé les XXXIV propositions? on en peut juger par ma fermeté présente : est-ce que je refuse par entêtement et avec un esprit de cabale d'approuver le livre de M. de Meaux? on en peut juger par ma facilité à signer les XXXIV propositions. » A quoi servent les raisonnements quand les faits parlent? Ces faits montrent une règle et une raison plus simple et plus naturelle pour juger des changements de conduite ; c'est en un mot d'être archevêque ou ne l'être pas; d'avoir des mesures à garder avant que de l'être, et de n'en garder plus quand l'affaire est consommée.

23. Il nous fait valoir sa facilité « à laisser condamner, renfermer, charger d'opprobres madame Guyon, sans jamais dire un seul mot. pour la justifier, pour l'excuser, pour adoucir son état. » Il ne faut pas encore ici beaucoup raisonner : c'est naturellement et simplement que madame Guyon par sa mauvaise doctrine et par sa conduite inconsidérée, sans qu'alors on l'approfondit davantage, était devenue si ridicule et si odieuse, que la prudence et les précautions de M. l'abbé de Fénelon, même depuis qu'il fut nommé archevêque de Cambray, ne lui permettaient pas de se commettre inutilement; que dis-je, de se commettre? de se décrier sans retour pour la soutenir, et qu'il n'y avait de ressource à qui voulait la défendre, que dans les voies indirectes.

24. C'est ainsi qu'il nous paraissait par tous ses écrits qu'il avait

 

1 Voyez Etats d'Or , liv. X, n. 21.

 

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secrètement entrepris de la défendre : c'est ainsi qu'il la défend encore aujourd'hui en soutenant le livre des Maximes des Saints : il pose maintenant comme alors tous les principes pour la soutenir : si voyant qu'il est éclairé, il enveloppe sa doctrine; s'il la mitigé dans quelques endroits, la manière de l'enseigner n'en est que plus dangereuse. Enfin nous ne pouvions l'excuser alors que par l'extrême soumission dont nous avons été contraints de donner les preuves par ses lettres; et nous n'avons perdu cette espérance que par l'édition de son livre, dont il faut maintenant parler.

 

VIe SECTION. L'histoire du livre.

 

1. Ce livre qui devait être si bien concerté avec M. de Paris et M. Tronson ( car pour moi, je n'étais plus que celui qu'on ne voulait pas écouter) : ce livre, dis-je, où l'on s'était engagé, comme on a vu, à ne rien mettre qui ne fût bien corrigé et approuvé d'eux, parut enfin tout à coup au mois de février de 1697, sans aucune marque d'une approbation si nécessaire. M. l'archevêque de Paris explique lui-même à M. l'archevêque de Cambray, comme ce livre avait paru contre son avis, contre la parole formelle que M. de Cambray lui avait donnée. Pour moi, qui me restreins sur cela uniquement à ce qui est public, j'observerai seulement que ne pas voir l'approbation de M. l'archevêque de Paris à la tête de ce livre, c'était en voir le refus, puisqu'après les engagements que M. de Cambray avait pris, il ne pouvait pas ne l'avoir pas demandée : ne parlons donc plus de la mienne qui n'était pas moins nécessaire, puisque j'étais l'un des deux prélats dont on promettait d'ex[iliquer les principes. Il ne faut point perdre de vue cette promesse authentique dans l'avertissement de M. l'archevêque de Cambray. On vit donc alors un livre qui devait décider des matières si délicates; démêler si exactement le vrai et le faux; lever toutes les équivoques, et réduire les expressions à toute la rigueur du langage théologique ; par ce moyen servir de règle à toute la spiritualité : on vit, dis-je, paraître ce livre sans aucune approbation, pas même de ceux dont elle était

 

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le plus nécessaire, et de ceux dont on avait promis de la prendre.

2. Il ne sert de rien de répondre que M. de Cambray avait bien promis de ne rien dire que M. de Paris n'approuvât, mais non pas de prendre son approbation par écrit, car ce n'est pas la coutume de prouver une approbation par un fait en l'air : on doit la montrer écrite et signée, surtout quand celui de qui on la prend est intéressé dans la cause, comme M. l'archevêque de Paris l'était manifestement dans le nouveau livre, où encore un coup l'on promettait dans la préface du livre qu'on expliquerait sa doctrine.

3. Ainsi M. de Cambray hasardait tout : « lui qui aimait mieux mourir que de donner au public une scène aussi scandaleuse que celle de me contredire, » s'expose encore à donner celle de contredire M. l'archevêque de Paris, et de mettre toute l'Eglise en combustion. Il a mieux aimé s'y exposer et l'exécuter en effet, que de convenir avec ses amis, avec ses confrères, pour ne plus dire avec ceux qu'il avait choisis pour arbitres de sa doctrine. Pendant que nous offrions de notre côté de tout concerter avec lui, que nous le faisions en effet, que nous mettions en ses mains nos compositions, il a rompu toute union : tant il était empressé de donner la loi dans l'Eglise, et de fournir des excuses à madame Guyon ; et il ne veut pas qu'on lui dise qu'il est la seule cause de la division dans l'épiscopat, et du scandale de la chrétienté !

4. Il voudrait qu'on oubliât combien fut prompt et universel le soulèvement contre son livre : la ville, la Cour, la Sorbonne, les communautés, les savants, les ignorants, les hommes, les femmes, tous les ordres sans exception furent indignés, non pas du procédé, que peu savaient et que personne ne savait à fond ; mais de l'audace d'une décision si ambitieuse, du raffinement des expressions, de la nouveauté inouïe, de l'entière inutilité et de l'ambiguïté de la doctrine. Ce fut alors que le cri public fit venir aux oreilles sacrées du Roi ce que nous avions si soigneusement ménagé : il apprit par cent bouches que madame Guyon avait trouvé un défenseur dans sa Cour, dans sa maison, auprès des princes ses enfants : avec quel déplaisir, on le peut juger de la piété et

 

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de la sagesse de ce grand prince. Nous parlâmes les derniers : chacun sait les justes reproches que nous essuyâmes de la bouche d'un si bon maître, pour ne lui avoir pas découvert ce que nous savions: de quoi ne chargeait-il pas notre conscience? Cependant M. de Cambray dans un soulèvement si universel ne se plaignait que de nous; et pendant que nous étions obligés à nous excuser de l'avoir trop utilement servi, et qu'il fallut enfin demander pardon de notre silence qui l'avait sauvé, il faisait et méditait contre nous les accusations les plus étranges.

5. J'avais seul soulevé le monde : Quoi? ma cabale? mes émissaires? l'oserai-je dire? je le puis avec confiance et à la face du soleil; le plus simple de tous les hommes, je veux dire le plus incapable de toute finesse et de toute dissimulation, qui n'ai jamais trouvé de créance que parce que j'ai toujours marché dans la créance commune : tout à coup j'ai conçu le hardi dessein de perdre par mon seul crédit M. l'archevêque de Cambray, que jusques alors j'avais toujours voulu sauver à mes risques. Ce n'est rien : j'ai remué seul par d'imperceptibles ressorts, d'un coin de mon cabinet, parmi mes papiers et mes livres, toute la Cour, tout Paris, tout le royaume : car tout prenait feu : toute l'Europe et Rome même, où l'étonnement universel, pour ne rien dire de plus, fut porté aussi vite que les nouvelles publiques : ce que les puissances les plus accréditées, les plus absolues ne sauraient accomplir, et n'oseraient entreprendre, qui est de faire concourir les hommes comme en un instant dans les mêmes pensées, seul je l'ai fait sans me remuer.

6. Cependant je n'écrivais rien : mon livre, qu'on achevait d'imprimer quand celui de M. de Cambray parut, demeura encore trois semaines sous la presse; et quand je le publiai, on y trouva bien à la vérité des principes contraires à ceux des Maximes des Saints (il ne se pouvait autrement, puisque nous prenions des routes si différentes : et que je ne songeais qu'a établir les articles que M. de Cambray voulait éluder), mais pas un seul mot tourné contre ce prélat.

7. Je ne dirai de mon livre qu'un seul fait public et constant : il passa sans qu'il y parût de contradiction. Je n'en tire aucun

 

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avantage; c'est que j'enseignais la théologie de toute l'Eglise : l'approbation de M. de Paris et celle de M. de Chartres y ajoutaient l'autorité que donne naturellement dans les matières de la foi, le saint concours des évêques. Le Pape même me fit l'honneur de m'écrire sur ce livre que j'avais mis à ses pieds sacrés, et daigna spécifier dans son bref, que ce volume avait beaucoup augmenté la bonne volonté dont il m'honorait : on peut voir ce bref dans ma seconde édition; on peut voir aussi dans le bref à M. de Cambray, s'il y a un mot de son livre : cette différence ne regarde pas ma personne : c'est un avantage de la doctrine que j'enseignais qui est connue par toute la terre, et que la chaire de saint Pierre autorise et favorise toujours.

8. Les affaires parurent ensuite se brouiller un peu. C'est la conduite ordinaire de Dieu contre les erreurs. Il arrive à leur naissance au premier abord une éclatante déclaration de la foi. C'est comme le premier coup de l'ancienne tradition qui repousse la nouveauté qu'on veut introduire : l'on voit suivre comme un second temps que j'appelle de tentation : les cabales, les factions se remuent ; les passions, les intérêts partagent le monde : de grands corps, de grandes puissances s'émeuvent : l'éloquence éblouit les simples : la dialectique leur tend des lacets : une métaphysique outrée jette les esprits en des pays inconnus: plusieurs ne savent plus ce qu'ils croient ; et tenant tout dans l'indifférence, sans entendre, sans discerner, ils prennent parti par humeur. Voilà ces temps que j'appelle de tentation, si l'on veut d'obscurcissement : on doit attendre avec foi le dernier temps où la vérité triomphe et prend manifestement le dessus.

9. La première chose qui parut à l'ouverture du livre de M. l'archevêque de Cambray, fut une manifeste affectation d'excuser les mystiques nouvellement condamnés, en les retranchant jusqu'à trois fois de la liste des faux spirituels (2). On reconnaît ici celui qui avait promis de pousser le silence jusqu'au bout sur le sujet de madame Guyon. On a montré ailleurs que le Moyen court de cette femme n'était autre chose qu'une explication plus expresse de la Guide de Molinos, principalement sur l’indifférence du

 

1 Avert., p. 9, 11; Expl. des Max., p. 240 ; Decl. ult., p. 270.

 

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salut (1) ; et qu'on avait même affecté de transcrire dans ce livret les mêmes passages dont Molinos dans sa Guide faisait son appui ; entre autres une lettre du Père Falconi qui a été censurée à Rome (2). Ainsi pour sauver madame Guyon, il fallait sauver Molinos; et c'est pourquoi M. de Cambray l'avait épargné dans les Maximes des Saints. Il est vrai qu'il n'osa se dispenser de condamner nommément cet hérésiarque dans sa lettre au Pape. Mais il n'y parla que des LXVIII propositions de ce malheureux, et affecta de se taire sur la Guide, qui était l'original du nouveau quiétisme et du Moyen court. Pour ce dernier livre, bien éloigné de le condamner, il l'excusait dans la même lettre, en comprenant son auteur parmi les mystiques, « qui, dit-il, portant le mystère de la foi dans une conscience pure, avaient favorisé l'erreur par un excès de piété affectueuse, par le défaut de précaution sur le choix des termes, et par une ignorance pardonnable des principes de la théologie (3). » Il ajoute que ce fut là le sujet du zèle de quelques évoques, et des XXXIV propositions, quoique ces propositions et ces censures n'aient jamais eu pour objet que madame Guyon et Molinos. Voilà les prétendues exagérations, les prétendues équivoques, en un mot le prétendu langage mystique qu'on a vu qu'il préparait pour refuge à cette femme; et il présentait cette excuse au Pape même, pour en tirer ses avantages, si on eût voulu la recevoir.

10. On voit pour le Moyen court et les autres livres de madame Guyon, le même esprit d'indulgence, lorsque parlant des censures de quelques évêques contre certains petits livrets (4), dont il n'osait se taire tout à fait devant le Pape, il réduit ces mêmes censures « à quelques endroits, qui, pris dans le sens qui se présente naturellement, méritent d'être condamnés (5). » Il semblerait pair là les condamner, si l'on ne se souvenait du sens particulier qu'il a voulu trouver dans les mêmes livres, malgré leurs propres paroles, ne les jugeant condamnables que dans un sens rigoureux, qu'il assure que leur auteur n'a jamais eu dans l'esprit; par où

 

1 Voy. Rép. à quatre Lett. de M. de Cambray, n. 2. — 2 Voy. Inst. sur les Etats d'Or., liv. I, n. 25. —  3 Epist. ad Innocent XII, p. 51. — 4 Ibid., Decl., p. 256. — 5 Ci-dessus, IVe sect. n. 11.

 

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l'on ne sent que trop qu'il se réservait de les excuser par ce sens particulier qu'il veut trouver dans le livre malgré les paroles du livre même.

11. Cependant quelque peu qu'il en ait dit, il a tant de peur qu'on ne croie qu'il ait passé condamnation sur les livres de madame Guyon, eu parlant dans sa lettre au Pape des évoques qui l'ont censurée, qu'il explique dans sa Réponse à la Déclaration, « qu'il ne s'appuie en rien sur leurs censures, auxquelles il n'a jamais pris aucune part ni directe ni indirecte : » paroles choisies pour montrer qu'il était bien éloigné de les approuver.

12. Ce qu'il répond sur l'omission affectée de Molinos et de madame Guyon n'est pas moins étrange : « Prétend-on, dit-il, sérieusement, que je veuille défendre ou excuser Molinos, pendant que je déteste dans tout mon livre toutes les erreurs des LXVIII propositions qui l'ont fait condamner (1) ? » Oui, sans doute, on le prétend sérieusement, puisque même ces paroles confirment l'affectation perpétuelle de supprimer la Guide de cet auteur, et de s'arrêter seulement aux LXVIII propositions, comme si elles faisaient le seul sujet de la condamnation du saint Siège sans que ce livre y soit compris.

13. « Pour la personne, ajoute-t-il, dont les prélats ont censuré les livres, j'ai déjà rendu compte au Pape mon supérieur, de ce que je pense là-dessus. » Qui ne voit que c'est là biaiser sur un point si essentiel? Est-ce en vain que saint Pierre a dit, qu'on doit être prêt à rendre raison de sa foi (2), non-seulement à son supérieur, mais encore à tous ceux qui la demandait : Omniposcenti? Qu'eut coûté à M. de Cambray, de s'expliquer à toute l'Eglise sans l'affectation d'épargner et de soutenir madame Guyon? Mais voyons encore quel compte il a rendu au Pape de ses sentiments sur les livres de cette femme. « Je ne le répète point, dit-il, ma lettre étant devenue publique. » Il n'y a point de lettre publique que celle où il dit au Pape « qu'il y a de certains petits livrets censurés par les évêques, dont quelques endroits au sens qui se présente naturellement, étaient condamnables : » voilà tout le

 

1 Rép. à la Déclar., édit. sans nom, p. 189; de Brux., p. 119. —  2 I Petr., III, 15.

 

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compte qu'il rendait au Pape de ces livres pernicieux dans leur tout, et insoutenables en tout sens, parce que ce qu'on y lit est pernicieux, et que ce qu'on y veut deviner est forcé et n'est pas suffisant.

14. On peut encore observer ici l'affectation de ne nommer au Pape que Molinos sans nommer madame Guyon. Il est vrai qu'on a jeté à la marge de la lettre au Pape le Moyen court, etc., avec l'Explication du Cantique des Cantiques. Mais après la liberté que M. de Cambray s'est donnée, de dire qu'on a inséré ce qu'on a voulu dans son texte, qui l'empêchera de désavouer une note marginale dont le texte ne porte rien? et en tout cas il en sera quitte pour condamner dans ces livres quelques endroits seulement, en épargnant le fond qui est tout gâté, et encore à les condamner dans ce sens prétendu rigoureux, auquel il est caution que l'auteur n'a jamais pensé.

15. Il ne satisfait pas davantage le public en ajoutant ces paroles : « Je ferai sur ce point, comme sur tous les autres, ce que le Pape jugera à propos : « car qu'y avait-il à attendre depuis la censure de Rome de 1689? ne voit-on pas que M. de Cambray, qui si longtemps après a soutenu ce livre, en veut encore éluder la condamnation en la différant? Ainsi cette lettre devenue publique, visiblement ne dit rien : aussi M. de Cambray voudrait bien que l'on crût qu'il a écrit quelque lettre au Pape plus secrète et plus précise : c'est pourquoi dans la seconde édition de sa Réponse, il a supprimé ces mots : Ma lettre est devenue publique (1), et il a voulu retirer l'édition où ils étaient, parce qu'on y voyait trop clairement que sur les livres de madame Guyon il ne voulait qu'éluder, et ne s'expliquer jamais.

16. Il fait plus que de garder le silence. M. l'archevêque de Paris a démontré que le livre des Maximes n'est qu'un faible adoucissement, qu'une adroite et artificieuse justification des livres de madame Guyon (2) : M. de Cambray n'a fait que revêtir de belles couleurs L'exclusion de l'espérance et du désir du salut, avec celle de Jésus Christ et des personnes divines dans la pure contemplation, et tous les autres excès de cette femme : c'est visiblement

 

1 Edit. de Brux., p. 119. — 2 Rép., p. 13-15, etc.

 

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son intérieur que ce prélat a voulu dépeindre, et ces manifestes défauts qu'il a voulu pallier dans son article XXXIX. C'est ce qu'on ressent dans sa Vie, où elle parle d'elle-même en cette sorte : « Les âmes des degrés inférieurs paraîtront souvent plus parfaites. On se trouve si éloigné du reste des hommes, et ils pensent si différemment, que le prochain devient insupportable. » Voici une nouvelle merveille, de se trouver si fort au-dessus des autres hommes, que l'éminence de la perfection, qui fait regarder le prochain avec la plus tendre condescendance, empêche de le supporter : mais la merveille des merveilles, « c'est, ajoute-t-elle, qu'on éprouve dans la nouvelle vie qu'on couvre l'extérieur par des faiblesses apparentes : » ainsi parmi les défauts qu'elle ne peut ni vaincre ni couvrir, elle flatte par ces superbes excuses la complaisance cachée qui lui fait tourner son faible en orgueil, et par le même moyen M. l'archevêque de Cambray entretient l'admiration des justes qui la connaissent (1).

17. Que servaient dans les Maximes des Saints ces beaux discours sur les âmes prétendues parfaites : « Elles parlent d'elles-mêmes par pure obéissance, simplement en bien ou en mal, comme elles parleraient d'autrui (2) : » ne voit-on pas qu'il fallait trouver des excuses aux énormes vanteries d'une femme qui se disait revêtue d'un état prophétique et apostolique, avec pouvoir de lier et de délier; pleine de grâce jusqu'à regorger; et d'une perfection tellement suréminente qu'elle ne pouvait supporter le reste des hommes ? Quand de tels excès se découvriront, l'excuse en est toute prête dans le livre de M. de Cambray : Madame Guyon aura parlé d'elle-même comme d'un autre : elle aura parlé par obéissance au Père la Combe son directeur, à qui elle adresse sa Vie, où se trouvent toutes les choses qu'on a rapportées.

18. Le Père la Combe était celui qui lui avait été donné d'une façon particulière et miraculeuse : s'il était devenu son père spirituel, elle avait premièrement été sa mère : c'était le seul à qui elle communiquait la grâce, quoique de loin, avec toute la tendresse qu'elle représente dans sa Vie, jusqu'à se sentir obligée pour la laisser évaporer, de lui dire quelquefois : « O mon fils,

 

1 Max. des SS., p. 249. — 2 Ibid., p. 221, 267, 269.

 

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vous êtes mon fils bien-aimé dans lequel je me suis plue uniquement. » Dieu lui avait pourtant donné dans sa prison, et comme le fruit de ses travaux, un autre homme encore plus intime que le Père la Combe ; « et quelque grande que fût son union avec ce Père, celle qu'elle devait avoir avec le dernier était encore toute autre chose. » Sur cela je ne veux rien deviner, et je rapporte, ici seulement cet endroit de sa Vie, pour montrer que le faux mystère se continue, et que nous ne sommes pas à la fin des illusions que nous promet cette femme.

19. Cependant ce Père la Combe est l'auteur de l’ Analyse condamnée à Rome, et depuis par plusieurs évoques. Les circonstances de sa liaison avec cette femme ont été connues du défunt évêque de Genève de sainte mémoire, Jean d'Aranthon; et l'histoire en est devenue publique dans la Vie de ce saint évêque (1), que le docte et pieux général des Chartreux a mise au jour. Le temps est venu où Dieu veut que cette union soit entièrement découverte : je n'en dirai rien davantage, et je me contente de faire connaître celui par l'ordre duquel madame Guyon écrivait sa Vie.

20. A toutes les pages de cette Vie elle se laisse emporter jusqu'à dire : « O qu'on ne me parle plus d'humilité : les vertus ne sont plus pour moi : non, mon Dieu, qu'il n'y ait plus pour moi ni vertu, ni perfection, ni sainteté : » partout dans la même Vie les manières vertueuses sont les manières imparfaites : l'humilité vertu est une humilité feinte, du moins affectée ou forcée : c'est là aussi qu'on trouve la source du nouveau langage ; où l'on dit qu'on ne veut plus les vertus comme vertus. M. de Cambray a adopté ces paroles (2) : de là vient dans ses écrits tout ce qu'on y y voit pour rabaisser les vertus ; et de là vient enfin la violence perpétuelle qu'il fait à tant de passages de saint François de Sales, qu il fallait entendre plus simplement avec le Saint.

21. Nous n'avions rien dit d'approchant de tout cela dans nos Articles : ces explications ajoutées en faveur de madame Guyon n'étaient pas une explication plus étendue comme M. de Cambray la promettait, mais une dépravation manifeste de nos sentiments et

 

1 Vie de saint Jean d'Aranthon, etc., liv. III, chap. IV, p. 261, etc. — 2 Max. des SS, p. 224.

 

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de nos principes. Dans l'article XXXIII nous avions tout dit sur les conditions et suppositions impossibles : il n'en fallait pas davantage pour vérifier ce qu'en avait dit saint Chrysostome et les autres saints, qui n'ont jamais introduit ces suppositions qu'avec l'expression du cas impossible. Mais ce qui suffisait pour les Saints, ne suffisait pas pour excuser madame Guyon : ainsi pour la satisfaire il a fallu inventer le sacrifice absolu, dont jamais on n'avait entendu parler, et toutes les circonstances qu'on en a souvent remarquées : toutes choses ajoutées à nos Articles, et inconnues à tous les auteurs, excepté à Molinos et à madame Guyon.

22. Pour en dire ce mot en passant, et remettre un peu le lecteur dans le fait, était-ce une explication de nos principes que cet acquiescement à sa juste condamnation, qu'un de nos Articles a expressément condamné (1)? Nous y avions dit en termes exprès, « qu'il ne faut jamais permettre aux âmes peinées d'acquiescer à leur désespoir et damnation apparente : » au contraire, M. de Cambray fait permettre cet acquiescement par un directeur : et pour le rendre plus volontaire, pour l'attribuer à la plus haute partie de l'âme, il l'appelle un sacrifice, et un sacrifice absolu. Nous avions dit dans le môme article, « qu'il fallait avec saint François de Sales assurer ces âmes que Dieu ne les abandonnerait pas : » loin d'approuver cet article, M. de Cambray le réfute expressément, lorsqu'il dit qu'il n'est question, ni de raisonner avec ces âmes qui sont incapables de tout raisonnement, ni même de leur représenter la bonté de Dieu en général. Il faut donc destituer de consolation des âmes qu'on suppose saintes, et leur ôter avec la raison le culte raisonnable que saint Paul enseigne : il faut les livrer à leurs cruelles pensées, et pour dire tout en un mot, à leur désespoir? Etait-ce là expliquer ou dépraver nos principes, et qu'avions-nous dit de semblable dans nos Articles?

 

1 Art. 31.

 

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VIIe SECTION. Sur les explications de M. l'archevêque de Cambray, et sur la nécessité de notre Déclaration.

 

1. S'il faut maintenant venir aux explications de M. l'archevêque de Cambray, trois choses sont à remarquer dans le fait : la première, que c'était des explications dont nous n'avions jamais entendu parler, et qu'il fallait pourtant avouer comme contenues dans nos articles d'Issy, puisque c'étaient ces articles que M. de Cambray voulait avoir expliqués : la seconde, qu'il les changeait tous les jours, en sorte qu'elles ne sont pas encore achevées : la troisième, que visiblement elles contenaient de nouvelles erreurs.

2. Qu'avions-nous affaire de son amour naturel, auquel nous n'avions jamais songé? et quand nous l'eussions admis, que servait-il au dénouement des difficultés? La principale de toutes était l'acquiescement à sa juste condamnation du côté de Dieu : mais M. l'archevêque de Paris vient encore de démontrer qu'acquiescer à la perte de cet amour naturel, c'est si peu acquiescer à sa juste condamnation de la part de Dieu, que c'est au contraire en recevoir une grâce, puisque selon l'auteur même, c'en est une des plus éminentes d'être privé d'un amour dont on fait le seul obstacle à la perfection? Qu'eussions-nous pu dire à un raisonnement si clair? et en fallait-il davantage pour nous empêcher de recevoir des explications dont le livre qu'on nous voulait faire excuser ne tirait aucun secours?

3. D'ailleurs cette explication est si mauvaise, qu'encore tout nouvellement et dans la dernière lettre qui m'est adressée, M. de Cambray la vient de changer. Dans cette dernière lettre (1), acquiescer à sa juste condamnation, ce n'est plus acquiescer à la perte de l'amour naturel, comme jusqu'ici il avait voulu nous le faire entendre: «acquiescera sa juste condamnation, c'est (à un pécheur) reconnaître qu'il mérite la peine éternelle : » ainsi l'amour naturel ne sert plus de rien à cet acte; ce n'est point par un amour naturel qu'un pécheur se reconnaît digne d'un supplice éternel. Mais cette nouvelle réponse n'est pas meilleure que les autres, et

 

1 Ie Lett. à M. de Meaux, p. 5.

 

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M. l'archevêque de Cambray se verra contraint de l'abandonner aussitôt qu'on lui aura fait cette courte réflexion. Il n'est pas vrai que de reconnaître qu'on mérite la peine éternelle soit acquiescer à sa juste condamnation de la part de Dieu : car loin d'y acquiescer, ce qui est d'un désespéré, on demande pardon au juste Juge : on le prie de changer sa justice en miséricorde, et de ne nous pas traiter selon nos mérites, mais de nous sauver par grâce au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur ; loin de consentir par cet acte à sa juste condamnation de la part de Dieu, c'est au contraire y opposer sa miséricorde qui en empêche l'effet.

4. Ainsi, et c'est la seconde remarque, ces explications changeaient tous les jours : celle à laquelle M. de Cambray en général semble se tenir, est celle de l'amour naturel et celle du terme de motif, auquel il demeure d'accord qu'il donne maintenant un nouveau sens tout différent de celui de l'Ecole. Je n'entame point cette matière, dont M. l'évêque de Chartres, par qui les explications ont passé à nous, dira selon sa prudence ce qu'il trouvera à propos : mais je marquerai seulement ces faits publics. La lettre au Pape parut peu de mois après le livre, pour en adoucir les expressions; mais sans qu'il y fût parlé d'amour naturel ni du nouveau sens des motifs. Tôt après il vint en nos mains par M. de Chartres, une autre explication où ce prélat pourra dire qu'il n'y avait nulle mention d'amour naturel, et que le motif y avait encore un sens tout contraire à celui qu'on a proposé depuis. A la fin l'amour naturel, dont on n'avait point encore entendu parler, est venu; et c'est cette explication qui fut étalée dans l’ Instruction pastorale.

5. Pour tourner de ce côté-là toute la dispute, M. de Cambray publia à Rome et ailleurs, où il voulut, la version latine de son livre. Il l'altérait d'une étrange sorte en le traduisant : presque partout où l'on trouve dans le livre le mot de propre intérêt, commodum proprium, le traducteur a inséré le mot de désir et d'appétit mercenaire : appetitionis mercenariœ. Mais l'intérêt propre n'est pas un désir : l'intérêt propre manifestement est un objet au dehors, et non pas une affection au dedans, ni un principe intérieur de l'action : tout le livre est donc altéré par ce changement.

 

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C'est à M. de Cambray une vaine excuse, de dire que c'est ainsi qu'il l'entendait, puisque dans une version il faut traduire simplement les mots, et non pas y insérer des gloses.

6. Il a aussi partout inséré le terme de mercenaire sans l'avoir jamais défini, et pour avoir lieu d'insinuer dans le livre tout ce qu'il voudrait par un double sens qui règne partout.

7. Dans la même version latine on traduit le mot de motif, par celui d'affection intérieure : appetitus interior : contre la signification naturelle de ce mot, qui est celle que l'on doit suivre dans une fidèle version. C'était pourtant cette version que M. l'archevêque de Cambray avait supplié le Pape de vouloir attendre pour juger de son livre (1) : il voulait donc être jugé sur une infidèle version : il y ajoutait des notes latines qui n'étaient pas moins discordantes de son livre ; et c'est ce qu'il proposait pour éluder l'examen du livre français, par des explications non-seulement ajoutées à son livre, mais encore qui n'y cadraient pas.

8. Ceux qui n'ont pas vu cette version ni ces notes, en peuvent juger par l’ Instruction pastorale. On a montré par tant de preuves démonstratives le peu de conformité de cette Instruction avec le livre, qu'il n'y a plus que le seul M. de Cambray qui l'ose nier : tant ses explications visiblement sont forcées. Mais ce qui prouve l'incertitude de ces explications, c'est que leur auteur en paraît lui-même si peu content, qu'il ne cesse de donner de nouveaux sens à son Instruction pastorale. Il y avait reconnu, comme il a été démontré dans ma préface (2), que son amour naturel ne s'arrêtait point à lui-même, qu'il tendait à Dieu comme au bien suprême, qu'aussi les imparfaits, qui agissaient encore par cet amour, « voulaient les mêmes objets, et que toute la différence n'était pas du côté de l'objet, mais du côté de l'affection avec laquelle la volonté le désire (3) : » mais il a vu l'inconvénient de cette doctrine, et dans les lettres qu'il m'a adressées (4), il ne veut plus que son amour naturel soit un amour naturel de Dieu en lui-même, ni autre chose que l'amour naturel d'un don créé, qui est la béatitude formelle.

 

1 Ep. ad Innoc. XII, p. 49, 59. — 2 Préf., n. 106, propos. 15, 18. — 3 Ibid., prop. 7; Inst. past., p. 90, 91, 100. — 4 Lett. II, p. 5, 7, 13.

 

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9. Mais en cela il se trompe encore. Il n’y est pas permis de croire que, pour être un don créé, ni béatitude formelle, c'est-à-dire la jouissance de Dieu, puisse être désirée naturellement, parce que ce don créé est surnaturel, et que l'amour n'en est inspiré que par la grâce, non plus que l'amour de Dieu : de sorte que la raison qui l'obligeait à se corriger, porte contre sa correction comme contre son premier discours.

10. Je n'apporte que cet exemple, quoiqu'il y en ait beaucoup d'autres de cette nature, parce qu'il suffit de voir ici par quelque preuve sensible, que s'engager aux explications de M. de Cambray, c'était entrer dans des détours qui n'ont point de fin, puisqu'il ne cesse d'y ajouter quelques nouveaux traits.

11. En voici néanmoins encore une autre preuve. M. l'archevêque de Cambray a donné à Rome deux éditions de sa Réponse à la Déclaration des trois évêques : l'une de 1697, sans aucun nom ni de l'imprimeur ni de la ville ; l'autre de 1698, à Bruxelles, chez Eugène Henry Frick. Il y a de quoi remplir cinq ou six pages des additions ou restrictions qui se trouvent dans la dernière édition; et lorsqu'il l'a présentée à Rome, il a prié qu'on lui rendit l'autre, quoique donnée de sa part : ce qui montre qu'il voulait couvrir ces changements : et il s'étonne que nous n'entrions pas dans des explicitions si variables?

12. Une dernière raison qui démontre l'inconvénient d'y entrer, c'est que souvent ces explications ne sont que de nouvelles erreurs. Je n'en rapporterai qu'un seul exemple, mais bien clair. M. de Cambray ne sait comment distinguer son amour du quatrième degré d'avec celui du cinquième; ni comment conserver à ce dernier la prééminence qu'il lui veut donner, puisque le quatrième amour, comme le cinquième, « cherche Dieu pour l'amour de lui-même, et le préfère à tout sans exception (1), » portant même la perfection et la pureté jusqu'à « ne chercher son propre bonheur que par rapport à Dieu (2) : » ce qui est si pur, qu'on ne peut aller au delà, ni pousser plus loin le désintéressement de l'amour.

13. Je ne dis ces choses qu'en abrégé, parce qu'elles sont assez

 

1 Max. des SS., p. 6. — 2 Ibid., p. 10.

 

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expliquées ailleurs, et qu'on ne peut pas toujours répéter. Embarrassé de cette remarque, qui renverse tout son système par le fondement, M. de Cambray répond que l'amour du quatrième degré, quoiqu'il soit justifiant, remarquez ce mot, rapporte véritablement tout à Dieu, mais habituellement et non pas actuellement (1), comme le cinquième; de même, dit-il, que l'acte du péché véniel est rapporté à Dieu, selon saint Thomas (2), habituellement et non pas actuellement.

14. Cette réponse est inouïe dans l'Ecole, et contient deux manifestes erreurs : la première, de ne faire l'amour justifiant rapporté à Dieu, que comme l'acte du péché véniel : la seconde, de faire rapporter habituellement à Dieu l'acte même du péché véniel, ce que personne n'a fait avant M. de Cambray.

15. L'erreur est énorme : car si l'acte du péché véniel est habituellement rapporté à Dieu, il s'ensuit qu'on le peut commettre pour l'amour de Dieu, ce qui ôte toute la malice du péché véniel. On peut donc bien dire avec saint Thomas, que le péché véniel n'empêche point l'homme, ni l'acte humain indéfiniment, d'être rapporté à Dieu comme fin dernière ; mais que l'acte même du péché véniel où se trouve ce qui s'appelle le désordre, inordinatio, soit rapporté habituellement à Dieu, c'est contre la nature de tout péché, et du véniel par conséquent.

16. La règle que donne ici M. de Cambray n'est pas moins erronée : cette règle est que des actes qui n'ont aucun rapport à la fin dernière, et qui ne sont pas rapportés à Dieu, du moins habituellement, sont des péchés mortels (3) : mais de là il s'ensuit en premier lieu, que tous péchés sont mortels, puisque nul péché ne peut être en aucune sorte rapporté à Dieu; et secondement, comme l'a remarqué M. de Paris, que tous les actes des païens sont péchés mortels, puisque ce qui empêche le péché véniel de rompre dans le juste qui le commet le rapport du moins habituel à Dieu, c'est l'habitude de la charité qu'il a dans l'âme : d'où par une contraire raison il s'ensuit que le païen n'ayant pas en lui ce principe de charité habituelle ni rien qui l'unisse à Dieu ; par

 

1 Resp. ad Summa, p. 48-50.— 2 I II q. LXXXVIII, a. 1, resp. ad 2. — 3 Resp. ad Summum, p. 50; Lett. IIe à M. de Meaux, p. 13.

 

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la règle de M. de Cambray, quoi qu'il fasse, il pèche toujours mortellement.

17. Ainsi les nouvelles explications étant de nouveaux dé tours pour s'éloigner de plus en plus de la vérité, y entrer c'était se jeter dans un labyrinthe d'erreurs qui n'est pas encore fini. L’auteur ne fait point de livres qu'il ne produise quelque nouveauté contre la saine théologie : il semblait avoir rejeté l'involontaire qu'il avait admis dans le trouble de la sainte âme de Jésus-Christ, mais il est plus clair que le jour que dans ses derniers écrits il rétablit ce dogme impie : j'en ai fait la démonstration (1), que je ne répète pas : c'est-à-dire qu'il marche sans route et sans principes, selon que le pousse le besoin présent.

18. Il est évident par ces faits, que nous ne pouvions recevoir les explications : il est donc d'une pareille évidence que nous ne pouvions pas ne pas rejeter le livre, ni nous empêcher de désavouer publiquement l'auteur, qui publiquement nous en avait attribué la doctrine. Car que faire, et que nous pourrait conseiller M. de Cambray lui-même? de nous taire? c'est consentir : c'est manquer à l'essentiel de l'épiscopat, dont toute la grâce consiste principalement à dire la vérité : c'est contrevenir à la sentence du pape saint Hormisdas : « Ipse impellit in errorem qui non instruit ignorantes : c'est pousser les simples dans l'erreur que de ne les pas instruire (2) : » surtout dans le cas où l'on vous prend à témoin, et qu'on se sert de votre nom pour les tromper. Quoi donc ? de parler ? c'est ce que nous avons fait en toute simplicité dans notre Déclaration. Mais, dit-on, c'est une censure anticipée : point du tout; c'est une déclaration nécessaire de nos sentiments, quand on nous force à les dire. Qui obligeait M. de Cambray à expliquer nos Articles sans notre aveu? à nous citer en notre propre nom; et enfin à nous faire accroire que son livre, où nous trouvions tant d'erreurs, n'est qu'une plus ample explication de notre doctrine? Lui est-il permis de tout entreprendre, et n'avons-nous qu'à nous taire quoi qu'il avance contre nous ? Ce ne sont pas là des prétextes : ce sont des raisons plus claires que le soleil. M. de Cambray n'est pas moins injuste quand il dit que

 

1 Rép. à quatre Lett., n. 20. — 2 Ep. ad Poss.

 

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nous l'avons dénoncé : la bonne foi l'obligeait à reconnaître que c'est lui-même qui s'est dénoncé par sa lettre au Pape, lorsqu'il le prie de juger son livre : personne ne l'avait accusé : c'est lui-même qui se fait honneur d'avoir porté l'affaire au Pape. Nous approuvons sa soumission, mais nous ne pouvions dissimuler que c'était sans consentir à sa doctrine.

19. « Pourquoi, dit-il, envoyer à Rome votre Déclaration? » La réponse vient dans l'esprit à tout le monde. C'est parce que son livre y avait été porté; qu'il l'y avait envoyé lui-même, et qu'il écrivait au Pape que ce livre ne contenait autre chose que notre doctrine (1) : la sincérité permet-elle de dissimuler des choses si claires? Mais c'est qu'on voulait se plaindre, et qu'on n'en trou voit aucun sujet.

20. Ces plaintes sont réfutées par un seul mot : elles aboutissent à dire que nous avons voulu perdre M. de Cambray : Dieu le sait : mais sans appeler un si grand témoin, la chose parle. Avant que son livre eût paru nous en avons caché les erreurs, jusqu'à souffrir les reproches qu'on a entendus : après que ce livre a paru, il s'était assez perdu lui-même : si nous l'avons voulu perdre il était de concert avec nous, en soulevant tout le monde contre lui par ses ambitieuses décisions, et en remplissant ce même livre d'erreurs si palpables, et de tant d'inexcusables excès.

21. Lorsqu'il nous reproche et à moi en particulier, qu'il nous a fait proposer de supplier le Pape par une lettre commune, de faire juger nos questions sans bruit par ses théologiens, et en attendant de demeurer dans le silence : premièrement il dit une chose dont je n'ai jamais entendu parler, et si fausse, qu'il en supprime les principales circonstances, comme il a paru dès le commencement de cette déclaration (2). Aussi est-il vrai secondement, que la proposition était impossible : l'imputation qu'il nous avait faite de sa doctrine était publique dans son Avertissement du livre des Maximes des Saints. Il l'avait réitérée sans notre participation dans sa lettre au Pape, qui était publique, comme il l’avoue; et il y répétait une et deux ibis que sa doctrine était conforme à la nôtre : par conséquent notre conscience nous obligeait

 

1 Lett. au Pape, p. 51, 58. — 2 Ci-dessus, Ière sect., n. 1.

 

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à le désavouer aussi publiquement qu'il nous avait appelés en témoignage. En troisième lieu, nous ne mettions point en question la fausseté de sa doctrine; nous la tenions déterminément mauvaise et insoutenable : ce n'était pas là une affaire particulière entre M. de Cambray et nous : c'était la cause de la vérité, et l'affaire de l'Eglise, dont nous ne pouvions ni nous charger seuls, ni la traiter comme une querelle privée, qui est tout ce que voulait M. de Cambray. Ainsi supposé qu'il persistât invinciblement, comme il a fait, à nous imputer ses pensées, et qu'il ne voulût jamais se dédire, il n'y avait de salut pour nous qu'à déclarer notre sentiment à toute la terre. Cette Déclaration demeurait naturellement soumise au Pape, comme tout ce qu'on fait en particulier sur les matières de la foi ; c'était même la lui soumettre que de la lui présenter : mais cependant nous déchargions notre conscience, et autant qu'il était en nous, nous rejetions des erreurs que notre silence aurait confirmées.

 

VIIIe SECTION. Sur les voies de douceur et les conférences amiables.

 

1. Que si l'on dit qu'il fallait tenter toutes voies de douceur, avant que d'en venir à une déclaration solennelle : c'est aussi ce que nous avons fait. M. l'archevêque de Paris l'a démontré si clairement pour lui et pour nous, que je n'aurais rien à ajouter sur ce fait, sans les accusations particulières par où l'on m'attaque.

2. Mais si l'on veut se convaincre par ses yeux de la netteté de ma conduite, il n'y a qu'à lire l'écrit que j'adressai à M. de Cambray lui-même trois semaines avant l'envoi de notre Déclaration. Si le lecteur peut-être un peu trop pressé n'aime pas à être renvoyé à d'autres écrits, et veut tout trouver dans celui qu'il tient en sa main, voici en abrégé ce que je disais : Qu'après tant d'écrits, « il fallait prendre une voie plus courte, et où aussi on s'explique plus précisément, qui est celle de la conférence de vive voix ; que cette voie toujours pratiquée, » et même par les apôtres, comme la plus efficace et la plus douce pour convenir de

 

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quelque chose, «lui ayant déjà été souvent proposée,» je la proposais encore moi-même par cet écrit, à condition d'en éloigner toutes manières contentieuses, et au péril d'être déclaré ennemi de la paix, si elle n'était de ma part amiable et respectueuse. » Sur ce qu'il faisait semblant de craindre ma vivacité, comme il l'appelait, je lui alléguais l'expérience, non-seulement de mes conférences « avec les ministres, mais encore de celles que nous avions eues quelquefois ensemble à cette occasion, sans que j'y eusse élevé la voix d'un demi-ton seulement (1). »

3. S'il y avait quelques expédients à trouver, il ne pouvait naitre que de pareilles conférences : mais j'espérais autre chose; j'espérais, dis-je, de la force de la vérité, et d'une entière connaissance des manières de M. de Cambray, que je le ramènerais aux principes, Dieu par ma voix, « clairement, aimablement, je l'osais dire, certainement et sans réplique; en très-peu de conférences, en une seule peut être, et peut-être en moins de deux heures (2). »

4. Tout ce qu'objectait M. de Cambray, c'est que je m'étais engagé à répondre par écrit à vingt demandes; ce que je trouvai ensuite à propos de différer, à cause, disais-je, « des équivoques de ces vingt demandes qu'on serait longtemps à démêler, et à cause du temps trop long qu'il faudrait donner à écrire les réfutations et les preuves (3) : » en ajoutant toutefois que « j'écrirais sans peine toutes les propositions que j'avais avancées clans la conférence, si ou le demandait; mais qu'il fallait commencer par ce qu'il y a de plus court, de plus décisif, de plus précis; » j'ajoutais encore « de plus charitable; rien ne pouvant suppléer ce que fait la vive voix et le discours animé, mais simple, ni la présence de Jésus-Christ au milieu de nous, lorsque nous serions assemblés en son nom pour convenir de la vérité. »

5. Tout le monde était étonné de l'inflexible refus de M. de Cambray pendant six semaines; nous en avons des témoins qu'on ne dément pas, et on s'empressait à l'envi de nous faire conférer ensemble. Je ne refusais aucune condition. Un religieux de distinction, touché comme tout le monde de ce désir charitable de

 

1 Premier Ecrit, art. 2. —  2 Ibid., art. 5. — 3 Ibid.

 

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rallier des évêques, tira parole de moi, pour lier une conférence où il serait. S'il n'avait dit qu'à moi seul la réponse qu'il me rapporta, il faudrait peut-être la lui laisser raconter à lui-même : ce fut en un mot, que M. de Cambray ne voulait pas qu'on pût dire qu'il changeât rien par l'avis de M. de Meaux. Si ce prélat ne veut pas convenir de cette réponse, qu'il la fasse telle qu'il voudra : on voit bien qu'il n'en saurait faire qui ne soit mauvaise. Quoi qu'il en soit, je lui envoyai moi-même l'écrit dont on vient d'entendre les extraits : il n'est pas long; on pourra le lire en moins d'un quart d'heure, parmi ceux que j'ai ramassés : M. de Cambray ne disconvient pas de l'avoir reçu. Voilà cinq grandes lettres qu'il m'adresse, où il me reprend seulement d'avoir dit dans cet écrit, que je le portais dans mes entrailles (1) : il ne croit pas qu’on puisse porter dans ses entrailles ceux qu'on reprend pour l'amour de la vérité, ni les pleurer que par des larmes artificieuses pour les déchirer davantage. Que ne venait-il à la conférence éprouver lui-même la force de ces larmes fraternelles, et des discours que la charité, j'ose le croire, et la vérité nous auraient inspirés? Nous attendîmes trois semaines l'effet de cette nouvelle invitation ; et ce ne fut qu'à l'extrémité, et après avoir épuisé toutes les voies de douceur, qu'on envoya la Déclaration dont il faut dire encore un mot.

 

IXe section. Sur la Déclaration des trois Evêques, et sur le Summa doctrinae.

 

1. On se plaint qu'elle est trop rude : mais M. l'archevêque de Paris a assuré avec vérité, que M. l'archevêque de Cambray y avait été beaucoup épargné. Nous y avions tu « ces tentations d'un genre particulier » auxquelles il faut succomber (2), et dont on n'a pu s'empêcher de parler ailleurs (3) ; nous y avions tu ces docilités des « âmes ingénues sur les choses humiliantes» indéfiniment, « qu'on leur pourrait commander (4) : » ce dénuement non-seulement « de toute consolation, » mais encore « de toute

 

1 Premier Ecrit. — 2 Max. des SS. p. 77, 91, 92. — 3 IIIe Ecrit, n. 17. — 4 Max., p. 76, 77.

 

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liberté; ce détachement de tout, et même de la voie qui leur apprend ce détachement : cette disposition, sans limites, à toutes les pratiques qu'on voudra leur imposer, » et cet oubli universel de « leurs expériences, de leurs lectures, et des personnes qu'elles ont consultées autrefois avec confiance : » nous y avions tu « les possessions, les obsessions, et autres choses extraordinaires, » que l'auteur nous avait données comme « appartenantes aux voies intérieures (1) : » on sait à quoi les faux spirituels les font servir, aussi bien que les autres choses qu'on vient d'entendre. M. de Cambray l'insinue lui-même; et nous sommes peu consolés de lui entendre dire que la voie de pur amour et de pure foi qu'il enseigne, est celle où l’on en verra moins que dans les autres : comme s'il n'y allait ici que du plus ou du moins, et qu'il n'eût pas fallu s'expliquer plus précisément contre ces abominations.

2. L'auteur objecte sans cesse qu'on n'a point eu d'égard à ses correctifs, dont il veut que son livre soit plus rempli que quelque autre livre que ce soit. C'est de quoi nous nous plaignions : nous avons trouvé malheureux pour un livre de cette nature, d'avoir besoin de tant de correctifs, comme il l'est à une règle d'avoir besoin de trop d'exceptions : la vérité est plus simple, et ce qui doit si souvent être modifié marque naturellement un mauvais fond : il n'y avait qu'à s'expliquer simplement, ainsi qu'on l'avait promis. Tout ce qu'on a dit sur le sacrifice absolu n'a causé que de l'embarras dans l'article des suppositions impossibles, et on eût du se passer de ces correctifs, qui ne font qu'augmenter le mal : témoin le dangereux correctif de la persuasion non intime, mais apparente, qui ne sert qu'à excuser le langage de Molinos, comme il a été démontré ailleurs (2). Tous les lecteurs désintéressés reconnaissent que ces correctifs ne sont que de vrais entortillements capables de tourner les têtes, et on en a vu assez pour faire sentir les lacets que trouvent les simples dans l'obscurité de ce livre, qui promettait tant de précision, et de trancher si nettement sur les équivoques.

3. Une des choses qu'on vante le plus comme un excellent correctif, ce sont les articles faux, où il est vrai que M. de Cambray

 

1 Max., p. ,23, 124. — 2 IIIe Ecrit., n. 23.

 

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condamne les faux mystiques. M. l'archevêque de Paris en a découvert l'artifice; on s'embarrasse naturellement quand on ne veut pas condamner ce qu'on n'ose défendre à pleine bouche. On outre ailleurs le quiétisme pour passer par-dessus le vrai mal. Quel quiétiste a jamais « consenti de haïr Dieu éternellement, ni de se haïr soi-même d'une haine réelle, en sorte que nous cessions d'aimer en nous pour Dieu son œuvre et son image (1) ? » Qui jamais « a consenti à se haïr soi-même d'une haine absolue, comme supposant que l'ouvrage du Créateur n'est pas bon : à porter jusque-là le renoncement de soi-même, par une haine impie de notre âme qui la suppose mauvaise par sa nature, suivant le principe des manichéens (2)? » Quand on tire de tels coups, on tire en l'air : on passe par-dessus le corps, et à la manière des poètes on contente la juste aversion des fidèles contre le quiétisme, en leur donnant à déchirer un fantôme.

 

SECTION X. Procédés à Rome : soumission de M. de Cambray.

 

1. La relation serait imparfaite si l'on omettait les écrits italiens et latins qu'on a mis à Rome au nom de M. de Cambray, entre les mains de tant de gens, qu'il en est venu des exemplaires jusqu'à nous. Un de ces écrits latins que j'ai en main sous le titre d'Observations d'un docteur de Sorbonne, dit que «les jansénistes se sont liés avec l'évêque de Meaux contre M. de Cambray, et que les autres évêques se sont unis contre lui comme contre une autre Susanne, à cause qu'il n'a pas voulu entrer dans leur cabale et dans leurs mauvais desseins. » Le même écrit fait valoir M. de Cambray « comme nécessaire pour soutenir l'autorité du saint Siège contre les évêques, par lesquels il est important de ne pas laisser opprimer un si habile défenseur. » Nous sommes dans d'autres endroits les ennemis des religieux dont il est le protecteur. On voit par là toutes les machines qu'il a voulu remuer. Mais le Pape qui gouverne l'Eglise de Dieu ne souffrira pas que rien affaiblisse la gloire du clergé de France, toujours si

 

1 Max., art. 11, faux, p. 31, 32.— 2 Art. 12, faux.

 

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obéissant au saint Siège. La vérité ne se soutient pas par des mensonges : et pour ce qui est des religieux, dans quels diocèses de la chrétienté sont-ils traités plus paternellement que dans les nôtres? M. de Cambray répondra peut-être que tout cela se dit sans son ordre : mais je laisse à juger au sage lecteur si dans une accusation aussi visiblement fausse, où il s'agit également de la religion et de l'Etat, et de la réputation des évêques de France, qui font une partie si considérable de l'épiscopat, ce serait assez de désavouer en l'air, quand on l'aurait fait, des calomnies manifestes, après qu'elles auront eu leur effet sur certaines gens : et si la justice et la vérité ne demandent pas une déclaration plus expresse et plus authentique.

2. On vante dans les mêmes écrits le grand nombre d'évêques et de docteurs qui favorisent les sentiments de M. l'archevêque de Cambray, et que la seule crainte empêche de se déclarer. Il faudrait du moins en nommer un seul : on n'ose : l'épiscopat n'a pas été entamé, et M. l'archevêque de Cambray ne peut citer pour son sentiment aucun docteur qui ait un nom.

3. Un des reproches les plus apparents que me fait cet archevêque, c'est qu'il ne méritait pas d'être traité, étant soumis, à la manière dont on traite les pélagiens : comme si l'on ne savait pas que ces hérétiques ont joué longtemps le personnage de gens soumis, même au saint Siège. Je ne souhaite que de voir M. de Cambray parfaitement séparé d'avec ceux dont la soumission est ambiguë; mais de bonne foi et en conscience, peut-on être content de la demande, que malgré ses soumissions précédentes, ce prélat voulait faire au Pape pour déterminer la manière dont il devait prononcer, comme il le déclare dans sa lettre du 3 d'août 1697? Il est vrai que par une lettre suivante il dit ces mots : A Dieu ne plaise que je fasse la loi à mon supérieur : ma promesse de souscrire, et de faire un mandement en conformité, est absolue et sans restriction. » Que voulaient donc dire ces mots de la lettre du 3 d'août? « Je demanderai seulement au Pape qu'il ait la bonté de marquer précisément les erreurs qu'il condamne, et les sens sur lesquels il porte sa condamnation, afin que ma souscription soit sans restriction? » Sans cela donc, la restriction

 

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est inévitable : mais c'est pousser le Pape et l'Eglise à l'impossible. Il n'y aurait jamais eu de décision s'il avait fallu prévoir tous les sens que la mauvaise fertilité des esprits subtils auraient produits : à cette condition nous n'aurions eu ni l’homousion de Nicée, ni le theotocos d'Ephèse. On voit donc qu'il s'en faut tenir à cette sagesse modérée de saint Paul (1) : autrement on tombe dans les questions désordonnées et interminables proscrites par cet Apôtre (2).

4. On dira que M. de Cambray se rétracte de cette absurde proposition dans sa seconde lettre : mais non, puisqu'il continue à demander que le Pape « ait la bonté de marquer chaque proposition digne de censure, avec le sens précis sur lequel la censure doit tomber : » c'est là encore se replonger dans l'impossibilité où toutes les décisions ecclésiastiques sont éludées. Si M. de Cambray déclare qu'il sera soumis, et « qu'on ne le verra jamais, quoi qu'il arrive, écrire ni parler pour éluder la condamnation de son ouvrage : » c'est en déclarant « en même temps qu'il se bornera à demander au Pape une instruction particulière sur les erreurs dont il devra se corriger. » A cette condition, il proteste d'être tranquille, tant sur le droit que sur le fait : mais c'est après avoir auparavant dénoncé à tout l'univers que bien éloigné d'être en repos au dedans, il ne cessera de questionner le Pape pour lui faire dire autre chose que ce qu'il aura décidé.

5. Le monde complaisant dira encore que c'est pousser trop loin le soupçon : mais je ne fais cependant que répéter les paroles de deux lettres imprimées, que M. de Cambray ne rétracte pas. Je prie Dieu au reste, qu'il s'en tienne aux termes généraux de sa soumission; et quoique la vérité me force de remarquer ce qu'il publie de mauvais, « j'espérerai toujours » avec saint Paul, « ce qu'il y aura de meilleur . « Confidimus meliora, tametsi ita loquimur (3).

 

1 I Timoth., I, 4. — 2 II Timoth., II, 23. — 3 Hebr., VI, 9.

 

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SECTION XI. Conclusion.

 

1. Il a donc enfin fallu révéler le faux mystère de nos jours : le voici en abrégé tel qu'il a paru dans le discours précédent : une nouvelle prophétesse a entrepris de ressusciter la Guide de Molinos , et l'oraison qu'il y enseigne : c'est de cet esprit qu'elle est pleine : mystérieuse femme de l’Apocalypse, c'est de cet enfant qu'elle est enceinte : l'ouvrage de cette femme n'est pas achevé ; nous sommes dans les temps qu'elle appelle de persécution , où les martyrs qu'elle nomme du Saint-Esprit auront à souffrir. Viendra le temps, et selon elle nous y touchons, où le règne du Saint-Esprit et de l'oraison, par où elle entend la sienne qui est celle de Molinos, sera établi avec une suite de merveilles dont l'univers sera surpris. De là cette communication de grâces ; de là dans une femme la puissance de lier et de délier. Il est certain par preuves qu'elle a oublié ce qu'elle a souscrit entre mes mains et en d'autres plus considérables, sur la condamnation et de ses livres et de la doctrine qui y était contenue. Chaque évêque doit rendre compte dans le temps convenable, de ce que la disposition de la divine Providence lui a mis en main: c'est pourquoi j'ai été contraint d'expliquer que M. l'archevêque de Cambray, un homme de cette élévation, est entré dans ce malheureux mystère, et s'est rendu le défenseur, quoique souvent par voies détournées, de cette femme et de,ses livres.

2. Il ne dira pas qu'il ait ignoré cette prodigieuse et insensée communication de grâces, ni tant de prétendues prophéties, ni le prétendu état apostolique de cette femme, lorsqu'il l'a, de son aveu propre, laissé estimer en tant d'illustres personnes qui se fiaient en lui pour leur conscience. Il a donc laissé estimer une femme qui prophétisait les illusions de son cœur. Sa liaison intime avec cette femme était fondée sur sa spiritualité, et il n'y a pas d'autre lien de tout ce commerce ; c'est ce qu'on a vu écrit de

 

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sa main ; après quoi on ne doit point s'étonner qu'il ait entrepris la défense de ses livres.

3. C'est pour les défendre qu'il écrivait tant de mémoires devant les arbitres choisis; et il n'a pas été nécessaire que j'en représentasse les longs extraits que j'ai encore, puisque la substance s'en trouve dans le livre des Maximes des Saints.

4. Pour avoir lieu de défendre ces livres pernicieux, dont le texte lui paraissait à lui-même si insoutenable, il a fallu avoir recours à un sens caché que cette femme lui a découvert; il a fallu dire qu'il a mieux expliqué ces livres que ces livres ne s'expliquent eux-mêmes : le sens qui se présente naturellement n'est pas le vrai sens : ce n'est qu'un sens rigoureux, auquel il répond qu'elle n'a jamais pensé : ainsi pour les bien entendre, il faut lire dans la pensée de leur auteur; deviner ce qui n'est connu que du seul M. de Cambray ; juger des paroles par les sentiments, et non pas des sentiments par les paroles : tout ce qu'il y a de plus égaré dans les livres de cette femme, c'est un langage mystique dont ce prélat nous est garant : ses erreurs sont de simples équivoques ; ses excès sont d'innocentes exagérations, semblables à celles des Pères et des mystiques approuvés.

5. Voilà ce que pense un si grand prélat des livres de madame Guyon, après avoir, si nous l'en croyons, poussé l'examen jusqu'à la dernière rigueur : c'est ce qu'il a écrit de sa main quelque temps devant la publication de son livre ; et après tant de censures, on n'a pu encore lui arracher une vraie condamnation de ces mauvais livres : au contraire c'est pour les sauver qu'il a épargné la Guide de Molinos, qui en est l'original.

6. Cependant malgré toutes les mitigations du livre des Maximes des Saints, on y voit encore et madame Guyon et Molinos trop faiblement déguisés pour être méconnus ; et si je dis après cela que l'ouvrage d'une femme ignorante et visionnaire, et celui de M. de Cambray,manifestement sont d'un seul et même dessein, je ne dirai après tout que ce qui paraît de soi-même.

7. Je ne le dirai qu'après que la douceur et la charité ont fait leurs derniers effort s. On n'a point chicané madame Guyon sur ses soumissions : on les a reçues bonnement, j'emploierai ce mot,

 

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et en présumant toujours pour la sincérité et l'obéissance : on a ménagé son nom, sa famille, ses amis, sa personne autant qu'on a pu : on n'a rien oublié pour la convertir, et il n'y a que l'erreur et les mauvais livres qui n'ont point été épargnés.

8. A l'égard de M. l'archevêque de Cambray, nous ne sommes que trop justifiés par les faits incontestables de cette Relation ; je le suis en particulier plus que je ne voudrais. Mais pour faire tomber tous les injustes reproches de ce prélat, il fallait voir non pas seulement les parties du fait, mais le tout jusqu'à la source : c'est par là, si je l'ose dire, qu'il paraît que dès l'origine on a taché de suivre les mouvements de cette charité douce, patiente; qui ne soupçonne ni ne présume le mal (1). Le silence est impénétrable jusqu'à ce que M. de Cambray se déclare lui-même par son livre : on l'attend jusqu'à la fin, quelque dureté qu'il témoigne à refuser toute conférence : on ne se déclare qu'à l'extrémité. Où placera-t-on cette jalousie qu'on nous impute sans preuve; et s'il faut se justifier sur une si basse passion, de quoi était-on jaloux dans le nouveau livre de cet archevêque? Lui enviait-on l'honneur de défendre et de peindre de belles couleurs madame Guyon et Molinos? portait-on envie au style d'un livre ambigu, ou au crédit qu'il donnait à son auteur, dont au contraire il ensevelissait toute la gloire? J'ai honte pour les amis de M. de Cambray qui font profession de piété, et cependant qui ne laissent pas sans fondement d'avoir répandu partout et jusqu'à Rome, qu'un certain intérêt m'a fait agir. Quelque fortes que soient les raisons que je pourrais alléguer pour ma défense, Dieu ne me met point d'autre réponse dans le cœur, sinon que les défenseurs de la vérité, s'ils doivent être purs de tout intérêt, ne doivent pas moins être au-dessus de la crainte qu'on leur impute d'être intéressés. Au reste je veux bien qu'on croie que l'intérêt m'a poussé contre ce livre, s'il n'y a rien de répréhensible dans sa doctrine, ni rien qui soit favorable à la femme dont il fallait que l'illusion fût révélée. Dieu a voulu qu'on me mit malgré moi entre les mains les livres qui en font foi. Dieu a voulu que l'Eglise eût dans la personne d'un évêque un témoin vivant de ce prodige de séduction :

 

1 I Cor., XIII, 5.

 

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ce n'est qu'à l'extrémité que je la découvre, quand l'erreur s'aveugle elle-même jusqu'au point de me forcer à déclarer tout : quand non contente de paraître vouloir triompher, elle insulte : quand Dieu découvre d'ailleurs tant de choses qu'on tenait cachées. Je me garde bien d'imputer à M. l'archevêque de Cambray autre dessein que celui qui est découvert par des écrits de sa main, par son livre, par ses réponses, et par la suite des faits avérés: c'en est assez et trop, d'être un protecteur si déclaré de celle qui prédit et qui se propose la séduction de tout l'univers. Si l'on dit que c'est trop parler contre une femme dont l'égarement semble aller jusqu'à la folie : je le veux, si cette folie n'est pas un pur fanatisme, si l'esprit de séduction n'agit pas dans cette femme, si cette Priscille n'a pas trouvé son Montan pour la défendre.

9. Si cependant les faibles se scandalisent; si les libertins s'élèvent; si l'on dit, sans examiner quelle est la source du mal, que les querelles des évêques sont implacables : il est vrai, si on sait l'entendre, qu'elles le sont en effet sur le point de la doctrine révélée. C'est la preuve de la vérité de notre religion et de la divine révélation qui nous guide, que les questions sur la foi soient toujours inaccommodables. Nous pouvons tout souffrir; mais nous ne pouvons souffrir qu'on biaise, pour peu que ce soit, sur les principes de la religion. Que si ces disputes sont indifférentes, comme le voudraient les gens du inonde, il n'y aurait qu'à dire avec Gabion, proconsul d'Achaïe, qui était le caractère le plus relevé de l'empire romain dans les provinces : « O Juifs, s'il s'agissait de quelque injustice, ou de quelque mauvaise action, ou de quelque affaire importante, je me croirais obligé de vous écouter avec patience : mais il ne s'agit que des points de votre doctrine, et des disputes de mots et de votre loi : démêlez-vous-en comme vous pourrez (1) ; » comme s'il eût dit : Battez-vous sur ces matières tant qu'il vous plaira, «je ne veux point en être le juge (1). » Et en effet les Juifs battaient Sosthènes jusque devant le tribunal, sans que Gallion s'en mit en peine; voilà l'image des politiques et des gens du monde; sur les disputes de religion ; et les tenant pour indifférentes, ils se contentent de décider que les

 

1 Act., XVIII, 14. — 2 Ibid., 17.

 

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évêques ont trop de chaleur : mais il n'en est pas ainsi. Si bien différent en toutes manières de Gallion, un grand Roi plein de piété ne veut point se rendre juge de ces matières, ce n'est point par mépris ; c'est par respect pour l'Eglise à qui Dieu en a donné le jugement : cependant qu'y a-t-il de nouveau, et que n'aient pas toujours pratiqué avec tous les princes chrétiens ses augustes prédécesseurs, à protéger les évêques qui marchent dans la voie battue et. dans la solidité de l'ancienne règle?

10. Nous souhaitons et nous espérons de voir bientôt M. l'archevêque de Cambray reconnaître du moins l'inutilité de ses spéculations. Il n'était pas digne de lui, du caractère qu'il porte, du personnage qu'il faisait dans le monde, de sa réputation, de son esprit, de défendre les livres et les dogmes d'une femme de cette sorte. Pour les interprétations qu'il a inventées, il n'a qu'à se souvenir d'être demeuré d'accord qu'il n'en trouve rien dans l'Ecriture ; il n'en cite aucun passage pour ses nouveaux dogmes : il nomme les Pères et quelques auteurs ecclésiastiques qu'il tâche de traîner à lui par des conséquences, niais où il ne trouve ni son sacrifice absolu, ni ses simples acquiescements ni ses contemplations d'où Jésus-Christ est absent par état, ni ses tentations extraordinaires auxquelles il faut succomber, ni sa grâce actuelle qui nous fait connaître la volonté de bon plaisir en toutes occasions et dans tous les événements, ni sa charité naturelle qui n'est pas la vertu théologale, ni sa cupidité qui, sans être vicieuse, est la racine de tous les vices, ni sa pure concupiscence qui est, quoique sacrilège, la préparation à la justice, ni sa dangereuse séparation des deux parties de l'âme à l'exemple de Jésus-Christ involontairement troublé, ni son malheureux retour à ce trouble involontaire, ni son amour naturel qu'il réforme tous les jours au lieu de le rejeter une bonne fois tout entier comme également inutile et dangereux dans l'usage qu'il en fait, ni ses autres propositions que nous avons relevées. Elles sont les fruits d'une vaine dialectique, d'une métaphysique outrée, de la fausse philosophie que saint Paul a condamnée (1). Tous les jours nous entendons ses meilleurs amis le plaindre d'avoir étalé son érudition, et exercé son éloquence sur des sujets si

 

1 Coloss., II, 8.

 

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peu solides. Avec ses abstractions ne voit-il pas que bien éloigné de mieux faire aimer Dieu, il ne fait que dessécher les cœurs, en affaiblissant les motifs capables de les attendrir ou de les enflammer? Les vaines subtilités dont il éblouit le monde ont toujours été le sujet des gémissements de l'Eglise. Je ne lui raconterai pas tous ceux que leur bel esprit a déçus ; je lui nommerai seulement au neuvième siècle un Jean Scot Erigène, à qui les saints de son temps ont reproché (1), dans un autre sujet à la vérité, mais toujours par le même esprit, sa vaine philosophie, où il voulait faire consister la religion et la piété. C'est par où il faisait dire aux Pères du concile de Valence que « dans des temps malheureux il mettait le comble à leurs travaux (2); » et que lui et ses sectateurs, en remuant «de frivoles questions: » ineptas quœstiunculas : en autorisant de creuses visions: aniles fabulas: en raffinant sur la spiritualité; et pour parler avec ces Pères, en composant « des ragoûts de dévotion qui étaient à charge à la pureté de la foi : » pultes puritati fidei nauseam inferentes: ils dévoient craindre « d'être importuns aux gémissements de l'Eglise» qui avait déjà trop d'autres choses à déplorer: super fluis coetum piè dolentiam et gementiam non oneret. Nous exhortons M. de Cambray à occuper sa plume éloquente et son esprit inventif à des sujets plus dignes de lui: qu'il prévienne, il est temps encore, le jugement de l'Eglise: l'Eglise romaine aime a être prévenue de cette sorte; et comme dans les sentences qu'elle prononce, elle veut toujours être précédée par la tradition, on peut en un certain sens l'écouter avant qu'elle parle.

 

1 Prud., de Prœd. adv. Scot. Erig., cap. I, etc. — 2 Conc. Vat. III, can. 6.

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