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| QUATRIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA TOUSSAINT. Sein d'Abraham, autel sous lequel saint Jean a entendu les âmes des saints, et les sept pains dont on a recueilli sept corbeilles de morceaux qui restaient.l. La marche de mon discours m'ayant amené à vous parler de l'autel céleste sous lequel saint jean entendit la voix des saints, je n'ai point voulu aborder ce sujet, ainsi que, votre charité ne l'a point oublié, je pense, et j'ai remis jusqu'à présent pour le faire, afin de ne m'approcher d'un réduit si saint, et si secret qu'après avoir prié. Le moment est arrivé, je crois, de vous dire ce qui m'est venu à la pensée sur ce sujet, sans préjudice toutefois, de ce qui pourrait avoir été révélé différemment à un autre. D'abord, on peut se demander comment il se fait que saint Jean dit qu'il a entendu la voix des âmes saintes sous l'autel de Dieu, quand le Sauveur, en parlant de l'âme de Lazare, dans son évangile, nous la montre portée par les anges, non point sous l'autel de Dieu, mais dans le sein d'Abraham (Luc. XVI, 22) ; d'autant plus que ce n'est point à l'autel de Dieu, parait-il, que le saint homme Job semblait ne pas même oser aspirer, quand il disait : « Qui me procurera cette grâce, Seigneur, que vous me cachiez dans le tombeau, et que vous m'y mettiez à couvert des maux que je souffre, jusqu'à, ce que votre courroux soit passé, et que vous ayez marqué le jour où vous vous souviendrez de moi (Job. XIV, 13) 7» Or, déjà le jour que le saint homme Job appelait de ses vœux, où le Seigneur devait se souvenir de lui et avoir pitié de lui, était arrivé, quand saint Jean entendit sous l'autel la voix des saints. Tant que le Désiré des nations, celui qui devait effacer de son sang l'acte de notre damnation, briser l'épée de flamme, et ouvrir aux fidèles le royaume des cieux, n'était pas encore venu, il n'était ouvert pour aucun saint; le Seigneur leur avait assigné dans l'enfer (a) même un lieu de repos et de rafraîchissement; un chaos immense séparait les âmes des saints de celles des impies. Les unes et les autres se trouvaient, il est vrai, également dans les ténèbres, mais non point également dans les supplices; les méchants étaient dans la peine, et les justes dans la consolation. Qu'ils fussent dans les ténèbres, c'est ce que Job lui-même nous apprend, en nous disant qu'il allait aller dans un lieu obscur oit régnaient les ombres de la mort. C'est cet endroit obscur, mais paisible, que le Seigneur appelle le sein d'Abraham, sans doute, du moins je le pense, parce que ceux qui s'y trouvaient y reposaient dans la foi et dans l'attente du Sauveur. La foi d'Abraham fut si éprouvée et trouvée si solide qu'il fut jugé digne de recevoir la promesse de l'incarnation de Jésus-Christ. C'est en ce lieu que descendit le Sauveur quand il brisa les portes d'airain, rompit les barrières de fer pour en tirer, comme d'une prison, ceux qui y étaient détenus captifs, qui y étaient assis, je le veux bien et en repos, mais qui s'y trouvaient pourtant dans les ténèbres et à l'ombre de la mort, et les placer sous l'autel de Dieu, les cacher dans son tabernacle pendant le jour des méchants, et les y couvrir de sa protection, jusqu'à ce que le temps soit venu pour eux rie sortir de cet endroit, après que le nombre de leurs frères se sera complété, et de recevoir le royaume qui leur a été préparé depuis le commencement du monde. Il se peut aussi que maintenant le sein (b) d'Abraham désigne parfois le repos dont les saints jouissent actuellement, et même cette acception. nous vient de l'Évangile, mais il n'y a pas moyen de douter que le sein d'Abraham désignait alors an endroit tout différent de celui qu'il peut signifier aujourd'hui, attendu que l'un est dans les ténèbres, et l'autre dans la lumière; l'un, dans les enfers, et l'autre, dans les cieux. Toutefois, il ne me semble pas mal de dire, même de nos ,jours, que les enfants des prophètes sont reçus dans le sein de leurs pères, quand ils obtiennent la grâce de passer de ce siècle en leur société. a Saint Augustin ne pense pas ainsi, comme on peut le voir dans son livre XII, de Genesi ad litter. chap. XXXIII, II. 63, où il émet la pensée que les justes n'ont jamais été détenus dans les enfers, et que ce mot, enfer, dans les Saintes Écritures ne désigne qu'un lieu de peines et de châtiments. b C'est en ce sens que saint Bernard l'emploie dans son livre V, de la Considération, n. 9. c Saint Bernard n'émet ici qu'une simple opinion sans rien définir, comme on peut le voir en se reportant à ce qu'il dit au n. 1, où il ne donne son sentiment que sous la réserve de tout autre meilleur. Voir notre préface à ce tome, n. XX et XXI (Tome II de la présente édition, pages 551 et 552). 2. Pour ce qui est de l'autel dont j'ai à, vous parler dans ce sermon, il ne désigne pas autre chose, selon moi (c), que le corps même de Notre Seigneur et Sauveur, et je crois, en entendant les choses ainsi, les entendre comme le Sauveur les entendait lui-même, d'autant plus que dans l'Évangile il assure que : « En quelque lieu que soit le corps, les aigles s'y assembleront (Luc. XVII, 37). » Ainsi donc les saints se reposent avec bonheur, sous l'humanité du Christ, que les anges eux-mêmes brûlent du désir de contempler, en attendant que luise le jour ou, cessant d'être cachés sous l'autel, ils seront placés dessus avec gloire. :Hais qu'ai-je avancé? Est-ce qu'il sera jamais donné, je ne dis pas l'homme, mais même à l'ange, non point de surpasser, mais seulement d'égaler l'humanité du Christ? En quel sens donc ai-je pu dire que ceux qui maintenant sont cachés sous l'autel seront placés dessus un jour? C'est par la vision et la contemplation, non point par la position. En effet, le Fils nous a promis de se montrer à nous, non point en la forme d'esclave, mais en la forme de Dieu (Jean. XIV, 9). Il nous montrera aussi le Père et le Saint-Esprit, vision sans laquelle jamais nous en serions satisfaits; car, la vie éternelle, c'est précisément de connaître le vrai Dieu le Père, ainsi que Jésus-Christ qu'il a envoyé et, en eux, cela ne fait point de doute, le Saint-Esprit (Jean. XVII, 3). Il passera et nous servira les délices, non-seulement nouvelles, riais tout à fait inconnues de nous jusqu'alors, de sa vision manifeste. C'est ce qui fait dire à saint Jean dans une de ses épîtres : « Nous sommes bien déjà les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour rie paraît pas encore, et nous savons que, lorsque Jésus-Christ se montrera dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (Joan. III, 2). » Écoutez encore ce que dit l'Épouse des Cantiques, elle parle avec une confiance entière et, déjà en espérance, elle est placée sur l'autel. Sa main gauche, » certainement la main gauche de son Époux, « est placée sous ma tète, et de sa main droite il me tiendra embrassée (Cant. II, 6). » Évidemment, cette âme bienheureuse passa au delà de l'incarnation et de l'humanité de Jésus-Christ, qu'elle désigne par la main gauche de l'Époux, pour aller contempler plus haut sa divinité et sa majesté qu'elle désigne assez justement par sa main droite. 3. Nous jouirons de Dieu eu trois manières différentes, mes frères, dans l'éternelle et parfaite béatitude, nous le verrons dans toutes les créatures, nous le posséderons même en nous, et, ce qui est infiniment plus agréable et plus heureux encore, nous connaîtrons la Trinité même en elle, et nous contemplerons cette gloire sans aucun voile, avec l'œil pur du cœur. Car la vie éternelle et bienheureuse sera précisément, pour nous, de connaître le Père et le Fils avec le Saint-Esprit, et de voir Dieu tel qu'il est, je veux dire, non pas tel qu'il est en nous, par exemple, ou dans les autres créatures, mais tel qu'il est en lui-même. On peut donc regarder les deux autres visions de Dieu, comme l'écorce, comme l'enveloppe du blé, mais la connaissance de Dieu tel qu'il est, c'est le comble de la béatitude, c'est le suc même du froment, la fine fleur du blé, dont se rassasie la sainte Jérusalem (Psal. CXLVII , 14). Mais plus cette béatitude est grande, plus elle se dérobe à nos yeux, attendu que ni l'il n'a vu, ni l'oreille n'a entendu, ni le cœur de l'homme n'a conçu, l'éclat, la douceur, le bonheur qui nous attendent dans cette connaissance-là. C'est une vraie paix de Dieu qui surpasse tout sentiment; à combien plus forte raison excède-t-elle toute parole humaine? Aussi que personne n'essaie de rendre ce que personne n'a encore pu ressentir. Le Seigneur lui-même a dit : « On versera dans votre sein une bonne mesure, une mesuré bien pressée, bien agitée, une mesure enfin qui se répandra par dessus les bords (Luc. VI, 38). » Elle sera pleine de toutes les créatures ensemble et pressée dans notre homme intérieur, elle sera agitée dans notre homme extérieur, et elle se répandra par dessus les bords en Dieu même, car c'est là que se trouve le comble de la félicité, là qu'est la gloire suréminente, là enfin que se rencontre la béatitude qui déborde. 4. Nous pouvons nous faire une idée approchée de la manière dont nous le verrons dans les créatures et dont nous le posséderons en nous-mêmes, par les prémices de l'esprit que nous avons déjà reçues. Mais la connaissance de Dieu en lui-même, elle nous est tout à fait inconnue , c'est quelque chose d'admirable et de tellement fort, que nous ne pouvons y atteindre. Quant à la manière dont on le doit voir dans les créatures, il ne nous est pas absolument impossible de le comprendre, attendu que dès à présent même on le voit ainsi, ce qui a fait dire à l'Apôtre que les philosophes ont vu ce qu'il y a d'invisible en Dieu, par le moyen des choses visibles (Rom. I, 20). Mais, qu'on s'avance dans cette voie , et si bien que l'on comprenne avec quelle puissance, quelle sagesse et quelle bonté infinies , l'éternelle majesté de Dieu a fait, règle et ordonne toutes choses, on ne saisit encore qu'une très-faible partie de ce qui est. Mais un jour viendra où, comme je l'ai dit dans mon dernier sermon, nous suivrons l'Agneau partout où il ira, et le retrouverons dans toutes les créatures , en sorte que nous nous réjouirons en elles toutes, ce qui est précisément la joie du Seigneur notre Dieu. Réjouissons-nous donc en elles toutes, mais de lui seulement, de même que lui-même ne jouit point des créatures, mais de lui-même. 5. Quant à la manière dont nous devons l'avoir en nous, nous pouvons aussi nous en faire, par ce moyen, une idée assez juste. En effet, on admet qu'il y a trois sortes d'âmes. Ce qui a fait dire aux sages de ce monde que l'âme humaine est raisonnable, irascible et concupiscible. La nature et une expérience de tous les jours, nous font connaître, qu'en effet, l'âme possède ces trois forcés. Or, de même que par rapport à notre force raisonnable, la science et l'ignorance sont comme une habitude ou une privation, ainsi en est-il de la joie et de la colère , par rapport à la force irascible. Aussi Dieu remplira notre force raisonnable de la lumière de sa sagesse, en sorte qu'aucune science ne nous fasse défaut, en quoi que ce soit. Il remplira notre force concupiscible de l'eau de sa justice, en sorte que nous ne désirions plus qu'elle, et que nous en soyons tout à fait remplis, selon ces paroles de l'Écriture : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (Matt. V, 5). » Car, nulle autre chose ne peut remplir le désir de l'âme, mille, si ce n'est la justice , ne peut rendre l'âme heureuse. Lorsque le Seigneur aura rempli notre force concupiscible de justice, l'âme rejettera tout ce qu'elle doit rejeter, désirera tout ce qu'elle doit désirer, et en toutes choses, ne recherchera que ce qui doit être recherché. C'est avec raison. que nous rapportons la justice au concupiscible, car c'est ce qui fait que nous sommes justes ou injustes. Pour ce qui est de l'irascible, quand Dieu l'aura rempli, il régnera en nous une tranquillité parfaite, et nous serons remplis d'une paix divine qui nous portera au comble de la joie et du bonheur. Dites-moi maintenant si ce n'est pas dans ces trois choses, quand la science ne nous enfle. plus, parce que la justice est à ses côtés, et tic nous cause plus de tristesse, parce que la joie est avec elle, en sorte que le proverbe : « Qui science a, peine a (Eccl. I, 18), » aura cessé d'être vrai; quand la justice n'est plus ni indiscrète, parce qu'elle est accompagnée de 1a science , ni pesante parce qu'elle n'est pas séparée de la joie, et enfin, lorsque 1a joie ne peut plus être ni inepte, puisqu'elle ne va plus sans la science, ni impure, attendu qu'elle n'est point séparée de la justice que consiste la parfaite béatitude de l'âme? 6. Mais, dans tout cela, notre homme extérieur n'a encore rien reçu. Qr, pour que la gloire habite aussi dans notre terre, et que, selon ce mot du Prophète, la terre entière soit remplie par la majesté de Dieu, notre homme extérieur qui est composé de quatre éléments, doit rechercher quatre choses. Il ne faut pas vous étonner que celui qui est plus misérable, semble avoir besoin ale plus de choses, surtout quand on entend le Psalmiste s'écrier : « Mon âme brûle d'une soif ardente pour vous, mais en combien de manières ma chair se sent-elle aussi pressée de la même ardeur (Psal. LXII, 2) ! » Que notre terre ait donc l'immortalité, et qu'elle ne redoute plus de retomber en poussière ; car notre corps, après être ressuscité d'entre les morts, ne doit plus mourir, la mort ne doit plus avoir d'empire sur lui (Rom. VI, 9). Mais à quoi bon vivre toujours, si c'est pour vivre sans fin dans les afflictions et les misères dont le corps mortel et corruptible est incessamment affligé ? Ne sont-ce point mille morts pour une ? Il faut donc qu'il soit tout a .fait, impassible. Or, on dit que c'est du désordre des humeurs que naissent toutes nos souffrances. Après cela, notre corps a besoin de se sentir léger comme l'air qui est un des éléments dont il se compose, pour n'être point à chargé par son poids. Aussi , la légèreté et l'agilité de nos corps seront telles, selon la foi, qu'ils pourront, sans retard et sans difficulté aucune, suivre partout la pensée, même dans sa course rapide. Que manque-t-il ensuite à la parfaite béatitude du corps? La beauté seulement ; or, cette perfection que nous devons avoir, peut se rapporter avec raison à ce que nous tenons du feu. En effet, saint Paul nous dit : « Nous attendons le Sauveur qui transformera notre corps, tout vil et tout abject, et le rendra conforme à son corps glorieux (Philipp. III, l0), » en nous donnant ce qu'il nous a promis quand il nous a dit « Les ,justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (Matt. XIII, 43). » Ainsi, Dieu remplira complètement nos âmes quand il leur donnera une science, une justice et une joie parfaite; et sa majesté remplira notre terre tout entière, quand notre corps sera devenu incorruptible, impassible, agile et semblable au corps glorieux de Jésus-Christ. Peut-être bien faut-il voir, dans ces sept propriétés, les sept pains avec lesquels le Sauveur rassasia quatre mille hommes, et dont les morceaux remplirent sept corbeilles que les apôtres remportèrent (Matt. XV, 38). Car nous nous nourrissons de ces pains quand nous ruminons dans la méditation de la béatitude que nous espérons jusqu'au jour , où dans la joie non plus de l'espérance, mais de la réalité qui nous sera montrée, nous aurons le bonheur de rapporter , en quelque sorte, autant de corbeilles pleines des morceaux de nos sept pains. |