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VIIe SEMAINE. SUR LE PÉCHÉ ORIGINEL.
PREMIÈRE ÉLÉVATION. Tous les hommes dans un seul homme : premier fondement de
la justice de Dieu dans le péché originel.
IIe ÉLÉVATION. Le père récompensé et puni dans tes enfants : second fondement
de ta justice de Dieu dans le péché originel.
IIIe ÉLÉVATION. Sur ta justice originelle dont Adam a été privé pour lui et
pour ses enfants : troisième fondement de la justice de Dieu dans le péché
originel.
IVe ÉLÉVATION. Les suites affreuses du péché originel par le chapitre XL de
l'Ecclésiastique.
Ve ÉLÉVATION. Sur un autre passage, où est expliquée la pesanteur de l’âme
accablée d'un corps mortel.
VIe ÉLÉVATION. Sur d'autres passages, où est expliquée la tyrannie de la mort.
VIIe ÉLÉVATION. Le genre humain enfoncé dans son ignorance et dans son pèche.
VIIIe ÉLÉVATION. Sur les horreurs de L'idolâtrie.
« Il a fait que toute la race
humaine venue d'un seul homme, se répande sur toute la terre (1). » C'est ici
une des plus belles et des plus remarquables singularités de la création de
l'homme. Nous ne lisons point que les animaux viennent de même d'un seul, ni que
Dieu les ait réduits d'abord à un seul mâle et à une seule femelle : mais Dieu a
voulu que tant que nous sommes d'hommes répandus par toute la terre, dans les
îles comme dans les continents, nous sortissions tous d'un seul mariage, dont
l'homme étant le chef, un seul homme par conséquent est la source de tout le
genre humain.
Le désir de nous porter tous à
l'unité, est la cause de cet ordre suprême de Dieu, et les effets en sont
admirables.
Premièrement, Dieu pouvait
donner l'être à tous les hommes, comme à tous les anges, indépendamment les uns
des autres ; surtout l’âme raisonnable ne pouvant, comme incorporelle, dépendre
par elle-même d'aucune génération. Néanmoins il a plu à Dieu que non-seulement
le corps, mais encore l’âme dépendit selon son être de cette voie, et que les
âmes se multipliassent autant que les générations humaines : et il a voulu
encore que toutes les races humaines se réduisissent à la seule race d'Adam : en
sorte
1. Act., XVII, 26.
120
que tous les hommes, et selon le corps et selon l’âme,
dépendissent
de la volonté et de la liberté de ce seul homme.
« Vous portez deux nations dans
votre sein (1), » disait Dieu à Rébecca. Quel spectacle : en deux enfants encore
enfermés dans les entrailles de leur mère, deux grandes et nombreuses nations,
et la destinée de l'une et de l'autre ! Mais combien est-il plus étonnant de
voir en Adam seul toutes les nations, tous les hommes en particulier , et la
commune destinée de tout le genre humain !
Dieu avait fait l'homme si
parfait et lui avait donné une si grande facilité de conserver et pour lui, et
pour toute sa postérité, le bien immense qu'il avait mis en sa personne, que les
hommes n'avaient qu'à remercier cette divine bonté d'avoir renfermé en lui tout
le bonheur de ses enfants qui devaient composer tout le genre humain.
Regardons-nous tous en cette source : regardons-y notre être et notre bien-être,
notre bonheur et notre malheur. Dieu ne nous voit qu'en Adam, dans lequel il
nous a tous faits : quoi qu'il fasse, nous le faisons avec lui, parce qu'il nous
tient renfermés, et que nous ne sommes en lui moralement qu'une seule et même
personne : s'il obéit, j'obéis en lui : s'il pèche, je pèche en lui : Dieu
traitera tout le genre humain, comme ce seul homme, où il a voulu le mettre tout
entier, l'aura mérité. J'adore, Seigneur, votre justice, quoiqu'impénétrable à
mes sens et à ma raison : pour peu que j'en entrevoie les règles sacrées, je les
adore et je m'y soumets.
Quand Dieu fit l'homme si
parfait; quand il voulut faire dépendre de lui seul l'être et la vie de toutes
les nations, de toutes les races, de tous les hommes particuliers jusqu'à
l'infini, si Dieu
1 Genes., XXV, 23.
121
voulait, il mit en même temps une telle unité entre lui et
ses enfants, qu'il put être puni et récompensé en eux, comme il serait en
lui-même et peut-être plus. Car Dieu a inspiré aux parons un tel amour pour
leurs enfants, que naturellement les maux des enfants leur sont plus sensibles
et plus douloureux que les leurs, et qu'ils aiment mieux les laisser en vie que
de leur survivre : de sorte que la vie de leurs enfants leur est plus chère que
la leur propre. La nature, c'est-à-dire Dieu a formé ainsi le cœur des pères et
des mères : et ce sentiment est si intime et si naturel, qu'on en voit même un
vestige et une impression dans les animaux, lorsqu'ils s'exposent pour leurs
petits, et se laissent arracher la vie plutôt que d'en abandonner le soin.
Ce caractère paternel a dû se
trouver principalement dans celui qui est non-seulement le premier de tous les
pères, mais encore père par excellence, puisqu'il a été établi le père du genre
humain. Après donc que, dès l'origine et nouvellement sorti des mains de Dieu,
il eut transgressé ce commandement si facile, par lequel Dieu avait voulu
éprouver sa soumission et l'avertir de sa liberté, il était juste qu'il le
punît, non-seulement en lui-même, mais encore dans ses enfants, comme étant une
portion des plus chères de sa substance, et quelque chose qui lui est plus
intimement uni que ses propres membres. De sorte que les enfants futurs de ce
premier père, c'est-à-dire tout le genre humain, qui n'avait d'être ni de
subsistance qu'en ce premier père, devinrent le juste objet de la haine et de la
vengeance divine. Tout est en un seul; et tout est maudit en un seul : et ce
père malheureux est puni dans tout ce qu'il contient en lui-même d'enfants
depuis la première j usqu'à la dernière génération.
Si Dieu est juste à punir, il
l'est encore plus à récompenser. Si Adam eût persévéré, il eût été récompensé
dans tous ses enfants, et la justice originelle eût été leur héritage commun.
Maintenant ils ont perdu en leur père ce que leur père avait reçu pour lui et
pour eux; et privée de ce grand don, la nature humaine devient et malheureuse et
maudite dans ses branches, parce qu'elle l'est dans sa tige.
Considérons la justice humaine :
nous y verrons une image de
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cette justice de Dieu. Un père dégradé perd sa noblesse et
pour lui et pour ses enfants, surtout pour ceux qui sont à naître; ils perdent
en lui tous leurs biens, lorsqu'il mérite de les perdre. S'il est banni et exclu
de la société de ses citoyens et comme du sein maternel de la terre natale, ils
sont bannis avec lui à jamais. Pleurons, malheureux enfants d'un père justement
proscrit : race dégradée et déshéritée, par la loi suprême de Dieu, et bannis
éternellement autant que justement de la cité sainte qui nous était destinée
dans notre origine, adorons avec tremblement les règles sévères et impénétrables
de la justice de Dieu, dont nous voyons les vestiges dans la justice,
quoiqu'inférieure, des hommes. Mais voici le comble de nos maux.
« Dieu a fait l’homme droit, et
il s'est enveloppé dans plusieurs questions (1). » Cette droiture où Dieu avait
d'abord fait l'homme, consistait premièrement dans la connaissance. Il n'y avait
point alors de question : Dieu avait mis dans le premier homme la droite raison,
qui consistait en une lumière divine par laquelle il connaissait Dieu
directement comme un être parfait et tout-puissant.
Cette connaissance tenait le
milieu entre la foi et la vision bienheureuse. Car encore que l'homme ne vît pas
Dieu « face à face, » il ne le voyait pourtant pas comme nous faisons, « à
travers une énigme et comme par un miroir (2). » Dieu ne lui laissait aucun
doute de son auteur des mains duquel il sortait, ni de sa perfection qui
reluisait si clairement dans ses œuvres. Si saint Paul a dit « que les
merveilles invisibles de Dieu et son éternelle puissance, et sa divinité sont
manifestes dans ses œuvres à ceux qui les contemplent,
1 Eccle., VII, 30. — 2 1 Cor., XIII, 12.
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en sorte qu'ils sont inexcusables de ne le pas reconnaître
et adorer (1), » combien plus Adam l'eût-il connu! L'idée que nous portons
naturellement dans notre fonds de la perfection de Dieu, en sorte que nous
penchons naturellement à lui attribuer ce qu'il y a de plus parfait, était si
vive dans le premier homme, que rien ne la pou voit offusquer. Ce n'était pas
comme à présent, que cette idée brouillée avec les images de nos sens, se recule
pour ainsi dire quand nous la cherchons : nous n'en pouvons porter la
simplicité, et nous n'y revenons qu'à peine et par mille détours. Mais alors on
la sentait d'abord; et la première pensée qui venait à l'homme dans tous les
ouvrages et dans tous les mouvements qu'il voyait, ou au dedans ou au dehors,
c'est que Dieu en était le parfait auteur.
Par là il connaissait son âme comme faite à l'image de Dieu
et entièrement pour lui ; et au lieu que nous avons tant de peine à la trouver,
et que nous la confondons avec toutes les images que nos sens nous apportent,
alors on la démêlait d'abord d'avec tout ce qui n'était pas elle.
De cette sorte on connaissait
d'abord sa parfaite supériorité au-dessus du corps et l'empire qui lui était
donné sur lui : en sorte que tout y devait être dans l'obéissance envers l’âme,
comme l'urne le devait être envers Dieu (a).
Une si grande et si droite
lumière dans la raison, était suivie d'une pareille droiture dans la volonté.
Comme on voyait clairement et parfaitement combien Dieu est aimable, et que
l'âme n'était empêchée par aucune passion ou prévention de se porter à lui, elle
l'aimait parfaitement ; et unie par son amour à ce premier être, elle voyait
tout au-dessous d'elle, principalement son corps dont elle faisait sans
résistance ce qu'elle voulait.
Nous éprouvons encore un reste
de cet empire que nous avions sur nos corps. Nous emportons sur lui beaucoup de
choses contre la disposition de la machine par la seule force de la volonté. A
force de s'appliquer, l'esprit demeure détaché des sens, et semble ne
communiquer plus avec eux. Combien plus en cet heureux état,
1 Rom., I, 20.
(a) Manusc. : En Dieu.
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sans aucun effort et par la seule force de la raison
toujours maîtresse par elle-même, tenait-on en sujétion tout le corps !
Il n'y avait qu'une dépravation
volontaire qui put troubler cette belle économie, et faire perdre à la raison
son autorité et son empire. Quand l'homme s'est retiré de Dieu, Dieu a retiré
tous ses dons. La première plaie a été celle de l'ignorance : ces vives lumières
nous ont été ôtées : « Nous sommes livrés aux questions (1) : » tout est mis en
doute, jusqu'aux premières vérités : la raison étant devenue si faible par la
faute de la volonté, à plus forte raison la volonté, qui avait commis le péché,
s'affaiblit-elle elle-même. Le corps refusa l'obéissance à l'âme qui s'était
soustraite à Dieu. Dans le désordre des sens, la honte qui n'était pas encore
connue se fit bientôt sentir : chose étrange! nous l'avons déjà remarqué, mais
cette occasion demande qu'on repasse encore un moment sur ce triste objet.
Nos premiers parents ne furent
pas plutôt tombés dans le péché, qu'ils connurent leur nudité ; et contraints de
la couvrir d'une ceinture, dont nous avons déjà montré l'usage, ils témoignèrent
par là où la révolte et la sédition intérieure et extérieure s'était mise. «
Comment avez-vous connu, » et qui vous a indiqué «que vous étiez nu ? » D'où
vient que vous vous cachiez « dans l'épaisseur de la forêt (2), » pour ne point
paraître à mes yeux? Craigniez-vous que je ne trouvasse quelque chose de mal et
de déshonnête dans mon ouvrage, moi qui ne puis rien faire que de bon et qui en
effet en revoyant ce que j'avais fait, en avais loué la bonté? Etrange nouveauté
dans l'homme, de trouver en soi quelque chose de, honteux ! Ce n'est pas
l'ouvrage de Dieu, mais le sien et celui de son péché. Et quels yeux
craignait-il en se cachant? Ceux de Dieu, ceux de la compagne de son crime et de
son supplice, les siens propres. O concupiscence naissante, on ne vous reconnait
que trop !
Mais quoi : disons en un mot, que c'est de là que nous
naissons :
tout ce qui nait d'Adam lui est uni de ce côté-là ; enfants
de cette
révolte, cette révolte est la première chose qui passe en
nous avec
le sang. Ainsi dès notre origine, nos sens sont rebelles :
dès le
1 Eccle., VII, 30. — 2 Genes., III, 18.
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ventre de nos mères, où la raison est plongée et dominée
par la chair, notre âme en est l'esclave et accablée de ce poids. Toutes les
passions nous dominent tour à tour et souvent toutes ensemble, et même les plus
contraires. Dieu retire de nous les lumières, comme il avait fait à Adam, et
plus encore. Ainsi nous sommes frappés de la plaie de l'ignorance et de celle de
la concupiscence ; tout le bien, jusqu'au moindre, nous est difficile : tout le
mal, quelque grand qu'il soit, a des attraits pour nous.
« Toutes les pensées de l'homme
penchaient au mal en tout temps (1). » Pesez ces paroles : « toutes les pensées,
» et celles-ci : « en tout temps. » Nous ne faisons pas tout le mal, mais nous y
penchons : il ne manque que les occasions et les objets déterminent : l'homme
laissé à lui-même n'éviterait aucun mal. Ajoutez : « La malice des hommes était
grande sur la terre; » ajoutez : « Mon esprit ne demeurera pas en l'homme, parce
qu'il est chair (2). » Je l'avais fait pour être spirituel même dans la chair,
parce que l'esprit y dominait : et maintenant il est devenu charnel même dans
l'esprit (3), que la chair domine et emporte. Cela commence « dès le ventre de
la mère » : Erraverunt ab utero (4). Dieu voit le mal dans sa source, «
et il se repent d'avoir fait l'homme (5). » L'homme n'était plus que péché dès
sa conception : « je suis conçu en iniquité : ma mère m'a conçu en péché (6). »
Tout est uni au péché d'Adam, qui passe par le canal de la concupiscence.
L'homme livré à la concupiscence la transmit à sa postérité, et ne pouvait faire
ses enfants meilleurs que lui. Si tout naît avec la concupiscence , tout naît
dans le désordre : tout naît odieux à Dieu : et « nous sommes tous naturellement
enfants de colère (7). »
1 Genes., VI, 4.— 2 Ibid.,
3. — 3 Rom., VII, 14,
15 et seq.— 4 Psal. LVII, 4. — 5 Genes., VI, 6 — 6 Psal.
L, 7. — 7 Ephes., II, 3.
126 ÉLÉVATIONS SUR LES MYSTÈRES.
«Il y a une grande affliction,
et un joug pesant sur les enfants d'Adam, depuis le jour de leur sortie du sein
de leur mère jusqu'au jour de leur sépulture dans le sein de la mère commune
(1). » Nos misères commencent avec la vie, et durent jusqu'à la mort : nul ne
s'en exempte. Quatre sources intarissables les font couler sur tous les états et
dans toute la vie : « les soucis, les terreurs, les agitations d'une espérance »
trompeuse, « et enfin le jour de la mort : » les maux qui viennent de ces quatre
sources empoisonnent toute la vie : tout en ressent la violence et la pesanteur,
« depuis celui qui est assis sur le trône jusqu'à celui qui est abattu à terre
et sur la poussière ; depuis celui qui est revêtu de pourpre et des plus belles
couleurs jusqu'à celui qui est couvert d'une toile grossière et crue: on trouve
partout fureur, jalousie, tumulte, incertitude et agitation d'esprit, les
menaces d'une mort prochaine, les longues et implacables colères, les querelles
et les animosités.» Quelle paix parmi tant de furieuses passions? « Elles ne
nous laissent pas en repos pendant le sommeil. Dans le silence et la
tranquillité de la nuit, dans la couche » où l'on se refait des travaux du jour,
on apprend, on expérimente un nouveau genre de trouble. « A peine a-t-on goûté
un moment les douceurs d'un premier sommeil ; et voilà qu'il se présente » à une
imagination échauffée « toutes sortes de fantômes et de monstres, comme si l'on
avait été mis en sentinelle » dans une tour. On se trouble dans les visions de
son cœur. «On croit être poursuivi par un ennemi furieux, comme dans un jour de
combat : on ne se sauve de cette crainte qu'en s'éveillant en sursaut : on
s'étonne d'une si vaine terreur, » et d'avoir trouvé tant de périls dans une
entière sûreté. On a peine à se remettre
1 Eccli., XL, 1 et seq.
127
d'une si étrange épouvante, et on sent que sans aucun
ennemi on se peut faire à soi-même une guerre aussi violente que des bataillons
armés. Les songes nous suivent jusqu'en veillant. Qu'est-ce que les terreurs qui
nous saisissent sans sujet, si ce n'est un songe effrayant? Mais qu'est-ce que
l'ambition et une espérance fallacieuse qui nous mène de travaux en travaux,
d'illusion en illusion, et nous rend le jouet des hommes, sinon une autre sorte
de songe qui change de vains plaisirs en des tourments effectifs ? Que dirai-je
des maladies accablantes, « qui inondent sur toute chair, depuis l'homme jusqu'à
la bête, et cent fois plus encore sur les pécheurs? » Et où arrive-t-on par tant
de maux, et à quelle mort ? Laisse-t-on du moins venir la mort doucement et
comme naturellement, pour nous être comme une espèce d'asile contre les malheurs
delà vie ? Non ; l'on ne voit que des « morts cruelles : dans le combat, dans le
sang, l'épée, l'oppression, la famine, la peste, l'accablement, tous les fléaux
de Dieu : toutes ces choses ont été créées pour les méchants, et le déluge est
venu pour eux. » Mais le déluge des eaux n'est venu qu'une seule fois : celui
des afflictions est perpétuel, et inonde toute la vie dès la naissance.
Après cela peut-on croire que
l'enfance soit innocente ? O Seigneur ! « Vous jugez indigne de votre puissance
de punir les in-nocens ' : » pourquoi donc répandez-vous votre colère sur cet
enfant qui vient de naître? A qui a-t-il fait tort? De qui a-t-il enlevé les
biens? A-t-il corrompu la femme de son prochain ? Quel est son crime, et
pourquoi commencer à l'accabler d'un joug si pesant? Répétons encore : « Un joug
pesant sur les enfants d'Adam (2). » Il est enfant d'Adam : voilà son crime.
C'est ce qui le fait naître dans l'ignorance et dans la faiblesse ; ce qui lui a
mis dans le cœur la source de toutes sortes de mauvais désirs : il ne lui manque
que de la force pour les déclarer. Combien faudra-t-il le tourmenter pour lui
faire apprendre quelque chose ? Combien sera-t-il de temps comme un animal ?
N'est-il pas bien malheureux d'avoir à passer par une longue ignorance à
quelques rayons de lumière ? « Regardez, disait un saint (3), cette enfance
laborieuse
1 Sap., XII, 15. — 2 Eccli., XL. 1.—
S. August., lib. IV contra Julian. cap. XVI, n.
83.
128
de quels maux n'est-elle pas opprimée? Parmi quelles
vanités, quels tournions, quelles erreurs, et quelles terreurs, prend-elle son
accroissement? Et quand on est grand, et même qu'on se consacre à servir Dieu ,
que de dangereuses tentations, par l'erreur qui nous veut séduire, par la
volupté qui nous entraîne, par la douleur et l'ennui qui nous accable, par
l'orgueil qui nous enfle ! Et qui pourrait expliquer ce joug pesant dont sont
accablés les enfants d'Adam ; ou croire que sous un Dieu bon, sous un Dieu juste
, on dût souffrir tant de maux, si le péché originel n'avait précédé? »
« Le corps qui se corrompt
appesantit l’âme : et cette demeure terrestre rabat l'esprit qui voudrait penser
beaucoup, » et s'occuper de beaucoup de soins importants. «Nous trouvons
difficile de juger des choses de la terre ; et nous trouvons avec peine les
choses que nous avons devant les yeux : mais qui pourra pénétrer celles qui sont
dans le ciel (1) ? » C'est pourtant pour celles-là que je suis né. Mais que je
suis malheureux ! je veux me retirer en moi-même : je veux penser ; je veux
m'élever à la contemplation dans un doux recueillement, et aux vérités
éternelles : ce corps mortel m'accable ; il émousse toutes mes pensées, toute la
vivacité de mon esprit ; je retombe dans mes sens ; et plongé dans les images
dont ils me remplissent, je ne puis retrouver mon cœur qui s'égare, et mon
esprit qui se dissipe.
C'est cet état malheureux de
l’âme asservie sous la pesanteur du corps, qui a fait penser aux philosophes que
le corps était à l’âme un poids accablant, une prison, un supplice semblable à
celui que ce tyran faisait souffrir à ses ennemis, qu'il attachait
1 Sap., IX, 15, 16.
120
tout vivants avec des corps morts à demi pourris. Ainsi,
disent ces philosophes, nos âmes vivantes sont attachées à ce corps comme à un
cadavre. Ils ne pouvaient concevoir qu'un tel supplice se pût trouver dans un
monde gouverné par un Dieu juste, sans quelque péché précédent ; et ils
donnaient aux âmes une vie hors du corps avant la naissance , où s'abandonnant
au péché, elles fussent précipitées des cieux dans cette prison du corps. Voilà
ce qu'on pouvait dire, quand on ne connaissait pas la chute du genre humain dans
son auteur. Les mêmes philosophes se plaignaient encore contre la nature, comme
étant non pas une bonne mère, mais une marâtre injuste , qui nous avait formés
avec un corps nu, fragile, infirme et mortel, et un esprit faible à porter les
travaux, aisé à troubler par les terreurs, inquiet dans les douleurs et enclin
aux cupidités les plus déréglées. De dures expériences ont fait connaître à ces
philosophes le joug pesant des enfants d'Adam ; et sans en savoir la cause, ils
en sentaient les effets. Adorons donc ce Dieu qui nous en révèle les principes :
adorons les règles sévères de sa justice, et acquiesçons en tremblant à la
rigoureuse sentence du ciel.
« Souvenez-vous que la mort ne
tarde pas : connaissez la loi du sépulcre, » et que rien ne vous la fasse
oublier : « elle est écrite » sur tous les tombeaux et « dans tout le monde :
quiconque naît mourra de mort (1). »
« C'est une loi établie à tous
les hommes de mourir une fois, et après viendra le jugement (2). »
« L'empire est donné au diable
sur tous les mortels durant toute leur vie : » il tient « captifs sous la
terreur de la mort tous ceux qui vivent asservis à cette » dure « loi (3). »
1 Eccli., XIV, 12. — 2 Hebr.,
IX, 27. — 3 Ibid., II, 14, 15.
130
Voilà deux horribles servitudes que nous amène l'empire de
la mort. On ne peut avoir de repos sous sa tyrannie : à chaque moment elle peut
venir, et non-seulement renverser tous nos desseins , troubler tous nos
plaisirs, nous ravir tous nos biens; mais ce qui est encore infiniment plus
terrible, nous mener au jugement de Dieu.
On est pour ces deux raisons
dans une éternelle et insupportable sujétion : l'on n'en peut sortir que par
Jésus-Christ : « Celui qui croit en lui ne sera point jugé : celui qui n'y croit
pas est déjà jugé (1) : » sa sentence est sur lui, et à tout moment elle est
prête à s'exécuter.
Tels sont les effets de la chute
d'Adam et du péché originel. Comment pouvons-nous nous en relever? C'est ce que
nous avons maintenant à dire.
Voici l'effet le plus
malheureux, et tout ensemble la preuve la plus convaincante du péché originel.
Le genre humain s'enfonce dans son ignorance et dans son péché. La malice se
déclare dès la première génération : le premier enfant qui rendit Eve féconde
fut Caïn, malin et envieux. Dans la suite Caïn tue Abel le juste, et le vice
commence à prévaloir sur la vertu : le monde se partage entre les enfants de
Dieu qui sont ceux de Seth, et les enfants des hommes qui sont ceux de Caïn : la
race de Caïn qui eut le monde et les plaisirs dans son partage, est la race
aînée. C'est dans cette race qu'on a commencé à se faire une habitation sur la
terre : « Caïn bâtit la première ville, et l'appela du nom de son fils Hénoch
(2). » On commençait à vouloir s'immortaliser parles noms, et on semblait
oublier l'immortalité véritable. Dans cette race les filles commencent à se
faire de nouveaux attraits : les enfants de
1 Joan., III, 18. — 2 Genes., IV, 17.
131
Dieu s'y laissent prendre : le plaisir des sens l'emporte :
et ce sont les filles de ceux qu'on appelait les enfants des hommes,
c'est-à-dire les enfants de la chair, qui attirent dans la corruption par leur
beauté, par leur mollesse, par leurs parures, par leurs caresses trompeuses,
ceux qui vivaient selon Dieu et selon l'esprit. C'est dans cette race que l'on
commence à avoir deux femmes : Lamech épousa Ada et Sella : le meurtre de Caïn
s'y perpétua : Lamech dit à ses deux femmes, comme en chantant: « J'ai tué un
jeune homme (1). » Cette qualité et l'aveu qu'il fait à ses femmes de ce
meurtre, font soupçonner que sa jalousie contre une jeunesse florissante avait
donné lieu à ce meurtre. Quoi qu'il en soit, la race de Caïn continue à verser
le sang humain : et non-seulement cette race prévaut, mais encore elle entraîne
l'autre dans ses désordres. Tout est perdu, et Dieu est contraint de noyer le
monde dans le déluge.
Ainsi la piété n'eut rien de
ferme. Avant que de mourir, Adam la vit périr en quelque façon dans toute sa
race, et non-seulement dans la postérité de Caïn, mais encore dans celle de
Seth. Il est dit d'Enos, fils de Seth, «qu'il commença à invoquer le nom du
Seigneur (2). » Dieu était en quelque sorte oublié : il fallut qu'Enos en
renouvelât le culte qui s'affaiblissait même dans la race pieuse. Quelques-uns
veulent entendre cette invocation d'Enos d'un faux culte; le premier sens est le
plus naturel. Quoi qu'il en soit, il serait toujours vrai que le faux culte
aurait bientôt commencé, même parmi les pieux et dans la famille de Seth.
Quelque temps après on remarque
par deux fois comme une chose extraordinaire, même dans la race de Seth, «
qu'Hénoch, » un de ses petits-enfants, « marcha avec le Seigneur, et » que tout
d'un coup « il cessa de paraître parmi les hommes, parce que le Seigneur
l'enleva (3) » d'un enlèvement semblable à celui d'Elie, et le retira
miraculeusement du « monde » qui « n'était pas digne de l'avoir (4) :» tant la
corruption était entrée dès lors même dans la race de Seth. Hénoch était le
septième après Adam, et Adam vivait encore : et cependant la piété dégénérait à
ses yeux, et la corruption devenait si universelle, qu'on regardait comme une
merveille ,
1 Genes., IV, 23. — 2 Ibid.,
26. — 3 Ibid., V, 22, 24. — 4 Hebr., XI, 5.
132
même parmi les enfants de Seth, qu'Hénoch marchât avec
Dieu. L'apôtre saint Jude, par inspiration particulière, nous a conservé une
prophétie d'Hénoch dont voici les termes : « Le Seigneur va venir avec des
milliers de ses saints (anges), pour exercer son jugement contre tous les
hommes, et reprendre tous les impies de toutes les œuvres de leur impiété, et de
toutes les paroles dures et « blasphématoires « que les pécheurs impies ont
proférées contre lui. C'est ainsi, » dit saint Jude, « que prophétisait Hénoch,
le septième après Adam (1). » Quoique les hommes eussent encore parmi eux leur
premier père qui était sorti immédiatement des mains de Dieu, ils tombèrent dans
une espèce d'impiété et d'athéisme, oubliant celui qui les avait faits, « et
Hénoch commença » à leur dénoncer la vengeance prochaine et universelle que Dieu
devait envoyer avec le déluge.
Les choses furent dans la suite
poussées si avant, qu'il ne resta qu'une seule famille juste, et ce fut celle de
Noé. Encore dégénéra-t-elle bientôt : Cham et sa race furent maudits : la
famille de Japhet, comme Cham et ses enfants, fut livrée à l'idolâtrie : on la
voit gagner peu à peu aussitôt après le déluge : la créature fut adorée pour le
créateur : l'homme en vint jusqu'à adorer l'œuvre de ses mains : la race de Sem
était destinée comme pour succéder à celle de Seth d'où elle était née : mais le
culte de Dieu s'y affaiblit sitôt, qu'on croit même que Tharé, père d'Abraham,
était idolâtre, et qu'Abraham fut persécuté parmi les Chaldéens d'où il était,
parce qu'il ne voulut point adhérer à leur culte impie. Quoi qu'il en soit, pour
le conserver dans la piété, Dieu le tira de sa patrie et le sépara de tous les
peuples du monde, sans lui permettre ni de demeurer dans son pays, ni de se
faire aucun établissement dans la terre où il l'appelait. La corruption
s'étendait si fort, et l'idolâtrie devenait si universelle, qu'il fallut séparer
la race des enfants de Dieu, dont Abraham devait être le chef, par une marque
sensible. Ce fut la circoncision : et ce ne fut pas en vain que cette marque fut
imprimée où l'on sait, en témoignage immortel de la malédiction des générations
humaines, et du retranchement qu'il fallait faire des passions sensuelles que le
péché
1 Ep. Judœ., 14, 15.
133
avait introduites, et desquelles nous avions à naître. O
Dieu, où en est réduit le genre humain ! Le sacrement de la sanctification a dû
nous faire souvenir de la première honte de notre nature : on n'en parle qu'avec
pudeur, et Dieu est contraint de flétrir l'origine de notre être. Il faut le
dire une fois, et couverts de honte mettre nos mains sur nos visages.
Lisons ici les chapitres XIII et
XIV du livre de la Sagesse sur l'idolâtrie. En voici un abrégé : Les
sentiments des hommes sont vains parce que la connaissance de Dieu n'est point
en eux : ils n'ont pu comprendre celui qui « était » par tant de beaux objets
présentés à leur vue, et regardant les ouvrages ils n'en ont pu comprendre le
sage artisan (1) : appelant dieux et arbitres souverains du monde, ou le feu, ou
les vents et l'air agité, ou l'eau, ou le soleil, ou la lune, ou les étoiles qui
tournent en rond sur uns têtes, sans pouvoir entendre ; que si touchés de leur
beauté ils les ont appelés dieux , combien plus celle de leur créateur leur
devait paraître merveilleuse. Car il est père du beau et du bon : la source dp
toute beauté et le plus parfait de tous les êtres. Et s'il y a de la force dans
ces corps qu'ils ont adorés, combien doit être plus puissant celui qui les a
faits? Car par la grandeur de la beauté de la créature, on pouvait voir et
connaître intelligiblement le créateur. Mais encore ceux-là sont-ils les plus
excusables, puisqu'ils se sont égarés peut-être en cherchant Dieu dans ses
œuvres qui les invitaient à s'élever vers leur principe. Quoiqu'en effet ils
soient toujours inexcusables, puisque s'ils pouvaient parvenir à connaître la
beauté d'un si grand ouvrage , combien plus facilement en devaient-ils trouver
l'auteur? Mais ceux-là sont sans comparaison plus aveugles et plus malheureux,
et leur espérance
1 Sap., XIII, 5, 84.
134
est parmi les morts, qui trompés par les inventions et
l'industrie d'un bel ouvrage, ou par les superbes matières dont on l'aura
composé, ou par la vive ressemblance de quelques animaux, ou par l'adresse et le
curieux travail d'une main antique sur une pierre inutile et insensible, ont
adoré les ouvrages de la main des hommes. En dressant un bois pesant, reste du
feu dont ils ont fait cuire leur nourriture, et le soutenant avec peine par des
liens de fer dans une muraille, le peignant d'un rouge qui semblait lui donner
un air de vie, à la fin vient à l'adorer, à lui demander la vie et la santé
qu'il n'a pas, à le consulter sur son mariage et sur ses enfants, et lui fait de
riches offrandes. Ou porté sur un bois fragile dans une périlleuse navigation,
il invoque un bois plus fragile encore (1) : un père affligé fait une image d'un
fds qui lui a été trop tôt ravi ; et pour se consoler de cette perte, il lui
fait offrir des sacrifices comme à un Dieu (2) (toute une famille entrait dans
cette flatterie) : les rois de la terre faisaient adorer leurs statues ; et
n'osant se procurer ce culte à eux-mêmes à cause de leur mortalité trop
manifeste de près, ils croient plus aisément pouvoir passer pour dieux de plus
loin. Telle a été l'illusion de la vie humaine ; emportés par leurs passions et
leur amour pour leurs rois, les hommes en ont adoré les statues et ont donné au
bois et à la pierre le nom « incommunicable (3) : » ils ont immolé leurs enfants
à ces faux dieux : il n'y a plus rien eu de saint parmi les hommes : les
mariages n'ont pu conserver leur sainteté : les meurtres, les perfidies, les
troubles et les parjures ont inondé sur la terre : l'oubli de Dieu a suivi : les
joies publiques ont amené des fêtes impies : les périls publics ont introduit
des divinations superstitieuses et fausses : on n'a plus craint de se parjurer,
quand on a vu qu'on ne jurait que par un bois ou une pierre, et la justice et la
bonne foi se sont éteintes parmi les hommes.
Il faut lire encore l'endroit de
saint Paul (4), où il dit que les invisibles grandeurs de Dieu, son éternelle
puissance et sa divinité paraissent visiblement dans ses créatures : et que
cependant les plus sages, ceux qui en étaient les plus convaincus, lui ont
refusé
1 Sap., XIV, 1. — 2 Ibid., 15 et seq. — 3
Ibid., 21 et seq. — 4 Rom., I, 20, 21 et seq.
135
le culte qu'ils savaient bien qu'on lui devait, et ont
suivi les erreurs d'un peuple ignorant, qui changeait la gloire d'un Dieu
immuable en la figure des reptiles les plus vils, laissant évanouir toute leur
sagesse et devenus insensés, pendant qu'ils se glorifiaient du nom de sages. Ce
qui aussi a obligé Dieu à les livrer à des passions et à des désordres
abominables contre la nature, et à permettre qu'ils fussent remplis de tout
Vice, impiété, médisance, perfidie, insensibilité; en sorte qu'ils étaient sans
compassion , sans affection, sans foi, parce que connaissant la justice et la
vérité de Dieu, ils n'ont pas voulu le servir, et ont préféré la créature à
celui qui était le créateur béni aux siècles des siècles.
Ce déluge d'idolâtrie s'est
répandu par toute la terre. L'inclination qu'y avaient les Juifs, que tant de
châtiments divins ne pou-voient en arracher, montre la pente commune et la
corruption de tout le genre humain. Ce culte était devenu comme naturel aux
hommes ; et c'est ce qui faisait dire au Sage que les « nations » idolâtres «
étaient méchantes par leur naissance : que la semence en était maudite dès le
commencement : que leur malice était naturelle , et que leurs perverses
inclinations ne pouvaient jamais être changées (1). »
Un dérèglement si étrange et à
la fois si universel, devait avoir une origine commune : montrez-la-moi autre
part que dans le péché originel, et dans la tentation, qui disant à l'homme : «
Vous serez comme des dieux (2), » posait dès lors le fondement de l'adoration
des fausses divinités.
1 Sap., XII, 10, 11. — 2 Genes., III, 5.
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