Elév. Semaine XXIII
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XXIIIe SEMAINE.
LE JEUNE  ET  LA  TENTATION

DE JÉSUS-CHRIST.

 

XXIIIe SEMAINE.  LE JEUNE  ET  LA  TENTATION DE JÉSUS-CHRIST.

PREMIERE ÉLÉVATION.  Jésus poussé au désert en sortant du baptême.

IIe ÉLÉVATION.  La quarantaine de Jésus-Christ, selon saint Marc.

IIIe ÉLÉVATION.  Les trois tentations et le moyen de les vaincre.

IVe ÉLÉVATION.  Quel remède il faut opposer à chaque tentation.

Ve ÉLÉVATION.  De la puissance du démon sur le genre humain.

VIe ÉLÉVATION.  Comment Jésus-Christ a été tenté.

VIIe ÉLÉVATION.  Le diable se retire, mais pour revenir.

 

 

PREMIERE ÉLÉVATION.
Jésus poussé au désert en sortant du baptême.

 

« Jésus plein du Saint-Esprit » qui s'était reposé sur lui sous la figure sensible d'une colombe, « quitta le Jourdain, et fut poussé par l'esprit dans le désert (1) : » c'est-à-dire que tout en sortant du baptême, plein de l'esprit de gémissement, il alla, colombe innocente, commencer son jeune et pleurer nos péchés dans la solitude. Selon saint Matthieu, « il y fut conduit par l'esprit (2) ; » selon saint Marc, « il y fut jeté, emporté, chassé (3) ; » selon saint Luc, « il y fut poussé ; » et quoi qu'il en soit, nous voyons que par le baptême nous sommes séparés du monde et consacrés au jeune ou à l'abstinence, et à combattre la tentation. Car c'est ce qui arriva au Sauveur du monde aussitôt après son baptême.

La vie chrétienne est une retraite : « Nous ne sommes plus du monde comme » Jésus-Christ « n'est pas du monde (4). » Qu'est-ce que le monde, si ce n'est, comme dit saint Jean (5), « concupiscence des yeux, » curiosité, avarice, illusion, fascination, erreur et folie dans l'affectation de la science ou concupiscence de la chair, sensualité, corruption dans ses désirs et dans ses œuvres, et enfin « orgueil » et ambition ? A ces maux dont le monde est plein et qui en font comme la substance, il faut opposer la retraite et nous faire comme mi désert par un saint détachement de notre cœur.

La vie chrétienne est un combat : le démon à qui une âme

échappe, « prend sept esprits plus mauvais que lui (6), » pour nous

 

Luc., IV, 1. — 2 Matth., IV, 1. — 3 Marc., I, 12 — 4 Joan., XVIII, 14. — 5 I Joan., II, 16. — 6 Matth., XII, 45.

 

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tenter avec de nouveaux efforts, et il ne faut jamais cesser de le

combattre.

Dans ce combat, saint Paul nous apprend « une » éternelle « abstinence, » c'est-à-dire qu'il faut nous sevrer du plaisir des sens et n'y jamais attacher son cœur. « Car celui qui entre en lice dans le combat de la lutte, s'abstient de tout : il le fait pour une couronne qui se fane et se flétrit en un instant ; mais celle que nous voulons emporter est éternelle (1). »

C'est pour réparer et expier les défauts de notre retraite, de nos combats contre les tentations, de notre abstinence que Jésus-Christ est poussé dans le désert : son jeune de quarante jours figure celui de toute la vie, que nous devons pratiquer en nous abstenant des mauvaises oeuvres, et contenant nos désirs dans les bornes de la loi de Dieu. Ce doit être là le premier effet du jeune de Jésus-Christ. S'il nous appelle plus haut et qu'il nous attire, non pas simplement au renoncement par le cœur, mais encore à un délaissement effectif du monde, heureux d'aller jeûner avec Jésus-Christ, faisons notre félicité de son désert.

 

IIe ÉLÉVATION.
La quarantaine de Jésus-Christ, selon saint Marc.

 

L'évangéliste saint Marc, le plus divin de tous les abréviateurs, abrège en ces termes L'évangile de saint Matthieu : « Il fut dans le désert quarante jours et quarante nuits : et il était tenté du diable : et il était avec les bêles : et les anges le servaient (1). » Où l'on voit en même temps, comme dans un tableau, Jésus-Christ seul dans le désert; où le diable est son tentateur, les bêtes sa compagnie, et les anges ses ministres.

Pourquoi Jésus avec les bêtes, et quelles compagnes lui donne-t-on dans le désert? Fuyez les hommes, disait cette voix à un ancien solitaire. Les bêtes sont demeurées dans leur état naturel, et pour ainsi parler, dans leur innocence ; mais parmi les hommes

 

1 I Cor., IX, 24, 25.—2 Marc., I, 13.

 

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tout s'est perverti par le péché. « Toute chair a corrompu ses voies (1). » On ne trouve parmi les hommes que dissimulation, infidélité, amitiés intéressées, commerce de flatteries pour s'amuser les uns les autres, mensonges, secrètes envies avec l'ostentation d'une trompeuse bienveillance, inconstance, injustice et corruption. Fuyons du moins en esprit; les bêtes nous seront meilleures que la conversation des hommes du monde.

Nous serons exposés à la tentation avec Jésus-Christ notre modelé : mais comme lui nous aurons aussi les auges pour ministres. A la lettre, ils viennent servir le Sauveur dans le besoin où il voulut être après un si long jeune : mais en même temps nous devons nous souvenir qu'ils sont « esprits administrateurs pour ceux qui sont appelés au salut (2) ; » et qu'en l'honneur du Sauveur ils se rendent les ministres de ceux qui jeûnent avec lui dans le désert, qui aiment la prière et la retraite, et qui vivent dans l'abstinence de ce qui contente la nature, n'y donnant jamais leur cœur.

 

IIIe ÉLÉVATION.
Les trois tentations et le moyen de les vaincre.

 

« Après qu'il eut jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim (3) : » car il avait bien voulu se soumettre à cette nécessité. Etant donc pressé de la faim selon la faiblesse de la chair qu'il avait prise, le diable profita de celle occasion pour le tenter : « Si vous êtes le fils de Dieu, Ordonnez que ces pierres se changent en pain; » ou, comme l'exprime saint Luc : « Dites à cette pierre qu'elle se change eu pain (4).» Etrange tentation, de vouloir persuader au Sauveur qu'il se montrât le Fils de Dieu, et fit preuve de sa puissance pour satisfaire aux goûts et aux besoins de la chair. Entendons que c'est là aussi le premier appât du monde : il nous attaque par les sens, il étudie les dispositions de nos corps et nous fait tomber dans ce piège. Telle est donc la première tentation, qui est celle de la sensualité.

 

1 Genes., VI, 12. — 2 Hebr., I, 14. — 3 Matth., IV, 2, 3. — 4 Luc., IV, 3.

 

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La seconde tentation, ainsi qu'elle est rapportée par saint Matthieu, est d'enlever Jésus-Christ dans la cité sainte et le mettre sur le haut du temple, en lui disant : « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas ; car il est écrit que les anges ont reçu un ordre de Dieu pour vous garder dans toutes vos voies : ils vous porteront dans leurs mains, de peur que vos pieds ne se heurtent contre une pierre (1). » Nous éprouvons cette tentation, lorsque séduits par nos sens, sans craindre notre faiblesse, nous nous jetons, comme dans un précipice, dans l'occasion du péché sous l'espérance téméraire d'un secours extraordinaire et miraculeux. C'est ce qui arrive à tous les pécheurs, lorsqu'ils méprisent les précautions qui font éviter les périls où l'on a souvent succombé : ce qui est tenter Dieu de la manière la plus insolente.

La troisième tentation vient directement flatter l'orgueil : le démon nous élève sur une montagne , d'où il nous découvre tous les empires du monde, qu'il promet de nous donner si nous l'adorons (2). Voilà comme il flatte la sensualité , la témérité et l'ambition. Et voyez comme il sait prendre sou temps : il attaque par le manger celui qui est comme épuisé par un si long jeune : il porte à une téméraire confiance en Dieu, celui qui vient de le contenter par le sacrifice d'un jeune si agréable : et dans une preuve de vertu si étonnante, il tente, par l'ambition de commander à tout le monde, celui qui se commandant si hautement à lui-même, mérite de voir le monde entier à ses pieds et gouverné par ses ordres.

Telles sont « les profondeurs de Satan (3) : » Que «j'ai peur, » dit le saint Apôtre, «qu'il ne nous déçoive par ses finesses, ainsi qu'il a séduit Eve (4) ! » Et encore: « Ne nous laissons point tromper par Satan : car nous n'ignorons point ses pensées , ses adresses, ses artifices (5) ; » comme il sait prendre le temps , et se prévaloir de notre faiblesse.

Nous n'avons à lui opposer que la parole de Dieu. A chaque tentation Jésus-Christ oppose autant de sentences de l'Ecriture. Lisons-la nuit et jour : passons notre vie à méditer la loi de Dieu : c'est le moyen d'opposer sa parole à notre ennemi et de le renvoyer confus.

 

1 Matth., IV, 5, 6. — 2 Ibid., 8. — 3 Apoc., II, 24. — 4 II Cor., XI, 3. — 5 Ibid., II, 11.

 

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IVe ÉLÉVATION.
Quel remède il faut opposer à chaque tentation.

 

On oppose à la tentation des remèdes ou particuliers ou généraux.

Les remèdes généraux sont le jeûne , la prière, la lecture, la retraite , où est renfermé le soin d'éviter les occasions : à quoi on peut ajouter l'occupation et le travail.

Pour bien comprendre les remèdes particuliers, allons à l'école du Fils de Dieu et voyons ce qu'il pratique.

A la tentation de la sensualité et en particulier à celle de la faim, il oppose, qu'on ne vit pas seulement du pain; que Dieu a envoyé la manne à son peuple pour le soutenir dans le désert; qu'il n'y a donc qu'à s'abandonner à sa providence paternelle ; qu'il nourrit tous les animaux jusqu'aux corbeaux, et jusqu'aux serpents, et jusqu'à un ver de terre , sans qu'ils sèment ni qu'ils labourent ; qu'il ne faut point désirer le plaisir des sens ; que sa parole, que sa vérité est le véritable soutien et le nourrissant plaisir des âmes : et tout cela est compris dans cette parole de l'Ecriture citée à cette occasion par le Sauveur : « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais encore de toute parole, » ou de toute chose « qui sort de la bouche de Dieu (1). »

A la seconde tentation , Jésus-Christ oppose ces mots : « Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu (2). » Celui qui entreprend des choses trop hautes, que Dieu ni ne lui ordonne, ni ne lui conseille, sous prétexte qu'il fera en sa faveur quelque chose d'extraordinaire qu'il n'a point promis, tente le Seigneur son Dieu : il tente encore le Seigneur son Dieu lorsqu'il veut entendre par un effort de son esprit ses inaccessibles mystères, sans songer que « celui qui entreprend de sonder la majesté sera opprimé par sa gloire (3).» Ceux-là donc tentent le Seigneur leur Dieu, et n'écoutent pas ce précepte :  « Ne cherchez point des  choses plus  hautes  que

 

1 Matth., IV, 4. — 2 Ibid., 7; Deuter., VI, 16. — 3 Prov., XXV, 27.

 

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vous (1). » Celui aussi qui entreprend de grands ouvrages dans l'ordre de Dieu, mais le fait sans y employer des forces et une diligence proportionnée, tente Dieu manifestement, et attend de lui un secours qu'il n'a point promis. Il en est de même de celui qui se jette volontairement dans le péril qu'il peut éviter : car s'il le peut, il le doit, et non par une téméraire confiance hasarder volontairement son salut. Celui qui dit par le sentiment d'un faux repos : Je m'abandonne à la volonté de Dieu, et je n'ai qu'à le laisser faire , au lieu d'agir avec Dieu et de faire de pieux efforts, flatte la mollesse , et entretient la nonchalance et tente le Seigneur son Dieu, qui veut que nous soyons coopérateurs de sa sagesse et de sa puissance. Dites donc, en faisant ce que vous pouvez de votre côté, comme il l'ordonne : Je me repose sur Dieu, je le laisse faire ; et par là on ne songe qu'à se tirer du trouble, de l'agitation, de l'inquiétude : autrement vous tentez Dieu, et vous vous jetez à terre du haut du pinacle , dans l'espérance de trouver entre deux les mains des anges.

Pourquoi opposer à la tentation de l'ambition ces paroles : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et le serviras seul (2) ? » Les hommes ambitieux s'adorent eux-mêmes : ils se croient les seuls dignes de commander aux hommes et de remplir les grandes places : ils ont une merveilleuse complaisance pour les conseils qu'ils ont imaginés pour y parvenir : ils se mettent au-dessus de tous les hommes, dont ils croient faire des instruments de leur vanité : tous ceux-là s'adorent eux-mêmes, et veulent que les autres les adorent. Ceux qui s'imaginent avoir ce que le monde appelle esprit supérieur; qui ravis delà prétendue supériorité de leur génie à manier les hommes et les affaires, croient s'élever au-dessus de tout le genre humain , s'adorent eux-mêmes et se croyant les artisans de leur grandeur, les fabricateurs de leur fortune, les auteurs de leurs beaux talents, de leur habileté, de leur éloquence, ils disent : « Notre langue est de nous : » et nous nous sommes faits nous-mêmes : « qui est au-dessus de nous (3) ? »

En s'adorant eux-mêmes et en adorant leur propre orgueil, ils adorent en quelque sorte le diable qui l'a inspiré. Car le propre de

 

1 Eccli., III, 22. — 2 Matth., IV, 10; Deuter. VI, 13; X, 20. — 3 Psal. XI, 5.

 

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ce superbe esprit est d'avoir voulu s'égaler à Dieu, et s'adorer lui-même; et il règne sur ceux qu'il attire dans ses sentiments et ses révolta.

Pourquoi Jésus-Christ ne dit-il rien à la vanterie du démon, qui se glorifie « d'avoir tous les empires en sa puissance, et de les distribuer à qui il lui plaît avec toute la gloire qui y est attachée (1) ? » Il est vrai qu'en un certain sens, il est le maître de l'univers par le péché qu'il y a introduit et par le règne de l'idolâtrie qui était comme universel. Il est vrai encore qu'en remuant les passions et l'ambition des hommes, il donne des fondements à la plupart des conquêtes et des empires qui en ont été l'ouvrage : il n'est pas vrai toutefois qu'il donne les empires, parce que ces violentes passions des hommes n'ont que l'effet que Dieu veut, et que c'est lui qui donne la victoire. Mais Jésus-Christ le laisse se repaître de sa fausse gloire ; et content d'apprendre aux hommes à adorer Dieu, il leur apprend à la fois que par là ils renverseront le superbe empire du démon , déjà prêt à tomber à terre.

 

Ve ÉLÉVATION.
De la puissance du démon sur le genre humain.

 

Quand Dieu créa les purs esprits, autant qu'il leur donna de part à son intelligence, autant leur en donna-t-il à son pouvoir : et en les soumettant à sa volonté, il voulut pour l'ordre du monde que les natures corporelles et inférieures fussent soumises à la leur selon les bornes qu'il avoir prescrites. Ainsi le monde sensible fut assujetti à  sa manière au monde spirituel et intellectuel : et Dieu fit ce pacte avec la nature corporelle, Qu'elle serait mue à la volonté des anges, autant que la volonté des anges, en cela conforme celle de Dieu , la déterminerait à certains effets.

Concevons donc que Dieu, moteur souverain de toute la nature corporelle, ou la meut, ou la contient dans une certaine étendue à la volonté de ses anges. Parmi les esprits bienheureux, il y en

 

1 Luc., IV, 6.

 

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a qui sont appelés des vertus, dont il est écrit : « Anges du Seigneur , louez Dieu : louez Dieu, » vous qu'il appelle « ses vertus ou ses puissances (1) ; » et encore : « Anges du Seigneur, bénissez le Seigneur : Vertus du Seigneur, bénissez le Seigneur (2). » C'est peut-être de ces vertus ou de ces puissances qu'il est écrit : « Dieu sous qui se courbent ceux qui portent le monde (3) ; » et quoi qu'il en soit, nous voyons dans toutes ces paroles une espèce de présidence de la nature spirituelle sur la corporelle.

Combien la force des anges prévaut à celle des hommes et des animaux et quelle domination elle est capable d'exercer sur eux sous l'ordre de Dieu , il l'a lui-même déclaré par le carnage effroyable que fit un seul ange dans toute l'Egypte, dont il fit mourir tous les premiers-nés autant parmi les animaux que parmi les hommes (4), et encore par celui qui se fit si promptement dans l'armée de Sennachérib qui assiégeait Jérusalem (5).

On pourrait pourtant demander si Dieu conserve le même pouvoir aux anges déserteurs et condamnés : mais saint Paul a décidé la question, lorsque, pour exciter les fidèles à résister vigoureusement à la tentation, il les avertit que « nous n'avons pas à lutter avec la chair et le sang , mais avec des princes et des puissances, » qu'il appelle encore à cause de leur origine, « des vertus des cieux (6), » après même qu'ils en ont été précipités, pour nous montrer qu'ils conservent encore dans leur supplice la puissance comme le nom qu'ils avaient par leur nature. Et il ne faut pas s'en étonner, puisque Dieu qui les pouvait justement priver de tous les avantages naturels, a mieux aimé faire voir en le leur conservant que tout le bien de la nature tournait en supplice à ceux qui en abusent contre Dieu. Ainsi l'intelligence leur est demeurée aussi perçante et aussi sublime que jamais; et la force de leur volonté à mouvoir les corps , par cette même raison leur est restée comme du débris de leur effroyable naufrage.

Que si l'on dit que la force de la volonté des anges venait de la conformité à la volonté de Dieu qu'ils ont perdue, on ne songe

 

1 Psal. CII, 20, 21. — 2 Dan., III, 58, 61 ; Psal. CXLVIII, 2. — 3 Exod., II, 4, 5 ; XII, 12, 23, 9 ; XIII, 15. — 4 IV Reg., XIX, 35. — 5 Ephes., VI, 11, 12.

 

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pas que Dieu veut encore les faire servir de ministres à sa justice ; et en cela leur volonté sera conforme à celle de Dieu, parce qu'ils feront encore par une volonté mauvaise la même chose que Dieu fait par une volonté qui est toujours bonne.

Ainsi tous les avantages naturels sont demeurés aux démons pour leur supplice : Dieu leur a tout changé en mal : et leur noblesse naturelle se tournant en faste, leur intelligence en finesse et en artifice, et leur volonté en partialité et en jalousie, Os sont devenus superbes , trompeurs et envieux et réduits par leur misère au triste et noir emploi de tenter les hommes : ne leur restant plus au lieu de la félicité dont ils jouissaient dans leur origine, que le plaisir obscur et malin que peuvent trouver des coupables à se faire des complices, et des malheureux à se donner des compagnons de leur disgrâce. Dieu nous veut apprendre par là quelle estime nous devons faire des dons naturels, de la pénétration , de l'intelligence et de la puissance, puisque tout cela reste aux démons, qui n'en sont ni moins malheureux ni moins haïssables.

Et leur pouvoir sur les hommes, loin de diminuer, s'est plutôt accru dans la suite par le péché qui nous a faits leurs esclaves. Au commencement Dieu avait mis l'homme au-dessous de l'ange ; mais seulement, comme dit David, « un peu au-dessous (1).» Mais par le péché le diable qui nous a vaincus, est devenu notre maître; et nous, comme dit Jésus-Christ lui-même (2), esclaves livrés à ce tyran , non-seulement nous ne saurions nous tirer de cette servitude , mais nous ne pouvons pas même faire de nous-mêmes le moindre effort pour en sortir; en sorte que le démon est appelé par Jésus-Christ « le prince du monde (3). »

Ainsi notre délivrance ne consiste plus qu'en ce que cet esprit superbe, qui domine sur tous les esprits d'orgueil, ayant osé attenter d'une manière terrible contre la personne du Fils de Dieu, encore a qu'il n'y trouvât rien qui fût à lui : » in me non habet quidquam (4), par là a perdu son empire. Qui ne serait étonné de lui voir enlever le Fils de Dieu sur une haute montagne et sur le pinacle du temple? Comment fut-il permis à cet esprit impur,

 

1 Psal. VIII, 6. — 2 Joan., VIII, 31, 14. — 3 Ibid., XII, 31 ; XIV, 30; XVI, 11. — 4 Ibid., XIV, 30.

 

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non-seulement de toucher à ce corps innocent et virginal, mais encore de le transporter où il voulait, comme s'il en eût été le maître? Mais c'est là qu'il a perdu ses forces : il ne peut plus rien, parce qu'il a voulu trop pouvoir : le Fils de Dieu l'a vaincu en le laissant faire, et il a promis à ses fidèles d'anéantir sa puissance. Cette promesse est contenue dans ces paroles de l'Apôtre : « Dieu est fidèle ; et il ne permettra pas que vous soyez tenté par-dessus vos forces (1) : les anges saints viendront à votre secours (2) : » vous avez a pour bouclier la foi (3), » pour armes invincibles « le jeune et la prière (4), » et Jésus-Christ même pour soutien. Souvenez-vous seulement qu'il est dit de lui : « Il n'est pas demeuré dans la vérité : la vérité n'est pas en lui : il est menteur et père du mensonge (5) : » ce sont les paroles du Sauveur. Ayant ainsi perdu à jamais la vérité, il ne lui reste plus à vous proposer que le faux, l'illusion, la vanité même. Songez aussi que le même Sauveur a dit de cet esprit mensonger qu'il est « homicide dès le commencement (6) : » il a tué nos premiers parents, « et par lui la mort est entrée (7) : » il vient donc encore à vous avec un esprit homicide : les plaisirs qu'il vous propose sont un poison , ses espérances un piège, la vengeance où il vous anime une cruauté contre vous-même ; et le couteau qu'il vous présente contre votre ennemi, plus contre vous que contre lui, vous percera le sein, pendant qu'il ne fera que lui effleurer la peau.

 

VIe ÉLÉVATION.
Comment Jésus-Christ a été tenté.

 

Un saint pape, et après lui tous les saints docteurs, a remarqué 8 que la tentation nous attaque en trois manières : par la suggestion, par la délectation et par le consentement. La suggestion consiste dans une pensée, soit que le démon la jette

 

1 I Cor., X,  13. — 2 Psal. XC, II, 12, 15, 16. — 3 Ephes., VI, 11. — 4 Matth., XVII, 20. — 5 Jean., VIII, 44. — 6 Ibid. — 7. Sapient., II, 24. — 8 Gregor Magn., lib. I, in Evang., hom. XVI, n. 1.

 

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immédiatement dans l'esprit, soit que ce soit en nous proposant des objets extérieurs. Le démon n'a pas pu aller plus avant dans la tentation du Fils de Dieu : mais à notre égard, quand la pensée est suivie d'une complaisance volontaire et que l'esprit s'y arrête , on doit en lire que le consentement « qui, » comme disait saint Jacques, « enfante la mort (1), » suivra bientôt.

Arrêtez donc la tentation dès le premier pas qui est innocent et qui a pu être dans le Fils de Dieu : mais rejetez-la aussi de même. Car si vous lui laissez le moyen de vous chatouiller les sens et si le démon qui peut même, comme vous voyez, remuer les corps, se met à agiter les humeurs, quelle tempête ne s'élèvera pas dans votre intérieur? Cependant Jésus dormira peut-être : réveillez-le donc promptement : réveillez la foi endormie : coupez court et rompez le premier coup : prévenez le plaisir naissant, ou des sens, ou de l'ambition, ou de la vengeance, de peur que se répandant dans toute votre âme, il ne l'entraîne trop facilement au consentement si artificieusement préparé.

 

VIIe ÉLÉVATION.
Le diable se retire, mais pour revenir.

 

« Et après que toute la tentation fut accomplie, le diable se retira pour un temps (2). » Il ne quitte donc jamais prise, quoique repoussé et vaincu : il revint plus d'une fois tenter Jésus-Christ; et apparemment il fit de nouveaux efforts dans le temps de sa passion et à l'heure de sa mort, qui est le «temps » que plusieurs entendent dans cet endroit de saint Luc. Quoi qu'il en soit, nous devons entendre qu'il faut toujours veiller et se tenir prêt.

Il est naturel à l'homme de se relâcher après le travail. Jamais il ne fait si bon recommencer le combat que lorsqu'après une pénible victoire, on cesse d'être sur ses gardes. C'est alors qu'on périt ; on se dit à soi-même : Il faut se donner un peu de repos : j'ai vaincu par un grand effort : qu'ai-je à craindre ? Les flots sont

 

1 Jacob., I, 14, 15.— 2 Luc., IV, 13.

 

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calmés, les vents apaisés, le ciel serein : on s'abandonne au sommeil : l'ennemi revient et reprend toutes les dépouilles qu'il avait perdues.

Mais croyons que le grand effort de la tentation est dans les approches de la mort, parce que premièrement c'est le temps de la décision, et secondement c'est le temps de la faiblesse. O Dieu! Jamais je ne suis plus faible : tout s'émousse dans la vieillesse, et le courage plus que tout le reste : « Mon Dieu, ne me délaissez pas dans le temps de ma défaillance (1) : » quand la force me manque et que je n'ai point de ressource ni de courage, mes esprits sont offusqués : j'ai dans le cœur « une réponse de mort (2) » et de désespoir : Mon Dieu, aidez-moi. Voici le temps dont saint Luc disait : « Il le quitta jusqu'au temps (3) : » jusqu'au temps de défaillance et d'horreur, jusqu'au temps où dans le dernier affaiblissement les moments sont les plus précieux.

 

1 Psal. LXX, 9-12. — 2 II Cor., I, 9. — 3 Luc., IV, 13.

 

 

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