MÉDITATIONS
SUR LA VIE DE JÉSUS-CHRIST.
Avant-propos du saint.
FÉRIE PREMIÈRE.
CHAPITRE PREMIER. De l'Intercession pleine de sollicitude des Anges pour nous.
CHAPITRE II. Dispute entre la Miséricorde et la Justice, la Vérité et la Paix.
CHAPITRE III. De la vie de la bienheureuse Vierge et des sept demandes qu'elle
adressait à Dieu.
CHAPITRE IV. De l'Incarnation de Jésus-Christ.
CHAPITRE V. Comment la bienheureuse Vierge Marie a visite sainte Elisabeth, et
des cantiques Magnificat et Benedictus.
CHAPITRE VI. Comment Joseph voulut renvoyer Marie, et comment Dieu permet que
les siens soient dans la tribulation.
SECONDE FÉRIE.
CHAPITRE VII. De la naissance de Jésus-Christ.
CHAPITRE VIII. De la Circoncision et des larmes de l'Enfant-Jésus.
CHAPITRE IX. De l'Épiphanie ou manifestation du Seigneur.
CHAPITRE X. Du séjour de Marie auprès de la Crèche.
CHAPITRE XI. De la purification de la bienheureuse Vierge.
TROISIÈME FÉRIE.
CHAPITRE XII. De la fuite du Seigneur en Égypte.
CHAPITRE XIII. Du retour du Seigneur de l'Égypte.
CHAPITRE XIV. Comment l'Enfant-Jésus demeura à Jérusalem.
CHAPITRE XV. Ce que Jésus fit depuis sa douzième année jusqu'à sa trentième.
CHAPITRE XVI. Du baptême de Notre Seigneur Jésus-Christ.
CHAPITRE XVII. Du jeûne et des tentations de Jésus-Christ. — De son retour vers
sa Mère. — De quatre moyens pour arriver ai la pureté du coeur. — Plusieurs
excellentes choses touchant l'oraison. — De la résistance a la gourmandise. —
Pourquoi et en faveur de qui le Seigneur fait des miracles.
QUATRIÈME FÉRIE.
CHAPITRE XVIII. De l'ouverture du livre dans la Synagogue.
CHAPITRE XIX. De la vocation des Disciples.
CHAPITRE XX. Du changement de l'eau en vin aux noces de Cana (1).
CHAPITRE XXI. Du sermon du Seigneur sur la montagne, qu'Il commence par la
pauvreté.
CHAPITRE XXII. Du serviteur du Centurion et du fils de l'officier du roi guéris
par le Seigneur.
CHAPITRE XXIII. Du paralytique descendu par le toit et guéri par Jésus.
CHAPITRE XXIV. De la guérison de la belle-mère de Simon.
CHAPITRE XXV. Du sommeil du Seigneur dans la barque.
CHAPITRE XXVI. Du fils de la veuve ressuscité par le Seigneur.
CHAPITRE XXVII. De la jeune fille ressuscitée et de la guérison de Marthe.
CHAPITRE XXIII. De la conversion de Madeleine et autres faits.
CHAPITRE XXIX. Comment Jean-Baptiste envoya ses Disciples à Jésus.
CHAPITRE XXX. De la mort de saint Jean-Baptiste.
CHAPITRE XXXI. De l'entretien avec la Samaritaine
CHAPITRE XXXII. Comment on voulut précipiter le Seigneur du haut d'une montagne.
CHAPITRE XXXIII. De l'homme dont la main était aride et que le Seigneur guérit.
CHAPITRE XXXIV. De la multiplication des pains, et comment le Seigneur vient en
aille à ceux qui l'aiment.
CHAPITRE XXXV. De la fuite du Seigneur quand on voulut le faire roi, et, à cette
occasion, pensées contre les honneurs du monde.
CHAPITRE XXXVI. Comment le Seigneur a prié sur la montagne, et comment, en étant
descendu, il a marché sur les eaux, et ensuite plusieurs instructions sur
l'oraison.
CHAPITRE XXXVII. De la Chananéenne. — Comment nos Anges gardiens nous servent
avec fidélité.
CHAPITRE XXXVIII. Comment quelques-uns furent scandalisés des paroles du
Seigneur.
CHAPITRE XXXIX. De la récompense de ceux qui abandonnent tout.
CHAPITRE XL. Comment le Seigneur demanda à ses Disciples ce que les hommes
disaient de lui.
CHAPITRE XLI. De la transfiguration du Seigneur sur la montagne.
CHAPITRE XLII. Jésus chasse du temple ceux qui y vendaient et y achetaient.
CHAPITRE XLIII. De la piscine probatique. — De la fuite des jugements
téméraires.
CHAPITRE XLIV. Comment les Disciples de Jésus-Christ broyaient des épis pour
s'en nourrir, et ensuite de la pauvreté.
CHAPITRE XLV. Du ministère de Marthe et de Marie.— De l'ordre de la
contemplation, laquelle renferme deux parties.
CHAPITRE XLVI. La vie active précède la vie contemplative.
CHAPITRE XLVII. De l'oraison et de sept choses que doit posséder le parfait
docteur.
CHAPITRE XLVIII. De l'exercice de la vie active.
CHAPITRE XLIX. De l'exercice de la vie contemplative
CHAPITRE L. Des trois espèces de contemplation.
CHAPITRE LI. De la contemplation de l'humanité de Jésus-Christ.
CHAPITRE LII. De la contemplation de la cour céleste.
CHAPITRE LIII. De la contemplation de la majesté divine, et en même temps de
quatre sortes de contemplation.
CHAPITRE LIV. Manière de vivre dans la vie active. — Excellents passages de
saint Bernard sur ce sujet.
CHAPITRE LV. Manière de vivre dans la vie contemplative.
CHAPITRE LVI. Des quatre empêchements de la contemplation.
CHAPITRE LVII. La vie contemplative mérite la préférence sur la vie active.
CHAPITRE LVIII. Le contemplatif se reporte pour trois raisons et la vie
active ; et ensuite que la foi sans les oeuvres est une foi morte.
CHAPITRE LIX. Comment le Seigneur, sous la parabole des cultivateurs de la vigne
qui ont mis à mort le Fils de leur Maître, dit aux Juifs que l'Église passerait
aux Gentils.
CHAPITRE LX. Comment les Juifs voulurent surprendre Jésus dans ses discours.
CHAPITRE LXI. De l'aveugle qui recouvre la vue à Jéricho et de plusieurs autres
choses.
CHAPITRE LXII. Comment le Seigneur entra dans la maison de Zachée.
CHAPITRE LXIII. Guérison de l'aveugle-né.
CHAPITRE LXIV. Comment le Seigneur s'enfuit du Temple et se cacha quand les
Juifs voulurent le lapider.
CHAPITRE LXV. Comment, eu une autre circonstance, les Juifs voulurent lapider
Jésus.
CHAPITRE LXVI. De la résurrection de Lazare.
CHAPITRE LXVII. De la malédiction du figuier.
CHAPITRE LXVIII. De la femme surprise en adultère.
CHAPITRE LXIX. De la conspiration des Juifs contre Jésus et de sa fuite en la
ville d'Éphrem.
CHAPITRE LXX. Comment le Seigneur revint à Béthanie où Marie-Madeleine oignit
ses pieds.
CHAPITRE LXXI. De l'entrée du Seigneur Jérusalem sur un âne, et en même temps
comment il est dit que Jésus a pleuré trois fois.
CHAPITRE LXXII. Comment le Seigneur prédit sa Passion à sa Mère.
CHAPITRE LXXVIII. De la Cène du Seigneur et en même temps de la table et de la
manière de s'y tenir. —Exemple de cinq vertus donné par Jésus dans la Cène, et
aussi de cinq choses du discours du Seigneur.
FÉRIE SIXIÈME.
CHAPITRE LXXIV. Méditations sur la Passion du Seigneur en général.
CHAPITRE LXXV. Méditation sur la Passion de Jésus-Christ avant Matines.
CHAPITRE LXXVI. Méditation sur la Passion de Jésus-Christ pour l'heure de Prime.
CHAPITRE LXXVII. Méditation sur la Passion de Jésus-Christ pour l'heure de
Tierce.
CHAPITRE LXXVIII. Méditation sur la Passion de Jésus-Christ pour l'heure de
Sexte.
CHAPITRE LXXIX. Méditation sur la Passion du Seigneur pour l'heure de None.
CHAPITRE LXXX. De l'ouverture du côté de Jésus.
CHAPITRE LXXXI. Méditation pour l'heure de Vêpres.
CHAPITRE LXXXII. Pour l'heure de Complies.
CHAPITRE LXXXIII. Méditation après Complies.
Jour du Sabbat ou Samedi.
CHAPITRE LXXXIV. Méditation sur Marie et ses compagnes pour le jour du samedi.
CHAPITRE LXXXV. Méditation sur Jésus descendant aux Enfers le jour du Samedi.
CHAPITRE LXXXVI. De la Résurrection du Seigneur , et comment il apparut d'abord
à sa Mère le jour du dimanche.
CHAPITRE LXXXVII. Comment Marie-Madeleine et les deux autres Marie vinrent au
tombeau, et comment Pierre et Jean y allèrent à leur tour.
CHAPITRE LXXXVIII. Le Seigneur apparaît aux trois Marie.
CHAPITRE LXXXIX. Le Seigneur apparaît à Joseph, à Jacques le Mineur et à Pierre.
CHAPITRE XC. Du retour de Notre Seigneur vers les saints Pères après sa
résurrection.
CHAPITRE XCI. Le Seigneur apparaît à deux Disciples qui allaient a Emmaüs.
CHAPITRE XCII. Le Seigneur apparaît aux Disciples renfermés dans le Cénacle le
jour de la Résurrection.
CHAPITRE XCIII. Le Seigneur apparaît aux Apôtres le jour de l'Octave de Pâques,
et Thomas qui se trouvait avec eux.
CHAPITRE XCIV. Le Seigneur apparaît à ses Disciples en Galilée.
CHAPITRE XCV. Le Seigneur apparaît aux Disciples près de la mer de Tibériade.
CHAPITRE XCVI. Le Seigneur apparaît à plus de cinq cents frères réunis, et de
ses autres apparitions.
CHAPITRE XCVII. De l'Ascension du Seigneur.
CHAPITRE XCVIII. De l'envoi du Saint-Esprit.
CHAPITRE XCXIX. Que la vie de Jésus-Christ peut être méditée selon la
chair et selon l'esprit (2).
CHAPITRE C. De la manière de méditer la vie de Jésus-Christ, et conclusion de
l'ouvrage.
Entre autres éloges des mérites
et des vertus de la très-sainte vierge Cécile, nous lisons qu'elle portait, en
tout temps, caché dans son sein, l'Evangile de Jésus-Christ. Ce qui veut dire,
je crois, qu'elle s'était choisi un certain nombre de passages les plus
touchants de la vie de Notre Seigneur, tels que l'Evangile nous les a livrés;
qu'elle les méditait jour et nuit avec un coeur pur et innocent, une application
fervente et toute particulière; qu'après les avoir parcourus avec ordre, elle
recommençait de nouveau; et que, les repassant dans son esprit pour en exprimer
la douceur et la suavité, elle les plaçait d'une manière ineffaçable dans le
secret de son coeur. Je vous
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conseille de faire de même, car, parmi les exercices de la
vie spirituelle, je crois que c'est par-dessus tout ce qu'il y a de plus
nécessaire, de plus profitable, et qui peut conduire à un plus haut degré de
perfection. En effet, vous ne trouverez rien qui vous tienne en garde contre les
jouissances vaines et fragiles, contre les tribulations et les adversités,
contre les tentatives de vos ennemis, enfin contre le vice, comme la vie de
Jésus-Christ, cette vie parfaite et exempte de tout défaut. Par une méditation
fréquente et assidue d'une telle vie, l'âme parvient à une familiarité, à une
confiance et à un amour envers Jésus-Christ tels qu'elle dédaigne et méprise
tout le reste. De plus, elle se fortifie et s'instruit par là dans ce qu'elle
doit faire ou éviter.
Je dis donc d'abord que la
méditation continuelle de la vie du Seigneur Jésus affermit l'âme et la rend
forte contre les choses vaines et périssables, comme on le voit par la
bienheureuse Cécile, qui avait tellement rempli son coeur de la vie du Sauveur,
que les vanités n'y pouvaient trouver aucun accès. Aussi au milieu même de la
pompe des noces, où cependant il a coutume de se passer tant de frivolités, au
milieu des chants et des concerts, elle s'occupait de Dieu seul avec une fermeté
inébranlable, et elle s'écriait : « Que mon coeur et mon corps se conservent
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immaculés , ô Seigneur ! afin que je ne sois point
confondue (1). »
En second lieu, cette méditation
fortifie contre les tribulations et les adversités, comme on le voit dans les
martyrs. Saint Bernard parle ainsi sur ce sujet : « Le courage du martyr vient
de ce qu'il réside avec un abandon entier dans les plaies de Jésus-Christ, de ce
qu'il y a fixé sa demeure par une méditation perpétuelle. Il s'y tient
triomphant et plein de joie, bien que son corps tombe en lambeaux, et que le fer
ait percé ses flancs. Où donc est l'âme du martyr en ce moment? Elle est dans
les entrailles de Jésus, elle est dans les blessures du Sauveur, qui sont
ouvertes pour qu'on puisse s'y réfugier. Si elle était dans ses propres
entrailles, occupée à sonder ce qui s'y passe, elle sentirait sans doute le fer
qui les pénètre ; elle ne pourrait en supporter la douleur, elle succomberait,
elle renierait son Dieu. » Ainsi parle saint Bernard (2).
Ce ne sont pas seulement les martyrs, mais aussi les
confesseurs qui ont puisé et puisent encore là continuellement une si grande
patience dans leurs tribulations et dans leurs infirmités. Si vous lisez la vie
du bienheureux François et de la bienheureuse Claire, votre très-tendre mère,
vous pourrez y trouver
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comment au milieu de peines, de privations et de
souffrances nombreuses, ils étaient non-seulement patients, mais encore pleins
de joie. Vous pourrez voir tous les jours la même chose en ceux qui mènent une
vie sainte ; et la raison, c'est que leurs âmes ne leur appartiennent pas, ne
sont point en leurs corps, mais en Jésus-Christ, par une pieuse méditation de sa
vie.
En troisième lieu, je dis que
cette méditation nous éclaire sur ce que nous avons à faire, en sorte que ni nos
ennemis, ni les vices, ne sauraient faire irruption en nous, ni nous tromper; et
cela parce que la perfection de toutes les vertus se trouve en cette vie. En
effet, où rencontrerez-vous des exemples et des enseignements de pauvreté
élevée, d'humilité admirable, de sagesse profonde, d'oraison, de mansuétude,
d'obéissance, de patience et de toutes les autres vertus, comme dans la vie du
Seigneur des vertus? Saint Bernard s'exprime ainsi en peu de mots sur ce sujet :
« C'est donc en vain que l'on se fatigue à acquérir les vertus, si l'on
s'imagine pouvoir les trouver ailleurs que dans le Seigneur des vertus ,
dont la doctrine est une semence de prudence , la
miséricorde une oeuvre de justice, la vie un miroir de tempérance, la mort un
étendard de force (1). »
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Celui qui suit un tel modèle ne
peut donc errer, ni être induit en erreur. Par une méditation fréquente de ses
vertus, le coeur s'enflamme et s'excite à les imiter et à les acquérir. Ensuite
la vertu l'illumine; il s'en revêt et discerne ce qui est faux de ce qui est
vrai, à tel point qu'on a vu des hommes sans instruction connaître parfaitement
les mystères les plus profonds et les plus élevés de la Divinité. Comment
croyez-vous que le bienheureux François soit parvenu à une telle richesse de
vertus, à une intelligence si parfaite des saintes Écritures , à une
connaissance si éclairée des ruses de nos ennemis et des vices, si ce n'est par
un entretien familier avec Jésus, son Seigneur, et par la méditation de sa vie?
Aussi s'en occupait-il avec tant d'ardeur, qu'on eût dit qu'il se fût agi pour
lui d'en offrir une copie irréprochable. M'imitait le plus parfaitement qu'il
était en lui en tout genre de vertus, et enfin Jésus complétant et
perfectionnant ce qui lui manquait par l'impression des stigmates sacrés, il fut
totalement transformé en lui.
Vous voyez donc à quelle
élévation peut conduire la méditation de la vie de Jésus-Christ. Mais elle est
encore une base inébranlable pour atteindre aux degrés les plus hauts de la
contemplation ; car c'est là que se trouve l'onction qui purifie l'âme peu à
peu, l'élève et l'instruit de toutes choses. Mais ce n'est pas le moment de
traiter ce sujet.
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J'ai songé à vous initier aussi
à ces méditations de la vie du Seigneur; mais je désirerais qu'un pareil service
vous fût rendu par un homme plus expérimenté et plus docte; car, en de tels
sujets surtout, je confesse mon insuffisance. Cependant, comme il vaut mieux
parler d'une manière quelconque que de garder tout-à-fait le silence, je
m'exprimerai familièrement avec vous, dans un langage simple et sans apprêt,
tant pour être mieux compris que parce que je désire nourrir votre esprit, et
non flatter votre oreille. Ce n'est pas aux beautés du style qu'il s'agit de
donner votre application, mais à méditer Jésus-Christ. Saint Jérôme nous
confirme dans ce sentiment quand il nous dit : « Un discours simple pénètre
jusqu'au fond du coeur; un discours poli, au contraire, ne fait que satisfaire
l'oreille. » J'espère donc que ma médiocrité sera de quelque profit à votre
simplicité; mais j'ai surtout la confiance que, si vous êtes empressée à vous
exercer en ces méditations, le Seigneur, qui fait l'objet de nos entretiens, se
fera lui-même votre maître.
Il ne faut pas croire que nous
puissions méditer tout ce que nous savons avoir été dit ou fait par lui, ni même
que tout ait été écrit. Aussi, afin que vous en retiriez plus d'avantage, je
raconterai les choses telles que l'on peut croire qu'elles arrivent ou sont
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arrivées, et comme si réellement elles s'étaient passées de
la sorte, en me servant de l'imagination ,à l'aide de laquelle l'esprit perçoit
les objets sous diverses formes. En effet, nous pouvons méditer, expliquer et
entendre la sainte Ecriture en beaucoup de manières, suivant que nous croyons y
trouver notre profit, pourvu toutefois qu'il n'y ait rien de contraire à la
vérité des faits, à la justice et aux enseignements sacrés, rien d'opposé à la
foi ou aux bonnes moeurs. Lors donc que vous m'entendrez dire : « C'est ainsi
que Jésus a parlé ou agi » , ou autres choses que vous rencontrerez, si vous ne
pouvez en trouver la preuve dans les Écritures, n'y attachez pas plus
d'importance que ne le commande une pieuse méditation; et prenez cela comme si
je vous disais : « Pensez que le Seigneur Jésus a parlé ou agi de la sorte » ;
et ainsi du reste.
Pour vous, si vous désirez
retirer quelque fruit de ces méditations, considérez-vous aussi présente à ce
qui vous sera raconté des paroles et des actions du Seigneur , que si vous
l'entendiez de vos oreilles , et le voyiez de vos yeux; et appliquez-vous-y de
toute l'ardeur de votre âme, avec soin, bonheur et persévérance , laissant de
côté toute autre affaire et toute sollicitude. C'est pourquoi je vous prie, ma
fille bien-aimée, de vouloir bien avoir pour agréable ces
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méditations, que j'ai entreprises pour la gloire de
Jésus-Christ, pour votre avancement et ma propre utilité, et de vous y exercer
avec allégresse, dévotion et empressement. C'est par l'incarnation que nous
devrions commencer; mais nous pouvons considérer certaines choses qui l'ont
précédée, tant dans le ciel du côté de Dieu et des Anges bienheureux, que sur la
terre du côté de la très-glorieuse Vierge ; lesquelles choses me semblent devoir
être d'abord expliquées. Ainsi commençons par là.
Un long espace de temps, plus de
cinq mille ans, s'était écoulé depuis que le genre humain était gisant dans sa
misère, et ne pouvait, à cause du péché du premier homme, s'élever à la patrie
céleste. Les
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esprits bienheureux , compatissant à une ruine si profonde
, désireux de leur propre restauration , avaient déjà bien souvent supplié en
notre faveur; mais, quand la plénitude du temps fut accomplie, ils renouvelèrent
leurs supplications avec une ardeur et des instances sans égales. Réunis tous
ensemble, et prosternés profondément au pied du trône du Seigneur, ils lui
dirent : « Seigneur, il a plu à votre majesté de tirer du néant la créature
raisonnable, l'homme, pour qu'il régnât ici avec nous, et afin
que nous trouvassions en lui la réparation de nos ruines ;
mais tous périssent, et il n'en est aucun qui parvienne au salut. Depuis une
infinité d'années, nous voyons que nos ennemis triomphent de tous , et que ce ne
sont pas nos ruines qui se réparent, mais les abîmes de l'enfer qui se
remplissent, de vos créatures. Pourquoi donc, Seigneur, leur donnez-vous la vie?
pourquoi les âmes qui louent votre nom deviennent-elles la proie de vils
animaux? Si votre justice a demandé qu'il en fût ainsi, au moins
le temps de la miséricorde est venu. Si les premiers hommes
ont transgressé imprudemment votre commandement, que votre miséricorde au moins
maintenant leur vienne en aide. Souvenez-vous que vous les avez créés à votre
ressemblance. Ouvrez , Seigneur, votre main miséricordieuse, et laissez en
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découler la miséricorde avec plénitude. Les yeux de tous
sont fixés vers vous, comme les yeux des serviteurs sur la main de leurs maîtres
(1), jusqu'à ce que vous ayez pitié du genre humain et que vous lui veniez en
aide par un remède salutaire. »
A ces mots, la Miséricorde,
ayant avec soi la Paix, ébranlait les entrailles du Père et le portait à nous
secourir; mais la Justice accompagnée de la Vérité, s'y opposait; et il y eut
une ardente contestation entre elles, selon que le raconte saint Bernard dans un
long et magnifique discours. Je vais l'abréger le plus succinctement que je
pourrai, et comme je me propose de citer souvent les paroles si pleines de
douceur de ce Saint, ce sera pour l'ordinaire en y retranchant, pour éviter la
trop grande longueur.
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Voici donc en peu de mots ce qu'il dit sur ce sujet : « La
Miséricorde criait au Seigneur : « Eh quoi ! Seigneur, détournerez-vous
éternellement vos regards et oublierez-vous de faire miséricorde (1)? » Et il y
avait longtemps qu'elle murmurait ce langage à ses oreilles. Le Seigneur
répondit : « Que vos soeurs soient appelées, vous savez qu'elles vous sont
opposées ; écoutons-les à leur tour ».
« Après qu'on les eut appelées,
la Miséricorde commença en ces termes : « La créature raisonnable a besoin de la
pitié de Dieu, car elle est devenue malheureuse; elle est tombée dans l'excès de
la misère; et le temps d'avoir pitié est arrivé, il est déjà passé. » La Vérité
de son côté s'écriait : « Il faut, Seigneur, que la parole que vous avez
prononcée, s'accomplisse; il faut qu'Adam meure tout entier, qu'il meure avec
tous ceux qui étaient en lui, quand en prévariquant il mangea le fruit défendu.
» — « Et pourquoi donc, Seigneur, m'avez-vous créée? reprit la
Miséricorde. La Vérité sait bien que c'en est fait de moi , si vous êtes
toujours sans pitié. » — « Si le prévaricateur, dit la Vérité, échappe à votre
sentence, votre vérité s'anéantit également et ne demeure plus éternellement. »
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« Cette affaire fut donc déférée
au Fils, et la Vérité et la Miséricorde apportèrent les mêmes raisons en sa
présence. La Vérité ajoutait : « J'avoue, Seigneur , que la Miséricorde est
poussée par un zèle qui est
bon ; mais il n'est pas selon la Justice, car elle veut que
l'on épargne le pécheur de préférence à sa soeur. » — « Et toi, s'écriait la
Miséricorde, tu ne pardonnes ni à l'un ni à l'autre, et tu sévis avec tant
d'indignation contre les prévaricateurs, que tu enveloppes ta soeur dans le même
châtiment. » — Néanmoins la Vérité reprenait avec force : « Seigneur , c'est
contre vous que cette dispute est dirigée, et il est à redouter que la parole de
votre père n'y trouve sa ruine. » — La Paix dit alors : « Mettez fin à de
semblables disputes : toute contemplation est messéante aux vertus. »
« Vous voyez que c'était une
question grave, et que, de part et d'autre, on alléguait des raisons fortes et
concluantes. Il ne semblait pas que l'on pût conserver et la Miséricorde et la
Vérité dans ce qui concernait l'homme. Or, le Roi écrivit une sentence qu'il
donna à lire à la Paix, qui se tenait plus proche de lui; et cette sentence
était ainsi conçue : L'une dit : « Je péris si Adam ne meurt pas. »
L'autre ajoute : « C'en est fait de moi s'il n'obtient miséricorde. Que
la mort devienne donc un bien, et qu'il soit fait ainsi selon la
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demande de l'une et de l'autre. » Toutes restèrent dans
l'étonnement à cette parole de la sagesse, et consentirent à la mort d'Adam,
pourvu qu'il obtint miséricorde. « Mais comment, demanda-t-on , la mort
peut-elle devenir un bien, lorsque son nom seul fait frémir à entendre?» Le roi
répondit : « La mort du pécheur, il est vrai, est un mal effroyable (1) ; mais
la mort des saints est précieuse (2) : elle est la porte de la vie. Que l'on
trouve quelqu'un qui consente à mourir par charité, sans être soumis
naturellement à la mort : elle ne pourra retenir un innocent sous son
empire; mais il y fera une brèche par où s'échapperont ceux qui auront été
délivrés. »
« Ce discours acquit
l'assentiment de tous. « Mais où trouver un tel homme? » répondit-on. La Vérité
revint donc sur la terre, et la Miséricorde demeura au ciel. Car selon le
prophète : « Votre miséricorde, Seigneur, est dans les cieux, et votre vérité
s'élève jusqu'aux nues (3)» Celle-ci parcourut l'univers entier ; mais elle
ne vit aucun homme exempt de tache, pas même l'enfant qui ne compte qu'un jour
sur la terre (4). La Miséricorde, de son côté, parcourut le ciel ; mais elle ne
trouva personne dont la charité pût aller jusque-là. Car nous sommes tous
serviteurs, et lors
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même que nous avons fait tout bien, nous devons dire ces
paroles de l'Evangile de saint Luc : « Nous sommes des serviteurs inutiles
(1). »
« Il ne se rencontra donc
personne qui eût assez de charité pour livrer sa vie en faveur de serviteurs
inutiles. Or, les deux vertus reviennent au jour marqué pleines d'une anxiété
profonde. La Paix, voyant qu'elles n'avaient pas trouvé ce qu'elles désiraient,
leur dit : « Vous êtes sans intelligence et sans pensée aucune (2). Il n'est
personne qui fasse le bien, il n'en est pas un seul (3); mais que celui qui a
donné le conseil nous vienne lui-même en aide. » Le Roi comprit ce que cela
signifiait, et il répondit : « Je me repens d'avoir fait l'homme (4); c'est
pourquoi il me faut faire pénitence pour l'ouvrage de mes mains. » Et, ayant
appelé Gabriel, il lui dit : « Allez et dites à la fille de Sion : Voici
votre Roi qui vient (5). » Ainsi parle saint Bernard.
Vous voyez dans quel grand péril
nous a jetés et nous jette encore le péché; quelles difficultés se présentent
pour lui trouver un remède. Les Vertus consentirent donc à cette proposition,
principalement dans la personne du Fils ; car la personne du Père ne semble en
quelque sorte que terrible et puissante, et ainsi la
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Miséricorde et la Paix auraient pu encourir quelque
soupçon. La personne du Saint-Esprit étant toute pleine de bénignité, la Justice
et la Vérité auraient pu également être soupçonnées d'avoir sacrifié
quelques-uns de leurs droits. C'est pourquoi la personne du Fils fut acceptée,
comme tenant le milieu, pour apporter ce remède. Mais il faut comprendre tout
cela, non dans un sens propre, mais seulement figurée. Ce fut donc. alors que
s'accomplirent ces paroles du Prophète : « La Miséricorde et la Vérité sont
venues à la rencontre l'une de l'autre ; la Justice et la Paix se sont donné le
baiser de réconciliation (1). » Voilà ce que nous pouvons méditer sur ce qui
est arrivé dans les cieux.
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Pour ce qui est de la Vierge, en
qui se fit l'Incarnation, nous pouvons méditer sa vie. Vous saurez donc qu'à
l'âge de trois ans, elle fut offerte au temple par ses parents , et qu'elle y
demeura jusqu'à sa quatorzième année. Ce qu'elle fit là, nous pouvons le savoir
par la révélation qu'elle en a faite à une âme qui lui était dévouée , et l'on
croit que c'est sainte Élisabeth, dont nous célébrons solennellement la fête.
Entre autres choses, on lit ce qui suit dans ses révélations : « Lorsque mon
père et ma mère, dit la Vierge, m'eurent laissée dans le temple, je résolus en
mon âme d'avoir Dieu pour père. C'est pourquoi, je considérais pieusement et
fréquemment ce que je pourrais faire d'agréable à ses yeux, afin de me rendre
digne de sa grâce, et je rue fis instruire de la loi de mon Dieu. Cependant,
entre les préceptes de cette loi, j'en gardais trois en mon coeur d'une façon
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toute particulière; ce sont les suivants : Vous aimerez
le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute cotre âme, de tout votre
esprit
et de toutes vos forces. — Vous aimerez votre
prochain comme vous-même.— Vous aurez votre ennemi en haine. — J'ai
gardé, dis je, ces préceptes en mon coeur; j'ai embrassé sans retard toutes les
vertus qui y sont enfermées, et je veux que vous fassiez de même. Une âme ne
peut avoir aucune vertu si elle n'aime Dieu de tout son coeur; car c'est de cet
amour que découle la plénitude de toute grâce, sans laquelle nulle vertu
n'arrive et ne persévère en l'âme, mais s'écoule comme l'eau, si l'on a en même
temps de la haine pour ses ennemis, c'est-à-dire pour les vices et les péchés.
Celui donc qui veut avoir la grâce et la posséder, doit diriger son coeur vers
l'amour et la haine. Or, je désire que vous fassiez ce que je faisais alors : au
milieu de la nuit, je me levais régulièrement; j'allais devant l'autel du
temple, et là, avec tout le désir, toute la volonté, toute l'affection dont
j'étais capable, et selon les lumières de mon intelligence, je demandais au Dieu
tout-puissant la grâce d'observer ces trois préceptes et tous les autres
commandements de la loi ; et, me tenant ainsi devant l'autel, j'adressais au
Seigneur les sept demandes suivantes :
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« 1° Je lui demandais
d'abord la grâce d'accomplir le commandement de l'amour, c'est-à-dire de
l'aimer de tout mon coeur, de toute mon âme, de tout mon esprit et de toutes mes
forces;
« 2° Je lui demandais ensuite de
pouvoir aimer mes frères selon sa volonté et son bon plaisir , et de me faire
également aimer tout ce qu'il aime et chérit lui-même ;
« 3° Je le priais de me faire
haïr et fuir tout ce qu'il a en haine;
« 4° Je le suppliais de me
donner l'humilité, la patience, la bénignité, la mansuétude et toutes les autres
vertus qui devaient me rendre agréable à ses yeux ;
« 5° Je le conjurais de me faire
voir le temps où paraîtrait cette Vierge bienheureuse qui devait enfanter le
fils de Dieu; de conserver mes yeux afin de la contempler; ma bouche afin de
célébrer ses louanges ; mes mains afin de la servir; mes pieds afin d'obéir à sa
volonté ; mes genoux afin de pouvoir adorer le fils de Dieu dans ses bras ;
« 6° Je lui demandais encore la
grâce d'être obéissante aux commandements et aux moindres ordres du grand-prêtre;
« 7° Enfin, je lui offrais mes
prières pour qu'il daignât conserver le temple et tout son peuple à son service.
»
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A ces mots, la servante de
Jésus-Christ répondit : « O très-douce Souveraine , n'étiez-vous donc pas
remplie de grâces et de vertus ? » La bienheureuse Vierge répondit : « Tenez
pour assuré, que je me regardais comme coupable et profondément vile, comme
aussi indigne de la grâce de Dieu que vous vous en estimez vous-même. Voilà
pourquoi je de-
mandais avec tant d'ardeur la grâce et les vertus. » Puis
elle ajouta : « Vous croyez, ma fille, que toutes les grâces que j'ai possédées,
je les ai eues sans travail; mais il n'en a pas été ainsi. Je vous assure même
que, si vous en exceptez la grâce de sanctification dont j'ai été prévenue dès
le sein de ma mère, je n'ai reçu de Dieu aucune grâce, aucun don, aucune vertu,
sans qu'il m'en ait coûté beaucoup, sans une oraison continuelle, un désir
ardent, une dévotion profonde, des larmes abondantes, une dure pénitence, sans
m'être appliquée à méditer sans cesse, autant que je le pouvais, ce que je
savais lui être agréable. » Et elle ajouta encore : « Ayez pour certain
qu'aucune grâce ne descend en l'âme autrement que par l'oraison et l'affliction
du corps. Mais lorsque nous avons donné à Dieu ce qu'il est en notre pouvoir de
lui donner, bien que ce soit peu de chose, il vient lui-même en notre âme, et il
apporte avec lui des dons tels, qu'elle semble défaillir en
20
elle-même, qu'elle oublie tout, et ne se rappelle plus ce
qu'elle a fait ou dit d'agréable à Dieu ; qu'elle devient à ses propres yeux
plus vile et plus
digne de mépris qu'elle n'a jamais été. » — Jusqu'ici j'ai
rapporté la révélation dont nous avons parlé.
Saint Jérôme écrit aussi sur ce
sujet : « La Vierge bienheureuse avait pris pour règle de s'appliquer à la
prière depuis le matin jusqu'à la troisième heure du jour. De la troisième heure
à la neuvième, elle s'occupait de travaux extérieurs. Depuis la neuvième heure,
elle ne quittait plus la prière jusqu'à ce que lui apparût l'Ange de la main
duquel elle avait coutume de recevoir sa nourriture; et elle croissait de plus
en plus dans les bonnes oeuvres et l'amour de Dieu. Aussi était-elle la première
dans les veilles, la plus instruite dans la sagesse de la loi, la plus profonde
en humilité, la plus habile à chanter les cantiques de David, la plus glorieuse
en charité, la plus éclatante en pureté, la plus parfaite en tout genre de
vertus. Chaque jour elle atteignait à une perfection plus grande. Elle était
pleine de calme et de constance, et jamais on ne la vit ni ne l'entendit se
laisser aller à l'impatience; ses discours étaient si pleins de grâce, que l'on
reconnaissait que le Seigneur était sur ses lèvres. Elle demeurait
perpétuellement en oraison et dans la méditation
21
de la loi de Dieu. Elle se montrait pleine de sollicitude
envers ses compagnes, tâchant qu'aucune d'elles ne péchât en ses paroles,
n'exaltât la voix dans l'expression de sa joie, ne s'emportât en quelque injure
ou quelque mot d'orgueil contre ses semblables. Elle bénissait Dieu sans cesse,
et si on la saluait, elle répondait en disant : « Rendons grâces
à Dieu. » Enfin c'est d'elle qu'est venue cette coutume que
nous voyons dans les saints de se saluer en disant : « Rendons grâces à Dieu. »
Quant à la nourriture qu'elle recevait de la main de l'Ange, elle la prenait
pour elle-même; et celle que lui donnaient les prêtres du temple, elle la
distribuait aux pauvres. L'Ange paraissait s'entretenir tous les jours
avec elle, et lui obéir comme à une soeur ou à une mère
bien-aimée. » Ainsi s'exprime saint Jérôme.
A sa quatorzième année, la
Vierge bienheureuse fut fiancée à Joseph d'après une révélation divine, et elle
revint à Nazareth. Comment tout cela se fit-il? Vous le trouverez dans la
légende de sa nativité. Telles sont les choses que nous pouvons méditer, comme
ayant précédé l'Incarnation du Seigneur Jésus. Repassez-les bien en votre
esprit, faites-en vos délices, confiez-les avec amour à votre mémoire, et
mettez-les en pratique : car elles sont pleines de piété.
Venons maintenant à
l'incarnation
Lors donc que la plénitude du
temps fut accomplie (1), après que la Trinité suprême eut arrêté de pourvoir au
salut du genre humain par l'Incarnation du Verbe, et que la Vierge bienheureuse
fut revenue à Nazareth, Dieu, cédant à cette charité ardente qu'il nourrissait
pour les hommes, à sa miséricorde qui l'excitait, et aussi aux instantes prières
des Anges ; Dieu, dis-je, appela l'archange Gabriel et lui dit : « Va trouver
Marie, notre Fille bien-aimée, qui est fiancée à Joseph : c'est, parmi toutes
les créatures, la plus chère à notre coeur; et dis-lui que mon Fils s'est épris
de sa beauté, et qu'il l'a choisie pour sa mère. Prie-la de le recevoir avec
effusion de joie ; car c'est par lui que j'ai résolu d'opérer le salut du
genre humain, et que je veux oublier l'injure qui m'a été
faite. »
23
Soyez attentive et rappelez-vous
ce que je vous ai recommandé plus haut, afin de vous rendre présente à tout ce
qui se dit et se fait. Imaginez-vous ici et regardez Dieu selon que vous le
pourrez, car il est incorporel. Représentez-le-vous comme un grand souverain ,
assis sur un trône élevé , avec un visage plein de bénignité, tendre et
paternel, prononçant ces paroles comme embrasé du désir de se réconcilier le
monde, ou comme si déjà il se l'était réconcilié. Représentez-vous aussi Gabriel
: son air respire l'allégresse et la félicité ; il fléchit les genoux et incline
le front par crainte et par respect ; il reçoit avec une attention profonde les
ordres de son Seigneur. Ensuite il se lève plein de joie et de bonheur, part des
régions célestes, et, en un instant, parait sous une forme humaine en présence
de la vierge Marie, qui était alors dans l'endroit le plus secret de sa petite
maison. Cependant son vol ne fut pas tellement rapide qu'il ne fût prévenu par
Dieu : aussi trouva-t-il en arrivant à cette demeure, que la sainte Trinité y
avait précédé son messager.
Vous devez savoir que
l'Incarnation est l'oeuvre par excellence de la Trinité entière, bien que la
personne du Fils se soit seule incarnée. Il en arriva alors comme si quelqu'un,
voulant prendre un vêtement, était aidé par deux personnes qui se tiendraient à
ses côtés , et
24
qui soulèveraient les manches de ce vêtement. Maintenant
regardez bien, et, comme si vous étiez présente à cette action, appliquez-vous à
comprendre tout ce qui se dit et tout ce qui se fait. Oh ! qu'elle dût être et
qu'elle doit être encore en ce moment, dans votre méditation, cette petite
maison, où se trouvent de tels hôtes, où se passent de telles choses ! Bien que
la sainte Trinité soit en tous lieux, pensez cependant qu'elle est ici d'une
façon particulière, à raison de l'opération toute singulière qui s'y accomplit.
Gabriel, le fidèle envoyé, entra
donc vers la vierge Marie, et lui dit : « Je Vous salue pleine de grâce; le
Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes. » Mais la
Vierge fut troublée et ne répondit pas. Son trouble n'eût rien de coupable, et
il ne fût point causé par la vue de l'Ange, car elle était bien accoutumée aux
visites de ces esprits célestes; mais elle fut troublée d'un pareil discours :
elle pensait à la nouveauté d'une telle salutation , car ce n'était point ainsi
que les Anges avaient coutume de la saluer. Comme elle se voyait, en cette
circonstance, louée de trois choses à la fois, il était impossible que cette
humble souveraine ne ressentit aucun trouble. On la félicitait de ce qu'elle
était pleine de grâce, de ce que le Seigneur était avec elle, et de ce qu'elle
était bénie par-dessus toutes les femmes. Or, une
25
personne humble ne saurait entendre ses louanges sans
rougir et sans se troubler. Elle fut donc troublée d'une confusion qui fait
honneur à sa modestie et à sa vertu. Elle commença aussi à craindre qu'il n'en
fût point ainsi, non qu'elle crût que l'Ange ne parlât point selon la vérité,
mais parce que c'est le propre de ceux qui sont humbles de ne point examiner
leurs vertus, et d'avoir sans cesse leurs défauts devant les yeux, afin
d'avancer davantage ; et qu'ainsi ils regardent une grande vertu comme bien
faible encore , et un faible défaut comme quelque chose de très-considérable.
C'est donc par prudence , par précaution , par crainte et par pudeur , qu'elle
ne répondit pas. En effet , qu'eût-elle pu répondre? Apprenez-vous aussi à son
exemple à aimer une vie silencieuse, et à être sobre en vos paroles; car c'est
une vertu bien grande et d'une immense utilité. On lui parle deux fois avant
qu'elle ait ouvert la bouche. C'est en effet une chose indigne de voir une
Vierge aimer à bavarder. Mais l'Ange, connaissant la cause de son hésitation ,
lui dit : « Ne craignez pas, Marie, et ne vous troublez point des louanges que
je vous donne, car elles sont conformes à la vérité. Non-seulement vous êtes
pleine de grâce , mais vous avez recouvré la grâce pour tout le genre humain, et
vous l'avez
retrouvée en dieu. Voilà que vous concevrez et que
26
vous mettrez au monde le Fils du Très-Haut , qui vous a
choisie pour sa mère, et qui sauvera tous ceux qui espèrent en lui. »
La Vierge alors répondit, sans
cependant admettre ni rejeter les louanges dont elle était l'objet, mais toute
pleine du désir de s'assurer d'un autre point, savoir si elle ne perdrait point
sa virginité ; car c'était la manière dont cette promesse s'accomplirait qui la
tenait surtout en suspens. Elle demanda donc à l'Ange comment elle deviendrait
mère. « Comment cela se fera-t-il, lui dit-elle, car j'ai voué inviolablement à
Dieu ma virginité, pour être à jamais étrangère à tout homme? » Et l'Ange ajouta
: « Ce sera par l'opération de l'Esprit-Saint, dont vous serez remplie d'une
façon extraordinaire. Vous concevrez par sa vertu, en conservant votre
virginité, et ainsi le fils qui naîtra de vous s'appellera le Fils du Très-Haut.
Rien n'est impossible à Dieu , et voilà que votre cousine Elizabeth, quoique
avancée en âge et stérile, est enceinte de six mois d'un fils qu'elle a conçu
par la vertu d'en haut. »
Regardez, pour Dieu, je vous
prie, et considérez comment la Trinité tout entière est ici, attendant la
réponse et le consentement de sa fille chérie, et contemplant avec amour et
allégresse sa modestie, sa pudeur et son langage. Considérez aussi comment
27
l'Ange l'amène avec zèle et sagesse à donner sou
consentement; comment il coordonne ses paroles en se tenant incliné et
respectueux, avec un visage calme et serein, remplissant fidèlement son message,
observant attentivement les paroles de sa Souveraine, afin d'y répondre
convenablement, et d'accomplir parfaitement la volonté de Dieu dans cette oeuvre
magnifique. Considérez encore comment cette Souveraine se tient dans la crainte
et dans l'humilité , le visage couvert de confusion de se voir ainsi prévenue
par l'Ange. Il ne s'élève en elle, à ces paroles, aucun sentiment, indélibéré
d'orgueil ; elle ne se répute point quelque chose. Elle entend en son honneur
des merveilles dont jamais aucune créature ne fut l'objet , et elle en renvoie
tout l'honneur à Dieu. Apprenez donc, à son exemple à être humble et à avoir une
timidité pudique; car sans cela la virginité sert de bien peu.
Cette vierge très-prudente se
réjouit alors, et après avoir entendu les paroles de l'Ange, elle donna son
consentement. Elle se mit à genoux avec une dévotion profonde, ainsi qu'il est
rapporté dans ses révélations, et, joignant les mains; elle dit : « Voici la
servante du Seigneur; qu'il me soit fait selon votre parole. » Alors le Fils
de Dieu entra tout entier aussitôt et sans retard dans le sein de la
28
Vierge , se fit chair de sa chair, sans cependant cesser
d'être tout entier dans le sein de son Père.
Vous pourrez pieusement vous
représenter comment ce Fils, recevant de son Père un ordre aussi difficile et
une mission aussi laborieuse, s'inclina en sa présence , se recommanda à lui ;
comment au même instant son âme fut créée et infuse à sa chair, et comment il
devint homme parfait selon toutes les proportions de son corps, bien que
tout-à-fait petit enfant. Ainsi, il croissait dans la suite naturellement dans
le sein de sa mère, comme les autres enfants; mais l'infusion de son âme ne fut
point différée, ni la distinction de ses membres , comme il arrive aux autres.
Il était Dieu parfait et homme parfait, sage et puissant comme il l'est
maintenant.
Alors Gabriel se mit à genoux
avec sa souveraine, et un peu après se levant avec elle, s'inclinant de nouveau
jusqu'à terre et lui disant adieu, il disparut, s'en revint à la patrie céleste
où il raconta ce qui venait d'avoir lieu ; et ce fut un nouveau bonheur, une
nouvelle fête, une cause d'allégresse sans limites. Quant à la Vierge, enflammée
et embrasée de l'amour de Dieu plus que jamais, sentant qu'elle avait conçu,
elle se prosterna en terre et rendit grâces à Dieu d'une faveur si
extraordinaire, le suppliant humblement et pieusement de daigner l'instruire
lui-même , afin
29
qu'elle pût s'acquitter sans défaut des devoirs qu'elle
aurait à remplir à l'égard de son Fils.
Vous devez aussi considérer
combien grande est la solennité de ce jour, vous réjouir en votre coeur et
passer ce temps dans la joie; car c'était une chose inconnue aux siècles passés,
et jamais, jusqu'à ce jour, on n'a rien vu de semblable. C'est aujourd'hui la
solennité où Dieu le Père a fait les noces de son Fils en le fiançant à la
nature humaine, qu'il s'est unie d'une manière inséparable ; c'est la solennité
des noces du Fils et le jour de sa naissance dans le sein de sa mère ; ce ne
sera que plus tard que l'on célébrera sa naissance sur la terre. C'est
aujourd'hui la solennité de l'Esprit-Saint, à cause de cette opération admirable
et extraordinaire de l'Incarnation qui lui est attribuée, et dans laquelle il a
commencé à montrer la tendresse singulière qu'il portait au genre humain. C'est
aujourd'hui la solennité glorieuse de notre Reine, car c'est en ce jour qu'elle
a été reconnue et prise pour fille par le Père, pour mère par le Fils, pour
épouse par le Saint-Esprit. C'est aujourd'hui la solennité de toute la cour
céleste, car la réparation de ses ruines est commencée. C'est aujourd'hui
surtout, la solennité de la nature humaine, car son salut et sa rédemption et
aussi la réconciliation du monde entier, ont pris naissance en ce jour; en ce
jour, nous avons été relevés
30
et déifiés. Aujourd'hui le Fils a reçu de son Père une
mission nouvelle : l'accomplissement de notre salut; aujourd'hui, sortant du
haut des cieux , il s'est élancé comme un géant pour parcourir sa course (1), et
il s'est renfermé dans le parterre du sein de la Vierge ; aujourd'hui il est
devenu un d'entre nous, notre frère, et il a commencé à être voyageur avec nous
; aujourd'hui la lumière véritable est descendue du ciel pour chasser et mettre
en fuite les ténèbres; aujourd'hui le pain vivant, qui donne la vie au monde, se
prépare dans la fournaise du sein virginal ; aujourd'hui le Verbe s'est fait
chair, afin d'habiter parmi nous (2); aujourd'hui les cris et les désirs des
Patriarches et Prophètes ont été exaucés et satisfaits. Ils criaient avec des
soupirs inénarrables, et ils disaient : « Envoyez, Seigneur, envoyez l'Agneau
qui doit être le dominateur de la terre (3). » Et encore : « O cieux,
versez votre rosée d'en haut (4).» Et encore : « O Dieu, si vous ouvriez
les cieux et que vous en descendissiez (5) !» Ou bien : « Seigneur,
inclinez vos cieux et descendez (6). Seigneur, montrez-nous votre face,
et nous aurons le salut (7). » Et une multitude d'autres désirs dont l'Ecriture
est remplie. Car ils
31
attendaient avec une ardeur qu'ils ne pouvaient contenir le
jour présent. C'est aujourd'hui le principe et le fondement de toutes nos
solennités, le commencement de tout notre bien. Jusqu'à ce jour, le Seigneur
avait été indigné contre le genre humain, à cause de la transgression de nos
premiers parents; mais désormais en voyant son Fils fait homme, il ne se mettra
plus en colère. C'est donc aujourd'hui la plénitude des temps. Vous voyez une
oeuvre admirable et combien est solennel ce qui s'est passé : tout y est
délectable et plein d'allégresse; tout y est désirable et mérite d'être
contemplé dans la joie et le tressaillement du coeur ; tout y est digne de la.
vénération la plus profonde. Méditez donc ces choses ; faites-en votre bonheur
et votre félicité, peut-être le Seigneur vous en découvrira-t-il de plus
considérables encore.
32
La Sainte Vierge, se rappelant
ensuite les paroles que l'Ange lui avait dites touchant sa cousine Elisabeth
(1), se proposa de la visiter, afin de la féliciter et de lui rendre quelques
services. Elle partit donc de Nazareth en compagnie de Joseph, son époux, pour
aller en la maison d'Elisabeth, qui était distante de quatorze ou quinze milles
environ de Jérusalem. Elle n'est point retardée par la longueur et la difficulté
du chemin; mais elle s'avance avec hâte, car elle ne voulait point paraître
longtemps en public, et elle n'était point chargée du fruit qu'elle portait dans
son sein, comme il arrive aux autres femmes : le Seigneur Jésus ne fut point un
fardeau pour sa mère.
Regardez donc ici comment
s'avance, seule avec
33
son époux, la Reine du ciel et de la terre ; elle n'a point
de monture , elle est à pied ; elle n'est point environnée de gardes ni de
seigneurs; elle n'a point une longue suite de femmes d'honneur ni de servantes.
Mais avec elle marchent la pauvreté, l'humilité, la modestie et le cortège de
toutes les vertus. Le Seigneur est avec elle, accompagné d'un entourage nombreux
et honorable, mais qui n'a rien de la vanité, ni de la pompe du siècle.
Lorsqu'elle entra dans la
maison, elle salua sa cousine en disant : « Je vous salue, Elisabeth, ma Sœur! »
Mais celle-ci, tressaillant d'allégresse, débordant de joie, embrasée par l'Esprit-Saint,
se lève, la serre tendrement dans ses bras en s'écriant hors d'elle-même : «
Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et béni est le fruit de votre sein. Et
d'où me vient ce bonheur que la Mère de mon Seigneur vienne me visiter ? Car
aussitôt que la voix de votre salutation s'est fait entendre à mes oreilles,
l'enfant que je porte en mon sein a tressailli de joie (1). Vous êtes
bien heureuse d'avoir cru, car tout ce qui vous a été dit de la part du Seigneur
recevra son accomplissement. » Au moment oit la Vierge salua Elisabeth, Jean
fut rempli du Saint-Esprit dans le
34
sein de sa mère, et sa mère en fut également remplie. Elle
n'en fut pas remplie avant son fils; mais le fils, en étant rempli d'abord, en
remplit sa mère, non pas en produisant par lui-même quelque effet en son âme,
mais en méritant que le Saint-Esprit fit paraître en elle quelque marque de sa
présence ; car la grâce de cet Esprit divin brillait plus abondante en lui, et
il éprouva le premier ses faveurs; et de même qu'Elisabeth vit Marie la
première, ainsi son fils sentit le premier l'arrivée du Seigneur. C'est pourquoi
il tressaillit d'allégresse, et sa mère prophétisa.
Voyez quelle vertu il y a dans
les paroles de Marie, puisqu'à leur accent l'Esprit-Saint se communique : elle
était si abondamment remplie de ce divin Esprit, qu'elle méritait d'en remplir
aussi les autres.
Marie répondit à Elisabeth en ces termes : « Mon
âme glorifie le Seigneur ; » et elle acheva tout entier ce cantique de
jubilation et de louange. S'asseyant ensuite, la très-humble Vierge se mit à la
dernière place aux pieds d'Elisabeth ; mais celle-ci, ne pouvant le souffrir, se
leva aussitôt, et la força de s'asseoir sur un siège semblable au sien. Alors
Marie raconta comment elle était devenue mère, et Elisabeth l'entretint aussi
des faveurs de Dieu à son égard. Ces récits les remplissent d'une joie mutuelle
; elles louent Dieu des merveilles opérées en elles, lui en rendent leurs ac-
35
actions de grâces, et passent ainsi des jours de félicité.
Notre Souveraine demeura en ce lieu, trois mois environ, servant et se vouant
autant qu'elle le pouvait à tous les offices de la maison avec humilité,
révérence et empressement, comme si elle ne se fut point souvenue qu'elle était
la mère de Dieu, et la reine du monde entier.
Oh ! quelle maison, quelle
chambre, quelle couche que celle où demeurent et reposent en même temps de
telles mères ; Marie et Elisabeth enceintes de tels fils, Jésus et
Jean-Baptiste ! Il y a aussi en ce lieu de glorieux vieillards : Zacharie et
Joseph. — Le temps donc étant arrivé, Elisabeth mit au monde un fils, que Marie
prit dans ses bras et revêtit avec empressement selon que sa position
l'exigeait. Or, cet enfant fixait ses regards sur elle, comme s'il eût compris
qui elle était ; et lorsqu'elle voulait l'offrir à sa mère, il inclinait sa tête
vers la Vierge et semblait ne trouver de plaisir qu'en elle : Marie le caressait
avec bonheur, le serrait dans ses bras et le couvrait de ses baisers.
Considérez la gloire de Jean.
Jamais personne au monde ne reposa dans les bras d'une telle créature. Nous
trouvons en outre beaucoup de privilèges dont il fut comblé ; mais je ne m'y
arrête pas pour le moment.
Le huitième jour, l'enfant fut
circoncis et appelé
36
Jean. Ce fut alors que la langue de Zacharie se délia, et
qu'il prophétisa en disant : Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël,
etc.; et ainsi cette maison entendit la première ces deux magnifiques cantiques
: Magnificat et Benedictus. Pour Marie, elle se tenait en ce
moment derrière un rideau, dans un endroit à l'écart, pour n'être point exposée
aux regards des personnes qui étaient présentes à la circoncision de l'enfant;
elle écoutait attentivement ce cantique où il était fait mention de son Fils, et
elle repassait soigneusement toutes ces choses en son coeur. Enfin, disant adieu
à Élisabeth, à Zacharie, et bénissant Jean-Baptiste , elle revint à sa maison de
Nazareth. Rappelez-vous encore sa pauvreté en ce retour; car elle retourne en
cette maison où elle ne doit trouver ni pain , ni vin , ni aucune des choses
nécessaires à la vie. Elle n'avait ni bien, ni argent. Elle est demeurée pendant
trois mois , auprès de personnes qui étaient peut-être riches. Maintenant elle
revient à sa pauvreté , et c'est en travaillant de ses mains qu'elle pourvoira à
sa subsistance. Compatissez-lui, et embrasez-vous d'amour pour la pauvreté.
37
Marie et Joseph, son époux,
habitaient la même demeure , et Jésus croissant dans le sein de sa mère, Joseph
remarqua qu'elle était enceinte, et il s'en affligea outre mesure. Remarquez
combien vous pouvez ici apprendre de belles choses. — Si vous ignorez pourquoi
le Seigneur a voulu que sa mère eût un époux, alors que son intention était
qu'elle demeurât toujours vierge, on vous répondra que ce fut pour trois raisons
: 1° Afin qu'étant devenue enceinte, sa réputation ne fut en butte à aucune
flétrissure ; 2° afin qu'elle pût être aidée par les services de cet époux, et
qu'il lui servit de société ; 3° pour que l'Incarnation du Fils de Dieu restât
ignorée du Démon.
Joseph considérait donc de temps
à autre l'état de son épouse; et il s'attristait, se troublait et lui laissait
voir sur son visage l'anxiété qui l'agitait. Il détournait même les yeux de
dessus elle, comme si
38
elle eût été coupable, car il soupçonnait en elle le fruit
de l'adultère. Vous voyez comment Dieu permet que les siens soient en proie aux
tribulations et qu'ils soient tentés (1), pour augmenter l'éclat de leur
couronne. Or, Joseph songeait à renvoyer son épouse , en secret, et l'on peut
dire qu'à cette occasion son éloge est écrit dans l'Évangile ; car il y est dit
qu'il était un homme juste (2) et, en effet, sa vertu était grande. On
sait que c'est l'ordinaire que l'infidélité d'une épouse produise en son époux
les effets les plus violents de honte, d'amertume et de fureur; mais pour lui,
il se contenait vertueusement et ne voulait porter aucune accusation ; il
souffrait avec patience cette injure souveraine sans chercher à se venger ; et ,
vaincu par la pitié , résolu à se séparer , il voulait au moins renvoyer son
épouse secrètement.
Mais , de son côté , la Vierge
ne passa pas ce temps sans avoir sa part de tribulation : elle considérait
Joseph , reconnaissant son anxiété, et elle en éprouvait une inquiétude profonde
; cependant elle se taisait avec humilité et cachait le don de Dieu. Elle aimait
mieux être réputée une misérable que de trahir le secret du ciel, et d'avancer à
son avantage quelque chose qui eut pu être considéré comme un
39
effet de l'orgueil. Mais elle priait le Seigneur de vouloir
bien lui-même apporter le remède qui les délivrerait tous les deux d'une telle
angoisse.
Vous voyez combien grands
étaient la tribulation et le tourment de ces époux. Mais le Seigneur vint au
secours de l'un et de l'autre. Il envoya donc son Ange dire en songe à Joseph,
que son épouse avait conçu par l'opération de l'Esprit-Saint, et qu'il pouvait
demeurer avec elle sans crainte et avec joie. Aussitôt la tribulation cessa et
fit place à une consolation ineffable. Ainsi nous arriverait-il, si, dans les
épreuves, nous savions conserver la patience, car Dieu, après la tempête, ramène
la tranquillité. Vous ne devez point douter que, si Dieu permet que l'affliction
se fasse sentir aux siens, ce ne soit pour leur avantage.
Joseph interroge alors son
épouse sur les circonstances de cette conception glorieuse, et la Vierge
s'empresse de satisfaire entièrement à son désir. Il renonce donc à son dessein,
et demeure plein de joie avec cette épouse de bénédiction. Dès ce moment
surtout, il conçoit pour elle un amour chaste qui surpasse tout ce qu'on
pourrait imaginer, et lui prodigue les soins les plus vigilants. La vierge
demeure avec lui dans une confiance entière , et ils vivent heureux dans leur
pauvreté.
40
Quant au Seigneur Jésus, il
demeure renfermé dans le sein de sa mère jusqu'au neuvième mois, comme les
autres enfants; il y demeure dans la paix; il y souffre avec patience et attend
le moment prescrit. Compatissez-lui de ce qu'il a voulu descendre à une
profondeur d'humilité si étrange. Mais en même temps c'est pour nous un devoir
d'ambitionner cette vertu et de ne jamais nous gonfler d'orgueil, en cherchant à
nous élever ou en faisant sonner notre réputation , alors que nous voyons le
Seigneur de toute majesté ainsi abaissé. Jamais nous ne pourrons lui témoigner
dignement notre reconnaissance pour le bienfait de cette longue captivité qu'il
endure pour nous. Montrons-lui au moins par les sentiments de notre âme , que
nous le comprenons , et rendons-lui grâces avec tout l'amour possible de ce
qu'il a daigné nous choisir de préférence à tant d'autres, pour reconnaître un
peu le bienfait qu'il nous a accordé et nous consacrer entièrement à son
service. Car c'est là une faveur de sa part, et non la récompense de nos
mérites; c'est une faveur extraordinaire qui doit nous être précieuse et mériter
toute notre vénération. Ce n'est pas afin de nous punir, c'est pour notre sûreté
que nous sommes enfermés et établis dans la religion comme dans une citadelle, à
l'abri des dangers. Les flèches empoisonnées de ce monde pervers, les flots
41
tumultueux de cette mer ne peuvent nous y atteindre que par
notre témérité. Efforçons-nous donc autant qu'il est en nous, de vaquer à Jésus
avec un esprit bien solitaire et bien séparé de toutes les choses caduques, et
avec un coeur pur, car la réclusion du corps ne sert de rien, ou du moins
de bien peu, si l'on n'y joint celle de l'esprit.
Compatissez aussi à ce même
Jésus, de ce qu'il est dans une affliction continuelle. Il y a été depuis le
premier instant de sa conception jusqu'à sa mort, car il savait que son Père ,
l'objet de son souverain amour, était délaissé et déshonoré par les pécheurs
enchaînés au culte des idoles; il ressentait une vive douleur en voyant que ces
âmes créées à son image, encouraient presque universellement l'éternelle
damnation , et cette douleur était telle que les tourments qu'il endura en son
corps, ne sauraient lui être comparés. En effet, ce fut pour en détruire la
cause qu'il se soumit à ces tourments. Vous voyez combien de mets abondants vous
sont offerts ici : Si vous voulez en savourer la douceur, faites-en souvent et
avec soin l'objet de vos méditations.
La fin du neuvième mois
approchant, il survint un édit de l'empereur qui ordonnait le recensement de
tout l'empire (1), et que chacun eût pour cela à se présenter en sa ville
natale. Joseph résolut de se rendre à Bethléem, le lieu de sa naissance, et
comme il savait que le temps où son épouse devait enfanter était proche, il la
conduisit avec lui. Marie entreprend donc encore un long voyage, car Bethléem
est à cinq ou six milles de Jérusalem. Ils mènent avec eux un boeuf et un âne,
et s'avancent ainsi comme de pauvres marchands qui s'en vont en foire. Arrivés à
Bethléem, comme ils étaient pauvres et que la raison qui les amenait y avait
conduit, beaucoup de monde, ils ne purent trouver
43
de maison où loger. Témoignez votre compassion à Marie, et
considérez cette Vierge faible et délicate, à peine âgée de quinze ans, fatiguée
par une longue marche, demeurant avec confusion au milieu de cette grande foule,
cherchant un lieu pour se reposer et n'en trouvant point. Tous la refusent, elle
et son époux, et ainsi, ils sont forcés de s'acheminer vers un endroit couvert,
où les gens du pays avaient coutume de s'abriter en temps de pluie. Joseph, qui
était charpentier de son état, en ferma sans doute l'entrée comme il put.
Maintenant, remarquez bien tout
ce qui se passe, surtout ce que j'ai intention de vous raconter : c'est la,
Vierge qui l'a révélé elle-même et fait connaître, selon que je l'ai appris d'un
saint religieux de notre ordre, homme tout à fait digne de foi et à qui, je
pense, fut faite cette révélation.
L'heure de l'enfantement divin
était arrivée : c'était au milieu de la nuit du dimanche. La Vierge se levant,
s'appuya contre une colonne qui se trouvait en cet endroit. Joseph était assis,
l'âme pleine de tristesse, sans doute, de ce qu'il ne pouvait offrir ce qui
était convenable en pareille circonstance. Se lovant donc et prenant du foin de
la crèche, il l'étendit aux pieds de Marie et se retira d'un autre côté. Alors
le Fils du Dieu éternel, sortant du sein de sa mère sans lui faire ressentir
aucune douleur, sans lui faire éprouver aucune
44
lésion, se trouva à l'instant même transporté
miraculeusement sur le foin qui était aux pieds de sa mère. Marie, s'inclinant
aussitôt, le recueillit dans ses bras, et, l'embrassant tendrement, le plaça
contre son coeur. Instruite par l'Esprit-Saint, elle commenta à laver et à
arroser son corps du lait dont le ciel avait rempli ses mamelles avec abondance.
Prenant ensuite le voile qui couvrait son front, elle l'en enveloppa et le mit
dans la crèche. Aussitôt le boeuf et l'âne, fléchissant le genou, approchèrent
leurs têtes au-dessus de la crèche et y répandirent leur haleine, comme si,
doués de raison, ils eussent reconnu que cet enfant si pauvrement vêtu, avait
besoin d'être réchauffé dans une saison aussi rigoureuse. Sa mère, se
prosternant, l'adora et rendit grâces à Dieu en ces termes : «Je vous rends
grâces, ô Seigneur, Père saint, de ce que vous m'avez donné votre Fils ; je vous
adore, ô Dieu éternel, et vous aussi, ô Fils du Dieu vivant et mon Fils. »
Joseph l'adora de même, et prenant la selle de l'âne il en détacha les coussins,
qui étaient de laine ou de bourre, et les mit auprès de la crèche , afin que la
Vierge pût s'asseoir. Elle s'y plaça donc et appuya son bras sur la selle
elle-même. Ainsi se tenait la Reine du monde, le visage penché sur la crèche,
les yeux et le coeur entièrement fixés sur son Fils bien-aimé. Voilà ce que dit
la révélation.
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Après avoir découvert toutes ces circonstances à cet homme
dont nous rapportons le récit, la Vierge disparut; mais l'ange demeura et lui
raconta des choses merveilleuses, qu'il me redit ensuite, mais que je n'ai pas
eu la précaution de retenir, ni d'écrire. — Vous avez vu la naissance de notre
Prince adorable, vous avez contemplé l'enfantement de la Reine des cieux, et,
dans l'un et l'autre, vous avez pu remarquer la pauvreté la plus rigoureuse , le
manque d'une foule de choses de première nécessité. Le Seigneur a retrouvé cette
très-haute vertu; elle est la perle de l'Evangile pour l'achat de laquelle il
faut tout vendre (1) ; elle est le premier fondement de tout l'édifice
spirituel, car l'âme ne saurait monter à Dieu avec le fardeau des choses de la
terre. C'est d'elle que le bienheureux François disait : « Vous saurez, mes
frères, que la pauvreté est la voie spirituelle du salut, la nourrice de
l'humilité et la racine de la perfection. Ses fruits sont nombreux, mais ils
sont cachés. » Ce doit donc être pour nous un grand sujet de confusion de ne pas
embrasser cette vertu de toutes nos forces et de demeurer chargés de
superfluités, quand le Maître
du monde et la Reine, sa mère, l'ont gardée si strictement
et avec tant d'amour. C'est de la pauvreté que
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saint Bernard a dit : « Elle abondait dans le monde et nul
n'en connaissait le prix; c'est pourquoi le Fils de Dieu, épris de passion pour
elle, descendit des cieux, afin de la choisir pour son partage et de la rendre
chère aux hommes, par l'estime qu'il en ferait. Ornez votre demeure, mais avec
l'humilité et la pauvreté : c'est dans ces langes qu'il met ses complaisances,
et Marie lui rend témoignage que c'est de telles parures qu'il se plaît à être
revêtu. Immolez donc à votre Dieu les abominations de l'Égypte (1). » Ainsi
parle saint Bernard. Dans un discours sur la Nativité, qui commence par ces mots
: « Béni soit Dieu, qui est notre père, » il s'exprime ainsi : « Enfin le
Seigneur a consolé son peuple. Voulez-vous connaître quel est ce peuple ? Le
soin du pauvre, Seigneur, a été remis entre vos mains (2) dit l'homme qui
est selon le coeur de Dieu; et le
Seigneur lui-même s'écrie dans l'Evangile : « Malheur à
vous, riches, qui avez votre consolation en ce monde (3) ! » Qu'a-t-il
besoin, en effet, de consoler ceux qui ont leurs consolations ? L'enfance de
Jésus-Christ ne console point ceux qui aiment à se répandre en paroles ; ses
larmes ne consolent point ceux qui trouvent leur bonheur dans les rires
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bruyants; les langes de Jésus ne consolent point ceux qui
marchent au milieu des parures ; l'étable et la crèche de Jésus, ne consolent
point ceux qui ambitionnent les premières places dans les synagogues. C'est aux
bergers qui veillent, que la joie de la lumière est annoncée ; c'est pour eux
qu'il est dit qu'un Sauveur est né; c'est pour les pauvres, pour ceux qui sont
dans la peine, et non pour vous, riches, qui avez votre consolation et vos
domaines (1). » Ainsi s'exprime saint Bernard.
Vous avez pu aussi remarquer en
Jésus et en Marie, l'humilité profonde dont ils font preuve en cette naissance.
Ils n'ont pas dédaigné l'étable, les animaux, le foin et tout ce qu'il y avait
de misérable en cette demeure. Le Seigneur et sa sainte et glorieuse Mère ont
observé, avec une perfection consommée, cette vertu dans tous leurs actes, et
nous l'ont recommandée. Efforçons-nous donc de l'embrasser avec toute l'ardeur
dont nous sommes capables; car sans elle il n'y a point de salut, puisqu'aucune
de nos oeuvres, avec l'orgueil, ne saurait être agréable à Dieu. Selon saint
Augustin : « L'orgueil a fait des Anges des démons, et
l'humilité a rendu les hommes semblables aux anges (2). »
Et saint Bernard ajoute : « Quel homme,
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croyez-vous, choisira-t-on pour occuper la place de «
l'Ange déchu et exilé? L'orgueil a porté une fois le trouble dans ce royaume ;
il en a ébranlé les murs, il en a renversé une partie et une partie non
médiocre. Dès lors, cette cité céleste n'aura-t-elle pas en haine et en
abomination profonde un semblable fléau? Soyez-en sûrs, mes frères, celui qui
n'a point pardonné à l'orgueil des Anges, ne pardonnera pas davantage à
l'orgueil des hommes, car il ne saurait être contraire à lui-même (1). » Ainsi
parle ce saint.
Vous avez pu remarquer en Jésus
et en Marie, mais surtout en Jésus, une extrême affliction de coeur. C'est ainsi
qu'en parle saint Bernard : « Le Fils de Dieu devait prendre naissance. Il était
en son pouvoir de choisir la saison qui lui conviendrait le mieux ; or, il a
choisi le temps le plus rude, surtout pour un enfant et pour le fils d'une mère
pauvre, qui avait à peine des langes pour l'envelopper, une crèche pour le
coucher. Et cependant dans une si grande nécessité, je ne vois point qu'il soit
question de fourrures. » Plus bas il ajoute : « Jésus-Christ qui assurément ne
se trompe point dans ses opérations, a choisi ce qu'il y avait de plus pénible
pour la chair. C'est donc le meilleur, c'est donc ce qu'il y a
49
de plus utile, ce qu'il faut choisir de préférence ; et si
quelqu'un enseigne ou insinue autre chose, il faut donc se défier de lui comme
d'un séducteur. » Puis il continue un peu plus loin : « Cependant, mes frères,
c'est là cet enfant qui fut promis autrefois par Isaïe, cet enfant qui sait
réprouver le mal et choisir le bien. C'est donc un mal que la volupté du corps ;
c'est donc un bien que ce qui en est le tourment, puisque cet enfant de sagesse,
le Verbe enfant, a choisi l'un et réprouvé l'autre (1).»
Ainsi parle saint Bernard. —
Allez aussi vous et faites de même, mais avec discrétion toutefois et de façon à
ne pas excéder vos forces. Au reste nous pourrons parler ailleurs de ces vertus
; revenons au lieu de la Nativité.
Le Seigneur étant né, les Anges,
dont la multitude était présente en ce lieu, adorèrent leur Dieu, puis s'en
allèrent aussitôt trouver les bergers, qui restaient environ à un mille de là,
leur annoncèrent cette naissance et leur en firent connaître le lieu. Ensuite
ils re-montèrent au ciel, au milieu des cantiques et des chants de jubilation,
et y annoncèrent également ce dont ils avaient été témoins à tous les habitants
de la patrie bienheureuse. Toute la cour céleste,
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transportée de joie, comme en un grand jour de fête, après
avoir offert à Dieu ses louanges et ses actions de grâces, vint tout entière,
suivant les rangs de sa hiérarchie , pour contempler la face du Seigneur son
Dieu, et après lui avoir rendu ses hommages avec le respect le plus profond,
ainsi qu'à sa mère, elle fit retentir, en l'honneur de son Maître, ses chants
d'allégresse et ses cantiques d'amour. Et, en effet, quel est celui de ces
esprits qui, ayant appris ce qui venait d'arriver, eût pu demeurer dans le ciel
et ne pas aller visiter son Seigneur si humblement établi sur cette terre? Non,
un tel orgueil n'eût su trouver place en aucun d'eux. C'est pourquoi l'apôtre
s'écrie : « Lorsque le Seigneur eût introduit son premier-né dans le monde, il
dit : Que tous les Anges de Dieu l'adorent (1). » Je pense qu'il vous
sera agréable de méditer ce que je viens de vous raconter des Anges, de quelque
manière que cela ait pu se passer en réalité.
Les bergers vinrent aussi à la
crèche, adorèrent le Seigneur, et racontèrent ce que les Anges leur avaient
appris. Sa mère, toute pleine de prudence, conservait. en son coeur tout ce
qu'ils dirent de lui. Pour eux, ils s'en retournèrent comblés de joie.
Maintenant, fléchissez le genou,
c'est assez avoir
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différé, et adorez le Seigneur votre Dieu ; offrez aussi
vos hommages à sa mère, et saluez respectueusement le saint vieillard Joseph.
Approchez ensuite vos lèvres des pieds de l'Enfant-Jésus, couché dans sa crèche,
et priez notre Souveraine de vouloir bien vous le présenter ou vous permettre de
le prendre vous-même. Placez-le entre vos bras, pressez-le contre votre coeur,
contemplez avec empressement son visage, couvrez-le de vos baisers respectueux,
et réjouissez-vous en lui avec confiance. Vous pouvez agir ainsi, car il est
venu trouver les pécheurs afin d'opérer leur salut; il a demeuré avec eux dans
l'humilité, et enfin il s'est . donné à eux en nourriture. Ainsi sa bénignité
souffrira bien que vous le portiez dans vos bras; elle ne l'imputera pas à la
présomption, mais à l'amour. Cependant qu'en tout cela, le respect et la crainte
ne vous abandonnent jamais, car il est le saint des saints. Rendez-le ensuite à
sa mère et considérez attentivement avec quel soin, quelle sagesse elle s'occupe
de ce qui le concerne, le nourrit de son lait, et lui rend tous les autres
services dont il a besoin. Venez-lui en aide si vous le pouvez ; trouvez en cela
votre bonheur, faites-en votre félicité, souvenez-vous d'y puiser le sujet
fréquent de vos méditations; rendez à notre Reine et l'Enfant-Jésus tous les
services que vous pouvez, et contemplez souvent cette face sur laquelle les
52
Anges désirent reposer leurs regards (1). Mais
cependant que ce soit toujours, ainsi que je vous l'ai dit, avec crainte et
respect, de peur que vous ne soyez rejeté; car vous devez vous juger bien
indigne de converser avec de tels personnages.
Il faut aussi méditer avec
bonheur combien grande est la solennité de ce jour. C'est aujourd'hui que le
Christ est né, et ainsi c'est véritablement le jour de la naissance du roi
éternel et du Fils de Dieu vivant; c'est aujourd'hui qu'un fils nous a été
donné et qu'un enfant nous est né (2); c'est aujourd'hui que le soleil de
justice qui jusqu'alors avait été voilé, a brillé avec éclat; aujourd'hui que le
chef des élus de l'Eglise fondée dans le Saint-Esprit, est sorti de sa chambre
nuptiale ; aujourd'hui qu'il nous a montré sa face si longtemps désirée, et
qu'il nous est apparu le plus beau des enfants des hommes (3). C'est aujourd'hui
que nous avons entendu cette hymne des anges : Gloire à Dieu au plus haut des
cieux... (4) ; aujourd'hui que la paix a été annoncée aux hommes, ainsi que
nous le lisons dans la même hymne; aujourd'hui, comme le chante l'Eglise
partout l'Univers , que les cieux ont eu la douceur du miel, et que la terre a
entendu les concerts des Anges. Aujourd'hui, qu'a
53
apparu pour la première fois la bénignité, ainsi que
l'humanité de notre divin Sauveur ; aujourd'hui que Dieu est adoré sous la
ressemblance d'une chair de péché. C'est aujourd'hui que se sont accomplis ces
deux miracles qui surpassent toute intelligence, et que la foi seule peut
embrasser : un Dieu qui naît, une vierge qui devient mère; aujourd'hui que
d'autres miracles sans nombre brillent à nos yeux. Enfin tout ce qui a été dit
de l'Incarnation, revêt en ce jour un éclat plus lumineux. Jusqu'alors ce
n'était qu'une annonce; c'est aujourd'hui la manifestation. Aussi ayez soin de
réunir toutes ces choses dans vos méditations.
C'est donc justement que ce jour
est appelé un jour de jubilation , d'allégresse et de joie excessive. A Rome,
dans une taverne nommée la taverne de la Solde , parce que c'était en ce lieu
que les soldats se rendaient et dépensaient leur solde dans l'achat des choses
dont ils avaient besoin, il sortit de terre une source abondante d'huile , et
elle forma pendant tout le jour un large ruisseau. Une couronne, semblable à
l'arc-en-ciel, environna le soleil, et fut visible par tout le monde. A Rome
encore, une statue d'or que Romulus avait placée dans son palais , et dont il
était
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prédit qu'elle se tiendrait debout, jusqu'au jour où une
vierge enfanterait, tomba aussitôt que Jésus-Christ fut né. C'est en ce lieu que
le pape Calixte éleva l'église qu'on appelle maintenant Sainte-Marie, au-delà du
Tibre.
Or, le huitième jour l'enfant
fut circoncis. Deux grandes choses eurent lieu en ce jour. L'une, c'est que le
nom de Salut qui avait été imposé à l'enfant dès l'éternité, annoncé par l'Ange
avant qu'il fût conçu dans le sein de sa mère, a été déclaré et manifesté au
monde, car on lui donna le nom de Jésus. Or, Jésus veut dire Sauveur,
ce qui est un nom au-dessus de tout nom, et il n'est pas, dit l'apôtre
saint Pierre, d'autre nom en qui nous puissions trouver le salut (1). La
seconde chose, c'est qu'aujourd'hui, le Seigneur a pour la première fois répandu
son sang pour nous. Il a voulu sans tarder souffrir pour nous, lui qui n'avait
point commis le péché ; pour nous , il
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a voulu dès ce jour commencer à en porter la peine.
Témoignez-lui donc votre compassion et pleurez avec lui, car sans doute que ses
larmes auront coulé en cette occasion. Dans nos solennités, nous devons nous
réjouir beaucoup en vue de notre salut; mais nous devons aussi compatir et nous
attrister profondément en vue des angoisses et des douleurs de Jésus.
Vous avez vu quelle affliction
et quelle détresse il eut à souffrir dans sa naissance. Or, entre autres choses
qui y contribuèrent, il y eut celle-ci : sa mère, voulant le coucher dans la
crèche, fut obligée de mettre sous sa tête une pierre qu'elle plaça sans doute
sous le foin. J'ai appris cette circonstance d'un de nos frères qui a vu cette
pierre , et pour en conserver le souvenir, elle a été fixée dans le mur en ce
lieu-là. Vous croyez bien que Marie eût préféré un oreiller, si elle en eût eu
un à sa disposition; niais, comme elle n'avait rien autre chose, elle se servit
de cette pierre avec amertume de cœur. Je vous ai dit aussi que Jésus a versé
son sang en ce jour : en effet, sa chair reçut une incision à l'aide d'un
couteau de pierre. N'y a-t-il pas lieu de lui compatir? Oui sans doute, et vous
devez également compatir à sa mère. L'enfant jésus a donc pleuré aujourd'hui à
cause de la douleur
56
qu'il ressentit en sa chair , car il avait un corps
véritable et passible comme le reste des hommes. Mais tandis qu'il pleurait,
croyez-vous que sa mère ait pu contenir ses propres larmes? Elle pleura donc
aussi ; et son fils , qui reposait dans son sein, voyant ses larmes, étendait
ses petites mains vers sa bouche, les passait sur son visage, comme si par ces
signes il l'eût priée de modérer sa douleur, car il voulait que celle qu'il
aimait si tendrement, cessât de verser des larmes. De son côté , Marie, dont les
entrailles étaient si profondément émues par la douleur et les pleurs de son
fils , le consolait par ses caresses et ses paroles. Comme une personne pleine
de sagesse, elle comprenait ses désirs, bien qu'il ne parlait pas encore, et
elle lui disait : « Mon fils , si vous voulez que je cesse de pleurer, veuillez
cesser aussi de votre côté, car je ne saurais me contenir en voyant vos larmes
». Et par compassion pour sa mère, le fils arrêtait ses sanglots. Alors la mère
essuyait ses yeux et les yeux de son fils: elle appuyait son visage contre le
sien, l'allaitait et le consolait par tous les moyens. qui étaient. en son
pouvoir. Ainsi faisait-elle toutes les fois qu'il pleurait, ce qui lui arrivait
peut-être comme aux autres enfants, pour montrer les misères de la nature
humaine qu'il avait prise, et pour se cacher, afin de n'être point connu du
57
démon. En effet, l'Eglise chante de lui : « Enfant, il
pousse des gémissements dans l'étroite demeure de la crèche où il est placé ».
Aujourd'hui la circoncision corporelle a cessé , et nous avons le baptême dont
la grâce est plus considérable et la peine moindre. Mais nous devons porter la
circoncision spirituelle , et rejeter tout ce qui est superflu. C'est là, du
reste ce que la pauvreté recommande, car l'homme vraiment pauvre a véritablement
en soi la circoncision de l'esprit, et selon saint Bernard : « L'apôtre nous
l'enseigne en peu de mots , quand il nous dit : Ayant la nourriture et le
vêtement, contentons-nous de ces choses (1) ». La circoncision de l'esprit
doit aussi exister dans tous les sens de notre corps, dans la vue, l'ouïe, le
goût, l'odorat, le toucher. Usons donc en tout d'une grande réserve , mais
surtout dans nos paroles.
Le besoin de parler est un vice
détestable et odieux, qui déplaît à Dieu et aux hommes ; aussi devons-nous être
circoncis en notre langage , c'est-à-dire parler peu et utilement. Causer
beaucoup est un signe de légèreté : c'est pourquoi le silence a été établi dans
les communautés. Saint Grégoire dit à ce sujet : « Celui-là sait parler selon la
vérité, qui a bien appris à se
58
taire ; car la pratique du silence est comme la nourriture
d'une bonne conversation (1). » Et ailleurs, il s'exprime ainsi : « Ceux dont
l'esprit est léger, seront précipités dans leurs paroles ; car ce qu'une
conscience légère conçoit, la langue se hâte de le répondre avec plus de
légèreté encore (2). » Saint Bernard traite aussi le même sujet dans un discours
sur l'Épiphanie, qui commence par ces mots dans les œuvres du Seigneur :
« Pour ce qui regarde la langue, dit-il, qui ne sait combien de fois elle nous a
souillés par de vains entretiens et des mensonges, par des médisances et des
adulations, par des paroles de malice ou de jactance. C'est pourquoi nous avons
besoin de la cinquième urne de Cana, le silence, qui est le gardien de la
religion et dans lequel réside notre force (3).» Et ailleurs: « L'oisiveté est
la mère des frivolités et la marâtre des vertus; parmi les séculiers, ces
frivolités ne sont que des paroles sans portée ; dans la bouche des prêtres, ce
sont des blasphèmes. Si des plaisanteries nous arrivent, sans doute il faut les
supporter, mais ne jamais les redire. Vous avez consacré votre bouche à
l'Évangile, il ne vous est plus permis de l'ouvrir maintenant à de telles choses
(4). »
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Le treizième jour, l'Enfant-
Jésus se manifesta aux nations, c'est-à-dire aux Mages qui étaient gentils.
Remarquez, touchant ce jour, que c'est à peine si vous trouverez une fête qui
soit autant solennisée par l'Eglise et dont le nom revienne aussi souvent dans
les antiennes, les répons, les leçons et tout ce qui tient à cette solennité ;
non qu'elle soit plus grande que les autres, mais parce qu'en ce jour le
Seigneur Jésus a fait de belles et grandes choses, surtout en faveur de son
Eglise D'abord, c'est aujourd'hui qu'il l'a reçue en la personne des Mages, car
l'Eglise a été assemblée d'entre les nations. En effet, au jour de sa naissance,
il s'est montré aux Juifs en la personne des bergers, et ils n'ont point reçu le
Verbe à l'exception d'un petit nombre; mais en ce jour il apparaît aux nations,
et c'est parmi elles, que se recrute
60
l'Eglise des élus. Aussi la fête d'aujourd'hui est-elle
proprement la fête de l'Eglise et des fidèles chrétiens.
En second lieu, c'est
aujourd'hui que l'Eglise a été prise par Jésus pour épouse, et lui a été
véritablement unie par le Baptême qu'il a voulu recevoir après avoir accompli sa
vingt-neuvième année. C'est pourquoi on chante avec allégresse : Aujourd'hui
l'église a été unie à l'Époux céleste, etc. (1). En effet, c'est dans le
Baptême, que l'âme devient l'épouse de Jésus-Christ, baptême qui tire sa vertu
de celui du Sauveur, et l'assemblée des âmes ainsi régénérée, s'appelle l'Eglise.
En troisième lieu, c'est
aujourd'hui qu'un an après son baptême, le Seigneur fit son premier miracle aux
noces de Cana (1), ce que l'on peut adapter également à l'Eglise et aux noces
spirituelles. Il semble que c'est encore en ce jour qu'il fit le miracle de la
multiplication des pains et des poissons (1) ; mais l'Eglise ne s'occupe que des
trois premiers faits que nous venons d'indiquer, et non de ce dernier. Vous
voyez donc combien est vénérable ce jour que le Seigneur a choisi pour des
œuvres si magnifiques et si dignes d'admiration. Aussi l'Eglise, considérant
tous les bienfaits
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prodigieux que son Epoux répand sur elle aujourd'hui, et
voulant se montrer reconnaissante, fait éclater sa joie, se livre à l'allégresse
et à la jubilation, et déploie toute sa magnificence afin de célébrer un tel
jour.
Parlons donc du premier sujet de
cette fête, car les autres viendront à leur tour, selon l'ordre de la vie de
Jésus-Christ. Et même sur ce point, je veux dire sur l'arrivée des Mages vers le
Sauveur, mon intention n'est pas de vous rappeler les explications et les
enseignements divers que les Saints nous ont donnés avec tant de soin. Ainsi ,
comment ces sages vinrent-ils d'Orient à Jérusalem? Que se passa-t-il entre eux
et Hérode? Comment furent-ils conduits par l'étoile? Pourquoi firent-ils de
semblables présents? Vous pouvez lire tout cela dans l'Evangile et dans les
explications des Saints. Pour moi, je me propose ici, comme dans les autres
actes de la vie de Jésus, selon que je vous l'ai dit en commençant, de toucher
seulement quelques points en nous aidant des images offertes par l'imagination,
et que l'âme perçoit diversement selon que les faits se sont réellement
accomplis, ou que nous pouvons croire qu'ils ont dît s'accomplir. Quant aux
explications, j'ai résolu de m'y livrer rarement, tant à
62
cause de mon insuffisance, qu'à cause des longueurs qu'une
semblable méthode entraînerait. Tenez-vous donc présente au mystère qui nous
occupe, et considérez-en bien toutes les circonstances, car ainsi que je vous
l'ai dit ailleurs, c'est en cela que consiste tout le secret de ces méditations.
Ces trois rois vinrent donc
accompagnés d'une grande multitude et d'une suite honorable. Les voilà en
présence de l'étable où est né le Seigneur Jésus. Sa mère entend du bruit et du
mouvement, et elle prend l'enfant dans ses bras. Les Mages entrent dans la
petite demeure, se mettent à genoux, et adorent avec respect l'Enfant-Jésus,
leur Seigneur. Ils lui rendent leurs hommages comme à un roi ; ils l'adorent
comme leur Maître suprême. Voyez combien grande fût leur foi. Qu'y avait-il qui
les portât à croire que ce petit enfant, si pauvrement vêtu, trouvé avec une
mère si pauvre, dans un lieu si abject, sans société, sans entourage, sans rien
qui sentît sa splendeur; qu'y avait-il, dis je, qui les portât à croire qu'un
tel enfant fût roi, qu'il fût le vrai Dieu? Et cependant ils ont cru l'un et
l'autre. Il fallait que nous eussions de tels chefs et de tels commencements.
Ils se tiennent donc à genoux en présence de Jésus, s'entretiennent avec sa
Mère, soit par interprète, soit par eux-mêmes, car c'étaient des sages et
peut-être connaissaient-ils la langue
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hébraïque. Ils s'informent de tout ce qui a rapport à cet
enfant. La Vierge le leur raconte, et ils ajoutent une foi entière à ses
paroles. Remarquez bien comme ils parlent et écoutent avec respect et attention.
Considérez aussi notre Souveraine : elle est émue dans ses paroles, ses yeux
sont abaissés vers la terre, et elle n'ouvre la bouche qu'avec confusion, car
elle ne trouve aucune joie dans les conversations ; elle n'aime point à être
exposée aux regards des hommes. Le Seigneur cependant, lui donna le courage
nécessaire en cette grande occasion ; car ces rois représentaient l'Eglise
universelle qui devait être formée des nations. Contemplez aussi l'Enfant-Jésus
: il ne parle pas encore, mais il montre une maturité et une gravité qui
annoncent qu'il comprend ; il regarde avec bénignité ces rois, et eux trouvent
en lui un bonheur ineffable, bonheur causé tant par la lumière qui remplit leur
esprit, car il les instruit intérieurement et les illumine, que par le spectacle
qu'ils ont sous les yeux, spectacle du plus beau des enfants des hommes (1).
Enfin, après avoir goûté une profonde consolation, ils lui offrent à lui-même de
l'or, de l'encens et de la myrrhe (2). Ils ouvrent leurs trésors, en tirent
quelque étoffe ou quelque tapis, l'étendent à ses pieds, et chacun d'eux verse
dessus
64
ces trois présents en grande quantité, mais surtout de
l'or. En effet, il ne leur eût pas été nécessaire d'ouvrir leurs trésors, s'il
ne se fût agi que d'une légère offrande ; ils auraient pu facilement la prendre
des mains de leurs chambellans. Ensuite ils baisèrent les pieds de l'enfant avec
respect et dévotion. Qui sait si cet enfant, plein de sagesse, afin de les
consoler davantage et de les affermir dans son amour, ne leur offrit pas sa main
même à baiser? Toujours est-il qu'il imprima sur eux son signe et qu'il les
bénit. S'inclinant donc et lui faisant leurs adieux, ils se retirèrent comblés
d'une grande joie, et s'en retournèrent en leur pays par un autre chemin.
Que pensez-vous que l'on fit de
cet or, qui était d'un prix si considérable ? Notre Souveraine le garda-t-elle
par devers soi, ou le mit-elle en dépôt? S'en servit-elle pour acheter des
maisons, des champs et des vignes ? Loin de nous une telle pensée : celle qui
aime la pauvreté ne s'inquiète pas de pareilles choses. Pleine d'un zèle ardent
et courageux pour cette vertu, comprenant la volonté de son fils qui
l'instruisait intérieurement et lui manifestait sa pensée par des signes gnes
extérieurs, car il détournait peut-être les yeux de cet or et semblait le
traiter avec mépris, Marie distribua en peu de jours le tout aux pauvres, et se
délivra de l'embarras, soit de garder ce fardeau, soit de le porter où elle
allait. Aussi elle avait si bien dépensé
65
tout ce qu'elle avait reçu, que lorsqu'elle se présenta au
temple, elle n'eut pas même de quoi acheter un agneau, afin de l'offrir pour son
fils, et qu'elle dût se borner à présenter deux colombes. Ainsi, il est
raisonnable de croire que l'offrande des Mages fut considérable et que Marie,
par amour pour la pauvreté, la distribua aux pauvres qu'elle chérissait
tendrement.
Vous voyez l'éloge de la
pauvreté, et vous pouvez la considérer dans ces deux circonstances. D'abord, l'Enfant-Jésus
reçut l'aumône comme un pauvre et sa mère aussi. En second lieu, non-seulement
ils ne s'inquiétaient point d'acquérir ou d'amasser, mais ils ne voulaient pas
même garder ce qui leur était donné, tant l'amour de la pauvreté effective
allait s'augmentant en eux.
Mais n'avez-vous rien remarqué
touchant l'humilité ? Si nous y faisons bien attention, nous découvrons ici
toute la profondeur d e cette vertu. Il y en a qui se réputent vils et abjects
dans leur âme et ne s'élèvent pas à leurs propres yeux ; mais ils ne veulent
point paraître tels aux yeux des autres ; ils ne souffrent point d'être
vilipendés ou tournés en dérision par eux, et ils verraient avec peine que leur
bassesse et leurs défauts fussent connus et devinssent l'objet des mépris de
leurs frères. Ce n'est pas ainsi qu'agit en ce jour l'Enfant-Jésus , le Seigneur
de toutes choses : il a voulu que sa bassesse fût connue des
66
siens et des autres, et non pas d'un petit nombre, ni de
personnages d'un faible rang ; mais des grands et de la multitude, c'est-à-dire
des rois et de ceux qui les accompagnaient. Et cela dans un temps et des
circonstances où il y avait beaucoup à craindre; car les Mages, étant venus pour
reconnaître le roi des Juifs, qu'ils pensaient bien aussi être un Dieu,
pouvaient douter en le voyant dans une telle abjection, s'ils ne se retireraient
pas sans foi et sans dévotion , se regardant comme des insensés qu'une illusion
avait séduits. Mais cet amant de l'humilité ne laissa point échapper l'occasion
de nous en donner l'exemple, de peur que, sous prétexte de quelque bien
apparent, nous ne fissions défaut à cette vertu, et aussi afin igue nous
apprissions à paraître volontiers vils et abjects aux yeux des autres.
67
Les Mages étant donc partis pour
retourner en leur pays, et, toutes leurs offrandes étant distribuées, la Reine
du monde se tient encore auprès de la crèche avec l'Enfant-Jésus et son père
nourricier, le saint vieillard Joseph, et elle demeure patiemment en ce lieu,
attendant le quarantième jour, comme si elle eût été une femme ordinaire et l'Enfant-Jésus
un homme commun, qui fût astreint à l'observation de la loi; mais, ne voulant
d'aucune prérogative qui les distinguât, ils observaient la loi comme le reste
des hommes. Ce n'est pas ainsi qu'agissent plusieurs qui , vivant en communauté,
exigent pour eux des distinctions, veulent par ce moyen se faire remarquer et
être considérés comme étant d'un rang plus honorable : une vraie humilité ne
s'accommode point de tout cela. Marie demeurait donc là, attendant le jour où il
lui serait permis d'entrer dans le temple. Elle y demeurait pleine de vigilance
et toute dévouée à la garde de son Fils bien-aimé. O Dieu ! avec quelle
sollicitude et quel empressement elle
68
s'occupait de tout ce qui le concernait, afin qu'il ne
manquât de rien dans les plus petites choses ! Avec quelle révérence, quelle
précaution, quelle crainte elle le touchait et fléchissait les genoux quand elle
le prenait dans sa couche et l'y replaçait, à la pensée qu'il était son Dieu et
son Seigneur! Mais aussi, avec quelle joie, quelle confiance, quelle autorité
maternelle elle le serrait dans ses bras, le couvrait de baisers, l'étreignait
doucement contre son coeur, prenait en lui son bonheur en se souvenant qu'il
était son fils ! Combien de fois considérait-elle, avec attention et amour, son
visage et chaque partie de son corps sacré ! Avec quel soin, quelle attention
elle enveloppait de langes ses membres délicats ! Car si elle était la plus
humble, elle était aussi la plus prudente des créatures. Aussi, dans tous les
devoirs et dans tous les services qu'elle lui rendait, qu'il fut éveillé ou
qu'il sommeillât,déployait-elle le plus grand soin, et non-seulement dans son
enfance, mais alors même qu'il fût devenu plus grand. Oh ! avec quel bonheur
elle le nourrissait de son lait ! Il est impossible qu'elle n'ait pas ressenti
en allaitant un tel fils, une félicité inconnue aux autres mères. Quant à saint
Joseph, saint Bernard dit qu'il croit que l'Enfant-Jésus lui souriait
fréquemment, alors qu'il le tenait sur ses genoux.
Marie demeure donc auprès de la
crèche; demeurez-y
69
avec elle, et réjouissez-vous souvent avec le divin Enfant,
car une vertu sort de lui. Toute âme fidèle, et surtout toute personne consacrée
à Dieu, devrait, depuis la naissance du Seigneur jusqu'à sa présentation,
visiter au moins une fois par jour la Reine des cieux auprès de la crèche,
rendre ses hommages à l'enfant et à sa mère , et méditer amoureusement leur
pauvreté, leur humilité et leur bénignité.
Le quarantième jour étant
arrivé, selon qu'il était marqué dans la loi (1), Marie sortit avec l'enfant et
Joseph, et ils allèrent de Bethléem à Jérusalem, qui en est à cinq ou six
milles, afin de paraître devant le Seigneur et de se conformer aux prescriptions
de Moïse (2). Allez, vous aussi, avec eux ; aidez-les à porter l'enfant, et
regardez attentivement tout ce qui se dit et se fait; car tout respire la
dévotion la plus tendre. — Ils conduisent
70
donc au temple du Seigneur, celui qui est le Seigneur du
temple. Lorsqu'ils furent entrés, ils achetèrent deux tourterelles, ou deux
petits de colombes, afin de les offrir pour lui en sacrifice, ainsi qu'il se
pratiquait pour les pauvres. Comme leur indigence était grande, nous devons
croire qu'ils choisirent deux petits de colombes, car le prix en était moins
élevé, et c'est pour cela que la loi les mentionne en dernier lieu.
L'Évangéliste ne parle point de l'agneau, parce que c'était l'offrande des
riches.
Ce fut alors que le juste Siméon
vint dans le temple, conduit par l'Esprit-Saint, afin d'y voir le Christ du
Seigneur, selon qu'il lui avait été promis. Il arrive à la hâte, et dès qu'il
est en sa présence, l'Esprit prophétique le lui fait connaître ; il se jette
aussitôt à genoux et l'adore dans les bras de sa mère. L'enfant bénit le
vieillard, et, regardant sa mère, il s'incline, contrant ainsi qu'il veut aller
à lui, ce que Marie comprit, bien que surprise, et elle le présenta à Siméon.
Celui-ci, le recevant dans ses bras avec transport et respect, se leva en
bénissant Dieu et s'écriant : « C'est maintenant, Seigneur, que vous
laisserez mourir en paix votre
serviteur, selon la parole que vous lui en avez donnée
(1)». Ensuite il prophétisa la passion du Sauveur.
11
Anne la prophétesse survint
aussi, et, ayant adoré l'Enfant, elle parlait de lui comme le vieillard. Pour
Marie, admirant toutes ces choses, elle les conservait précieusement dans son
coeur. Alors l'Enfant-Jésus tendant les bras vers sa mère, lui est rendu, et
ensuite tous s'avancent vers l'autel, en l'ordre que l'on voit représenté
aujourd'hui par la procession qui se fait dans le monde entier. Ces deux
vieillards vénérables, Joseph et Siméon, marchent les premiers se tenant par la
main et tressaillant d'une joie et d'un bonheur inénarrables. Ils chantent : «
Louez le Seigneur parce qu'il est bon, parce que sa miséricorde s'étend dans
tous les siècles (1) Le Seigneur est fidèle en toutes ces paroles (2).
C'est ici qu'est notre Dieu, c'est ici qu'il est pour l'éternité ; c'est lui qui
régnera sur nous dans tous les siècles. — O Dieu ! nous avons reçu votre
miséricorde au milieu de votre temple (3) . » Marie suit, portant Jésus,
notre Roi, et Anne l'accompagne, se tenant à côté d'elle, pleine d'une joie
respectueuse, et louant le Seigneur avec une allégresse indicible.
C'est donc de ces personnes que
se compose cette procession. Ils sont en petit nombre, mais ils représentent de
grandes choses ; car il y a parmi eux toutes
72
les conditions de la vie : des hommes, des femmes, des
vieillards, des enfants, des vierges et des veuves. Lorsqu'ils furent arrivés à
l'autel, la mère de Jésus se mit à genoux avec respect, et offrit son Fils
bien-aimé à Dieu, son père, en disant : « Recevez, ô Père très-bon ! votre Fils
unique, que je vous offre selon le commandement de votre loi, parce qu'il est le
premier-né de sa Mère. Mais je vous prie, ô Père excellent, de vouloir bien me
le rendre. » Et se levant, elle le déposa sur l'autel.
O Dieu ! quelle offrande est
celle-ci ! Il n'y en a pas eu de semblable depuis le commencement des siècles ;
il n'y en aura jamais. Considérez bien chaque chose : l'Enfant-Jésus demeure
couché sur l'autel comme un enfant ordinaire; il jette un regard tranquille sur
sa mère et les autres, et attend avec humilité et patience ce qui doit avoir
lieu. Les prêtres s'approchent, et le Seigneur de toutes choses est racheté
comme un esclave au prix de cinq sicles, qui était le prix commun. Le sicle
était une monnaie du temps. Joseph les ayant payés au Grand-Prêtre, la Mère
reprit avec joie son Fils. Elle reçut aussi des mains de Joseph, les oiseaux
dont nous avons parlé, afin de les offrir ; alors, se mettant à genoux et les
tenant dans sa main, les yeux élevés et attachés au ciel, elle dit : « Recevez,
ô Père très-clément, cette offrande, ce faible présent, ce
73
premier don que votre petit Enfant vous offre aujourd'hui
de sa pauvreté. » L'Enfant-Jésus, étendant ses mains vers les oiseaux, levait
aussi les yeux au ciel, et, bien qu'il ne parlât pas encore, il les offrait avec
sa mère par ses mouvements ; et ensuite on les déposa sur l'autel.
Vous avez vu quels sont ceux qui
offrent; la Mère et le Fils. Un tel sacrifice, bien que chétif en apparence,
a-t-il pu être repoussé? Non sans doute ; mais il fut porté par la main des
Anges dans la cour céleste, accepté avec amour, et toute l'assemblée
bienheureuse en tressaillit de joie. La Vierge sainte partit ensuite de
Jérusalem et alla visiter Élisabeth, désirant voir Jean encore une fois, avant
que de s'éloigner de ces contrées. Allez aussi avec elle, sans jamais
l'abandonner, partout où elle ira, et aidez-la à porter l'Enfant-Jésus. Lors
donc qu'elle fut arrivée vers sa cousine, ce fut une grande fête surtout à cause
de leurs enfants. Ces enfants étaient aussi l'un pour l'autre l'objet d'une joie
mutuelle, et Jean, comme s'il eût été déjà doué d'intelligence, témoignait de
son respect pour Jésus. Recevez aussi dans vos bras Jean-Baptiste, car cet
enfant est grand en présence du Seigneur, et demandez qu'il vous bénisse. —
Après être demeurés quelques jours, ils se retirèrent dans l'intention de se
diriger sur Nazareth. Maintenant, si vous
74
voulez, d'après ce que nous avons dit, vous instruire dans
l'humilité et la pauvreté, vous le pouvez facilement en considérant, et cette
oblation, et ce rachat, et cette soumission à la loi.
Lors donc qu'ils s'avançaient
vers Nazareth, ne sachant rien des desseins de Dieu sur ce retour, et ignorant
qu'Hérode se préparait à faire mourir l'Enfant, l'Ange du Seigneur apparut en
songe à Joseph, et lui dit de fuir en Egypte avec l'Enfant et sa mère, parce
qu'Hérode voulait enlever la vie à l'Enfant (1). Joseph se réveillant, et
éveillant ensuite Marie, lui raconta ce qu'il venait d'apprendre. Se levant;
aussitôt, elle
75
voulut partir sans retard, car ses entrailles avaient été
ébranlées à cette nouvelle, et elle craignait de se rendre coupable de la
moindre négligence en ce qui concernait la vie de son fils. Ils se mirent donc
aussitôt en route au milieu de la nuit, et se dirigèrent du côté de l'Egypte.
Considérez et méditez ce qui vient d'être dit et ce que nous allons dire tout à
l'heure. Voyez comment ils emportent l'Enfant-Jésus au milieu de son sommeil;
témoignez-leur votre compassion et apportez ici toute l'attention dont vous êtes
capable, car vous trouverez à considérer beaucoup d'excellentes choses. —
D'abord, remarquez comment Notre Seigneur reçoit en sa personne, tantôt ce qui
peut réjouir, tantôt ce qui est un sujet d'affliction ; et lorsqu'il vous
arrivera quelque chose de semblable, ne vous montrez point impatiente ; car à
côté de la montagne, vous rencontrerez la vallée. Voilà que dans sa nativité,
Jésus-Christ est glorifié comme un pieu par les bergers, et peu de jours après,
il est circoncis comme un pécheur. Les Mages viennent ensuite et lui rendent les
plus grands hommages ; et néanmoins il demeure dans l'étable au milieu des
animaux; il pleure comme ferait l'enfant d'un homme ordinaire. Il est présenté
au temple ; Siméon et Anne l'exaltent avec éclat; et maintenant l'Ange lui
annonce qu'il faut fuir en Egypte. Vous pourrez encore tirer le même
enseignement de
76
beaucoup d'autres endroits de sa vie, et les rapporter à
notre instruction. Lors donc que vous éprouvez la consolation, attendez la
tribulation ; et lorsque vous avez la tribulation, croyez que la consolation est
peu éloignée. Ainsi nous ne devons ni nous laisser élever par l'une , ni nous
laisser abattre par l'autre; car le Seigneur nous donne des consolations, afin
de ranimer notre espérance et nous empêcher de nous éloigner de la voie ; il
nous donne des tribulations pour nous conserver dans l'humilité, afin que,
connaissant notre misère, nous demeurions toujours dans la crainte. Pensons donc
qu'en ces circonstances, notre Sauveur a agi ainsi pour notre instruction, et en
même temps pour n'être pas reconnu par le démon.
Considérez ensuite, par rapport
aux bienfaits et aux consolations de Dieu, que celui qui en est favorisé, ne
doit point se préférer à celui qui en est privé, et que celui qui en est privé,
ne doit point laisser son âme s'abattre, ni porter envie à celui qui en est
comblé. Je parle ainsi, parce que les entretiens de l'Ange avaient lieu avec
Joseph et non avec Marie, quoiqu'il fût de beaucoup inférieur à elle. Sachez
aussi, que celui qui reçoit ces faveurs, bien qu'il ne les reçoive pas suivant
ses désirs, ne doit point se montrer ingrat ni murmurer, puisque Joseph, qui
était si grand aux yeux de
77
Dieu, ne jouit des entretiens de l'Ange qu'en songe, et non
dans la plénitude de sa raison.
Remarquez, en troisième lieu,
comment le Seigneur permet que les siens soient soumis aux persécutions et aux
tribulations. C'était alors une tribulation bien grande pour Marie et Joseph, de
voir qu'on cherchât l'Enfant pour le mettre à mort. Que pouvaient-ils apprendre
de plus triste? C'était aussi pour eux une peine bien vive que cette fuite :
car, bien qu'ils sussent que Jésus était le Fils de Dieu, leur sensibilité
pouvait cependant être ébranlée, et ils pouvaient dire : « Seigneur Dieu
tout-puissant, qu'est-il besoin que votre Fils prenne la fuite? Ne pouvez-vous
le défendre en ces lieux? » C'était encore pour eux un sujet d'affliction,
d'être obligés d'aller dans un pays éloigné et inconnu, par des chemins
difficiles, pour eux surtout qui étaient si peu propres à voyager : Marie à
cause de sa jeunesse, Joseph à cause de son âge avancé; et l'Enfant lui-même
qu'ils devaient emporter, n'avait que deux mois. Il fallait demeurer dans une
terre étrangère ; ils étaient pauvres et ne possédaient rien. Ce sont autant de
sujets de douleur. Vous donc, lorsque vous êtes dans la tribulation, prenez
patience, et ne vous attendez pas que Jésus vous fera une grâce qu'il s'est
refusée à lui-même, et qu'il a refusée à sa Mère.
78
Quatrièmement, méditez sur la
bénignité du Seigneur. Vous voyez combien promptement il est en butte à la
persécution et forcé de fuir la terre où il a reçu le jour, et comme il cède à
la fureur de celui qu'il est en sa puissance de perdre en un instant. C'est là
une humilité profonde et une patience insigne; car il ne voulût ni rendre à son
persécuteur le mal qu'il en recevait, ni lui faire de la peine, mais seulement
se soustraire à ses embûches par la fuite. Ainsi sommes-nous tenus de ne point
opposer de résistance à ceux qui nous font des reproches, nous reprennent, nous
persécutent, mais de les supporter avec patience, de céder à leurs emportements,
et, qui plus est, de prier pour eux, comme le Seigneur nous l'enseigne ailleurs
en son Évangile (1). — Le maître fuyait donc devant le serviteur, et, qui plus
est, devant le serviteur du démon ; sa mère, jeune et d'une délicatesse extrême,
le portait en la société de saint Joseph, vieillard fort avancé en âge. Ils se
dirigeaient vers l'Egypte par un chemin sauvage, obscur, rempli de branchages,
rude et désert, par un chemin d'une longueur considérable. On dit que les
courriers mettent de douze à quinze jours à le parcourir ; pour Marie et Joseph,
il fallut peut-être deux mois et plus; car ils allèrent; dit-on,
79
par le désert que les enfants d'Israël traversèrent, ét où
ils demeurèrent durant quarante ans. Mais comment faisaient-ils pour porter de
quoi vivre avec eux Où trouvaient-ils à se retirer durant la nuit? Comment
prenaient-ils leur repos? les habitations sont rares en ce désert. Montrez-leur
donc votre compassion, car ils endurent une fatigue longue, pénible et
difficile, tant pour eux que pour l'Enfant. Accompagnez-les et aidez-les à
porter Jésus, et rendez-lui tous les services qu'il est en votre pouvoir de lui
rendre. Nous ne devrions pas regarder comme une peine de faire pénitence pour
nous-mêmes, quand nous voyons de tels personnages se soumettre si souvent pour
nous à des fatigues aussi considérables.
Quant à ce qui se passa dans le
désert et durant le voyage, je ne m'y arrêté pas; parce que nous n'avons aucun
récit authentique sur ce sujet. Lors donc qu'ils entrèrent en Egypte; toutes les
idoles de cette contrée tombèrent à la renverse , selon qu'il avait été prédit
par Isaïe (1). Arrivés à une ville appelée Héliopolis, ils y louèrent une maison
, et y demeurèrent pendant sept ans, comme des étrangers et des voyageurs, dans
la pauvreté et la gêne.
Mais ici se présente un sujet de
réflexion tout-à-fait
80
fait beau, pieux et propre à porter à la compassion.
Remarquez bien ce qui suit. Pendant un si long temps, où trouvaient-ils de quoi
soutenir leur vie? Comment vivaient-ils? Était-ce en mendiant? On lit de Marie
qu'elle gagnait ce qui était nécessaire à son entretien et à celui de son fils,
à l'aide de son fuseau et de son aiguille. Ainsi la reine du monde, véritable
amante de la pauvreté , s'occupait à filer et à coudre. Jésus et Marie aimèrent
la pauvreté avec passion et sous tous les aspects, ils lui gardèrent jusqu'à la
mort une fidélité inviolable. Mais la Vierge allait-elle elle-même par les
maisons demandant du travail et de quoi gagner sa vie? Sans doute, car il
fallait bien que l'on sût dans le voisinage, qu'elle s'employait à de tels
travaux; autrement, elle eût manqué d'ouvrage, et les femmes de l'endroit ne
pouvaient le deviner. Mais lorsque Jésus arriva à l'âge d'environ cinq ans, se
chargeait-il lui-même des commissions de sa mère? Allait-il demander pour elle
l'ouvrage qu'elle devait confectionner? Il devait en être ainsi, car elle
n'avait pas d'antre serviteur. Reportait-il l'ouvrage une fois terminé , et en
demandait-il le prix de la part de sa mère? L'enfant-Jésus, le Fils du Dieu
très-haut , ne rougissait-il pas de pareilles choses, et sa mère n'était-elle
point confuse de l'envoyer ainsi ? Mais qu'était-ce, lorsque reportant l'ouvrage
et en demandant
81
le prix, quelque femme superbe, querelleuse et emportée,
lui répondait par des injures, prenait l'ouvrage, mettait l'enfant à la porte
sans le payer, et qu'ainsi il s'en revenait à la maison les mains vides? Oh!
combien d'outrages cuisants les étrangers ont à dévorer! Et le Seigneur n'était
pas venu pour s'y . soustraire, mais bien pour s'y soumettre. Qu'était-ce donc
encore, si, rentrant à la maison et souffrant de la faim , comme il arrive aux
enfants , il demandait du pain alors que sa mère n'avait pas de quoi lui en
donner? Ces choses et autres semblables ne déchirèrent-elles pas profondément
les entrailles de Marie? Elle consolait son Fils par ses paroles et cherchait à
satisfaire ses besoins, selon qu'elle le pouvait ; elle retranchait même ce qui
était nécessaire à sa nourriture, afin de le conserver pour lui.
Vous pouvez méditer ce que je
viens de vous exposer et autres sujets semblables, touchant l'enfance de Jésus;
je n'ai fait que vous les indiquer. Pour vous, étendez-les et attachez-vous-y
selon que vous le jugerez à propos. Soyez petite avec le petit Enfant-Jésus, et.
ne dédaignez pas de faire sur lui des considérations si humbles et qui peuvent
sembler puériles. Car toutes ces choses donnent de la dévotion, augmentent
l'amour, allument la ferveur, excitent la compassion, confèrent la pureté et la
simplicité, alimentent la
82
force de l'humilité et de la pauvreté , entretiennent la
familiarité avec Jésus , établissent la conformité entre nous et lui, et élèvent
notre espérance.
Nous sommes impuissants , il est
vrai , à atteindre ce qui est sublime; mais ce qui est insensé en Dieu est plus
sage que toute la sagesse des hommes, ce qui est faible en lui l'emporte en
puissance sur toutes les forces de la terre. La méditation de pareils sujets
semble aussi être de nature à abaisser notre orgueil, à affaiblir notre cupidité
, à confondre notre curiosité. Voyez-vous que de biens en découlent? Soyez donc,
comme je vous. l'ai dit, petite enfant avec ce petit enfant; croissez à mesure
que vous le verrez croître, mais pourtant en vous conservant toujours dans
l'humilité ; suivez-le partout où il ira, et contemplez sa face en tout temps.
Mais n'avez-vous pas remarqué
aussi dans ce qui a été dit, combien fut laborieuse la pauvreté de ces saints
personnages? Combien elle était de nature à leur causer de la confusion? S'il
leur fallait chercher leur vie dans le travail de leurs mains, que dirons-nous
de leurs vêtements? Que dirons-nous des objets de leur ménage, des lits et
autres choses qui sont nécessaires dans une maison? Avaient-ils deux fois le
même objet? Possédaient-ils quelque chose de superflu, quelque chose de
remarquable? Tout cela est
83
contraire à la pauvreté , et quand même il eût été en son
pouvoir de le posséder, la Vierge, cette vraie amante de la pauvreté , n'en eût
point voulu. Mais au moins notre Souveraine, en travaillant de son aiguille ou
autrement, ne confectionnait-elle point par charité pour les autres, quelque
objet rare et curieux? Loin d'elle une pareille occupation ; qu'ils s'emploient
à des travaux semblables, ceux qui ne s'inquiètent nullement de perdre leur
temps! Elle ne pouvait dans une pauvreté aussi extrême consumer le sien en
frivolités, et l'eût-elle pu, qu'elle ne l'eût point fait. C'est là un vice
très-dangereux , et surtout de nos jours. Voulez-vous savoir comment? Remarquez
premièrement que le temps qui est accordé pour louer le Seigneur, est employé
contre lui-même en des futilités ; car un travail rare, prend beaucoup plus de
temps qu'il ne convient, et c'est déjà un grand mal. En second lieu, une
pareille occupation devient un motif de vaine gloire pour celui qui s'y
consacre. Oh ! combien de fois il regarde, passe et repasse en son esprit, alors
même qu'il est loin de son travail, alors qu'il devrait être appliqué à louer
Dieu, quelle belle oeuvre il est en train d'exécuter ; et par là , il se répute
quelque chose, il veut être considéré de même. C'est, en troisième lieu, une
cause d'orgueil, car c'est par un aliment semblable que le feu de la superbe se
nourrit
84
et s'embrase de plus en plus. De même que ce qui est
ordinaire et grossier entretient l'humilité , ainsi des travaux recherchés
entretiennent l'orgueil. Quatrièmement, c'est une occasion à l'âme de s'éloigner
de Dieu, « car, dit saint Grégoire, le coeur se détache d'autant plus de l'amour
supérieur qu'il se délecte en l'amour inférieur » Cinquièmement, c'est une
nourriture pour la concupiscence des yeux, une des trois auxquelles se
rattachent tous les péchés qui sont dans le monde. Car les curiosités ne servent
à rien autre chose qu'à repaître dans la suite vainement les regards. Or, autant
de fois l'oeil se nourrit vainement et se délecte en de semblables objets,
autant de fois celui qui en est l'auteur et celui qui en fait usage se rendent
coupables. Sixièmement, c'est un piège et une ruine pour beaucoup; car ceux qui
regardent de telles choses peuvent pécher de plusieurs manières, soit en ayant
un mauvais exemple qui les conduise au mal, soit en les contemplant avec
plaisir, soit en désirant quelque chose de semblable, soit en jugeant ceux qui
en font usage, soit en murmurant, soit en se livrant à la médisance. Pensez donc
combien de fois Dieu peut être offensé avant que cette curiosité soit détruite ;
or, celui qui a prêté
85
ses mains à un tel ouvrage est la cause de tout cela. C'est
pourquoi, si je vous priais de faire pour moi de pareils objets, ou si vous
saviez certainement que je dusse en faire usage, vous devriez me refuser votre
coopération; car on ne doit consentir au péché en aucune façon , et il faut
s'abstenir en toute manière de ce qui peut offenser Dieu. Mais combien donc vous
rendez-vous plus coupable si vous agissez ainsi de vous-même, par pure
complaisance, plus désireuse de plaire à la créature qu'au Créateur! C'est ainsi
que font ceux qui vivent selon le siècle, car de tels objets sont les ornements
du monde , et un blasphème contre Dieu. Mais ce qui m'étonne, c'est que celui
qui se propose de vivre avec une conscience pure, ose se prêter aussi à de
semblables occupations et se couvrir d'une pareille souillure. Vous voyez
combien de maux proviennent d'une telle recherche. Il y a encore quelque chose
de pire en une pareille affectation, c'est qu'elle est directement opposée à la
pauvreté, et que pardessus tout, elle est l'indice d'une âme légère, vaine et
inconstante. — Je me suis étendu longuement sur ces ornements recherchés, mais
c'est afin que vous les évitiez. Ayez donc soin de ne vous livrer jamais à de
tels travaux, de ne jamais faire usage de semblables objets : de la sorte, vous
vous préserverez du contact d'un serpent qui vous donnerait
86
la mort. Cela ne veut pas dire pourtant, qu'il ne soit
jamais permis d'exécuter quelque bel ouvrage surtout en ce qui peut servir au
culte divin, mais cependant il faut toujours se tenir souverainement en garde
contre toute attache désordonnée, contre toute complaisance intempestive, et en
conserver son âme fortement éloignée. Touchant cette recherche, saint Bernard
s'exprime ainsi : « Quels profits, je vous demande, rapportent au corps de vains
spectacles? Quel avantage confèrent-ils à l'âme? Assurément, vous ne trouverez
rien en l'homme qui en retire quelque utilité. C'est une consolation tout-à-fait
frivole, vaine et futile, et je ne sais si je pourrais souhaiter quelque chose
de plus affligeant que d'avoir toujours selon ses désirs, à celui qui, fuyant la
paix d'un repos délectable, trouve son bonheur dans une recherche pleine
d'inquiétude »
Mais revenons à notre
Souveraine, que nous avons laissée en Égypte. Nous nous sommes éloignés d'elle,
afin de flétrir ce vice maudit de la curiosité. Considérez-la dans ses
occupations, travaillant de l'aiguille, filant, tissant; et néanmoins elle a le
soin le plus vigilant de son fils et du maintien de sa maison; elle
87
est toujours appliquée, autant qu'elle le peut, aux veilles
et à la prière. Vous donc, compatissez-lui de tout votre coeur, et remarquez que
ce n'est pas du tout; gratuitement, que la Reine des cieux en a obtenu l'empire.
Il arrivait aussi peut-être que quelques femmes riches et bonnes, voyant sa
pauvreté, lui faisaient quelques dons, qu'elle recevait avec humilité et actions
de grâces.
En même temps , le saint
vieillard Joseph s'emploie de son côté aux travaux de son état. Vous avez donc
de toute part matière à une grande compassion. Laissez-vous y aller pendant
quelque temps; ensuite demandez la permission de vous retirer après avoir reçu à
genoux la bénédiction d'abord de l'Enfant-Jésus, puis de sa mère et de Joseph,
et dites-leur adieu en versant des larmes et en leur témoignant la part que vous
prenez à leurs peines : ils sont bannis et ils demeurent, sans l'avoir mérité,
exilés loin de leur patrie ; et c'est pendant sept ans qu'il leur faudra résider
en ce lieu, et y gagner leur vie à la sueur de leur front.
88
Sept années étant accomplies
depuis que le Seigneur était en Egypte, l'Ange apparut en songe à Joseph et lui
dit : « Prenez l'enfant et sa mère et allez dans la terre d'Israël, car ceux
qui cherchaient la vie de l'enfant sont morts. Il prit donc l'enfant et sa
mère et revint dans la terre d'Israël. Lorsqu'il en approchait, ayant appris qu'Archélaüs,
fils d'Hérode, régnait en ces lieux, il craignit d'aller jusque-là. Averti de
nouveau par l'Ange, il se retira en Galilée, dans la ville de Nazareth (1). » Ce
retour eut lieu vers la fête de l'Epiphanie, c'est-à-dire le second jour, comme
on le lit dans le martyrologe.
Vous voyez encore ici comment le
Seigneur, ainsi que je vous l'ai dit dans le chapitre précédent, se plaît à ne
donner que des consolations et des révélations
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complètes, et non aussi entières que notre désir les
demanderait. Ce qui se passe en cette circonstance, vous est une preuve nouvelle
de cette vérité, car c'est en songe et non ouvertement pendant le réveil qu'ont
lieu ces apparitions; ce n'est pas d'un seul coup, mais en deux fois que Joseph
apprend où il doit aller. Et la Glose dit que le Seigneur en agit de la sorte ,
parce que la fréquence de ses visites nous donne une certitude plus grande. Au
reste, quelles qu'elles soient, nous devons les regarder comme ayant une grande
valeur et en demeurer reconnaissants, car, pour ce qui est de son côté, notre
Seigneur fait toujours ce qu'il sait nous être le plus utile.
Maintenant, appliquez-vous à ce
retour du Seigneur, et remarquez qu'il y a là un sujet abondant de pieuse
méditation. Revenez donc en Egypte pour y visiter l'Enfant-Jésus. Vous le
trouverez peut-être hors de la maison, au milieu des autres enfants ; mais
aussitôt qu'il vous apercevra, il viendra au-devant de vous, car il est plein de
bénignité, d'affabilité et d'empressement. Pour vous, prosternez-vous, baisez
ses pieds, prenez-le lui-même dans vos bras , et reposez-vous un peu avec lui ;
ensuite il vous dira sans doute : « Nous avons reçu la permission de retourner
en notre pays ; c'est demain que nous devons partir d'ici. Vous êtes arrivée à
la bonne heure, car vous reviendrez
90
avec nous. » Répondez-lui vivement que vous avez une grande
joie d'une telle nouvelle; que vous désirez le suivre partout où il ira; et
réjouissez-vous en vous entretenant de la sorte avec lui.
Je vous l'ai déjà dit, de
pareilles considérations peuvent sembler puériles à méditer ; mais on en retire
un grand profit, et elles nous amènent à des choses plus élevées. Jésus vous
conduira ensuite vers sa Mère, et il lui rendra ses hommages avec empressement.
Pour vous, fléchissez les genoux, faites-lui une profonde révérence ainsi qu'au
saint vieillard Joseph, et reposez-vous avec eux.
Le lendemain matin, vous verrez
quelques excellentes femmes, et même quelques hommes venir, afin de les
accompagner jusqu'aux portes de la ville, en mémoire du séjour saint et
pacifique, qu'ils ont fait au milieu d'eux. En effet, ils avaient annoncé dans
le voisinage, plusieurs jours à l'avance, qu'ils allaient partir, car il n'était
pas convenable qu'ils sortissent de ce lieu à la dérobée. Il en fut autrement,
il est vrai, quand ils vinrent en Égypte ; mais alors, ils craignaient pour la
vie de l'Enfant.
Les voilà donc en marche :
Joseph précède avec les hommes, et la Vierge suit de loin avec les femmes. Pour
vous, prenez l'Enfant par la main et placez-vous au milieu de cette troupe
devant la Mère, car elle ne
97
permet pas que son fils vienne après elle. Lorsqu'ils sont
à la porte, Joseph ne souffre pas que ces hommes l'accompagnent plus loin. Alors
un d'entre eux, qui était riche , compatissant à leur pauvreté, appelle l'Enfant
afin de lui donner quelques deniers pour les dépenses du voyage. L'Enfant rougit
de les recevoir; cependant, par amour pour la pauvreté , il tend la main, prend
l'argent modestement et remercie. Plusieurs de ceux qui étaient présents lui
firent aussi leurs offrandes. Il est appelé ensuite par les femmes qui font de
même. La Mère ne rougit pas moins que son Fils; cependant elle remercie
humblement. Vous pouvez véritablement leur compatir, en voyant que celui à qui
appartient la terre et tout ce qu'elle renferme, a choisi pour lui, pour sa mère
et son père nourricier, une misère si rigoureuse et qu'il a vécu dans une si
grande détresse. La sainte pauvreté brille en eux du plus vif éclat, et ils nous
la montrent toute digne de notre amour et de notre imitation. Enfin, après avoir
offert leurs remercîments, ils disent adieu à tout le monde, et se mettent en
route.
Mais comment reviendra ce Jésus,
cet enfant si tendre encore ? Pour moi, le retour semble encore plus difficile
que la venue : quand il vint en Egypte, il était si petit qu'on pouvait le
porter; maintenant il est si grand qu'il ne saurait l'être, et si petit qu'il ne
saurait.
92
marcher lui-même. Mais peut-être quelqu'un de ces hommes
excellents lui donna-t-il ou du moins lui prêta-t-il un âne sur lequel il pût
revenir. O Enfant charmant et délicat, Roi du ciel et de la terre ! combien vous
avez souffert pour nous, et comme vous avez commencé de bonne heure ! C'est bien
justement que le prophète s'est écrié en parlant de votre personne : « Je
suis pauvre et dans les peines depuis ma plus tendre jeunesse (1). » Vous
avez pris sur vous en tout temps la détresse la plus grande, les travaux
pénibles et les souffrances du corps ; vous avez eu comme de la haine pour vous
à cause de nous. Assurément cette fatigue, dont nous nous occupons en ce moment
eût dû suffire pour notre rédemption.
Prenez donc l'Enfant-Jésus et
placez-le sur son âne; conduisez-le vous-même fidèlement, et lorsqu'il voudra
descendre, recevez-le avec joie dans vos bras, gardez-le quelques instants, au
moins jusqu'à ce que sa Mère soit arrivée, car elle marche plus lentement. Alors
l'Enfant ira la trouver, et ce sera pour la Mère un grand repos que de recevoir
son Fils.
Ils s'avancent donc et marchent
à travers le désert par lequel ils sont venus, et, pendant ce voyage, vous
pourrez leur compatir, car ils goûtent peu de repos.
93
Considérez comme ils sont fatigués et abattus parla peine,
tant du jour que de la nuit. Arrives aux confins du désert, ils y trouvèrent
Jean-Baptiste, qui avait déjà commencé à faire pénitence, bien qu'il ne fût
coupable d'aucun péché. On dit que l'endroit du Jourdain où Jean baptisa, est
celui qui fut traversé par les Israélites quand ils vinrent de l'Egypte par ce
désert, et que c'est proche de ce lieu, dans le même désert, qu'il fit
pénitence. Ainsi , il est possible que l'Enfant-Jésus, passant par là à son
retour, l'ait rencontré. Considérez donc comment il les reçut avec empressement,
comment, demeurant quelque temps en ce lieu, ils mangèrent avec lui, les
aliments grossiers dont il faisait sa nourriture ; et enfin comment, après avoir
puisé ensemble une immense force d'esprit, ils lui dirent adieu. Et vous, à
l'arrivée et au départ, mettez-vous à genoux devant Jean-Baptiste, baisez ses
pieds, demandez-lui qu'il vous bénis se, et recommandez-vous à lui ; car cet
enfant est parfait, et tout à fait admirable dès son berceau. C'est lui qui l'ut
le premier ermite, le principe et la voie de ceux qui veulent pratiquer la vie
religieuse. Il fut vierge sans la moindre tache, prédicateur illustre, plus que
prophète et martyr glorieux.
La sainte famille, traversant
ensuite le Jourdain, arriva à la maison d'Élisabeth, et ce fut pour tous une
fête pleine de joie et d'allégresse. C'est en ce lieu que
94
Joseph, apprenant qu'Archélaüs, fils d'Hérode, régnait en
Judée, craignit, et qu'averti en songe par l'Ange, il se retira avec Marie et
Jésus en la ville de Nazareth.
Voilà que nous avons ramené
Jésus de l'Égypte. A son arrivée, accourent les soeurs de Marie et ses autres
parents et amis, afin de les visiter. Quant à eux, ils établissent leur séjour à
Nazareth, et y mènent une vie pauvre. Désormais, jusqu'à la douzième année de l'Enfant-Jésus,
on rie lit plus rien de lui. On dit pourtant, et c'est une chose vraisemblable,
qu'on voit encore la fontaine où le divin enfant allait puiser de l'eau polo sa
Mère ; car l'humble Seigneur rendait à Marie de pareils services, attendu
qu'elle n'avait point d'autre serviteur que lui. Vous pouvez aussi vous
re-présenter Jean l'évangéliste, venant dans cette demeure avec sa mère, qui
était saur de la mère de Jésus. Il avait alors cinq ans, car on lit de lui qu'il
mourut la soixante-septième année après la Passion du Seigneur et la
quatre-vingt-dix-neuvième de son âge; et ainsi, au temps de la Passion, il avait
trente et un ans, alors que Jésus en avait trente-trois ou un peu plus. Comme à
son retour le Seigneur avait sept ans, Jean devait en avoir cinq. Considérez-les
réunis ensemble, et conversant, selon que Dieu vous l'inspirera; car c'est jean
qui, dans la suite, fut le disciple que Jésus aimait d'un amour plus intime.
Lorsque Jésus fut âgé de douze
ans, il monta à Jérusalem, selon la coutume et le précepte de cette fête, qui
durait huit jours. Ce divin enfant se livre ainsi aux fatigues de longs voyages,
et il va pour honorer son Père céleste dans les fêtes qui lui sont consacrées ;
car il y a un amour extrême entre le Père et le Fils. Mais celui-ci ressentait
une affliction plus grande, une douleur plus acerbe, du déshonneur que son Père
recevait des péchés sans nombre qui se commettaient, qu'il n'éprouvait de joie
des honneurs qui lui étaient rendus en ce jour, et des pompes extérieures de
cette solennité. Le Seigneur de la loi était donc le fidèle observateur de la
loi, et il se tenait humblement parmi les autres comme un pauvre ordinaire.
Les jours de la fête étant
terminés, et ses parents se retirant, Jésus demeura à Jérusalem. Apportez toute
votre attention, et considérez-vous comme présente
96
à tout ce qui se dit et se fait, car il y a là un sujet de
méditation tout-à-fait pieux et profitable. Je vous ai déjà dit que Nazareth où
le Seigneur demeurait, est à quatorze ou quinze milles environ de Jérusalem.
Lors donc que sa Mère et Joseph, s'en retournant par des chemins divers,
arrivèrent le soir au lieu où la marche de ce jour se terminait, et où ils
devaient passer la nuit, Marie voyant que Joseph était sans Jésus, qu'elle
croyait avec lui, lui demande : « Où est l'Enfant? — Je ne le sais pas, répondit
Joseph ; il n'est pas revenu avec moi ; je pensais qu'il s'en était retourné
avec vous ». Alors Marie, saisie d'une douleur indicible, s'écria avec larmes :
« Il n'est point revenu avec moi. Je vois que je n'ai pas
bien gardé mon fils ». Et elle se mit à aller promptement
par les maisons, et les parcourut toutes ce soir même , avec la modestie la plus
convenable , demandant à chacun s'il n'avait point vu son fils. A peine se
sentait-elle, tant la véhémence de sa douleur et l'ardeur de son désir étaient
grandes. Joseph la suivait en pleurant. Ne l'ayant point trouvé , jugez
vous-même quel repos ils pouvaient prendre, surtout Marie qui l'aimait plus
profondément encore. Bien que ses amis cherchassent à fortifier son courage ,
elle ne pouvait cependant se consoler. En effet que n'était-ce point pour elle
que la perte de Jésus? Considérez-la
97
bien et ayez pour elle une compassion profonde, car son âme
est dans l'angoisse, et dans une angoisse telle que depuis sa naissance jusqu'à
ce jour, elle n'avait jamais rien éprouvé de semblable.
Ne nous troublons donc point
quand nous sommes sous le coup des tribulations , puisque le Seigneur n'a pas
épargné sa propre mère. Il permet qu'elles arrivent aux siens , et elles sont
des signes de son amour. Pour nous, il nous est avantageux de passer par là.
Enfin Marie, se renfermant dans
sa chambre , eut recours à la prière et aux gémissements. Elle s'adressa à Dieu
en ces termes : « O Dieu ! Père éternel, plein de clémence et de bénignité, il
vous a plu de me donner votre Fils, mais voilà que je l'ai perdu; je ne sais où
il est; daignez me le rendre. O mon Père ! délivrez-moi d'une pareille amertume
, et montrez-moi mon Fils. Regardez, ô mon Père ! l'affliction de mon cœur , et
non ma négligence ; j'ai agi avec imprudence, mais je l'ai fait sans le savoir.
A cause de votre bonté, rendez-le-moi, car je ne puis vivre sans lui. O mon Fils
bien-aimé ! où êtes-vous? Que vous est-il arrivé? Où avez-vous choisi votre
demeure? Êtes-vous retourné dans le ciel vers votre Père? Je sais bien que vous
êtes Dieu, que vous êtes le Fils de Dieu; mais comment ne
98
m'auriez-vous pas averti d'un pareil dessein? Seriez-vous
tombé dans des embûches qu'on vous aurait tendues? Je sais que vous êtes
véritablement
homme et né de moi ; je sais que déjà Hérode vous a cherché
pour vous faire mourir, et qu'alors je vous portai en Egypte. O mon Fils ! que
votre Père vous garde de tout malheur ! Indiquez-moi où vous êtes, et j'irai à
vous; ou bien, revenez à moi. Pardonnez-moi pour cette fois; car jamais il ne
m'arrivera d'avoir la moindre négligence à votre égard. Me suis-je rendue
coupable de quelque offense vis-à-vis de vous, ô mon Fils? Pourquoi donc vous
êtes-vous retiré de moi? Depuis votre naissance
jusqu'à ce jour, je n'ai jamais été séparée de vous; je
n'ai jamais pris ni nourriture ni sommeil, éloignée de vous; c'est pour la
première fois que j'ai à déplorer votre absence. Me voilà sans vous, et je ne
sais comment il a pu en arriver ainsi. Vous savez que vous êtes mon espérance,
ma vie, tout mon bien, et que je ne puis être sans vous; indiquez-moi donc où
vous êtes, et dites-moi comment je pourrai vous trouver. »
Ainsi durant la nuit, se livrait
à l'angoisse sur son Fils bien-aimé, la Mère de Jésus. Le lendemain de grand
matin, elle sortit de sa maison avec Joseph , et ils le cherchèrent encore dans
les environs, car il y
99
avait plusieurs chemins pour revenir de Jérusalem , de même
que pour revenir de Sienne à Pise on peut prendre sa route par Puy-Bonnichi ou
par Colle ou d'autres lieux. Le jour suivant, ils parcoururent d'autres chemins,
le cherchant parmi leurs parents et leurs amis. Et ne le trouvant point, sa Mère
était plongée dans une anxiété si profonde qu'on eût dit qu'elle eût perdu tout
espoir, et que rien ne pouvait la consoler. Enfin le troisième jour, retournant
à Jérusalem, ils le trouvèrent dans le temple assis au milieu des docteurs. En
le voyant, Marie fut pénétrée de la joie la plus vive , et , se mettant à genoux
, elle rendit grâces à Dieu en versant des larmes de bonheur. Or, l'Enfant-Jésus
apercevant sa Mère , vint à elle , et elle le reçut dans ses bras , le pressa
contre son coeur, l'embrassa avec ivresse , colla son visage sur le sien , le
tint quelques temps contre son sein, et se reposa ainsi en lui; car, dans ce
premier moment, la grandeur de sa joie l'empêchait de proférer aucune parole.
Ensuite arrêtant ses regards sur lui, elle lui dit : « Mon Fils, pourquoi
avez-vous agi ainsi à notre égard? Votre père et moi nous vous cherchions en
pleurant. » — Et pourquoi me cherchiez-vous ? leur répondit-il. Il faut
que je m'emploie aux choses qui regardent le service de mon Père ». Mais ils
ne comprirent point cette parole. Sa mère
100
lui dit donc : « Mon Fils, nous allons retourner en notre
maison, ne voulez-vous point revenir avec nous? — « Je ferai, reprit-il, ce qui
vous sera
agréable. » Et il revint avec eux à Nazareth.
Vous avez vu l'affliction de
Marie en cette circonstance; mais que devint cet Enfant durant ces trois jours.
Regardez-le attentivement : comment il se rend vers quelques-uns des lieux où
l'on recevait les indigents; comment il demande avec modestie à y être reçu;
comment Jésus, pauvre, mange et demeure avec les pauvres. Regardez-le assis au
milieu des docteurs, les écoutant avec un visage calme, où reluit la sagesse et
le respect. Il les interrogeait comme s'il eût ignoré, mais il le faisait par
humilité, et aussi pour qu'ils n'eussent point à rougir, en écoutant ses
réponses admirables.
Vous pouvez considérer dans ce
qui vient d'être dit, trois choses dignes de remarque.
Premièrement, c'est que celui
qui veut s'attacher à Dieu, ne doit point demeurer parmi ses parents, mais s'en
éloigner. L'Enfant-Jésus s'est séparé d'une Mère qu'il aimait tendrement,
lorsqu'il voulut s'appliquer aux oeuvres de son Père. On le chercha ensuite,
mais on ne le trouva ni parmi ses parents, ni parmi ses amis.
Secondement, c'est que celui qui
veut vivre
401
spirituellement, ne doit point s'étonner s'il sent son âme
aride, s'il lui paraît qu'il est abandonné de Dieu, puisqu'il en est arrivé
ainsi à la Mère de Dieu elle-même. Qu'il ne se laisse donc point défaillir en
son esprit, mais qu'il cherche avec empressement son Seigneur en persévérant en
de saintes méditations et dans les bonnes oeuvres, et il le retrouvera.
Troisièmement, c'est qu'on ne
doit point s'attacher à son propre sentiment ou à sa volonté particulière. Le
Seigneur avait dit qu'il fallait qu'il s'occupât aux oeuvres de son Père, et il
changea de dessein, suivit la volonté de sa Mère, s'en retourna avec elle et
saint Joseph, et il leur était soumis, en quoi vous pouvez encore admirer son
humilité, dont nous parlerons bientôt plus abondamment.
Le Seigneur Jésus étant donc
sorti du temple, et revenu de Jérusalem avec ses parents en la ville de
Nazareth, leur était soumis, et, il demeura avec eux
102
depuis ce moment jusqu'au commencement de sa trentième
année. On ne trouve point dans les Ecritures qu'il ait fait quelque chose durant
tout ce temps, ce qui semble tout-à-fait étonnant. Que pourrons-nous donc
admirer en lui, et quelles oeuvres nous figurerons-nous qu'il ait faites?
S'est-il tenu oisif durant un si long temps, en sorte qu'il n'y ait en cette
partie de sa vie rien qui mérite d'être raconté ou écrit? S'il avait agi,
pourquoi n'en serait-il point parlé, comme de ses autres actions? Cela semble
donc tout-à-fait extraordinaire.
Mais apportez ici toute votre
attention, car vous pourrez voir bien clairement qu'en ne faisant rien il fit
des choses admirables. Tout dans sa conduite est plein de mystère. De même qu'il
agissait par vertu, de même il se taisait, se reposait, se séparait de tout par
vertu.
Ce Maître suprême, devant donc
un jour enseigner les vertus et le chemin de la vie, a commencé dès sa jeunesse
à accomplir des oeuvres de vertu, mais d'une manière admirable, inconnue et
inouïe aux temps qui avaient précédé , c'est-à-dire en se montrant aux yeux des
hommes, abject, insensé et inutile, ainsi que vous pouvez vous le figurer
dévotement et sans aucune témérité. Cependant, dans cette méditation, je ne
prétends rien affirmer, et c'est ce que je fais quand je n'ai point pour appui
les Ecritures ou les
103
Docteurs : je vous en ai averti dès le commencement.
Jésus se séparait donc de la
société et des entretiens des hommes. Il allait à la synagogue, comme nous
dirions à l'église; il y restait longtemps en oraison , mais à l'endroit le
moins en évidence. Il revenait ensuite à la maison, y demeurait avec sa Mère, et
aidait quelquefois son père nourricier dans ses travaux. Il passait, allant et
revenant parmi les hommes, comme s'il n'eût vu personne. Tous étaient dans
l'étonnement qu'un jeune homme qui promettait autant, ne fît rien qui semblât
digne de louange; ils attendaient de lui des choses merveilleuses, et qui
décelassent un homme habile. Car, lorsqu'il était enfant il croissait en âge et
en sagesse devant Dieu et devant les hommes; mais depuis l'âge de douze ans
jusqu'à sa trentième année et au-delà, on ne vit plus dans ses oeuvres rien qui
annonçât la capacité ni l'aptitude. Aussi, on s'étonnait, on se moquait de lui
et l'on disait : « C'est un être inutile et un idiot, c'est un homme de néant,
un sot et un insensé ». Il n'apprit pas même à lire, et c'était un proverbe
parmi ses concitoyens : qu'il était grand de taille et faible d'esprit.
Cependant, il tenait si fortement à ce genre de vie, il y persévérait avec tant
de constance que tous communément le regardaient comme un être vil et
104
abject. C'était bien en effet ce que le prophète avait dit
en parlant de lui : « Je suis un ver de terre et non un homme; je suis
l'opprobre des hommes et l'abjection de mon peuple (1).»
Vous voyez donc ce qu'il opérait
en ne faisant rien. Il se rendait, comme je l'ai dit, vil et abject aux yeux de
tous. Mais cela vous semble-t-il peu de chose? Pour lui, il n'en avait aucun
besoin; mais il n'en était pas ainsi de moi. Assurément je n'estime rien de plus
grand parmi nos actions, et je ne connais rien de plus difficile. Il me semble
être parvenu à un degré très-élevé, celui qui du fond du coeur et sincèrement
sait vaincre et dominer de telle sorte son esprit et les prétentions superbes de
la chair, qu'il ne veut plus être considéré comme quelque chose, mais se réjouit
d'être regardé comme méprisable et digne de dédain ! Il est plus glorieux d'agir
ainsi que de s'emparer des villes par son courage, selon ces paroles de Salomon
: « L'homme patient l'emporte sur l'homme fort, et celui qui commande à son
coeur, sur celui qui sait prendre les villes dans un combat (2) ». Ne vous
imaginez donc pas avoir fait quelque chose, jusqu'à ce que vous soyez parvenus à
ce degré. En effet, puisque, selon la parole du Seigneur, nous sommes
105
véritablement des serviteurs inutiles (1), alors que nous
avons bien fait toute chose : jusqu'à ce que nous soyons arrivés à ce degré
d'abjection, nous ne sommes rien véritablement, mais nous demeurons et nous
marchons dans la vanité. C'est ce que l'Apôtre nous montre aussi très-clairement
, lorsqu'il nous dit : « Celui qui pense être quelque chose, alors qu'il
n'est rien, se trompe lui-même (2) ». Si vous me demandez pourquoi le
Seigneur Jésus agissait ainsi, je vous répondrai que ce n'était pas qu'il en eût
besoin , mais afin de nous instruire. Aussi serons-nous inexcusables si nous
demeurons sans intelligence. C'est vraiment une abomination de voir un
vermisseau, destiné à être la pâture des vers, s'enfler d'orgueil, après que le
Seigneur de toute majesté s'est humilié jusqu'à l'abjection.
Mais s'il semble absurde à
quelqu'un, que Jésus soit demeuré ainsi inutile, et s'il dit que les
Evangélistes ont omis beaucoup de choses, on peut lui répondre qu'il n'était pas
inutile de donner un exemple d'une vertu si grande; que c'était même d'une
utilité considérable; que c'était poser le fondement vrai et inébranlable de
toutes les vertus. D'ailleurs lui-même s'exprime en ces termes dans l'évangile
de saint Jean :
106
« Lorsque le paraclet que je
vous enverrai de la part de mon Père; sera venu, l'Esprit de vérité qui procède
du Père, il rendra témoignage de
moi , et vous en rendrez témoignage aussi, parce que
vous êtes avec moi dès le commencement (1) », c'est-à-dire : comme
prédicateurs. Et saint Pierre., lors de l'élection de saint Matthias : « Il
faut, dit-il, que nous choisissions un de ces hommes qui ont été en tout
temps en notre
compagnie, depuis le jour où le Seigneur a commencé à
converser avec nous jusqu'au jour où il s'en est séparé, en remontant jusqu'au
baptême de Jean (2) ». Mais alors Jésus commençait sa trentième année, et
Jean n'eût pas été son précurseur si la prédication du Seigneur eût commencé
auparavant. D'ailleurs, s'il eût prêché déjà, comment n'eût-il pas été connu de
ses voisins durant tant d'années , et cependant ils disaient : « N'est-ce
point là le fils du charpentier (3)? » Surtout lorsqu'il ne lui fallut dans
la suite que peu de jours pour être appelé fils de David par ceux qui
l'accompagnaient. Si donc, il eût commencé plutôt ses prédications, s'il se fût
rendu remarquable par quelque action considérable, les Evangélistes nous en
auraient rapporté quelque chose,
107
et ils ne se seraient point accordés à garder le silence
sur tout ce temps. Au reste, ce que j'avance semble être aussi le sentiment de
saint Bernard, ainsi que vous le verrez dans le prochain chapitre, où je cite
son autorité après celles que je viens de rapporter. Quoiqu'il en soit
d'ailleurs, de la vérité de cette assertion, je pense qu'on en peut tirer un
pieux sujet de méditation, comme nous allons le faire.
Le Seigneur Jésus, en agissant
ainsi, fabriquait donc le glaive de l'humilité, selon qu'il avait été dit par le
Prophète : « Ceignez votre glaive sur votre cuisse, ô vous qui êtes
très-puissant (1). » Et nul glaive ne lui convenait mieux pour terrasser son
superbe adversaire, que celui de l'humilité. Aussi, nous ne lisons pas qu'il se
soit servi de celui de sa grandeur , au temps où il en avait le plus besoin, je
veux dire au temps de sa Passion, mais plutôt de celui qui lui était opposé. Le
même Prophète, élevant ses plaintes vers. Dieu le Père en faveur de son Fils,
lui dit : « Vous avez éloigné la force de son glaive, et vous ne l'avez point
secouru au jour du combat (2). » Vous voyez donc que le Seigneur a commencé
par faire avant que d'enseigner, car il devait dire : « Apprenez de moi que
je suis doux et humble de cœur (3). » Il a
108
voulu d'abord le mettre en pratique, et ce n'était point
une apparence chez lui, mais une réalité ; car il était véritablement doux et
humble du fond du coeur. La feinte ne pouvait avoir en lui aucun accès ; mais il
s'établit et s'enfonça si profondément en l'humilité, l'abaissement et
l'abjection, il s'anéantit si parfaitement, aux yeux de tous les hommes,
qu'après qu'il eut commencé à prêcher et à enseigner la doctrine la plus élevée
et la plus divine, à opérer des oeuvres miraculeuses et pleines d'éclat, on ne
faisait aucun cas de lui, mais on le vilipendait, on se moquait de lui en disant
: « Qu'est-ce que cet homme ? N'est-ce point là le fils du charpentier
(1) ? » Et autres paroles semblables de dérision et de mépris. Et ainsi
s'accomplit en ce sens cette parole de l'apôtre : « Il s'est anéanti
lui-même, en prenant la forme d'un esclave (2). » Et non-seulement la forme
d'un esclave quelconque , mais d'un esclave inutile par sa vie humble et
méprisable.
Voulez-vous savoir avec quelle
puissance il s'est ceint de ce glaive, considérez chacun de ses actes ;
l'humilité y jette toujours un vif éclat. Vous l'avez reconnu dans ce que nous
avons dit déjà; rappelez-le en votre mémoire. Nous allons voir fréquemment en ce
109
qui va suivre, qu'il conserva à cette vertu une fidélité
qui va en s'augmentant jusqu'à sa mort, et même après sa mort, même après son
Ascension. En effet, n'est-ce pas à la fin de sa vie qu'il a lavé les pieds à
ses disciples ? Ne s'est-il pas humilié au-delà de tout ce qu'on peut imaginer
en souffrant le supplice de la croix ? N'est-ce pas après sa Résurrection ,
alors qu'il était glorifié, qu'il appela ses Apôtres, ses frères? « Allez,
dit-il à Madeleine, et dites à mes frères que je monte vers mon Père et
vers votre Père (1). » N'est-ce pas après son Ascension qu'il s'est adressé
à saint Paul comme à un égal, et qu'il lui a dit avec humilité : « Saul,
Saul, pourquoi me persécutez-vous (2)? » Il ne s'appelle pas du nom de Dieu,
et il appel Saul par son nom. N'est-ce pas assis sur le trône de sa majesté,
qu'il doit s'écrier au jour du jugement : « Toutes les fois que vous l'avez
fait à un de mes frères, les plus petits qui sont ici, c'est à moi que vous
l'avez fait (3)».
Ce n'est point sans raison que
Jésus a aimé autant cette vertu : il savait que, de même que l'orgueil est la
source de tout péché , de même l'humilité, est le fondement de tout bien et de
tout salut. Sans ce fondement, c'est en vain que l'on construit l'édifice. Aussi
110
n'ayez aucune confiance en votre virginité, en votre
pauvreté, en aucune de vos vertus ou de vos oeuvres, si elles ne s'appuient sur
l'humilité. C'est ici qu'il l'a mise au jour, c'est-à-dire qu'il a montré
comment elle peut, s'acquérir, et cela par l'humiliation et l'abjection de
lui-même à ses yeux et aux yeux de tous les hommes, par l'exercice continuel
d'actions qui respirent l'humilité. Allez donc, et faites de même si vous voulez
arriver à cette vertu ; car il faut que l'humiliation précède, c'est-à-dire
l'abaissement de soi-même et l'accomplissement assidu d'oeuvres humbles et
viles. — Voici comme en parle saint Bernard : « L'humilité, à laquelle
l'humiliation conduit sûrement, est le fondement de tout l'édifice spirituel.
L'humiliation est la voie de l'humilité, comme la patience l'est de la paix,
comme la lecture l'est de la science. Si vous désirez l'humilité, ne refusez pas
de marcher par la voie de l'humiliation; car si vous ne pouvez être humilié,
vous ne pourrez point parvenir jusqu'à l'humilité (1). » Et ailleurs : « Celui
dont les efforts tendent à ce qu'il y a de plus haut, doit avoir d'humbles
sentiments de soi-même, de peur qu'en s'élevant au-dessus de soi , il ne tombe
au-dessous, s'il n'est point solidement
111
affermi en soi-même par une vraie humilité. Et, comme les
grandes choses ne s'obtiennent jamais qu'au prix de cette vertu, voilà pourquoi
celui qui doit y arriver, est humilié par les châtiments et mérite ces faveurs
par son humilité. Lors donc que vous avez à subir l'humiliation, regardez cela
comme un signe heureux. C'est, en effet, la marque
de la grâce qui approche ; car, de même qu'avant sa ruine,
le coeur s'élève, de même avant d'être élevé, il est humilié. Vous lisez l'un et
l'autre dans l'Ecriture, à savoir : « Que Dieu résiste aux superbes, et qu'il
donne sa grâce aux humbles (1). » Et, un peu après, saint Bernard ajoute : «
C'est peu, lorsque Dieu nous humilie par lui-même, que nous l'acceptions
volontiers, si nous n'agissons de même lorsque Dieu nous humilie par le moyen
des autres. C'est pourquoi, considérez un exemple admirable de cette manière
d'agir dans le saint roi David : Un jour il fut maudit par un serviteur; mais il
fut insensible aux injures dont on l'accablait, car il pressentait la grâce. «
Quelle communauté d'intérêts
y a-t-il entre vous et moi, enfants de Sarvia (2)?
dit-il à ceux qui voulaient punir le coupable. » O homme vraiment selon le coeur
de Dieu, que cet
112
homme qui a jugé qu'il valait mieux se fâcher et se mettre
en colère contre ceux qui voulaient le venger que contre celui qui
l'outrageait ! » Aussi s'écriait-il avec une conscience assurée (1) : « Si
j'ai rendu le mal à ceux qui m'avaient injurié; je consens à succomber sous les
efforts de mes ennemis (2). » Contentons-nous, pour le moment, de ce qui
vient d'être dit de l'humilité.
Revenons à considérer les actes
et la vie du Seigneur Jésus, notre modèle, comme c'est notre but principal.
Tenez-vous donc, comme présente à tout, ainsi que je vous l'ai dit souvent.
Voyez cette famille bénie entre toutes, mais observant une pauvreté rigoureuse,
et menant une vie tout-à-fait humble. L'heureux vieillard Joseph tirait ce qu'il
pouvait de son état de charpentier. Marie trouvait quelques moyens de
subsistance, dans son aiguille et son fuseau ; elle s'occupait aussi des autres
charges de la maison, lesquelles sont multipliées, comme vous le savez bien ;
elle préparait à manger à son époux et à son Fils, et faisait toutes les autres
choses nécessaires en un ménage, car elle n'avait personne pour la servir.
Compatissez-lui donc, en la voyant ainsi travailler de ses mains. Compatissez
aussi au Seigneur Jésus,
413
qui l'aidait et s'employait avec empressement en tout ce
qu'il pouvait faire; car il n'est pas venu pour être servi, mais pour servir
(1), ainsi qu'il le dit. Il l'aidait donc à mettre leur petite table, à préparer
les lits, et dans les choses les plus communes qu'exige le soin d'une maison.
Contemplez-le s'acquittant avec perfection de ces humbles emplois, et tenez en
même temps vos regards attachés sur sa Mère. Considérez aussi comment ces trois
saints personnages mangent chaque jour ensemble, à une même table, nullement
inquiets d'avoir une nourriture exquise et recherchée, mais contents d'un repas
où se montrent la sobriété et la pauvreté. Après le repas, ils se livrent à des
entretiens où rien d'inutile et de vain n'apparaît, mais où respirent la sagesse
et l'Esprit-Saint; et ainsi l'esprit ne reçoit pas une nourriture moins
abondante que le corps. Après s'être de la sorte récréés quelques moments, ils
se retirent pour prier dans leurs petites cellules, car leur maison n'était pas
grande. Considérez ces chambres ; il y en a une pour chacun. Remarquez le
Seigneur Jésus qui, après avoir prié, se couche chaque soir sur la terre nue,
aussi humblement, aussi pauvrement, que le dernier d'entre les malheureux, et
cela pendant le cours d'un temps si long. Aussi
114
devriez-vous chaque soir le contempler en cet état sans
jamais vous lasser. — O Dieu caché, pourquoi affligiez vous ainsi votre corps
innocent? La fatigue d'une seule nuit devait suffire à la rédemption du monde.
C'était votre amour immense qui vous portait à agir ainsi; vous étiez consumé
d'un zèle dévorant pour la brebis perdue; vous vouliez la rapporter sur vos
épaules dans les pâturages célestes. O Roi des rois, Dieu éternel, c'est vous
qui subvenez à la misère de tous les hommes ; c'est vous qui leur donnez toutes
choses avec abondance, selon que l'exige la condition de chacun ; et vous avez
choisi pour vous une si grande pauvreté, un tel abaissement, tant de rigueur
dans vos veilles, dans votre sommeil, dans vos repas, dans vos jeûnes, dans tous
les autres actes de la vie, et cela pendant un temps si long ! Où sont donc ceux
qui cherchent le repos du corps? Ceux qui courent après les vêtements curieux et
brillants ? Ce n'est pas ainsi que nous avons été instruits à l'école de notre
Maître, nous qui soupirons après ces choses. Sommes-nous plus sages que lui ? Il
nous a enseigné, par ses paroles et par ses exemples, l'humilité, la pauvreté,
la mortification du corps et le travail. Suivons donc notre Maître suprême : il
ne veut point nous tromper ; il ne saurait se tromper; et ayant, selon la
doctrine de l'Apôtre, la nourriture et le vêtement, sachons nous
115
en contenter (1) : c'est assez pour subvenir convenablement
à ce qui nous est nécessaire; évitons la surabondance. Appliquons-nous aussi
continuellement, sans jamais nous relâcher et avec une vigilance entière, aux
exercices des autres vertus et au soin de notre avancement spirituel.
Jésus était donc parvenu à la
fin de sa vingt-neuvième année, ayant vécu aussi péniblement et aussi humblement
que nous l'avons raconté; alors il dit à sa Mère : « Il est temps que je m'en
aille, et que je glorifie mon Père en le faisant connaître ; il est temps que je
me montre, et que j'opère le salut du monde pour lequel mon Père m'a envoyé
ici-bas. Demeurez donc forte, ô bonne Mère, car je reviendrai bientôt à vous.
» Et le Maître de l'humilité, se mettant à genoux, lui demanda sa
116
bénédiction. Mais, s'agenouillant elle-même, et
l'embrassant avec larmes, elle lui dit, pleine de tendresse : « O mon Fils
béni! allez avec la bénédiction de votre Père et la mienne ; souvenez-vous de
moi, et ayez soin de revenir au plus tôt. » Il lui fit donc respectueusement
ses adieux, ainsi qu'à Joseph, son père nourricier, et il se dirigea de Nazareth
vers Jérusalem, pour se rendre au Jourdain, où Jean baptisait, en un lieu
éloigné de dix-huit milles de cette ville.
Le Maître du monde s'avance
seul, car il n'avait pas encore de disciples. Pour Dieu, contemplez-le avec
attention; voyez comment il poursuit sa marche sans aucune société , nu pieds,
pendant un voyage aussi long, et témoignez-lui une compassion profonde. O
Seigneur ! en quel lieu vous rendez-vous? N'êtes-vous pas au-dessus de tous les
rois de la terre? O Seigneur ! où sont donc les grands, les généraux, les
soldats, les chevaux, les chameaux, les éléphants, les chars, les serviteurs et
toute la suite de votre cour? Où sont ceux qui doivent vous environner et vous
défendre contre les abords indiscrets de la foule, comme c'est la coutume des
rois et des grands? Où sont et l'éclat des trompettes, et le retentissement de
tous les instruments de musique, et les étendards de votre royauté ? Où sont les
hommes qui vous précèdent, afin
117
de préparer les logements et tout ce qui est nécessaire en
pareil cas ? Où sont les honneurs et les pompes que nous autres vermisseaux
avons coutume de déployer en ces circonstances? Seigneur ! les cieux et la terre
ne sont-ils pas pleins de votre gloire ? Comment donc allez-vous ainsi sans nul
éclat? N'est-ce point vous qu'un million d'Anges s'empressent de servir dans
votre royaume (1)? N'êtes-vous point celui que mille millions d'esprits
environnent? Pourquoi donc vous avancez-vous ainsi sans que personne vous
accompagne, et foulant la terre de vos pieds nus? Mais vous n'ôtes pas dans
votre royaume; c'est là, je crois, la cause d'une telle conduite ; votre royaume
n'est pas de ce monde (2). Vous vous êtes anéanti en prenant la forme d'un
esclaves et non d'un roi ; vous vous êtes rendu comme un d'entre nous, étranger
et voyageur comme tous nos pères; vous vous êtes fait esclave, afin que nous
devinssions des rois; car vous êtes venu pour nous conduire à votre royaume; et
vous avez placé la voie devant nos yeux, afin que nous puissions y monter. Mais
pourquoi négligeons-nous de parcourir cette voie? Pourquoi ne vous suivons-nous
pas? Pourquoi ne nous humilions-nous point nous-mêmes ? Pourquoi
recherchons-nous et retenons-nous avec tant
118
d'ardeur les pompes et les honneurs, ce qui est vain et
caduc? Sans doute, parce que notre royaume est de ce monde ; parce que nous ne
nous considérons pas comme des voyageurs ; et ainsi, nous nous jetons, tête
baissée, dans tous ces maux. O pauvres enfants des hommes ! pourquoi
prenons-nous ce qui est vain pour ce qui est véritable, ce qui est débile pour
ce qui est inébranlable et assuré, ce qui finit avec le temps pour ce qui est
éternel? Pourquoi l'embrassons-nous avec autant d'ardeur? Assurément, ô bon
Jésus, si nous considérions bien fermement que nous ne sommes que des voyageurs
et des étrangers, nous vous suivrions facilement, et, nous bornant à ne prendre
de ces choses visibles que ce qui nous est absolument nécessaire, nous ne
mettrions aucun retard à courir après l'odeur de vos parfums ; nous serions
alors sans fardeaux ; nous regarderions ces choses passagères comme déjà
passées, et nous les mépriserions avec bonheur.
Le Seigneur Jésus s'avance donc
humblement en continuant sa marche de chaque jour, jusqu'à ce qu'il atteigne les
bords du Jourdain. Y étant enfin arrivé, il trouve Jean qui baptisait des
pécheurs, et une foule nombreuse qui était accourue à ses prédications ; car on
pensait qu'il était le Christ. Or, le Seigneur Jésus lui dit : « Je vous prie
de m'admettre au baptême
119
avec ces hommes. » Mais Jean l'ayant regardé, l'Esprit-Saint
le lui fit reconnaître ; et aussitôt, rempli de crainte, il lui dit : «Seigneur,
c'est moi qui dois recevoir le baptême de vos mains. » Jésus lui répondit :
« Laissez-moi faire pour cette heure; car c'est ainsi qu'il faut que
nous accomplissions toute justice Ne dites rien pour le moment et ne me faites
pas reconnaître : mon temps n'est pas encore venu; mais baptisez-moi. C'est
maintenant le temps de l'humilité : voilà pourquoi je veux accomplir toute
humilité. »
Méditez donc encore ici sur
l'humilité ; car c'est le lieu oit il nous faut en traiter : vous devez savoir
qu'en cet endroit la Glose dit : « L'humilité a trois degrés : le premier, c'est
de se soumettre à celui qui est plus élevé, et de ne pas se préférer à son égal;
le second, de se soumettre à son égal, et de ne pas se préférer à son inférieur;
le troisième, de se soumettre à son inférieur. C'est ce degré que Jésus-Christ
nous révèle aujourd'hui en sa personne ; et ainsi il a accompli toute humilité.
» Vous voyez combien s'est augmentée cette humilité depuis le dernier chapitre :
ici Jésus se soumet à son serviteur, il s'abaisse, tandis qu'il justifie
celui-ci, qu'il le glorifie.
120
Elle s'est accrue encore d'une autre manière : jusqu'à
présent, Jésus a vécu sans apparence, comme un homme inutile et abject; mais
aujourd'hui, il veut se montrer comme un pécheur, car Jean prêchait la pénitence
aux pécheurs ; il les baptisait, et Jésus est parmi eux ; il demande le baptême
en leur présence.
Voici ce que dit saint Bernard
sur cette circonstance : « Il est venu au baptême de Jean parmi la foule du
peuple ; il s'est présenté comme s'il eût été un homme ordinaire, lui qui seul
était sans péché. Qui le croirait le Fils de Dieu? Qui se douterait qu'il est le
Seigneur de toute majesté? O Seigneur ! vous vous humiliez profondément, vous
aimez trop à vous cacher; mais vous ne pourrez point tromper les regards de Jean
(1).» Ainsi parle saint Bernard.
Il est permis de dire la même
chose de la circoncision, parce qu'alors il voulut paraître un pécheur; mais en
ce jour il y a plus encore : c'est publiquement qu'il se montre ainsi, en
présence de la foule, et non aux yeux de quelques témoins seulement. Au moins,
n'y avait-il pas lieu d'appréhender, puisque son intention était de s'appliquer
bientôt à la prédication, qu'il ne fût méprisé comme un pécheur? Cette
considération
121
n'a pas empêché le Maître de l'humilité de s'humilier le
plus profondément possible. Il a donc voulu paraître ce qu'il n'était pas, pour
s'abaisser et se rendre méprisable, mais aussi pour nous instruire en même temps
; et nous, au contraire, nous voulons apparaître ce que nous ne sommes pas, afin
de nous attirer des louanges et des honneurs. S'il y a en nous quelque semblant
de perfection, nous en faisons parade; mais pour les défauts, nous les cachons,
alors que nous sommes vraiment pécheurs et méchants. Quelle est donc notre
humilité?
Écoutez, non point ma parole,
mais celle de saint Bernard sur ce sujet : « Il est une humilité que la charité
forme et enflamme ; il est une humilité que la vérité produit en nous, et elle
n'est point enflammée. Or, celle-ci consiste dans la connaissance ; celle-là
dans l'amour. Si vous vous considérez bien vous-même au flambeau de la vérité ,
si vous vous jugez sans vous flatter, assurément vous vous humilierez, et cette
connaissance vraie de vous-même vous rendra plus vil à vos yeux que vous ne
l'êtes, bien que peut-être vous ne consentiez pas à le paraître aux yeux des
autres. Vous serez donc humble, mais ce ne sera que l'oeuvre de la vérité, et
l'infusion de la charité ne paraîtra point encore. Car, si l'amour agissait sur
vous aussi efficacement
122
que la vérité qui, vous illuminant de son éclat, vous a
montré si véritablement et si salutairement ce que vous étiez , si , dis-je ,
l'amour agissait ainsi sur vous, nul cloute que vous ne voulussiez, autant qu'il
est en vous, que tous pensassent de vous comme la vérité vous a appris à en
penser vous-même ; j'ai dit que vous le voudriez autant qu'il est en vous, car,
le plus souvent, il ne convient pas que tous connaissent ce que nous savons de
nous-mêmes; la charité de la vérité et la vérité de <c la charité nous empêchent
de rendre public ce qui peut être un scandale à qui en serait instruit. Mais si
c'est par amour-propre que vous retenez au-dedans de vous le jugement de la
vérité, qui peut douter que vous n'ayez que peu d'amour pour elle, puisque vous
lui préférez votre intérêt particulier ou votre honneur? » Et plus loin : « Si
déjà vous êtes bien humilié en vous-même de cette humilité inévitable, que la
vérité qui sonde les reins et les
coeurs, imprime dans l'âme vigilante, appelez le secours de
votre volonté, et de nécessité faites vertu ; car il n'y a aucune vertu sans le
consentement de la volonté. C'est ce qui aura lieu si vous ne cherchez pas à
paraître au-dehors autrement que vous n'êtes intérieurement. S'il n'en est point
ainsi, alors craignez qu'on ne lise pour vous ces
123
paroles : « Il a agi avec tromperie en présence du
Seigneur, en sorte que son iniquité l'a rendu l'objet de sa haine (1) ». — «
Le double poids, dit l'Ecriture, est une chose abominable aux yeux de
Dieu (2) ». Quoi donc! dans la balance de la vérité vous vous dépréciez sans
rien craindre en secret, et, ensuite , usant au-dehors d'une autre mesure , vous
voulez vous vendre à nous à un poids plus considérable que vous n'avez été
marqué par la vérité? Craignez Dieu, et gardez-vous de faire une chose si
abominable, que de permettre à votre volonté de vous élever alors que la vérité
vous humilie : agir ainsi, c'est résister à la vérité, c'est combattre
contre Dieu. Acquiescez plutôt au Seigneur; que votre
volonté soit soumise à la vérité, et non-seulement qu'elle lui soit soumise ,
mais qu'elle lui soit dévouée. Est-ce que mon âme ne sera pas soumise à Dieu
(3) , dit, le Prophète? Mais c'est peu d'être soumis à Dieu, si vous ne l'êtes
aussi à toute créature sur la terre à cause de Dieu, soit à votre abbé, comme
revêtu du commandement, soit aux prieurs comme institués par lui. Je dis plus :
c'est à vos égaux que vous devez vous soumettre, c'est à vos inférieurs; car
il convient, dit le Seigneur,
124
que nous accomplissions toute justice. Prévenez,
vous aussi, celui qui est au-dessous de vous, si vous voulez être parfait en
justice; témoignez de la déférence pour votre inférieur, inclinez-vous devant
celui qui est moindre que vous (1). »
Ainsi parle saint Bernard, et il
ajoute ailleurs : « Quel est celui qui est juste, sinon celui qui est humble?
Lorsque le Seigneur se mettait dans les mains de Jean-Baptiste, son serviteur,
lorsqu'il s'abaissait devant lui, et que celui-ci tremblait devant sa Majesté »;
« Laissez, dit-il , car il convient que nous accomplissions toute
justice (2), faisant consister la consommation de la parfaite justice dans
la perfection de l'humilité. Le juste est donc celui qui est humble (3). »
Or, cette justice apparaît en
toute vérité dans l'homme humble, en ce qu'il rend à chacun ce qui lui est dû.
Il ne prend rien de ce qui est à autrui; mais il donne à Dieu la gloire, et il
retient pour lui l'abaissement. Vous comprendrez encore mieux cela, si vous
voulez considérer l'injustice de l'orgueil, qui s'empare pour son compte des
biens du Seigneur. Le même saint Bernard s'exprime ainsi sur ce point : « De
même que de grands maux ont coutume de sortir de
125
grands biens, lorsque nous nous servons des dons du
Seigneur, sans les considérer comme un présent de sa bonté, et sans lui en
renvoyer la gloire, de même ceux qui paraissent les plus grands à cause de la
grâce qu'ils ont reçue, sont réputés les plus petits à ses yeux pour ne la lui
avoir pas rapportée. Pour moi, je vous épargne. Je me suis
servi de paroles trop faibles lorsque j'ai dit : les plus grands , les plus
petits ; je n'ai point exprimé toute la vérité. J'ai voilé la disproportion
qui existe entre ces sortes de personnes , je la mettrai à nu; j'aurais dû dire
: les meilleurs et les pires. Car, véritablement et sans aucun doute, celui-là
est d'autant plus mauvais, qu'il est jugé meilleur; ce qui le rend meilleur, il
se l'attribue à soi-même. Et je dis que c'est la pire des choses. Si quelqu'un
dit (Dieu nous en préserve) : Je reconnais que c'est par la grâce de Dieu que
je suis ce que je suis (1) ; et qu'aussitôt il mette toute son occupation à
courir après la gloire , en raison de la grâce qu'il a reçue, n'est-il pas un
voleur et un larron? Qu'il écoute sa sentence, celui qui en
est là : « Serviteur méchant, c'est d'après vos paroles que je vous juge
(2). » Qu'y a-t-il
126
de plus méchant, en effet, qu'un serviteur qui usurpe la
gloire de son maître (1)? » Telles sont les paroles de saint Bernard.
Vous voyez comment la perfection
de la justice consiste dans l'humilité ; que c'est ainsi qu'elle ne ravit point
l'honneur qui est dû à Dieu, et qu'elle ne s'attribue point ce qui ne lui
appartient pas. Assurément, elle ne blesse pas non plus les droits du prochain.
Celui qui est humble ne juge personne, ne se préfère à aucun , se regarde comme
le plus petit entre tous, et choisit pour lui la dernière place. Saint Bernard
parle ainsi sur ce sujet : « Que savez-vous, ô hommes, si celui-là seul que vous
réputez le plus vil et le plus misérable de tous, celui dont vous avez en
horreur la vie criminelle et tout-à-fait abominable, que vous jugez pour cela
digne de vos mépris , que vous placez non-seulement au-dessous de vous, qui avez
la confiance peut-être de vivre dans la sobriété, la justice et la piété, mais
au-dessous de tous les scélérats comme le plus scélérat de tous; que savez-vous,
dis-je , si un jour, par un changement de la main du Très-Haut en sa personne ,
il ne sera pas meilleur que vous et eux? Si déjà il n'est pas ainsi dans la
pensée de Dieu, qui
127
est vérité ? Voilà pourquoi le Seigneur n'a pas voulu que
nous ne prissions qu'une place peu distinguée, ni même l'avant-dernière, ni que
nous fussions rangés parmi les derniers; mais asseyez-vous, dit-il, à
la dernière place (1), en sorte que vous soyez seul le dernier entre tous,
et que vous n'ayez pas la présomption , je ne dis pas de vous préférer, mais
même de vous comparer à aucun (2). »
Cette vertu d'humilité est
encore recommandée en un grand nombre d'endroits par le même saint Bernard ; car
c'est ainsi qu'il en parle : « C'est une mère glorieuse et sublime que la vertu
d'humilité qui mérite d'apprendre ce qui ne s'enseigne pas; qui est jugée digne
d'acquérir ce que la science ne peut donner; digne de concevoir du Verbe et par
le Verbe ce qu'elle-même est impuissante à expliquer par ses paroles. Pourquoi
cela? Ce n'est point qu'elle l'ait mérité, mais parce qu'il a plu qu'il en fût
ainsi au Père de Jésus-Christ, notre Seigneur, le Verbe époux de nos âmes, qui
est notre Dieu béni sur toutes choses dans tous les siècles (3) ». —
« L'humilité est une vertu par laquelle l'homme ,
fondé sur une vraie connaissance de soi-même,
128
devient vil à ses propres yeux (1) » — « La vertu
d'humilité seule est la réparation de la charité injuriée (2)». — « L'humilité
seule n'a point coutume de se glorifier, elle ignore la présomption, et n'est
point dans l'usage de disputer. Celui qui est vraiment humble, n'a point la
prétention de ne point errer; il ne cherche point à soumettre les autres à son
jugement. Or, l'humilité nous réconcilie avec Dieu, qui aime à la voir en nos
coeurs (3)». — « La vertu d'humilité a toujours coutume d'être l'amie intime de
la grâce divine. C'est la charité de Dieu qui, pour conserver en nous
l'humilité, fait que, plus on avance dans la vertu , moins on croit
avoir fait de progrès; et si quelqu'un arrive jusqu'aux
degrés les plus élevés de la vie spirituelle, il lui restera encore quelque
chose de l'imperfection du premier degré , en sorte qu'il croira à peine avoir
acquis même ce premier degré (4) ». — C'est une belle union
que celle de la virginité et de l'humilité. Elle ne plaît pas médiocrement,
cette âme dont
l'humilité recommande la virginité, et dont la virginité
sert d'ornement à l'humilité. Mais de quelle vénération, croyez-vous que sera
digne, celle dont la fécondité exalte l'humilité, et dont l'enfantement
129
consacre la virginité ? Vous avez entendu celle qui est
vierge; vous avez entendu celle qui est humble. Si vous ne pouvez imiter la
virginité de
celle qui est humble, imitez au moins l'humilité de la
Vierge. C'est une vertu digne de louanges que la virginité ; mais l'humilité est
plus nécessaire. Celle-là est conseillée, celle-ci est ordonnée. Vous êtes
invitée à l'une, on vous commande d'avoir l'autre. De l'une l'on vous dit : «
Que celui qui peut comprendre, comprenne (1) » ; de l'autre , au contraire :
« Quiconque ne deviendra point semblable à ce petit enfant , n'entrera point
dans le royaume des cieux (2) ». L'une reçoit donc une récompense, l'autre
est exigée. Vous pouvez vous sauver sans la virginité, vous ne le pouvez pas
sans l'humilité. L'humilité qui déplore la virginité perdue, peut, dis-je, être
agréable. Sans l'humilité, j'ose le dire, la virginité de Marie n'eût pas trouvé
grâce. « Sur qui, dit le Seigneur, reposera mon esprit, sinon sur celui qui est
humble et pacifique (3) ? » Si donc Marie n'eût pas été humble, l'Esprit-Saint
ne se fût point reposé sur elle , il ne l'eût point rendue mère; car comment
aurait-elle conçu de lui sans lui? Ainsi, il est clair que pour
130
qu'elle ait conçu du Saint-Esprit, il a fallu qu'il
regardât l'humilité de sa servante plutôt que sa virginité; ainsi, il est
certain encore que si la virginité a été agréable, c'est à l'humilité qu'elle a
dû cette faveur. Que dites-vous, ô vierge orgueilleuse? Marie oublie sa
virginité, elle se glorifie de son humilité; et vous , laissant de côté
l'humilité , vous vous complaisez dans votre virginité ! « Il a regardé,
dit-elle, la bassesse de sa servante (1) ». Quelle est celle qui tient ce
langage? C'est la Vierge vraiment sainte, la Vierge sobre, la Vierge dévouée.
Êtes-vous plus qu'elle? Votre dévouement est-il plus grand? Votre pureté
est-elle par hasard plus agréable que la pureté de Marie? Sera-t-elle suffisante
pour plaire sans l'humilité, quand la sienne ne l'a pu? Enfin, plus vous êtes
recommandable par le don singulier de la chasteté, plus vous vous faites injure
à vous-même, si vous souillez l'éclat de votre vie par le mélange de l'orgueil
(2) ». — « La charité, la chasteté, l'humilité, n'ont en apparence aucun éclat;
cependant elles en ont un réel, non médiocre, qui peut réjouir même les regards
de Dieu. Qu'y a-t-il de plus brillant que la chasteté qui a
rendu pur celui dont l'origine était impure, qui
131
d'un ennemi a fait un habitant de la maison, un ange de
celui qui n'était qu'un homme? L'homme pudique et l'ange différent, il est vrai,
entre eux; mais c'est par la félicité , et non par la vertu. Et si la chasteté
de l'un est plus heureuse dans son bonheur, celle de l'autre est empreinte d'une
force plus grande. La chasteté seule , dans ce lieu et ce temps où nous sommes
soumis à la mort, représente d'une certaine manière l'état glorieux de
l'immortalité. Seule, elle revendique pour soi, en repoussant les solennités
nuptiales, ce qui est en usage dans cette région bienheureuse, où l'on ne se
marie pas; et elle nous fait expérimenter en quelque façon cette vie céleste.
Cependant ce vase fragile que nous portons, ce vase avec lequel nous courons des
dangers fréquents, la chasteté le conserve dans un état de sanctification, comme
un parfum odorant conserve les cadavres contre les atteintes de la corruption.
Elle contient et enchaîne nos sens et nos membres, de peur qu'ils ne se
dissolvent dans le repos, qu'ils ne se corrompent dans leurs désirs et que les
voluptés de la chair ne les fassent
tomber en putréfaction... Cependant, de quelque éclat que
la chasteté semble briller par elle-même, saris la charité elle n'a ni prix ni
mérite. Et en cela rien d'étonnant : quel bien, en effet, offre
132
quelque valeur sans la charité ? La foi? Mais non, pas même
lorsqu'elle transporte des montagnes. La science? mais non, pas même celle qui
parle le langage des Anges. Le martyre? mais non, pas même, dit l'Apôtre, celui
ois je livrerai mon corps aux flammes (1). Sans elle aucun bien n'est considéré,
mais avec elle le plus léger ne saurait être rejeté.
La chasteté sans la charité, c'est une lampe sans huile :
ôtez l'huile , la lampe ne jette aucune éclat; enlevez la charité , et la
chasteté cesse de plaire. — Des trois vertus que nous nous sommes proposé de
traiter, il ne reste plus que l'humilité qui est tellement nécessaire aux deux
premières, que, sans elle, elles ne semblent point être des vertus. En effet,
c'est l'humilité qui nous fait obtenir la chasteté et la charité, et c'est aux
humbles que le Seigneur donne sa grâce L'humilité conserve aussi les vertus que
nous avons reçues, parce que l'Esprit de Dieu ne se reposera que sur celui qui
est pacifique et humble Elle consomme ce qu'elle a conservé, car la vertu
devient parfaite dans l'infirmité , c'est-à-dire dans l'humilité. Elle détruit
l'orgueil, cet ennemi de toute grâce et le commencement de tout péché , et elle
éloigne, tant de soi
133
que des autres vertus, sa tyrannie superbe. Et comme c'est
de tous les biens qui lui sont étrangers, quels qu'ils soient, que l'orgueil a
coutume
surtout d'accroître sa force, l'humilité seule, se plaçant
comme un avant fort et un rempart de toutes les vertus , résiste à sa malice et
court au-devant de sa présomption (1). »
Vous venez d'entendre du
très-véridique et très-humble saint Bernard, beaucoup de choses magnifiques sur
l'humilité. Appliquez-vous aussi à bien comprendre ce qu'il dit, en passant, des
autres vertus , et à le mettre en pratique. Mais revenons au baptême du
Seigneur. Lorsque Jean eut vu la volonté de Jésus, il se soumit et le baptisa.
Maintenant, considérez
attentivement votre Sauveur. Voilà que le Dieu de toute majesté se dépouille
comme le dernier des hommes; il est plongé dans les eaux pendant une saison
rigoureuse. Poussé par son amour pour nous, il opère notre salut en établissant
le sacrement de Baptême et en lavant nos crimes. Il prend donc pour épouse
l'Église universelle, et en particulier toutes les âmes fidèles ; car c'est dans
la foi du baptême que se forme notre union inséparable avec Jésus-Christ, le
Prophète ayant dit en sa personne :
134
« Vous deviendrez mon épouse
par la foi (1).» Voilà pourquoi cette solennité et. cette action sont
grandes et d'une utilité immense. Et si nous chantons qu'en ce jour l'Eglise
s'est unie à son céleste Epoux, c'est qu'en ce jour, il a lavé ses crimes dans
le Jourdain. En cette oeuvre excellente, toute la Trinité s'est manifestée d'une
manière singulière : l'Esprit-Saint est descendu et s'est reposé sur
Jésus-Christ en forme de colombe, et la voix du Père a fait entendre avec éclat
ces paroles : « C'est là mon, Fils bien-aimé en qui j'aimas mes complaisances
(2).» Saint Bernard s'écrie à cet endroit : « Écoutez-le, nous dit le Père : au
moins maintenant, Seigneur Jésus, daignez nous parler; vous en avez reçu le
pouvoir de
votre Père. Combien de temps, vous qui êtes la vertu et la
sagesse de Dieu, vous cacherez-vous parmi le peuple, comme un homme faible et
in-
sensé? Combien de temps, ô glorieux Roi, Roi du ciel!
souffrirez-vous qu'on vous appelle et qu'on vous croie le fils d'un ouvrier? En
effet, saint Luc rend témoignage qu'on le regardait encore comme le fils de
Joseph. O humilité de Jésus-Christ! combien tu confonds le superbe de ma vanité
! Je ne sais que peu de chose, et il me semble que je sais beaucoup ;
135
et je ne puis garder le silence. Je me laisse aller à mon
imprudence et à ma témérité ; je me montre avec orgueil plein d'empressement à
parler, prompt à enseigner et lent à écouter. Et Jésus-Christ lorsqu'il gardait
un silence si prolongé, lorsqu'il se cachait si soigneusement, craignait-il donc
la vaine gloire? Cependant qu'aurait-il pu redouter de ce
côté, lui qui est la vraie gloire du Père ? Il craignait néanmoins, mais non
pour lui ; il craignait pour nous ce qu'il savait être véritablement à craindre.
Il prenait des précautions pour nous, il nous instruisait ; sa bouche gardait,
le silence, mais ses oeuvres étaient une prédication, et déjà, par son exemple,
il criait ce qu'il a enseigné dans la suite par ses paroles : Apprenez
de moi que je suis doux et humble de cœur (1). J'ai appris bien peu de
choses de l'enfance du Seigneur, et jusqu'à sa trentième année, je ne trouve
rien. Mais maintenant il ne peut plus demeurer caché, puisque son Père le fait
connaître ouvertement. » Ainsi parle saint Bernard. C'est là le passage que j'ai
indiqué dans le chapitre précédent pour vous montrer comment le Seigneur Jésus
garda humblement le silence pour notre instruction.
136
Vous voyez donc comment sa vie
répand un parfum d'humilité. Je vous parle volontiers de cette vertu, parce que
c'est une vertu vraiment magnifique et dont nous avons le plus pressant besoin ;
une vertu que nous devons chercher avec d'autant plus d'empressement, chérir
avec d'autant plus d'affection, que le Seigneur s'est appliqué en toutes ses
actions à la pratiquer d'une manière toute singulière.
Aussitôt que le Seigneur Jésus
eut été baptisé, il s'en alla dans le désert sur une montagne qui est à quatre
milles environ de là, et qui est appelée la montagne de la Quarantaine.
Là, il jeûna durant quarante jours et
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quarante nuits, et, selon saint Marc (1), il demeurait au
milieu des bêtes sauvages. Considérez donc et regardez attentivement le Seigneur
; car il vous donne ici des exemples de plusieurs vertus. Il s'en va dans la
solitude, il jeûne, il prie, il veille, il couche et dort sur la terre nue, et
il demeure humblement au milieu de vils animaux. Compatissez-lui donc, car
toujours et partout, mais ici surtout, sa vie est remplie de peines et
afflictive pour son corps. Apprenez, à son école à vous exercer aux choses que
vous admirez en lui. Il y en a quatre d'indiquées en cet endroit; elles ont
rapport à la vie spirituelle, et s'entr'aident admirablement les unes les autres
; ce sont : la solitude, le jeûne, la prière et la mortification du corps. C'est
par ces choses surtout que nous pouvons arriver à la pureté du coeur, pureté
extrêmement désirable, puisqu'elle renferme en quelque sorte en elle toutes les
vertus. Elle comprend la charité , l'humilité, la patience et les autres vertus,
ainsi que l'éloignement de tous les vices; car la pureté du coeur ne saurait
subsister avec le vice ou avec le défaut de vertu. Voilà pourquoi, dans les
conférences des saints Pères (2), il est enseigné que tous les efforts d'un
moine doivent être d'arriver à la pureté du coeur, car c'est par elle que
l'homme mérite de voir
138
Dieu, le Seigneur ayant dit lui-même dans l'Evangile : « Bienheureux
ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1). » Et selon saint
Bernard : Celui qui est plus pur approche davantage de Dieu; mais celui dont
la pureté est parfaite est déjà arrivé jusqu'à lui. »
Pour obtenir la possession de
cette pureté , une oraison assidue et fervente peut beaucoup; et l'on vous en
instruira plus amplement dans la suite; mais l'oraison qui se fait lorsque le
corps est chargé de boisson et de viandes, lorsqu'il se traîne dans la mollesse
et l'oisiveté, une telle oraison est de peu de valeur. C'est pour cela qu'on
demande le jeûne et la mortification du corps, avec discrétion pourtant, car
l'indiscrétion est un obstacle à tout bien. En outre, la solitude semble être la
consommation de tout ce que nous venons de dire ; car l'oraison ne peut se faire
convenablement au milieu du tumulte et du bruit, et il est presque impossible de
voir et d'entendre beaucoup de choses sans contracter quelque souillure, sans
commettre. quelque offense : la mort entre dans l'âme par les fenêtres
(2). A l'exemple du Seigneur, allez donc dans la solitude; c'est-à-dire,
séparez-vous de la société des autres autant que vous le pourrez,
139
et devenez solitaire si vous voulez vous unir à lui, et le
contempler par la pureté de votre coeur. Fuyez encore les longs entretiens,
surtout avec les personnes du siècle. Ne cherchez point de nouvelles dévotions,
ni de nouvelles amitiés ; ne remplissez point vos yeux ni vos oreilles de vains
fantômes. Tout ce qui peut troubler le repos de votre coeur et la tranquillité
de votre esprit , évitez-le comme un poison qui donnerait la mort à votre âme.
Ce n'était pas sans raison que les saints solitaires se retiraient dans les
déserts et dans les lieux les plus éloignés de la visite des hommes ; ce n'était
pas sans raison qu'ils recommandaient à ceux qui vivaient dans les monastères,
d'être aveugles, sourds et muets. Pour mieux comprendre tout cela , écoutez ce
qu'en dit saint Bernard : « Si vous êtes sensible aux mouvements de l'Esprit-Saint,
si vous brûlez de donner tous vos soins à rendre votre âme l'épouse de Dieu ,
asseyez-vous dans la solitude , selon la parole du prophète; car vous vous êtes
élevé
au-dessus de vous-même en voulant vous unir si intimement
au Seigneur des Anges. N'est-ce pas en effet quelque chose au-dessus de vous,
que de vous attacher à Dieu et d'être un même esprit avec lui? Demeurez donc
solitaire comme la tourterelle; que
140
rien n'arrive jusqu'à vous de la foule ; qu'il n'y ait rien
entre vous et la multitude ; oubliez même votre peuple et la maison de votre
père (1) ; et le roi s'éprendra d'amour pour votre beauté. O sainte âme ! soyez
seule afin de vous conserver à celui à qui seule vous appartenez, à celui que
vous avez choisi « entre tous pour votre partage. Fuyez le public; fuyez les
gens de votre maison ; séparez-vous de vos amis, de vos intimes, de celui-là
même qui vous sert. Ne savez-vous pas que votre époux est un époux d'une
modestie extraordinaire, et qu'il ne veut point demeurer avec vous en présence
des autres? Séparez-vous donc, non de corps, mais d'âme, mais d'intention , mais
d'affection, mais d'esprit; car devant vous le Seigneur Jésus est esprit, et
l'esprit n'a pas besoin de la solitude du
corps , quoique cependant il ne vous soit pas inutile de
vous séparer parfois du monde , même de corps, lorsque vous le pouvez
convenablement, surtout au temps de l'oraison. »
« Vous êtes seul si vous
n'occupez pas votre pensée des affaires de la vie, si vous ne vous inquiétez pas
des choses présentes, si vous méprisez ce que beaucoup estiment, si vous
avez du dégoût pour
141
ce que beaucoup désirent, si vous évitez les disputes, si
vous êtes insensible aux torts qui vous sont faits, si vous oubliez les injures.
Autrement, ce n'est point parce que vous serez seul de corps que vous serez dans
la solitude. Voyez-vous que vous pouvez être seul au milieu de la foule, et
qu'étant seul vous pouvez être au milieu d'un grand nombre ? Vous êtes seul,
quelle que soit la multitude au milieu de laquelle vous viviez; prenez garde
seulement de n'être pas un explorateur curieux ou un
juge téméraire de la conduite des autres (1). » Telles sont
les paroles de saint Bernard.
Vous voyez comment la solitude
est nécessaire et comment aussi la solitude du corps est insuffisante si elle
n'est accompagnée de celle de l'esprit. Mais, pour posséder la solitude de
l'esprit, il faut que la solitude corporelle soit très-profonde, de peur que
l'esprit ne s'échappe au moyen de ce qui est extérieur, et qu'il ne puisse se
recueillir avec son Époux. Efforcez-vous donc, autant que vous le pourrez, et de
toute l'ardeur de votre âme, d'imiter le Seigneur Jésus, votre Époux, par la
solitude, la prière, le jeûne et la discrète mortification du corps.
En le voyant demeurer au milieu
des animaux, apprenez encore à vivre humblement au milieu des autres,
142
et à les supporter avec patience, même ceux qui vous
paraissent quelquefois agir d'une manière irraisonnable. Visitez souvent le
Seigneur en cette solitude. Vous remarquerez comment il y fait son séjour, et
surtout comment, durant la nuit, la terre lui sert de couche. Toute âme fidèle
devrait l'y visiter au moins une fois le jour, surtout depuis l'Épiphanie
jusqu'à la fin du temps qu'il y a passé.
Les quarante jours étant
accomplis, le Seigneur eut faim. Alors le tentateur s'approcha de lui, voulant
sonder si véritablement il était le Fils de Dieu, et il le tenta par la
gourmandise en lui disant : « Si vous
êtes le Fils de Dieu , dites que ces pierres se changent
en pain (1) ». Mais il l'ut impuissant à tromper le Maître souverain qui lui
répondit et se conduisit de telle façon qu'il ne succomba point à la tentation
de gourmandise, et que son adversaire ne put savoir ce qu'il désirait, car il ne
nia ni n'affirma qu'il fût le Fils de Dieu; mais il déjoua son ennemi par
l'autorité de la sainte Écriture. Remarquez bien ici qu'à l'exemple du Seigneur,
il faut résister à la gourmandise; et c'est par là qu'il faut commencer, si nous
voulons surmonter nos vices. Il semble en effet que celui qui succombe à la
gourmandise, se rend impuissant à
143
vaincre les autres vices. Car c'est ainsi que s'exprime la
glose sur cet endroit de saint Mathieu : « Si l'on ne commence par mettre un
frein à la gourmandise , c'est en vain que l'on travaille à dominer les autres
vices ».
Ensuite le tentateur prit Jésus
et le transporta à Jérusalem , qui est à environ dix-huit milles de cet endroit.
— Ces distances de lieux que je mentionne de temps à autre dans cet ouvrage, je
les ai apprises de ceux qui ont voyagé en ces contrées. — Considérez ici la
bonté et la patience du Seigneur : il a bien voulu se laisser porter et toucher
par cette bête féroce, qui avait soif de son sang et de celui de tous ses
serviteurs fidèles. Le plaçant donc sur le haut du temple, il le tenta de vaine
gloire, toujours avec l'intention de découvrir s'il était le Fils de Dieu. Mais
ici encore, il est vaincu par l'autorité de la sainte Écriture , et frustré dans
ses espérances. Dès ce moment, selon saint Bernard (1) , comme le Seigneur ne
montrait rien de sa divinité , l'ennemi commun fut persuadé qu'il n'était qu'un
homme, et il l'attaqua en troisième lieu comme un homme. Le prenant donc de
nouveau , il le reporta sur une montagne élevée, à environ deux milles seulement
de la montagne de la Quarantaine, et alors il le
144
tenta d'avarice; mais encore ici cet esprit homicide
succomba.
Vous avez vu comment le Seigneur
Jésus fut touché et tenté par le démon. Vous étonnerez-vous maintenant si nous
sommes tentés nous-mêmes? Mais ce ne fut point là la fin de ses tentations.
C'est pourquoi saint Bernard dit : « Celui qui ne connaît point d'autre
tentation du Seigneur, ignore l'Écriture qui dit (1) : « que la tentation est
la vie de l'homme sur la terre (2). » L'apôtre saint Paul dit aussi que
Jésus a éprouvé comme nous toutes sortes de tentations, sans cependant que le
péché eût accès en lui Ayant donc remporté la victoire, les Anges vinrent et le
servirent. Apportez-ici toute votre attention et regardez le Seigneur qui mange
entouré seulement des Anges, et considérez bien toutes les choses qui vont
suivre, car elles sont belles et pleines de dévotion. Je vous demande ce que les
Anges lui servirent à manger, après un jeûne si long? L'Ecriture n'en parle pas;
c'est pourquoi nous pouvons nous figurer ce repas qui suit la victoire, selon
notre volonté. Et même si nous considérons sa puissance, c'est une chose facile
à imaginer; car il pouvait créer ce qu'il voulait, ou se le procurer de suite
parmi les choses créées, selon
145
son désir. Mais nous ne trouvons pas qu'il ait fait usage
de sa puissance ni pour soi ni pour ses disciples : il ne s'en est servi que
pour la foule qu'il a nourrie deux fois malgré son grand nombre avec quelques
pains (1). Quant à ses disciples , nous lisons que, lui présent, la faim les
forçait à broyer des épis et à s'en nourrir. Et lorsque, fatigué d'une longue
course , il était assis au bord du puits , s'entretenant avec la Samaritaine
(2), il n'est point dit qu'il ait créé de quoi oranger, mais qu'il envoya ses
disciples à la ville pour en rapporter de la nourriture. Il n'est donc pas
vraisemblable qu'il ait fait un miracle en cette circonstance qui nous occupe :
c'était pour l'édification des autres et en présence de plusieurs qu'il les
faisait; mais dans le désert il n'y avait que des Anges. Que pourrons-nous donc
nous figurer sur ce sujet? On ne trouvait en ce lieu aucune habitation humaine,
et par là même aucun aliment qu'on pût lui offrir; mais les Anges lui en
apportèrent de préparé ailleurs, comme il arriva pour Daniel (3). Car vous savez
que le prophète Habacuc ayant apprêté à dîner pour ses moissonneurs, l'ange du
Seigneur le transporta de Judée à Babylone auprès de Daniel, afin de sustenter
celui-ci au moyen de ce repas, et qu'ensuite il le
146
reporta en un moment dans son pays. Arrêtons-nous donc ici,
et choisissons ce moyen; réjouissons-nous avec le Seigneur dans ce festin, et
que sa très-sainte Mère prenne part aussi à notre joie et à sa victoire.
Méditons pieusement et dévotement de la façon suivante :
les Anges viennent en nombre considérable, aussitôt que Satan est repoussé ,
vers le Seigneur Jésus, et se prosternant contre terre, ils l'adorent en lui
disant : « Salut, ô Jésus, notre Dieu et notre Seigneur ! » Et le Seigneur les
reçoit avec humilité et bénignité, inclinant la tête et se rappelant qu'en se
faisant homme, il s'est abaissé un peu au-dessous des Anges (1). Ils lui disent
: « Seigneur, vous avez jeûné longtemps , que voulez-vous que nous vous
préparions? » Et il leur répond : « Allez trouver ma Mère
bien-aimée, et si elle a quelque chose de prêt, apportez-le
moi ; car je n'aime rien tant que ce qui est préparé de ses mains ». Alors, deux
d'entre eux partent et sont en un instant cher Marie ; ils la saluent
respectueusement et lui font part du sujet de leur ambassade. Ils emportent
alors un petit ragoût qu'elle avait. préparé pour elle et pour Joseph, du pain,
une nappe et ce qui était nécessaire; peut-être même Marie leur procura-t-elle
quelques petits poissons, si elle le put.
147
Etant donc de retour, ils mettent le tout à même la terre,
et bénissent solennellement la table. Considérez bien notre Seigneur dans
chacune de ses actions : il s'asseoit sur la terre avec modestie et dignité, et
il mange sobrement. Les Anges entourent leur Seigneur et le servent : l'un lui
offre du pain, l'autre du vin, un autre prépare les petits poissons, d'autres
chantent les cantiques de Sion, se livrent à la joie et célèbrent un jour de
fête en sa présence. S'il est permis de le dire, à cette fête se mêle une
compassion bien grande, et qui devrait nous faire verser des larmes. Les Anges
arrêtent respectueusement leurs regards sur Jésus; ils voient leur Dieu et leur
Maître, le Créateur de l'univers , celui qui donne la nourriture à tout ce qui a
vie; ils le voient, dis-je, dans une telle humiliation, ayant besoin , lui,
d'être sustenté par un aliment matériel , mangeant comme le reste des hommes; et
cette vue les remplit d'une compassion profonde. Pour vous, vous devriez vous
écrier et lui dire : « O Seigneur, quelles grandes choses vous avez faites !
Vraiment toutes vos oeuvres me remplissent d'étonnement; venez à mon secours,
afin que je souffre un peu pour vous, qui avez enduré pour moi des peines si
nombreuses et si considérables ». Assurément ce devrait être assez de ce que
vous voyez, pour vous embraser ardemment de son amour.
147
Enfin ayant pris son repas , il
dit aux Anges de re-porter les objets dont il s'est servi, et d'annoncer à sa
Mère qu'il reviendra bientôt vers elle. Lors donc qu'ils furent de retour, il
leur dit à tous : « Retournez-vous-
en à mon Père et à vos félicités véritables; pour moi, il
faut que je demeure encore; seulement, je vous prie de me recommander à mon Père
et à toute la Cour céleste ». Alors les Anges se prosternant contre terre, lui
demandèrent qu'il les bénît, remontèrent vers la patrie où ils accomplirent ses
volontés , et racontèrent à toute la céleste Assemblée sa victoire et les
merveilles dont ils avaient été témoins.
Pour le Seigneur, voulant
revenir vers sa Mère, il partit aussitôt et descendit de la montagne.
Considérez-le bien encore en ce voyage; voyez comment le Maître de toutes choses
s'avance seul et nu-pieds , et témoignez-lui votre compassion profonde. Il vient
au Jourdain, et Jean le voyant s'avancer, le montre du doigt en disant : «
Voici l'agneau de Dieu, celui qui porte les péchés du monde. C'est sur lui que
j'ai vu l'Esprit-Saint descendre lorsque je le baptisai (1). » Le jour
suivant, voyant Jésus qui se promenait sur les bords du Jourdain , il dit encore
: « Voici l'Agneau de Dieu.» Alors André et un autre
149
des disciples de Jean suivirent Jésus. Le Seigneur qui
avait soif de leur salut, leur dit : Que cherchez-vous? Ils lui
répondirent : Maître, où demeurez-vous ? Et il les conduisit à la maison
où il se retirait en cet endroit, et ils demeurèrent tout un jour avec lui.
Ensuite André amena Pierre, son frère, à Jésus qui le reçut avec joie, car il
savait ce qu'il devait faire de lui. Il lui dit : Vous vous appellerez Céphas
; et c'est ainsi qu'il commença à lier connaissance et amitié avec eux. — Le
Seigneur voulant ensuite retourner en Galilée vers sa Mère, quitta ces lieux et
se mit en route. Contemplez-le encore maintenant avec compassion, et tenez-lui
toujours compagnie; car il est seul, selon sa coutume, et il marche nu-pieds
pendant une course de quatorze milles. Lorsqu'il fut arrivé à la maison, sa
Mère, en le voyant, se leva remplie d'une joie qui ne peut s'exprimer, courut à
sa rencontre et le reçut dans ses bras avec amour. Pour lui , il s'inclina
respectueusement devant elle et devant .Joseph, son père nourricier, et il
demeura avec eux comme auparavant.
150
QUATRIÈME FÉRIE.
Jusqu'ici nous avons , par la
grâce de Dieu , raconté la vie du Seigneur Jésus , sans presque rien omettre de
ce qui lui est arrivé ou de ce qu'il a fait; mais il n'en sera pas de même dans
la suite. Il serait trop long de réduire en méditations tout ce qu'il a dit ou
accompli. D'ailleurs, notre but doit être, surtout à l'exemple de la
bienheureuse Cécile, de porter continuellement dans le secret de nos coeurs les
actions de Jésus-Christ. Choisissons donc quelques-unes de ces actions, que nous
méditerons assidûment, et cela jusqu'à sa Passion; car arrivés là, il ne faudra
plus rien omettre. Nous ne devons pas cependant. laisser entièrement de côté les
autres circonstances de sa vie sans les méditer selon le temps et le lieu où
nous pouvons nous en occuper. Je n'ai pas non plus l'intention de m'étendre bien
longuement, si ce n'est en de rares occasions, dans les méditations qui vont
suivre. Il suffit maintenant que vous placiez devant les yeux de
151
votre esprit ce que Jésus a fait ou dit, que vous vous en
entreteniez avec lui et que vous entriez dans son intimité. Au reste, je crois
que l'on trouve en cela une douceur plus grande, une dévotion plus efficace, et
que presque tout le fruit de ces méditations consiste à contempler pieusement le
Sauveur en tout temps et en tout lieu dans chacun de ses actes, soit qu'il
demeure avec ses disciples, soit qu'il réside au milieu des pécheurs e t
s'entretienne avec eux, soit qu'il prêche à la foule, soit qu'il soit en marche
ou assis, soit qu'il dorme ou qu'il veille, soit qu'il mange ou qu'il serve les
autres, soit qu'il guérisse les malades ou qu'il fasse d'autres miracles. Dans
toutes ces choses et autres semblables, considérez chacun de ses mouvements,
surtout contemplez son visage si vous pouvez vous le représenter, ce qui me
semble plus difficile que tout ce que je vous ai dit. Observez aussi avec
attention s'il daigne abaisser sur vous un regard de bonté. Que cela vous serve
de recours et d'enseignement pour tout ce qui va suivre et tout ce que je
raconterai. Si je n'exprime aucune réflexion particulière, ou si j'omets les
détails, suivez cette méthode , et ce vous sera suffisant. Maintenant commençons
notre récit.
Après son retour du lieu où il
avait reçu le Baptême, Jésus, le maître de l'humilité, continua à vivre
humblement comme par le passé. Il commença
152
pourtant à se manifester peu à peu à quelques personnes,
les enseignant et les instruisant en secret; car on ne dit pas que, pendant
toute l'année qui suivit, il ait exercé publiquement l'office de la prédication
, c'est-à-dire jusqu'au miracle des noces qui eut lieu le même jour qu'il fut
baptisé, un an plus tard. Si quelquefois il prêchait, et si ses disciples
baptisaient, ce n'était pourtant pas, soit qu'il le fît par lui-même ou par les
siens, aussi fréquemment qu'après l'emprisonnement de Jean-Baptiste. Il nous
donnait un exemple d'humilité étonnante en marquant ainsi , comme on peut le
conclure pieusement de ce qui a été dit plus haut, une déférence si profonde
pour Jean, qui lui était si inférieur dans ce ministère de la prédication. Ce ne
fut donc pas avec éclat et avec pompe qu'il commença, mais humblement et peu à
peu.
Or, un jour de sabbat, étant
avec les autres dans la synagogue, il se leva pour lire dans le livre des
prophéties d'Isaïe (1) et il lut l'endroit où il est dit: « L'esprit du
Seigneur s'est reposé sur moi ; c'est pourquoi il m'a rempli de son onction, et
il m'a envoyé pour prêcher l'Évangile aux pauvres (2). » Alors ayant fermé
le livre, il dit : « Cette prophétie
153
que vous venez d'entendre, reçoit aujourd'hui son
accomplissement. » Voyez donc comme il remplit avec humilité l'office de
lecteur, comme il lit dans l'assemblée et expose le sens de l'Écriture avec un
visage plein de calme et de bénignité ; voyez comment il commence humblement à
se manifester lorsqu'il dit : Cette prophétie a reçu aujourd'hui sou
accomplissement , c'est-à-dire : Je suis celui dont il est parlé en cet
endroit. Tous les regards étaient fixés sur lui à cause de l'efficacité de
ses paroles et de son aspect plein d'humilité et de beauté; car il fut le plus
beau des hommes, en même temps qu'il en fut le plus éloquent; et c'est de ces
deux choses que veut parler le prophète quand il dit : « Vous surpasse; en
beauté les enfants des hommes, et la grâce est répandue avec abondance sur vos
lèvres (1). »
Alors le Seigneur Jésus commença
à appeler des disciples à sa suite, et à se montrer plein de sollicitude pour
notre salut, mais toujours en observant les
154
règles de l'humilité. Il appela Pierre et André par trois
différentes : la première, dont il a été parlé plus haut, quand il était sur les
bords du Jourdain (1), et alors ils commencèrent à lier un peu connaissance avec
lui; la seconde, dans le bateau de Pierre, à l'occasion de la pêche miraculeuse
, selon que le raconte saint Luc (2); ils le suivirent alors avec l'intention de
revenir à leurs filets, mais ils commencèrent pourtant à apprendre sa doctrine ;
la troisième , lorsqu'étant dans leur barque, il leur dit, comme le rapporte
saint Matthieu : « Suivez-moi, je vous ferai devenir pêcheurs d'hommes
(3). » Alors ayant quitté leurs filets, ils le suivirent. Il appela aussi
Jacques et Jean en ces deux dernières fois, et il en est l'ait mention à
l'endroit même où il est parlé de Pierre et d'André. Il appela encore Jean le
jour des noces de Cana, selon saint Jérôme (4); mais l'Évangile n'en dit rien.
Il appela Philippe en lui disant : Suivez-moi (5). Il en fut de même pour
Matthieu, le publicain (6). L'Écriture ne dit rien de la manière dont il
s'attacha les autres.
Considérez le Seigneur dans ces
divers appels et dans sa façon de vivre avec ses disciples, et voyez avec
155
quelle affection il leur parle, comme il se montre affable
envers eux, comme il leur témoigne de l'amitié et des égards, les attirant à la
fois intérieurement et extérieurement, comme il les conduit ensuite à la maison
de sa Mère, et comme il va avec simplicité dans leurs demeures. Il les
enseignait , les instruisait, et avait d'eux un soin aussi tendre qu'une mère
pour son fils unique. On dit que saint Pierre racontait que, lorsqu'il dormait
en quelque lieu avec eux, il se levait pendant la nuit, et que s'il trouvait que
quelqu'un d'eux fût découvert, il le recouvrait avec soin, car il les aimait
avec une tendresse incroyable. Il savait, en effet, à quoi il les destinait, et,
quoiqu'ils fussent des hommes d'une condition basse et qu'ils appartinssent à
une nation alors sans éclat, il devait pourtant les établir princes du monde
entier et chefs de tous les fidèles dans la guerre spirituelle qu'il allait
entreprendre. Considérez, je vous prie, par quels hommes l'Église a commencé. Le
Seigneur n'a pas voulu choisir les sages et les puissants du siècle, de peur
qu'on n'attribuât à leurs talents le succès de leurs entreprises ; mais il s'en
est réservé la gloire, et c'est à sa bonté, à sa puissance et à sa sagesse que
nous devons notre rédemption.
156
On doute, il est vrai, de qui
étaient les noces qui eurent lieu à Cana, en Galilée, comme le dit. Le Maître
dans son Histoire scolastique. Figurons-nous cependant que c'étaient
celles de Jean l'évangéliste, comme nous le lisons dans le prologue de saint
Jérôme sur cet écrivain sacré, et où il semble le donner comme certain. Marie y
assista; mais elle n'y fut pas invitée comme une étrangère; elle s'y trouva
comme la première, la plus digne et l'aînée d'entre ses soeurs. Elle fut dans la
maison de sa soeur comme dans sa propre maison; elle y fut comme la directrice
et l'ordonnatrice de toute la noce; ce qu'on peut conclure de trois
circonstances : premièrement, de ce qu'il est dit que la Mère de Jésus était là,
tandis que pour Jésus et ses disciples ainsi que les autres qui y assistèrent,
on raconte qu'ils y furent invités. Sa soeur, Marie Salomé, l'épouse de Médée,
étant allé la trouver à Nazareth, lui n'est éloigné que de quatre milles de
Cana, et, lui ayant dit qu'elle voulait faire les noces de Jean, son
157
fils, Marie s'en retourna avec elle quelques jours avant la
fête, afin de tout préparer, de sorte qu'elle était déjà en la maison lorsque
les autres furent invités. Nous pouvons le conclure, en second lieu, de ce
qu'elle fut la première à s'apercevoir que le vin manquait; ce qui nous montre
qu'elle n'était point là comme les autres convives, mais comme la personne par
les mains de qui Tout passait : voilà pourquoi elle sut que le vin allait
manquer. En effet, si elle eût été à table, se serait-elle placée, cette mère si
modeste, parmi les hommes, auprès de son Fils? Si elle eût été ailleurs, parmi
les femme, aurait-elle connu plutôt qu'un autre qu'il n'y avait plus de vin? Si
elle l'eût connu , se serait-elle levée de table pour aller trouver son Fils?
Tout cela paraît peu convenable; aussi est-il vraisemblable qu'alors elle
n'était point à table; car on dit qu'elle aimait beaucoup à servir.
On le conclut, en troisième
lieu, de ce que ce fut elle-même qui commanda aux gens qui servaient d'aller
trouver son Fils et de faire ce qu'il leur ordonnerait. Ainsi, il paraît qu'elle
avait en main le commandement et que tout marchait d'après sa direction; et
c'est pourquoi elle se montra empressée à ce que rien ne lit défaut.
Considérez donc le Seigneur
Jésus mangeant parmi les autres comme un d'entre eux, assis à l'endroit le
157
plus humble, et non parmi ceux qui tenaient le premier
rang, ainsi que nous pouvons le conclure de ce qui vient d'être dit. Il ne
voulait pas, selon la coutume des orgueilleux, occuper la première place, car
bientôt il devait dire aux hommes : «Lorsque vous serez invité à des noces,
prenez la dernière place (1).» Or, il commença d'abord par faire avant que
d'enseigner. Regardez aussi votre Souveraine, empressée, prompte et inquiète
pour que tout se fasse bien, donnant ou montrant à ceux qui servent ce qu'ils
doivent porter aux convives et leur faisant remarquer comment ils doivent
s'acquitter de leur devoir. Lorsque, vers la fin du repas, ils vinrent lui dire
: nous n'avons plus de vin à servir, elle leur répondit : « Je vais m'occuper
de vous en procurer ; attendez un peu. » Et, allant trouver son Fils, qui
était assis humblement, comme je l'ai dit, au bout de la table, près de la porte
de la chambre, elle lui dit : « Mon Fils, le vin manque, notre soeur est
pauvre et je ne sais comment nous pourrons en procurer. » Il lui répondit :
« Femme, qu'y a-t-il de commun entrevous et moi? » Cette réponse semble
dure, mais elle eut lieu pour notre instruction, selon saint Bernard, qui
s'exprime ainsi sur cet endroit.: « Qu'y a-t-il entre vous et elle, Seigneur ?
159
N'y a-t-il pas ce qui se trouve entre le fils et la mère?
Vous demandez ce qui la regarde de votre part, lorsque vous êtes le fruit béni
de son sein immaculé?
N'est-ce pas elle qui vous a
conçu en conservant sa pureté, et qui vous mit au monde sans aucune atteinte à
sa virginité ? N'est-ce pas elle qui vous porta neuf mois dans ses entrailles,
qui vous allaita de son
lait virginal, avec qui vous descendîtes de Jérusalem, et à
qui vous étiez soumis? Maintenant, Seigneur, pourquoi donc la contristez-vous en
lui disant : Qu'y a-t-il entre vous et moi? Il y a beaucoup de toute
manière. Mais déjà je vois clairement que ce n'est point avec indignation que
vous
parlez ainsi ; je vois que vous ne vous proposez pas de
faire rougir la tendre modestie de la Vierge et de la Mère, lorsque vous lui
dites :
Qu'y a-t-il entre vous et moi ? Car les serviteurs
du festin viennent à vous par son ordre, et sans tarder, vous faites ce qu'elle
vous a suggéré. Pourquoi donc, mes frères, pourquoi le Seigneur a-t-il fait
d'abord une semblable réponse ? C'est à cause de nous, n'en doutez point, à
cause de nous, qui nous sommes convertis au Seigneur, afin que le soin de nos
parents selon la chair, ne fût plus pour nous une sujet de sollicitude, et pour
que ces empressements à leur égard ne fassent point un obstacle
160
à notre avancement spirituel. Tant que nous sommes du
monde, il est certain que nous son lues redevables à nos parents ; mais
aujourd'hui que nous nous sommes renoncés nous-mêmes, à plus forte raison,
sommes-nous libres de ce qui les concerne. C'est pour cela que nous lisons d'un
religieux qui vivait dans le désert : qu'avant reçu la visite de son frère, qui
venait lui demander un secours, il lui répondit de s'adresser à un autre de ses
frères, qui cependant n'était plus au monde. Comme celui qui était venu, surpris
d'une telle réponse, répliquait que ce frère était mort, et moi aussi, lui dit
l'ermite, je suis mort également. » Le Seigneur nous a donc très-bien enseigné
ici à ne point avoir d'inquiétude pour nos proches selon la chair avant que la
religion ne nous en fasse un devoir, lorsqu'il a répondu à sa mère, et à une
telle mère : « Femme,qu'y a-t-il entre vous et moi? » De même, dans un «
autre endroit, lorsque quelqu'un vint lui dire que sa Mère et ses frères se
tenaient dehors et qu'ils demandaient à lui parler, il répondit : « Quelle
est ma Mère, et qui sont mes frères (1) ? Qu'ils paraissent maintenant ceux
qui sont aussi humainement, aussi frivolement inquiets de leurs parents selon la
161
chair que s'ils vivaient avec eux et dans la même famille ?
» Ainsi parle saint Bernard.
Marie, ne concevant donc aucune
défiance d'une pareille réponse , mais présumant tout de la bénignité de son
Fils , retourna vers les serviteurs de la noce, et leur dit : « Allez trouver
mon Fils, et faites tout ce qu'il vous dira. » Y étant allés, ils remplirent
d'eau, par l'ordre du Seigneur, de grands vaisseaux qui étaient là. Ensuite il
leur dit : « Puisez maintenant de cette eau, et allez en porter au maître du
festin. » Remarquez d'abord la sagesse du Seigneur en ce qu'il fit offrir,
avant tout, de cette eau à celui qui était le plus honorable. Remarquez, en
second lieu, qu'il était assis loin de cet homme, puisqu'il la lui envoie comme
à quelqu'un qui est éloigné. Mais, comme le Maître du festin était assis à la
place la plus distinguée, nous pouvons conclure que le Seigneur ne voulut point
se placer auprès de lui, et qu'il choisit l'endroit le plus humble. Les
serviteurs présentèrent donc cette eau changée en vin au Maître du festin, ainsi
qu'aux autres, et ils divulguèrent le miracle, car ils savaient comment cela
s'était fait; et les Disciples de Jésus crurent en lui.
Le repas fini, le Seigneur
appela Jean à part et lui dit:
162
« Renvoyez votre épouse et
suivez-moi, car je veux vous appeler à une union plus élevée.» Et il le
suivit.
Le Seigneur, en assistant à ces
noces, a approuvé le mariage selon la chair comme institué de Dieu. Mais en
invitant Jean à renoncer à l'union qu'il venait de former, il a donné clairement
à comprendre que le mariage spirituel l'emporte de beaucoup sur le mariage
corporel. Le Seigneur partit ensuite dans l'intention de s'appliquer désormais
ostensiblement et à la face du monde aux choses qui concernent notre salut. Mais
il voulut auparavant reconduire sa Mère en sa demeure, et, en vérité, une telle
Souveraine était bien digne d'un pareil honneur. Il la prit donc avec lui, ainsi
que Jean et ses autres Disciples, et ils allèrent d'abord à Capharnaüm, proche
Nazareth, et, quelques jours après, à Nazareth même. Regardez-les pendant qu'ils
sont en route. Voyez comment s'en vont ensemble la Mère et le Fils; ils
s'avancent humblement et à pied, mais pleins d'amour l'un pour l'autre. Oh!
qu'ils sont grands ces deux personnages! Jamais il n'en parut de semblables sur
la terre. Considérez aussi les Disciples qui les suivent avec respect et
écoutent la parole du Seigneur; car il ne demeurait jamais oisif, mais il disait
ou faisait toujours quelque chose de bien, et l'ennui ne pouvait atteindre aucun
de ceux qui étaient dans une telle société.
Le Seigneur Jésus, ayant appelé
ses Disciples à lui en dehors de la foule, alla avec eux sur la montagne du
Thabor, qui est à environ deux milles de Nazareth, afin de les nourrir de sa
doctrine. Il convenait, en effet, qu'il instruisît d'abord, et avec plus de soin
que le reste des hommes, ceux qu'il devait établir pour être les maîtres et les
guides des autres. Dès ce jour donc, il leur enseigna beaucoup de choses, et le
discours qu'il leur adressa fut magnifique et abondant (1). Et en cela rien
d'étonnant, car ce fut la bouche du Seigneur qui le fit entendre. Il leur parla
des béatitudes, de la prière, du jeune, de l'aumône et d'autres points qui
concernent les vertus, et que vous pourrez trouver dans l'Evangile. Lisez ces
enseignements avec attention et souvent, et confiez à votre mémoire tout ce
qu'ils renferment, car tout y est d'une très-grande élévation. Je ne m'étends
pas davantage sur ce sujet qui serait trop long; et puis de telles
considérations
164
ne me semblent pas toujours être bien propres à la
méditation. Cependant, quand l'occasion s'en présentera, je m'en servirai pour
votre instruction; j'y joindrai même les réflexions, qui en découlent pour la
conduite, et les passages des saints qui y ont quelque rapport. Qu'il me suffise
donc, pour le moment, de vous avertir que le Seigneur amis en tête de ses
enseignements la, pauvreté, donnant à entendre par là que cette vertu est le
fondement principal de toute la vie spirituelle. En effet, il ne saurait suivre
aisément Jésus-Christ, le modèle de la pauvreté, celui qui succombe sous le
fardeau des choses temporelles ; il n'est point libre, mais esclave, celui qui
soumet les affections de son âme à des objets passagers. C'est pourquoi le
Seigneur a dit : « Bienheureux les paumes d'esprit. » Si j'aime une chose
avec ardeur, je m'en constitue volontiers l'esclave; car l'amour est le poids de
l'âme, il l'incline partout où il se porte, comme dit saint Augustin (1). Aussi,
rien ne doit être aimé, si ce n'est Dieu, ou si ce n'est purement à cause de
Dieu. C'est donc justement qu'il est appelé heureux, le pauvre qui méprise tout
en vue de Dieu, puisque déjà il est uni, en grande partie, à son Seigneur.
Écoutez saint Bernard sur la pauvreté : « C'est, dit-il, une aile puissante
165
que la pauvreté qui nous élève si rapidement au royaume des
cieux. Pour les autres vertus qui suivent, la promesse est attachée au temps
futur;
mais pour la pauvreté, ce n'est pas tant une promesse qui
est faite qu'un don ; c'est pourquoi il est dit, comme d'une chose présente, «que
le royaume des cieux leur appartient…» Nous voyons certains pauvres, qui,
s'ils avaient la vraie pauvreté, ne seraient point aussi tristes ni aussi
pusillanimes,car ils se regarderaient comme des rois et comme les rois du ciel.
Il y en a plusieurs qui veulent être pauvres, sans doute, mais à condition que
rien ne leur manquera, et ils aiment la pauvreté de façon à n'avoir aucune
privation à supporter (1). » Ailleurs, le même saint ajoute : « Si je m'élève
au-dessus de la terre, je le dis sans crainte aucune, j'attirerai tout à
moi (2) ; et ce n'est pas avec témérité que j'usurpe les paroles de celui
qui est mon frère, puisque je me revêts de sa ressemblance. Que les riches de ce
monde ne s'imaginent donc pas que les frères de Jésus-Christ ne possèdent que
les biens célestes parce qu'ils entendent le Seigneur dire : Bienheureux les
pauvres d'esprit, car le royaume des cieux leur appartient; ils
166
sont encore les maîtres de la terre. Ils sont, à la vérité
comme s'ils n'avaient rien, mais ils possèdent tout; ils ne mendient point comme
des hommes dans la misère, liais comme des maîtres puissants,et d'autant plus
maîtres qu'ils ont moins de désirs. Pour l'homme fidèle, tout est richesse en ce
monde, tout sans contredit; car l'adversité et la prospérité
concourent également à lui être utiles et tournent à son
avantage. C'est donc l'avare qui a faim, comme un mendiant, tandis que le fidèle
est plein d'insouciance, comme un possesseur qui abonde. L'un est un mendiant
avec ses biens, et l'autre qui les méprise en a la jouissance. Demandez à tous
ceux qui soupirent avec un coeur si insatiable après les richesses temporelles,
ce qu'ils pensent de ceux qui, vendant ce qu'ils possèdent et le donnant aux
pauvres, achètent, au prix d'un bien terrestre , le
royaume des cieux; demandez-leur s'ils agissent avec
sagesse ou non ? Sans aucun doute, ils vous diront qu'ils se conduisent
sagement. Demandez-leur pourquoi ils ne font point ce qu'ils approuvent avec
tant de raison ? Ils vous répondront qu'ils ne le peuvent. Pourquoi? Parce que
l'avarice qui les domine ne le permet pas ; parce qu'ils ne sont pas libres ;
parce que les biens qu'ils semblent posséder ne sont point
à eux, et qu'il n'est pas en leur pouvoir d'en
167
disposer. Si ces biens sont réellement à vous, faites les
valoir; échangez ce qui est terrestre contre ce qui est céleste. Si vous ne
pouvez agir ainsi, ne dites point que vous êtes le maître de votre argent, mais
le serviteur; dites que vous en êtes le gardien et non le possesseur. » Ainsi
parle saint Bernard. Mais revenons à notre méditation.
Regardez donc et considérez le
Seigneur Jésus assis humblement à terre sur cette montagne, et ses Disciples
autour de lui. Voyez comment il est au milieu d'eux comme un d'entre eux ; comme
il leur parle avec affection, avec bonté, avec sagesse et efficacité, et comme
il les porte à la pratique de ces vertus. Efforcez-vous toujours, ainsi que je
vous l'ai dit dans la considération générale, de contempler son visage. Regardez
les Disciples et voyez comme ils tiennent leurs yeux fixés avec respect et
humilité sur Jésus, comme ils écoutent, avec toute l'attention de leur âme, ces
magnifiques enseignements, comme ils les impriment en leur mémoire, et comme ils
trouvent un bonheur ineffable à contempler et à entendre leur Maître.
Réjouissez-vous aussi en cette considération, et regardez-le comme si vous le
voyiez parler ; approchez-vous des disciples, si toutefois vous pensez que le
Maître vous appelle, et demeurez avec eux, selon que le Seigneur vous
l'accordera.
168
Le sermon étant fini ,
considérez le même Jésus qui descend de la montagne avec ses Disciples et
s'entretient avec eux familièrement. Considérez-le encore le long du chemin, et
suivi de cette foule nombreuse d'hommes simples, qui marchent à sa suite, non
pas dans un ordre habilement disposé, mais comme des poussins qui suivent leur
mère, chacun désirant l'entendre de son mieux , et pour cela s'efforçant de
l'approcher davantage. Voyez aussi comment la foule se porte avec amour à sa
rencontre, et lui offre ses malades à guérir. Pour lui , il les guérissait tous.
Or, il y avait à Capharnaüm un
centurion, c'est-à-dire un chef de cent soldats, et il avait un serviteur malade
(1). Plein de foi, il envoya quelqu'un trouver le Seigneur, afin qu'il le
guérît. L'humble Jésus répondit : J'irai et je le guérirai. Aussitôt que
le centurion l'eut appris, il renvoya vers Jésus et lui fit dire (2) :
Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez
169
dans ma maison ; mais dites seulement une parole, et mon
serviteur sera guéri. Alors Jésus louant la foi de cet homme, n'alla pas
plus loin, et guérit le serviteur absent.
Il y avait dans la même ville un
petit roi Celui-ci alla en personne trouver Jésus , le priant de venir en sa
maison et de guérir son fils qui était malade. Mais le Seigneur ne voulut pas y
aller, et cependant il guérit le malade.
Considérez, en tout cela, le
mérite de la foi chez le centurion, et l'humilité du Seigneur qui veut bien se
rendre auprès du serviteur, mais qui refuse la même faveur au faste du petit
roi. Considérez aussi que nous ne devons point faire acception de personnes;
car, en cette circonstance, le Seigneur a fait plus d'honneur au serviteur du
soldat qu'au fils du roi. Ainsi dans les services que nous rendons, nous ne
devons pas consulter ce qui frappe les regards, ni l'exigence de l'éclat
extérieur, mais l'intention et le mérite de celui qui a besoin de nos services.
Ce ne doit pas être de notre part l'effet d'une vaine complaisance, mais
l'oeuvre de la charité.
170
Dans la même ville de Capharnaüm
, tandis que le Seigneur enseignait dans une maison où étaient assemblés des
Pharisiens et des Docteurs de la loi venus de Jérusalem et de tous les endroits
de la Judée, quelques hommes arrivèrent portant un paralytique qu'ils voulaient
introduire dans cette maison, afin que Jésus le guérît (1). Comme ils en étaient
empêchés par la multitude qui était là, ils montèrent sur le toit de la maison ,
descendirent le malade par cet endroit., et le placèrent aux pieds de Jésus. Le
Seigneur, voyant leur foi, dit au malade : « Vos péchés vous sont remis
(2).» Mais les Pharisiens et les Docteurs de la loi qui l'observaient avec des
intentions mauvaises, disaient en eux-mêmes qu'il avait blasphémé contre Dieu,
parce que Dieu seul peut remettre les péchés, et que celui qu'ils regardaient
simplement comme un homme s'attribuait cette prérogative. L'humble et
miséricordieux Seigneur, qui sonde les reins et les cours; leur dit (3) : «
Pourquoi formez-vous en vos
171
coeurs des pensées iniques? Et il ajouta : «Afin
que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir de remettre les péchés sur
la terre , levez-
Cous, dit-il au paralytique, prenez votre lit et
vous en allez. »
Il y a ici, quatre choses à
considérer. La première, c'est la pénétration d'esprit de Jésus-Christ, qui voit
les pensées de ces hommes; la seconde, c'est que les infirmités sont une suite
de nos péchés, et que leur guérison suit quelquefois l'absolution de nos fautes.
Vous avez une preuve nouvelle de cela dans celui qui fut guéri auprès de la
piscine et à qui le Seigneur recommande de ne plus pécher à l'avenir, de peur
qu'il ne lui arrive pire qu'auparavant (1). La troisième chose, c'est combien
est grand le mérite de la foi , car la foi de l'un peut même servir à l'autre ,
comme vous venez de le voir pour le serviteur du centurion, et comme vous le
verrez plus bas pour la chananéenne dont la fille dut sa guérison à la foi de sa
mère. Cela arrive tous les jours pour les enfants qui sont baptisés : s'ils
meurent avant. l'âge de raison, ils reçoivent, sur la foi d'un autre, un gage
qui assure leur salut par les mérites de Jésus-Christ ; c'est ce que nous
croyons contre certains hérétiques condamnés. Enfin considérez,
172
en dernier lieu , Jésus-Christ assis au milieu de cette
foule, répondant avec bonté aux méchants , et opérant un miracle. Recourez pour
cela à la règle générale que je vous ai donnée plus haut.
Il arriva que le Seigneur Jésus,
étant dans cette même ville de Capharnaüm , s'en alla loger en la maison de
Simon-Pierre, dont la belle-mère était en proie à une grosse fièvre (1).
L'humble Jésus la prit donc avec bonté par la main et la guérit si bien que,
s'étant levée aussitôt, elle le servit lui et ses Disciples. Mais que leur
servit-elle? l'Ecriture n'en dit rien. Pensez bien que dans cette maison du
pauvre, on n'offrit à celui qui aimait la pauvreté , que des aliments grossiers
et d'une préparation facile et prompte. Considérez aussi le Seigneur aidant
lui-même à tout disposer, surtout dans la maison de son disciple. Figurez-vous
les actes les plus humbles, comme de dresser la table, de ranger les sièges, et
autres semblables; car le Maître de l'humilité faisait tout cela, lui qui était
venu pour servir
173
et non pour être servi. Ensuite il s'approchait de la table
sans cérémonie, et mangeait avec joie, surtout lorsque dans le repas brillait la
pauvreté qu'il aimait tant.
Le Seigneur Jésus étant entré
dans une barque avec ses Disciples, eut besoin de se reposer, et il s'appuya la
tête sur un oreiller (1). En effet, il passait la plus grande partie de la nuit
dans la prière, et durant tout le jour il s'employait à prêcher. Lors donc qu'il
dormait, une tempête s'éleva, et les Disciples craignirent de faire naufrage,
mais ils n'osaient le réveiller. Enfin, poussés par la crainte, ils l'appelèrent
en lui criant : Maître sauvez-nous, car nous allons périr. S'étant levé,
il les reprit de leur peu de foi, commanda à la mer et aux vents, et la tempête
se calma. Regardez-le donc et le contemplez dans ces actes, suivant la méthode
générale que je vous ai enseignée. Vous pouvez remarquer ici que le Seigneur,
bien qu'il paraisse sommeiller en ce qui concerne nos personnes et nos
174
affaires, est cependant plein de diligence à veiller à
notre garde. voilà pourquoi nous devons être contents dans notre confiance, et
ne nous laisser aller à aucune hésitation.
Un jour que le Seigneur s'en
allait à la ville de Naïm (1), il rencontra une grande foule de personnes qui
portaient en terre un jeune homme, fils d'une veuve, lequel venait de mourir.
Or, Jésus ému de compassion, toucha le cercueil, et ceux qui le portaient
s'arrêtèrent. Alors il dit : « Jeune homme , je vous le commande, levez-vous
». Celui qui était mort se leva aussitôt, et il le rendit à sa mère. Tous
ceux qui étaient présents demeurèrent dans un grand étonnement, et louèrent le
Seigneur. — Pour les considérations recourez à la méthode accoutumée.
175
Le Seigneur s'étant rendu à la
prière d'un des principaux du pays, s'en alla avec lui, afin de guérir sa fille.
Une grande foule marchait à sa suite, et parmi cette foule était une femme
gravement infirme , que l'on dit avoir été Marthe, soeur de Marie-Madeleine.
Elle disait en elle-même : Si je touche seulement la frange de son vêtement,
je serai guérie (1). S'étant donc approchée avec crainte, elle le toucha et
fut délivrée aussitôt de son mal. Alors le Seigneur Jésus demanda qui l'avait
touché. Pierre répondit : Seigneur, la foule vous assiége et vous presse, et
vous demandez qui vous a touché? Voyez la patience de Jésus : il lui
arrivait souvent d'être ainsi pressé par la foule, car on tenait à l'approcher.
Mais il savait bien pourquoi il parlait ainsi, et il ajouta : J'ai reconnu
qu'une vertu est sortie de moi. Alors Marthe déclara ce qu'elle avait fait.
Le Seigneur la guérit donc volontiers, et, dans la suite, il lui témoigna une
grande
affection. Pour le moment, il lui dit : « Votre foi vous
a sauvée. » — Vous avez en ce miracle un éloge de la foi. Vous y découvrez
en même temps que le Seigneur veut que ses miracles soient connus en vue du bien
général ; mais qu'il les cachait autant qu'il était en lui, ainsi qu'on le voit
encore ici, car ce qui était un effet de sa puissance divine, il l'attribuait à
la foi de la personne qui avait été guérie. Vous avez aussi en cet endroit
quelque chose de bien digne de remarque, et propre à aider à la garde de votre
humilité. C'est ainsi que s'en exprime saint Bernard : « Celui qui sert
parfaitement le Seigneur, peut être appelé la frange ou la portion la plus basse
de son vêtement, à cause de l'humble idée qu'il a de soi-même. Que celui donc
qui en est arrivé à reconnaître que le Seigneur écoute sa prière pour la
guérison des infirmes ou pour l'opération d'autres miracles ; que celui-là,
dis-je, ne s'élève point à cause d'une telle faveur, qu'il ne l'attribue point à
soi-même; car ce n'est pas lui, mais le Seigneur qui a agi. Marthe, il est vrai,
a touché le bord de son vêtement, pleine de confiance que par là elle serait
délivrée, et il en est arrivé ainsi ; mais ce n'est pas de ce vêtement, c'est du
Seigneur que sortit la vertu qui la sauva. Voilà pourquoi il dit lui-même (1) :
J’ai senti qu'une vertu était
177
sortie de moi (1).» Remarquez donc bien cela, et ne vous
attribuez jamais aucun bien à vous-même, puisque tout vient du Seigneur Jésus. —
Enfin, le Sauveur alla à la maison du prince, et, y étant entré, il ressuscita
sa fille qu'il trouva morte à son arrivée.
Le Seigneur, toujours plein
d'égards envers tous les hommes, ayant été un jour invité à un repas par Simon
le lépreux, s'y rendit (2). Il avait coutume d'en agir ainsi, tant par politesse
que par bonté, et aussi par le zèle qu'il éprouvait du salut des âmes pour
lesquelles il était descendu du ciel. Ainsi, en mangeant et conversant avec les
hommes, il les attirait à son amour. La pauvreté, qu'il chérissait si
tendrement, le portait encore à tenir une semblable conduite ; car il était
profondément indigent, et il n'avait rien pris des biens de ce monde, ni pour
lui, ni pour les siens. Jésus, le miroir de l'humilité, étant invité, acceptait
donc humblement et avec actions de grâces, selon le lieu et le temps. Or,
Madeleine, qui sans doute l'avait déjà souvent
178
entendu prêcher, et qui l'aimait ardemment, bien que cet
amour fût demeuré caché jusqu'à ce jour, apprit qu'il était à table dans cette
maison de Simon. Pénétrée de douleur jusqu'au fond du coeur à cause de ses
péchés, embrasée du feu de l'amour de son Sauveur, pleine de la pensée qu'il n'y
avait point de salut pour elle sans Jésus, résolue à ne plus différer davantage,
elle se dirigea vers le lieu du festin, et, la tête inclinée, les yeux baissés
vers la terre, elle passa devant les convives et ne s'arrêta que lorsqu'elle fut
arrivée à celui qui était son Seigneur et son bien-aimé. Alors, se prosternant
aussitôt à ses pieds, remplie de honte et d'une douleur sincère de ses péchés,
abaissant son front et plaçant ses lèvres sur les pieds même de Jésus, avec une
certaine confiance, parce que déjà elle l'aimait en son coeur par-dessus toute
chose, elle se prit à pleurer fortement, à éclater en sanglots et à lui dire
dans le silence de son coeur : « Mon Seigneur, je crois fermement, je sais et je
confesse que vous êtes mon Dieu et mon Maître. J'ai offensé Votre Majesté en une
foule de circonstances et par les crimes les plus énormes ; j'ai multiplié nies
péchés au-delà du nombre des grains de sable qui couvrent les bords de la mer;
mais, coupable et pécheresse, je me réfugie au sein de votre miséricorde. Je
pleure et je suis abreuvée d'amertume ; je demande grâce, prête à me corriger de
179
mes fautes et inébranlablement résolue à ne jamais me
soustraire à l'obéissance que je vous dois. Ne me rejetez pas loin de vous, je
vous en prie, car je sais que je ne pourrais trouver aucun refuge ailleurs; je
n'en veux point hors de vous ; c'est vous seul que j'aime par-dessus toute
chose. Ne me repoussez donc pas de votre présence. Punissez-moi de tous mes
crimes comme il vous plaira, seulement faites-moi miséricorde. »
Cependant ses larmes, coulant
avec abondance, arrosèrent et lavèrent les pieds de Jésus, d'où vous pouvez
conclure clairement que le Seigneur marchait nu-pieds. Enfin elle cessa de
pleurer, et le considéra attentivement; puis jugeant indigne que ses larmes
touchassent les pieds de son Seigneur, elle les essuya avec ses cheveux. Elle se
servit de ses cheveux, parce qu'elle n'avait rien de plus précieux dont elle pût
user; parce qu'elle se proposait de tourner vers un but d'utilité cette
chevelure qui n'avait servi qu'à nourrir sa vanité, et ne voulait poins éloigner
son visage des pieds du Sauveur. Aussi, son amour croissant de plus en plus,
baisait-elle ces mêmes pieds avec ardeur et sans interruption. Mais, comme la
marche les avait couverts de poussière, elle s'appliquait à les embaumer d'un
parfum précieux. Regardez-la donc avec attention, el. contemplez longuement ce
qui se passe, à
180
cause de la dévotion de cette femme, qui fut aimée du
Seigneur d'une façon toute particulière, et aussi parce qu'il y a en tout cela
quelque chose de très-solennel. Considérez également le Seigneur Jésus, avec
quelle bonté il la reçoit, avec quelle patience il permet tout ce qu'elle fait;
il s'arrête et cesse de manger jusqu'à ce qu'elle ait terminé. Les convives
s'arrêtent aussi, et ils sont tous dans l'étonnement sur un événement si
nouveau. Quant à Simon, voyant que Jésus permettait qu'une femme pareille le
touchât, il le jugeait sans aucune réserve en son coeur, comme s'il n'eût pas
été un prophète et comme s'il eût ignoré quelle était cette femme. Mais le
Seigneur, répondant à ses pensées, se montra plein de l'esprit prophétique et
renversa ses jugements par l'exemple des deux débiteurs. Voulant faire voir
ensuite ouvertement que tout se consomme dans l'amour, il dit : Beaucoup de
péchés lui sont re-mis, parce qu'elle a aimé beaucoup. Et s'adressant à
Madeleine : Allez en paix, lui dit-il. O parole délectable et pleine de suavité!
avec quel bonheur Madeleine l'entendit et avec quelle joie elle se retira! Mais,
comme elle était parfaitement convertie à Jésus, elle vécut dans la suite
saintement et purement, et s'attacha avec la persévérance au Sauveur et à sa
Mère. Méditez donc avec soin ces choses, et efforcez-vous d'imiter un tel amour
que le Seigneur a exalté lui-même d'une façon
181
toute particulière, et par ses paroles, et par sa manière
d'agir. Vous voyez très-clairement ici qu'entre Dieu et le pécheur, la charité
rétablit la paix. C'est pourquoi le bienheureux apôtre saint Pierre dit que « la
charité couvre la multitude des péchés (1) » Or, comme la charité anime
toutes les vertus et qu'aucune ne saurait plaire à Dieu sans elle, pour vous
porter à employer tous vos efforts à l'acquérir, cette vertu qui vous rendra
agréable à Jésus, votre époux, je vais vous donner quelques passages de saint
Bernard sur ce sujet. C'est donc ainsi qu'il en parle (2) : « La charité est un
don tout-à-fait excellent, vraiment incomparable , dont l'Époux céleste s'est
efforcé de pénétrer en toute circonstance sa nouvelle Épouse. Tantôt il dit :
C'est en cela que tous les hommes connaîtront que vous êtes mes Disciples, si
vous avez de l'amour les uns pour les autres (3).
Tantôt il s'écrie : Je vous donne un commandement
nouveau, c'est que vous vous aimiez mutuellement (4). De même, dans sa
prière, il demande
que ses disciples soient un comme lui et son Père sont
un (5). Enfin, que pouvons-nous imaginer de comparable à cette vertu, qui
est placée au-dessus
182
du martyre et de la foi qui transporte les montagnes ?
C'est donc pourquoi je vous dis : que la paix soit avec vous, que la paix vienne
de vous, et que tout ce qui semble vous menacer au dehors vous trouve sans
effroi ; car vous n'avez rien à craindre (1). — La valeur d'une âme doit
s'estimer d'après la mesure de la charité qui l'embrase, et l'on doit regarder
comme grande celle dont la charité est grande, comme médiocre, celle dont la
charité est faible, et comme de nulle valeur, celle qui en est totalement
dépourvue, l'Apôtre disant : Si je n'ai point la charité, je ne suis rien
(2). Que si elle commente à en avoir une faible étincelle, si elle s'applique à
aimer au moins ceux qui l'aiment, à saluer ses frères et ceux qui la saluent, je
ne dirai pas que cette âme n'est rien , puisqu'à raison de ce qui lui est donné
et de ce qu'elle reçoit, elle conserve au moins la charité d'égalité. Cependant,
selon la parole du Seigneur : Que fait-elle en cela de plus que les autres ?
je ne jugerai pasque cette âme ne possède ni largeur ni grandeur, mais qu'elle
est étroite et médiocre, puisque sa charité est
aussi minime. Mais si elle grandit et s'accroît, de sorte
que, passant les limites de cet amour restreint
183
et sans profit, elle aborde, avec une entière liberté
d'esprit, les larges confins d'une charité toute gratuite ; si, ouvrant le vaste
sein de sa bonne volonté, elle s'applique à y renfermer tous les hommes en
aimant chacun comme soi-même, pourra-t-on lui dire alors avec justice : Que
faites-vous de plus que ce que vous devez ? puisqu'elle s'est tellement
rendue vaste, puisque le sein de son amour s'est tellement dilaté qu'elle
embrasse tous les hommes, même ceux qui ne lui sont unis par aucun lien de la
chair, ceux vers lesquels elle n'est attirée par l'espoir d'aucun avantage
personnel, ceux à qui elle n'est assujettie par la réception d'aucun don, ceux
enfin à qui elle n'est enchaînée par aucune dette, si ce n'est cette dette dont
il est dit : Ne devez rien à personne, si ce n'est un amour mutuel
(1). Mais si à cela vous ajoutez de faire une telle violence au
royaume de la charité, que vous arriviez, comme un pieux
envahisseur, jusqu'à en occuper les dernières limites, en sorte que vous ne
jugiez point devoir fermer à vos ennemis les entrailles de votre miséricorde;
que vous fassiez du bien à ceux qui vous haïssent ; que vous priiez pour ceux
qui vous persécutent et vous calomnient; que vous vous appliquiez à être
pacifique au milieu de ceux qui ont la paix
184
en horreur, alors la largeur de votre âme égalera la
largeur des cieux ; sa hauteur sera semblable à la sienne, et sa beauté ne sera
point inférieure à sa beauté. En cette âme s'accomplira cette parole : C'est
vous qui étendez les cieux comme une tente (1) ; car dans le ciel de cette
âme se trouve une telle immensité, une telle hauteur, une telle beauté, « que le
Maître suprême , immense et glorieux, y habitera , non-seulement avec
condescendance , mais s'y promènera comme dans un espace sans bornes. » Ainsi
parle saint Bernard.
Vous voyez de quelle utilité, de
quelle nécessité est la vertu de charité, puisque sans elle il est certainement
impossible de plaire à Dieu, puisqu'avec elle chacun, sans aucun doute, lui est
agréable. Appliquez-vous donc de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes
vos forces, à posséder une vertu qui vous fera supporter volontiers tout ce qui
se présentera de dur et de difficile à souffrir pour Dieu et le prochain.
Le glorieux soldat et précurseur
du Seigneur Jésus, Jean-Baptiste, avait été jeté dans les fers par Hérode à
cause de son zèle à défendre la justice ; car il reprochait à ce prince de
retenir en sa demeure l'épouse de son frère encore vivant. Voulant donc amener
ses disciples à suivre le Seigneur, il pensa à les lui envoyer, afin qu'ayant
entendu ses paroles et y u ses oeuvres, ils s'enflammassent d'amour pour lui et
s'attachassent à sa personne. Ils vinrent donc le trouver, et lui dirent de la
part de Jean : Êtes-vous celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un
autre (1) ? Le Seigneur était alors en présence d'une grande foule.
Considérez bien, et voyez comment il reçoit les envoyés de Jean avec un visage
plein de douceur, comment il les instruit sagement, d'abord par ses oeuvres, et
ensuite par ses paroles. Il guérit donc, en leur présence, des sourds, des
muets, des aveugles, fit encore d'autres miracles, prêcha au peuple, et leur dit
: « Allez, et rapportez à Jean ce que vous avez vu et entendu.»
186
Ils s'en allèrent et redirent à leur Maître ces choses
qu'il apprit avec bonheur. Or, ces disciples, après la mort du précurseur,
s'attachèrent inviolablement à Jésus-Christ.
Le Seigneur, après leur départ,
donna à Jean les louanges les plus magnifiques. Il dit de lui qu'il était. plus
qu'un prophète , que parmi les enfants des hommes, sil n'en avait point paru de
plus grand que lui, et autres éloges que vous trouverez dans l'Évangile. Pour
vous, tenez sans cesse vos regards attachés sur Jésus, et tandis qu'il prêche et
tandis qu'il opère les miracles, toujours suivant la méthode ordinaire.
C'est ici que nous pouvons
placer une méditation sur la mort du bienheureux Jean-Baptiste. Lors donc
qu'Hérode, cet homme pervers, et l'infâme adultère qu'il tenait en sa demeure,
eurent pris, sans doute ensemble, la résolution de faire mourir le serviteur de
Dieu, afin de ne plus s'entendre reprocher leur péché, il arriva qu'un jour de
grand festin la tête de Jean fut
187
donnée à une misérable danseuse, fille d'Hérodiade même ;
et ainsi il fut décapite dans sa prison (1).
Voyez combien humiliant, combien
coupable fut le coup qui frappa un si grand homme, sous le règne et l'empire de
la perversité. O Dieu ! comment avez-vous permis un tel forfait? Comment
s'imaginer qu'une semblable mort ait été réservée à Jean, cet homme d'une
perfection et d'une sainteté telles, qu'on le prenait pour le Christ lui-même?
Si donc vous voulez bien fixer dans votre esprit toute cette histoire, après
avoir considéré les oeuvres détestables de ceux qui le firent mourir,
rappelez-vous la grandeur de Jean, son excellence singulière, et c'est alors que
vous pourrez être dans l'étonnement. Je vous ai dit plus haut comment, en
diverses circonstances, le Seigneur se plut à faire son éloge ; écoutez
maintenant comment le loue saint Bernard dans un de ses discours (2) : «
L'Église romaine, dit-il, cette mère et maîtresse de toutes les Églises, cette
Église dont il a été dit : J’ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne
défaille pas, a été consacrée et marquée, après le nom du Sauveur, du nom
glorieux de Jean-Baptiste. Il était digne, en effet, que cet ami si particulier
de l'Épouse, fût exalté là où elle avait établi sa principauté. Pierre meurt
188
sur la croix, Paul est frappé par le glaive, et cependant
l'honneur principal est réservé au précurseur. Rome est ornée de la pourpre de
martyrs innombrables, mais le bienheureux Patriarche revêt une sublimité qui
l'emporte sur eux. Jean est plus élevé partout; il tient un rang unique entre
Joas, il est admirable par-dessus tous. Quel homme fut jamais annoncé d'une
manière aussi glorieuse ? Qui nous apparaît si extraordinairement rempli de l'Esprit-Saint
dès le sein de sa mère? Qui trouverez-vous tressaillant d'allégresse avant que
d'être né ? Quel
est celui dont la naissance a été un objet de solennité
pour l'Église? Qui a témoigné autant d'ardeur pour la solitude du désert? Qui a
vécu d'une
vie aussi sublime? Qui a enseigné le premier aux hommes, et
la pénitence, et le royaume des cieux? Oui a baptisé le Roi de gloire ? A qui la
Trinité s'est-t-elle révélée si ouvertement pour la première fois? A qui le
Seigneur Jésus a-t-il rendu un témoignage aussi éclatant? Qui a reçu de l'Église
de pareils honneurs? Jean est un Patriarche, ou plutôt il est la fin et
le chef des Patriarches ; Jean est un Prophète et plus qu'un Prophète, car il a
montré du doigt celui dont il annonçait la venue ; Jean est un Ange, mais un
Ange élu entre les Anges, le Seigneur lui ayant rendu ce témoignage : Voici
que j'envoie
189
mon ange, etc… Jean est un Apôtre, mais il est
le premier et le Prince des Apôtres, car c'est lui qui fut le premier envoyé de
Dieu; Jean est un Évangéliste, mais c'est le premier prédicateur de l'Évangile,
un prédicateur qui annonce l'Évangile du royaume de Dieu; Jean est une vierge,
ou plutôt un miroir éclatant de la virginité , le flambeau de la pudeur, le
modèle de la chasteté; Jean est un martyr, mais il est en même temps la lumière
des martyrs, il est l'exemple le plus brillant du martyre que l'on rencontre
entre la naissance et la mort de Jésus-Christ. Il est la voix qui crie dans le
désert, le Précurseur du Juge suprême, le Hérault du Verbe. C'est Élie en
personne; c'est à lui que la Loi et les Prophètes ont terminé leur cours ; c'est
une lumière « qui éclaire et embrase. Je passe sous silence la prérogative qui
l'a placé si glorieusement au milieu des ordres de la hiérarchie angélique, et
l'a élevé jusqu'à la hauteur des Séraphins. » Ainsi parle saint Bernard.
Écoutez maintenant comment saint
Pierre Chrysologue, archevêque de Ravenne, l'exalte, à son tour, dans un de ses
discours (1) : « Jean est une école de vertus, un docteur de la vie spirituelle,
un modèle
190
de sainteté, une règle de justice. » Si donc vous mettez en
comparaison l'excellence et la dignité de Jean et l'abîme des crimes de ceux qui
le firent mourir, vous aurez un juste sujet d'étonnement et de murmure, même
contre Dieu, s'il est permis de parler ainsi. En effet, un bourreau est envoyé
vers un homme aussi glorieux et aussi grand, afin de lui trancher la tête, comme
on ferait au dernier des hommes, à un homicide pervers, à un incendiaire.
Arrêtez sur lui vos regards avec respect et douleur; voyez comment, au premier
ordre de ce vil et méchant bourreau, il tend le cou et fléchit humblement les
genoux ; comment, rendant garces à Dieu, il place sa tête vénérable sur un
billot ou une pierre, et reçoit, sans se plaindre, les coups qui le frappent
jusqu'à ce que son sacrifice soit consommé. Voilà comment s'en va de cette terre
l'ami intime, le proche parent du Seigneur Jésus, le confident le plus illustre
de Dieu. Vraiment, c'est pour nous un grand sujet de confusion, d'avoir si peu
de patience dans chacune îles tribulations qui nous arrivent. Jean-Baptiste,
l'innocence même, souffre sans murmure la mort et une mort ignominieuse, et
nous, chargés de péchés, dignes de la colère céleste, nous ne pouvons le plus
souvent supporter de légères injures, de faibles contrariétés; bien plus,
quelques paroles blessantes nous deviennent un fardeau intolérable.
191
Le Seigneur Jésus était alors en
Judée, mais non à l'endroit où ces choses se passèrent. Lors donc que cette mort
lui eut été annoncée, ce Dieu, plein de tendresse, pleura celui qui était un
athlète de sa cause, en même temps que son cousin selon la chair. Les disciples
unirent leurs larmes à celles de leur Maître, et la Vierge bienheureuse pleura
aussi, car elle avait reçu Jean-Baptiste dans ses bras lorsqu'il vint au monde,
et depuis elle l'aima toujours fort tendrement. Le Seigneur consolait sa Mère,
et elle disait à son Fils: « Pourquoi donc, ô mon Fils, ne l'avez-vous pas
défendu, et avez-vous permis qu'il fût victime d'une semblable mort? » — « Ma
Mère vénérée, répondait Jésus, il ne lui était pas avantageux d'être défendu de
la sorte. C'est pour mon Père qu'il est mort ; c'est pore le maintien des droits
de sa justice ; ainsi il sera bientôt en possession de sa gloire. Mon Père n'a
pas l'intention de défendre ouvertement les siens en ce monde, car ils ne
doivent point demeurer trop longtemps sur la terre ; leur patrie n'est point
ici-bas, elle est dans les cieux. Jean a été délivré des liens de son corps, et
il n'y a plus aucune force qui puisse maintenant le frapper en ce monde.
L'ennemi a sévi contre lui autant qu'il a été en son pouvoir; mais il régnera
avec mou Père durant l'éternité. Consolez-vous donc, ma Mère bien-aimée, car un
bonheur sans partage sera la
192
récompense de Jean. » Ensuite, quelques jours s'étant
écoulés, le Seigneur abandonna ces lieux et revint en Galilée. Pour vous,
considérez-vous comme présente à tout ce que nous venons de dire ; méditez-le
avec ferveur, et en quelque lieu que le Seigneur aille, marchez à sa suite.
(1) Lorsque le Seigneur revenait
de Judée en Galilée (ce qui fait un voyage de dix-sept milles et plus, ainsi que
je vous l'ai dit plusieurs fois), et qu'il passait par la Samarie, il se trouva
fatigué de la marche. Pour Dieu, regardez-le et voyez comment en ce lieu il est
accablé de fatigue. Il marchait à pied, et il lui arriva souvent d'être ainsi
fatigué; car sa vie entière fut une vie de peines. Il s'arrêta donc et s'assit
sur le bord d'un puits pour s'y reposer. Ses Disciples s'en allèrent à la ville
acheter de quoi manger. Pendant ce temps-là, une femme appelée Lucie, s'en vint
à ce puits afin d'y puiser de l'eau. Or, le Seigneur se mit à lui parler, à
l'entretenir de choses importantes et à se manifester
193
à elle. Je n'ai pas l'intention d'entrer dans aucun détail
sur ce qui fit l'objet de leur entretien, ni sur le retour des Disciples, ni de
rapporter comment, sur la parole de cette femme, toute la ville sortit à la
rencontre de Jésus, comment il s'en alla avec ce peuple, demeura quelque temps
en cet endroit et se retira ensuite ailleurs. Vous avez tout ce récit dans
l'Évangile ; lisez-le et considérez le Seigneur en tous ses actes. Mais il y a à
faire sur cette histoire quelques belles et utiles remarques.
D'abord , c'est l'humilité de
Jésus. Cet humble Seigneur demeure seul, et ses Disciples s'en vont à la ville;
car ils agissaient vis-à-vis de lui en toute simplicité. Ensuite il s'entretient
humblement avec cette pauvre femme seule des choses les plus élevées et ils
parlent ensemble comme si leur condition était semblable. Il n'a aucun dédain
pour elle; mais il lui annonce des vérités dignes d'être entendues des hommes
les plus sages. Ce n'est pas ainsi qu'agissent les superbes : s'ils répandaient
leurs paroles pompeuses, je ne dirai pas en présence d'un seul, vrais en
présence d'un petit nombre, ils regarderaient leur temps comme perdu, ils ne
jugeraient même pas ce petit nombre digne d'entendre un tel langage.
Considérez, en second lieu, la
pauvreté de Jésus et comment il afflige son corps ; l'humilité se trouve encore
194
mêlée à tout cela. Vous voyez que les Disciples s'en
allèrent à la ville chercher des vivres, et qu'en ayant apporté , ils
l'engagèrent à manger. Mais où donc manger? Sans doute sur le bord du puits, ou
de quelque ruisseau, ou de quelque fontaine. voilà comment, dans ses fatigues et
sa faim, il réparait ses forces. Ne vous imaginez pas qu'il en soit arrivé ainsi
cette fois-là seulement et par hasard : c'est de la sorte que les choses avaient
coutume de se passer en tout temps. C'est pourquoi vous pouvez conclure de cet
endroit que cet humble Seigneur, cet amant de la pauvreté, lorsqu'il allait
parle monde, prenait souvent sa nourriture hors des villes et des habitations
des hommes, sur le bord d'un ruisseau ou d'une fontaine, bien qu'il fût fatigué
et brisé par le travail. Il n'avait pas non plus des mets recherchés, un service
précieux, des vins délicats ; il se contentait de l'eau de la fontaine ou du
ruisseau. Celui qui fécondait la vigne, qui avait fait jaillir les sources d'eau
vive, donné l'être à tout ce qui se meut dans les eaux, celui-là, dis-je,
mangeait son pain assis humblement à terre comme le dernier des pauvres.
Considérez, en troisième lieu,
comment il était appliqué aux choses spirituelle. Lorsque ses Disciples
l'invitent à manger, il leur répond: « J'ai à me nourrir d'une nourriture que
vous ne connaissez pas.
195
Ma nourriture, c'est de faire la volonté de celui qui
m'a envoyé. » Et il refuse de manger; il attend ceux qui venaient le trouver
de la ville, afin de leur annoncer sa parole d'abord , voulant faire passer les
choses de l'esprit avant celles du corps , quelque fût son besoin. Considérez-le
donc en toutes ces choses, et appliquez-vous à imiter ses vertus.
Lorsque Jésus fut revenu à
Nazareth, les habitants de cette ville lui ayant demandé des miracles, il leur
montra qu'ils étaient indignes de pareilles faveurs (1). Alors, enflammés de
fureur, ils le chassèrent hors de leurs murs. Ce tendre Seigneur fuyait donc
devant eux, et ils le poursuivaient. Que vous en semble-t-il? Leur rage s'alluma
et crût à un tel point, qu'ils le conduisirent jusqu'au sommet de la montagne,
afin de le précipiter de là. Mais, passant au milieu d'eux par sa vertu divine,
il se déroba à leurs desseins, car le moment qu'il avait choisi pour mourir
n'était point
196
encore venu. La Glose dit: « Qu’on rapporte que le
Seigneur, s'étant échappé de leurs mains et descendant de la montagne, afin de
trouver une retraite sur ses flancs, un rocher lui servit de refuge et s'ouvrit
comme s'il eût été de cire, afin de lui fournir l'asile dont il avait besoin ,
et que les plis de ses vêtements demeurèrent empreints sur ce rocher comme s'ils
y eussent été gravés. Regardez-le donc fuyant ainsi devant ces hommes et se
cachant dans ce rocher; compatissez à ses afflictions et efforcez-vous de
l'imiter dans son humilité et sa patience.
(1) Un jour de Sabbat, le
Seigneur enseignait dans une synagogue, et il y avait là un homme dont la main
était desséchée. Jésus le fit placer au milieu de l'assemblée, et demanda aux
sages qui l'entouraient : « S'il était pertuis de faire du bien le jour du
Sabbat ; mais ils gardèrent le silence. Jésus dit donc à celui
197
dont la main était desséchée: Étendes votre main, et il fut
guéri. » Jésus fit plusieurs fois des miracles le jour du Sabbat, afin de
confondre les Juifs , qui ne jugeaient de la loi que selon la chair, alors que
Dieu voulait qu'elle fût observée selon l'esprit; car ce n'était point
d'accomplir les oeuvres de charité que l'on devait s'abstenir le jour du Sabbat,
mais seulement du péché et des actes serviles. Cependant ces sages prenaient de
là un grand sujet de scandale; ils conspiraient contre Jésus et ils disaient : «
Cet homme ne vient point de Dieu, car il n'observe pas le Sabbat.» Mais le
Seigneur ne laissait pas pour cela de faire le bien; au contraire, il le faisait
avec plus de zèle, afin de les tirer de leur erreur. Considérez-le donc en
toutes ses actions, et, à son exemple , ne vous lassez pas d'accomplir le bien ,
quand même les autres en seraient scandalisés injustement. Le scandale du
prochain ne doit point être un motif de renoncer à une bonne oeuvre nécessaire
au salut de votre âme, ou même seulement utile à votre avancement spirituel.
Mais selon l'exigence d'une parfaite charité, il faut vous abstenir, pour ne pas
scandaliser votre frère, de ce qui vous rapporterait quelque avantage corporel.
C'est pourquoi l'Apôtre dit aux Romains : « Il est bon de ne point manger de
viande, de ne point boire de vin et de ne rien faire en quoi votre frère puisse
198
être blessé , ou scandalisé , ou souffrir quelque chose
(1). »
(2) Nous lisons que, par deux
fois, notre miséricordieux Seigneur a multiplié un petit nombre de pains, et
qu'ainsi il rassasia. plusieurs milliers d'hommes. Pour vous, faites de ces deux
miracles une seule méditation, et considérez les actions et les paroles du
Seigneur en ces circonstances. Il dit d'abord : « J'ai compassion de cette
grande multitude d'hommes; car il y a déjà trois jours qu'ils me suivent, et ils
n'ont pas de quoi manger. Si je les renvoie à jeun, ils tomberont en défaillance
le long du chemin; car plusieurs sont venus de loin. » Ensuite il multiplia
les pains de telle sorte que tous eurent de quoi manger en abondance.
Il y a ici à considérer
plusieurs choses excellentes et spécialement combien le Seigneur était
miséricordieux, bienveillant, reconnaissant, discret et plein de
199
prudence. Remarquez donc d'abord
combien il était miséricordieux; car c'est la miséricorde qui l'a poussé à venir
au secours de ces hommes, et voilà pourquoi il dit : J'ai compassion de cette
grande multitude. Aussi la terre entière est pleine de sa miséricorde (1).
En second lieu, il était
bienveillant et reconnaissant, et il en assigne la raison : « Voilà trois
jours, dit-il, qu’ils me suivent. » Voyez sa bienveillance et sa
grande et admirable gratitude. Il parle comme s'il avait reçu d'eux un bienfait,
lorsque véritablement, dans cette manière d'agir de ces hommes , se trouvait
leur bien et non le sien. Mais il en est ainsi selon qu'il le dit ailleurs : «
Ses délices sont d'être avec les enfants des hommes (2), » bien qu'il
n'en retire aucun profit personnel, et que ce soit pour nous une source de
salut. Le Seigneur aime ceux qui le suivent et qui gardent ses commandements et
ses conseils; il ne tient pas sa main fermée pour eux, mais il leur vient en
aide selon que leurs besoins l'exigent.
En troisième lieu, il fut
discret et prudent, car il considérait leur misère, leur impuissance à trouver
quelque secours ; il voyait qu'ils pouvaient défaillir et que quelques-uns
d'entre eux étaient venus de loin.
200
Remarquez combien douces et suaves sont ses paroles. Ainsi
nous arrive-t-il tous les jours spirituellement. Nous n'avons pas de quoi
manger, si lui-même ne nous le donne ; s'il nous renvoie à jeun, nous tombons en
défaillance le long du chemin, et sans lui il n'est pas en notre pouvoir de
faire quelque provision pour aucune de nos affaires spirituelles. Ne pre-
nons donc pas sujet de nous élever lorsque nous recevons
quelque consolation de la main du Seigneur, ou lorsque nous reconnaissons que
nous avons fait , quelque progrès dans la vie spirituelle ; car ce n'est pas à
nous, mais au Sauveur, que nous en sommes redevables. C'est pourquoi, si nous y
faisons bien attention, nous verrons que plus ceux qui servent Dieu sont
parfaits, proches de lui et riches en dons de toutes sortes, plus ils sont
humbles ; car ils ne s'attribuent à eux-mêmes que leurs péchés et leurs défauts.
En effet, plus quelqu'un s'approche de Dieu, plus il est pénétré intimement de
sa lumière ; par elle, il découvre plus clairement sa magnificence et sa
miséricorde, et ainsi l'orgueil et la vaine gloire, qui procèdent de
l'aveuglement de l'ignorance, ne peuvent trouver place en son coeur : l'homme
qui connaîtrait bien Dieu, ou qui se connaîtrait bien soi-même, ne pourrait
jamais s'enorgueillir. La voie aussi est bien longue par laquelle nous venons à
Dieu (je parle de moi et de ceux
201
qui me ressemblent) ; car, en commettant le péché, nous
nous sommes en allés dans une région fort éloignée de lui. Lors donc que nous
revenons à lui, c'est avec raison qu'il est dit que nous avons parcouru un long
chemin.
Après avoir parlé, Jésus-Christ
met à exécution ses desseins. Considérez donc comment , prenant ces pains et
rendant grâce à son Père, il les donna à ses Disciples, afin qu'ils les
servissent à la foule, et comment il les multiplia en telle abondance que tous
en mangèrent selon leur désir, et qu'il en resta de nombreux morceaux. Voyez
aussi comment il les regarde manger et jouit de leur bonheur. Fixez également
votre attention sur ces hommes ; ils sont dans l'étonnement d'un tel miracle ;
ils sont heureux de s'entretenir mutuellement; ils mangent avec actions de
grâces, appliqués non-seulement à satisfaire la faim de leur corps, mais encore,
quelques-uns du moins, à puiser dans cette nourriture la réfection de leur âme.
Mais la Vierge, notre Souveraine, ne se trouva-t-elle pas là, ne
s'empressa-t-elle pas d'offrir aussi de ces pains aux femmes, et ne prit-elle
point sa part de la joie que leur causait ce miracle? L'Écriture n'en dit rien ;
pour vous, vous pouvez, dans cette méditation,vous le figurer, selon que le
Seigneur vous l'inspirera.
202
(1) Après que le Seigneur eut
nourri cette grande foule d'hommes, ainsi que nous l'avons vu dans le chapitre
précédent, ceux-ci voulurent le faire roi. Ils considéraient qu'il pourrait
subvenir à leurs besoins, et il leur semblait impossible, sous un tel roi, de
jamais manquer de rien. Mais Jésus, connaissant leur dessein, s'éloigna d'eux et
s'enfuit sur la montagne, de sorte qu'ils ne surent plus ce qu'il était devenu
et qu'ils ne purent le trouver. Le Seigneur ne voulut donc point recevoir
d'honneurs temporels, et voyez combien sincèrement et sans arrière-pensée, il
s'y déroba en cette occasion. Il envoya ses Disciples par mer, et, pour lui, il
se retira sur la montagne, afin que si on le cherchait encore parmi ses
Disciples, on ne pût l'y rencontrer. Or, ses Disciples ne voulaient point se
séparer de lui, et il fallut qu'il les forçât de monter sur une barque et de
traverser la mer. C'était un
203
bon désir que celui qu'ils avaient de rester toujours avec
leur Maître; mais il en avait ordonné autrement.
Considérez-les donc comment ils
s'éloignent de lui à contre-coeur, et comment le Seigneur les y contraint, leur
montrant que telle était sa volonté absolue, qu'ils s'en allassent sur une
barque et sans lui, et comment ils lui obéissent avec humilité, quelque dur et
pénible que cela leur parût. Ainsi tous les jours agit-il avec nous
spirituellement. Nous voudrions qu'en aucun temps il ne se séparât de nous ;
mais il se conduit autrement avec notre âme ; il s'en va et il revient selon sa
volonté; mais toujours pour notre bien. Aussi je veux vous faire connaître ce
que dit saint Bernard sur cette manière d'agir du Seigneur en nous. Voici ses
paroles : « Lorsque l'Époux a été cherché au prix de longues veilles, de
supplications et d'une pluie abondante de larmes, tout-à-coup, alors qu'on croit
le tenir en sa possession, il s'échappe et ensuite il « se présente de nouveau à
la rencontre de celui qui pleure et court à sa poursuite. Il se laisse saisir,
mais il ne souffre point du tout qu'on le retienne; car il s'enfuit aussitôt et
semble s'envoler des mains de celui qui le possède. Cependant si l'âme dévote
204
persiste dans ses prières et ses gémissements, il reviendra
encore et il ne permettra pas qu'elle soit frustrée dans les désirs qu'elle lui
exprime; puis il disparaîtra bientôt et on ne le verra plus, à moins qu'on ne le
cherche de nouveau de toute l'ardeur de ses désirs. Ainsi, pendant que nous
habitons ce corps, nous pouvons jouir fréquemment de la présente de l'Époux;
mais nous ne pouvons nous en rassasier, et si sa visite nous pénètre de joie,
cette vicissitude nous est un tourment. Il est nécessaire que l'Épouse
bien-aimée soit toujours soumise à cette peine, jusqu'à ce qu'une bonne fois,
ayant déposé le poids de son fardeau corporel, elle prenne son vol, et que,
appuyée sur l'aile de ses désirs, elle dirige librement sa marche à travers les
champs de la contemplation et suive, avec une volonté exempte de tout soin, son
Bien-aimé partout où il ira. Cependant, il n'en sera point ainsi pour toute âme,
même en passant, mais seulement pour
celle qu'une grande dévotion, un désir enflammé, une
affection pleine de douceur , déclarent une épouse véritable et proclament digne
d'être honorée de la visite du Verbe entouré de tout son éclat et revêtu de la
forme d'un époux. » Et ailleurs le même saint ajoute (1) : « Peut-être s'est-il
retiré afin
205
qu'on le rappelle avec plus d'ardeur, afin qu'on le
retienne plus fortement. En effet, quelquefois il feignait d'aller beaucoup plus
loin, non que telle fût sa volonté, mais parce qu'il désirait s'entendre dire :
«Demeurez avec nous, car il se fait tard (1). Cette pieuse feinte ou
plutôt cette condescendance salutaire dont le Verbe donnait corporellement des
exemples, il ne cesse pas de s'en servir spirituellement et d'une manière qui
lui est spéciale vis-à-vis de l'âme qui lui est dévouée. Il veut être
arrêté lorsqu'il passe; il veut qu'on le rappelle lorsqu'il
s'en va. Or, qu'il s'en aille, c'est une économie de ses desseins; qu'il
revienne, c'est toujours un acte de sa pure volonté. L'une et l'autre manière
d'agir sont toujours pleines d'un jugement secret, et le motif en est connu de
lui seul. Maintenant, il est donc bien certain qu'il se passe dans l'âme de
telles vicissitudes, que le Verbe s'en va et qu'il revient, selon qu'il le dit
(1): « Je m'en vais et je reviens vers vous. — Encore un peu de temps et vous
ne me verrez plus, et encore un peu de temps et vous me reverrez. » O temps
de peu de durée et de longue durée! O temps si court et si long ! Bon Seigneur,
vous appelez court un temps
206
où nous ne jouissons pas de votre présence ! Sauf le
respect que je dois à la parole de mon Dieu, ce temps est long, il est d'une
longueur démesurée. Cependant, ces deux choses sont vraies : ce temps est court,
si l'on considère nos mérites; il est long, si on le met en rapport avec nos
désirs. Le Prophète nous exprime ces deux choses : « S'il se fait attendre,
dit-il, prenez patience, car il viendra sûrement et il ne tardera pas (1). »
Comment donc ne tardera-t-il pas, s'il se fait attendre, si ce n'est que ce qui
est suffisant pour le mérite, ne l'est point pour satisfaire nos désirs (2)? Or,
l'âme qui aime à se laisser emporter par ses voeux et entraîner par ses désirs,
ne considère point ses mérites; elle ferme ses yeux à la Majesté, elle les ouvre
au bonheur, elle place son espérance en celui qui est son salut, et elle agit en
toute confiance avec lui. Enfin, pleine d'ardeur et sans considération aucune,
elle rappelle le Verbe et lui redemande sans défiance ses délices, le nommant
avec sa liberté accoutumée, non son Seigneur, mais son Bien-aimé, et lui criant
: Revenez, mon Bien-aimé (2). — Le Seigneur ne cesse point de faire
sentir ces alternatives à ceux qui sont spirituels, ou plutôt à ceux qu'il se
207
propose de rendre spirituels ; il les invite dès le
matin, et il les éprouve aussitôt. » Ainsi s'exprime saint Bernard.
Vous voyez donc de quelle
manière le Seigneur visite l'âme spirituellement, comment il s'éloigne d'elle
et ce qu'elle doit faire alors. Il lui faut le rappeler avec sollicitude et avec
instance, et cependant supporter avec patience cet éloignement de l'Époux, se
soumettre à la tempête, à l'exemple des Disciples qui lui obéissent en entrant
sans lui dans la barque, et attendre sa délivrance du secours qu'il voudra bien
nous apporter. Mais revenons à la personne même du Seigneur.
Ses Disciples s'étant embarqués,
il se retira sur la montagne, et ainsi il échappa à ceux qui le cherchaient.
Vous voyez avec quel soin, quelle précaution, il se cache et décline l'honneur
de régner. Il nous a donné l'exemple, afin que nous y conformassions notre
conduite. Ce n'est pas pour lui, mais à cause de nous qu'il a pris la fuite ;
car il connaissait quelle témérité c'est pour nous d'aspirer aux honneurs.
L'honneur est, en effet, un des piéges les plus redoutables à la liberté de
notre âme, un des fardeaux les plus onéreux et les plus propres à hâter sa ruine
que je connaisse, que cet honneur soit un honneur de puissance et de
commandement, ou un honneur de science. Il
208
est bien difficile que celui qui met sa félicité dans les
honneurs, ne soit en péril et sur le bord d'un précipice, ou, ce qui est pire
encore, qu'il ne soit déjà tombé dans l'abîme ; et je vous le montrerai par
plusieurs raisons:
La première, c'est que l'âme,
trouvant dans ces honneurs une joie plus grande qu'elle ne devrait, n'a plus de
sollicitude que pour les conserver et les augmenter. Or, selon saint Grégoire,
plus un coeur cherche son bonheur dans ce qui est au-dessous de lui, plus il
s'éloigne de l'amour céleste (1).
La seconde, c'est que celui qui
en est là, s'applique à avoir des amis qui l'imitent et participent à ses goûts,
afin que, par leur entremise et leur aide, il affermisse et accroisse les
honneurs dont il est en possession; c'est pourquoi bien des circonstances se
rencontrent, dans lesquelles, par complaisance pour ces sortes d'amis et pour
obtenir leur concours, il agit contre Dieu et sa propre conscience.
La troisième raison, c'est qu'il
éprouve de la jalousie pour ceux qui possèdent ces honneurs, il en médit,
pensant qu'il sera plus honoré à mesure qu'ils le seront moins, et ainsi il
tombe dans la haine et l'envie.
La quatrième raison, c'est qu'il se juge et désire que
209
les autres le jugent digne d'honneurs, et ainsi il se rend
coupable de vanité et d'orgueil. Selon l'Apôtre : « Celui qui croit être
quelque chose, alors qu'il n'est rien, est à soi-même son propre séducteur .
» Aussi le Seigneur, dans son Évangile, a-t-il dit : « Lorsque vous aurez
fait tout ce que vous devez faire, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles
(2).» Mais quand donc celui qui veut être honoré parle-t-il de la sorte ?
La cinquième raison, c'est qu'il
ne marche pas selon l'esprit, mais selon la chair; car il n'a point une âme
recueillie et élevée vers les choses célestes, mais une âme dissipée et répandue
sur une infinité d'objets.
La sixième et dernière raison,
c'est que dès lors qu'il commence à prendre son contentement dans les honneurs,
il y trouve tant d'attraits qu'il ne peut s'en rassasier, qu'il en cherche tous
les jours de nouveaux et de plus grands, et que plus il en obtient, plus ses
désirs se multiplient ; car il se croit chaque jour, à ses yeux et aux yeux des
autres, plus honorable et plus digne de grandeurs, et ainsi il se précipite dans
l'ambition, qui est un vice très-mauvais, la source et la cause d'une foule
d'autres vices.
210
Écoutez non plus mes paroles,
mais ce que dit saint Bernard d'une semblable perversité : « L'ambition,
s'écrie-t-il, est un mal subtil, un poison secret, une peste cachée. Elle est
une artisanne de fourberie, la
mère de l'hypocrisie, la génératrice de l'envie. En elle
vous trouvez la source des vices, le foyer des crimes, la rouille des vertus, la
corruption de la sainteté, l'aveuglement des coeurs. D'un remède, elle engendre
une maladie; d'une médecine salutaire, elle fait naître une infirmité. Et ceux
que cette peste a tristement supplantés, ceux qu'elle fait tomber honteusement,
sont en si grand nombre, que les hommes qui sont étrangers jusqu'ici à un tel
fléau, doivent trembler en voyant les ruines imprévues qui les environnent. Mais
quelle est la nourriture de ce ver rongeur, sinon la dissipation de l'esprit,
l'oubli de toute vérité ? Qui recherchera ce traître pour le traduire au grand
jour? Qui convaincra de crient cet ouvrier de ténèbres, si ce n'est la vérité ?
Et cette vérité, voici son langage (2) : « Que sert à l'homme de gagner le monde
entier, s'il
se perd soi-même et s'il est cause de sa ruine (3) ?— Les
puissants seront tourmentés puissamment. » C'est cette vérité qui rappelle à
l'âme avec
211
un empresseraient si tendre, combien frivole est la
consolation offerte par l'ambition, combien sévère en sera le jugement, de
combien de peu de durée en est l'usage, combien cachée et inconnue en est la
fin. C'est pour nous instruire de tout cela quo la troisième tentation du
Seigneur eut pour objet l'ambition, quand le démon lui promit tous les royaumes
du monde si, se prosternant, il voulait l'adorer; et ainsi vous voyez que la
voie de l'ambition, c'est l'adoration du démon ; c'est par ce moyen qu'il promet
à ses adorateurs de les faire parvenir aux honneurs et à la gloire de ce monde.
»
Ailleurs, le même saint
s'exprime ainsi : « Nous sommes tous désireux de nous élever, et nous soupirons
après ce qui peut nous exalter. C'est que « nous sommes de nobles créatures, et
que notre âme est quelque chose de grand, et ainsi nous avons un désir naturel
de la grandeur. Mais malheur à nous si nous nous efforçons de suivre celui qui a
dit (2) : Je m'assiérai sur la montagne du Testament, du côté de l'Aquilon.
Hélas, malheureux! tu veux t'asseoir du côté de l'Aquilon ; cette montagne
est glacée, nous ne t'y suivrons pas; car tu n'es possédé que d'un désir
insatiable du pouvoir ; tu
212
n'ambitionnes que l'éclat de la puissance. Combien
cependant, jusqu'à ce jour, suivent tes traces souillées et honteuses ! ou
plutôt combien peu ont
pu se soustraire à la passion de régner sur les autres !
Quelles traces suivez-vous, malheureux? Quel guide avez-vous pris? N'est-ce pas
là cette montagne sur laquelle l'Ange s'est élevé, et sur laquelle il est devenu
un démon ? Remarquez-le bien : après sa chute, cet esprit pervers, dévoré
d'envie, malicieusement préoccupé du désir de supplanter l'homme, lui montra une
autre montagne semblable à celle sur laquelle il voulut s'élever. Vous serez,
dit-il à nos premiers parents , vous serez comme des dieux, sachant le bien
et le mal (1). Cette ambition de la puissance a privé l'Ange de la félicité
céleste ; cette passion désordonnée de la science a privé l'homme de la gloire
de l'immortalité. Que quelqu'un s'efforce de s'élever sur la montagne du
pouvoir, combien, pensez-vous , trouvera-t-il de contradicteurs, combien
d'opposants , combien d'obstacles, combien la voie lui sera-t-elle difficile? Et
s'il lui arrive d'entrer en possession de ce qui fait l'objet de ses désirs,
voici l'Écriture qui lui dit : Les puissants seront tourmentés puissamment
(2).
213
C'est pourquoi je me soustrairai aux sollicitudes de la vie
présente et aux anxiétés que la puissance entraîne après soi. En autre est
désireux de la science qui enfle : combien il devra travailler! combien son
esprit sera en proie aux inquiétudes! Et cependant il s'entendra dire : «
Quand tu devrais en mourir, tu n'arriveras pas à l'objet de tes voeux. » Son
œil se voilera d'amertume toutes les fois qu'il verra quelqu'un supérieur à lui,
ou qu'il croira être jugé ainsi par le monde. Enfin, qu'arrivera-t-il lorsqu'il
se sera ainsi gonflé d'orgueil? « Je perdrai, dit le Seigneur, la
sagesse des sages, et je réprouverai la prudence des prudents (1).» Et
pour ne pas m'étendre plus longuement, vous avez compris, je crois, avec quel
soin nous devons fuir ces deux montagnes, si la ruine de l'Ange, si la chute de
l'homme nous ont inspiré quelque crainte. Montagnes de Gelboé, que la rosée
et la pluie du ciel ne descendent point sur vous (2) ! Cependant que
faisons-nous ? Il ne nous est pas avantageux de nous élever, mais la
concupiscence nous y contraint. Qui nous enseignera donc un sentie
salutaire que nous puissions gravir? Qui, si ce n'est celui
dont nous lisons qu'il est monté, il est vrai,
214
mais qu'il a commencé d'aborder descendre (1). C'est
lui qui nous montrera la voie par laquelle nous devrons nous élever; c'est lui
qui nous empêchera de suivre les traces ou les conseils d'un guide ou plutôt
d'un séducteur inique. Comme il n'y avait personne qui pût monter, le Très-Haut
est descendu, et, en descendant jusqu'à nous, il a consacré une
élévation où se trouve le salut, et que nous pouvons
atteindre avec suavité. Il est descendu de la montagne de la puissance et il
s'est revêtu de l'infirmité de notre chair; il est descendu de la montagne de la
science, car il a plu à Dieu de sauver ceux qui croiraient par la folie de la
prédication (2). Que trouvez-vous, en effet, de plus faible que ce tendre
corps et ces membres enfantins? Qui peut apparaître plus ignorant qu'un petit
enfant qui ne connaît que le sein de sa mère ? Qui a moins de puissance que
celui dont les membres sont cloués à une croix et dont les ossements peuvent
être comptés? Qui semblera jamais plus insensé que celui qui a livré sa vie aux
coups de la mort, et a payé une dette qu'il n'avait point contractée?
« Voyez-vous combien celui qui
était descendu si
215
profondément, s'est anéanti dans sa puissance ; combien il
s'est anéanti dans sa sagesse? Mais il ne pouvait en même temps s'élever plus
haut sur la montagne de la bonté; il ne pouvait donner une expression plus
éclatante de sa charité ; et ainsi il n'est pas étonnant qu'en s'abaissant,
Jésus-Christ se soit élevé, tandis que l'Ange et l'homme, en s'élevant, sont
tombés.
« (1) C'est pourquoi, mes
bien-aimés, persévérez dans la règle que vous vous êtes imposée d'arriver à vous
élever par l'humilité : c'est là la voie, et en dehors de cette voie, il n'en
est point d'autre. Celui qui ne la suit point, tombe au lieu de monter; car
c'est l'humilité seule qui élève et exalte, elle seule qui conduit à la vie... O
perversité, ô ambition des enfants d'Adam ! alors qu'il est si difficile de
monter, si facile, au contraire, de descendre, ils montent sans aucune peine et
ils ne descendent que très-difficilement. Ils sont toujours prêts à recevoir des
honneurs, prêts à entrer en possession des dignités de l'Église, dignités
redoutables aux Anges mêmes. Mais s'agit-il de vous suivre, ô Seigneur Jésus,
c'est à peine si l'on en trouve un seul qui veuille se laisser entraîner, qui
consente à être conduit
216
par la voie de vos commandements. » Ainsi parle saint
Bernard.
Vous voyez donc, par tout ce qui
vient d'être dit, quel moyen vous fera arriver au véritable honneur : ce moyen,
c'est l'humilité. Vous voyez comment vous devez fuir le faux honneur, l'honneur
temporel. Mais peut-être quelques ambitieux de la science et de gloire se
flattent-ils sous le prétexte de l'avantage des âmes, comme s'il leur était
donné par là de s'appliquer plus utilement au salut du prochain. Écoutez ce que
leur répond saint Bernard (1) : « Plût à Dieu, dit-il, que celui qui est entré
de la sorte, servît aussi fidèlement, s'il était possible, qu'il a montré de
confiance à s'introduire dans le ministère. Mais il est bien difficile, il est
impossible même que de la racine amère de l'ambition puisse sortir le fruit
suave de la charité. » Ainsi parle ce saint.
Or, pour avoir des honneurs le
mépris qui convient, il est nécessaire que vous possédiez à un degré bien élevé
cette excellente vertu d'humilité ; car, selon saint Chrysostome, se bien servir
des honneurs, c'est comme si quelqu'un , conversant avec une vierge d'une grande
beauté, s'était imposé la loi de ne jamais abaisser sur elle un regard
impudique. Aussi
faut-il, sans aucun doute , une âme vraiment forte pour se
conduire dans l'usage du pouvoir ou des honneurs qui nous sont accordés, d'une
manière irréprochable.
(1) Comme vous l'avez vu dans le
chapitre précédent, le Seigneur Jésus força ses Disciples à monter sur une
barque, et il se retira ensuite sur la montagne. Achevons donc de dire ce que le
Seigneur fit après le miracle, car tout cela s'unit naturellement, et ce que
nous racontons en ces chapitres s'est passé en même temps. J'ai différé
cependant d'en parler, mais c'était afin que vous pussiez mieux saisir, et afin
de vous expliquer plus clairement les enseignements qui y sont contenus.
Lors donc que les Disciples
furent montés sur leur barque, le Seigneur se retira sur la montagne, et là il
218
se mit en oraison jusqu'à la quatrième veille de la nuit,
c'est-à-dire qu'il passa en prières les trois premières parties de cette nuit.
Vous voyez par là que le Seigneur avait coutume de consacrer la nuit à la
prière, et on lit en plusieurs endroits qu'il s'appliquait à prier. Regardez-le
donc comment il prie et comment il s'humilie devant son Père. Il cherche les
endroits solitaires ; il y va seul; il se mortifie et veille pendant un temps
considérable. Le Pasteur fidèle intercède pour ses brebis ; car ce n'est pas
pour lui, mais pour nous qu'il prie, comme étant notre médiateur et notre avocat
auprès de son Père (1). Il prie aussi, afin de nous donner l'exemple de prier
souvent; car il a souvent averti ses Disciples sur ce point, et re-commandé par
ses actions ce qu'il enseignait par ses paroles; il leur a montra, comment la
persévérance dans la prière obtient ce qu'elle demande, en leur proposant
l'exemple du juge et de la veuve (2), comme vous pouvez le voir dans saint Luc;
il leur inspirait aussi la confiance d'obtenir ce qu'ils demandaient, en leur
disant : Demandez, il vous sera donné (3). A cela se rapporte encore un
autre exemple qu'il propose d'un ami qui, cédant à l'importunité de son ami, lui
prête les pains dont il avait besoin, comme on le voit également
219
dans saint Luc (1). Or, il donnait tous ces enseignements
pour nous faire connaître la vertu de l'oraison.
Cette vertu est, en effet,
inestimable; elle est efficace à nous obtenir tout ce qui peut nous être
avantageux, et éloigner de nous tout ce qui peut nous nuire. Voulez-vous
supporter patiemment l'adversité? Soyez un homme d'oraison. Voulez-vous
surmonter les tentations et les tribulations? Soyez un homme d'oraison.
Voulez-vous fouler aux pieds les affections perverses ? Soyez un homme
d'oraison. Voulez-vous connaître les ruses de Satan et éviter ses pièges? Soyez
un homme d'oraison. Voulez-vous faire avec joie l'oeuvre de Dieu, parcourir avec
bonheur la voie. du travail et de l'affliction? Soyez un homme d'oraison.
Voulez-vous vous exercer à la vie spirituelle, et ne faire aucun cas de la chair
en ses désirs? Soyez un homme d'oraison. Voulez-vous mettre en fuite les vains
fantômes de votre imagination? Soyez un homme d'oraison. Voulez-vous engraisser
votre âme de bonnes pensées, de saints devoirs, de pieuses ardeurs, de dévotion?
Soyez un homme d'oraison. Voulez-vous établir votre coeur dans une position
forte, dans une résolution constante de se soumettre au bon
220
plaisir de Dieu ? Soyez un homme d'oraison. Enfin,
voulez-vous extirper les vices, vous remplir de vertus? Soyez un homme
d'oraison. Car c'est par elle que l'on reçoit l'onction de l'Esprit-Saint,
onction qui instruit l'âme de tout ce qu'elle doit savoir. Enfin, si vous voulez
vous élever jusqu'à la contemplation et jouir des embrassements de l'Époux,
soyez un homme d'oraison : c'est en s'y exerçant qu'on arrive à contempler et à
goûter les choses célestes.
Vous voyez combien grande est la
puissance, la vertu de l'oraison. Je pourrais apporter en preuve de ce que je
viens d'avancer, les saintes Écritures; mais qu'il vous suffise, comme d'une
preuve efficace, de tout ce que nous apprenons et voyons chaque jour en des
personnes simples et illettrées, qui sont entrées eu possession de tous les
biens que je viens d'énumérer, et de plus grands encore, par cette vertu de
l'oraison. Tous ceux qui désirent imiter Jésus-Christ, doivent donc s'adonner de
toute leur âme à l'oraison, et surtout les religieux, qui ont une plus grande
facilité de s'y appliquer. C'est pourquoi je vous exhorte, et, autant que je le
puis , je vous enjoins rigoureusement de la prendre pour votre exercice
principal , et de ne trouver , après les soins nécessaires à la vie, de bonheur
en rien autre chose qu'en l'oraison; car rien ne doit vous rendre heureuse
221
comme de demeurer avec le Seigneur, et c'est par l'oraison
que s'établit cette demeure. Mais, afin que vous puissiez jouir des avis d'un
meilleur conseiller, écoutez les paroles pleines de douceur que saint Bernard a
répandues sur ce sujet : Ceux qui s'exercent fréquemment à l'oraison,
dit-il, ont fait l'épreuve de ce que j'avance. Souvent nous
nous approchons de l'autel avec un coeur tiède et aride ; nous nous appliquons à
l'oraison, nous y persévérons, la grâce nous pénètre tout-à-coup, notre âme se
trouve dans l'abondance, un fleuve de douceur se répand jusque dans nos
entrailles, et si quelqu'un désire exprimer le lait de la suavité qu'il renferme
en soi, il ne tardera pas à le voir couler avec abondance, comme une source
inépuisable.
Le même saint, dans un discours
pour le commencement du carême (2) : « Toutes les fois, dit-il, que je parle de
l'oraison, il me semble entendre en mon coeur comme certaines paroles de la
pensée humaine me dire : d'où vient que, ne cessant jamais de prier, c'est à
peine s'il s'en rencontre parmi vous quelques-uns qui aient expérimenté quel est
le fruit de la prière? Nous paraissons revenir de l’oraison comme nous nous en
sommes approchés :
222
personne ne nous répond un mot; personne ne nous offre
aucun don. Mais suivez le jugement de la foi et non votre sentiment propre : ce
jugement est conforme à la vérité, et votre sentiment est trompeur. Or, quelle
vérité nous enseigne donc la foi, sinon que le Fils de Dieu s'est engagé par
promesse, lorsqu'il nous a dit (1): Tout ce que vous demanderez dans vos
prières, croyez que vous l'obtiendrez, et cela vous sera accordé? Que
personne d'entre vous, mes frères, n'ait de mépris pour l'oraison. Je vous le
dis, parce que celui à qui nous nous adressons dans notre prière en fait un
grand cas. Avant qu'elle soit sortie de notre bouche, il ordonne de l'inscrire
dans son livre ; et nous pouvons , sans aucun doute, espérer une de ces deux
choses : ou il nous donnera ce que nous lui demandons, ou ce
qu'il sait nous être plus utile. Nous ne savons pas, nous
autres, demander ce qui nous convient; mais le Seigneur a compassion de notre
ignorance, et, recevant notre prière avec bénignité,il ne nous accorde point ce
qu'il sait ne nous être d'aucun avantage, ou ce dont le besoin ne se fait pas
sentir présentement. Cependant notre oraison n'est point, pour cela
infructueuse, surtout si nous sommes fidèles à accomplir
223
ce que le prophète nous enseigne, si nous nous réjouissons
dans le Seigneur; car c'est ainsi que parle le saint roi David : «
Réjouissez-vous
dans le Seigneur, et il vous accordera les demandes de
votre coeur (1). » Mais remarquez-bien qu'il appelle les demandes du coeur,
celles que le jugement de la raison approuve. Ainsi, vous n'avez pas lieu de
vous plaindre ; mais, au contraire, de vous répandre de toute votre âme en
actions de grâces. En effet, le soin que le Seigneur prend de vous est si grand,
que toutes les fois que vous lui demandez quelque chose d'inutile, il vous le
refuse et le remplace par un don plus excellent. De même, un père selon la chair
donne volontiers du pain à son enfant lorsqu'il lui en fait la demande ; mais
s'il désire un couteau qu'il ne juge pas lui être
nécessaire, il se montre opposé à ses désirs et préfère
lui-même lui rompre le pain qu'il vient de lui donner.
« Or, croyez bien que les
demandes de coeur consistent en trois choses, et je ne crois pas qu'un élu
puisse rien demander en dehors. Les deux premières regardent le temps présent;
elles embrassent. les biens du corps et, ceux de l'âme; la troisième
224
a pour objet la béatitude éternelle. Ne vous étonnez pas si
je vous dis que l'on doive demander à Dieu les biens corporels; car tous ces
biens sont en sa puissance, comme les biens spirituels. C'est pourquoi il faut
les lui demander avec un plein espoir qu'il nous arrivera de pouvoir trouver
notre nourriture en le servant. Cependant il faut prier pour les besoins de
l'âme et plus fréquemment et avec plus de ferveur , c'est-à-dire, que nous
devons demander et la grâce de Dieu et les vertus qui ornent nos âmes. Il nous
faut prier aussi avec toute la piété et toute l'ardeur dont notre cœur est
capable, pour obtenir la vie éternelle; car c'est là que la béatitude du corps
et de l'âme sera pleine et parfaite....
« Que pour les choses
temporelles la prière se borne donc à ce qui est strictement nécessaire. Pour ce
qui concerne les vertus de l'âme, que notre oraison soit libre de tout motif
humain et qu'elle n'ait pour but que le bon plaisir de Dieu. Que celle qui
regarde la vie éternelle, se fasse en toute humilité, ne présumant rien que de
la divine miséricorde… »
« (1) Ce n'est pas seulement le
lieu, mais encore le temps, que doit considérer celui qui veut prier. Le temps
de fêtes semble plus facile et plus avantageux ;
225
mais c'est surtout lorsque le silence de la nuit a tout
plongé dans un sommeil profond que la prière s'épanche et plus libre et plus
pure. Levez-vous durant la nuit, dit le prophète, louer le Seigneur au
commencement de vos veilles, et répandez votre coeur comme de l'eau en présence
de votre Dieu (1). Avec quelle sécurité s'élève la prière durant la nuit!
Elle n'a pour témoins que Dieu et son Ange qui la reçoit pour l'offrir sur
l'autel céleste. Comme elle est belle el brillante ! comme elle apparaît revêtue
d'un doux éclat de modestie ! Comme elle est pleine de paix et de sérénité cette
prière qu'aucun bruit, qu'aucune clameur ne vient troubler! Enfin , comme elle
est pure et sincère , à cette heure où la poussière des sollicitudes terrestres
ne saurait se reposer sur elle, où nul regard
approbateur ne peut la contempler, où l'adulation ne songe
même pas à l'atteindre de son souffle! C'est pour cela que l’Épouse, avec non
moins de modestie que de précaution, recherchait le secret de sa couche et da la
nuit. Prier et marcher à la recherche du Verbe, c'est une seule et même chose.
Vous ne priez pas bien, si dans vos prières vous cherchez autre chose que le
Verbe, ou quelque
226
chose qui ne se rapporte point à lui ; car c'est dans le
Verbe que tout est renfermé. Là se trouve le remède à nos blessures, le
soulagement de nos besoins, le retranchement de nos défauts, les forces pour
avancer, enfin tout ce qu'il vous est avantageux de recevoir ou de posséder,
tout ce qu'il vous convient d'avoir, tout ce qui vous est nécessaire. C'est donc
sans raison que nous demandons autre chose que le Verbe, puisqu'il renferme
tout. Si nous paraissons quelquefois agir trop familièrement, lorsque nous
sommes forcés de demander ces biens terrestres, pourvu qu'en cela le Verbe soit
le terme de notre demande, comme il le mérite bien , ce ne sont plus ces biens
qui sont l'objet de nos voeux mais lui seul, puisque c'est à cause de lui que
nous les demandons. » Tel est le langage de saint Bernard.
Vous avez entendu les
magnifiques paroles d'un contemplatif très-élevé, vous avez entendu Bernard
enivré des délices de la prière. Repassez en votre âme, si vous le pouvez, ce
qu'il vient de vous dire, afin d'en savourer le parfum. Je cite et j'insère
d'autant plus volontiers ses paroles en cet ouvrage, que non-seulement elles
sont tout-à-fait spirituelles et propres à pénétrer le coeur, mais encore
pleines de beautés et puissantes à entraîner au service de Dieu
227
Bernard était l'homme le plus éloquent de son époque; il
était rempli de l'esprit de sagesse et, tout brillant de sainteté. Je désire que
vous marchiez sur ses traces, et si j'en parle aussi souvent, c'est afin que
vous mettiez en pratique ses conseils et ses enseignements. Mais revenons au
seigneur Jésus.
Pendant qu'il priait sur la
montagne, ses Disciples étaient sur la mer en un grand travail et dans de
profondes angoisses ; car le vent leur était contraire et la barque était agitée
par la tempête et les flots. Considérez-les donc et témoignez-leur votre
compassion, car ils sont dans la tribulation et la détresse la plus pénible :
l'orage les a assaillis, il fait nuit, et le Seigneur n'est point avec eux. Mais
à la quatrième veille de la nuit il descendit de la, montagne, et s'approcha de
la barque en marchant sur la mer. Pour Dieu, considérez-le bien et voyez
comment, fatigué par une telle veille et une oraison aussi prolongée, il descend
sans être accompagné de personne, nu-pieds et au milieu de la nuit, de cette
montagne dont. la pente est si rapide à parcourir et peut-être couverte de
rochers ; voyez-le s'avancer d'un pas ferme sur les eaux comme sur la terre
ferme. La créature reconnut donc son Créateur. Or, lorsqu'il approcha de la
barque, ses Disciples, saisis d'effroi, poussèrent un cri, pensant que c'était
un fantôme; mais le tendre Maître, ne voulant
228
pas plus longtemps les tenir dans la peine, les rassura en
disant : C'est moi, ne craignez point. Alors Pierre, tout plein de
confiance en la puissance du Seigneur, commença, aussi lui, par son ordre à
marcher sur les eaux ; mais ensuite, sa foi chancelant, il allait être submergé,
lorsque la main de son maître le soutint et l'empêcha de couler à fond. La
Glose, sur cet endroit, dit : « Il le fait marcher sur les flots, afin de
manifester sa puissance divine ; il permet qu'il s'enfonce , afin qu'il n'oublie
pas sa faiblesse, qu'il ne se juge pas égal à Dieu, et no prenne pas sujet de
s'enorgueillir. » Aussitôt que le Seigneur fut entré dans
la barque, l'agitation de la mer cessa et tout rentra dans le calme. Pour les
Disciples, ils le reçurent avec le respect le plus profond , éprouvèrent une
grande joie de son retour, et demeurèrent dans une grande tranquillité.
Considérez donc bien Jésus et ses Disciples en toutes choses, car il y a
vraiment de quoi admirer et s'édifier. Vous pouvez, dans ce fait, méditer pour
votre instruction que le Seigneur agit ainsi chaque jour vis-à-vis de nous, mais
spirituellement. Il souffre et il permet quo ses élus soient en ce inonde dans
l'affliction, tant en ce qui concerne l'homme intérieur quo l'homme extérieur,
mais toujours en père qui châtie chacun des enfants qu'il affectionne. Pour ceux
qui ne sont point sons sa verge, selon le langage
229
de l'Apôtre, ils ne sont point des enfants, mais des fruits
de l'adultère (1). Il nous est donc avantageux d'être dans la tribulation et
l'affliction ici-bas : c'est par là que nous sommes instruits, que nous
acquérons des vertus, que nous conservons celles que nous avons acquises, et,
qui plus est, que nous attendons les biens futurs et les récompenses éternelles.
Ainsi, loin de nous laisser abattre par ces traverses, loin de nous montrer
impatients à les supporter, nous devons ambitionner et les chérir. Mais
l'immense utilité des tribulations est inconnu au grand nombre, et c'est
pourquoi elles semblent fâcheuses et intolérables. Afin de vous instruire de ce
qui les concerne et de vous apprendre à les soutenir, je vous apporte, comme
j'ai coutume de le faire, l'autorité de saint Bernard : « (2) Elle est
avantageuse, dit-il, cette tribulation qui produit l'épreuve et qui conduit à la
gloire. Je suis avec lui dans la tribulation, dit le Seigneur. Rendons
donc grâces au Père des miséricordes, qui veut bien être avec nous dans la
tribulation et nous consoler dans nos peines. Comme je vous l'ai dit, elle est
nécessaire cette tribulation qui se convertit en gloire, qui se change en
félicité ; et, sans aucun doute, elle sera longue, elle sera
230
grande, elle sera pleine et entière cette félicité que
personne ne pourra nous ravir. C'est une chose nécessaire que cette nécessité
qui enfante la couronne. Loin de nous le dédain, mes frères ; la semence est
bien faible, mais le fruit qui s'en élève est vraiment grand. Peut-être cette
semence est-elle sans saveur, peut-être est-elle pleine d'amertume, c'est
peut-être la graine du sénevé. En grâce, ne considérons pas ce qui frappe nos
regards en elle, mais ce qu'elle renferme d'invisible. Car ce qui luit à nos
yeux n'a qu'un temps, et ce que nous ne voyons pas est éternel Je suis avec lui
dans la tribulation, dit le Seigneur; et moi, je ne veux plus chercher d'autre
bonheur que la tribulation, car il m'est avantageux de m'attacher au Seigneur;
et non-seulement cela, mais il m'est avantageux de placer mon espérance en
mon Dieu (2) qui a dit : Je délivrerai et je comblerai de gloire celui
avec qui je suis dans la tribulation. Mes délices, nous dit-il encore,
sont d'être avec les enfants des hommes (3). Il est descendu, afin d'être
proche de ceux dont le coeur est en proie au chagrin, afin d'être avec nous
lorsque la tribulation nous assiège, et il y sera encore lorsque nous serons
231
enlevés dans les nuées, à travers les airs, pour être
conduits au-devant de Jésus-Christ. Ainsi, nous serons toujours avec le
Seigneur, si toutefois nous mettons tout notre soin à le conserver en tout temps
avec nous. Il m'est plus avantageux, Seigneur, d'être dans la tribulation,
pourvu que vous soyez avec moi, que de régner sans vous, que d'être dans
l'abondance loin de vous, que d'être glorifié sans vous posséder. La fournaise
éprouve les vases d'argile, et le feu de la tribulation , les justes.
Qu'avons-nous à redouter? Pourquoi ces retards? Pourquoi nous soustraire à cette
fournaise? Le feu sévit, il est vrai, mais le Seigneur est avec nous dans la
tribulation. Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous? Si c'est lui qui nous
délivre, qui pourra nous arracher de sa main ? Enfin, si c'est lui qui nous
glorifie, qui pourra nous plonger dans l'humiliation ?
« (1) Non-seulement nous
conservons l'espérance, mais nous plaçons notre gloire dans l'humiliation. Je
me glorifierai volontiers dans mes infirmités, dit l'Apôtre, afin que la
vertu de Jésus-Christ habite en moi (2). Désirable infirmité, qui se trouve
suppléée par la vertu de Jésus-Christ ! Qui me donnera,
232
non-seulement d'être infirme, mais d'être dépouillé, de
défaillir de moi-même, afin d'être affermi par la vertu du Seigneur des vertus ;
car c'est
dans l'infirmité que la vertu devient parfaite?
Enfin, ajoute l'Apôtre : Quand je suis faible, c'est alors que je me sens
plus fort et que je suis puissant (1).
« (2) Aussi,
l’Épouse n'appelle pas son Bien-aimé un faisceau, mais un petit faisceau
; car l'amour lui rend léger tout ce qu'elle entrevoit de fatigues et
d'angoisses. C'est vraiment un petit faisceau, car les souffrances de cette vie
ne sont pas clignes d'entrer en comparaison avec la gloire à venir qui sera
manifestée en nous (3) ; et le moment si court et si léger des tribulations du
temps présent, opère en nous le poids éternel d'une gloire souveraine et
incomparable (4). Ce qui n'est maintenant qu'un petit faisceau de myrrhe, sera
donc un jour pour nous le comble d'une glorification immense. Mais déjà n'est-ce
pas un faisceau bien faible que celui dont le joug est doux et le fardeau léger
? Non qu'il soit léger en lui-même, ce fardeau, car la violence de la passion
n'est point légère, non plus que l'amertume de la mort; mais il est léger pour
celui qui aime. »
233
Le même saint s'exprime ainsi
sur le verset 6 du psaume 90 : « S'il nous est ;permis d'arrêter nos regards sur
le grand corps de l'Église, nous remarquerons assez aisément que les hommes
spirituels de ce corps sont attaqués avec beaucoup plus de violence que les
hommes charnels. C'est la malice superbe et toujours envieuse de notre ennemi
qui agit de la sorte, et le fait se prendre avec plus de véhémence à ceux qui
sont parfaits, selon cette parole de l'Écriture : « Sa nourriture est une
nourriture choisie (1). » Il agit ainsi, dis-je, et
ce n'est pas sans une disposition particulière des desseins de Dieu, qui ne
permet pas que les imparfaits soient tentés au-dessus de leurs forces, et qui
leur fait tirer avantage de la tentation , tandis qu'il prépare à ceux qui sont
plus parfaits des triomphes, non-seulement plus glorieux, mais encore plus
nombreux sur l'ennemi... Notre adversaire s'applique avec une sollicitude
beaucoup plus grande et des ruses plus multipliées à nous blesser, tant à droite
qu'à gauche, et il ne s'inquiète pas tant de nous ravir les
biens du corps que ceux du coeur.
« C'est là qu'il faut résister
avec le plus de soin, où la nécessité paraît plus pressante, où le fort du
234
combat se fait sentir, où le gain de la bataille réside
tout entier. Aussi est-ce là que se prépare notre sort : une captivité
ignominieuse, si nous sommes vaincus, une gloire triomphante, si nous remportons
la victoire... C'est de ce côté que se trouve la grâce et la miséricorde du
Seigneur envers ses serviteurs; c'est de ce côté que son regard s'abaisse sur
ses
a élus; et, tandis qu'il paraît indifférent à ce qui se
passe à leur gauche, il se montre un protecteur empressé de leur droite. C'est
pourquoi le prophète parle ainsi de soi-même : J'avais toujours le Seigneur
en ma présence, car il se tenait à ma droite pour que je ne fusse pas ébranlé
(1)... Plaise a à Dieu, ô bon Jésus ! que vous soyez en tout temps
tellement à ma droite que vous me teniez sans cesse par la
main, car je sais et je suis assuré qu'aucune adversité ne saurait me nuire, si
nulle iniquité ne domine en mon coeur. Que ma gauche soit a dépouillée, qu'elle
soit meurtrie, qu'elle soit abreuvée d'injures et saturée d'opprobres, je
l'expose à tout cela sans regret, puisque je suis gardé par a vous , puisque
votre protection met ma droite à couvert.
« (2) Autre chose est
d'être conduit en son esprit par
235
la force ; autre chose d'être gouverné par la sagesse;
autre chose de dominer par la force; autre chose de s'enivrer de suavité; car
bien que la sagesse soit puissante et la force suave, cependant, pour rendre à
chaque mot sa signification propre, la vigueur a s'attache à l'idée de force, et
la tranquillité de l'âme,accompagnée d'une certaine douceur spirituelle, à
celle de sagesse. C'est ce qu'a voulu désigner l'Apôtre, je
crois, lorsqu'après des exhortations multipliées qui ont rapport à la force, il
ajoute que la a sagesse se trouve dans la suavité qui réside en l'Esprit-Saint.
Ainsi, résister, repousser la violence par a la violence, ce qui doit se ranger
dans les attributions de la force, c'est assurément un honneur, a mais c'est
aussi un travail; car ce n'est pas la même chose de défendre votre honneur avec
fatigue, que de le posséder en repos; ce n'est pas la même chose d'être conduit
par la force, que de jouir de la force. Tout ce que la force enfante, la sagesse
en a la jouissance ; tout ce que la sagesse ordonne, résoud et conduit, c'est la
force qui l'exécute. Traitez de la sagesse au sein du repos, dit le sage
(1). Le repos de la sagesse est donc son travail, et plus ce repos est profond,
plus sou action est active en son genre.
236
La force, au contraire, est d'autant plus brillante qu'elle
est plus exercée, d'autant plus digne de louanges qu'elle se montre plus
empressée à agir.
Si quelqu'un définit la sagesse, l'amour de la vérité, il
ne me semblera pas s'éloigner de la réalité. Or, où il y a amour, il n'y a pas
travail, mais jouissance, et peut-être le mot de sagesse tire-t-il son
origine de celui de saveur, parce qu'elle se joint à la vertu comme un
assaisonnement qui rend suave ce qui de soi était amer et repoussant. Aussi je
ne jugerai pas digne de blâme celui qui définira la sagesse, la saveur du bien.
« Ainsi, soutenir courageusement
les tribulations, c'est le domaine de la force; se réjouir dans les tribulations
appartient à celui de la sagesse. Affermir votre coeur et être inébranlable dans
l'attente du Seigneur, c'est de la force; goûter et voir combien le Seigneur est
doux, c'est de la sagesse. Et, pour mieux montrer le bien de chacune d'après le
fond même de leur nature, je disque la modestie de l'âme indique la sagesse, et
que la constance montre l'homme de force. C'est à juste raison que la sagesse
vient après la force, car celle-ci est comme un fondement inébranlable sur
lequel celle-là édifie sa demeure...
« (1) Heureux celui qui
règle de telle sorte les souffrances
237
de son corps selon la justice, que tout ce qu'il endure, il
l'endure à cause du Fils de Dieu ! Heureux celui dont le coeur est étranger au
murmure, dont la bouche se répand en actions de grâces et en chants de louanges!
Celui qui s'est élevé ainsi, s'est chargé de son grabat et il s'en va dans sa
demeure. Notre grabat, c'est notre corps ; nous y étions couchés languissants et
esclaves de nos désirs et de nos convoitises. Nous le portons lorsque nous le
forçons d'obéir à notre esprit.
« (1) L'Esprit qui souffle en
tant de manières sur les enfants des hommes que nul ne peut se soustraire à son
influence céleste, est véritablement multiple ; car il leur est accordé, soit
pour l'utilité de la vie,
soit pour faire des miracles, soit pour opérer leur salut,
soit pour les secourir, les consoler ou les embraser. Il est accordé pour
l'utilité de la vie, car il répand avec tant d'abondance les biens sur les bons
et sur les méchants, sur ceux qui sont dignes et ceux qui sont indignes, qu'il
semble ne garder aucune règle de discernement. Il est, bien ingrat celui qui, en
toutes ces choses, ne reconnaît pas les bienfaits de l'Esprit-Saint. Il est
accordé pour les miracles, comme il le paraît par les signes, les prodiges,
238
les différents effets de sa puissance qu'il opère par
l'entremise de quelques hommes. C'est lui qui renouvelle les miracles anciens,
afin d'affermir par ce que nous voyons de nos yeux la foi à ce qui eut lieu aux
temps passés. Mais parce que quelques-uns ne tirent aucune utilité propre de
cette grâce, cet Esprit vient en nous pour aider à notre salut, connue lorsque
nous nous convertissons au Seigneur notre Dieu dans toute la sincérité de notre
coeur. Il nous est donné pour nous secourir, lorsque, dans nos luttes, il vient
au secours de notre infirmité. Et lorsqu'il rend témoignage à notre esprit,
c'est alors que son souffle nous console. Enfin
il nous est donné pour allumer en nous la ferveur, lorsque,
soufflant avec plus de force dans le coeur de ceux qui sont parfaits, il excite
en eux le feu dévorant de la charité , en sorte que non-seulement ils se
glorifient dans l'espérance de la gloire réservée aux enfants de Dieu, mais
encore dans les tribulations, réputant les injures une gloire, les opprobres un
bonheur, le mépris un sujet de joie immense. L'Esprit-Saint a été donné à chacun
de nous pour opérer notre salut, si je ne me trompe. Mais il n'en est pas de
même pour la ferveur; car il y en a bien peu qui soient remplis de cet Esprit,
bien peu qui soupirent après sa possession. Nous
239
nous contentons de vivre à l'étroit, nous ne faisons aucun
effort pour respirer à l'aise dans cette atmosphère de liberté ; nous n'élevons
même pas vers elle un désir.»
Vous voyez de quelles nombreuses
et doctes raisons se sert l'éloquent saint Bernard pour nous montrer combien les
tribulations sont avantageuses. Ne vous étonnez donc pas que le Seigneur
permette que ses Disciples soient en proie aux coups de la tempête, lui qui
connaît l'utilité qu'ils doivent en retirer. Nous lisons en plusieurs endroits
que leur barque fut agitée par les flots et les vents, mais jamais qu'elle fut
submergée. Ayez donc soin d'affermir et de régler votre coeur par ses avis afin
que, dans les contrariétés et les malheurs qui vous arriveront, vous puissiez
vous maintenir dans la patience et la joie, et afin aussi de vous exercer de
telle sorte dans les voies de l'Esprit, que, remplie de ferveur, vous désiriez
même être en proie à la tribulation pour l'amour du Seigneur Jésus qui a tenu et
enseigné cette voie élevée en sa personne et celle des siens.
240
(1) Tandis que le Seigneur Jésus
allait de côté et d'autre, avec de grandes fatigues, prêchant et guérissant les
malades, une femme Chananéenne, c'est-à-dire de la terre de Chanaan, habitée par
les Gentils et non par les Juifs, s'approcha de lui, le priant de délivrer sa
fille qui était tourmentée du démon. Elle avait confiance qu'il pouvait lui
accorder ce qu'elle désirait . Le Seigneur ne lui donnant aucune réponse, elle
insistait néanmoins et persévérait en criant et demandant qu'il voulût lui faire
miséricorde, et cela avec tant d'insistance, que les Disciples prièrent Jésus
pour elle. Mais le Seigneur ayant déclaré qu'on ne devait. pas donner aux chiens
le pain des enfants, cette femme s'humiliant conjura qu'il lui fût permis, à ia
façon des chiens, de ramasser les miettes qui tombaient de la table du Maître,
et ainsi elle mérita d'être exaucée.
Considérez en tout cela le
Seigneur et ses Disciple,
241
selon la méthode générale que je vous ai donnée plus haut.
Ne laissez pas non plus passer inaperçues les vertus de cette femme, et tirez-en
tout l'avantage qu'elles vous offrent. Ces vertus sont au nombre de trois
surtout : la première, ce fut la grande foi de cette femme, foi qui s'étendit
jusqu'à sa fille et que le Seigneur exalta par ses louanges; la seconde fut la
persévérance dans la prière, et non-seulement la persévérance, mais
l'importunité, importunité que le Seigneur apour agréable, et à laquelle il
invite, ainsi que je vous en ai touché quelque chose dans le chapitre précédent
; la troisième, ce fut une humilité profonde, car elle ne rejeta point la
qualification que le Seigneur lui donnait et ne se jugea pas digne de prendre
rang parmi les enfants, ni de recevoir un pain entier, mais elle se contenta de
ramasser les miettes. Et parce qu'elle s'était humiliée profondément, elle
obtint ce qu'elle avait demandé. Ainsi en sera-t-il pour vous, si, persévérant
dans la prière avec un coeur sincère, pur et fidèle, vous vous humiliez en
présence de votre Dieu, vous réputant indigne de tout bien de sa part. Tenez
fermement pour assuré que tout ce que vous lui demanderez, il vous l'accordera.
Et de même que les Apôtres prièrent pour la Chananéenne, ainsi votre Auge priera
pour vous et offrira votre demande au Seigneur.
242
Écoulez saint Bernard parlant
sur ce sujet (1): «Lorsqu'une âme soupire fréquemment, dit-il, ou plutôt
lorsqu'elle prie sans interruption et se lamente dans l'ardeur de ses désirs, de
temps en temps il arrive que celui qu'elle cherche et appelle par de tels voeux,
se laisse toucher de compassion et se montre à elle. C'est alors, je crois,
qu'il lui convient,
d'après l'expérience qu'elle en fait, de s'écrier avec le
saint prophète Jérémie (2) : « Vous êtes bon, Seigneur, pour ceux qui
espèrent en vous, pour l'âme qui vous cherche. Mais son Ange, qui est un des
amis de l'Époux, son Ange, que Dieu a député pour l'aider en pareille
circonstance, et qui est, sans aucun doute, l'agent et le témoin de cette
entrevue mutuelle et secrète; son Ange, dis-je, comme alors il tressaille de
joie ! comme il est heureux et se livre avec elle à l'allégresse ! Il se tourne
vers
le Seigneur et lui dit : « Je vous rends grâces, Seigneur
de toute majesté, de ce que vous lui avez accordé selon les désirs de son coeur,
et de ce que vous ne l'avez pas frustrée de l'objet de ses voeux. C'est cet Ange
qui en tout lieu, se montrant un serviteur empressé pour cette âme, ne cesse de
l'exciter et de l'avertir par des inspirations assidues ;
243
c'est lui qui lui crie sans cesse : Réjouis-toi dans le
Seigneur, et il t'accordera les demandes de ton coeur (1). — Attends le
Seigneur et garde sa voie. — S'il est en retard, attends-le, car il
viendra sûrement, et il ne saurait tarder (2). C'est cet Ange qui crie aussi
au Seigneur (3) : Comme le cerf soupire après les eaux abondantes, ainsi,
Seigneur, cette dite soupire après vous. Ses désirs se sont dirigés vers
vous durant la nuit, et dès le matin elle s'est éveillée pour penser à vous de
toute l'étendue de son esprit et de son coeur. Durant tout le jour, elle a
étendu ses mains vers vous. Accordez-lui sa demande, afin qu'elle s'en aille,
car elle crie après vous. Laissez-vous toucher enfin, et montrez-vous sensible à
sa prière. Abaissez un regard du haut des cieux, et voyez ; et daignez visiter
cette âme qui est dans sa désolation. » Ce fidèle ami de l'Époux, instruit, mais
non jaloux de l'amour mutuel de l'âme et de Dieu, ne cherche point sa propre
gloire, mais celle du Seigneur. Il va et vient du Bien-aimé à la Bien-aimée; il
offre les voeux, rapporte les dons, excite celle-ci, apaise celui-là.
Quelquefois aussi, bien que rarement, il les réunit tous deux en sa présence,
soit en ravissant l'une, soit en
244
inclinant l'autre ; car il est un serviteur et un ami dans
le palais, et il ne craint pas d'être repoussé ; tous les jours il contemple la
face du Père céleste. » Telles sont les paroles de saint Bernard.
Vous voyez avec quelle fidélité
nos Anges nous servent; et c'est ce qui me donne occasion de vous dire quelque
chose de ces esprits bienheureux. Je désire que vous sachiez bien que nous
devons avoir pour eux le respect le plus profond, que nous sommes tenus de les
louer, de les honorer et de leur rendre chaque jour nos actions de grâces; et
qu'en leur présence, qui est continuelle, c'est pour nous un devoir de ne rien
penser, de ne rien dire, de ne rien faire qui soit illicite ou honteux. Saint
Bernard nous donne encore des avis à ce sujet dans un de ses discours sur le
psaume 90e; c'est ainsi qu'il parle : « Dieu a ordonné à ses Anges de prendre
soin de vous et de vous garder dans toutes vos voies. Quel respect une telle
parole doit vous inspirer! Quelle dévotion elle doit allumer en vous! Quelle
confiance elle doit faire naître en votre coeur! Vous devez le respect à la
présence de l'Ange, la dévotion à ses bienfaits, la confiance à ses soins
empressés. Marchez avec précaution en toutes vos voies où sont présents les
Anges, selon le commandement qu'ils
en ont reçu. En quelque demeure, en quelque coin
245
de terre que vous vous trouviez, ayez du respect pour votre
Ange. Ne vous permettez jamais en sa présence ce que vous n'oseriez faire devant
moi... Ces Anges ne sont pas seulement avec vous, ils sont là pour vous. Ils
sont présents pour vous protéger, ils sont présents pour vous être utiles. Que
rendrez-vous au Seigneur pour tous les bienfaits dont il vous a comblé? Car
c'est à lui seul qu'appartiennent et la gloire et l'honneur. Pourquoi à lui
seul? Parce que c'est lui qui a donné des ordres à ses Anges; parce que c'est de
lui seul que vient tout don excellent. Cependant, bien que ce soit lui qui ait
commencé, il ne nous est pas permis d'être ingrats envers ceux qui lui obéissent
avec tant d'amour et nous viennent en aide en des besoins aussi pressants.
Soyons donc dévots , soyons reconnaissants envers des gardiens si glorieux;
rendons-leur
l'amour qu'ils nous témoignent et honorons-les autant que
nous le pouvons, autant que nous le devons. » Telles sont les paroles de saint
Bernard.
Tout ce que vous venez
d'entendre doit vous faire estimer l'obéissance des Anges, les secours que nous
en recevons et la vertu de la prière. Appliquez-vous à vous exercer à celle-ci,
et témoignez à ceux-là le plus de respect qu'il sera en votre pouvoir.
246
Ne vous étonnez pas si
quelquefois nos paroles et nos actions sont une occasion de scandale, quelque
fidélité et quelque soin que nous apportions, puisqu'il en a été de même en
plusieurs circonstances pour le Seigneur, qui cependant ne pouvait se tromper.
Un jour, les Pharisiens lui demandaient pourquoi ses Disciples ne se lavaient
pas les mains lorsqu'ils voulaient manger; et il leur répondit en les reprenant
sévèrement de ne faire cas que de la pureté extérieure, et nullement de celle
qui est intérieure. Ils furent scandalisés d'une pareille réponse; mais le
Seigneur ne s'en mit point en peine (1).
Une autre fois qu'il donnait
dans la synagogue des enseignements fort spirituels, quelques-uns d'entre ses
Disciples, hommes tout-à-fait matériels, ne comprenant pas ses paroles,
l'abandonnèrent. Mais alors il dit aux douze : Et vous, voulez-vous aussi
vous en aller ? Saint Pierre lui répondit , tant en son nom qu'en celui des
autres : Seigneur , à qui
247
irions-nous? Vous avez les paroles de la vie éternelle
(1).
Considérez-le donc en ces
circonstances et autres semblables ; voyez comment il parlait avec puissance et
enseignait la vérité sans s'inquiéter du scandale des méchants ou des insensés.
Il faut remarquer d'abord que nous ne devons pas, à cause du scandale du
prochain, abandonner les voies de la justice; en second lieu, que nous devons
avoir beaucoup plus à coeur la pureté intérieure que celle qui est simplement
extérieure, ce que le Seigneur a enseigné ailleurs dans saint Luc d'une manière
bien plus formelle; en troisième lieu, qu'il faut vivre si spirituellement que
les paroles de Jésus-Christ ne nous paraissent point incompréhensibles et
singulières, comme il arriva à ses Disciples qui, l'entendant dire : Si vous
ne mangez la chair du fils de l'homme… ne purent soutenir un pareil langage
et se retirèrent. Pour nous, reconnaissons plutôt que ses paroles sont les
paroles de la vie éternelle, et, nous unissant aux douze, marchons sur ses
traces.
248
(1) Un jour que le fidèle et
prudent disciple Simon-Pierre demandait au Seigneur, en son nom et en celui des
autres Apôtres, quelle serait leur récompense, le Seigneur, leur répondit entre
autres choses, que tous ceux qui, renonçant aux biens temporels, s'attacheraient
à le suivre, recevraient le centuple en ce monde et la vie éternelle en l'autre.
Remarquez bien quelle est cette récompense ; concevez-en une grande joie, et
offrez au Seigneur vos actions de grâces et vos louanges de ce qu'il vous a
conduite à une telle entreprise, que le travail de vos mains vous rapportât cent
pour un, et après cela encore la vie éternelle. Or, ce centuple doit s'entendre
des biens spirituels et non de ce qui est temporel; il doit s'entendre des
consolations intérieures et des vertus que nous connaissons par l'expérience que
nous en faisons et non par aucun enseignement. Lorsque l'âme respire le parfum
de la pauvreté, l'éclatante beauté de la chasteté, de la patience et des autres
vertus, et qu'elle se délecte en ce
249
sentiment, ne vous semble-t-elle pas avoir reçu le
centuple? Et si elle s'élève assez haut pour mériter la visite de l'Époux et se
glorifier de sa présence, ce qu'elle ressent alors ne l'emporte-t-il pas mille
fois et plus sur tout ce qu'elle a pu abandonner pour lui, quelles qu'en fussent
la splendeur et la richesse? Vous voyez comment s'accomplissent en réalité les
promesses de la Vérité, et qu'elle ne trompe pas en assurant le centuple en ce
monde. Et même le Seigneur ne se borne pas à l'accorder une fois, mais il
renouvelle plusieurs fois ses dons; il les réitère souvent à l'âme dévote, et il
agit si efficacement sur elle, qu'elle regarde comme de la boue, non-seulement
ce qu'elle a abandonné, mais le monde entier, pourvu qu'il lui soit donné
d'entrer en possession de son Époux. Mais, afin de vous instruire plus amplement
sur ce centuple, écoutez ce qu'en dit saint Bernard (1) : « Peut-être quelque
habitant du siècle me dira-t-il : Montrez-moi ce centuple que vous me promettez
, et j'abandonne tout
sans réserve. Pourquoi vous le montrer? La foi n'a plus de
mérite quand la raison humaine nous fait voir ce qu'elle promet. Croiriez-vous
plutôt à l'homme qu'à la Vérité qui s'engage envers vous? Vous vous réduisez au
néant en voulant vous
249
enquérir avec trop de soin. Si vous ne croyez d'abord, vous
demeurez sans intelligence. C'est une manne cachée, c'est un nom nouveau qui est
promis au vainqueur dans l'Apocalypse de saint Jean, et que personne ne connaît,
si ce n'est celui qui l'a reçu (1)... Eh quoi! ne possède-t-il pas toutes
choses, celui au bien duquel tout s'empresse de concourir? N'a-t-il pas le
centuple de tout ce qu'il a abandonné, celui qui est rempli de l'Esprit-Saint,
celui qui porte Jésus-Christ en son coeur? A moins que vous ne disiez que c'est
beaucoup plus que le centuple de recevoir la visite de l'Esprit consolateur, de
jouir de la présence de Jésus. Combien est grande l'abondance de votre
douceur, ô Seigneur, que vous tenez en réserve pour ceux qui vous craignent, et
que vous avez rendue pleine et parfaite pour
ceux qui espèrent en vous (2) ! Vous voyez comment
l'âme sainte déborde au souvenir de cette suavité si abondante, comment, dans
ses efforts pour l'exprimer, elle multiplie ses paroles. Combien est grande
cette abondance! s'écrie-t-elle. Voilà donc quel est ce centuple : c'est
l'adoption des enfants, ce sont ses prémices, et la liberté de l'esprit, les
délices de la charité, la gloire de la conscience, le règne
251
de Dieu qui est en nous. Ce n'est plus le boire ou le
manger, c'est la justice, la paix, la joie dans l'Esprit-Saint. C'est une joie
qui ne réside pas seulement dans l'espérance de la gloire, mais dans les
tribulations ; c'est le feu que Jésus-Christ a désiré avec tant d'ardeur voir se
répandre; c'est la vertu qui a fait embrasser la croix à André, qui a inspiré à
Laurent des moqueries pour ses bourreaux, qui a prosterné Étienne contre terre,
afin de prier pour ceux qui le lapidaient; c'est la paix que le Seigneur a
laissée aux siens, lorsqu'il leur donna sa paix, puisque le don et la paix sont
réservés aux élus de Dieu ; c'est, en effet, la paix du Père céleste, c'est le
don de la gloire future; c'est cette paix qui surpasse tout sentiment, et qui ne
saurait être mise en comparaison avec rien de ce qui plaît sous le soleil, avec
rien de ce qui fait la concupiscence du monde ; c'est la grâce de la dévotion,
c'est l'onction qui instruit de toute chose , que celui-là seul comprend qui en
a fait l'expérience, et qui est ignorée de celui qui ne la goûta jamais ;
onction que personne ne connaît, si ce n'est celui qui l'a reçue. » Ainsi parle
saint Bernard.
Réjouissez-vous donc et soyez
dans une joie vive,
252
ainsi que je vous l'ai dit ; rendez grâces à Dieu de ce que
vous avez été appelée à recevoir ce centuple, et entrez souvent dans ce jardin
de délices ; c'est par une oraison fréquente que vous pourrez y parvenir.
(1) Le Seigneur étant venu dans
le pays de Césarée de Philippe, demanda à ses Disciples ce que les hommes
disaient de lui, et ensuite ce qu'eux-mêmes en pensaient de leur côté.
Quelques-uns répondirent : Les uns disent que c'est Jean-Baptiste, les autres
Jérémie, etc. — Mais Pierre, prenant la parole, dit en son nom et au nom des
autres : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Le Seigneur lui
répondit : « Vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église , et
les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle. » Alors il lui
donna, et pour lui et pour ses successeurs, les clefs du royaume des cieux pour
lier et délier sur la terre.
Considérez donc le Seigneur et en même temps ses
253
Apôtres, selon la méthode générale que je vous ai indiquée
plus haut. Notez bien que Pierre, si magnifiquement glorifié, est appelé Satan
peu de temps après par le Seigneur, parce que, n'agissant qu'en vertu de l'amour
tout humain qu'il avait pour lui, il le dissuadait de se livrer aux tourments de
sa Passion. Vous en avez l'histoire dans le même endroit de l'Évangile. Ainsi, à
l'exemple du Seigneur, regardez comme vos ennemis ceux qui, sous prétexte de
soulager votre corps, chercheraient à vous détourner de vos exercices et de ce
qui peut concourir au bien de votre
âme.
(1) Le Seigneur, ayant pris avec
lui trois d'entre ses Apôtres, alla avec eux sur la montagne de Thabor, et, se
transfigurant en leur présence, il se montra resplendissant de gloire à leurs
regards. Moïse et Élie vinrent le trouver, et ils s'entretenaient ensemble de la
Passion qu'il devait souffrir. Or, ils lui disaient : « Seigneur, il n'est pas
nécessaire que vous mourriez,
24
puisqu'une goutte de votre sang suffit pour racheter le
monde. » Mais le Seigneur Jésus leur répondit : « Le bon pasteur donne sa vie
pour ses brebis (1), et il faut que je fasse de même. » L'Esprit-Saint se
rendit aussi présent en cette occasion sous la forme d'une nuée lumineuse, et la
voix du Père se fit entendre du sein de la nuée en ces termes : « C'est ici
mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances, écoutez-le. »
Or, les Disciples tombèrent la face contre terre, et lorsqu'ils se furent
relevés, ils ne virent plus personne que le Seigneur. Considérez bien toutes ces
choses et agissez comme si elles se passaient sous vos yeux; car tout en cette
circonstance est plein de magnificence.
(2) Jésus chassa par deux fois
ceux qui vendaient et achetaient dans temple, ce qui est compté parmi ses grands
miracles. Bien qu'en d'autres circonstances ces boulines n'eussent que du mépris
pour lui, cette fois
255
pourtant ils prirent la fuite en sa présence, et, quoique
en grand nombre, ils ne se défendirent pas, mais il les chassa sans autre arme
que quelques cordes. Or, il en fut ainsi , parce que son visage revêtit à leurs
yeux quelque chose de terrible. En effet, il fut enflammé d'un zèle. dévorant à
la vue du déshonneur que son Père recevait de la part de ces hommes, surtout
dans le lieu où il devait être le plus honoré ; et c'est pour cela qu'il les
chassa. Considérez-le bien et ayez pour lui de la compassion; car lui-même est
plein d'une douleur de compassion. Cependant ne laissez pas que de concevoir de
la crainte; car, ayant été choisis pour demeurer dans le temple de Dieu par une
faveur toute spéciale et une grâce singulière, si, au lieu de nous appliquer à
célébrer ses louanges, comme c'est notre devoir, nous nous embarrassons dans les
affaires du siècle à l'exemple de ces hommes, c'est justement que nous pouvons
redouter son indignation et craindre d'être chassés par lui. Si donc vous
désirez n'être point en proie à une frayeur semblable, ne vous avisez jamais
d'aller vous mêler aux affaires et aux embarras du monde. Ne vous livrez pas non
plus à des travaux trop recherchés, qui vous enlèvent un temps que vous devez
employer à louer Dieu, et qui sont un reflet des pompes mondaines.
256
(1) Il y avait à Jérusalem un
réservoir d'eaux considérables qui servaient à laver les brebis que l'on devait
offrir en sacrifice. C'est en ce lieu, dit-on, que fut planté l'arbre qui servit
à faire la croix du Sauveur. Chaque année, l'Ange du Seigneur agitait l'eau, et
celui des malades qui descendait dedans le premier, après le mouvement imprimé
par l'Ange, était guéri. C'est pourquoi beaucoup d'infirmes se tenaient
constamment en cet endroit. Or, il y avait parmi eux un paralytique, couché dans
son lit et malade depuis trente-huit ans; et Jésus le guérit un jour de Sabbat.
Considérez le Sauveur s'avançant
humblement vers ce malade et lui parlant à sa manière accoutumée. il y a dans ce
fait trois choses à observer : la première, c'est que le Seigneur demande au
paralytique s'il voulait être guéri. Ainsi en agit-il vis-à-vis de nous ; il ne
nous sauvera pas sans notre consentement, et les pécheurs
257
sont inexcusables de ne point consentir à ses désirs et de
ne point vouloir leur salut. Car, selon la parole de saint Augustin (1), « celui
qui vous a créés sans vous, ne vous justifiera pas sans vous. » En second lieu,
nous devons prendre garde de ne pas nous séparer de nouveau du Seigneur ; car
si, une fois guéris par lui, nous retombons dans le péché, ce sera avec raison
que notre ingratitude recevra une punition plus sévère que par le passé, selon
cette parole de Jésus : Allez et ne péchez plus, de peur qu'il ne vous arrive
quelque chose de pire qu'auparavant. La troisième chose à remarquer, c'est
que les méchants font de tout une cause de ruine, tandis que les bons trouvent
partout une occasion de profit. Comme ce malade, étant guéri, emportait son
grabat, et que les Juifs lui disaient qu'il faisait ce qui n'était pas permis un
jour de Sabbat, il leur répondit : Celui qui m’a guéri, m'a dit : Emporte ton
grabat. Ils ne demandaient pas quel était celui qui l'avait guéri ; mais ils
s'occupaient de ce qui pouvait prêter à leurs blâmes, et non de ce qui pouvait
être un sujet de louanges. Ainsi, les hommes charnels jugent-ils souvent en
mauvaise part ce qui frappe leurs regards, et trouvent-ils presque partout une
occasion de se perdre. Ceux, au
258
contraire, qui vivent spirituellement, rapportent tout à la
louange de Dieu, soit la prospérité, soit l'adversité, et ils ne doutent point
que tout n'arrive comme il faut, Dieu agissant en tout avec rectitude, ou
permettant tout avec justice ; ainsi ils interprètent tout en bonne part, selon
la doctrine de saint Bernard qui s'exprime en ces termes (1) :
« Gardez-vous d'être un
examinateur curieux ou un juge téméraire de la vie des autres. Alors même que
vous découvririez quelque crime, ne jugez pas pour cela votre prochain; mais
excusez son intention si vous ne pouvez excuser ses oeuvres. Supposez
l'ignorance, supposez l'erreur, supposez une surprise. Que si l'évidence des
choses empêche toute excuse, persuadez-vous que la tentation a été trop violente
et dites-vous à vous-même : Que serait-il arrivé de moi, si l'ennemi avait pu
user contre mon cime d'une telle puissance ? »
Maintenant, que ceux qui sont
spirituels tirent de tout leur profit, même de leurs péchés et de ceux des
autres des choses qui leur sont nuisibles, et aussi des oeuvres du démon, c'est
ce que le même saint Bernard enseigne en ces paroles (2) : « L'animal
irraisonnable et grossier ne peut, il est vrai, atteindre à ce
259
qui est spirituel; cependant nous savons qu'il aide par son
concours corporel et passager à en prendre possession ceux qui rapportent au
bonheur éternel toute jouissance des choses de la terre, ceux qui usent de ce
monde comme s'ils n'en usaient pas… Si, parmi les êtres animés, il s'en trouve
dont l’usage est difficile ; s'il s'en trouve de nuisibles et de pernicieux au
bien-être temporel des hommes, cependant leurs corps ne sont pas tellement
dépourvus de qualités qu'ils ne puissent tourner à l'avantage de ceux qui, selon
le dessein de Dieu, ont été appelés saints; et si ce n'est en leur fournissant
de quoi se nourrir ou en leur prêtant leur secours, c'est du moins en exerçant
leur esprit et en les faisant avancer dans cette science qui est présente à
quiconque se sert de sa raison et leur enseigne que ce qui est invisible en
Dieu devient intelligible à l'aide des créatures qui frappent nos regards
(1). Le démon et ses satellites désirent nous nuire, car leur intention est
toujours perverse; mais si nous sommes zélateurs du bien, loin de nous faire
aucun mal, ils nous servent grandement, et, sans le vouloir, ils coopèrent au
bien des justes.
« Il en est qui opèrent le bien
contre leur volonté :
260
ce sont, ou les méchants, ou les Anges déchus ; et il est
certain que ce qui se fait par eux ne tourne pas à leur avantage, puisque nul
bien ne saurait être profitable à celui qui y est opposé. Ils ont donc été
seulement chargés de le dispenser; mais je ne sais comment il se fait que le
bien qui nous arrive par un dispensateur pervers, nous cause plus de plaisir et
de bonheur. Voilà pourquoi Dieu fait du bien à ceux qui sont bons par
l'entremise des méchants, sans cependant avoir besoin de leur concours pour
accorder ses faveurs.
« (1) Pourquoi vous
enorgueillir, vous qui n'êtes que cendre et poussière? Le Seigneur s'est éloigné
des Anges en maudissant leur orgueil. Que leur réprobation serve donc de
correction aux hommes. Il a
été écrit pour leur enseignement : « Que la méchanceté du
démon coopère à ce qui m'est avantageux, a et que je lave mes mains dans le sang
du pécheur (2). Comment cela, me direz-vous? Écoutez ma réponse : C'est une
malédiction effrayante et terrible qui a été lancée contre l'orgueil du démon...
Mais s'il en a été ainsi de lui, qu'en sera-t-il de moi, qui ne suis que cendre
et poussière? Il était dans le ciel lorsqu'il s'enfla d'orgueil, et moi j'habite
dans la
261
fange. Qui dira que l'orgueil
n'est pas plus tolérable chez le riche que chez l'homme en proie à la misère ?
Malheur donc à moi ! Si Dieu a sévi aussi sévèrement contre celui à qui il avait
donné la puissance, que ne fera-t-il pas contre moi, homme faible, misérable et
superbe ? »
Saint Bernard, parlant de
l'Église, qui est l'Épouse et qui est venue au Seigneur après de nombreux
péchés, puisqu'elle a été formée des nations adoratrices des idoles, tourne
ainsi à son avantage les reproches que lui en faisait la synagogue : « (1) C'est
là celle à qui il a été remis beaucoup, et qui aime davantage (2). Ce que sa
rivale lui reproche avec amertume, elle s'en fait pour elle-même un sujet de
gain. C'est par là
qu'elle devient plus douce en ses réprimandes, plus
patiente en son travail, plus ardente à l'amour, plus prudente à se garder;
c'est par là qu'elle est plus humble en elle-même, plus aimable en sa modestie,
plus prompte à obéir, plus vive et plus empressée à rendre ses actions de
grâces. » Ainsi parle saint Bernard.
Vous voyez comment ceux qui
vivent spirituellement interprètent tout en bonne part, et savent tirer profit
de tout. Soyez donc spirituelle et tout vous
262
viendra un bien. Cette considération est propre aussi à
nous faire supporter avec patience les tribulations et les tentations, et à
procurer le repos à nos âmes. Je ne doute pas que, par un exercice continuel de
ce qui vient d'être dit, on ne puisse arriver à une si grande tranquillité
d'esprit, que c'est à peine si, à de rares intervalles, on se sentira troublé
par la moindre chose, et qu'on ne puisse appliquer à celui qui agit ainsi cette
parole du sage (1) : Quoi qu'il arrive, le juste n'en sera point contristé.
(2) Un jour de Sabbat, les
Disciples du Seigneur Jésus ayant faim et ne pouvant se procurer de quoi manger,
s'en allèrent par les champs où se trouvaient des blés mûrs, et ils broyèrent
des épis dans leurs mains, afin d'en manger le grain. Or, les Pharisiens les
reprenaient en disant qu'il n'était pas permis d'agir ainsi le jour du Sabbat;
mais le Seigneur prit leur défense, et il faisait lui-même en ce jour diverses
actions qui
263
semblaient serviles , comme je l'ai dit plus haut en
parlant de la guérison d'un homme dont la main était desséchée. Pour vous,
contemplez les Disciples et ayez de la compassion pour eux en les voyant dans un
besoin si grand bien, que, de leur côté, ils éprouvent une grande joie d'en être
réduits là, et cela par amour pour la pauvreté que leur ?naître et Seigneur leur
avait recommandée avant toute autre vertu et toute autre béatitude. Quels
sentiments devons-nous éprouver en pensant que les princes du monde, en présence
du Créateur de toutes choses, sont dans une telle pauvreté qu'il leur faille
soutenir leur vie avec de pareils aliments, à la manière des animaux? Le
Seigneur les regardait faire et il leur compatissait, car il les aimait avec
beaucoup de tendresse ; mais il se réjouissait aussi, tant pour eux, parce qu'il
savait. qu'ils méritaient beaucoup par là, que pour nous à qui il laissait ainsi
un exemple. Or, en cet exemple nous pouvons découvrir une occasion d'avancer en
plusieurs vertus; car la pauvreté y brille d'une manière admirable, les pompes
du inonde y apparaissent tout-à-fait dignes de nos mépris, la somptuosité et les
apprêts trop recherchés dans les repas y rencontrent leur ruine, l'avidité de la
gourmandise, sa délicatesse honteuse et son désir insatiable n'y trouvent
qu'anéantissement total. Portez donc là vos regards, et, animée par un
264
exemple si glorieux, embrassez de toute l'ardeur de votre
âme cette pauvreté qui a jeté un si brillant éclat dans le Seigneur, dans notre
Souveraine, sa Mère, dans les Princes du monde, les Apôtres, et dans tous ceux
qui ont voulu marcher parfaitement sur leurs traces. Mais remarquez bien de
quelle pauvreté j'ai intention de parler. Je sais qu'établie dans un monastère,
vous avez embrassé par voeu cette vertu, et que vous ne pouvez rien avoir en
propre ; rendez-en grâces à votre Dieu et soyez inviolablement fidèle à vos
engagements. Mais je désire que vous vous éleviez plus haut, ce qui, du reste,
est conforme à votre profession; ou plutôt cette profession, comprise autrement,
serait vide de sens et n'offrirait que des paroles sans effet. Je veux donc
parler de cette pauvreté qui a sa racine dans le cœur, car c'est là que toutes
les vertus sont implantées, et non dans ce qui est extérieur. Ainsi vous
observez parfaitement votre vœu de pauvreté si c'est du fond de votre cœur que
vous en remplissez les actes. Mais si c'est extérieurement que vous souffrez la
privation de bien des choses, si c'est uniquement parce que vous n'êtes pas dans
l'abondance, comme le voudrait votre sensualité, si intérieurement vous avez des
désirs, si, de propos délibéré, vous ambitionnez plus qu'il ne vous est
nécessaire, ce n'est plus dans la pauvreté que volis vivez, mais dans
265
la misère. Ce n'est plus là cette pauvreté qui est une
vertu et une source de mérites ; c'est une détresse pénible, il est vrai, mais
indigne d'aucune récompense; car pour perdre le mérite d'un acte, pour commettre
un péché, c'est assez du désir accompagné du consentement. Et ne croyez pas,
avec une telle pauvreté, pouvoir vous élever jusqu'à l'oraison ou la
contemplation, ou jusqu'à la récompense du centuple. Quoi ! un coeur aggravé par
le poids des cupidités terrestres pourrait-il monter si haut ? Pourrait-il,
souillé par la fange et la boue, plongé dans la matière, grossièrement affecté,
s'approcher de la pureté de Dieu et des esprits célestes? Aimez donc du fond de
votre âme cette pauvreté ; prenez-la pour votre mère; que sa beauté vous
ravisse, mettez en elle tout votre bonheur, et, pour aucune chose au monde, ne
consentez à la contrister. N'ayez rien et ne désirez absolument rien avoir en
dehors de ce qui vous est nécessaire.
Mais vous me demanderez quelle
est l'étendue de cette nécessité? Je vous répondrai que plus vous aimerez
profondément la pauvreté, plus il vous sera facile de juger sainement de ce qui
vous est nécessaire. Ces choses nous sont nécessaires sans lesquelles nous ne
pouvons être. Voyez donc les choses dont il vous est facile de vous passer, et
ne consentez jamais ni à les posséder, ni à les demander, ni à vous les
procurer,
266
ni à les recevoir de ceux qui voudraient vous en faire
présent. Cependant, vous ne pourrez point
encore avec tout cela imiter parfaitement le Seigneur Jésus dans sa pauvreté,
quoique vous vous restreigniez rigoureusement, et je ne vois pas que notre
pauvreté puisse entrer en comparaison avec la sienne, quelque effort que nous
apportions à bien garder cette vertu. Je vais vous le montrer par une seule et
belle raison, laissant de côté celles que nous pourrions trouver en considérant
qu'il est Dieu, souverainement riche, le maître de toutes choses, suprême en
perfection, et autres semblables.
La raison qui me fait parler
ainsi, c'est que le Seigneur ne s'est pas borné à prendre la détresse de la
pauvreté; il en a choisi l'opprobre. Notre pauvreté, à nous, a été adoptée
volontairement et pour l'amour de Dieu; c'est pourquoi elle est regardée comme
une vertu et elle en est véritablement une. Aussi est-elle considérée par les
méchants eux-mêmes comme exempte de toute honte et comme honorable. Mais il n'en
a pas été ainsi de Jésus : on ne le connaissait pas, on ignorait entièrement que
sa pauvreté fût volontaire, et la pauvreté qui naît du besoin produit la honte
et le mépris. Étant donc, à la connaissance de tous, sans maison, sans biens,
sans aucune des choses de ce monde, il en était méprisé davantage. En effet,
267
de pareils pauvres sont foulés aux pieds de tous les
hommes. S'ils ont de la sagesse, on n'y ajoute pas foi ; s'ils sont d'une
illustre origine, on les tourne en dérision, on les méprise. Qui plus est :
noblesse, sagesse, probité, ou, pour mieux dire, toute qualité semble éteinte en
eux dans l'appréciation de tout le monde. Ils sont rejetés presque partout, en
sorte que l'amitié ancienne, les liens du sang, ne leur servent de rien le plus
souvent; car chacun se refuse à avoir de tels parents ou de tels amis. Vous
voyez bien maintenant qu'il vous est impossible d'atteindre à sa pauvreté, ni
même de l'imiter dans l'abjection si profonde de sa détresse et de son
humiliation. Voilà pourquoi les pauvres du monde qui nous offrent l'image du
Seigneur lui-même, ne doivent pas être méprisés. Elle est donc bien désirable
cette vertu de pauvreté, surtout pour nous qui en avons fait voeu. Aussi
appliquez-vous à la mettre en pratique avec tout le soin et toute la dévotion
dont vous êtes capable. Si vous désirez entendre saint Bernard, écoutez comment
il parle sur ce point :
« (1) Imitons, autant que nous
le pouvons, celui qui a tant aimé la pauvreté, que, bien qu'il eût en sa main
les confins de la terre, il n'a cependant point possédé
268
où reposer sa tête, et que nous lisons des Disciples qui
s'attachèrent à lui, qu'en passant à travers les champs couverts de moissons,
ils furent forcés, pour apaiser leur faim, de broyer quelques épis. »
« (1) Pourquoi le Seigneur, qui
a en sa puissance l'or et l'argent, a-t-il consacré en sa personne la sainte
pauvreté ? Ou bien pourquoi cette même pauvreté est-elle mise au jour avec tant
de sollicitude par l'Ange? Voici, dit-il, le signe auquel vous le
reconnaîtrez : vous trouverez un enfant enveloppé de langes (2). Vos langes,
ô Seigneur Jésus, « ont été placés pour être un signe, mais c'est un signe
auquel, jusqu'à ce jour, beaucoup ont contredit. Il nous a donné l'exemple, afin
que nous marchions sur ses traces… Et, en vérité, une cuirasse de fer est plus
utile dans le combat qu'une robe de lin, bien que l'une soit un fardeau et
l'autre un vêtement d'honneur.
« C'est véritablement un grand
abus, un abus qui passe toute limite , qu'un misérable vermisseau veuille être
riche, quand le Dieu de majesté, le Seigneur des armées, a voulu se faire pauvre
à cause de lui. »
269
« (1) Ce n'est pas la pauvreté
qui est réputée une vertu, mais l'amour de la pauvreté.
« (2) L'amitié des pauvres nous
rend amis des rois, mais l'amour de la pauvreté nous constitue rois. En un mot,
le royaume des cieux est le royaume du pauvre. Heureux celui qui ne s'est point
en allé à la poursuite de ces biens qui sont un fardeau pour ceux qui les
possèdent, une cause de souillure pour ceux qui les aiment, un tourment pour
ceux qui les
perdent ! »
Vous voyez donc par l'exemple
des Apôtres, par les passages de saint Bernard que je viens de vous citer et les
autres que je vous ai rapportés plus haut en parlant de la naissance du Sauveur
et du sermon sur la montagne ; vous voyez de quelle manière vous devez soupirer
après la pauvreté comme après une vertu pleine d'excellence. Mais que
dirons-nous contre la gourmandise et à la louange de l'abstinence qui brille
également dans le fait que nous venons de raconter ? Il est, à la vérité, en
dehors de mon but principal de traiter de ces vertus, surtout à cause de la
multitude des autorités que nous aurions à produire. ; mais, comme je considère
votre propre utilité, que je vous sais sans expérience pour toutes ces choses,
que vous
270
n'avez point la facilité de vous en instruire , ni de livre
où vous puissiez les apprendre , voilà pourquoi je vous en entretiens avec un
soin plus particulier, afin qu'au moins vous connaissiez un peu la nature des
vertus que vous pouvez imiter dans le Maître des vertus, dont la vie fait
l'objet principal de nos méditations.
Vous devez donc savoir qu'il
faut agir avec force contre la gourmandise, lui faire une guerre continuelle et
s'en défendre sans réserve. C'est contre ce vice que les saints Pères et tous
ceux qui se sont adonnés aux exercices de la vie spirituelle ont tourné leurs
efforts. Écoutez comment en parle saint Bernard (1) : « D'où vient une
pusillanimité aussi grande ? D'où vient une abjection si déplorable, qu'une
créature excellente, capable de la vie éternelle et de la gloire du Dieu
suprême, puisqu'elle a été créée de son souffle, marquée à sa ressemblance,
rachetée de son sang, dotée de sa foi, adoptée par son esprit ,d'où vient,
dis-je, qu'une telle créature ne rougisse pas de traîner une servitude misérable
en suivant les appétits d'un corps qui s'en va en pourriture? Et c'est avec
justice qu'il est impossible de les satisfaire à celle qui, abandonnant son
Époux, se livre à
274
de tels corrupteurs… C'est un travail bien insensé que de
nourrir celle qui est stérile et ne saurait rien produire, et de refuser de
faire du bien à celle
qui est dans la viduité ; de mettre de côté le soin de son
coeur et de ne s'occuper à répondre qu'aux désirs de la chair, d'engraisser un
cadavre qui tombe en corruption et qui sera bientôt la proie des vers, comme
nous le savons tous. »
Vous voyez donc comment il faut
éviter la gourmandise, mais cependant nous pouvons condescendre aux exigences de
notre corps selon ses besoins et pour en conserver la santé. C'est pourquoi le
même saint Bernard s'exprime ainsi à ce sujet : « De tous les biens du corps, il
n'y en a qu'un seul que nous lui devions : c'est la santé. Hors de là, nous ne
lui sommes nullement redevables, il n'a rien à réclamer de nous, et il nous faut
l'enchaîner et le tenir dans cette limite, puisque ses fruits sont nuls et que
la mort en est le terme… Que si nous servons la sensualité, ce n'est plus la
santé; cela n'est plus une conséquence de la nature, mais quelque chose en
dehors de la nature, qui alors donne la main à la mort en choisissant la
sensualité pour son guide. C'est ainsi que beaucoup sont descendus, ou, pour
272
parler mieux, selon la vérité, sont tombés en des goûts si
conformes à ceux de la bête, qu'ils ont préféré la sensualité à la santé, et se
sont livrés
avec transports à ces excès qu'ils savent bien être suivis
des passions les plus dangereuses et les plus difficiles à surmonter. Or, de
même que la santé est le besoin du corps, de même la pureté est le besoin du
coeur; car l'oeil qui est dans le trouble ne verra point Dieu, et pourtant le
coeur de l'homme a été créé pour jouir de la vue de son Créateur. Si donc
il faut pourvoir avec soin à la santé du corps, il faut
aussi d'autant plus de sollicitude à conserver la pureté du coeur, que, sans
contradiction aucune, cette partie de nous-mêmes est plus noble que l'autre. »
« (1) Cette recherche dans la
nourriture fait naître en moi quelque soupçon; pourtant, si c'est d'après
l'ordre du médecin que vous agissez ainsi, nous ne reprendrons pas le soin que
vous avez de votre chair, car jamais personne n'a eu de la haine pour elle. »
Cependant, il ne faut pas suivre
cette règle avec trop d'anxiété, ni trop de soin, ni l'étendre au-delà de justes
limites. Aussi, lorsque nous ne ressentons actuellement aucune indisposition
corporelle de nature à
273
légitimer le choix de la nourriture, nous ne devons point
nous en mettre en peine, ni vivre avec tant de minutie. C'est pourquoi saint
Bernard nous dit (1) : « Comprenez que, d'après le sentiment de mon Maître, la
sagesse de la chair se trouve condamnée, cette sagesse à l'aide de laquelle la
sensualité se change en dissolution, et le soin de la santé s'étend au-delà des
limites convenables… A quoi bon s'éloigner des plaisirs, s'il faut donner des
soins de chaque jour à s'occuper des complexions diverses et à mettre de la
variété dans la nourriture? Les légumes, dit-on, gonflent trop ; le fromage
charge l'estomac; le lait porte à la tête; l'eau nuit à la poitrine ; les choux
nourrissent la mélancolie ; les poireaux échauffent la bile ; le poisson d'étang
ou nourri dans de l'eau boueuse est tout-à-fait contraire à mon tempérament.
Quoi donc! c'est à peine si parmi les fleuves, les champs, les jardins et les
maisons d'approvisionnement, on pourra trouver de quoi vous donner à manger ! Je
pensais, voyez-vous, qu'un moine n'est pas un médecin, que ce n'est pas son
affaire de juger de son tempérament, mais de sa profession. Je vous en prie,
ayez pitié d'abord de votre propre repos; ensuite
274.
prenez en compassion la peine de ceux qui vous servent,
prenez en compassion la pauvreté du monastère, prenez en compassion la
conscience. Je dis la conscience, parce que je n'entends pas la
vôtre, mais celle de votre frère qui, assis à vos côtés,
mange ce qui lui est présenté et se sent porté à murmurer du jeûne singulier
qu'il vous voit observer. Vous lui êtes un sujet de scandale, soit par votre
odieuse exigence, soit par les soupçons qu'il est porté à concevoir sur la
charité de celui qui est chargé de pourvoir à votre nourriture… C'est en vain
que plusieurs se flattent de trouver une excuse dans l'exemple de saint Paul,
qui exhorte son disciple à ne point boire d'eau, mais à user d'un peu de
vin à cause de son estomac et de ses fréquentes maladies.
Ils devraient faire bien attention d'abord que ce n'est pas pour soi-même que
l'Apôtre donne un pareil conseil, et que, de son côté, le disciple n'en fait
nullement la demande. Ensuite, ce n'est pas à un moine que cet avis s'adresse,
mais à un évêque dont la vie importait extrêmement à l'Église, dont la faiblesse
était grande encore et dont la durée ne comptait que quelques jours. D'ailleurs,
ce disciple, c'était Timothée. Donnez-moi un autre
275
Timothée, et si vous le voulez, donnez-lui l'or pour
nourriture et le baume pour breuvage. Et encore, « c'est vous-même qui vous
dispensez, touché de compassion pour votre personne propre. Cette dispense que
vous vous accordez à vous-même, est suspecte, je vous l'avoue, et je crains bien
que sous le manteau et le nom de la discrétion, ne se cache la prudence de la
chair qui se joue de vous. Au reste, si l'autorité de l'Apôtre, permettant de
boire du vin, trouve en vous tant de faveur, n'oubliez pas, je vous en avertis,
ce qu'il a dit : Un peu de vin. »
Vous voyez donc, par ce qui
vient d'être dit, qu'on peut s'occuper de la santé du corps, mais qu'il faut
s'abstenir de toute recherche minutieuse dans le choix de la nourriture.
Mais que dirions-nous de
l'abstinence? Écoutez non ma parole, mais celle de saint Bernard qui s'écrie (1)
: « La chair et l'esprit, le chaud et la tiédeur ne sauraient habiter en un même
lieu, surtout après qu'il a été dit de la tiédeur : qu'elle a coutume de
provoquer au vomissement le Seigneur lui-même. Si donc les Apôtres attachés à la
chair du Seigneur (cependant elle était sainte, puisqu'il était le Saint des
saints), si, dis je, les Apôtres ne purent être
276
remplis du Saint-Esprit tant que cette chair ne fut point
enlevée de leur présence, pensez-vous qu'attaché à la vôtre, qui n'est que
souillure et un repaire de tous les fantômes les plus immondes, vous puissiez
recevoir cet Esprit de toute pureté, si vous ne vous efforcez de renoncer
entièrement aux consolations qu'elle vous offre? Sans doute, lorsque vous
commencerez, la tristesse remplira votre coeur; mais si vous persévérez, votre
tristesse se changera en joie. Alors vos affections seront purifiées, votre
volonté se renouvellera, ou plutôt une volonté nouvelle prendra vie en vous; en
sorte que tout ce qui vous paraissait difficile et même impossible, vous
l'accomplirez avec une douceur ineffable et avec avidité. »
« (1) Ne nous fâchons point
contre Paul, s'il châtie son corps et le réduit en servitude en s'abstenant du
vin, car c'est dans le vin que réside la luxure. Si, dans mes infirmités, je
m'en permets un léger usage selon le conseil de l'Apôtre, je m'abstiendrai
néanmoins d'admettre la viande parmi mes aliments, de peur qu'en nourrissant
trop la chair, je ne pourrisse les vices de la chair. Je m'appliquerai même à
manger mon pain avec mesure, de peur que mon
377
estomac trop appesanti ne s'ennuie de la prière, et que le
Prophète ne me reproche de m'en charger jusqu'à l'excès. Qui plus est, j'aurai
soin de ne pas m'abreuver d'eau outre mesure , de peur que la dilatation qui en
serait le résultat n'allât jusqu'à exciter les mouvements de la concupiscence. »
« (1) Le vin et un pain exquis,
un breuvage miellé et des mets bien apprêtés combattent en faveur du corps et
non de l'esprit : ce n'est point l'âme, mais la chair qui s'engraisse d'aliments
préparés avec soin. Le poivre, le gingembre, le cumin, la sauge et mille autres
sortes de condiments semblables flattent, il est vrai, le palais, mais allument
la volupté. Celui qui vit avec prudence et sobriété n'a besoin pour
assaisonnement que de la faim et d'un peu de sel. La faim seule étant absente,
il vous faut alors recourir à je ne sais quels mélanges de sucres
étrangers qui piquent le palais, provoquent l'appétit,
excitent l'estomac. »
« (2) Dès que l'esprit a
commencé à se réformer à l'image de son Créateur, bientôt la chair, venant à
renaître, commence à son tour, par sa volonté propre, à se réformer à l'image de
l'esprit; car c'est alors
278
qu'elle s'accoutume, contre l'exigence de ses sens,à
trouver sa joie en ce qui réjouit l'esprit. Et même, poussée par la multitude de
ses défauts, par la peine fréquente que ses péchés lui font éprouver, brûlant de
la soif de son Dieu, elle s'efforce de précéder l'esprit qui doit lui servir de
guide. Nous ne perdons pas pour cela nos jouissances, mais nous les transportons
du corps à l'âme, des sens à la conscience. Le pain de son et l'eau pure, les
choux et les haricots ne sont point assurément des choses
délectables; mais ce qui est véritablement délectable,
c'est de pouvoir avec bonheur satisfaire, par amour pour Jésus-Christ et dans le
désir de jouissances intérieures, un corps bien soumis, avec de pareils
aliments. Combien de milliers de pauvres pourvoient délicieusement à leurs
besoins avec seulement une partie de ces choses? Il serait facile, il serait
vraiment agréable, en apportant l'amour de Dieu pour assaisonnement, de vivre
selon les simples besoins de la nature, si notre folie permettait qu'il en fût
ainsi, car à peine est-elle guérie qu'aussitôt la nature sourit à ce qui est
naturel. Il en est de même du travail : l'homme des champs a les nerfs endurcis
et les bras pleins de vigueur; c'est l'exercice qui fait tout cela : donnez-lui
un long repos, il s'affaiblira. La volonté produit l'action, l'action
279
l'exercice, et l'exercice donne des forces en a tout genre
de travail. »
Vous voyez clairement par ces
témoignages que l'abstinence doit avoir une place toute particulière dans votre
estime. Nos anciens Pères, aussi bien que le bienheureux François et la
bienheureuse Claire, votre fondatrice, l'ont observée très-rigoureusement, ainsi
que nous le lisons en leurs vies. Cependant, selon le même saint Bernard (1), il
y a trois cas où la mortification doit être tempérée : c'est premièrement, quand
elle a lieu contre la volonté des supérieurs, ce qu'il ne faut se permettre en
aucune façon ; en second lieu, quand elle serait, pour ceux avec qui vous vivez,
la cause d'un scandale notable ; car il y a plus d'avantage pour l'âme à user de
la vie commune par charité, que d'exercer des mortifications en dehors de cette
vie au scandale des frères ; le troisième cas, c'est lorsqu'elle serait
au-dessus des forces corporelles, car une mortification indiscrète n'est pas une
vertu, mais un vice. Saint Bernard parle ainsi de ceux qui ne se soumettent pas
à ces règles : « Vous ne pouvez vous contenter de la vie commune. Ce n'est pas
assez pour vous des jeûnes de la règle, des veilles solennelles, de la
discipline qui vous est imposée, de
280
la mesure que nous vous faisons dans les vêtements et dans
les aliments. Vous préférez ce qui est particulier à ce qui est commun ; mais
comment donc, après nous avoir confié le soin de ce qui vous regarde ,
allez-vous vous entremêler de vos personnes? Cette volonté propre, qui tant de
fois
(votre conscience en est témoin) a été cause que vous vous
êtes rendue coupable envers Dieu, vous la prenez maintenant pour votre guide, et
cela de préférence à votre supérieur l C'est elle, n'en doutez pas, qui vous
enseigne à ne point avoir d'égards pour ce qui est naturel; à ne pas acquiescer
à ce qui est raisonnable ; à dédaigner le conseil et l'exemple des anciens; à ne
pas nous obéir. Ne savez-vous pas que bien des fois l'Ange de Satan se
transfigure en Ange de lumière ? Dieu est sagesse, et non-seulement il veut
qu'on l'aime avec douceur, mais avec sagesse. C'est pourquoi l'Apôtre dit (1) :
Que votre obéissance soit conforme à la raison.
D'ailleurs, l'esprit d'erreur se jouera facilement de votre
zèle, si vous mettez de côté la science. Cet ennemi rusé n'a pas de moyen plus
sûr pour enlever d'un coeur la charité, que de le faire s'avancer imprudemment
et d'une manière contraire aux règles de la raison.
281
« (1) O honte ! voyez comme ils
demandent sans cesse avec importunité ce qui est superflu, eux qui « refusaient,
il n'y a pas longtemps, avec obstination ce qui était. de pure nécessité. Et
quand même ils demeureraient invincibles en leur obstination, en continuant à se
mortifier sans discrétion, en troublant, par une singularité si notable, ceux
avec qui ils devraient vivre sous une même règle, dans la même maison, je ne
sais véritablement s'ils pourraient se flatter de conserver encore la vraie
piété; pour moi, il me semble que de tels hommes sont rejetés bien
loin. En effet, que ces hommes, sages à leurs propres yeux,
qui ont arrêté en eux-mêmes de ne point se rendre aux conseils ni aux
commandements, que ces hommes, dis-je, voient ce qu'ils répondront,
non point à moi, mais à celui qui a dit : « C'est une
espèce de magie de ne vouloir point se soumettre, et un crime semblable à
l'idolâtrie de faire sa volonté propre (2). Or, il avait commencé par dire :
L'obéissance est meilleure que la victime, et il vaut mieux obéir que
d'offrir la graisse du bélier, c'est-à-dire la mortification faite en dehors
de l'obéissance.
« (3) Quel est ce trouble qui
s'élève si fréquemment
282
et d'une manière si pénible au sein de cette maison ? J'ai
en vue la mortification de quelques-uns qui, parmi nous, exercent une abstinence
superstitieuse qui les rend à charge à tout le monde et à eux-mêmes. Comment
donc un désaccord si général n'est-il pas la ruine de leur propre conscience, et
autant qu'il est en eux, un renversement étrange de cette vigne que la droite
élu Seigneur a plantée, je veux dire de votre communauté où tout doit être
unanime? Malheur à l'homme par qui le scandale vient en ce monde ! Celui,
dit le Seigneur, qui aura scandalisé un de ces petits enfants… et ce
qu'il ajoute est dur; mais quels châtiments plus durs ne méritera donc pas celui
qui scandalise une si nombreuse et si sainte assemblée ? Quel qu'il soit, sans
aucun doute, il encourra le jugement le plus sévère.
« (1) Il me reste à signaler à
ceux qui parviennent à la grâce de la dévotion, un danger et un danger
tout-à-fait à craindre de la part du démon du midi ; car Salan lui-même se
transfigure en Ange de lumière (2). Voici donc ce que doit redouter celui
qui accomplit toutes choses avec tant de bonheur : c'est qu'en suivant sa
ferveur, il ne détruise pas sa santé
283
par un exercice immodéré, de peur qu'ensuite il ne soit
contraint, au grand détriment de l'édifice spirituel, qu'il a élevé, de
s'occuper plus qu'il ne faut d'un corps trop affaibli. Celui qui court bien,
afin de ne pas tomber dans ce piège, a besoin d'être éclairé du flambeau de la
discrétion qui est la mère des vertus et la consommation de la perfection. C'est
elle qui doit l'instruire à ne faire rien de trop, ni rien de moins qu'il ne
faut. C'est là le jour huitième dans lequel l'enfant est circoncis, car la vraie
discrétion est une circoncision qui empêche qu'il n'y ait ni trop ni pas assez.
Celui qui fait trop, coupe le fruit de la bonne oeuvre, il n'en opère pas la
circoncision; mais aussi celui qui est tiède fait moins qu'il ne doit. C'est
donc en ce jour qu'un nom est imposé, et ce nom est un nom de salut; je
ne craindrai pas de le dire : celui qui vit de la sorte
accomplit son salut. Jusqu'à ce jour, les Anges seuls ont pu être instruits de
son nom, car ils
connaissent les célestes secrets; mais aujourd'hui, pour la
première fois, je lui donne avec confiance ce nom de salut. Et parce que c'est
une chose bien rare sur la terre que la discrétion, au moins que l'obéissance
tienne en vous la place de cette vertu, mes frères , en sorte que vous ne
fassiez ni plus, ni moins, ni autrement qu'il ne vous a été commandé.
284
« (1) Il y a des exercices dans
lesquels il est nécessaire que le corps se fatigue, comme sont les « veilles et
autres choses semblables ; mais ces exercices, loin d'être un obstacle à
l'avancement spirituel, aident à l'assurer, s'ils sont faits avec raison et
discrétion. Au contraire, si le vice de l'indiscrétion s'y mêle, de façon que le
corps tombant en langueur et l'esprit venant à défaillir, les exercices
spirituels en soient empêchés, celui qui a agi de la sorte a enlevé à son corps
un bien excellent, à son âme la ferveur, au prochain l'exemple, à Dieu
l'honneur; il est un sacrilège, et il s'est rendu coupable envers le Seigneur de
toutes ces choses. Non pas que, selon le sentiment de l'Apôtre, il ne me semble
naturel, juste et convenable, que la tête qui s'est fatiguée souvent jusqu'à la
douleur à la poursuite des vanités du siècle, ne souffre quelquefois au service
de Dieu; que l'estomac, qui s'est rempli souvent jusqu'à l'excès, ne souffre la
faim jusqu'à en crier; mais en tout il faut garder une mesure. Le corps doit
être affligé quelquefois, mais il ne faut point le briser; car si l'exercice
corporel a quelque petite valeur, la piété est utile à tout. Quand je parle
d'une valeur médiocre, je ne prétends point
285
flatter la concupiscence ; cependant je soutiens qu'il faut
donner quelque soin à la chair, mais avec sobriété et avec une certaine mesure
spirituelle, en sorte que, ni dans le mode, ni dans la qualité, ni dans la
quantité, on ne découvre rien qui soit indigne d'un serviteur de Dieu. » Ainsi
parle saint
Bernard.
Mais, afin que vous connaissiez
mieux cette vertu de discrétion, écoutez encore ce que le même saint dit à sa
louange (1) : « La vertu de discrétion sans la ferveur de la charité ne fait que
traîner, et la ferveur embrasée, si elle n'est tempérée par la discrétion,
pousse au précipice. C'est pourquoi celui-là est digne de louange à qui ni l'une
ni l'autre de ces vertus ne manquent, de façon que la ferveur anime la
discrétion, et la discrétion règle la ferveur. La discrétion établit l'ordre de
la vertu, l'ordre lui donne le mode, l'éclat et la perpétuité. — C'est en
suivant l'ordre que vous leur avez tracé que les jours se succèdent, dit le
Prophète (2), et il appelle jour la vertu. La discrétion n'est donc pas tant une
vertu que la modératrice et le guide des vertus, la régulatrice des affections
et la science des moeurs. Enlevez-la, et la vertu deviendra un vice,
286
« l'affection la plus naturelle se changera en trouble et
sera la ruine même de la nature. »
Vous voyez donc, par ce qui
vient d'être dit, comment l'exemple des Disciples détruit la superfluité et la
gourmandise. Mais je ne vous ai point encore fait remarquer comment la pompe du
monde y trouve aussi sa condamnation. Bien que je n'aie pas l'intention de
poursuivre ce sujet, je ne veux pourtant pas l'omettre entièrement. Qu'il nie
suffise donc de dire que dans cet exemple on voit renouveler la bienheureuse
simplicité du premier âge dans lequel les hommes se contentaient du fruit des
arbres, des racines, des herbes et de l'eau pure. S'il en était ainsi
aujourd'hui, nous n'aurions besoin ni de moulin, ni de four, ni d'ustensiles, ni
d'un appareil incroyable d'objets de ménage, ni de meubles pompeux et variés,
choses dans lesquelles le genre humain est embarrassé d'une manière
inextricable.
(1) Un jour Jésus, étant allé à
Béthanie, descendit dans la maison de Marthe et de Marie. Comme elles
1 Luc., 18.
287
l'aimaient de tout leur coeur, elles le reçurent avec le
respect le plus profond et l'empressement le plus grand. Marthe, soeur de Marie,
se mit aussitôt en action afin de préparer au Seigneur et à ses Disciples un
festin tout-à-fait splendide. Mais Marie se plaça aux pieds de Jésus. Or, tandis
que le Seigneur, ne pouvant demeurer oisif, répandait les paroles de la vie
éternelle, Marie, les yeux attachés sur lui, les oreilles ouvertes à tout ce
qu'il disait, trouvait dans ses discours un bonheur inexprimable, et nulle autre
pensée n'avait accès en son âme. Marthe souffrit tout cela avec peine, et elle
demanda au Seigneur qu'il voulût bien forcer sa soeur à partager son travail ;
mais elle reçut une réponse contraire à ses désirs, car il lui fut dit que Marie
avait choisi la meilleure part. Celle-ci, qui prenait son repos dans les paroles
de Dieu, s'éveillant comme d'un profond sommeil aux réclamations de sa soeur,
craignit que son inaction ne fût coupable, et se tint les yeux fixés vers la
terre en gardant le silence. Mais après la réponse du Seigneur, elle s'assit de
nouveau, plus tranquille et plus heureuse encore qu'auparavant. Ensuite, le
repas étant prêt, et le Seigneur cessant de prêcher, elle se lève, lui offre de
l'eau afin qu'il puisse laver ses mains, et, sans jamais s'éloigner de lui
durant tout le repas, elle le sert avec empressement. Considérez attentivement
288
le Seigneur entrant dans cette maison, et ces femmes le
recevant avec la joie la plus vive. Arrêtez-vous ensuite à tout ce que vous
venez de voir dans les actions diverses que j'ai rapportées , car tout est
réellement plein de beauté.
Or, vous devez savoir que, par
ces deux soeurs, les saints nous disent qu'il faut entendre les deux voies de la
vie spirituelle : la voie active et la voie contemplative. Il y aurait une ample
matière à traiter en parlant de ces deux voies; mais je crois qu'il vous est
avantageux que je ne m'étende pas trop longuement. Cependant, je veux vous en
écrire quelque chose, car saint Bernard a parlé avec abondance sur ce sujet en
divers endroits; ses enseignements sont de la plus haute utilité, de la
spiritualité la plus élevée, et de la nécessité la plus grande. D'ailleurs, nous
vivons continuellement selon ces deux voies, et nous ignorons fréquemment
comment nous devons nous y conduire ; de là un grand danger et une perte non
légère, surtout pour ceux qui mènent la vie religieuse.
La vie active est donc celle qui
est désignée par Marthe ; mais cette vie renferme deux parties, comme je puis le
conclure de la doctrine de saint Bernard. La première est celle dans laquelle
l'âme s'exerce principalement à ce qui concerne son avantage personnel, en se
corrigeant de ses défauts, en se purifiant de ses
289
vices et en s'ornant de vertus. La même chose se fait aussi
secondairement, dans l'intérêt glu prochain, par l'accomplissement des oeuvres
de justice et des devoirs de la piété et de la charité. La seconde partie de
cette vie consiste à rapporter son exercice principalement à l'utilité du
prochain, quoique l'avantage le plus grand en revienne à celui qui agit; et
c'est ce qui a lieu quand on dirige et qu'on enseigne les autres, quand on aide
au salut des âmes, comme tous les prélats, les prédicateurs et autres.
Entre ces deux parties de la vie
active se trouve la vie contemplative; et tel est l'ordre qui s'y observe :
premièrement, c'est que chacun s'exerce et s'applique à l'oraison, à l'étude des
saintes lettres, aux autres bonnes oeuvres et devoirs de la vie vis-à-vis de ses
frères, en ayant soin de se corriger de ses vices et d'acquérir les vertus;
secondement, c'est qu'on se repose dans la contemplation en cherchant la
solitude et en vaquant à Dieu seul de tout son pouvoir; troisièmement, c'est
qu'à l'aide de ces deux exercices, étant rempli des vertus, illuminé par la
vraie sagesse, embrasé de ferveur, on s'applique au salut des autres.
Il faut donc d'abord , comme je
l'ai indiqué, que dans la première partie de la vie active, l'esprit se dégage,
se purifie du péché, se fortifie par l'exercice des
290
vertus ; ensuite, qu'il s'établisse solidement, s'illumine
et s'instruise dans la vie contemplative; après quoi, il peut avec confiance
travailler à l'avancement du prochain et lui venir en aide. Que ce soit l'ordre
véritable, on le prouve par les témoignages que je vais apporter. D'abord,
commençons par montrer que la première partie de la vie active précède la vie
contemplative.
Saint Bernard dit (1) : « Jésus
entrant dans ce village, deux soeurs, Marthe et Marie, c'est-à-dire l'action et
l'intelligence, le reçurent. Or, Jésus étant arrivé à elles, leur donna à
chacune ce qui leur convient, la vertu et la sagesse ; la vertu à l'action, la
sagesse à l'intelligence. Voilà pourquoi il est appelé par les Apôtres : la
vertu de Dieu, la sagesse de Dieu (2). Mais d'où vient que Marthe le reçoit,
lorsqu'il entre, qu'elle s'empresse et qu'elle sert, tandis que Marie, après
qu'il est entré, se place à ses pieds, suspend son coeur à ses paroles, si ce
n'est que l'action marche la première et que la contemplation la suit? Quiconque
désire parvenir à l'intelligence, doit nécessairement commencer par s'exercer
avec empressement aux bonnes oeuvres, selon qu'il est écrit :
291
« Mon fils, si vous désirez
la sagesse, conservez la justice, et Dieu vous l'accordera (1). » Et
ailleurs : « C'est dans vos commandements que j'ai trouvé
l'intelligence (2). « Et encore : « C'est par la foi qu'il purifie leurs
coeurs (3). » Par quelle foi? Par la foi qui opère par l'amour.
« (4) Peut-être, vous aussi,
soupirez-vous après le repos de la contemplation? Vous faites bien, mais
n'oubliez pas les fleurs dont nous lisons que le lit de l'Épouse était couvert.
Ayez donc soin d'environner pareillement le vôtre des fleurs de vos bonnes
oeuvres, et de prévenir, par l'exercice des vertus, le saint repos, comme la
fleur précède le fruit. C'est
vouloir goûter un repos trop mou que de désirer en jouir
sans s'être fatigué par l'exercice, et de soupirer après les embrassements de
Rachel, en dédaignant la fécondité de Lia. C'est un renversement de l'ordre que
d'exiger la récompense avant le mérite, et de prendre sa nourriture avant
d'avoir travaillé, l'Apôtre nous disant : Que celui qui ne travaille
pas, ne mange pas (5). — C'est dans vos
commandements que je trouve l'intelligence, dit le Prophète ; et cela, afin
que vous sachiez que les délices de la contemplation ne sont véritablement dues
qu'à l'obéissance aux commandements. Ne vous imaginez pas que l'amour que vous
avez du repos doive vous porter à vous soustraire aux actes de la sainte
obéissance ou aux règles des anciens. S'il en
292
était ainsi, l'Epoux ne saurait reposer avec vous, sur une
même couche, alors surtout que vous auriez recouvert cette couche des roseaux et
des orties de la désobéissance. Il n'exaucerait pas vos prières, et, quand vous
l'appelleriez, il ne se rentrait pas à vos invitations ; car ce grand amant de
l'obéissance, qui a mieux aimé subir la mort que de se soustraire à ses lois, ne
se livrera pas sans mesure à celui qui désobéit. Et il ne saurait approuver le
vain repos de votre contemplation, celui qui a dit : Je me suis fatigué à
souffrir (1), marquant par ces paroles le temps où, exilé du ciel et de la
patrie du suprême repos, il a accompli le salut du monde en demeurant au milieu
de nous.
« J'admire beaucoup l'impudence
de quelques-uns qui résident dans cette maison, et qui, après nous avoir troublé
par leur singularité, nous avoir irrité par leur impatience, nous avoir méprisé
par leur entêtement et leur rébellion, osent néanmoins inviter, avec l'instance
réitérée de la prière, le Seigneur de toute pureté à partager la couche souillée
de leur conscience ; « Mais, leur répond-il, lorsque vous élèverez vos
mains, je détournerai mes regards, et lorsque vous aurez multiplié votre prière,
je ne vous exaucerai pas (2). » Quoi donc ! votre couche n'est point
couverte de fleurs, mais plutôt elle est toute immonde, et vous voulez y attirer
le Roi de gloire ! Est-ce pour l'y faire goûter le repos ou pour vous moquer de
lui que vous agissez
293
ainsi? Continuez donc à étendre durant tout le jour vos
mains vers Dieu, vous qui ne cessez jamais de fatiguer vos frères, vous qui
portez atteinte à leur union si parfaite, vous qui vous séparez de l'unité. Que
voulez-vous que je fasse, direz-vous? Ce que je veux, c'est que vous commenciez
par purifier votre conscience de tout levain de colère, de contradiction, de
murmure et d'envie, et que vous vous empressiez de retrancher de la demeure de
votre âme tout ce que vous savez être contraire, ou à la paix de vos frères, ou
à l'obéissance que vous devez aux anciens. Ensuite, ce que je veux, c'est que
vous vous environniez des fleurs de toutes sortes
de bonnes oeuvres et de pensées louables, en même temps que
des parfums des vertus, c'est-à-dire de tout ce qui est n'ai, de tout ce qui
est juste, saint et aimable, de tout ce qui respire la bonne renommée de tout ce
qui est vertu, de tout ce qui est digne de louange dans le règlement des mœurs
(1). Occupez votre esprit de toutes ces choses et appliquez-vous à vous y
exercer. C'est dans une demeure ornée de la sorte que vous pourrez appeler en
sûreté l'Époux; car lorsque sous l'y aurez introduit, il vous sera permis de lui
dire avec vérité : Notre couche est couverte de fleurs, votre âme
respirant non-seulement la piété, mais la paix, mais
la mansuétude, mais la justice et l'obéissance, mais la
joie et l'humilité. »
Ainsi parle saint Bernard, et,
par ses paroles, vous
294
voyez comment la partie de la vie active, qu'il appelle la
première, marche avant la vie contemplative.
Nous allons voir maintenant
comment la vie contemplative précède la vie active dans sa seconde partie, et se
trouve ainsi placée entre les deux parties de cette vie active. Saint Bernard
dit donc : « Sans aucun doute, il faut prendre garde de ne point donner ce que
nous avons reçu pour notre usage propre, et de ne point retenir ce qui nous a
été accordé
pour être distribué aux autres. Or, vous gardez en votre
possession ce qui appartient à Jésus-Christ, si, par exemple, étant plein de
vertus et brillant en même temps à l'extérieur des dons de la science et de
l'éloquence, vous enchaînez néanmoins dans un silence inutile ou plutôt
damnable, soit par crainte ou par paresse, soit par une humilité hors de saison,
la parole de bien qui aurait pu servir à un grand nombre. Assurément vous serez
maudit, parce que vous cachez ce qui était destiné à nourrir les peuples. D'un
autre côté, vous répandez et vous perdez ce qui était destiné à vous seul, si,
avant d'être abreuvé tout entier, si, à moitié rempli, vous vous
hâtez de vous prodiguer, si, agissant ainsi contrairement
295
à la loi, vous labourez avec le premier-né de vos
boeufs, et vous enlevez la toison, à celle d'entre vos brebis qui a vu le jour
la première (1). Sans aucun doute, vous Vous privez du salut et de la vie
que vous donnez aux autres, tandis que, vide de toute intention bien réglée,
vous vous gonflez du souffle de la vaine gloire, vous vous imprégnez du venin de
la cupidité terrestre, et vous vous corrompez au milieu des ravages de leur
action mortelle. C'est pourquoi, si vous êtes sage, vous serez un réservoir et
non un canal; car celui-ci répand presque à l'instant même ce qu'il reçoit,
tandis que celui-là attend qu'il soit rempli, et communique ainsi ce qui déborde
sans éprouver aucune perte, sachant que la malédiction pèse sur celui qui fait
sa part moindre.
« Au reste, vous, mon frère,
dont le salut n'est pas encore assez affermi, dont la charité est nulle encore,
ou du moins si tendre et si semblable à un roseau qu'elle cède au souffle le
plus léger, qu'elle croit
à tout esprit et se laisse entraîner à tout vent de
doctrine; ou plutôt : vous dont la charité est si grande que, dépassant le
commandement, vous aimez le prochain plus que vous-même, et en même temps si
médiocre que, contre le commandement, elle se dissout au contact de la faveur,
se laisse abattre par la crainte, troubler par la tristesse, resserrer par
l'avarice, retarder par l'ambition, inquiéter par les soupçons, ébranler par les
injures, épuiser par les
296
affaires, gonfler par les honneurs, dessécher par l'envie:
vous, dis-je; qui sentez ce que vous êtes en vous considérant, quelle folie, je
vous le demande, vous porte à désirer vous charger du soin de ce qui vous est
étranger, ou vous incline à en accepter le fardeau ? Écoutez ce que conseille
une charité prudente et vigilante : « Que les autres, dit l'Apôtre, ne
soient pas trop soulagés, et que vous ne soyez pas surchargés, mais qu'il y ait
égalité (1). » Ne veuillez donc point être trop juste (2) ; c'est assez que
vous aimiez votre prochain comme vous-même (3); car c'est en cela que je trouve
l'égalité.
« Commencez d'abord par vous
remplir vous-même, et ensuite appliquez-vous à répandre ce que vous avez de
trop. La charité, qui est pleine de bénignité et de prudence, a coutume d'être
dans l'abondance
et de ne point laisser s'écouler ce qu'elle possède. Mon
fils, dit Salomon, ne laissez point échapper ce que vous avez (4) . »
Et l'Apôtre saint Paul : « Nous devons, dit-il, observer les choses
que nous avons entendues, de peur que anus ne soyons semblables à des vases qui
laissent s'écouler ce qu'on y met (5). » Or, qu'y a-t-il de plus saint que
Paul? Qu'y a-t-il de plus sage que Salomon?
« Mais écoutez maintenant
combien de choses sont nécessaires à notre propre salut, et combien elles sont
importantes ; combien de choses considérables dont il nous faut remplir avant
que nous
297
osions entreprendre de les répandre sur les autres... Le
médecin s'approche de celui qui est blesse, et c'est l'esprit qui vient au
secours de l'âme. Quelle âme rencontrera-t-il qui n'ait été frappée du glaive du
démon ? Quel est donc le premier besoin de cette âme ? C'est qu'avant tout la
tumeur de l'ulcère, qui a sans doute recouvert la plaie et qui peut
empêcher la guérison , disparaisse. Or , l'ulcère d'une
habitude invétérée disparaîtra sous le fer aigu de la contrition. Mais la
douleur à supporter est
acerbe. Il faut donc, pour l'adoucir, le parfum de la
dévotion, qui n'est autre chose que la joie causée par l'espérance du pardon ;
et cette joie, c'est la victoire sur le péché et la puissance de s'en abstenir
qui la produit. Mais déjà celui qui en est là rend grâces et s'écrie : « Vous
avez brisé mes liens,c'est pourquoi je vous offrirai en sacrifice une victime de
louange (1). » il faut ensuite appliquer le remède de la pénitence, qui est
un composé de jeûnes, de veilles, d'oraisons et de tous les autres exercices qui
sont le partage des pénitents. Dans le travail, l'esprit veut être soutenu par
la nourriture des bonnes oeuvres, de peur qu'il ne tombe en défaillance. Que les
bonnes oeuvres soient une nourriture, vous l'apprenez par ce qui suit : Ma
nourriture, dit le Seigneur, est de faire la volonté de mon Père (2).
Ainsi, que les travaux de la pénitence soient donc accompagnés des oeuvres de la
piété qui donnent la force. « L'aumône, dit le sage, sera
298
le sujet d'une grande confiance devant le Dieu suprême
(1). »
« La nourriture engendre la soif
: il faut se désaltérer. Qu'à l'aliment des bonnes oeuvres vienne donc se
joindre le breuvage de l'oraison qui dispose, au profit de la conscience, tout
ce qu'une action sainte a mis en elle, et le fait valoir aux yeux de Dieu. C'est
dans l'oraison que l'on boit le vin qui réjouit le coeur de l'homme, le vin de
l'esprit qui remplit d'ivresse, plonge dans l'oubli des voluptés charnelles,
rafraîchit l'intérieur d'une conscience desséchée, rend facile la nourriture des
bonnes oeuvres et la fait pénétrer dans les diverses parties de l'âme en
fortifiant la foi, en affermissant l'espérance, en vivifiant et réglant la
charité, en purifiant toutes les inclinations.
« La faim une fois rassasiée, et
la soif calmée, que reste-t-il à faire au malade, sinon de demeurer en paix et
de se livrer au repos de la contemplation après avoir été arrosé des sueurs de
l'action? S'il s'endort de ce sommeil, c'est Dieu qui sera l'objet de ses songes
; car c'est comme en un miroir et en des énigmes qu'il lui est donné de le voir,
et non face à face. Cependant, c'est alors qu'il s'enflamme de l'amour de celui
qu'il s'est plutôt représenté qu'il ne l'a entrevu, et cela comme à la dérobée,
à
la lueur d'une étincelle qui s'évanouit, de celui qu'il a à
peine senti légèrement; c'est alors qu'il s'écrie : « Mon âme nous a désiré
durant la nuit, et
299
mon esprit a soupiré après vous jusqu'en ses profondeurs
(1).» Un tel amour porte en soi le zèle; c'est l'amour qui convient à l'ami de
l'Époux, et il est nécessaire que le serviteur fidèle et prudent, établi par le
Seigneur pour prendre soin de sa famille, en soit tout brûlant. C'est l'amour
qui remplit, embrase et fermente, l'amour qui répand sans danger ce qu'il
possède, car il déborde et ne peut être contenu; il s'écrie : Qui est faible
sans que je m'affaiblisse avec lui? Qui est scandalisé sans que je brille de
douleur (2) ? » Qu'il se livre donc à la prédication, qu'il produise des
fruits abondants, qu'il renouvelle les anciens prodiges, qu'il enfante des
miracles. La vanité ne saurait trouver à se mêler là où la charité est en
possession de tout. En effet, la plénitude de la loi et du coeur, c'est la
charité, pourvu toutefois qu'elle soit pleine et entière. Enfin, Dieu est
charité, et il n'y a rien en aucun objet qui puisse remplir une créature faite à
l'image de Dieu, si ce n'est le Dieu qui est charité ; car lui seul est plus
grand que cette créature. Celui qui n'a pas encore acquis cette charité, de
quelque vertu qu'il semble briller aux yeux des autres, celui-là, dis je, ne
saurait être mis en avant sans le danger le plus imminent. Quand même il serait
en possession de toute la science, quand même il aurait livré son
corps pour être la proie des flammes, sans la charité, il
n'est rien, dit saint Paul (3).»
« Voici de combien de choses il
faut être rempli,
300
afin d'oser en verser la surabondance. C'est d'abord la
componction ; en second lieu, la dévotion ; troisièmement, le travail de la
pénitence ; quatrièmement, les oeuvres de piété ; cinquièmement, l'application à
l'oraison ; sixièmement, le repos de la contemplation; septièmement, la
plénitude de la charité. C'est un seul et même esprit qui opère toutes ces
choses par une action qui s'appelle infusion, afin que ce que l'on appelle
effusion puisse s'accomplir saintement et par cela même sans danger pour
l'honneur et la gloire de Jésus-Christ, notre Seigneur. »
« (1) La contemplation
sainte et véritable a pour résultat de remplir quelquefois l'âme qu'elle a
embrasée du divin amour, d'un zèle si grand et d’un tel désir de gagner à Dieu
ceux qui peuvent l'aimer comme elle , qu'elle interrompra avec empressement son
repos pour se livrer aux travaux de la prédication; et ensuite, une fois qu'elle
a satisfait ses désirs en ce point, elle revient avec d'autant plus d'ardeur à
son premier exercice, qu'elle se rappelle l'avoir interrompu de la manière la
plus fructueuse. Après s'être rassasiée de nouveau des délices de la
contemplation, elle s'élance avec plus de force encore et avec la joie la plus
vive à la poursuite des gains qu'elle a déjà connus. »
« Au reste, il arrive le plus
souvent que l’âme est flottante entre ces deux objets; elle craint et elle
éprouve une angoisse profonde dans la pensée
301
qu'elle s'attache peut-être plus qu'il ne convient,soit à
la prédication qui la distrait de ce qui fait ses délices, soit à la
contemplation, et qu'ainsi elle s'éloigne tant soit peu de la volonté divine.
C'est peut-être quelque chose de semblable que souffrait le saint homme Job
quand il disait : « Si je m'endors, je dis aussitôt : quand me lèverai-je? Et
étant levé, j'attends le soir avec impatience (1). » « C'est-à-dire : dans
mon repos, je m'accuse de négliger le travail, et dans le travail je me reprends
d'avoir troublé mon repos. Vous voyez que ce saint homme flotte, agité par une
inquiétude cruelle, entre le fruit qu'il voit dans son travail et le repos qu'il
goûte dans la contemplation; et, bien que sa vie se passe tout entière à faire
le bien, cependant il fait sans cesse pénitence comme s'il avait mal agi, et il
demande à tout moment avec soupirs à connaître la volonté
de Dieu. En effet, l'unique remède ou plutôt l'unique refuge en cette
circonstance, c'est la prière; car c'est par elle que s'élèvent vers Dieu nos
gémissements fréquents , afin qu'il daigne nous montrer sans cesse ce qu'il
attend de nous , quand et comment il veut que nous agissions. » Telles sont les
paroles de saint Bernard.
Vous voyez maintenant comment la
vie active renferme deux parties ; comment entre elles se trouve placée la, vie
contemplative, et par là même, de quelle manière et en quel ordre il faut les
ranger. Il reste à les considérer chacune en particulier; mais je n'ai pas
302
l'intention de vous entretenir du sujet que nous devrions
traiter en dernier lieu, c'est-à-dire de la seconde partie de la vie active; car
il a pour but d'enseigner comment il faut s'employer au salut des âmes et à ce
qui concerne l'utilité du prochain, et votre état n'a pas besoin de ces
instructions. C'est assez pour vous d'appliquer tous vos efforts à vous corriger
de vos défauts et à vous remplir de vertus par la première partie de la vie
active, afin de pouvoir vaquer à votre Dieu par la contemplation.
Vous connaissez en partie, il
est vrai, ce qui concerne la vie active, surtout par ce que je vous ai cité du
sermon 46° de saint Bernard sur le Cantique des cantiques. Cependant je veux
encore vous apporter d'autres passages du même saint, afin que vous puissiez
fuir le vice avec plus de prudence d’acquérir plus abondamment la vertu. C'est
donc ainsi qu'il s'exprime dans le même ouvrage : « Sentez pour vous dans la
justice, moissonne: l'espérance de la vie, et faites enfin briller à vos yeux;
la lumière de la science, dit le Prophète Vous voyez que c'est en dernier lieu
qu'il place la science, parce qu'elle est comme une peinture qui ne saurait
303
subsister sans un corps qui la reçoive. Ainsi, il met en
avant les deux premières choses, et il leur joint la science ensuite, comme si
d'abord il eût voulu préparer un fond qui dût recevoir la peinture. C'est donc
sans crainte que je m'appliquerai à la science, si je possède d'abord le
bienfait de l'espérance, qui sera pour ma vie un gage de sécurité. Vous avez
semé pour la justice, si, par une vraie connaissance de vous-même, vous avez
éveillé en vous la crainte de Dieu, si vous vous êtes plongé dans l'humiliation,
si vous avez versé des larmes, si vous avez répandu des aumônes, si vous vous
êtes appliqué aux autres oeuvres de la piété, si, par les jeûnes et les veilles,
vous avez affligé votre corps, si vous avez fatigué votre poitrine en la
frappant, et le ciel en y faisant monter vos cris. C'est là ce qu'on appelle
semer pour la justice. La semence, ce sont les
bonnes oeuvres, les saints exercices ; la semence, ce sont
les larmes. Ils s'en allaient, dit le Prophète, et ils jetaient leur semence
en versant des
larmes (1). »
(2) Le même saint, en la
personne de l'Épouse qui s'adresse aux amis de l'Époux, et demande qu'il lui
donne un baiser, c'est-à-dire le ravissement de la contemplation, s'exprime
ainsi : « S'il a pour moi quelque sollicitude, qu'il nie donne un baiser de sa
bouche; je ne suis point ingrate , mais je l'aime… Voilà déjà un grand nombre
d'années que je m’efforce de vivre purement et sobrement dans la grâce,
304
que je m'exerce aux saintes lectures, que je résiste à mes
penchants, que je m'applique fréquemment à l'oraison, que je veille contre les
tentations, que je repasse mes années dans l'amertume de mon âme; je pense que
j'ai vécu, autant qu'il a été en moi, sans contestation au milieu de mes frères
, je me suis soumise aux puissances placées au-dessus de moi ; soit en sortant,
soit en rentrant, j'ai connu l'autorité de celui qui me précédait en âge. Je ne
désire rien de ce qui appartient à mes frères, j'ai
même donné ce qui m'appartenait, je me suis donnée moi-même
; et cependant je mange mon pain à la sueur de mon front. Tout ce que je viens
d'énumérer, l'habitude l'accomplit, mais la douceur n'y est pour rien… Peut-être
observé-je les commandements d'une manière passable ; mais mon âme est en ces
exercices comme une terre qui est privée d'eau. Afin que mon holocauste devienne
plus digne de ses regards, qu'il me donne un baiser de sa bouche. »
« (1) Et vous aussi, si vous
partagez volontiers avec nous, qui sommes vos compagnons, le don que vous avez
reçu d'en haut; si vous vous montrez sans cesse au milieu de nous empressé à
rendre service, plein d'affection et d'amabilité, si vous êtes doux, si vous
êtes humble, tous vous rendront témoignage que vous répandez autour de vous
l'odeur d'un parfum excellent. Celui qui, parmi nous, non content de supporter
avec patience les infirmités
305
corporelles et spirituelles de ses frères, s'efforce
encore, autant qu'il lui est permis et qu'il est en son pouvoir, de les aider de
ses services, de les fortifier par ses entretiens, de les animer par ses
conseils, et qui, ne le pouvant à cause de la règle, ne cesse, par des prières
réitérées, de consoler celui qui est faible; celui dis-je, qui agit ainsi exhale
tout-
à-fait la bonne odeur parmi ses frères, l'odeur des parfums
les plus précieux, et le baume coule de ses lèvres ; on le montre du doigt et
l'on dit : Voilà celui qui aime vraiment ses frères et le peuple d'Israël ;
voilà celui qui répand de fréquentes prières pour le peuple et pour la sainte
cité tout entière (1). »
« (2) Tels sont les maîtres qui
ont appris du Maître de toutes choses, avec une plénitude plus parfaite,les
voies de la vie et qui nous en instruisent jusqu'à ce jour. Que nous ont donc
enseigné et que nous
enseignent les saints Apôtres? Ce n'est point le métier de
la pêche, ni l'art de faire des tentes, ni rien de semblable ; ce n'est point à
lire Platon, ni à comprendre les subtilités d'Aristote; ce n'est point à
toujours apprendre et à n'arriver jamais à la connaissance de la vérité. Ils
m'ont enseigné à vivre. Croyez-vous que ce soit une chose médiocre que de savoir
vivre :? C'est quelque chose de grand et même de très-grand. Il ne vit pas,
celui qui est enflé par l'orgueil, souillé par la luxure, ou infecté d'autres
vices; car ce n'est pas là vivre, c'est prendre le
306
change sur la nature de la vie, c'est s'approcher jusqu'aux
portes de la mort. La vie que je juge bonne, c'est de souffrir le mal, de faire
le bien et
de persévérer ainsi jusqu'à la mort. On dit vulgairement :
celui qui se nourrit bien, vit bien ; mais l'iniquité s'est aveuglée sur ce qui
la regarde, car celui-là vit bien seulement qui fait le bien. Je pense que vous
qui êtes en communauté, vous vivez bien si vous vivez avec ordre, avec
amabilité, avec humilité; avec ordre vis-à-vis de vous-même, avec amabilité
vis-à-vis des autres, avec humilité vis-à-vis de Dieu ; avec ordre, en vous
montrant empressé dans toute votre conduite à bien diriger vos voies
en présence du Seigneur et en présence de vos frères,
évitant pour vous ce qui serait péché et pour eux ce qui serait scandale; avec
amabilité, en vous appliquant à vous faire aimer et à aimer vous-même, en
paraissant toujours plein de tendresse et d'affabilité, en supportant
non-seulement avec patience, mais de bon cœur, les infirmités tant spirituelles
que corporelles de vos frères; avec humilité, en vous efforçant, lorsque vous
aurez fait toutes ces choses, de rejeter loin de vous l'esprit de vanité qui a
coutume de prendre naissance au milieu de tels exercices; si alors il se fait
sentir à vous, quel qu'il soit, refusez-lui votre consentement. De même en
souffrant le mal; comme il est triple, il faut avoir une triple prévoyance; car
ce que vous avez à souffrir vient de vous, du prochain et de Dieu : de vous,
c'est l'austérité de la pénitence ; du
307
prochain, c'est la peine qui naît de sa méchanceté; de
Dieu, c'est la verge de la correction céleste. Pour ce qui vient de vous , vous
devez en faire un sacrifice tout-à-fait volontaire ; pour ce qui est du
prochain, il faut le supporter avec patience; pour ce qui est de Dieu,
recevez-le sans murmure et avec actions de grâces. »
Tels sont les enseignements de
saint Bernard, et c'est assez pour le montent sur l'exercice de la première
partie de la vie active.
Il nous faut parler maintenant
de la vie contemplative. C'est ainsi que saint Bernard s'exprime sur ce sujet
(1) : « L'Époux, plein de douceur, a placé sa main gauche sous la tête de
l'Épouse, afin de la faire reposer et dormir sur son sein ; et maintenant, comme
un gardien diligent, il veille sur elle avec amour et tendresse, de peur que,
inquiétée par les besoins multipliés et divers de celles qui la suivent, elle ne
soit forcée de s'éveiller… Je ne puis contenir ma joie en voyant qu'une telle
majesté ne dédaigne point de s'incliner jusqu'à notre infirmité par une union si
intime et si douce, et que le Dieu suprême ne juge pas indigne de lui de
contracter avec une âme exilée un mariage tout céleste. Ainsi je ne
308
doute pas qu'il n'en soit dans les cieux, comme je lis
qu'il en est sur la terre : l'âme y goûtera assurément tout ce qui est contenu
dans le texte sailli, et même je pense que l'écrivain sacré est impuissant à
exprimer non-seulement tout ce que l'âme pourra embrasser alors, mais encore
tout ce qu'elle peut ressentir à présent. Que pensez-vous, en effet, qu'elle
éprouvera dans le ciel, si dès ce monde elle est comblée d'une telle
tendresse qu'elle se sent pressée dans les bras de Dieu, réchauffée dans le sein
de Dieu, gardée par les soins et la vigilance de Dieu, de peur que, dans son
sommeil, elle ne soit éveillée avant qu'elle me l'ait voulu? »
« Or, ce sommeil de l'Épouse
n'est pas un sommeil corporel..., mais un sommeil plein de vie, où l'on ne cesse
de veiller, un sommeil qui illumine l'oeil intérieur, met en fuite la mort
et donne la vie éternelle. C'est un sommeil qui ne plonge pas les sens dans
l'assoupissement, mais les ravit à eux-mêmes. Ce sommeil est une mort, je le dis
sans hésiter, car
l'Apôtre parle ainsi, en faisant leur éloge, de
quelques-uns qui vivaient encore dans la chair : Vous êtes mort et votre vie
est cachée en Dieu avec
Jésus-Christ...(1). Ce n'est donc pas une absurdité
de ma part de donner au ravissement de l'Épouse le nom de mort. C'est une
mort qui ne lui enlève pas la vie, mais qui la soustrait aux pièges de la vie,
en sorte qu'elle peut s'écrier : Notre âme a été arrachée comme un passereau
au filet des
309
chasseurs (1). L'âme en cette vie marche au milieu
des pièges ; elle n'a rien à en redouter toutes les fois que, par quelque sainte
et ardente pensée, elle est enlevée à elle-même, pourvu cependant qu'elle s'en
éloigne assez et qu'elle vole assez haut pour être étrangère aux habitudes et
aux usages des pensées terrestres ; car c'est en vain que le filet est
étendu devant les yeux de ceux qui ont des ailes (2). En
effet, qu'y a-t-il à craindre de la luxure, quand la vie ne se fait plus sentir?
Et, dans le ravissement de l'âme, le sentiment de la vie, sinon la vie
elle-même, venant à s'éloigner, il est nécessaire que la tentation qui s'attache
à la vie devienne insensible. Ah! qui me donnera des ailes, comme à la
colombe, et je m'envolerai et je me plongera dans le repos (3) . Plût à Dieu
qu'il me fût donné de tomber souvent sous les coups d'une semblable mort!
J'éviterais ainsi les filets de la mort véritable, je ne sentirais plus les
caresses homicides d'une vie que la sensualité entraîne, ou du moins je serais
comme stupide aux amorces du plaisir, aux ardeurs de l'avarice, à l'aiguillon de
la colère et de l'impatience, aux angoisses des sollicitudes humaines, aux
ennuis des soins de cette vie. Que mon âme meure de la mort des justes,
afin qu'aucun piège ne l'enchaîne, qu'aucune iniquité
ne la séduise ! heureuse mort qui n'enlève point la vie,
mais l'échange contre une meilleure ! Mort précieuse ! Le corps ne tombe point
sous ses coups ;
310
mais l’âme se trouve dégagée et élevée au-dessus
d'elle-même. Cependant, ce n'est là que la mort naturelle à l'homme.
« Mais, s'il m'est permis de
parler ainsi, que mon âme meure aussi de la mort des Anges, afin que, perdant le
souvenir des choses d'ici-bas, non-seulement elle se dépouille du désir des
choses corporelles, mais encore de leurs images , et qu'ainsi sa demeure soit
sans interruption avec ceux dont elle imite la pureté. Un tel ravissement, si je
ne me
trompe, s'appelle , ou simplement, ou par-dessus tout,
contemplation; car n'être pas entraîné par la cupidité en vivant sur la terre,
c'est le propre de la vertu humaine; mais demeurer étranger aux images des corps
en les ayant sans cesse sous les yeux, c'est l'effet d'une pureté angélique.
Cependant, en l'un et l'autre, il faut reconnaître un don de Dieu : le premier,
comme le second, est un ravissement ; de part et d'autre, il y a élévation
au-dessus de vous-même; mais, d'un côté, vous êtes à grande
distance ; de l'autre, vous avez parcouru peu de chemin.
Bienheureux celui qui peut dire : Je me suis éloigné dans nia fuite, et je
suis demeuré
dans la solitude (1). Il ne s'est pas contenté de
sortir, il a voulu aller au loin afin de se reposer. Vous êtes arrivé au-delà
des plaisirs de la chair ; vous n'obéissez en aucune sorte à ses concupiscences
et vous n'êtes retenu par aucune de ses amorces. Vous vous êtes séparé par votre
marche; mais vous ne
311
vous êtes pas encore éloigné entièrement parla pureté de
votre âme, si vous ne vous élevez au-dessus des fantômes des images corporelles
qui vous assiègent de tous côtés. »
« Gardez-vous jusqu'à présent de
vous promettre le repos. Vous vous trompez si vous espérez trouver en deçà de
ces plaisirs un lieu de tranquillité, le silence de la solitude, l'éclat de la
lumière, le séjour de la paix. Mais donnez-moi quelqu'un qui soit arrivé là où
je vous dis, et de suite je déclarerai qu'il jouit du repos et que c'est avec
justice qu'il peut s'écrier : Rentre, ô mon âme, rentre dans ton repos, car
le Seigneur t'a comblée de ses biens (1). Sa demeure est vraiment dans la
solitude et son séjour au sein de la lumière. »
« Je pense donc que c'est en
cette solitude que l'Épouse s'en était allée, et qu'enivrée par la beauté du
lieu, elle s'était endormie avec bonheur entre les bras de l'Époux,
c'est-à-dire, que son âme était ravie hors d'elle-même quand les jeunes filles
qui venaient à sa suite furent empêchées de l'éveiller jusqu'à ce qu'elle le
voulût (2). Mais comment cela se passa-t-il? Ce ne fut point d'une manière
ordinaire, ni par un simple avertissement, ainsi qu'on a coutume de faire,
qu'elles furent arrêtées, mais par une supplication tout-à-fait nouvelle et
inouïe jusqu'alors, par une supplication faite an nom des chevreuils et des
cerfs de la campagne. Et par ce genre d'animaux se trouvent très-convenablement
312
désignés, tant il cause de la pénétration de leur vue que
de la rapidité de leur course, les âmes saintes dépouillées de leurs corps et
les Anges qui sont avec Dieu ; car nous savons que ces deux qualités conviennent
aux Anges et aux âmes. Ils s'élancent avec facilité aux extrémités les plus
élevées, et ils pénètrent sans peine ce qu'il y a de plus profond. Leur séjour,
placé au milieu des campagnes, signifie clairement les mouvements libres et sans
embarras que l'on trouve en la contemplation. Mais que veut donc dire cette
adjuration faite en de tels noms ? Assurément, elle a pour but d'empêcher ces
jeunes filles remplies d'inquiétude, d'oser tirer l’Épouse bien-aimée d'une
société si vénérable et aux entretiens de laquelle elle se mêle, sans doute ,
autant de fois qu'elle sort d'elle-même par la contemplation. C'est donc avec
raison qu'elles
sont effrayées par l'autorité de ceux qui composent cette
assemblée, quand leurs importunités tendent à en éloigner l'Épouse. Et l'on voit
par
là qu'il est en la volonté de celle-ci de s'occuper
d'elle-même et d'employer ses soins à ce qui concerne ses compagnes, selon
qu'elle le jugera nécessaire, puisqu'il leur est défendu de l'éveiller avant
qu'elle ne le veuille. L'Époux sait de quelle charité l'Épouse est embrasée
envers le prochain; il sait que cette tendre mère est assez excitée par son
propre coeur en ce qui touche à l'avancement de ses enfants ; que, sous aucun
prétexte, elle ne leur soustraira et ne leur refusera rien de ce qui leur est
313
nécessaire, et cela aussi souvent que leurs besoins se
feront sentir. C'est pourquoi il a jugé qu'il fallait s'en rapporter sans
crainte à sa sagesse dans la distribution de ses soins. »
Or, vous devez savoir qu'il y a
trois sortes de contemplation. Les deux principales sont pour les parfaits et la
troisième pour les imparfaits. Pour les parfaits, c'est la contemplation de la
majesté de Dieu et la contemplation de la cour céleste. Pour les imparfaits,
c'est la contemplation de l'humanité de Jésus-Christ, et c'est elle que je
m'applique à décrire en cet ouvrage. C'est par là qu'il vous faut commencer si
vous voulez arriver à ce qui est plus grand ; autrement, loin de vous élever,
vous retournerez plutôt en arrière : voyez donc combien vous est nécessaire
l'enseignement de ce livre, puisque jamais vous ne pourrez concevoir l'espérance
d'atteindre, par votre esprit, à ce qu'il y a de sublime en Dieu, si vous ne
vous exercez avec soin et longtemps à cette sorte de contemplation. Voici
comment sur ce sujet parle saint Bernard : « Il y a deux sortes de contemplation
: l'une qui se rapporte à l'état, la félicité et la gloire de la cité d'en haut.
C'est dans l'exercice ou le repos de cette
314
contemplation que vit la multitude immense de ses célestes
habitants. L'autre regarde la majesté, l’éternité et la divinité du roi suprême.
Pour l'une, il faut traverser la muraille; pour l'autre, creuser dans le rocher.
Mais plus celle-ci offre de difficultés à vos efforts, plus ce que vous pouvez
en extraire renfermera de suavité. »
« Or, l'Eglise entière ne
saurait entreprendre de percer le rocher, car il n'est pas donné à tous de
pénétrer les secrets de la volonté divine, ni de sonder les profondeurs de Dieu.
C'est pourquoi une demeure est offerte non-seulement dans le creux de la pierre,
mais dans l'enfoncement de la muraille. Ainsi, les parfaits, à qui la pureté de
la conscience permet d'oser, et la capacité de l'intelligence de pouvoir
contempler et pénétrer les mystères de la sagesse divine, les parfaits, dis-je,
habitent dans le creux de la pierre. Pour les autres, ils font leur séjour dans
l'enfoncement de la muraille. Impuissants par eux-mêmes à creuser le rocher, ou
du moins
s'en jugeant incapables, ils perceront avec bonheur la
muraille, ils contempleront en esprit la gloire des saints. »
« S'il se trouve quelqu'un à qui
il soit impossible d'atteindre jusque-là, alors proposez-lui, sans difficulté,
Jésus, et Jésus crucifié, afin qu'il puisse aussi habiter au milieu des
ouvertures de la pierre; mais sans qu'il lui en coûte aucune peine et sans qu'il
se soit fatigué à la creuser. Ce fut l'ouvrage des Juifs : il entrera en
possession des travaux de ceux qui
315
furent infidèles, afin d'être fidèle; il n'a à redouter
aucun refus, car on l'invite à entrer : Entrez, dit le Prophète, dans
les trous de la pierre, et
cachez-vous dans les ouvertures de la terre pour vous
mettre à couvert de la terreur du Seigneur et de la gloire de sa majesté
(1). La terre est montrée toute ouverte à l'âme encore infirme et sans vigueur,
afin qu'elle puisse s'y cacher jusqu'à ce qu'elle ait recouvré et accru ses
forces, jusqu'à ce qu'elle soit capable de se creuser par elle-même,
c'est-à-dire par son énergie et sa pureté , une ouverture dans le rocher, et de
pénétrer ainsi jusqu'à l'intérieur du Verbe divin.
« Si, par la terre qui est
ouverte, nous entendons celle qui a dit : Ils ont percé mes pieds et mes
mains (2), il n'y aura plus à douter en aucune façon du prompt
rétablissement de l'âme blessée qui y aura fixé sa demeure. Car où
trouvera-t-on, pour guérir les plaies de l'âme, pour purifier les yeux de
l'esprit, où trouvera-t-on un remède aussi efficace
que la méditation continuelle des plaies sacrées de
Jésus-Christ? Mais jusqu'à ce que cette âme soit parfaitement purifiée et
guérie, je ne vois pas comment il lui serait possible de s'entendre adresser ces
paroles : « Montrez-moi votre face; que votre voix vienne frapper mes
oreilles (3). « Comment, en effet, oserait-elle montrer son visage et élever
la voix, alors qu'il lui est recommandé de se cacher : « Mettez-vous à
couvert dans l'ouverture de la
316
terre, lui dit le Prophète. Pourquoi? Parce que son visage
ne respire aucune beauté et n'offre rien qui puisse attirer les regards. Elle ne
sera donc pas un objet digne d'être vu, tant qu'elle ne sera pas apte à voir
elle-même. »
« Mais lorsque, par un long
séjour dans l'ouverture de la terre, elle aura tellement avancé la guérison de
son regard intérieur qu'elle sera devenue capable, elle aussi, de contempler à
découvert la gloire de Dieu; alors, ce qu'elle verra, elle l'exprimera sans
crainte, car sa voix et les traits de son visage seront pleins de grâce. Elle
sera nécessairement agréable, cette face qui pourra demeurer fixée sur la clarté
de Dieu. Elle ne saurait arriver jusque-là si elle n'était brillante, si elle
n'était pure, ou plutôt si elle n'était transformée en l'image de la clarté même
qu'elle contemple ; autrement, sa difformité, frappée d'une splendeur si
inconnue, la ferait reculer en arrière. Lors donc que la pureté de l'âme lui
permettra de fixer ses regards sur la clarté sans tache, l'Époux aussi désirera
contempler sa face, et par conséquent entendre sa voix. »
Vous voyez combien il vous est
nécessaire de méditer la vie de Jésus-Christ, puisque, d'après les enseignements
que vous venez d'entendre, si vous ne vous purifiez dans cette méditation, vous
n'arriverez jamais à ce qu'il y a d'élevé en Dieu. Il faut donc vous y exercer
avec le plus grand soin et sans interruption. Vous avez vu qu'il y a trois
sortes de contemplations : celle de l'humanité de Jésus-Christ, celle de la cour
317
céleste et celle de la majesté divine. Or, vous devez
savoir que dans chacune d'elles il y a deux ravissements de l'âme : le
ravissement intellectuel et le ravissement affectif. Saint Bernard en parle
ainsi : « Comme il y a deux ravissements dans la contemplation bienheureuse,
l'un de l'intelligence et l'autre de l'affection, l'un de lumière et l'autre de
ferveur, l'un de connaissance et l'autre de dévotion, sans aucun doute
l'affection pieuse, l'amour brillant du coeur, l'infusion de la sainte dévotion
et le zèle ardent dont l'esprit est dévoré, ne sauraient sortir d'ailleurs que
des celliers où l'Époux a renfermé son vin. »
Saint Bernard dit donc touchant
cette première sorte de contemplation (2) : « Il y a en nous deux choses qu'il
faut purifier : l'intelligence et la volonté; l'intelligence, afin qu'elle
connaisse ; la volonté, afin qu'elle veuille. L'intelligence, dis-je, est
abaissée alors qu'elle se répand sur une foule d'objets, lorsqu'elle néglige de
se recueillir en une seule et unique méditation, qui est, formée à l'image de
cette cité dont toutes les parties ont une parfaite union
318
entre elles. Quant aux affections qui subissent l'influente
d'un corps corrompu par des passions diverses, elles ne sauraient jamais être
apaisées, pour ne pas dire guéries, si la volonté ne cherche un seul objet, ne
tend à un seul objet… Mais Jésus-Christ illumine l'intelligence, Jésus-Christ
purifie la volonté ; car le Fils de Dieu est venu, et il a fait de si grands et
de si nombreux miracles, afin de détourner notre intelligence de toutes les
choses de ce monde, et afin que notre pensée ne fût occupée
que des merveilles dont il est l'auteur, et qu'il nous a
offertes comme un sujet inépuisable. Vraiment il a laissé à notre intelligence
des espaces immenses à parcourir, et le torrent de pensées qu'ils renferment est
d'une profondeur insondable. En effet, qui peut suffire à se représenter comment
le Dieu de l'univers nous a prévenus, comment il est, venu à nous, comment il
nous a secourus, comment cette majesté sans pareille a voulu mourir pour nous
donner la vie, être esclave pour nous faire rois,
être dans l'exil pour nous ramener à la patrie, et
s'abaisser jusqu'aux oeuvres les plus humiliantes pour nous établir sur toutes
choses ? »
« (1) D'où nous viendra la
vérité au milieu de si épaisses ténèbres? D'où naîtra la charité en ce siècle
pervers, en ce monde qui a été placé tout entier sous la puissance du malin
esprit ? Pensez-vous qu'il y aura quelqu'un pour éclairer notre intelligence,
pour enflammer noire coeur? Oui , sans
319
doute, si nous nous convertissons à Jésus-Christ, afin
qu'il enlève le voile étendu sur nos coeurs.»
« (1) Mon bien-aimé est pour
moi comme vu bouquet de myrrhe ; il demeurera sur mon sein. Pour moi, mes
frères, au commencement de ma conversion, afin de remplacer les mérites dont je
savais bien être dépourvu, je me suis appliqué à former, et j'ai pris soin de
placer sur mon coeur ce bouquet composé de toutes les peines et de toutes les
amertumes de mon Seigneur. Ce sont d'abord les privations de son enfance,
ensuite les travaux de ses prédications, les fatigues de ses courses, les
veilles de ses prières, les tentations de son jeûne, les larmes de sa
compassion, les embûches de la part de ses ennemis, les dangers de la part des
faux frères, les injures, les crachats, les soufflets, les moqueries, les
reproches, les clous et autres choses semblables que nous savons tous avoir été
produites en abondance par la forêt évangélique et
pour le salut du genre humain… Je me suis dit que méditer
ces choses, c'était la sagesse par excellence. C'est là que j'ai placé pour moi
la perfection de la justice, là que j'ai vu la plénitude de la science, les
richesses du salut, l'abondance des mérites. C'est là que j'ai puisé tantôt le
breuvage salutaire de l'amertume, tantôt l'onction suave de la consolation.
C'est là ce qui me relève dans l'adversité, me contient dans la prospérité, sert
de guide infaillible à mes pas, tandis que je m'avance dans le
320
chemin royal de cette vie parmi les tristesses et la joie,
ce qui chasse loin de moi les dangers qui me menacent de tous côtés. Ce sont ces
choses qui me rendent favorable le Juge de ce inonde, en me montrant doux et
humble celui qui est formidable aux puissances, en me faisant voir non-seulement
facile à apaiser, mais facile à imiter, celui qui est inaccessible aux
principautés, terrible envers les rois de la terre. voilà pourquoi ces choses
sont l'objet fréquent de mes discours, ainsi que vous le savez; pourquoi elles
sont continuellement en mon coeur, ainsi que Dieu en est témoin; pourquoi elles
sont si familières à mes écrits, ainsi qu'on le voit pourquoi ma philosophie la
plus sublime et la plus subtile est de connaître Jésus et Jésus crucifié. »
Contentez-vous de ces paroles de
saint Bernard pour ce qui regarde la contemplation de l'humanité du Seigneur ;
car tout ce livre se rapporte à ce même sujet. Sachez cependant que la vie
active ne doit point marcher avant cette sorte de contemplation, car elle a pour
objet des choses corporelles, c'est-à-dire les actions de Jésus-Christ selon son
humanité. C'est pour cela qu'on l'offre comme plus facile, non-seulement à ceux
qui sont plus parfaits, mais encore aux plus grossiers. Ensuite, en cette
contemplation, nous nous purifions de nos vices, nous nous remplissons de vertus
comme en la vie active, et ainsi elle concourt avec cette vie. Lors donc qu'on
dit que la vie active doit précéder la vie contemplative, il faut l'entendre de
ses autres espèces qui ont pour objet la contemplation de
321
la cour céleste et de la majesté suprême, ce qui est
réservé à ceux-là seulement qui sont parfaits. Aussi cette première sorte de
contemplation serait-elle plus justement et mieux nommée méditation sur
l'humanité de Jésus-Christ, que contemplation. Voyons maintenant ce qu'enseigne
saint Bernard sur les deux autres espèces de contemplation dont nous avons
parlé.
C'est ainsi que ce saint
s'exprime touchant la contemplation de la cour céleste : « (1) Il sera permis à
chacun de nous, même pendant le temps de cette vie mortelle, de visiter tantôt
les Patriarches, tantôt de saluer les Prophètes, de nous mêler au sénat des
Apôtres, de nous unir aux choeurs des Martyrs, tantôt de parcourir, dans toute
la joie de notre âme, les rangs et les demeures des vertus bienheureuses en
commençant par le dernier des Anges pour nous élever jusqu'aux Chérubins et aux
Séraphins, selon que notre dévotion nous y portera. Ceux vers qui nous
nous sentirons entraînés davantage par l'Esprit-Saint qui
se communique à chacun de nous dans la mesure qu'il juge convenable, ceux-là,
dis-je, si nous nous arrêtons et si nous frappons, ouvriront sans retard. »
322
« (1) Heureux celui dont la
pensée est toujours en présence du Seigneur, et qui repasse en son coeur, par
une méditation diligente, les félicités inépuisables de la droite de Dieu Que
pourra-t-il rencontrer de pénible, alors que son âme sera profondément
convaincue que les souffrances de ce temps ne sont point dignes d'entrer en
comparaison avec la gloire à venir? Que pourra-t-il désirer en ce siècle
pervers, lui dont l'oeil voit sans cesse les biens du Seigneur dans la terre des
vivants, dont le regard contemple sans interruption les récompenses éternelles?
Qui m'accordera que, nous levant tous ensemble et que placés dans les cieux, il
nous soit donné de voir le bonheur immense que le Seigneur nous prépare?... Que
l'âme puisse demeurer au milieu des félicités, alors que le corps ne saurait le
pouvoir encore, quel bien plus précieux, ou plutôt à quoi donner le nom de bien
en comparaison de ce bien?... Quel est celui d'entre vous qui, pensant en
soi-même à cette vie future, c'est-à-dire à la joie, à l'allégresse, à la
béatitude et à la gloire des enfants de Dieu; quel
est celui, dis-je, qui, repassant en soi de telles choses
avec une conscience paisible, ne s'écrie aussitôt dans l'abondance de la
suavité qu'il éprouve : Seigneur, il nous est bon d'être ici (2) ? Non
pas sans doute dans ce pèlerinage d'amertume où notre corps nous enchaîne, mais
dans cette méditation salutaire et suave où notre coeur est appliqué.
Qui me
323
donnera des ailes comme à la colombe, et je m'envolerai
et je goûterai le repos (1).»
« Je vous en conjure, mes
frères, que vos coeurs ne soient point appesantis par les soins du siècle;
déchargez, je vous en supplie, ces coeurs du lourd fardeau des pensées
terrestres.... Édifiez en eux, non-
seulement les tentes des Patriarches et des Prophètes, mais
tous les palais, toutes les demeures de cette céleste cour, imitant l'esprit de
celui qui les parcourait en immolant dans le tabernacle du Seigneur une hostie
de louanges, et en chantant ce cantique : « Que vos tabernacles me sont
chers, Seigneur Dieu des vertus ; mon âme soupire après les parvis du Seigneur ;
elle est presque en défaillance par l'ardeur de ce désir (2)». Et vous
aussi, mes frères, parcourez en offrant une victime de ferveur et de dévotion,
et visitez en esprit ces demeures élevées et nombreuses qui sont dans la maison
de notre Père. Prosternez humblement vos
coeurs devant le trône de Dieu et de l'Agneau. Offrez avec
respect vos supplications à tous les ordres des Anges. Saluez l'assemblée des
Patriarches, l'armée des Prophètes, le sénat des Apôtres. Contemplez les
couronnes des Martyrs, brillantes de fleurs empourprées. Admirez les choeurs des
Vierges répandant au loin le parfum des lis. Et, autant que le
permet la faiblesse de votre coeur, prêtez une oreille
attentive aux suaves accords du cantique nouveau :
323
« Je me suis souvenu de ces
choses, dit le Prophète, et j'ai répandu mon cime au-dedans de la
demeure; car j'ai l'espérance que je passerai dans le lieu du tabernacle
admirable, que j'irai jusqu'en la maison de mon Dieu (1). »
Telles sont les paroles de saint
Bernard, el qu'elles nous suffisent pour ce qui regarde la contemplation de la
cité céleste.
Arrivons maintenant à la
contemplation la plus élevée, à laquelle je crois que bien peu atteignent : je
veux dire la contemplation du Seigneur. Écoutons avec respect ce qu'en dit saint
Bernard, afin qu'une fois introduits à cette sorte d'exercice, nous tentions, si
Dieu daigne le permettre, d'en recueillir quelque fruit délicieux. Ce saint
s'exprime donc ainsi en parlant des compagnons de l'Époux, c'est-à-dire des
Anges qui s'écrient : Nous vous ferons des diclines d'or marquetées d'argent.
« (2) L'or, c'est l'éclat de la
divinité, c'est la sagesse qui brille du haut des cieux. Ces ouvriers célestes à
qui ce ministère a été confié, s'engagent à fabriquer
325
avec cet or certains objets brillants ornés de variétés, et
à les entrelacer aux oreilles intérieures de l'âme. Pour moi, je ne pense pas
qu'il s'agisse d'autre chose que de composer certaines images spirituelles, et
d'offrir aux regards de l'âme contemplative les sens les plus purs de la sagesse
divine qui y sont enfermés, afin qu'elle voie en énigme et comme en un miroir
(1) ce qu'elle ne peut encore considérer face à face. Ce sont des choses divines
que nous exprimons, des choses inconnues à celui qui n'en a point fait
l'épreuve; car nous racontons comment, dans un corps mortel, sous le règne de la
foi, alors que la substance de cette lumière éclatant, et cache n'a pas encore
été manifestée, la contemplation de la vérité sans tache peut quelquefois
tellement nous faire sentir ses effets, ou du
moins quelques-uns de ses effets, qu'il soit permis à
plusieurs d'entre nous à qui cette faveur a été donnée d'en haut, de s'écrier
avec l'Apôtre : Maintenant, je connais en partie; et encore : Nous
connaissons en partie, nous prophétisons en partie (2). Mais lorsque,
subitement et avec la rapidité de l'éclair, quelque chose de plus divin brille
aux regards de l'âme ravie, aussitôt, soit pour adoucir l'éclat de cette
splendeur trop lumineuse, soit afin de nous en faciliter l'enseignement aux
autres, aussitôt, et je ne sais comment, naissent en l'esprit certaines images
des choses inférieures, adaptées aux sens alors divinement pénétrés. A l'aide de
ces images,
326
ce rayon splendide et sans tache de la vérité, se trouvant
comme ombragé, devient plus tolérable à l'âme elle-même et plus facile à
comprendre à celui à qui on voudra le faire connaître. Je pense cependant que de
pareilles images sont formées en nous par l'entremise des saints Anges, de même
que les images opposées et mauvaises sont en nous, sans aucun doute, l'oeuvre
des Anges pervers. »
« (1) Heureuse l'âme qui
s'applique à creuser fréquemment dans la muraille, mais plus heureuse encore
celle qui creuse dans la pierre même! Il est permis, sans doute, de creuser
cette pierre, mais il est besoin pour cela que le regard de l'âme soit plus pur,
que son désir soit vraiment plus intense, que les fruits de sa sainteté soient
plus exquis. Quel est celui qui sera capable d'arriver jusque-là ? Celui qui a
dit : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe
était Dieu; il était en
Dieu dès le commencement (2). Ne vous semble-t-il
pas que Jean se soit plongé dans les profondeurs mêmes du Verbe, et que des
secrets de son coeur il ait tiré comme une moelle sacrée de sa sagesse la plus
intime ? »
« Mais plus vous creusez
difficilement dans la pierre, plus ce qu'il vous est donné d'en extraire vous
offre de suavité. Ne craignez pas les menaces que l'Écriture adresse aux
scrutateurs de la majesté divine ; apportez seulement à ce travail un oeil pur
327
et simple, vous ne serez point opprimé par sa gloire, mais
vous serez admis à la contempler, à moins que vous ne cherchiez votre gloire à
vous, et non celle de Dieu. Mais alors ce n'est pas la gloire de Dieu qui vous
opprime, c'est la vôtre; car tandis que vous vous abaissez vers elle, il ne vous
est point permis de lever en haut votre tête appesantie par la
cupidité. Rejetant donc de côté cette vaine gloire,
scrutons sans inquiétude les secrets de la pierre où se trouvent cachés les
trésors de la sagesse et de la science. Peut-être conservez-vous encore quelque
appréhension ; mais écoutez la pierre elle-même qui vous
dit : Ceux qui travaillent en moi ne pécherons pas (1). — Ah ! qui me
donnera des ailes
comme à la colombe, et je prendrai mon vol, et je
goûterai le repos (2). C'est là qu'il a trouvé le repos, celui qui est doux
et simple, tandis que l'homme trompeur, superbe et soupirant après la vaine
gloire, est dans l'oppression. »
« Il n'est pas opprimé celui qui
n'est point un scrutateur de la majesté, mais de la volonté de Dieu. Quant à la
majesté, il est bien vrai que parfois il ose arrêter ses regards sur son éclat,
mais c'est entraîné par l'admiration et non pour la sonder. Si quelquefois il
lui arrive, dans son extase, d'être ravi en cette majesté, c'est que le doigt du
Seigneur est là ; c'est sa bonté qui élève l'homme et non la témérité de l'homme
qui le pousse à pénétrer insolemment les profondeurs de Dieu. Lorsque l'Apôtre
ne
338
rappelle ses ravissements que pour excuser ce qu'il vient
de dire, quel autre sur la terré osera s'enfoncer, appuyé sur ses seuls efforts,
dans le secret terrible de cette majesté suprême, et, comme un contemplateur
hors de saison, s'élancer dans ces mystères redoutables ? Je pense donc que les
scrutateurs de la majesté divine , représentés comme des envahisseurs, ne sont
pas ceux qui sont ravis par elle, mais ceux qui veulent l'atteindre de force.
Aussi sont-ils opprimés par sa gloire. C'est donc une chose redoutable de
scruter la majesté de Dieu, mais s'enfoncer dans la recherche de sa volonté,
c'est un exercice aussi sûr que pieux. Pourquoi n'emploierais-je pas toute mon
activité à approfondir le secret glorieux de sa volonté, dès lors que je sais
que c'est un devoir pour moi de lui obéir en tout? Elle est douce, la gloire qui
n'a point d'autre source que la contemplation de la suavité même de Dieu, que la
vue des trésors de sa bonté, de ses miséricordes innombrables. Enfin, nous
l'avons vue,
cette gloire, gloire digne de la grandeur du Fils unique
du Père (1), et tout ce que nos yeux en ont contemplé était plein de
bénignité et vraiment paternel. »
« Non, une pareille gloire ne
saurait m'opprimer, quand même je fixerais sur elle toute l'ardeur de mes
regards; et même j'imprimerai en elle la trace de mes efforts ; car, contemplant
sans voile cette gloire de Dieu, nous sommes transformés en la
329
même image et nous avançons de clarté en clarté par
l'illumination de l'Esprit du Seigneur (1). Or, nous sommes transformés en
lui lorsque nous devenons conformes à lui. Loin donc de moi l'audace d'établir
cette conformité en la gloire de sa majesté, plutôt qu'en une humble soumission
à sa volonté. Ma gloire, la voici : c'est de pouvoir entendre un jour dire de
moi : J'ai trouvé un homme selon mon coeur (2). Le coeur de l'Époux,
c'est le cœur de son Père, et quel est-il? Soyez miséricordieux, dit-
il, comme voire Père qui est dans les Cieux est
miséricordieux lui-même (3). Telle est la beauté qu'il désire contempler
lorsqu'il dit à son Église : Montrez-moi votre face, (4) ; beauté de douceur et
de mansuétude. C'est cette beauté qu'elle élève en toute confiance vers la
pierre à qui elle est semblable. Approchez-vous de lui, dit le Prophète, et
soyez, éclairés de sa lumière, et votre visage ne sera point couvert de
confusion (5). Comment, en effet, la confusion viendrait-elle sur celle qui est
humble, de la part de celui qui est humble lui-même, sur celle qui est sainte,
de la part de celui qui est la piété même, sur celle qui respire la modestie, de
la part de celui qui est plein de mansuétude ? Non, la face sans tache de
l'Épouse ne concevra pas plus d'effroi de la pureté de la pierre, que la vertu
n'en
conçoit de la vertu, que la lumière n'en conçoit de la
lumière. »
330
« (1) Marthe et Marie
représentent les deux voies suivies par ceux qui aiment la pauvreté. Il en est
dont la sollicitude, s'unissant à Marthe, prépare deux mets au Seigneur Jésus :
la correction de leurs actes empreinte du sel de la contrition, et le travail de
la piété accompagné de l'assaisonnement de la dévotion. Mais ceux qui, avec
Marie, vaquent à Dieu seul, considérant ce qu'il est dans le monde, ce qu'il est
dans les hommes, ce qu'il est dans les Anges, ce qu'il est en lui-même, ce qu'il
est dans les réprouvés, ceux-là reconnaissent que Dieu est le soutien et le
gouverneur du monde, le libérateur et l'aide des hommes, la nourriture et la
gloire des Anges, le principe et la fin de lui-même, la terreur et l'effroi des
réprouvés. Ils le contemplent admirable en ses créatures, aimable dans les
hommes, désirables dans les Anges, incompréhensible en lui-même, terrible dans
les réprouvés. » Telles sont les paroles de saint Bernard.
Or, dans la contemplation de la
majesté divine, nous agissons de quatre manières dont le même saint Bernard
parle ainsi : « (2) Il y a quatre sortes de contemplation : la première et la
principale consiste à admirer la Majesté suprême. Elle veut, pour cela un cœur
purifié, afin que, le trouvant libre de tout vice, déchargé de tout péché, elle
puisse l'élever facilement vers les hauteurs célestes et le tenir de temps à
autre livré à l'admiration et suspendu au moins pendant
331
quelques instants par l'étonnement et l'extase. »
« La seconde sorte de
contemplation est nécessaire à la première : c'est celle qui considère les
jugements de Dieu. En effet, tandis que cette vue terrible frappe avec véhémence
l'esprit de celui qui s'y arrête, elle met le vice en fuite, fonde la vertu,
initie à la sagesse et conserve l'humilité. »
« La troisième sorte de
contemplation s'occupe ou plutôt se repose dans le souvenir des biens reçus, et,
pour ne pas laisser ingrat celui qu'un pareil souvenir remplit, elle le pousse à
l'amour de son bienfaiteur. »
« La quatrième, laissant dans
l'oubli les choses passées , se repose dans la seule attente des biens promis,
et, comme elle embrasse l'éternité, car les biens promis sont éternels, elle
nourrit la patience et donne la force à la persévérance. »
Ainsi s'exprime saint Bernard,
et contenions-nous, pour le moment, de ces enseignements touchant la
contemplation de la majesté de Dieu.
Après nous être entretenus de
l'exercice de l'une et l'autre vie, c'est-à-dire de la première partie de la vie
active et de la vie contemplative, ainsi que des espèces
332
ces diverses de cette dernière, il nous reste à voir quelle
règle il nous faut tenir pour y arriver plus facilement et la posséder plus
efficacement. Vous devez donc savoir que la première partie de la vie active
demande que l'on demeure avec les autres, de même que la contemplation exige la
solitude; il faut habiter au milieu de ses frères, parce qu'ou arrive plus
promptement, par ce moyen, au but qu'on se propose. En effet, parmi les autres
on rougit des vices auxquels on est sujet et de la privation des vertus qu'on ne
possède pas; et ainsi, on se corrige en ces deux points, ce qui n'arriverait pas
dans la solitude , car on n'y ferait nulle attention; vous ne trouveriez
personne pour Vous reprendre, personne qui vous fit rougir. En outre, dans la
vie commune, on profite des corrections qui sont faites aux autres et des bons
exemples qu'ils donnent ; car naturellement on s'applique à éviter les défauts
que l'on voit repris et qui déplaisent dans les uns, et à acquérir les vertus
que l'on entend louer et que l'on aime dans les autres. C'est donc ainsi qu'il,
vous faut agir, tant que vous serez dans la vie active , si vous voulez
prudemment découvrir et éviter les défauts qui sont en vous et dans les autres,
selon qu'il vous a été dit plus haut en plusieurs endroits, surtout en traitant
de l'exercice de la vie active. Méditez avec soin ce qui vous a été enseigné
alors touchant les vertus et les vices, et efforcez-vous de vous y conformer.
Pensez de quelle manière vous devez vous examiner vous-même et considérer les
vertus des autres, les imiter, tirer de là sujet de vous
333
humilier et d'être toujours dans la crainte en voyant que
vous ne possédez rien de semblable. Voici ce que vous enseigne saint Bernard :
« (1) Ce n'est pas sans raison
que depuis hier et même plus longtemps, je me suis trouvé envahi par une
langueur d'âme, par un affaiblissement d'esprit et par une inertie inaccoutumée
en toutes mes
facultés. Je marchais bien ; mais voilà qu'une pierre
d'achoppement s'est rencontrée sur mon passage, je l'ai heurtée et. je suis
tombé. L'orgueil a été trouvé vivant en moi, et le Seigneur s'est détourné dans
sa colère de son serviteur. C'est de là que sont venus la stérilité de mon âme
et le manque de dévotion que je ressens. Continent mon coeur s'est-il desséché?
comment s'est-il épaissi comme le lait? Comment est-il devenu comme une terre
sans eau ? Me voilà impuissant à verser des larmes, tant est grande la dureté de
ce coeur! Je ne trouve plus mes méditations
accoutumées. Où est cet enivrement de l'esprit? où est
cette sérénité, cette paix de l'âme, cette joie dans le Saint-Esprit? Au lieu de
tout cela, je me trouve paresseux pour le travail des mains, engourdi dans les
veilles, prompt à la colère, persévérant dans la haine, facile aux exigences de
ma langue et de mon palais, lent et sans pensée aucune pour la prédication.
Hélas! le Seigneur a visité toutes les montagnes qui m'environnent, il ne s'est
point approché de moi... Je vois l'abstinence étonnante de l'un, la patience
admirable de l'autre,
334
l'humilité profonde et la mansuétude de celui-ci, la
miséricorde et la douceur de celui-là; j'en vois quelques-uns ravis fréquemment
dans leur contemplation, d'autres qui frappent et pénètrent dans les cieux par
l'instance de leurs prières, et d'autres enfin qui brillent au milieu de nous
par d'autres vertus. Je les considère tous, dis-je, pleins de teneur, pleins de
dévotion, unanimes en Jésus-Christ dans l'abondance des dons célestes et de la
grâce; ils sont des montagnes vraiment spirituelles que le Seigneur a visitées
et que l'Époux se plaît à parcourir. Pour moi, qui ne trouve en mon coeur rien
de semblable, comment me regarder, sinon comme une des montagnes de Gelboé, que
celui qui visite toutes les
autres avec tant de bénignité, a passée dans sa colère et
son indignation? Mes petits enfants, cette pensée abaisse l'orgueil des yeux ;
elle attire en nous la grâce, elle prépare la voie aux visites de l'Époux... Je
veux que vous ne vous épargniez pas, que vous vous accusiez vous-mêmes toutes
les fois que vous découvrirez que la grâce s'est affaiblie en vous, même presque
insensiblement, et lorsque la vertu commence à languir… C'est ainsi que doit
agir l'homme qui se considère soi-même avec attention, qui sonde ses voies et
ses occupations et qui redoute en toutes choses que le vice de l'orgueil ne
trouve à se glisser en son coeur. J'ai appris dams la vérité que rien n'était
aussi efficace pour mériter, conserver et recouvrer la grâce, que de se tenir en
tout temps devant Dieu sans concevoir des pensées
335
superbes, et dans la crainte. Heureux l'homme qui est
toujours tremblant (1) ! »
« Apprenez à vous commander à
vous-même, à régler votre vie, à composer l'ensemble de votre conduite, à vous
juger. Apprenez à vous accuser vous-même auprès de vous-même , à vous condamner
souvent, et à ne jamais vous laisser aller impuni. Que la justice soit assise
pour vous juger, que devant elle se tienne votre conscience coupable, et qu'elle
soit elle-même votre accusatrice. Personne ne vous aime plus tendrement,
personne ne vous jugera plus fidèlement que vous. Le matin, faites-
vous rendre compte de la nuit qui vient de se passer, et
prenez vos précautions pour le jour qui commente. Le soir arrivé, exigez le
rapport de toute la journée et prenez vos mesures pour la nuit qui survient.
Avec cette sévérité, il ne vous sera pas libre de vous écarter de la droite
ligne. Distribuez à chaque heure ses exercices selon la règle de votre institut;
au temps marqué pour les exercices spirituels, donnez les exercices spirituels ;
aux moments désignés pour ce qui est temporel, donnez ce qui est
temporel. En tout cela, que l'esprit rende si bien tout ce
qu'il doit à Dieu, et le corps tout ce qu'il doit à l'esprit, que si quelque
chose a été omis, ou négligé, ou bien se trouve entaché d'imperfection quant à
la manière , au lieu , au temps, rien ne demeure impuni ou sans une juste
réparation. »
336
« (1) Combien j'admire,
croyez-le bien, combien je vénère en mon coeur, combien j'embrasse dans l'ardeur
de ma charité ceux qui, vivant comme s'ils ignoraient les hommes au milieu
desquels ils sont, arrêtent leurs regards sur un, deux, ou plusieurs qu'ils
voient marcher dans une plus grande ferveur d'esprit, les distinguent entre tous
les autres, et,
alors qu'eux-mêmes l'emportent peut-être sur ceux qu'ils
observent ainsi, se les proposent cependant sans cesse comme des modèles, et ont
toujours devant les yeux leurs saints élans vers le Seigneur, leurs oeuvres
corporelles ou même leurs exercices spirituels. »
« Malheur à moi, me dit un jour
un des nôtres, car j'ai remarqué durant nos veilles un religieux en qui j'ai
compté trente vertus, dont une à peine se trouve en moi, si toutefois il y en a
même une seule. Et cependant ce religieux dont il me parlait n'en possédait
peut-être aucune qui s'élevât au degré où l'humilité qui causait cette sainte
jalousie était montée. Que le fruit que vous retirerez de ce discours soit donc
de vous appliquer à considérer toujours ce qu'il y a de plus élevé dans les
autres ; car c'est en cela que consiste la plénitude de l'humilité. Peut-être en
quelque joint vous semblera-t-il que vous avez été favorisé d'une grâce plus
considérable que quelqu'un d'entre vos frères; mais si vous êtes rempli d'une
sainte émulation, il vous sera facile de vous juger en beaucoup de choses
inférieur aux autres.
337
Qu'aurez-vous à prétendre, en effet, quand vous pourriez
jeûner plus que celui-ci, si de son côté il vous surpasse en patience, s'il est
plus avancé que vous dans l'humilité, s'il l'emporte par la charité? Pourquoi
vous bercer durant tout le jour en la folle pensée de ce que vous croyez
posséder? Soyez plutôt inquiet de savoir ce qui vous manque; car c'est
là ce qui vous est le plus avantageux. » Telles sont les
paroles de saint Bernard.
Vous voyez combien c'est une
chose grande de se considérer et de s'examiner soi-même, et en même temps de
considérer et d'examiner les autres, afin de tourner leurs bons exemples à notre
avantage. Exercez-vous donc beaucoup à cette pratique pendant que vous êtes dans
la vie active, en remplissant toujours avec soin les devoirs de la charité, de
l'humilité et de la piété. Mais, sur toute chose, soyez fidèle à la méditation
de la vie de Jésus-Christ et à l'oraison, car c'est par là que vous serez
illuminée d'une manière admirable touchant les vertus et les vices ; par là,
plus que par aucun autre exercice, que vous avancerez dans la pureté de l'âme, à
laquelle vous devez tendre de toutes vos forces, comme je vous l'ai dit en vous
parlant du jeûne du Seigneur. Et si vous avez bien compris les passages que je
vous ai apportés sur la contemplation, vous devez savoir que plus l'on désire
arriver à une contemplation élevée, plus il faut se fortifier en la pureté du
coeur. Or, l'âme se purifie par la méditation de la vie de Jésus-Christ et
surtout de sa Passion, ainsi que vous l'avez vu plus haut par les extraits
338
du discours soixante-douzième de saint Bernard sur le
Cantique des cantiques. Elle se purifie encore dans l'oraison qui est voisine et
proche de la contemplation ; et ce que l'oraison obtient par un travail pénible,
la contemplation le savoure dans un repos délicieux. Voilà ce que j'avais à vous
dire sur la manière de vivre dans la vie active.
Mais dans la vie contemplative,
il faut se conduire autrement et d'une manière bien différente. Le contemplatif
doit vaquer à Dieu seul et demeurer dans la. solitude, au moins celle de
l'esprit, comme vous avez pu le remarquer plus haut, lorsque je vous ai
entretenu du jeûne du Seigneur. Il n'a donc rien à voir dans les choses
communes, ni dans celles qui lui sont propres; rien touchant le prochain, quant
aux services corporels qui regardent le temps présent, mais seulement par la
prière, par la dévotion et la compassion ; rien non plus dans ce qui concerne
sa, propre personne. Il doit, sans tarder, rejeter tout derrière lui et
demeurer, afin de pouvoir s'occuper de Dieu seul, comme insensible et comme
mort, à moins que la nécessité n'exige qu'il n'en soit autrement que ses désirs
ne le voudraient. C'est dans le repos qu'il doit apprendre cette sorte de
sagesse, ainsi que je vous l'ai dit en citant le
339
sermon quarantième de saint Bernard sur les Cantiques. Il
faut qu'il agisse le moins possible et qu'il se taise, à l'exemple de Marie, de
quelque manière qu'on l'interpelle; quelque réitérées que soient ces
interpellations, qu'à son exemple, il laisse le Seigneur répondre et agir pour
lui, et qu'il remette toutes choses aux soins charitables de sa providence. Mais
plutôt écoutez saint Bernard traitant ce sujet avec son éloquence habituelle :
« (1) Marthe en agissant nous
offre, dit-il, l'exemple d'une personne qui travaille parfaitement. Mais pour
Marie, tandis qu'elle demeure assise, tandis qu'elle est dans le silence et
qu'interpellée, elle ne répond rien, elle nous présente l'image du contemplatif.
Elle est tellement appliquée de toute l'ardeur de son âme à la parole de Dieu,
que, repoussant tout le reste, elle puise à longs traits le seul bien qu'elle
aime, la connaissance de ce qui est divin ; et, ravie intérieurement dans la
contemplation ineffable des joies de son Dieu, elle est devenue comme étrangère
à ce qui est extérieur. Ne nous étonnons pas si nous entendons celui qui
travaille et agit parfaitement murmurer contre son frère qui se tient dans le
repos, puisque nous lisons dans l'Évangile que Marthe a fait la même chose
contre Marie. Mais vous ne trouvez nulle part que Marie ait murmuré contre
Marthe en refusant de se mêler à son travail. Elle n'eût pu convenablement
s'adonner à ces deux e choses à la fois; elle n'eût pu satisfaire aux soins
340
extérieurs et vaquer intérieurement à l'amour de la sagesse
; car c'est de cette sagesse qu'il est écrit : « Celui qui agit peu,
l'acquerra (1). C'est pourquoi Marie s'assied et se tient immobile; elle ne
veut point interrompre le repos de son silence, dans la crainte de perdre la
douceur délectable de sa contemplation, surtout lorsqu'elle entend son Dieu lui
dire intérieurement : Tenez-vous dans le repos, et voyez combien le Seigneur
est plein de suavité. »
« (3) Croyez-vous qu'en
cette demeure qui reçoit Jésus, l'accent du murmure puisse se faire entendre?
Heureuse la maison, bienheureuse à jamais la communauté où c'est Marthe qui se
plaint de Marie ! Il eût été tout-à-fait indigne, tout-à-fait blâmable que Marie
eût élevé la voix contre Marthe. Mais où lisez-vous que Marie se soit plaint que
sa soeur la laissât seule en son exercice ? Loin, loin de celui qui
s'emploie à vaquer à Dieu seul, de soupirer après la vie des frères servants.
Marthe semble toujours ne pouvoir se suffire à elle-même et être au-dessous de
sa tâche ; c'est pourquoi elle désire vivement se décharger sur les autres en
partie. Mais voyez la prérogative de Marie : en toute occasion, elle a un
avocat.
Le pharisien s'indigne, Marthe se plaint, les Disciplines
mêmes murmurent; partout Marie garde le silence, et le Seigneur parle pour la
défendre. »
« Que Marie se tienne donc dans
le repos et qu'elle voie combien le Seigneur est suave. Qu'elle voie, dis-je,
quelle dévotion de l'âme, quelle tranquillité
341
de l'esprit elle doit posséder pour s'asseoir aux pieds de
Jésus, pour tenir son coeur toujours en sa présence, pour recevoir les paroles
qui sortent de sa bouche, lui dont l'amour est si délectable et le langage si
plein de douceur. La grâce est répandue sur ses lèvres, dit le Prophète,
et il l'emporte en beauté sur les enfants des hommes (1), et même sur toute
la gloire des Anges. Réjouis-toi et rends grâces, ô Marie ! de ce que tu as
choisi la meilleure part ; car bienheureux sont les yeux qui voient ce que tu
vois ; bienheureuses les oreilles qui méritent d'entendre ce qu'il t'est donné
d'entendre. Oui! tu es bienheureuse, toi qui perçois dans le silence le
murmure du souffle divin, dans ce silence où il est si avantageux à l'homme
d'attendre le Seigneur. Sois simple, non-seulement d'une simplicité sans
arrière-pensée, mais d'une simplicité qui rejette la multitude des occupations,
afin qu'il puisse converser avec toi, celui dont la voix est pleine de charmes
et le visage brillant d'un éclat glorieux. Évite seulement de commencer à
abonder en ton propre sens et de vouloir être sage plus qu'il ne faut, de peur
qu'en poursuivant la lumière tu ne viennes, sous l'illusion du démon du midi, à
tomber dans les ténèbres. » Telles sont les paroles de saint Bernard.
Vous comprenez par là que
l'homme contemplatif doit tout mettre de côté, et les occupations, et les
exercices corporels. Tout cela. est directement opposé
342
à sa vocation, et un des plus graves empêchements qu'il
puisse rencontrer; tout cela multiplie les obstacles sur son chemin, et
non-seulement lorsqu'il est livré à ces occupations, mais encore lorsqu'il en
est sorti. D'abord c'est l'inquiétude et l'anxiété d'esprit, qu'il conçoit sur
ce qu'il a bit et sur ce qu'il a à faire; ensuite ce sont les imaginations et
les fantômes qui se forment en sou âme et qui s'opposent grandement à la
contemplation.
Voyons maintenant quels sont les
empêchements que rencontre la contemplation. Ces empêchements sont au nombre de
quatre, dont saint Bernard parle ainsi :
« Si par hasard il arrive à
certain moment que quelqu'un d'entre nous soit ravi et caché de telle sorte dans
le secret de la contemplation, dans ce sanctuaire de Dieu, qu'il n'y soit
inquiété ou troublé ni par la faiblesse de ses sens, ni par des soins poignants,
ni par le remords de ses fautes, ni par le torrent plus difficile à éloigner,
des vaines imaginations corporelles, celui-là revenu à nous pourra se glorifier
et dire : Le roi m'a introduit dans le secret de sa demeure. » Ainsi parle saint
Bernard.
343
Le premier empêchement est donc
la faiblesse des sens, c'est-à-dire du corps. L'âme, en effet, est tellement
unie au corps que s'il soutire en quelqu'une de ses parties ou en quelqu'un de
ses sens une incommodité notable, elle ne saurait trouver de joie dans la
contemplation. Ainsi le temps de la maladie n'est pas un temps favorable à cet
exercice, à moins que le Seigneur n'intervienne par une laveur spéciale. Il en
est de même lorsque le corps est en proie à une faim violente, ou à une soif
dévorante, ou à un froid trop rigoureux ou à quelqu'autre souffrance semblable.
Le second empêchement, qualifié
de soins poignants, s'entend de la sollicitude des embarras et des occupations;
et ce que nous avons rapporté dans le chapitre précédent, pourrait suffire pour
éclaircir ce point. Le même saint Bernard, exposant dans un long discours les
empêchements de la contemplation, dit entre autres choses : « (1) De même que la
poussière tombant dans l'oeil corporel, est un obstacle à la vue, ainsi la
sollicitude des choses terrestres obscurcit l'oeil de l'intelligence et
l'empêche de contempler la vraie lumière. »
Le troisième empêchement
s'appelle la faute qui entendre le remords, ou autrement le péché. Or, cela peut
arriver de deux manières : d'abord lorsque le péché existe dans l'âme ; en
second lieu, lorsqu'il y a été, et, qu'étant détruit par la contrition et la
confession, il revient néanmoins en la mémoire. L'un et
344
l’autre sont un obstacle à la contemplation, selon que
saint Bernard l'exprime au même endroit, où il dit : « De même que les ténèbres
empêchent la vue du corps, ainsi le péché, lorsqu'il réside dans l'âme, lui
devient un obstacle en la rendant ténébreuse. Et comme pour la contemplation
l'âme a besoin de la pureté et de la beauté, elle ne peut en cet état y trouver
aucun accès. De même, ajoute-t-il, que le sang ou l'humeur venant à s'épaissir
et à couler dans les yeux, empêche l'exercice de la vue, ainsi le péché,
lorsqu'il revient en la mémoire, influe sur l'âme, devient un obstacle à son
regard.» Vous devez donc, au temps de la contemplation, prendre garde de ne
point penser à vos péchés. Sans doute, il nous faut en tout temps nous regarder
comme des pécheurs, mais il est nécessaire, lorsque nous voulons nous livrer à
la contemplation, de ne point nous arrêter d'une manière distincte sur aucun de
nos péchés ; et à ce sujet saint Bernard s'exprime ainsi : « (1) Nous trouvons
la contemplation de Marie dans ceux qui, par une longue suite de temps, ont pu
s'avancer, aidés de la grâce de Dieu , vers quelque chose de meilleur et de plus
délicieux, lorsque, déjà pleins de confiance en la miséricorde, ils ne
s'inquiètent pas tant de repasser dans leur âme le triste souvenir de leurs
péchés, que de méditer avec assurance la loi du Seigneur le jour et la nuit, et
d'y puiser un bonheur insatiable. Parfois aussi le voile qui couvre leurs yeux
venant à s'écarter, ils contemplent la gloire de
345
l'Epoux avec une félicité ineffable ; ils sont
transformés en son image et ils s'avancent de clarté en clarté conduits par
l'Esprit du Seigneur.»
Le quatrième empêchement
consiste dans les vains fantômes des images corporelles, et c'est là le plus
difficile à vaincre. Voilà pourquoi la solitude est tant recommandée dans cet
état. Il faut que le contemplatif soit muet, sourd et aveugle ; il faut qu'en
voyant, il ne voie pas ; qu'en écoutant, il n'entende point, et qu'il ne trouve
pas son plaisir à parler; c'est-à-dire qu'il doit être tellement étranger aux
choses passagères et tellement uni à Dieu, que, soit qu'il entende, soit qu'il
voie, soit qu'il converse, sa course n'en éprouve aucun ralentissement ;
c'est-à-dire encore, qu'il doit fuir toutes ces choses, et, si la nécessité le
contraint de s'y mêler, s'efforcer de n'en point rapporter les images en son âme
; car c'est en ces occasions qu'elles font en nous leur entrée comme par une
porte ouverte à leur impétuosité. Aussi le contemplatif ne doit pas, comme
l'homme de la vie active, observer les actions des autres, de peur que son
esprit n'y trouve sujet à de vaines imaginations. A plus forte raison devez-vous
vous éloigner de tout entretien avec les personnes du siècle, quelque unie que
vous puissiez être avec elles, ainsi que je vous en ai avertie plusieurs l'ois.
Cependant si, de temps à autre, l'obéissance, la nécessité, la charité, ou même
le besoin de vous récréer vous portent à entreprendre ou à faire quelque chose,
acquittez-vous-en fidèlement; mais n'y attachez pas tellement votre volonté, n'y
prenez pas un
346
plaisir tel que l'image s'en imprime en votre âme, de peur
que, voulant ensuite vaquer à Dieu seul, ce ne vous soit un empêchement. C'est
ainsi que s'exprime saint Bernard sur ce sujet :
« (1) Quelquefois il faut
travailler des mains, selon l'ordre que l'on en reçoit, mais ce n'est pas tant
pour réjouir l'esprit pendant quelques instants que pour conserver et nourrir en
lui le goût des choses spirituelles. Que notre âme trouve donc en cet exercice
un moment de repos, et non pas un sujet de dissipation; et, lorsqu'il nous
faudra rentrer en nous-mêmes, qu'il nous soit facile de nous retirer promptement
de ces occupations sans éprouver la résistance d'une volonté qui s'attache, sans
ressentir la contagion d'un plaisir qui se forme ou d'une imagination qui se
remplit de fantômes. L'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme
pour l'homme. De même les exercices spirituels ne sont pas subordonnés aux
corporels, mais ceux qui sont corporels aux spirituels. Ainsi, comme après la
création de l'homme un aide lui fut préparé, semblable à lui et de sa propre
substance, de même, bien que les exercices corporels soient nécessaires pour
aider les exercices spirituels, cependant ils ne paraissent devoir leur être
profitables que lorsqu'il y a entre eux ressemblance et affinité ; comme, par
exemple, méditer pour écrire et écrire ce qu'on devra lire ensuite. Les
exercices du dehors épuisent souvent aussi l'esprit, mais quelquefois de telle
347
sorte que dans l'accomplissement plus pénible des travaux
manuels, là où le corps éprouve une peine plus considérable, l'on arrive à la
contrition et à l'humilité du coeur. Cette grande fatigue, en effet, fait naître
souvent en nous l'ardeur d'une dévotion plus intense. Cependant le serviteur
fidèle et prudent, toujours attentif à son repos intérieur, dispose son travail
et ne s'y dissipe pas, mais par lui il croît de plus en plus dans le
recueillement; car il n'a pas tant devant les yeux ce qu'il fait, que ce qu'il
se propose. En agissant, ses yeux demeurent toujours fixés sur la fin de toute
consommation. »
Vous voyez avec quelle vigilance
il vous faut prendre garde de ne point embarrasser votre esprit dans des travaux
manuels. Je sais, en effet, quels obstacles ils offriraient à votre
contemplation par les inquiétudes qu'ils font naître. Mais contentons-nous de ce
que nous venons de dire sur ces empêchements.
Vous pouvez comprendre
clairement, par tout cela, combien nuisible est cette curiosité qui s'arrête à
tout, affecte l'âme entière et la remplit d'inquiétudes et de souillures;
combien déplorable est la cupidité, l'application à amasser des trésors, et par
conséquent combien précieuse est la pauvreté qui conserve en tout temps l'âme
pure et libre en la présence de Dieu. Au reste, ne vous laissez pas ébranler par
ce que je vous ai déjà dit, .que le contemplatif ne s'occupe pas de ce qui
concerne le prochain ; car il est tout appliqué à Dieu, et il l'emporte sur
l'homme actif dans l'amour qu'il lui porte; tandis que l'homme actif
348
remporte sur le contemplatif par l'amour qu'il a pour le
prochain.
Voici comment saint Bernard
parle en cette occasion : « Je dis que, par la grâce de Dieu qui est en nous,
nous possédons, nous aussi, des figuiers et des vignes. Les figuiers sont ceux
dont les moeurs sont plus douces et plus suaves ; les vignes, au contraire, ceux
dont l'esprit est plus rempli de ferveur. Celui qui, au milieu de nous, agit en
union et en paix, celui qui, non content de vivre sans contestation au milieu de
ses frères, s'efforce encore de se montrer plein d'amabilité envers tous en
embrassant tous les devoirs de la charité, pourquoi serait-il inconvenant de
dire que celui-là nous tient la place du figuier ?... Mais ceux à qui nous
donnons le nom de vignes, nous apparaissent plus sévères qu'aimables. Ils
agissent avec un esprit brûlant de ferveur, ils sont zélés pour la discipline,
reprennent le vice avec vigueur, et peuvent justement s'écrier avec le Prophète
: « N'ai-je pas haï ceux qui vous haïssaient ? Et ne
séchais-je point de douleur à la vue de vos ennemis
(2) ? Ou bien encore : Le zèle de votre maison m'a dévoré (3)! Pour moi,
il me semble que les uns sont plus avancés dans l'amour du prochain, et les
autres plus élevés dans l'amour de Dieu. »
Vous voyez que les
contemplatifs, à qui il appartient surtout d'avoir du zèle pour la gloire de
Dieu, sont préférés aux hommes de la vie active en ce qui concerne l'amour
divin. Cependant, il faut l'entendre avec
349
discrétion, car le contemplatif ne met jamais de côté
l'amour du prochain, mais seulement c'est à Dieu qu'il s'applique
principalement, et au prochain secondairement, alors même que celui-ci est la
cause de sa détermination. Il est tout-à-fait nécessaire, en effet, que celui
qui est nouveau et qui commence à entrer dans la voie de la contemplation, vaque
à Dieu seul le plus strictement possible, et qu'il demeure dans la solitude
d'esprit et même dans celle du corps, autant qu'il le peut, jusqu'à sembler, par
amour pour Dieu, négliger la gloire de Dieu, se négliger soi-même et le
prochain, puisque la nature même de la solitude demande qu'il en soit ainsi,
surtout quand la visite de l'Époux et ses fréquentes apparitions viennent y
répandre la joie. S'il agissait d'une manière différente, il pourrait aisément
perdre racine ; mais lorsqu'il est devenu parfait et qu'il a grandi dans un long
exercice de la contemplation, alors il est plein d'un zèle courageux pour les
intérêts de Dieu et pour le salut des âmes, comme vous l'avez vu dans le
discours dix-huitième de saint Bernard sur les Cantiques, rapporté dans ce
traité lorsque j'ai montré comment la vie contemplative précède la seconde
partie de la vie active. Cependant, lorsque la nécessité devient urgente, le
contemplatif, quel qu'il soit, quel que soit son degré d'avancement, doit
interrompre son repos par amour pour le prochain. Aussi le même saint Bernard
s'écrie-t-il à cette occasion :
« (1) Qui doute que l'homme
appliqué à l'oraison ne
350
s'entretienne avec Dieu? Combien de fois cependant, la
charité nous en faisant un précepte, sommes-nous détournés et éloignés de cet
exercice par ceux qui ont besoin de notre secours ou de nos consolations ?
Combien de fois ce doux repos cède-t-il, par tendresse, la place au tumulte des
affaires? Combien de fois une conscience sage met-elle de
côté les saints Livres pour se fatiguer au travail des
mains? Combien de fois, nième pour l'administration des choses terrestres,
regardons-nous comme un devoir de surseoir aux saintes solennités du sacrifice
divin ? C'est l'ordre renversé, mais la nécessité ne connaît point de lois. »
Vous avez vu dans le passage de
saint Bernard cité an chapitre précédent, que le contemplatif l'emporte dans
l'amour de Dieu sur celui qui mène la vie active : d’où il semble que l'on doit
conclure que la vie contemplative mérite la préférence sur la vie active. Voici
donc comment le même saint nous en parle :
« (1) D'où vient, mes frères,
qu'il est dit que Marie a choisi la meilleure part? S'il lui vient à l'esprit de
juger inférieur à la contemplation le travail trop ardent de Marthe, comment
pourrons-nous lui adresser
351
cette parole que nous avons coutume d'employer contre elle
: L'iniquité de l'homme vaut mieux que les bienfaits de la femme (1)?
Comment appliquer cette autre parole du Seigneur (2) : Si quelqu'un me sert,
mon Père le comblera d'honneur ? Ou bien encore cette autre (3) : Que
celui qui voudra dure le plus grand parmi vous, soit votre serviteur? Enfin,
quelle consolation trouvera celle qui travaille, si, comme pour lui faire
injure, on exalte la part de sa soeur? Pour moi, je pense qu'il faut, en cette
circonstance, choisir une de ces deux explications : le choix de Marie est loué,
parce que c'est vraiment la part que nous devons préférer en tout, autant qu'il
est en notre pouvoir ; ou bien il faut dire qu'elle a été parfaite en l'une et
l'autre part, qu'elle n'a point précipité son choix d'un côté plutôt que d'un
autre, mais qu'elle s'est tenue prête à obéir à son Maître, quelque fût son
commandement.
« En effet, qui est fidèle comme
David, qui sort et qui rentre selon l'ordre de son roi? Il s'écrie (4) : Mon
coeur est prêt, non pas une fois seulement, mais il est prêt autant qu'il
le faudra, et à vaquer à vous, Seigneur, et à servir le prochain. C'est là,
assurément, la part la meilleure qui ne saurait être enlevée; c'est là l'esprit
le meilleur, qui ne subira aucun changement de quelque côté que vous l'appeliez.
Car celui qui aura bien servi, se sera acquis un degré excellent ; celui
qui aura bien
352
vaqué à Dieu seul, un meilleur encore; et celui qui aura
été parfait dans l'une et l'autre de ces choses, l'emportera sur tous les
autres. J'ajoute encore, si cependant il est permis de concevoir de Marthe un
soupçon pareil : Ne semble-t-elle pas juger sa soeur comme une personne oisive,
alors qu'elle demande qu'elle lui vienne en aide ? Mais il est véritablement
charnel, et il ne comprend en aucune façon les choses qui sont selon l'esprit de
Dieu, celui qui ose accuser d'oisiveté l'âme qui jouit de ce repos. Qu'il
apprenne donc que c'est là la meilleure part, celle qui demeurera éternellement.
Ne doit-on pas regarder comme vraiment ignorante une âme qui, sans expérience
aucune de la contemplation
divine, veut pénétrer dans une région où cet exercice fait
le travail, l'occupation unique et la vie de tous ceux qui l'habitent? »
« (1) Il y a deux choses dans
l'intention qui est appelée la face de l'âme, et elles sont requises
nécessairement. Ce sont : l'objet de l'action et sa cause, c'est-à-dire ce que
vous vous proposez, et ce pourquoi vous vous le proposez. C'est , sans aucun
doute, par ces deux choses qu'on juge de la beauté ou de la difformité de
l'âme... Or, s'appliquer à autre chose qu'à Dieu, mais à cause de Dieu, ce n'est
pas seulement l'occupation de Marie, mais aussi celle de Marthe. Loin de moi
d'avancer que celle qui en est là ait quelque difformité, bien que je n'affirme
pas qu'elle soit arrivée à la perfection de la
353
beauté. En effet, celle qui est encore pleine de
sollicitude et de tourments pour plusieurs objets, ne saurait s'empêcher de
porter l'empreinte au moins légère de la poussière soulevée par ses actions
terrestres. Cependant, elle pourra la secouer promptement et sans embarras, au
moins à l'heure du saint repos, si son intention est pure, si le regard de sa
conscience est toujours fixé sur Dieu. Ainsi, chercher Dieu seul à cause de lui
seul, c'est donc là véritablement posséder, dans toute leur beauté, les
deux parties du visage brillant d'une intention parfaite;
c'est là ce qui est propre et spécial à l'Épouse , ce qui lui donne la
prérogative singulière de s'entendre dire avec justice : Vos joues out la
beauté de la tourterelle. »
« (1) La solitude et la
réclusion sont des noms qui expriment la misère, mais la cellule ne doit, en
aucune manière, être une prison ; elle est la demeure de la paix, une porte
fermée ; elle n'est point un séjour ignoré, mais une habitation silencieuse et
sans tumulte. En effet, celui avec qui Dieu réside n'est jamais moins seul que
lorsqu'il est seul ; car c'est alors qu'il jouit librement de son bonheur ;
alors qu'il s'appartient pour goûter Dieu en soi et jouir de soi-même en Dieu;
alors qu'au lambeau de la vérité et dans le calme d'un coeur pur, sa conscience
se
dévoile d'elle-même sans nuage à ses yeux, et que sa
mémoire se pénètre et s'impressionne de Dieu ; alors que son intelligence est
illuminée, et que sa
354
volonté jouit du bien qu'elle possède, ou que le défaut de
la fragilité humaine se découvre sans réserve. Ainsi, ayant fixé votre demeure
dans les cieux, selon la règle de votre institut, plutôt que dans vos cellules,
ayant rejeté le siècle sans partage, vous vous êtes renfermés tout entiers avec
Dieu… Vaquer à Dieu seul, ce n'est pas de l'oisiveté, mais l'affaire des
affaires. »
Vous voyez donc, par tous ces
passages, que la vie contemplative mérite la préférence sur la vie active. Je
vous en ai cité encore bien d'autres en cet ouvrage, d'où vous pouvez conclure
la même chose, aussi bien que de ce que je vous ai dit plus haut dans le
chapitre qui a pour titre : Comment le Seigneur prit la fuite quand la foule
voulut le faire roi, le tout tiré du discours trente-deuxième de saint
Bernard sur les Cantiques.
Maintenant, laquelle de ces deux
vies renferme le plus de mérite ? C'est le secret de Dieu. Pour moi, je serais
porté à croire que celui qui est embrasé d'un amour plus ardent mérite
davantage. Mais il me semble que c'est dans la contemplation que l'on s'enflamme
par-dessus tout en l'amour. C'est, en effet, une grande chose de contempler
Dieu, de jouir de Dieu, de converser avec Dieu, de connaître sa volonté ; et
tous ces biens sont le partage de l'homme contemplatif. C'est par eux qu'il a un
avant-goût des récompenses de la patrie, quoique ce bonheur soit rare et
imparfait. Aussi, les saints semblent-ils s'accorder en ce point : que la vie
contemplative est une source plus
355
abondante de mérites que la vie active. Mais quoiqu'il en
soit, le Seigneur eut être servi selon ces deux vies. De même que les membres
divers d'un même corps ne remplissent pas tous les mêmes fonctions, de même
c'est la volonté de Dieu que les nombreux enfants de son élise s'appliquent à le
servir de diverses manières; et puis le même Esprit n'est pas donné à tous, mais
à l'un est donné le don d'une haute sagesse, à l'autre le don de la science, etc…
(1) Que chacun donc demeure dans la vocation en laquelle il a été appelé; que
celui qui est apte à la contemplation s'applique à la contemplation ; que celui
qui est porté à s'employer au service du prochain, s'exerce en ce ministère. Si
le Seigneur a dit de Marie qu'elle a choisi la meilleure part, il a demandé
aussi à Pierre comme un gage de son amour, qu'il prît soin de ses brebis, et il
a insisté par trois fois sur cette même chose; et c'est en ce sens qu'il faut
entendre les paroles suivantes de saint Bernard :
« (1) Que Marthe reçoive donc le
Seigneur en sa maison, puisque c'est à elle que le soin de la maison est confié
: qu'ils reçoivent aussi Jésus-Christ, tous ceux qui sont associés à Marthe en
ces fonctions; qu'ils le reçoivent chacun selon la qualité de son ministère ;
qu'ils le servent et lui prêtent leurs secours en ses membres , celui-ci en
soignant ses frères malades , celui-là en s'occupant des pauvres, cet autre en
recevant les voyageurs et les hôtes qui nous arrivent ; et, tandis qu'ils sont
tout entiers aux
356
sollicitudes de ces emplois divers, que Marie voie comment
elle doit vaquer au Seigneur, et qu'elle goûte combien il est plein de suavité.
»
Et vous donc, puisque votre
état. l'exige, adonnez-vous de toutes vos forces à la vie contemplative, après
avoir fait marcher en avant cette partie de la vie active par laquelle on y
parvient. Réjouissez-vous et rendez grâces au Seigneur Jésus de ce qu'il vous a
appelée à cette part qu'il a nommée la meilleure.
Quoique j'aie indiqué plus haut,
en divers endroits, que le contemplatif doit vaquer à Dieu seul et laisser tout
le reste, sachez que cela n'est vrai qu'en général, mais non en toute
circonstance; car il y a trois causes qui le rappellent pour un temps des joies
de la contemplation et le ramènent à la vie active.
La première cause, c'est le
salut des âmes, comme je vous l'ai dit en vous montrant comment la vie
contemplative précède la seconde partie de la vie active. Saint Bernard dit
encore à ce sujet :
« Levez-vous, ma bien-aimée,
mon Épouse, et venez. L'Époux fait éclater la grandeur de son affection en
multipliant les termes de l'amour ; car
557
cette répétition est l'expression de sa tendresse. Et
lorsqu'il sollicite de nouveau sa Bien-Aimée à travailler à ses vignes, il nous
montre quelle est sa sollicitude pour le salut des âmes, car vous savez que par
ses vignes, on entend les âmes... Cependant, si je m'en souviens bien, il n'a,
dans tout le cours du livre, appelé l'Épouse de son nom d’épouse, qu'au moment
où il l'invite à aller aux vignes et à s'approcher du vin de la charité. »
L'Épouse, connaissant donc la
volonté de son Époux, sa passion pour le salut des âmes, sort pour un temps,
c'est-à-dire lorsque cela est nécessaire pour opérer ce salut, et revient
ensuite à sa contemplation.
Un autre motif qui fait
interrompre la contemplation, c'est le devoir pressant de notre charge; ainsi
lorsque le supérieur est contraint de s'appliquer à ce qui concerne les besoins
de ceux qui lui sont soumis, c'est alors qu'il doit mettre de côté la
contemplation.
Saint Bernard , parlant de
lui-même à ses religieux , qui parfois l'assiégeaient avec trop d'importunité,
s'exprime ainsi sur ce point : « Il est assez rare que j'aie un moment pour me
reposer des visites qui me surviennent… Je m'arrête donc pour ne pas donner aux
faibles un exemple d'impatience; car ils sont les enfants du Seigneur, ils
croient en lui, et je ne souffrirai pas qu'ils aient à recevoir de ma part aucun
scandale. Non, je n'userai pas du pouvoir que j'ai en cette occasion; mais
qu'ils se servent
358
de moi encore plus, selon leur bon plaisir; qu'ils
obtiennent le salut, c'est tout ce que je demande. Ils n'épargneront en ne me
ménageant pas ; et c'est en cela que je trouverai mon repos, s'ils ne craignent
pas de m'inquiéter toutes les fois qu'ils en auront besoin. J'aurai pour eux
autant de bénignité que je le pourrai, et c'est en eux que je servirai mon Dieu
avec une charité réelle, tant que je vivrai. Je ne chercherai pas ce qui
concerne mes intérêts, mais les intérêts d'un grand nombre, et je n'arrêterai
pas ma pensée sur ce qui n'est avantageux qu'à moi seul. Je ne demande qu'une
chose : c'est que mon ministère devienne agréable
et profitable à mes frères ; et peut-être qu'ainsi je
pourrai, au jour mauvais, trouver miséricorde aux yeux de leur Père. »
Le même saint faisant allusion
aux deux motifs que nous venons d'énoncer, s'exprime ainsi (1). « Je vous parle
d'après l'expérience que j'en ai faite. S'il m'arrive de trouver que
quelques-uns d'entre vous aient profité de mes avis, alors je n'éprouve aucun
regret d'avoir préféré à mon repos et à ma tranquillité le soin que mon discours
m'a demandé. Ainsi, par exemple, lorsqu'après l'entretien nous voyons celui qui
était impatient changé en un homme doux, celui qui était orgueilleux devenu
plein d'humilité, et celui qui était pusillanime se remplir de résolution;
lorsqu'on reconnaît que celui qui était doux, humble et courageux, a pris
359
de l'accroissement dans cette même grâce, et qu'il est
meilleur qu'il n'était auparavant; lorsque ceux qui s'étaient attiédis et
languissaient pleins de torpeur et de nonchalance, pour tout exercice spirituel,
semblent s'être réveillés et ranimés au contact de la parole enflammée du
Seigneur; lorsque ceux qui, ayant abandonné les eaux vives de la sagesse,
s'étaient creusés dans leur volonté propre des citernes impuissantes à retenir
les eaux, et qui pour cela même murmuraient dans l'appesantissement de leur
coeur à chaque ordre qu'ils recevaient, car ils ne trouvaient en eux-mêmes aucun
des rafraîchissements de la piété ; lorsque ceux-là, dis-je, sons la rosée de la
parole, sous l'influence de cette pluie que le Seigneur a réservée dans sa
volonté pour son héritage, montrent qu'ils ont refleuri
dans les oeuvres de l'obéissance, dans la soumission et le
dévouement de leur volonté en tout; oui, je vous l'assure, lorsqu'il en est
ainsi, la tristesse ne saurait avoir accès en mon âme; je ne regrette point
d'avoir interrompu l'exercice d'une contemplation délectable. En me voyant
environné de telles fleurs et de tels fruits de piété, je m'arrache sans murmure
aux embrassements inféconds de Rachel, afin que Lia, me fasse abonder et jouir
de vos progrès. Il y a longtemps que la charité , qui ne cherche pas son propre
avantage, m'a persuadé sans difficulté de ne jamais préférer ce qui peut m'être
agréable à votre utilité. Prier, lire, écrire, méditer et tous les autres gains
que l'on
360
trouve dans les exercices spirituels, j'ai tout regardé
comme une perte à cause de vous. »
La troisième cause qui nous
porte à interrompre la contemplation, c'est que l'Époux se retirant suivant sa
coutume, l'âme n'éprouve plus ses consolations accoutumées; car l'Époux s'en va
et revient selon sa volonté, ainsi que je vous l'ai dit au chapitre XXXV.
Lorsqu'il se retire, l'âme devient donc languissante de désir, et elle met tous
ses efforts à le rappeler, en s'écriant avec l'Épouse des cantiques : «
Revenez, ô mon bien-aimé. » S'il ne se rend pas à ses invitations, elle
appelle à son secours les compagnons de l'Époux, c'est-à-dire les Anges, et elle
dit : « Je vous conjure, ô filles de Jérusalem si vous voyez mon
bien-aimé, de lui annoncer que je languis d'amour (1). » Mais si alors même
il ne daigne pas re-venir, l'âme, connaissant la volonté de son époux, se
reporte à la vie active, afin de produire au moins de la sorte des fruits pour
son bien-aimé; car il ne convient pas que le contemplatif soit indolent. C'est
alors que l'Épouse s'écrie : « Soutenez-moi avec des fleurs; fortifiez-moi
avec des puits odorants , car je languis d'amour (2). »
Saint Bernard s'exprime ainsi
sur ce sujet : (3) « Par les fleurs, comprenez la foi, et par les fruits,
l'action. Ce ne sera pas sans raison, je pense, que vous jugerez qu'il doit en
être ainsi, si vous remarquez que, à
l'instar de la fleur qui précède le huit nécessairement, il
faut que la bonne action soit prévenue par
361
la foi. D'ailleurs sans la foi il est impossible de
plaire à Dieu (1), selon le témoignage de saint Paul, et bien plus, d'après
l'enseignement du même
apôtre, tout ce qui ne se fait pas selon la foi est un
péché (2). Ainsi, sans la fleur il n'y a pas de fruit, et sans la foi il n'y
a pas de bonne oeuvre. Mais la foi sans les oeuvres est une foi morte
(3), de même que la fleur apparaît en vain, si le fruit ne vient ensuite. C'est
clone par les bonnes oeuvres que la foi sincère prendra racine, que l'âme
accoutumée au repos recevra la consolation toutes les fois que la lumière de la
contemplation lui sera enlevée, ainsi qu'il arrive si souvent. Car quel est
celui qui jouit, je ne dis pas continuellement, mais même pendant longtemps de
cette lumière de la contemplation, tant qu'il demeure en ce corps mortel? Toutes
les fois que l'âme sent la vie contemplative lui devenir impossible, elle doit
donc se retirer dans la vie active, pour de là revenir en toute liberté comme
d'un lieu voisin au lieu où elle était d'abord; car ces deux vies sont deux coma
pagnes , et elles habitent une même demeure. Marthe, en effet, est soeur de
Marie. Ainsi, bien que cette âme soit privée de la lumière de la contemplation,
elle ne se laisse pas pour cela tomber dans les ténèbres du péché, ou dans le
nonchalance de l'oisiveté, mais elle se soutient à la lumière des bonnes
oeuvres. Et afin que vous sachiez que les bonnes oeuvres sont aussi une lumière,
le Seigneur
362
a dit : Que votre lumière brille aux yeux de tous les
hommes (1) ; ce qui, sans aucun doute, doit s'entendre des bonnes oeuvres
qui peuvent frapper les regards du monde. »
Il y a donc trois causes pour
lesquelles le contemplatif doit retourner des délices de sa contemplation à la
vie active. Bien qu'il demeure à regret dans cette dernière vie, cependant c'est
par une disposition de la volonté divine qu'il y est, et vous avez pu remarquer
dans ces enseignements de saint Bernard, que ce n'est que pour un temps et que
l'âme revient à la contemplation. Ainsi, que tout cela vous soit donc une preuve
que la vie contemplative l'emporte sur la vie active.
Maintenant, grâces en soient
rendues à Dieu, nous avons terminé ce qui regardait la contemplation. C'est un
traité abondant et vraiment utile, dans lequel vous pourrez trouver à vous
instruire, non-seulement de la contemplation elle-même, mais de beaucoup
d'autres choses et même presque de tout ce qui concerne la vie spirituelle.
Efforcez-vous donc de l'étudier attentivement, et de mettre avec soin en
pratique ce que vous en aurez appris. Ne croyez pas cependant que j'ai rapporté
dans ce livre tout ce que saint Bernard en a dit; mais contentez-vous de ce que
je vous en ai appris.
363
Notre Seigneur et Rédempteur,
plein de zèle pour le salut des âmes qu'il était venu racheter, au prix de sa
vie, s'efforçait de toutes manières de les attirer à lui et de les soustraire
aux déchirements de leurs ennemis. Voilà pourquoi il employait, tantôt des
paroles douces et caressantes, tantôt un langage dur et sévère; pourquoi il
avait recours tantôt à des exemples et à des paraboles, tantôt à des prodiges et
à des miracles, tantôt à des menaces et à la terreur. Il variait son genre et
ses moyens de salut selon qu'il en voyait la nécessite à raison du lieu, du
temps, des personnes diverses qui venaient l'entendre.
(1) Or ce fut en cette
circonstance qu'il se servit contre les Princes des Prêtres et les Pharisiens de
paroles dures et d'un exemple terrible, mais tellement vrai et bien approprié
qu'eux-mêmes s'en firent l'application. Il leur proposa donc la parabole des
ouvriers de la vigne qui mirent à mort les serviteurs du Maître, envoyés pour en
recueillir les fruits, et traitèrent son Fils de la même manière. Demandant
ensuite quelle peine le Maître devrait infliger à de pareils hommes, ceux
364
qui étaient présents répondirent : Il fera périr
misérablement ces méchants, et il louera la vigne à d'autres ouvriers. Et
Jésus, approuvant cette réponse, leur dit : Ainsi le royaume des cieux,
c'est-à-dire l'Église, vous sera enlevé et il sera donné à un peuple qui en
produira les fruits, c'est-à-dire aux Gentils, dont nous sommes sortis et
dont se compose l'Église universelle.
Ensuite il leur mit devant les
veux la parabole de la pierre angulaire, qui signifiait le Sauveur lui-même et
qui devait briser les Juifs. Mais ces hommes, comprenant que c'était eux qu'il
voulait désigner par cette parabole, loin de se corriger, s'en irritèrent
davantage, car leur méchanceté les avait plongés dans l'aveuglement. — Pour
vous, considérez tout ce qui vient d'être dit, et contemplez Jésus assis
humblement au milieu des Pharisiens, mais leur parlant avec autorité et leur
annonçant avec puissance et avec nu courage inébranlable ce qui les concernait
personnellement.
A mesure que le Seigneur
s'efforçait de toute manière d'opérer le salut des Juifs, eux, de leur côté,
mettaient en jeu tous les efforts imaginables pour le supplanter et le faire
mourir. Ils pensèrent donc à le surprendre par la ruse, mais ce ne fut que pour
s'évanouir
365
dans leurs projets les mieux concertés. Ils envoyèrent,
après s'être entendus entre eux, de leurs disciples avec des partisans du roi
Hérode, pour lui demander s'il était permis ou non de payer le tribut à César
Ils s'imaginaient que, par une semblable question, ils le rendraient odieux ou à
César, ou à la multitude, car il ne pourrait répondre que contre lui-même. Mais
celui qui sonde les coeurs, connaissant leur malice, leur dit qu'ils eussent à
rendre à Dieu ce qui appartenait à Dieu, et à César ce qui appartenait à César.
Il les appela hypocrites, attendu qu'ils cachaient sous un langage mielleux une
âme pleine de fourberie. Se voyant donc trompés dans leur dessein, ils se
retirèrent couverts de confusion.
Considérez attentivement le
Seigneur selon la règle générale que je vous ai donnée plus haut, et remarquez
en même temps que ce n'est pas la volonté de notre Sauveur que les supérieurs et
maîtres temporels soient privés de ce qui leur est dû. C'est donc un péché et
une chose défendue de ne point satisfaire aux péages, aux gabelles, aux dîmes et
autres impôts établis avec justice et égalité par nos maîtres sur la terre.
Notre très-miséricordieux
Seigneur, qui, dans l'excès de sa charité, était descendu pour notre salut du
366
sein de son Père, sachant que le temps de sa Passion
approchait, se prépara à monter à Jérusalem afin de la subir. Il l'annonça même
alors divinement à ses Apôtres ; mais ils ne comprirent pas ce qu'il voulait
leur dire Lors donc qu'il s'approchait de Jéricho, un aveugle qui était assis au
bord du chemin pour demander l'aumône, comprenant, par la multitude qui se
trouvait là, que c'était lui qui passait, se t à crier de toutes ses forces et à
implorer sa pitié. Bien que la foule le reprît, il n'en concevait point de
confusion et il continuait à crier. Jésus, abaissant ses regards sur sa foi et
sa ferveur, se le fit amener et lui dit : Que voulez-vous que je vous fasse ?
O parole pleine de douceur : Que voulez-vous que je vous fasse! L'aveugle
répondit : Seigneur, faites que je voie. Et le Seigneur lui accorda avec
bonté sa demande en lui disant : Voyez. Et ainsi il lui rendit la vue.
Regardez donc avec attention le
Seigneur Jésus et sa bénignité. Méditez ici sur la puissance dora foi et de la
prière, et remarquez que l'importunité de nos demandes ne déplaît, point à Dieu,
ou plutôt même qu'il y prend plaisir. Vous avez déjà vu quelque chose de
semblable dans la Chananéenne. C'est le Seigneur lui-même qui nous enseigne au
chapitre où cette guérison de l'aveugle est racontée, qu'il faut toujours prier
et ne jamais se lasser de prier, et il apporte en exemple la veuve qui, par son
importunité, obtient du Juge ce qu'elle lui demandait. Ailleurs, il nous montre
comment, au milieu de la nuit, un homme prêta
367
des pains en cédant également à l'importunité de celui qui
venait les emprunter (1). Ainsi en est-il de ceux qui persévèrent dans leur
prière. Le Seigneur accorde tout ce qu'ils demandent avec justice et convenance
; il dit à chacun d'eux : Que voulez-vous que je vous fasse ? Et il le
fait. Bien plus, souvent même il fait plus qu'on ne demande et qu'on n'eût osé
demander, comme vous le verrez dans Zachée dont nous parlerons bientôt. Tenez
donc pour certain que tout ce que vous demanderez au Seigneur avec fidélité et
persévérance, vous l'obtiendrez. Vous ne devez point rougir d'exposer vos
besoins à l'exemple de l'aveugle, de la Chananéenne, de Zachée, qui n'ont point
rougi de demander des grâces et les ont obtenues ; nous ne devons point rougir
de servir Dieu, de déposer le fardeau du péché, de solliciter les secours dont
nous avons besoin. Avoir de la honte et de la retenue, c'est quelquefois une
grande vertu, mais aussi quelquefois un grand vice. Voici comme en parle saint
Bernard :
« (2) Il est une honte qui
traîne après soi le péché, et une honte que suit la gloire. C'est une honte
salutaire de rougir d'avoir péché ou de pécher encore, d'avoir d'autant plus de
crainte, bien qu'éloigné de tout témoin terrestre, du regard de Dieu que du
regard de l'homme, que vous pensez avec plus de vérité que Dieu l'emporte en
pureté sur sa créature, et qu'il est d'autant plus offensé par celui qui pèche,
qu'il est certain que le péché est plus éloigné de lui. Une telle honte, sans
aucun doute, met en fuite
368
l'opprobre et nous prépare la gloire, tandis qu'elle
empêche entièrement de commettre le péché, ou qu'elle punit par le repentir
celui qui a été commis et le rejette bien loin par l'aveu qu'elle en fait. Cette
gloire cependant ne nous appartiendra qu'au tant qu'elle sera appuyée sur le
témoignage de notre conscience. Mais si quelqu'un rougit de confesser les crimes
qui le pénètrent de douleur, une telle honte engendre le péché et anéantit la
gloire qui naît du calme d'une bonne conscience, puisque le mal que la
componction s'efforce de chasser loin de son coeur, celte honte insensée l'y
tient enchaîné et l'empêche d'en sortir. »
« O honte privée de raison,
ennemie du salut, sans connaissance aucune de l'honneur et de l'honnêteté ! ...
Est-ce donc une honte d'être vaincu par Dieu, un sujet de confusion de
s'humilier sous la main puissante du Très-haut?... Au contraire, la victoire la
plus glorieuse, c'est de céder à la majesté divine ; c'est le comble de la
gloire et de l'honneur de ne pas résister à l'autorité de l'Église notre mère. O
perversité ! on n'a pas honte de se souiller et l'on rougit de se purifier.
Il est, selon le sage, une honte que suit la gloire (2) : c'est celle
qui rougit de pécher encore ou bien d'avoir péché. Par elle, vous conserverez
assurément. la gloire, la confusion ramenant celle que le péché avait mise en
fuite. »
« (3) Je ne sais si l'on peut
observer dans la conduite des hommes quelque chose de plus agréable que la
369
pudeur.... Elle est sans aucun doute l'ornement de tous les
âges ; mais la douceur de sa grâce paraît plus aimable, brille avec plus d'éclat
encore dans un âge plus tendre. Qu'y a-t-il de plus aimable, en effet, qu'un
jeune homme plein de pudeur? Combien est brillante, combien est belle cette
perle des moeurs dans la vie et sur le visage de l’adolescent? Comme elle est
une messagère vraie et sans nuage d'une espérance heureuse, et l'indice d'un
caractère excellent! C'est pour lui une verge de discipline levée pour arrêter
les sentiments qui portent le déshonneur, pour empêcher les mouvements et les
actes les plus légers d'un âge si glissant, pour comprimer ceux qui tenteraient
de se produire avec insolence. Qui mettra en fuite comme elle les paroles
honteuses et tout ce qui est messéant? La pudeur est la soeur de la continence.
Rien ne saurait être comme elle le signe manifeste de la simplicité de la
colombe ; et voilà pourquoi elle est la compagne de l'innocence. Elle est la
lampe toujours brillante de l'âme pure, et à sa lumière rien de honteux, rien de
déshonorant, ne saurait prétendre se fixer en cette âme sans être démasqué
aussitôt. C'est elle qui attaque le mal, elle qui combat pour la pureté
nécessaire à notre âme; c'est elle qui est la gloire principale de notre
conscience , la gardienne de notre renommée, la splendeur de notre vie, le siège
de la force; c'est en elle que se trouvent les prémices des vertus, la louange
de la nature, l'éclat de toute honnêteté. Que de grâces
370
et de beauté la rougeur même dont la modestie aura
peut-être coloré ses joues, n'a-t-elle pas coutume de répandre sur son visage !
La pudeur est un bien tellement propre à l'âme que ceux-mêmes qui ne craignent
pas de faire le mal rougissent cependant de le faire en public, et qu'ils
cachent dans les ténèbres les oeuvres de ténèbres, les oeuvres indignes de la
lumière... Qu'y a-t-il de cher à un coeur modeste comme le secret de la
solitude? Enfin on nous ordonne, lorsque nous voulons prier, de nous enfermer
dans notre demeure, et c'est sans doute pour que nous y soyons solitaires. C'est
une précaution à notre avantage, de peur qu'en priant
publiquement, la louange des hommes ne nous ravisse le
fruit de notre,prière, ne réduise à rien ses effets. Mais qu'y a-t-il de plus
particulier à la pudeur que de fuir les louanges qu'elle mérite et d'éviter
toute jactance? Qu'y a-t-il d'inconvenant, surtout pour un
jeune homme, comme de faire parade de sa sainteté ?.... C'est une bonne
recommandation pour la prière que vous allez faire, si vous mettez
en avant la pudeur. » Telles sont les paroles de saint
Bernard.
Les considérations qui s'offrent
à vous dans la guérison de cet aveugle, vous pouvez les fa ire également pour
deux autres à qui le Seigneur rendit la vue lorsqu'il sortit de Jéricho; car ce
fut avant qu'il y entrât qu'il guérit celui dont nous venons de nous occuper.
Quant aux deux autres, il en est parlé dans saint Matthieu (1),
371
et dans saint Marc (1), et même le nom de l'un d'eux est
exprimé. Ce fut de la même manière qu'ils crièrent, que le Seigneur leur
répondit et leur rendit l'usage de la lumière.
(2) Lorsque le Seigneur fut près
d'entrer dans la ville de Jéricho, Zachée, chef des publicains, l'ayant appris,
désira passionnément le voir, et comme il ne pouvait y parvenir à cause de la
multitude et parce qu'il était d'une petite taille, il monta sur un sycomore
afin de le contempler au moins de cet endroit. Mais Jésus connaissant et ayant
pour agréable sa foi et son désir, lui dit : « Zachée, hâtez-vous de
descendre, car il faut qu'aujourd'hui je demeure dans votre maison ».
Aussitôt il descendit, le reçut avec une joie vive et un profond respect, et fit
préparer un grand festin.
Vous avez vu la bénignité du
Seigneur Jésus. Il a donné à Zachée plus que celui-ci n'eût désiré : il s'est
donné lui-même, ce que Zachée n'eût osé demander. Vous avez là une preuve de la
vertu de la prière; car le désir est une voix puissante et une grande prière.
C'est pourquoi le Prophète a dit : « Le Seigneur a exaucé le désir de ceux
qui sont pauvres, et
372
votre oreille, ô mon Dieu, a entendu la préparation de
leur cœur (1). » Et le Seigneur dit aussi à Moïse : « Pourquoi criez-vous
vers moi (2)? » Cependant il ne proférait alors aucune parole, mais il
parlait en son coeur.
Contemplez le Sauveur assis et
mangeant avec ces pécheurs : il est placé vers le milieu de la table avec
Zachée, et il a fait prendre place au premier rang à quelques-uns d'entre eux
pour leur faire honneur. La converse avec eux familièrement et simplement afin
de les attirer à lui. Considérez aussi les Apôtres conversant sans l'acon avec
ces mêmes pécheurs, s'entretenant avec eux et les animant aux bonnes oeuvres;
car ils savaient que telle était la volonté de leur Maître et ils désiraient
leur salut.
(3) Lors donc que le Seigneur se
rendait à Jérusalem, il vit un aveugle de naissance, qui s'appelait, dit-on,
Célidonius. L'humble Jésus se baissa, et ayant fait de la boue avec sa salive,
il oignit les yeux de cet homme et l'envoya à la fontaine de Siloé afin qu'il
s'y lavât. L'aveugle obéit, et s'étant lavé les yeux, il recouvra la vue. Ce
miracle fut solennellement examiné par les ennemis du Seigneur et cet
373
examen tourna à leur confusion. Voyez l'histoire, telle
qu'elle est racontée dans l'Evangile ; elle est assez claire et très-belle.
Or, en tout cela, considérez le
Seigneur Jésus selon la règle générale que je vous ai donnée, et remarquez
combien fut grande la reconnaissance de cet aveugle. Quoiqu'il n'eût point vu le
Sauveur, il prit parti pour lui avec courage et persévérance devant les princes
et les anciens des Juifs, et ne les ménagea en aucune de ses paroles.
C'est une vertu bien
recommandable et bien agréable à Dieu que la reconnaissance, et un vice bien
détestable que l'ingratitude. Voici comment saint Bernard s'exprime à se sujet :
« Apprenez à rendre grâces pour chacun des dons que vous recevez. «
Considérez avec attention, dit le sage, ce qui vous est accordé. » Et
cela afin qu'aucun des dons de
Dieu ne demeure sans l'action de grâces qui lui est due. Je
n'excepte aucun don, ni celui qui est considérable, ni celui qui est médiocre,
ni celui qui est de peu de valeur. On nous ordonne de ramasser les morceaux de
peur qu'ils ne se perdent, c'est-à-dire de ne point mettre en oubli les
bienfaits même les plus minimes. Est-ce que le don fait à l'ingrat n'est point
perdu? L'ingratitude est ennemie de l'âme; c'est l'anéantissement des mérites,
la ruine des vertus, la perte des biens. L'ingratitude est un vent brûlant qui
dessèche la source de la piété, la rosée de la miséricorde et les ruisseaux de
la grâce.»
374
C'est maintenant que commencent
les mystères de la Passion du Seigneur. Aussi désormais citerai-je bien rarement
les autorités des auteurs, afin de pouvoir m'arrêter plus facilement sur cette
Passion et ses préambules.
Un jour donc que Jésus prêchait
dans le Temple et que, entre autres choses, disait : « Si quelqu’un garde ma
parole, il ne mourra jamais, » les Juifs lui répondirent : « Vous êtes donc plus
grand que notre père Abraham, qui est mort? » — Je suis, leur dit le Seigneur,
avant qu' Abraham existât.» Aussitôt, prenant occasion de cette parole comme
s'il eût avancé un mensonge ou une extravagance, ils saisirent des pierres pour
les lui jeter. Mais il se cacha et sortit du Temple, car l'heure de sa Passion
n'était point encore venue.
Considérez-le donc bien en cette
circonstance avec une douleur profonde. Remarquez comment le Maître de toutes
choses était vilipendé par des serviteurs pervers, et comment, pour céder à leur
fureur, il se cacha dans quelque coin du Temple, derrière quelque colonne ou
parmi quelques personnes. Fixez vos
375
regards sur lui et sur ses Disciples qui se retirent
tristement, la tête baissée, comme des hommes sans force et sans courage.
Une autre fois, pour la fête de
la Dédicace du Temple, tandis que Jésus était sous le portique de Salomon, ces
loups ravissants l'environnèrent avec une fureur extrême, et, grinçant des
dents, ils lui dirent : «Jusqu'à quand nous tiendrez-vous l'esprit en
suspens? Si vous êtes le Christ, dites-le nous clairement ! » Mais cet
Agneau, plein de douceur, leur répondit avec humilité : « Je vous parle et
vous ne me croyez pas. Les oeuvres que je fais au nom de mon Père, rendent
témoignage de moi. » Pour Dieu, considérez bien maintenant et le Sauveur et
tout ce qui se passe en ce moment. Il leur parlait avec humilité, et eux
l'environnaient de toutes parts et criaient contre lui, semblables à des chiens
qui aboient avec fureur. Enfin, ne pouvant cacher le venin qu'ils portaient dans
leur coeur, ils prirent des pierres pour les lui jeter. Néanmoins, le Seigneur
Jésus leur parla avec mansuétude et leur dit : « J'ai fait devant vous
plusieurs bonnes autres; pour laquelle voulez-vous me lapider ? » Et ils lui
répondirent, entre autres
376
choses : « C’est qu'étant homme, vous vous faites passer
pour Dieu. » Voyez leur prodigieuse folie : ils voulaient savoir s'il était
le Christ; et, après qu'il leur a prouvé, par ses paroles et par ses oeuvres,
qu'il l'est véritablement, ils cherchent à le lapider. Ils ne sauraient avoir
aucune excuse, car ils ont pu et ils ont dû croire que le Seigneur Jésus était
le Fils de Dieu. Mais, comme son heure n'était pas encore venue, il s'échappa de
leurs mains, se retira au-delà du Jourdain, au lieu où Jean avait baptisé, qui
est distant de dix-huit milles de Jérusalem, et il y demeura avec ses Disciples.
Considérez-les, lui et ses Disciples, s'en allant pleins de tristesse, et
compatissez-leur de toute votre âme.
Ce miracle, tout-à-fait célèbre
et solennel, veut être médité avec dévotion. C'est pourquoi, montrez-vous aussi
attentive que si vous étiez présente à tout ce qui fut dit et fait en cette
circonstance, et entretenez-vous de grand coeur, non-seulement. avec Jésus et
ses Disciples, mais encore avec cette famille bénie, si dévouée au Seigneur et
si aimée de lui, c'est-à-dire avec Lazare, Marthe et Marie.
(1) Lazare donc étant malade,
ses soeurs, qui étaient très-chères au Seigneur, envoyèrent vers lui au lieu
377
où il s'était retiré, c'est-à-dire au-delà du Jourdain,
comme vous l'avez vu dans le chapitre précédent, et lui firent. dire : «
Lazare notre frère, que vous aimiez, est malade. » Elles n'ajoutèrent rien
de plus, soit qu'elles jugeassent que c'était. assez pour celui qui aimait. et
comprenait bien ce qu'elles voulaient, soit qu'elles craignissent de le faire
venir en ces lieux où elles savaient que les plus considérables d'entre les
Juifs lui tendaient des embûches et désiraient sa mort. Le Seigneur, ayant
appris cette nouvelle, demeura en repos pendant deux jours, et ensuite il dit à
ses Disciples : «Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous de ne
m'être pas trouvé là. » Voyez la bonté et l'amour de Jésus, et en même temps
son attention pour ses Disciples. Il n'avaient point encore assez de force et de
courage ; voilà pourquoi il travaillait de grand coeur à leur avancement. Ils
revinrent donc et déjà ils s'approchaient de Béthanie. Aussitôt que Marthe en
fut instruite, elle sortit au-devant de Jésus, et, se jetant à ses pieds, elle
lui dit : « Seigneur, si vous eussiez été ici, moi frère ne serait pas mort.
» Le Seigneur lui répondit qu'il ressusciterait ; et ils s'entretenaient
ensemble de cette résurrection. Ensuite il l'envoya chercher Marie, car il avait
pour elle un amour tout spécial. Aussitôt que celle-ci fut instruite de sa
présence, elle se leva à la hâte, vint le trouver, et, se jetant à ses pieds,
lui répéta les paroles que Marthe lui avait déjà dites. Mais Jésus, voyant dans
l'affliction, les pleurs et la désolation, à cause de son frère, celle qui lui
était chère, ne put
378
lui-même s'empêcher de pleurer, et ainsi il versa des
larmes.
Maintenant considérez-le bien,
et ces femmes et les Apôtres aussi. Croyez-vous que ceux-ci ne pleurèrent pas
non plus? Après quelques instants donnés à leur douleur commune, le Seigneur dit
: « Où l'avez-vous placé? » Elles lui répondirent : « Venez et voyez.
» Et elles le conduisirent au sépulcre. Jésus s'avança donc entre les deux
soeurs, les consolant et les fortifiant. Pour elles, elles se trouvèrent
tellement soutenues de sa présence, qu'elles étaient tout entières occupées de
lui comme si elles eussent oublié et leur douleur et tout le reste. Lors donc
qu'ils s'avançaient ainsi tous trois par le chemin, Madeleine lui disait : «
Seigneur, que vous est-il arrivé depuis que vous vous êtes retiré du milieu
de nous ? pour moi, votre retraite m'a plongée dans une
vive peine ; mais aussitôt que j'ai eu appris votre retour je me suis réjouie
grandement. Cependant j'ai conçu des craintes, et même je crains beaucoup
encore; car vous savez tout ce que nos Princes et nos Anciens machinent contre
vous. Voilà pourquoi nous n'avons pas osé vous faire prier
de venir. Je me réjouis pourtant de vous voir en ces lieux, mais je vous en
conjure, pour Dieu, tenez-vous en garde contre vos ennemis. » Et le Seigneur
répondait : « Ne craignez point, mon Père y pourvoira. »
Ils arrivèrent au tombeau en
s'entretenant ainsi. Alors Jésus ordonna qu'on enlevât la pierre qui le
379
couvrait, mais Marthe s'y opposait en disant : « Seigneur,
il sent mauvais. car il y a déjà quatre jours qu'il est mort. » O Dieu! Voyez
l'amour admirable de ces soeurs pour le Sauveur. Elles ne pouvaient consentir à
ce que cette mauvaise odeur arrivât jusqu'à lui. Néanmoins et même à cause de
ces exhalaisons, le Seigneur ordonna qu'on enlevât la pierre. Ce qui ayant été
fait, Jésus éleva les yeux au ciel en disant : « Mon Père , je vous rends
grâces de ce que vous m'avez exaucé. Pour moi, je sais bien que vous m'exaucerez
toujours ; mais je dis ceci à cause de ce peuple qui m'environne, afin qu'il
sache que c'est vous qui m'avez envoyé. »
Considérez le donc avec
attention, faisant cette prière, et voyez son zèle pour le salut des âmes. Après
avoir parlé ainsi, il éleva la voix en criant : « Lazare, sortez dehors. »
Aussitôt celui-ci revint à la vie et s'élança hors du tombeau, mais lié et dans
l'état où il avait été enseveli. Les Apôtres le délièrent sur l'ordre du
Seigneur. Aussitôt qu'il fut libre, lui et ses soeurs se prosternèrent aux pieds
de Jésus, lui rendirent grâces d'un si grand bienfait et le conduisirent à leur
maison. Tous ceux qui étaient présents et qui avaient été témoins de ce qui
venait d'arriver, furent dans un étonnement extrême. Le bruit de ce miracle se
répandit partout, tellement qu'une grande foule vint de Jérusalem et des autres
endroits de la Judée pour voir Lazare. Mais les princes des Juifs se regardant
comme confondus, résolurent de faire mourir Jésus.
380
Bien que l'on croie que la
malédiction du figuier et la présentation de la femme adultère dans le temple
aient eu lieu après l'entrée de Jésus à Jérusalem sur un ânon, cependant comme
il me paraît plus convenable, après cette même entrée, de ne nous occuper que de
la Cène et de la Passion, avec ses diverses circonstances, j'ai pensé qu'il
était bon de placer ici ces deux faits.
(1) Lors donc que le Seigneur
Jésus s'avançait vers Jérusalem, il eut faim. Voyant un superbe figuier chargé
de belles feuilles, il s'en approcha, mais il n'y trouva aucun fruit, et il le
maudit. Aussitôt le figuier se dessécha, en sorte que les Disciples en étaient
dans l'admiration. Considérez en toute cette histoire le Seigneur et ses
Apôtres, selon la méthode accoutumée. Remarquez aussi qu'en cette action de
Jésus, il y a un sens mystique, puisqu'il savait bien que ce n'était pas le
temps des figues. On peut donc, par cet arbre couvert de feuilles, entendre ceux
qui sont abondants en paroles, mais dont les oeuvres ne répondent pas à leur
langage, et encore les hypocrites et les fourbes, qui ayant un extérieur
parfait, portent cependant une âme vide et dépouillée de fruits.
384
(1) Les méchants Princes des
Juifs et les Pharisiens persévéraient sans relâche dans leur acharnement contre
le Seigneur, et ils agitaient entre eux avec grande inquiétude, les ruses et les
fourberies à employer pour le vaincre et le rendre odieux au peuple. Mais leurs
traits retournaient invariablement contre eux. Un jour donc qu'ils avaient
surpris une femme en adultère, laquelle devait, suivant la loi, être lapidée,
ils l'amenèrent à Jésus dans le Temple, lui demandant ce qu'il fallait en faire,
voulant le faire passer pour cruel et sans miséricorde, s'il disait qu'il
fallait s'en tenir à la loi, ou bien le taxer d'injustice, s'il disait
autrement. Mais la sagesse du Seigneur connaissait leurs embûches et savait les
éviter. Il se baissa donc avec humilité, et écrivit sur la terre avec son doigt.
La Glose dit qu'il écrivait les péchés de ces hommes, et cette écriture avait
une telle vertu que chacun d'eux connaissait ses propres péchés. Alors le
Seigneur, se levant, dit : « Que celui qui est sans péché, jette à cette femme
la première pierre. » Et il s'inclina de nouveau par bonté même pour ses envieux
et ses ennemis, afin qu'ils n'eussent pas trop à rougir. Mais ils se retirèrent
tous et leurs ruses s'évanouirent. Alors
382
Jésus avant averti cette femme de ne plus pécher, la
renvoya. Considérez-le avec attention en tous ses actes et en ses paroles.
Le temps arrêté par le Seigneur
pour le rachat des hommes au prix de son sang étant proche, le Démon arma ses
satellites et anima leurs coeurs contre lui jusqu'à leur faire chercher les
moyens de le faire mourir. Ses bonnes oeuvres, la résurrection de Lazare
surtout, irritaient de plus en plus leurs esprits et les faisaient connue sécher
d'envie Ne pouvant donc plus contenir leur fureur, les Prêtres et les Pharisiens
tinrent un conseil où Caïphe prophétisa, et où l'on arrêta de mettre à mort
l'Agneau plein d'innocence. O conseil détestable! O chefs pervers du peuple,
conseillers d'iniquité ! Que faites-vous, malheureux? Quelle fureur vous agite ?
Quels projets formez-vous? Quelle cause vous fait demander la mort du Seigneur
votre Dieu? N'est-il pas au milieu de vous, quoique vous le méconnaissiez?
N'entend-il pas toutes vos paroles? Ne sonde-t-il pas vos reins et vos coeurs ?
Mais il faut qu'il soit fait selon vos désirs : le Père céleste a livré son Fils
entre vos mains; il sera mis à mort par vous et
383
non pour vous ; il mourra et il ressuscitera afin de sauver
son peuple ; et vous, vous périrez.
Cette réunion de principaux
d'entre les Juifs fut connue ; mais Jésus, dans sa sagesse, voulant céder à leur
colère, et aussi parce que tout ce qu'il avait à faire n'était pas encore
accompli, se retira près du désert, en la ville d'Éphrem. Ainsi le Seigneur prit
la fuite devant ses serviteurs les plus pervers. Considérez donc ces méchants
s'agitant avec fureur dans leur conseil abominable. Regardez aussi Jésus et ses
Disciples qui se retirent comme des hommes sans force et sans ressources. Que
pensez-vous que Madeleine ait dit alors? Mais surtout quelles étaient les
pensées de la Mère du Sauveur, lorsqu'elle le voyait s'enfuir et qu'elle
apprenait que c'était parce qu'on voulait le faire mourir. Vous pouvez vous
figurer ici que Marie et ses soeurs restèrent chez Madeleine et que Jésus les
consola en leur annonçant son prompt retour.
Après avoir pris la fuite avec
prudence, comme nous venons de le voir, et pour notre instruction, nous montrant
ainsi que nous devions nous soustraire avec soin, selon le temps et le lieu, à
la fureur de nos persécuteurs, Jésus nous donne maintenant l'exemple de
384
la force, car, le temps marqué approchant, il revint de
lui-même s'offrir aux tourments et se livrer aux mains de ses ennemis. De même
qu'il nous avait donné plus haut l'exemple de la tempérance en fuyant les
honneurs, lorsque la foule voulut le faire roi, il nous a donné celui de la
justice en permettant qu'on l'honorât comme un roi, quand le peuple vint à sa
rencontre avec des branches d'arbres. Cependant il n'usa de ce triomphe qu'avec
une grande modestie, et ce fut pour cela qu'il n'eut qu'un âne pour monture,
comme le dit saint Bernard à cet endroit :
« (1) Le Seigneur des vertus fit
donc paraître en lui, pour notre instruction, ces quatre vertus : la prudence,
la force, la tempérance et la justice. On les appelle vertus cardinales et
principales, parce que c'est d'elles que découlent toutes les autres. Il ne faut
pas croire pour cela qu'il ait été différent de lui-même ou inconstant ; de même
qu'on ne saurait
non plus le penser de celui qui s'exerce, selon les
diverses circonstances, à la pratique des vertus diverses. »
Or, le jour du Sabbat, la veille
du jour des palmes, Jésus revint à Béthanie, qui n'est qu'à environ deux milles
de Jérusalem, et on lui prépara à souper dans la maison de Simon le lépreux (2).
Lazare, Marthe et Marie s'y trouvèrent. Peut-être étaient-ils parents ou du
moins très-amis de Simon (3). Ce fut alors que Marie répandit sur la tête de
Jésus une livre d'un parfum précieux dont elle lui oignit la tête et les pieds.
Ce
385
qu'elle avait fait autrefois dans la même maison, par
douleur de ses péchés, elle le faisait aujourd'hui par amour; car elle aimait le
Seigneur par-dessus tout et elle ne pouvait se rassasier de lui rendre ses
hommages. Le traître Judas murmura de cette action , mais le Seigneur répondit
pour Marie et prit sa défense selon sa coutume. Néanmoins, le traître persévéra
dans sa colère et prit de là le motif de sa trahison qu'il accomplit le mercredi
suivant, en vendant le Seigneur au prix de trente pièces d'argent.
Considérez donc le Sauveur
mangeant avec ses amis et employant à converser avec eux le peu de jours qui lui
restent. jusqu'à sa Passion. C'est chez Lazare qu'il réside principalement, car
sa maison, qui était aussi celle de ses soeurs, était son refuge habituel. C'est
en cette demeure qu'il prenait avec les Apôtres ses repas durant le jour et son
repos durant la nuit. C'est là que notre Souveraine, la mère du Seigneur,
habitait avec ses soeurs, et tout le monde en cette maison l'honorait
grandement, surtout Madeleine qui se tenait sans cesse en sa société et ne s'en
séparait jamais. Considérez donc cette Reine qui, glacée d'effroi pour son Fils
bien-aimé, ne s'en éloigne en aucun temps. Lorsque le Seigneur défendant
Madeleine, dit : « Cette femme, en répandant ce
parfum sur mon corps, l'a fait en vue de ma sépulture
(1). » Croyez-vous que cette parole ne fût point comme un glaive qui perça l'âme
de sa Mère? Que pouvait-il dire de plus clair touchant sa mort?
386
Tous ceux qui étaient présents,
furent de même glacés d'ellloi et remplis de pensées d'inquiétude. Ils
s'entretenaient un à un, connue il arrive à ceux qui ont à parler de choses
pénibles et douloureuses, et ils craignaient surtout toutes les fois qu'ils
voyaient. Jésus aller à Jérusalem : ce qui avait lieu tous les jours. En effet,
depuis ce jour de Sabbat jusqu'à celui de la Cène, il donna aux Juifs de
nombreux enseignements et fit publiquement à Jérusalem beaucoup de choses dont
je n'ai pas l'intention de parler, si ce n'est de son entrée triomphante, de
peur que notre méditation ne soit arrêtée, car nous touchons à la Passion.
Ranimez doue votre attention, recueillez votre esprit tout entier et ne vous
laissez distraire par aucune au tre chose, afin que, vide de tous soins, vous
puissiez vous occuper avec une vigilance parfaite, tant des mystères qui
précèdent, que de la Passion elle-même. Cependant aimez à demeurer à Béthanie
avec les personnes que vous y avez rencontrées.
Les mystères devenaient plus
nombreux, les Écritures recevaient leur accomplissement de la part du Seigneur,
et, le temps étant proche, il brûlait. de donner au inonde, par l'immolation de
son propre
387
corps, le remède dont il avait besoin. Donc le jour
suivant, de grand matin, c'est-à-dire le dimanche , il se prépara à aller à
Jérusalem d'une manière nouvelle et inaccoutumée, selon qu'il avait été prédit
par le Prophète. Mais, alors qu'il se disposait à se mettre en route, sa Mère
l'en dissuadait avec toute la tendresse de son amour en lui disant : « Mon fils,
où voulez-vous aller? Vous savez la conspiration qui existe contre vous; comment
vous jetez-vous au milieu de vos ennemis ? Je vous en conjure, demeurez. » Ce
voyage paraissait également aux Apôtres quelque chose d'impraticable, et ils
l'en éloignaient de toutes leurs forces. Madeleine lui disait : « Pour Dieu,
Maître, n'y allez pas, vous savez qu'ils désirent
votre mort. Si vous vous mettez entre leurs mains, ils vous
prendront dès ce jour et ils accompliront ce qu'ils ont résolu. »
Oh Dieu! comme ils l'aimaient et
combien leur était amer tout ce qui pouvait lui nuire! Mais, pour lui, il en
avait disposé autrement, car il avait soif du salut de l'univers, et il leur
répondait : « C'est la volonté de mon Père que j'y aille. Venez, ne craignez
pas, car il nous défendra lui-même, et ce soir nous reviendrons ici sans avoir
éprouvé aucun mal. »
(1) Il se mit donc en marche, et
cette troupe, petite, il est, vrai, mais fidèle, le suivit. Lorsqu'il fut arrivé
à Bethphagé, petit village qui se trouve au milieu du chemin, il envoya deux de
ses Disciples à Jérusalem, pour qu'ils lui amenassent une ânesse et son ânon.
388
attachés dans un lieu public pour servir à l'usage des
pauvres. Ce qui ayant été lait, le Seigneur monta humblement d'abord sur
l'ânesse, et un peu après sur l’ânon, les Disciples ayant eu soin d'étendre
auparavant leurs vêtements dessus. Telle était la marche triomphale du Maître du
monde. Et, bien qu'il fût véritablement digne des plus grands honneurs, voilà
quelle était sa monture au temps de son triomphe, quels étaient les ornements
qui la couvraient.
Considérez-le donc avec
attention, et voyez comment, en cet honneur qu'il reçoit, il a condamné la pompe
brillante du monde. Ces animaux n'avaient ni freins resplendissants, ni selles
dorées, ni housses de soie, selon l'usage d'un monde insensé; mais ils étaient
couverts de haillons et conduits au moyen de deux cordes. Cependant celui qu'ils
devaient porter était le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs.
Aussitôt que la foule fut
instruite de son approche, elle alla à sa rencontre et le reçut comme un roi,
avec une joie incroyable, au milieu de chants d'allégresse et de louanges, en
couvrant la terre de ses vêtements et de branches d'arbres. Mais, pour lui , il
mêla ses larmes à cette joie, car dès qu'il vit Jérusalem, il pleura sur elle en
disant : Oh ! si tu connaissais au moins en ce jour ce qui peut te donner la
paix, tu pleurerais aussi.
Or, vous devez le savoir, nous
lisons que le Seigneur a pleuré trois fois différentes : la première sur la mort
de Lazare, c'est-à-dire sur la misère de
389
l'homme ; la seconde, en la circonstance qui nous occupe,
c'était. sur l'aveuglement et l'ignorance du genre humain, car il pleure ici
parce que les Juifs n'ont. pas connu le temps de sa visite; la troisième fois,
ce fut dans sa Passion, et ces larmes eurent pour cause le péché et la
perversité du monde , car il voyait que sa Passion suffisait à tous les hommes,
et cependant qu'elle ne servirait pas à tous et serait inutile pour les
réprouvés, pour les coeurs durs et impénitents. L'Apôtre fait mention de ces
pleurs dans son épître aux hébreux, où, en parlant du temps de la Passion, il
dit : « Ayant offert avec un grand cri et avec larmes ses supplications et
ses prières, il fut exaucé à cause de son humble respect pour son Père (1).»
Le texte sacré ne rapporte que ces trois fois, mais l'Église tient qu'il a
pleuré encore d'autres fois dans son enfance, et c'est pour cela qu'elle chante:
Enfant, il a gémi, enfermé dans les étroites limites de sa crèche, ce
qu'il faisait pour voiler an démon le mystère de son Incarnation.
Considérez-le donc bien versant
des larmes, car vous devriez en verser avec pli. il pleure largement et
fortement, car sa douleur est sincère et. il s'attriste véritablement sur ces
hommes`; car il déplorait avec mi coeur plein d'amertume le danger qu'ils
couraient pour leur éternité. Il prédit aussi en ce moment leur ruine
temporelle. Regardez encore les Apôtres qui marchent soigneusement près de lui,
pleins de crainte et de respect. Ce sont ses Gentilshommes, ses Comtes,
390
ses Chambellans et ses Écuyers. Voyez aussi sa Mère, avec
Madeleine et les autres femmes qui viennent à sa suite avec empressement. fous
ne sauriez croire qu'en le voyant pleurer, sa Mère et les autres aient pu
retenir leurs larmes.
Le Seigneur entra donc au milieu
de ce triomphe et des honneurs que lui rendait la foule, dans la ville qui en
fut toute émue. il alla au temple et il en chassa les vendeurs et les acheteurs.
C'était la seconde fois qu'il agissait de la sorte. Alors il se mit à prêcher
publiquement au peuple dans le temple, et à répondre presque .jusqu'au soir aux
Princes des Prêtres et aux Pharisiens. Mais quoiqu'il eût été reçu avec de tels
honneurs, il ne se trouva personne pour l'inviter à boire et à manger. Ainsi lui
et ses Disciples jeûnèrent tout le jour, et le soir il revint avec eux à
Béthanie. Remarquez donc bien comment celui qui, le matin, était entré avec tant
de magnificence, s'en retourne par la ville humblement et sans éclat, entouré
d'un petit nombre de personnes. Vous pouvez comprendre par là combien on doit
faire peu de cas des honneurs terrestres qui passent avec tant de rapidité. Vous
pouvez aussi mous figurer quelle était la joie de Madeleine et des autres en
voyant le Seigneur honoré par la foule, et surtout en le voyant revenir sain et
sauf à Béthanie.
Nous pouvons placer ici une
belle méditation dont cependant l'Écriture ne parle pas. Le mercredi, le
Seigneur Jésus étant à table le soir avec ses Disciples en la maison de Marie et
de Marthe, et sa Mère prenant aussi son repas avec les autres femmes dans une
autre partie de la maison, Madeleine qui servait adressa à Jésus cette prière :
« Maître, souvenez-vous de faire la Pâque avec nous je vous en supplie, ne me
re-fusez pas celle faveur. » Mais le Seigneur ne voulut en aucune façon
consentir à sa demande, et il lui dit que c'était à Jérusalem qu'il ferait la
Pâque. Alors elle se retire pleine de douleur, et, versant des larmes amères,
elle s'en va trouver la Mère du Sauveur, lui raconte ce qui vient de se passer
et la prie d'intervenir elle-même, afin de lui faire faire la Pâque en cet
endroit.
Le repas fini, le Seigneur
revint à sa Mère, et, s'asseyant avec elle en un lieu à part, ils parlent,
s'entretiennent ensemble, et il lui permet de jouir à son aise de sa présence
dont elle devra bientôt être privée. Considérez-les assis tous deux et voyez
comment notre Souveraine reçoit son Fils avec respect, avec quel amour elle
demeure avec lui, et en même temps combien le Seigneur, de son côté, témoigne de
respect à sa Mère. Mais, pendant qu'ils s'entretiennent
392
ainsi, voilà que Madeleine vient les trouver, et,
s'asseyant à leurs pieds, elle dit : « Ma Souveraine, tout-à-l'heure j'invitai
le Maître à faire la Pâque avec nous, mais il semble décidé à aller la faire à
Jérusalem, afin de s'y faire prendre. Je vous en prie, ne le permettez pas. »
Alors Marie s'écrie : « Je vous en conjure, mon Fils, qu'il n'en soit pas ainsi,
mais faisons la Pâque en ce lieu. Vous savez que des embûches sont tendues pour
s'emparer de vous. » Et le Seigneur lui répond : « Ma Mère bien-aimée, c'est la
volonté de mon Père que je fasse la Pâque à Jérusalem, car le temps de la
rédemption est arrivé. C'est maintenant que va s'accomplir tout ce qui a été
écrit de moi, et que mes ennemis me feront tout
ce qu'ils voudront. »
Or, en l'entendant parler ainsi,
elles furent pénétrées d'une douleur profonde, car elles comprirent bien que
c'était de sa mort qu'il était question. Sa Mère lui dit donc, ayant à peine la
force de proférer une parole : « Mon Fils, ce que vous venez de m’annoncer m'a
remplie de terreur, et je sens mon cœur prêt à m'abandonner. Que votre Père ait
soin de vous, car je ne sais plus que dire. Je ne veux point m'opposer à sa
volonté ; mais s'il lui plaisait de différer pour le moment, veuillez l'en
prier, et faisons ici la Pâque avec nos amis. Il pourra, si tel est son bon
vouloir, pourvoir d'une autre manière à la rédemption du monde sains que vous
mouriez, car toutes choses lui sont possibles. »
Oh ! s'il vous était donné de
voir le Seigneur
393
pleurer en écoutant ces paroles, avec retenue et modération
cependant, et Madeleine, comme si elle était ivre de son Maître, donner un large
cours à ses larmes et éclater en sanglots, peut-être ne pourriez-vous vous
empêcher de pleurer aussi. Pensez en quel état Marie et Madeleine pouvaient être
pendant cet entretien. Le Seigneur, pour les consoler, leur dit avec tendresse :
« Ne pleurez pas; vous savez qu'il faut. Que j'obéisse à mon Père; mais
tenez pour assuré que bientôt je reviendrai à vous, et que le troisième jour je
ressusciterai. Je ferai donc la Cène sur la montagne de Sion, selon la volonté
de mon Père. » Alors Madeleine reprit : « Puisque nous ne pouvons le retenir
ici, allons aussi, nous autres, dans notre maison de Jérusalem; mais je crois
qu'il ne s'est jamais rencontré une Pâque aussi amère. » Le Seigneur consentit à
ce qu'elles fissent la Pâque dans cette maison.
Le temps de la clémence et des
miséricordes du Seigneur Jésus étant proche et déjà sur le point d'arriver, ce
temps où il avait arrêté de sauver son peuple et de le racheter, non pas au
prix d’un or ou d'un argent corruptible, mais au prix de son sang
394
très précieux (1), il voulut, avant que la mort ne
le séparât de ses Apôtres, faire avec eux la Cène d'une manière solennelle,
comme gage particulier de son souvenir et aussi afin d'accomplir les mystères
réservés pour ce moment. Cette Cène fut vraiment magnifique, et tout ce que le
Seigneur y fit, plein de magnificence. Si vous voulez considérer toutes ces
choses avec une attention suprême, regardez-vous-y comme présente, car si vous
le faites dignement et avec soin, notre miséricordieux Seigneur ne souffrira pas
que vous vous en retourniez à jeun. Or, en cette Cène, quatre choses surtout
s'offrent à nos méditations. D'abord, c'est la Cène légale elle-même; en second
lieu, le lavement des pieds des Disciples par le Seigneur ; en troisième lieu,
l'institution du sacrement de son corps très-sacré ; quatrièmement enfin, le
magnifique discours qu'il prononça. Nous allons parcourir ces points
successivement.
Quant au premier, remarquez que
Pierre et Jean s'en allèrent, par l'ordre de Jésus, chez un de ses amis qui
demeurait sur la montagne de Sion, et en la maison duquel se trouvait une salle
vaste et bien meublée, afin de préparer la Pâque (2). Le jour commençant à
baisser, le Seigneur entra dans la ville avec ses autres Disciples et alla, en
cette maison. Regardez-le maintenant, il s'est arrêté dans quelque appartement
de cette même demeure, et il s'entretient avec ses Apôtres de choses utiles
pendant que quelques-uns des soixante-douze Disciples préparent la Pâque dans
395
la grande salle. On lit, en effet, dans la légende de saint
Martial, que ce jour-là même ce saint fut employé avec plusieurs des
soixante-douze à servir le Seigneur pendant qu'il lavait les pieds à ses
Apôtres. Alors donc que tout l'ut prêt, Jean, le disciple bien-aimé, qui allait
et venait avec empressement pour préparer et aider en tout ce qui était
nécessaire, vint trouver le Seigneur et lui dit : « Maître, vous pouvez faire
la Cène quand il vous plaira, car tout est prêt. »
Considérez maintenant avec
attention et longuement tout ce qui se dit et se l'ait, car tout y est vraiment
touchant, et, loin d'abréger les diverses circonstances comme nous avons l'ait
pour les autres actions du Seigneur, il nous faut plutôt les étendre. C'est de
là que dépend surtout l'efficacité de toutes les méditations qui ont pour objet
sa personne, et c'est par un tel moyen que l'on comprend particulièrement la
grandeur de son amour, dont il nous a donné des marques si extraordinaires en
cette Cène.
Le Seigneur se leva donc et ses
Disciples avec lui. Jean se plaça à son côté et ne se sépara plus de lui en
aucune façon dans la suite ; car aucun autre ne s'était attaché à Jésus aussi
fidèlement et aussi intimement que Jean. Lorsque le Sauveur eut été pris, Jean
entra avec lui dans la cour de la maison du Grand-Prêtre, et il ne l'abandonna,
ni dans son crucifiement, ni à sa mort, ni après qu'il eut rendu l'esprit,
jusqu'à ce qu'il eût été enseveli. Or, dans la Cène, il s'assit auprès de lui,
quoiqu'il fût plus jeune que les autres.
396
Ils entrent donc tous dans la
salle, lavent leurs mains et se placent autour de la table qu'ils bénissent
pieusement. Regardez bien chaque chose. Vous devez savoir que la table était
placée à terre et qu'ils s'assirent à terre pour manger, selon la coutume des
anciens. La table était carrée, ainsi qu'on le croit, et composée de plusieurs
planches. Je l'ai vue à Rome dans l'église de Latran et je l'ai mesurée moi-même
: elle a sur chaque côté deux coudées et trois doigts ou une palme environ, de
sorte que trois Apôtres, comme on le croit, étaient assis de chaque côté, bien
qu'un peu étroitement, et le Seigneur s'était placé humblement à un coin, et
tous pouvaient manger au même plat. C'est pour cela que les Apôtres ne
comprirent pas quand Jésus dit : « Celui qui porte la main au plat avec moi, est
celui qui doit me trahir; » car ils la portaient tous.
Le Seigneur ayant donc béni la table de sa main, tous y
prennent place, Jean auprès de Jésus; et alors l'Agneau pascal est servi. mais
remarquez que vous pouvez les considérer de deux manières : d'abord assis, comme
je vous l'ai déjà dit, et ensuite debout, un bâton à la main, mangeant l'agneau
assaisonné avec des laitues sauvages, et observant ainsi tout ce qui est ordonné
dans la loi ; pourvu, toutefois, que vous les représentiez assis ensuite pour
manger quelqu'autre chose, comme on peut le conclure de plusieurs endroits du
texte; car Jean n'eût pu se reposer sur la poitrine du Seigneur, s'il
n'eût été assis.
L'agneau étant donc servi ,
celui qui était l'Agneau
397
véritable et immaculé, le Seigneur Jésus , qui était au
milieu d'eux comme un serviteur, le prit, le partagea en morceaux, le présenta
avec joie à ses Apôtres et les encouragea à manger. Ils mangeaient à la vérité,
mais sans allégresse, ou plutôt pleins de crainte, car ils redoutaient quelque
tentative nouvelle contre leur Maître. Or, pendant qu'ils étaient à table, il
leur découvrit plus clairement ce qui allait arriver, et leur dit, entre autres
choses : « J'ai désiré arec ardeur manger cette Pâque arec vous avant de
souffrir ; mais un d'entre vous doit me trahir (1). » Cette parole pénétra
leurs coeurs comme un glaive aigu ; ils cessèrent de manger, et., se regardant
les uns les autres , ils s'écrièrent : « N'est-ce point moi, Seigneur ? »
Considérez-les donc avec
attention et ayez une grande compassion, tant pour le Seigneur que pour eux, car
ils sont plongés dans une douleur amère. Quant au traître, afin qu'on ne
s'aperçût pas que ces paroles le regardassent, il ne discontinua pas de manger.
Mais Jean, sur l'instance de Pierre, s'adressa à Jésus en disant « Seigneur,
quel est celui qui doit vous trahir (2)? » Et le Seigneur le lui découvrit
sans difficulté comme au bien-aimé de son coeur. Mais Jean, frappé d'étonnement
et percé jusqu'au fond des entrailles, se pencha sur son Maître et s'appuya sur
sa poitrine. Quant à Pierre, le Seigneur ne lui fit rien savoir ; car, comme dit
saint Augustin, s'il
398
eût connu le traître, il n'eût pu s'empêcher de le déchirer
de ses dents (1).
Or, par Pierre sont représentés
ceux qui mènent la vie active, et par Jean les contemplatifs, comme le dit
encore saint Augustin dans la même homélie sur l'Évangile qui se lit pour la
fête de saint Jean. Ainsi vous avez une preuve nouvelle que le contemplatif ne
se mêle pas des actes extérieurs, et que même il ne demande pas vengeance des
offenses commises contre Dieu, mais qu'il en gémit intérieurement, et que
s'approchant de Dieu avec plus de ferveur par la contemplation et s'attachant à
lui plus librement, il remet tout à la disposition de sa volonté. Quelquefois
cependant le contemplatif sort de son repos par zèle pour Dieu et pour les âmes,
comme vous l'avez vu plus amplement lorsque nous avons parlé de la vie
contemplative. Vous voyez encore ici que Jean ne dit rien à Pierre quoique ce
fût sur son désir qu'il eût interrogé Jésus. D'où vous pouvez conclure que le
contemplatif ne doit point révéler le secret de son Seigneur. Nous lisons de
saint François, que jamais il ne faisait connaître les révélations dont il avait
été favorisé dans le secret, à moins qu'il n'y fût poussé par zèle pour le salut
de ses frères, ou que l'esprit de Dieu ne l'y excitât.
Considérez donc maintenant
quelle est la bénignité du Seigneur, comme il reçoit avec tendresse son
bien-aimé sur son sein. Oh! comme ils s'aimaient l'un l'autre profondément!
Considérez aussi les autres
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Apôtres : cette parole du Seigneur les a accablés de
tristesse; ils ne mangent point, mais se regardent. les uns les autres sans
pouvoir s'arrêter à rien sur tout cela. Voilà pour le premier point.
Méditez maintenant le second
avec toute la diligence possible. Tandis que les Apôtres sont ainsi livrés à
leurs réflexions, le Seigneur se lève de table et eux en font autant, ne sachant
point où il veut aller. Il descend avec eux dans un autre appartement de la
maison, comme le rapportent ceux qui ont visité ces lieux; il les fait tous
asseoir, se fait apporter de l'eau, dépose ses vêtements, se ceint d'un linge et
met de cette eau dans un bassin afin de leur laver les pieds. Pierre refuse, et,
tout hors de lui, il ne veut pas se prêter à une chose qui, à son jugement, est.
indigne de son Maître. Mais en écoutant la menace de Jésus, il change sagement
de résolution et se soumet.
Considérez avec attention chacun
des actes du Sauveur et contemplez avec admiration ce qui se passe. La Majesté
suprême, le Maître de l'humilité s'abaisse jusqu'aux pieds d'un pêcheur; il se
tient incliné et à genoux devant ses Disciples assis, il leur lave à tous les
pieds de ses propres mains, les essuie et les baise. Mais ce qui exalte encore
plus son humilité, c'est qu'il rend ces mêmes devoirs au traître lui-même. O
coeur pervers ! ta dureté surpasse toute dureté , si une telle humilité est
impuissante à t'amollir, si elle ne te pénètre point de respect pour le Seigneur
de Majesté,
400
si elle n'arrête point tes projets barbares contre celui
qui fut en tout temps ton bienfaiteur, et que tu vis toujours innocent. Malheur
à toi, misérable! ton endurcissement enfantera ce qu'il a conçu, et cependant ce
n'est pas lui qui périra, c'est toi qui consommeras ta ruine. C'est donc avec
justice que nous devons être dans l'admiration en présence d'une humilité si
prodigieuse et d'une bénignité si profonde.
Cette action terminée, Jésus
revient au lieu de la Cène, et s'étant assis de nouveau, il invite ses Apôtres
par son exemple à faire de même. Or vous pouvez remarquer que, dans cette
soirée, le Seigneur Jésus nous a été un modèle de cinq grandes vertus, savoir :
d'humilité, en lavant les pieds à ses Apôtres, ainsi qu'il vient d'être dit; de
charité, en instituant le sacrement de son Corps et de son Sang, et en
prononçant ce discours qui est tout plein d'enseignements de charité; de
patience, en supportant le traître ainsi que les opprobres dont il fut l'objet
quand il fut pris et conduit comme un voleur ; d'obéissance, en allant aux
tourments et à la mort par soumission à son Père ; d'oraison, en priant par
trois fois dans le jardin. Efforçons-nous de l'imiter en ces vertus. — Voilà
pour le second point.
En méditant le troisième, soyez
comme hors de vous à la vue de cette condescendance pleine d'amour, de cette
charité pleine de tendresse qui le porte à se livrer lui-même et à se laisser à
nous en nourriture. Lors donc qu'après avoir lavé les pieds à ses Apôtres, il se
fut assis de nouveau, voulant mettre fin aux institutions
401
et aux sacrifices de la loi, et commencer le Testament
nouveau, il se fait lui-même un sacrifice nouveau. Prenant du pain et élevant
les yeux au ciel, il établit le très-auguste sacrement de son corps, et, le
donnant à ses Disciples, il leur dit : « Ceci est mon corps, qui sera livré
pour vous (1). » Il fait de même pour le calice, en disant : « Ceci est
mon sang qui sera versé pour vous. » Pour Dieu , considérez avec attention
de quelle manière il accomplit avec soin, fidèlement et pieusement, toutes ces
choses, et comme il communie de ses propres mains cette famille bénie et
bien-aimée. Enfin, en souvenir de son amour, il ajoute : « Faites ceci en
mémoire de moi. » C'est là ce mémorial qui devrait embraser et enivrer tout
entière l'âme reconnaissante, lorsqu'elle s'en nourrit, soit dans la communion,
soit par une méditation fervente, et la transformer sans réserve en son Seigneur
lui-même, par la véhémence de son amour et de sa dévotion. Il ne pouvait nous
laisser rien de plus grand, de plus cher, de plus doux, de plus utile que
lui-même. En effet, celui que nous recevons dans le Sacrement, c'est le même
qui, ayant pris un corps et étant né de la Vierge, a souffert la mort pour nous
; le même qui ressuscitant et s'élevant glorieusement dans les cieux, est assis
à la droite de Dieu. C'est lui qui a créé le ciel et la terre et tout ce qu'ils
renferment; lui qui gouverne et régit tout; lui de qui dépend votre salut, en la
volonté et en la puissance duquel il est de vous donner ou de vous refuser la
gloire
402
éternelle. C'est lui qui est offert et vous est présenté
sous une hostie d'une faible grandeur. C'est Jésus-Christ notre Seigneur, le
Fils du Dieu vivant. — Voilà pour le troisième point.
Pour le quatrième, c'est le
comble inénarrable et surabondant de toutes les grâces. Considérez donc les
autres signes qu'il nous donne de sa charité. Il fait à ses Apôtres un discours
ravissant de beauté et de douceur, tout embrasé des ardeurs de l'amour.
Lorsqu'ils eurent communié, et l'infâme Judas avec eux, selon le sentiment de
saint Augustin (1), bien que, selon d'autres, il n'ait pas été présent au moment
de la communion, le Seigneur dit au même Judas : « Ce que vous avez à faire,
faites-le promptement » Aussitôt cet infortuné sort et s'en va trouver les
Princes des Prêtres à qui la veille il avait vendu son Maître pour trente pièces
d'argent, et il leur demande une compagnie de soldats afin de le prendre. C'est
pendant ce temps que Jésus l'ait à ses Apôtres le discours dont nous parlons. Je
choisis, pour nos méditations seulement, cinq choses de son abondance si
brillante, si utile et si digne de nos respects.
La première à méditer, c'est
comment, en leur prédisant sa séparation prochaine, il s'applique à les
fortifier (2). « Je n'ai plus que quelque temps à être avec vous, leur
disait-il, mais je ne vous laisserai pas orphelins. — Je m'en vais et
je reviens à vous. —Je vous verrai de nouveau, et votre coeur se
réjouira. » C'est en ces termes et autres semblables
403
que je ne fais que toucher, qu'il leur parlait, et ses
paroles allaient jusqu'à leur coeur et le pénétraient profondément, car tout ce
qui avait trait à cette séparation leur était intolérable.
La seconde chose à méditer en ce
discours, c'est la manière pleine d'amour et d'instance avec laquelle il les
instruit touchant la charité. Il leur dit à plusieurs reprises : « Le
commandement que je vous donne, c'est de vous aimer les uns les autres. C'est en
cela que tous connaîtront que vous êtes mes Disciples, si vous avez de l'amour
les uns pour les autres ; » et autres paroles semblables que vous pourrez
trouver plus abondamment dans le texte même de ce discours.
La troisième chose, c'est
l'avertissement qu'il leur donne touchant l'observation de ses commandements : «
Si vous m'aimez, observez mes commandements. — Si vous observez mes
commandements, vous demeurerez dans mon amour ; » et autres recommandations
pareilles.
La quatrième chose, c'est la
confiance qu'il leur inspire contre les tribulations qu'il prédit devoir leur
arriver : Vous aurez, leur disait-il, de grandes afflictions dans le
monde, mais ayez confiance : j'ai vaincu le monde. — Si le monde a pour vous de
la haine, sachez qu'il en a eu pour moi le premier. — Le monde se réjouira, et
vous serez dans la peine; mais votre tristesse se changera en joie (1). »
La cinquième chose à méditer en
ce discours, c'est
404
comment le Seigneur lui-même, élevant enfin ses yeux au
ciel, se tourne vers son Père en lui disant : « Mon Père, conservez ceux que
vous m'avez donnés. Lorsque j'étais avec eux, je les conservais moi-même ; mais
maintenant je viens à vous. Père saint, je prie pour eux ; ce n'est pas pour le
monde que je prie. Et ce n'est pas seulement pour eux, mais pour tous ceux qui
doivent croire en moi par eux. Mon Père, je désire que là où je suis, ceux que
vous m'avez donnés y soient, aussi avec moi, afin qu'ils contemplent ma gloire(1).»
Et autres paroles vraiment de nature à fendre le coeur.
Il est assurément étonnant que
les Apôtres, qui aimaient Jésus avec tant d'ardeur, aient pu continuer à vivre
en entendant un tel langage. Si donc vous examinez avec attention ce qui a été
dit en ce discours, si vous le repassez soigneusement dans vos méditations, et
si vous en savourez avec paix la douceur, vous pourrez avec raison être embrasée
en présence d'une telle condescendance, d'une telle bénignité, d'une telle
providence, d'une telle indulgence, d'une telle charité, et rie tout ce qu'il a
fait dans cette soirée. Considérez donc, pendant qu'il parle, comme il le fait
efficacement, pieusement, agréablement; comme il imprime dans le coeur de ses
apôtres tout ce qu'il leur dit; comme il les enivre de la douceur de sa présence
et de ses paroles. Voyez aussi les Apôtres, comme ils sont dans la douleur, la
tête baissée, les yeux pleins,de larmes; ils poussent des soupirs ; leur
tristesse est à
405
son comble. Aussi la Vérité elle-même en rend témoignage en
ces termes : « Parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse a rempli
votre cœur (1). » Regardez entre autres Jean, qui s'attache au Seigneur avec
plus d'amour. Voyez comme il tient ses regards fixés soigneusement et
attentivement sur son Bien-Aimé, comme il recueille toutes ses paroles avec une
anxiété pleine de tendresse. C'est lui seulement qui, en écrivant ces choses,
nous en a laissé un récit plus complet.
Cependant le Seigneur leur dit
encore: « Levez-vous, allons-nous en d'ici (2).» Oh! quelle frayeur les
pénétra à ce moment! Ils ne savaient, ni où aller, ni comment ils s'en devaient
aller, car ils étaient tout tremblants sur leur séparation d'avec Jésus.
Néanmoins il leur parla encore, et acheva son discours durant la route.
Considérez donc les Disciples
marchant avec lui et à sa suite. Voyez comme chacun s'approche de lui le plus
près possible, comme ils s'avancent en groupe, ainsi que nous voyons les
poussins suivre leur mère ; comme ils le poussent, tantôt l'un, tantôt l'autre,
par le désir d'être plus près de lui et d'entendre ses paroles. Pour jésus, il
souffrait cela volontiers de leur part. Enfin, tous les mystères étant
accomplis, il se dirige avec eux vers le jardin qui est au delà du torrent de
Cédron, et c'est là qu'il attend le traître et les hommes armés qui devaient le
prendre.
406
C'est maintenant qu'il nous faut
traiter de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Celui donc qui désire se
glorifier en cette passion et en la Croix du Sauveur, doit s'y appliquer avec
persévérance, par une profonde méditation du cœur ; car, les mystères et toutes
les choses qui s'y sont accomplies, si on les considère avec un regard attentif
de l'âme, sont propres à changer, j'en suis convaincu, en un homme nouveau celui
qui les méditera. En effet, l'homme qui s'appliquera à cet examen, dans le plus
profond de son coeur, dans le plus intime de ses entrailles, y découvrira une
foule de chemins inconnus, par lesquels il arrivera à une compassion nouvelle
et, par conséquent, à un état nouveau; et tout cela deviendra pour lui un
présage et comme un avant-goût de la gloire. Or, pour atteindre à cet état, je
crois, dans mon ignorance et je. le dis en balbutiant, je crois qu'il faut
tourner vers la Passion du Seigneur toute la vigueur de son esprit, l'oeil
vigilant de son cœur, et mettre de côté tout autre soin; je crois qu'il faut se
regarder comme si l'on était présent à toutes et à chacune des choses qui ont
lieu en la Passion, la croix et le crucifiement de Jésus, et agir en cela avec,
affection, diligence, amour et
407
persévérance. Si donc vous avez apporté une attention
sérieuse à ce qui vous a été dit sur la vie du Sauveur, je vous exhorte
maintenant à redoubler de vigilance, à appliquer votre esprit. tout entier et. à
employer tout votre courage, car c'est ici que se montre surtout cette charité
qui devrait, embraser totalement nos coeurs. Recevez tout ce que je vous dirai
en la manière accoutumée, c'est-à-dire, qu'on peut le méditer selon que je le
raconte ; car je nie propose, en cet ouvrage de n'affirmer aucune chose qui ne
soit affirmée ou enseignée par la Sainte Écriture, ou par la parole des Saints,
ou les sentiments reçus dans l'Église.
Or, il me semble très-juste de
dire que non-seulement ce crucifiement terrible et mortel du Seigneur, mais
encore tout ce qui l'a précédé, est de nature à inspirer, dans le plus haut
degré, la compassion, l'amertume et l'étonnement. En effet, quel sujet de
réflexion, de penser que depuis l'heure de la nuit où il fui, pris, jusqu'à la
sixième heure, oh il fut crucifié, Notre Seigneur, le Dieu béni sur toutes
choses, a été dans un combat continuel, dans des douleurs horribles, bibles
opprobres, les moqueries, les tourments? On ne lui donna pas même le plus léger
moment de repos. Mais quelle était cette guerre ? Quel ôtait ce combat ? Écoutez
et voyez.
L'un saisit le doux, le tendre,
le pieux Jésus ; un autre le lie, un autre se lève contre lui, un autre jette
des cris, un autre le pousse, un autre le blasphème, un autre lui crache au
visage, un autre le tourmente. un autre le promène autour de la troupe, un autre
l'interroge,
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un autre cherche contre lui des témoins de mensonge, un
autre s'associe à ces recherches, un autre rend contre lui un faux témoignage,
un autre l'accuse, un autre le tourne en dérision, un autre lui voile les yeux,
un autre frappe sa face vénérable, un autre lui donne des soufflets, un autre le
conduit à la colonne, un autre le dépouille, un autre le bat pendant qu'on le
conduit, un autre s'empare de lui pour le tourmenter d'une manière insultante,
un autre l'attache à la colonne, un autre se précipite contre lui, un autre le
flagelle, un autre le couvre de la pourpre par mépris, un autre le couronne
d'épines, un autre met en sa main un roseau, un autre prend ce roseau avec
fureur pour en frapper sa tête couverte d’épines, un autre fléchit le genou
devant lui par moquerie, un autre tourne en dérision ces génuflexions, et autres
opprobres dont il est l'objet. On l'emmène, on le ramène, on le couvre de
crachats, on le rejette, on le tourne et on le retourne çà et là comme un
insensé, comme un homme stupide et idiot, et même comme un voleur et un
malfaiteur très-coupable. Tantôt c'est chez Anne, tantôt chez Caïphe, tantôt
chez Pilate, tantôt chez Hérode, et puis encore chez Pilate ; et là, tantôt à
l'intérieur, tantôt au dehors qu'on le conduit et qu'on l'entraîne. O mon Dieu !
qu'est-ce que tout cela ? Ne vous semble-t-il pas que ce soit une guerre,
très-dure, très-amère, une guerre continuelle et formidable ? Mais attendez un
peu, et vous verrez des choses plus dures encore.
Contre lui sont là, sans se
rebuter, les Princes des Prêtres, les Pharisiens, les Anciens du peuple et une
409
foule nombreuse. Tous crient unanimement : Qu'il soit
crucifié. Sur ses épaules, déjà meurtries et déchirées, est placée la croix
sur laquelle on doit le clouer. De tous côtés accourent en même temps et les
habitants de la ville. et les étrangers, les grands, la populace, les gens
perdus de moeurs. Ils viennent, non pour compatir, mais pour se moquer
indignement. Il n'est personne qui le reconnaisse, mais tous, avec fureur, lui
jettent de la boue et autres immondices, le tourmentent, et, tandis qu'il porte
son fardeau d'ignominie, le font le sujet de leurs plaisanteries. Ceux qui
étaient assis à la porte de la ville parlaient coutre lui, et ceux qui se
gorgeaient de vin, le chantaient avec dérision (1). Il est poussé et
tourmenté ; on l'entraîne , on le précipite, et, après avoir été ainsi flagellé,
accablé de fatigue, tout brisé et saturé d'opprobres au delà de tout ce qui peut
s'imaginer, on ne lui permet pas de se reposer, on ne lui donne aucun sursis ;
c'est à peine s'il peut respirer jusqu'à ce qu'il soit parvenu au Calvaire, à ce
lieu immonde et fétide. Et toutes ces choses s'accomplissent avec emportement et
fureur. C'est au Calvaire seulement qu'on met fin à cette guerre dont nous
parlons, et que le repos y succède ; mais ce repos est plus dur encore que la
guerre : c'est le crucifiement, c'est le lit de douleur.
Voilà quel est son repos. Vous
voyez donc quelle longue et cruelle guerre le Seigneur a eu à souffrir jusqu'à
la sixième heure. Les eaux ont véritablement pénétré jusqu'à son âme; il a
410
été environné par des chiens nombreux , terribles,
puissants et féroces; il a été assiégé par l'assemblée des méchants, qui ont
cruellement aiguisé contre lui, à l'instar d'un glaive à deux tranchants, et
leurs langues et leurs mains (1).
Ce qui vient d'être dit semble
devoir suffire pour exprimer ce que nous avions à présenter en abrégé touchant
la Passion du Seigneur pour les trois premières heures, jusqu'à sexte,
c'est-à-dire pour Matines, Prime, et Tierce. Mais ce n'est pas ainsi, ce n'est
pas aussi légèrement que nous devons nous occuper de l'amertume si grande et des
peines du Sauveur. C'est pourquoi reportez vos yeux sur cet objet et redoublez
d'attention, car il nous reste encore à faire de grandes et nombreuses
considérations , des méditations profondément émouvantes et pieuses, pourvu,
toutefois, que vous vous appliquiez à vous rendre présente à ce qui se passe,
selon que je vous l'ai dit. Tout ce que nous venons de voir n'est qu'un aperçu
général. Voyons maintenant avec le plus grand soin chaque chose en particulier.
Nous ne devons pas nous ennuyer de méditer ce que le Seigneur lui-même ne s'est
point ennuyé de souffrir.
Reprenez donc ces méditations
depuis le commencement de la Passion et poursuivez-les avec ordre jusqu'à la
fin. Je ne toucherai qu'un peu chaque sujet selon qu'il me semblera nécessaire ;
mais pour vous, vous y appliquerez votre esprit à de plus longs développements,
selon qu'il vous plaira et que le Seigneur lui-même vous donnera de le faire.
Soyez donc aussi attentive à chaque circonstance que si vous étiez là présente,
et considérez votre Sauveur lorsque, sortant de la Cène et ayant terminé son
discours, il va dans le jardin avec ses Disciples. Enfin, entrez-y avec lui et
remarquez comment il parle à ses Apôtres avec affection, bonté et cordialité, et
les exhorte à prier ; comment lui-même, s'avançant un peu plus loin,
c'est-à-dire à la distance d'un jet de pierre, il se mit à genoux avec humilité
et révérence, et s'adresse à son Père. Arrêtez-vous un peu ici et repassez
pieusement en votre âme les merveilles du Seigneur votre Dieu.
Jésus prie maintenant. Nous
l'avons vu déjà prier en maintes circonstances , mais alors c'était pour nous
qu'il élevait la voix, et comme notre avocat; à cette heure, c'est pour
lui-même. Témoignez-lui votre compassion et admirez sa très-profonde humilité.
Bien qu'il soit, comme Dieu, coéternel et égal à son Père, il
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semble oublier sa divinité, il prie comme un homme, il se
tient, en sa prière, devant le Seigneur, comme le dernier d'entre son peuple.
Considérez sa
parfaite obéissance. Que demande-t-il ? Il prie son Père d'éloigner de lui
l'heure de sa mort, c'est-à-dire qu'il lui serait agréable de ne point mourir,
si tel était le bon plaisir de son Père; et il n'est pas exaucé; je veux dire
selon quelqu'une des volontés qui étaient en lui, car, qu'il y en eût plusieurs
alors, c'est ce que je montrerai bientôt. Et ici, compatissez-lui en voyant que
son Père veut irrémissiblement qu'il meure, et qu'il ne l'a pas épargné, bien
qu'il fût son fils unique, réel et véritable, mais qu'il l'a livré de la sorte
pour notre commun salut ; car il a tant aimé le monde, qu'il lui a donné son
Fils unique (1). Quant au Seigneur Jésus, il reçoit ce commandement et
l'accomplit avec tout le respect possible.
Voyez maintenant, en troisième
lieu, la charité indicible, tant du Père que du Fils à notre égard, charité
vraiment digne de notre compassion, de notre admiration et de nos hommages les
plus respectueux. C'est par amour pour nous que cette mort est ordonnée, c'est
également par un excès d'amour envers nous qu'elle est endurée.
Le Seigneur Jésus prie donc
longuement son Père en lui disant : « O mon Père! vous qui êtes plein de
clémence, je vous supplie d'exaucer ma prière et de ne pas mépriser ma
supplication. Regardez-moi favorablement et exaucez-moi, car j'ai été rempli de
413
tristesse dans la pensée de mes misères (1) Mon esprit. a
été plongé dans l'anxiété, et mon coeur tout pénétré de trouble. Inclinez donc
votre oreille sers moi, et soyez attentif à la voix de mes soupirs. Il vous a
plu, ô mon Père, de m'envoyer dans le monde pour expier l'injure que vous avez
reçue de l'homme. Aussitôt que votre volonté me fut manifestée, je me suis écrié
: Je vais l'accomplir ; et comme il est écrit au commencement de votre
loi que je ferais votre volonté, ainsi l'ai-je voulu. J'ai annoncé votre vérité
et votre salut. J'ai été pauvre et dans les peines depuis ma jeunesse en faisant
votre volonté, et tout ce que vous m'avez ordonné, je l'ai exécuté. Je suis prêt
à accomplir encore ce qui reste. Si cependant, ô mon Père, cela est possible,
éloignez de moi une amertume aussi effroyable que celle qui m'est préparée par
mes ennemis. D'où vient, ô mon Père, d'où vient qu'ils ont contre moi tant de
haine, qu'ils forment contre ma personne tant et de si terribles accusations,
qu'ils ont résolu, en conséquence, de m'arracher la vie ? O Père saint, si j'ai
l'ait ce dont ils m'accusent, si l'iniquité a souillé mes mains, si j'ai rendu à
mes ennemis le mal pour le mal, il est juste que je succombe sous leurs efforts,
que je sois sans force en leur présence (2). Mais tout ce qui vous a été
agréable, je me suis appliqué à le faire en tout temps. Pour eux, ils m'ont
rendu le mal pour le bien ; ils ont répondu à mon amour par la haine (3). Ils
ont corrompu mon disciple
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et ils l'ont mis à leur tête pour consommer ma ruine. Ils
lui ont compté trente pièces d'argent en récompense de ce qu'il ferait contre
moi, et voilà le prix auquel ils m'ont évalué!
« Oh ! je vous en prie, mon
Père, éloignez de moi ce calice. Cependant si vous jugez qu'il doive en être
autrement, que votre volonté se fasse et non la mienne (1). Mais levez-vous, ô
mon Père, pour me venir en aide ; hâtez-vous de me secourir, car alors rhème, ô
Père bien-aimé, qu'ils m'auraient méconnu comme votre Fils, au moins la vie
innocente que j'ai menée parmi eux, les bienfaits dont je les ai comblés,
auraient dû empêcher leur cruauté contre moi. Car rappelez-vous que je me suis
tenu en votre présence pour vous parler en leur faveur, pour détourner d'eux
votre indignation. Hélas ! doit-on rendre le mal pour le bien ? Ils ont creusé
une fosse pour m'y faire périr, ils m'ont préparé la mort la plus ignominieuse
(2). Vous le voyez, ô mon Dieu; ne gardez pas le silence; ne vous retirez pas de
moi; car la tribulation est proche, et il n'est personne qui me vienne en aide.
Les voici en votre présence, ceux qui me persécutent, ceux qui en veillent à ma
vie. Mon coeur n'attend plus que l'opprobre et l'affliction (3).»
Alors le Seigneur Jésus revenant
à ses Apôtres, les éveille et les excite à prier. Ensuite il retourne une
seconde, puis une troisième fois à sa prière, et il prie en trois lieux
différents, éloignés les uns des autres
415
d'un jet de pierre, non tel qu'il pourrait être si l'on
déployait toute la force de son bras, mais connue on peut se figurer la distance
d'une pierre jetée sans effort, ou comme encore nous voyons la longueur de nos
maisons. Je le tiens d'un de nos frères qui a visité ces lieux, et l'on voit
encore, en ces divers endroits, des vestiges d'églises qui y furent bâties
autrefois.
Revenant donc à la prière une
seconde et une troisième fois, le Seigneur tint le même langage et ajouta : «
Mon Père, puisque vous l'avez décrété ainsi, puisqu'il faut que je subisse
irrémissiblement le supplice de la croix, que votre volonté soit faite. Mais je
vous recommande nia Mère bien-aimée et mes Disciples, que j'ai gardés moi-même
jusqu'à ce jour. Mon Père, soyez leur gardien à cette heure (1).» Et tandis
qu'il prolonge sa prière, voilà qu'au milieu de cette agonie ou de ce combat,
son sang très-précieux s'échappant de son corps, à la manière d'une sueur
abondante, coule jusque sur la terre.
Considérez-le maintenant et
voyez dans quelle angoisse son âme est plongée. Remarquez aussi, comme remède à
votre impatience, que le Seigneur prie par trois fois avant de recevoir une
réponse de son Père.
Or, tandis que la prière de
Jésus se prolongeait ainsi dans l'amertume, voilà que l'Ange du Seigneur, le
Prince de la milice céleste, Michel, se tient à ses côtés, le fortifiant et lui
disant : « Je vous salue, ô Jésus, mon Dieu! J'ai offert votre prière et votre
sueur de sang à votre Père en présence de toute la
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cour bienheureuse, et nous prosternant tous, nous l'avons
supplié d'éloigner de vous ce calice. Mais votre Père nous a répondu : «Jésus,
mon Fils bien-aimé, sait que la rédemption du genre humain que nous désirons si
vivement ne peut s'accomplir convenablement sans effusion de sang. C'est
pourquoi, s'il veut le salut des âmes, il faut qu'il subisse la mort pour elles.
Que choisissez-vous donc? » Alors le Seigneur répond à l'Ange : « Je veux, sans
hésiter, le salut des âmes, et ainsi je préfère, pour situer ces âmes que mon
Père a créées à son image, la mort à une vie qui n'opérerait pas leur salut. »
Et l'Ange reprend : « Ranimez-vous donc et agissez avec courage, car il convient
à celui qui est grand d'agir magnifiquement; à celui qui est magnanime, de
supporter ce qu'il y a de plus difficile. Les peines passeront bien vite et la
gloire leur succédera éternellement. Votre Père a dit qu'il serait toujours avec
vous, qu'il gardera votre Mère et vos Disciples, et qu'il vous les rendra sans
qu'ils aient eu rien à souffrir. »
Et l'humble Seigneur reçoit avec
respect et humilité cet encouragement de sa créature, se considérant connue un
peu abaissé au-dessous des Anges, tandis qu'il est dans cette vallée de
ténèbres. Il s'attristait comme homme, et c'est ainsi qu'il remercie l'Ange,
ainsi qu'il est fortifié par ses paroles et qu'il le prie de le recommander à
son Père et à la cour céleste. Il se lève donc de la prière pour la troisième
fois, tout. trempé de son sang. Contemplez-le s'essuyant le
417
visage, ou peut-être le lavant dans le torrent. Regardez
avec respect son affliction profonde et compatissez- du fond de votre cœur.
Assurément rien de ce que nous venons de voir n’eût pu lui arriver s'il n'eût
été en proie il la violence d'une immense douleur.
Les savants et les interprètes
disent que le Seigneur Jésus a prié son Père, moins par crainte des souffrances,
que par miséricorde pour un peuple qui se rendrait ainsi plus coupable, et parce
qu'il portait compassion aux Juifs dont sa mort cruelle allait causer la ruine.
En effet, ils devaient s'abstenir de le faire mourir, et parce qu'il était un
d'entre eux, et parce qu'il était soumis à leurs lois, et parce qu'il les
comblait des bienfaits les plus insignes alors qu'il priait pour leur salut,
disant à son Père : « Je ne refuse pas de mourir pour que la multitude des
Gentils vienne à la foi ! Mais si les Juifs doivent être plongés dans
l'aveuglement pour que les autres voient la lumière, que votre volonté
s'accomplisse et non la mienne. »
Il y eut alors en Jésus-Christ
quatre volontés : la volonté de la chair, qui ne voulait la mort en aucune
façon; la volonté des sens, qui murmurait et craignait; la volonté de la raison,
qui obéissait et consentait à tout; car selon Isaïe : « Il a été offert parce
qu'il l'a voulu lui-même (1)» Enfin il y eut en lui la volonté de la
Divinité, et c'est elle qui commandait, elle qui dictait la sentence. Comme donc
il était vraiment homme, en cette qualité il était plongé dans une angoisse
extrême. Aussi compatissez-lui du
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fond de votre âme; considérez et remarquez soigneusement
tous les actes et tous les sentiments qui règnent dans le coeur du Seigneur
votre Dieu.
Il vient donc à ses Apôtres et
leur dit : « Dormez maintenant et reposez-vous. » Et ils dormirent quelque temps
en cet endroit ; mais le bon Pasteur veillait à la garde de son troupeau. O
amour immense ! Vraiment il a aimé les siens jusqu'à la fin, puisque sous le
poids d'une pareille agonie il veille encore à leur repos. Il voyait de loin ses
ennemis qui venaient avec des flambeaux et des armes; et cependant il n'éveilla
ses Apôtres que lorsqu'ils furent proches et même tous près d'eux, et c'est
alors seulement qu'il leur dit : « C'est assez, levez-vous, car voilà que
celui qui doit me trahir approche. »
Pendant qu'il parlait encore,
l'infâme Judas, ce mercenaire abominable, arriva devant eux et l'embrassa. On
dit que c'était la coutume du Seigneur Jésus, lorsqu'il envoyait quelque part
ses Disciples, de les recevoir par un baiser à leur retour, et qu'ainsi ce fut
en employant ce signe que le traître le livra. Il précédait les autres, et en
arrivant il embrassa son Maître, comme s'il eût voulu lui dire : « Je ne fais
point partie de cette troupe armée, mais en revenant je vous donne le baiser
suivant l'usage et je vous dis : « Salut, Maître (1). »
Considérez bien attentivement le
Seigneur et fixez vos regards sur lui. Voyez avec quelle patience et quelle
bénignité il reçoit les embrassements et les
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baisers de Judas, de ce traître infortuné dont, peu
d'instants auparavant, il avait lavé les pieds et qu'il avait sustenté de la
nourriture la plus précieuse; comment il se laisse, prendre, lier, frapper et
conduire avec brutalité comme un malfaiteur et comme un homme impuissant à se
défendre; comment il compatit à ses Disciples qui viennent de prendre la fuite
et errent çà et là. Vous pouvez aussi considérer la douleur de cos mêmes
Apôtres; comment ils se retirent à contre-coeur en poussant des gémissements et
des soupirs, semblables à des orphelins que la terreur a glacés. Leur douleur
s'augmente de plus en plus en voyant leur Seigneur traité si indignement, ces
chiens furieux l'entraîner comme une victime, et lui, comme un agneau plein de
mansuétude, les suivre sans résistance Regardez comment ces scélérats le
conduisent à la bâte et avec inquiétude, depuis le torrent qui coule vers les
hauteurs contre Jérusalem. Il a les mains liées derrière le dos; il marche
dépouillé de sa tunique, vêtu d'une façon humiliante, la tête découverte, le
corps incliné par la fatigue, et on le fait avancer avec une célérité
impitoyable. Lorsqu'on le présente aux Princes des Prêtres, Anne et Caïphe, et
aux Anciens du peuple, qui étaient assemblés, ces hommes tressaillent connue un
lion qui a saisi sa proie. Ils le soumettent à un examen, se procurent de faux
témoins propres à le faire condamner, crachent sur sa face très-auguste, lui
voilent les yeux, le frappent à coups de poings, le soufflettent en lui disant :
« Prophétise qui t'a frappé ». Ils lui font subir des
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opprobres sans nombre qu'il endure sans jamais perdre
patience. Considérez-le en toutes ces choses, et témoignez-lui votre compassion.
Enfin, les Anciens se retirèrent
après l'avoir l'ait mettre dans une prison souterraine qui se trouvait en ces
lieux et qu'on peut voir encore, ou du moins ses traces ; on l'y enchaîna à une
colonne de pierre dont une pallie fut brisée dans la suite, et que l'on montre
encore, ainsi que je le tiens d'un de nos frères qui l'a vue. Ils enfermèrent
aussi avec lui quelques hommes armés pour le garder plus sûrement, et ceux-ci le
tourmentèrent pendant tout le reste de la nuit par leurs moqueries et leurs
insultes.
Regardez donc comment ces
téméraires et ces infâmes se répandent en injures contre lui. « Te croyais-tu
meilleur et plus sage que nos Princes ? Quelle folie était la tienne ? Tu ne
devais pas ouvrir la bouche contre eux. Comment as-tu osé agir comme tu as
fait ? Maintenant ta sagesse se montre au grand jour te voilà venu où tes
semblables ont coutume d'arriver. Tu guéri les la mort et, sans aucun doute, tu
la subiras. » Telles étaient les insultes que lui adressaient tour à tour ces
misérables durant toute la nuit, sans parler de tout ce qu'ils lui firent
souffrir.
Que croyez-vous, en effet, que
peuvent dire et faire de pareils hommes? Aussi est-il soumis, sans retenue ni
respect, aux opprobres les plus humiliants et les plus indignes. Mais voyez-le
maintenant : il garde le silence, plein de modestie et de patience; il est comme
s'il avait été surpris en crime flagrant; il tient
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ses regards fixés vers la terre. Compatissez-lui du plus
profond de votre coeur. O Seigneur ! en quelles mains êtes-vous tombé ? Combien
grande est votre patience! Vraiment celte heure est l'heure des ténèbres.
C'est ainsi qu'il demeure
debout, lié à cette colonne jusqu'au matin. Cependant Jean s'en va trouver
Marie, notre Souveraine, et ses compagnes qui étaient réunies dans la maison de
Madeleine, oit elles avaient fait la Pâque, et leur raconte tout ce qui est
arrivé au Seigneur et à ses Apôtres. Alors ce fut en cette maison des pleurs,
des gémissements et des cris indicibles. Contemplez ces saintes personnes et
compatissez-leur ; elles sont dans l'affliction la plus vive et dans la douleur
la plus extrême sur leur bien-aimé Seigneur, car elles voient bien et elles
croient, sans aucun doute, que l'heure de sa mort est arrivée. Enfin, Marie se
retire dans un coin et se met en prière. « Père très-vénérable, s'écrie-t-elle ,
Père très-pieux , Père rempli de miséricorde, je vous recommande mon très-cher
Fils. Ne soyez point cruel à son égard, Vous qui êtes bon pour tous les hommes.
Père éternel, Jésus , mon Fils, mourra-t-il? Cependant il n'a fait aucun mal. O
Père juste ! vous voulez la rédemption du genre humain, mais, je vous en
supplie, qu'elle se fasse d'une autre t'acon, car tout est possible à votre
volonté. Je sous en conjure donc, ô Père très-saint ! qu'il vous plaise que
Jésus, mon Fils, ne meure pas; délivrez-le des mains des pécheurs et
rendez-le-moi. Quant à lui , par obéissance et par respect pour vous, il ne fait
rien pour
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se tirer du danger. Il s'est abandonné lui-même, et il est
au milieu de ses ennemis comme un homme impuissant et sans force. Mais vous,
Seigneur, venez-lui en aide. » Telles étaient les prières et autres semblables
que notre Souveraine répandait de toute son âme, de toutes ses forces et au
milieu d'une amertume de coeur sans limites. Ayez pour elle de la compassion en
la voyant dans une telle affliction.
Or, le matin, de très-bonne
heure, les Princes des Prêtres et les Anciens du peuple revinrent et firent,
lier au Seigneur les mains derrière le dos, en lui disant : « Viens avec nous,
voleur; viens avec nous au tribunal ; c'est aujourd'hui que tes maléfices vont
trouver fin ; c'est tout à l'heure que ta sagesse va apparaître. » Et ils le
conduisirent à Pilate. Pour lui, il les suivait comme un coupable, bien qu'il
fût un Agneau plein d'innocence.
Lors donc que les saintes femmes
et sa Mère, en la compagnie de Jean, car elles aussi étaient sorties de grand
matin, lorsque, dis-je, ces saintes personnes l'eurent rencontré au coin d'une
rue, il est impossible de dire de quelle douleur elles fuient saisies en le
voyant conduit par une si grande multitude d'une façon si indigne et si barbare.
Celte rencontre fut, de
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part et d'autre, la cause d'une affliction immense. Car le
Seigneur éprouvait une peine cuisante par la compassion qu'il portait aux siens
et surtout à sa Mère, et il savait que toutes ces personnes ressentaient de son
état une amertume telle qu'elle était suffisante pour leur causer la mort.
Considérez donc et regardez attentivement chaque chose, car tout est propre ou
plutôt rien ne saurait être plus propre à inspirer la compassion.
(1) Il est donc conduit à Pilate
et ces femmes le suivent de loin, car il leur est impossible de l'approcher. On
l’accuse sur une foule de points, et Pilate l'envoie à Hérode. Or, Hérode qui
désirait vivement le voir à cause de ses miracles, en fut dans la joie ; mais il
ne put obtenir de lui ni miracle, ni parole. Le considérant donc comme un fou,
il le fit vêtir, par dérision, d'une robe blanche, et le renvoya à Pilate. Et
ainsi voyez comment il est traité par tout le monde, non-seulement comme un
malfaiteur, mais comme un insensé. Quant à lui, il supportait tout avec une
patience inaltérable. Considérez-le aussi tandis qu'on le mène et qu'on le
ramène; considérez-le s'avançant la tête baissée avec modestie, écoutant les
cris, les injures, les mépris de cette multitude, recevant peut-être des coups
de pierre et les souillures d'autres immondices. Considérez aussi sa Mère et ses
Disciples qui se tiennent au loin et le suivent dans l'accablement d'un chagrin
inénarrable. L'ayant ramené à Pilate, ces chiens furieux
424
poursuivent leurs accusations avec une audace et une
constance infatigables. Quant à Pilate, ne trouvant en lui aucune cause de mort,
il faisait ses efforts pour le délivrer. Il dit donc : « Je le châtierai et
je le renverrai.» O Pilate! tu châties ton Seigneur! Tu agis sans
discernement, car il ne mérite ni la mort, ni les fouets. Que ta conduite serait
plus sage si tu la corrigeais selon qu'il le désire ! Il ordonna qu'on le
flagellât très-cruellement.
Le Seigneur est donc dépouillé ;
on l'attache à une colonne et on le flagelle de diverses manières. Lui, jeune,
bien fait, plein de modestie, le plus beau des enfants des hommes (1), se
tient nu aux yeux de tous les spectateurs. Cette chair très-innocente, délicate,
très-pure et brillante de beauté reçoit les coups douloureux et sanglants de ces
infâmes. Ce corps, la fleur de toute chair et de toute la nature humaine, est
couvert de coups et de blessures. De toutes parts coule son sang royal. On
ajoute plaie sur plaie, meurtrissure sur meurtrissure; on renouvelle, on rend
plus profonde sa douleur jusqu'à ce qu'enfin les bourreaux et ceux qui les
surveillaient étant fatigués, on ordonne de le détacher. Or la colonne à
laquelle il fut lié porte les traces de son sang, ainsi qu'on le lit dans
plusieurs histoires. Considérez-le ici soigneusement et longtemps ; et si vous
n'éprouvez aucune compassion, croyez bien que vous avez un coeur de rocher.
C'est alors que fut accompli ce que dit Isaïe : « Nous l'avons vu, et il
n'avait plus aucune forme. Nous
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l'avons regardé comme un lépreux, comme un homme que
Dieu a frappé (1). » O Seigneur Jésus ! quel fut l'audacieux, quel fut le
téméraire qui vous dépouilla : Quels furent les hommes plus audacieux: encore
qui vous lièrent? Quels furent ces hommes dont l'audace passe toute limite , qui
vous flagellèrent si cruellement? O soleil de justice! vous avez voilé vos
rayons, et les ténèbres se sont faites; elles ont eu la puissance en main, elles
vous ont surpassé en puissance. C'est votre amour et notre iniquité qui vous ont
rendu si faible. Que maudite soit cette iniquité si affreuse qui vous plonge
dans un tel tourment !
Le Seigneur étant détaché de la
colonne, on le conduit ainsi nu, ainsi flagellé, par la maison, pour qu'il
recueille ses vêtements, que ceux qui l'avaient dépouillé avaient jetés de côté
et d'autre. Considérez-le dans cette peine horrible et tremblant d'une façon
pitoyable , car il faisait froid, comme le dit l'Évangile. Lorsqu'il veut se
couvrir de ces vêtements, quelques-uns des plus impies s'y opposent en disant à
Pilate : « Seigneur, cet homme s'est dit roi; revêtons-le et couronnons-le à
la royale. » Alors prenant un manteau de soie rouge et dégoûtant, ils l'en
couvrent et lui mettent sur la tête une couronne d'épines. Regardez-le donc en
ces diverses circonstances et en chacun de ses tourments; il se soumet à tout;
il endure tout ce qu'ils veulent lui faire souffrir. Il reçoit la pourpre, il
porte sur sa tête la couronne d'épines, il tient en sa main le roseau, et
pendant qu'ils
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fléchissent le genou et le saluent comme roi, il se tait et
garde le silence avec une patience inaltérable.
Considérez-le maintenant dans
l'amertume de votre coeur. Voyez surtout sa tête couverte d'épines, que l'on
frappe sans cesse avec le roseau. Voyez son cou qui s'affaisse sous le poids
d'une douleur incroyable, alors qu'on le meurtrit sans pitié. Les épines
perçaient cruellement sa tète vénérable; son corps était couvert du sang qui en
ruisselait. O malheureux ! comme cette tête royale que vous frappez à cette
heure vous apparaîtra terrible un jour !
Or, ils se moquaient de lui
comme d'un roi qui veut régner et qui ne le saurait faire. Pour lui, il endure
tout de leur barbarie poussée à l'excès. Mais ce n'était pas assez d'avoir
rassemblé toute la cohorte; afin d'augmenter sa confusion, ils le conduisirent
devant Pilate et devant tout le peuple après en avoir fait l'objet de leurs
dérisions; et ainsi il parait. couvert d'un vêtement de pourpre et portant en
tête la couronne d'épines. Pour Dieu, regardez comment il se tient la tête
baissée devant celte multitude qui vocifère et qui crie : Crucifiez-le ;
devant cette foule qui ajoute à ses cris les insultes et les moqueries, comme si
elle eût possédé une sagesse plus grande que la sienne, et qui déclare combien
il a été insensé d'avoir agi comme il a fait contre les Princes des Prêtres et
les Pharisiens qui l'ont fait revêtir de la sorte et qui le conduisent à une
telle fin. Ainsi ce ne sont pas seulement les douleurs et les tourments, mais
les opprobres qu'il reçoit de leur part.
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Toute la multitude du peuple
Juif demande donc que Jésus soit crucifié, et ainsi il est condamné à mort par
Pilate, son juge infortuné. On ne se rappelle plus ses bienfaits ni ses
miracles; on n'est point touché de son innocence, et, ce qui semble cruel, on ne
recule point en arrière en considération des peines qu'on lui a déjà fait subir.
Mais les Princes des Prêtres et les Anciens du peuple sont au comble de la joie
en voyant leurs projets pervers mis à exécution. Ils font l'objet de leurs
dérisions et de leurs moqueries de celui qui est le Dieu véritable et éternel,
et ils pressent sa mort. On le ramène donc à l'intérieur du palais, on le
dépouille de la pourpre ; il demeure nu en présence de tout le monde et on lui
permet de reprendre ses vêtements.
Arrêtez ici votre attention et
considérez le corps du Sauveur en ses diverses parties. Et afin de lui compatir
plus intimement, afin de trouver en même temps une nourriture abondante à votre
aune, détournez un peu les yeux de sa divinité, regardez seulement l’humanité,
et vous verrez un jeune homme plein de beauté, de noblesse, d'innocence,
d'amabilité, mais déchiré tout entier par la flagellation, tout couvert de sang
et de plaies. Vous le verrez recueillant ses vêtements dispersés
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ça et lit et s'en revêtant avec modestie, honte et
confusion, en la présence de ses bourreaux qui se moquent de lui, et il vous
semblera le plus faible des hommes, un homme abandonné de Dieu et privé de tout
secours. Regardez-le avec attention et laissez-vous toucher de compassion, de
pitié ; il ramasse ses vêtements l'un après l'autre et s'en revêt en présence de
ces misérables.
Revenez ensuite à la Divinité et
considérez celte immense, éternelle, incompréhensible et toute-puissante majesté
incarnée qui s'incline humblement, s'abaisse jusqu'à terre, relève ses
vêtements, s'en couvre avec honte et confusion, comme s'il n'était que le plus
vil des hommes, et même un esclave devenu la possession de ceux qui sont
présents et qu'on punit et châtie pour quelque faute. Considérez-le donc
attentivement et admirez son humilité. Vous pouvez également, en lui exprimant
la pitié que ces récits vous inspirent, le contempler lié à la colonne et
flagellé avec une aussi horrible barbarie. Après avoir repris ses vêtements on
le conduit dehors pour ne point différer sa mort plus longtemps; et alors on
place sur ses épaules le bois vénérable de la croix, bois long, gros et pesant,
que l'Agneau plein de mansuétude revoit et porte sans murmurer. C'est un
sentiment appuyé sur plusieurs ouvrages, que la croix du Seigneur avait quinze
pieds de hauteur. Sans tarder on le conduit, on le presse, on l'accable
d'opprobres, de la manière que je vous ai dit plus haut en la méditation pour
l'heure de Matines. Or, on le fait
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sortie avec ses compagnons, c'est-à-dire avec deux voleurs.
Voilà sa société. O bon Jésus! de quelle confusion vous couvrent ces amis! On
vous associe des voleurs ! Et pourtant, en imposant à vos épaules de porter la
croix, ou vous traite d'une façon plus humiliante encore, et l'on ne dit rien de
semblable pour les voleurs eux-mêmes. Ainsi non-seulement il a été mis au
rang des scélérats, selon la parole d’Isaïe (1), mais il a été regardé
comme le plus indigne entre les voleurs. O Seigneur! Votre patience est vraiment
ineffable !
Considérez donc bien comment il
s'avance, courbé sous sa croix, et comme il est hors d'haleine. Compatissez-lui
autant que vous le pourrez, en voyant ses angoisses si nombreuses et les
insultes qui recommencent contre lui. Et comme sa mère vraiment accablée
d'amertume ne pouvait l'approcher ni le voir à cause de la multitude immense qui
s'était rassemblée là, elle s'en alla avec saint Jean et ses compagnons par un
nuire chemin plus court afin de devancer la foule, et d'arriver jusqu'à lui. Or,
lorsque après avoir passé la porte ide la ville elle se trouva à sa rencontre,
au débouché de plusieurs rues, et qu'elle le vit chargé d'un bois si énorme ( ce
qu'elle n'avait point aperçu jusqu'à ce moment), elle faillit perdre la vie de
douleur et devint incapable de prononcer une parole. Le Seigneur ne put, de son
côté, rien lui dire non plus, parce qu'il était pressé par ceux qui le
conduisaient à grande hâte à la mort. Cependant ayant fait encore
430
quelques pas il se tourne vers les femmes qui pleuraient,
et leur dit : Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais sur vous
(1)… et le reste comme il est rapport; plus longuement dans l'Évangile.
On voit encore, en ces deux
endroits, les traces d'églises qui y furent construites pour conserver aux
hommes le souvenir de ces laits, selon que je le tiens d'un de nos frères qui y
est allé. Le même frère m'a dit aussi que la montagne du Calvaire était éloignée
de la porte de la ville, comme notre monastère l'est de la porte de
Saint-Germain. Le chemin parcouru par le Seigneur portant sa croit était donc
d'une longueur excessive. Aussi, lorsqu'il se fut avancé encore un peu, il se
trouva tellement fatigué et abattu, que, ne pouvant plus porter sa Croix, il la
déposa. Mais ces hommes pervers, ne voulant point différer sa mort dans la
crainte que Pilate ne révoquai la sentence, car il avait monte; la volonté de le
renvoyer, ces hommes, dis-je, forcèrent un autre de la porter à sa place, et,
après que Jésus eut été ainsi déchargé, ils le conduisirent au Calvaire, lié
comme un voleur.
Maintenant, je vous le demande,
tout ce que vous venez de méditer de ses souffrances à Matines, Prime et Tierce,
et cela en dehors de son crucifiement, ne vous semble-t-il pas renfermer les
douleurs les plus acerbes et les plus amères, aussi bien que les horreurs les
plus étonnantes? Je suis persuadé, sans aucun doute, que tous ces motifs sont de
nature, non-seulement à produire la compassion, mais encore à causer
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une vive peine. Je crois donc que c'est assez vous avoir
parlé de ce qui a rapport à ces trois heures. Voyons à présent ce qui s'est
passé au crucifiement et à la mort, c'est-à-dire à la sixième et à la neuvième
heure. Ensuite nous verrons ce qui arriva après la mort, c'est-à-dire à l'heure
de vêpres et de complies.
Le Seigneur Jésus, conduit par
les impies, arriva enfin à la montagne immonde du Calvaire, où vous pouvez
considérer les ouvriers d'iniquité s'empressant d'agir de tous côtés selon la
malice de leur coeur. Fixez tous les regards de votre esprit sur ce qui se passe
comme si vous y étiez réellement en personne ; re-présentez-vous avec le plus
grand soin tout ce qui se fait contre votre Seigneur, et tout ce qu'il dit et
fait lui-même. Voyez des yeux de votre âme l'un qui plante la croix, un autre
qui prépare les clous et les marteaux, un autre qui dispose une échelle et les
autres instruments, un autre qui règle tout ce qu'on doit faire, un autre,
enfin, qui dépouille le Sauveur, car on le dépouille encore. Il apparaît nu pour
la troisième fois en présence de cette multitude, et. l'on renouvelle ses
blessures en arrachant ses vêtements collés à sa chair. C'est alors que Marie
voit pour la première fois son Fils semblable à un captif, et, comme tel, prêt à
subir
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une mort barbare. Elle en conçoit une tristesse qui passe
toute mesure, et elle est couverte de confusion en l'apercevant totalement
dépouillé, car on ne lui a pas même laissé ses vêtements de dessous. Elle
s'élance donc d'un trait, s'approche de son Fils, l'embrasse et enveloppe sa
nudité du voile qui couvrait sa tête. Oh! dans quelle amertume son âme est
plongée ! Je ne crois pas qu'elle ait pu alors lui adresser une parole. Si il
lui eût été libre de faire plus, sans doute la volonté ne lui eût. pas manqué,
mais elle était dans l'impossibilité de lui venir davantage en aide. Car il est
arraché de ses mains avec fureur au pied même de la Croix.
Considérez
soigneusement comment cette croix est disposée; deux échelles sont dresses,
l'une par derrière, au bras droit, l'autre au bras gaucho, et les infimes y
montent avec les clous et les marteaux. On place en avant une autre échelle qui
atteint l'endroit où doivent être attachés les pieds. Observez maintenant chaque
chose. Le Seigneur Jésus est forcé de monter vers la croix, au moyen de cette
petite échelle, et il se soumet sans résistance ni contradiction à tout ce
qu'ils veulent. Lors donc qu'il est arrivé à la croix, il se tourne, ouvre ses
bras royaux, étend ses mains pleines de beauté elles offre à ses bourreaux. Il
regarde le ciel et dit à son père : « Enfin me voici en ce lieu, ô mon père;
vous avez voulu m'humilier jusqu'au supplice de la croix pour l'amour et le
salut du genre humain. Je l'accepte de grand coeur, et je m'offre pour ceux que
vous m'avez donnés et que vous avez
433
voulu rendre mes frères. Acceptez donc aussi, vous, mon
Père, ce sacrifice, et désormais soyez facile à apaiser par amour pour moi.
Effacez les taches anciennes dont tous les hommes sont souillés; éloignez-les
d'eux ; c'est pour eux que je m'offre à vous, ô mon Père. »
Cependant celui qui est derrière
la croix saisit la main droite et la cloue fortement au bois. Ensuite celui qui
est à l'autre extrémité prend la main gauche, la tire et l'étend autant qu'il le
peut, y place un clou, le frappe et l'enfonce dans la croix. Puis il descend et
l'on écarte les échelles. Le Seigneur demeure suspendu de toute la pesanteur de
son corps, qui l'entraîne en bas, et il n'est soutenu que par les clous qui lui
transpercent les mains. Alors un troisième arrive et le tire par les pieds de
toutes ses forces; et après qu'il a été ainsi étendu, un autre vient et les lui
perce au moyen d'un clou énorme.
Il y en a pourtant qui croient
que ce n'est point de cette manière que le Seigneur fut crucifié , mais que la
croix demeura couchée sur le sol, et qu'après qu'il y eut été attaché, on
l'éleva et on la fixa en terre. Si cela vous plaît mieux, voyez de quelle façon
on le prend pour le plus vil des misérables, comme on le renverse avec fureur
sur la croix, comme on saisit ses bras et comme après les avoir étendus avec
violence, on les cloue cruellement à la croix. Contemplez de la même manière ce
qui se passe pour ses pieds que l'on tire sans pitié le plus qu'il est possible.
Voilà le Seigneur Jésus
crucifié, et il est étendu sur
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la croix avec une telle violence, que tous ses ossements
pourraient être comptés, ainsi qu'il s'en plaint lui-même par le Prophète (1).
Des ruisseaux de son sang vénérable coulent de ses cruelles blessures, et il est
dans une gêne telle qu'il ne peut faire aucun mouvement, si ce n'est de la tête.
Ces trois clous soutiennent tout le poids de son corps; il endure les douleurs
les plus atroces, il est dans l'affliction au delà de tout ce qu'on peut dire,
de tout ce qu'un peut imaginer. Il est suspendu entre les deux voleurs. De
toutes parts, des peines; de toutes parts, des opprobres, des injures. Car,
malgré son oppression, on ne lui épargne aucune insulte ; les uns le blasphèment
en disant : « Va ! toi qui détruis le temple de Dieu! » d'autres en
s'écriant : « Il ne peut se sauver lui-même ; » et d'autres outrages sans
nombre, comme ces paroles : « S'il est le Fils de Dieu, qu'il descende de la
croix, afin que nous croyions en lui !» Quant aux soldats qui le
crucifièrent, ils partagèrent ses vêtements sous ses yeux.
Et tout cela se fait, tout cela
se dit en présence de sa Mère abreuvée de tristesse. La compassion qu'elle porte
à son Fils accroît la douleur de sa Passion, et réciproquement. Elle était
suspendue avec lui sur la Croix, et elle eût mieux aimé mourir avec lui que de
vivre plus longtemps. De toutes parts, ce sont des angoisses. On pourrait sentir
ces tourments, mais les raconter est chose totalement impossible. La Mère se
tenait auprès de la Croix de son Fils, ayant derrière elle la croix d'un voleur;
elle ne détournait point ses
435
yeux de dessus son Fils ; elle souffrait de chacun de ses
tourments, et elle priait son Père de toute l'ardeur de son âme. « Mon Père,
Dieu éternel, disait-elle, il vous a plu que mon Fils fût crucifié ; ce n'est
plus le temps de vous le redemander. Mais voyez dans quelle agonie son âme est
plongée. Je vous en conjure, adoucissez sa peine, s'il vous plaît. Mon Père, je
vous recommande mon Fils. » Le Fils priait de même pour sa Mère, et disait
silencieusement en son coeur : « Mon Père, vous voyez en quelle affliction est
ma Mère. C'est moi qui dois être crucifié et non pas elle ; cependant elle est
avec moi sur la Croix. C'est assez que j'y sois, moi qui suis chargé des péchés
de tout le peuple; mais pour elle, elle ne mérite rien de semblable. Voyez sa
désolation ; durant tout le jour, elle a été oppressée par la douleur (1). Je
vous la recommande; rendez-lui donc ses peines tolérables. »
Il y avait aussi auprès de la
Croix Jean et Madeleine, et les deux soeurs de la Mère de Jésus : Marie, mère de
Jacques, et Salomé et peut-être plusieurs autres encore. Tontes ces personnes ,
surtout Madeleine , la bien-aimée Disciple de Jésus, pleuraient amèrement sans
pouvoir se consoler de leur tendre Seigneur et Maître, et compatissaient à
Jésus, à sa Mère et à elles-mêmes. Leur douleur se renouvelait sans cesse, car
leur compassion était entretenue par les injures et les outrages qui venaient
ajouter un nouveau tourment à la Passion du Seigneur.
Le Seigneur, suspendu à la
Croix, n'y demeura pas oisif jusqu'au moment où son aine sortit de son corps ;
mais il y lit el. enseigna des choses d'une grande utilité pour nous. Ainsi, il
prononça sept paroles que nous trouvons écrites dans l'Évangile. La première fut
dans l'acte même de son crucifiement, lorsqu'il pria son Père pour ses bourreaux
en disant : « Mon Père, pardonner-leur, car ils ne savent ce qu'ils font
(1). » Cette parole nous est la preuve d'une grande patience et d'un grand
amour, et, en même temps elle exprime une charité ineffable.
La seconde parole fut à sa Mère,
lorsqu'il dit : « Femme, voilà votre fils ; » et à Jean : « voilà
votre mère (2)» Il ne lui donne pas le nom de mère, de peur que la tendresse
de son amour si ardent n'augmente sa couleur.
La troisième fut au larron
pénitent, lorsqu'il lui répondit : « Vous serez aujourd'hui avec moi dans le
Paradis (3). »
La quatrième fut : « Eli,
Eli, lamma sabacthani ! C'est-à-dire : Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi
m'avez-vous abandonné (4) ? » C'est comme s'il eût dit : « Mon Père, vous
avez tant aimé le monde, qu'en me
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sacrifiant pour lui, vous sembler m'avoir abandonné.
»
La cinquième fut lorsqu'il dit :
« J'ai soif (1). » Cette parole fut, pour sa Mère, les Saintes femmes et
Jean, la cause d'une grande compassion, et, pour ces barbares, la source d'une
grande joie. Car, bien qu'on puisse expliquer cette soif du salut des aunes
qu'il désirait avec ardeur, cependant il eut soif véritablement, car l'effusion
de son sang l'avait desséché et rendu tout brûlant. Et, comme ces hommes cruels
ne pouvaient plus imaginer comment il serait possible de lui nuire davantage,
ils saisirent avec empressement cette nouvelle occasion de le tourmenter. C'est
pourquoi ils lui offrirent à boire du vinaigre mêlé de fiel. Maudite soit leur
fureur, parce qu'elle fut opiniâtre, et qu'ils s'acharnèrent contre lui autant
qu'il fut en eux !
La sixième parole fut : «
Tout est consommé (2). » Comme s'il eût dit : mon Père, j'ai accompli
parfaitement le commandement que j'ai reçu de vous. Commandez à votre Fils tout
ce qu'il vous plaira : je suis disposé à accomplir jusqu'au bout tout ce qui
peut s'offrir, car je suis prêt à subir tous les tourments (3). Mais tout ce qui
a été écrit de moi est consommé. Si telle est votre volonté, mon Père,
rappelez-moi à vous maintenant. « Et son Père lui répondit : « venez mon Fils
bien-aimé, vous avez bien fait toute chose, je ne veux point prolonger davantage
vos souffrances. Venez et je vous recevrai en mon sein, je nous presserai entre
mes bras. » Dès lors il commença à languir à la
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manière des mourants, tantôt fermant, tantôt ouvrant les
yeux, et à incliner la tête tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, ses forces
l'abandonnant tout-à-fait.
Enfin il ajouta une septième
parole en jetant un grand cri et en versant des larmes : « Mon Père,
dit-il, je remets mon esprit entre vos mains (1). » Et en prononçant ces
mots il rendit l'esprit, et baissant sa tête sur sa poitrine, devant son Père,
comme pour lui rendre grâces de ce qu'il le rappelait, il lui remit son âme. A
ce cri le centurion qui était lit se convertit, et dit en voyant qu'il avait
expiré en poussant un tel cri : Il était vraiment le Fils de Dieu (2).»
En effet les autres hommes au moment de leur mort sont impuissants à crier;
aussi il crut en lui. Or ce cri fut tel qu'il fut entendu jusqu'au fond des
enfers.
Oh ! en quel état se trouvait
l'âme de Marie, lorsqu'elle voyait son Fils si péniblement s'affaiblir, languir,
pleurer et mourir? Je crois qu'elle était absorbée dans la multitude de ses
angoisses et rendue comme insensible, ou bien qu'elle était demi-morte en ce
moment beaucoup plus que lorsqu'elle se trouva à sa rencontre pendant qu'il
portait sa croix. Mais que faisait Madeleine, la fidèle et bien-aimée Disciple ?
Que faisait Jean, chéri entre tous les autres? Que faisaient tes deux soeurs de
notre Souveraine ? Ou plutôt que pouvaient faire toutes ces saintes personnes
remplies d'amertume, abreuvées de douleurs, enivrées d'absinthe ? Toutes elles
versaient des larmes irrémédiables.
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Voilà donc le Seigneur suspendu
et mort sur la croix. Toute la foule se retire ; mais sa Mère accablée de
tristesse demeure en la compagnie de ces quatre personnes. Elles viennent se
placer auprès de la croix, contemplent leur bien-aimé, et attendent. que le ciel
leur vienne en aide pour avoir son corps et lui donner la sépulture.
Pour vous, si vous avez bien
contemplé votre Seigneur, vous pouvez remarquer que, depuis l'extrémité des
pieds jusqu'à la tête, il n'y a rien en lui qui soit sans blessures ; qu'il
n'est en son corps aucun membre, aucun sens, qui n'ait éprouvé l' affliction ou
la souffrance la plus extrême. Je vous ai retracé selon ma faiblesse et selon
qu'il m'a paru convenir pour le moment à votre peu de capacité, ce qui est
arrivé à la sixième et à la neuvième heure touchant le crucifiement et la mort
du Sauveur. De votre côté attachez-vous à toutes ces choses avec dévotion,
fidélité et sollicitude. — Maintenant parlons de ce qui a suivi sa mort.
Pendant que Marie, notre
vénérable Souveraine, Jean, Madeleine et les deux soeurs de la Mère de Jésus
demeuraient assis tous ensemble au pied de la Croix, les yeux fixés sans
interruption sur le Seigneur
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ainsi suspendu, ainsi crucifié entre deux voleurs, ainsi
nu, brisé par les tourments, mort et abandonné de tous, voilà que des hommes
aimés viennent en grand nombre de la ville au Calvaire. Ils étaient envoyés afin
de rompre les jambes à ceux qui avaient été crucifiés, de hâter leur mort, et de
les ensevelir, pour que leurs corps ne demeurassent point en croix pendant le
grand jour du Sabbat. Alors Marie et tous les autres se lèvent, regardent et
voient ces hommes qui s'approchent. Ils ne savent ce dont il peut s'agir; leur
douleur se renouvelle, leur crainte et leur effroi s'accroissent. Marie,
surtout, est remplie de frayeur; elle se tourne vers son Fils mort et lui dit :
« Mon Fils bien-aimé, pourquoi ces hommes reviennent-ils? Que veulent-ils vous
faire de plus? Ne vous ont-ils pas mis à mort ? Mon Fils, je pensais qu'ils
s'étaient rassasiés contre vous. Mais, je le vois bien, ils vous poursuivent
encore après votre mort. Mon Fils, je ne sais que faire ; je n'ai pu vous
défendre de la mort; cependant je viendrai et je me tiendrai à vos pieds auprès
de votre Croix. Mon Fils, priez votre Père de les apaiser; pour moi, je ferai ce
que je pourrai. » Et tous cinq s'en vont en pleurant et se placent auprès de la
Croix du Seigneur Jésus. Or, ces hommes arrivent avec fureur et grand bruit, et,
voyant que les voleurs vivent encore, ils leur brisent les jambes, achèvent de
les faire mourir, les détachent de leurs croix et les jettent précipitamment
dans la première fosse qui s'offre. Ils reviennent ensuite vers Jésus, mais
Marie craignant qu'ils ne traitent de même son Fils, et
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percée de douleur jusqu'au plus profond de son coeur, songe
à recourir aux armes qui lui sont propres, c'est-à-dire à l'humilité, qui était
innée en elle. Se mettant donc à genoux, les bras croisés sur sa poitrine, la
voix brisée par la douleur, elle leur parle ainsi : « O vous que j'appelle mes
frères! je vous en conjure au nom du Dieu Très-haut, veuillez ne pas m'affliger
davantage en la personne de mon Fils bien-aimé. C'est moi qui suis sa Mère
infortunée, et vous savez, mes frères, que jamais je ne vous ai offensés, que
jamais vous ne reçûtes de moi la moindre injure. Si mon Fils a paru opposé à vos
projets, vous vous en êtes vengés par sa mort. Pour moi, je vous pardonne toute
injure, toute offense, la mort même de mon Fils. Accordez-moi au moins cette
grâce que je vous demande, de ne point rompre ses membres, et permettez-moi de
l'ensevelir sans de nouvelles blessures. Il n'y a aucun motif de lui briser les
jambes, car vous voyez bien qu'il est mort et que c'en est fait de lui. Il y a
une heure déjà qu'il est sorti de ce monde. »
Or, Jean, Madeleine et les
soeurs de la Mère du Seigneur étaient à genoux avec elle et tous pleuraient
amèrement. O ma Reine! que faites-vous? Vous demeurez aux pieds des scélérats
les plus infâmes ; vous priez des hommes inexorables. Croyez-vous fléchir, par
la pitié, des barbares et des impies, et, par votre humilité, des coeurs remplis
d'orgueil? L'humilité est en abomination aux superbes ; vous vous fatiguez en
vain. En effet, l'un d'entre eux, nommé Longin, alors impie et orgueilleux ,
mais dans la suite chrétien,
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martyr et saint, Longin, méprisant leurs prières et leurs
supplications, et agitant de loin sa lance, ouvrit, par une blessure énorme, le
côté droit du Seigneur Jésus, et il en sortit du sang et de l'eau. Alors Marie
tomba demi-morte dans les bras de Madeleine; mais Jean, poussé par sa douleur,
reprenant courage, s'élève contre eux et. leur dit : « Hommes infâmes, pourquoi
commettre cette impiété ? Ne voyez-vous pas qu'il est mort? Vous voulez donc
aussi faire mourir sa Mère de douleur? Retirez-vous, car c'est nous qui
l'ensevelirons. » Alors il plut à Dieu qu'ils s'en allassent. Marie est rappelée
à elle, et, se relevant comme une personne qui sort du sommeil, elle demande ce
qu'on a fait de son Fils bien-aimé. On lui répond qu'on ne lui a rien fait de
plus. Ensuite elle soupire, se livre à l'angoisse, et, regardant son Fils chéri
, elle est altérée par une douleur mortelle.
Voyez-vous combien de lois elle
a subi la mort en ce jour? fluant de fois sans doute que son Fils a été l'objet
d'un nouvel outrage. Aussi a-t-elle vraiment ressenti tout ce que lui avait
prédit Siméon, lorsqu'il lui dit : « Pour vous, un glaive transpercera, votre
âme (1). » Aujourd'hui, le glaive de cette lance a vraiment percé le corps
du Fils et l'âme de la Mère.
Cependant tous reviennent se
placer de nouveau au pied de la Croix, ne sachant ce qu'ils doivent faire. Ils
ne peuvent descendre le corps ni l'ensevelir, car ils n'ont pas la force
suffisante, et ils ne possèdent aucun des instruments nécessaires pour le
détacher de
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la Croix. Us n'osent point se retirer et le laisser en cet
état ; d'un autre côté, ils ne sauraient demeurer longtemps, car la nuit.
approche. Vous voyez dans quel tourment ils sont plongés. O Dieu miséricordieux!
comment permettez-vous que celle qui vous est chère entre tous, celle qui est le
miroir du monde et le repos de nos coeurs, soit ainsi dans la tribulation? Il
serait bien temps qu'il lui frit donné de respirer un peu.
Cependant ils voient plusieurs
personnes qui s'en viennent par le chemin. C'étaient Joseph d'Arimathie et
Nicodème, amenant avec eux quelques uns lie leurs gens. Ils arrivaient munis
d'instruments pour descendre le corps de la croix, apportaient avec eux environ
cent livres de myrrhe et d'aloès, et ils venaient pour ensevelir le Seigneur.
Aussitôt tous se lèvent, saisis d'une crainte terrible. O Dieu ! combien grande
est l'affliction de ce jour ! Mais Jean regardant attentivement, dit : « Je
reconnais parmi ces hommes, Joseph et Nicodème. » Alors Marie, reprenant ses
forces, s'écrie : « Béni soit notre Dieu, qui nous envoie un secours! Il s'est
souvenu de nous et rie nous a pas abandonnés. Mon fils, allez à heur rencontre.
» Jean s'en va donc promptement à leur rencontre, et, arrivé vers eux, ils
s'embrassent en versant des larmes abondantes sans pouvoir prononcer une
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pendant plus d'une heure, par l'excès de leur compassion,
de leurs sanglots et de leur amertume. Ensuite ils se dirigent vers la Croix.
Joseph demande quelles sont les personnes qui se trouvent là avec Marie, et où
sont les autres Disciples. Jean lui nomme les personnes présentes; quant aux
Disciples, il ne peut donner sur eux aucun renseignement, car aucun d'eux n'a
paru en ce lieu aujourd'hui. Nicodème s'informe aussi de ce qui s'est passé, par
rapport au Seigneur, et Jean lui fait le récit de tout.
Or, lorsqu'ils furent proches du
Calvaire, ils se mirent à genoux et adorèrent le Seigneur en versant des larmes.
Enfin arrivés là, ils furent reçus avec respect par Marie et ses compagnes à
genoux et inclinées jusqu'à terre. Eux de leur côté se prosternèrent également
en pleurant amèrement, et ils demeurèrent en cette position pendant une heure.
Enfin Marie leur dit : « Vous faites bien de garder le souvenir de votre Maître,
car il vous aimait tendrement ; et je vous avoue qu'à votre arrivée une lumière
nouvelle a semblé se lever pour moi ; car nous ne savions ce que nous devions
faire. Que le Seigneur vous récompense! » Et eux répondent : «Nous déplorons de
tout notre coeur tout ce qui a été fait contre notre Maître. Les impies ont
prévalu contre le Juste. Nous l'eussions de grand coeur arraché à une injustice
si criante, s'il eût été en notre pouvoir de le faire. Au moins nous rendrons à
notre Seigneur et Maître cette faible marque de notre amour.» Se levant donc,
ils se disposent à descendre de la croix le corps de Jésus.
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Pour vous, considérez
soigneusement et avec attention de quelle manière ils agissent, selon que je
vous l'ai dit plus haut. On dresse deux échelles aux extrémités opposées de la
croix; Joseph monte sur celle qui est au côté droit et s'efforce d'arracher le
clou de la main du Seigneur. Mais il éprouve une grande résistance, car le clou
est gros et long, et il est profondément enfoncé dans la croix. Aussi
semble-t-il impossible de le tirer sans presser fortement la main ; mais ce
n'est pas de la part de Joseph de la violence, car il agit avec amour et le
Seigneur agrée tout ce qu'il rait. Ce clou arraché, Jean fait signe à Joseph de
le lui remettre afin que Marie ne le voie point. Ensuite Nicodème tire celui de
la plain gauche et le remet de même à Jean. Après il descend et va au clou qui
retenait les pieds. Pendant ce temps-là joseph soutenait le corps de Jésus.
Heureux Joseph qui a mérité de serrer dans ses bras le corps du Seigneur ! Marie
alors prend avec respect la main droite qui pendait et la porte à sa bouche ;
elle la considère et la baise avec des larmes ineffables et îles soupirs
douloureux. Enfin le clou des pieds étant arraché, Joseph descend un peu, et
tous reçoivent le corps du Seigneur et le déposent à terre. Marie reçoit la tête
et les épaules sur son sein, Madeleine les pieds, ces pieds où autrefois elle
avait trouvé une grâce si immense; les autres l'environnent et tous poussent sur
lui de grands gémissements; tous le pleurent avec une amertume très-profonde,
comme on pleure un fils unique.
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Quelque temps après, comme la
nuit approchait, Joseph prie Marie de lui permettre d'envelopper le corps dans
un linceul et de l'ensevelir. Mais elle s'y opposait et disait : « Je vous en
prie, mes amis, ne m'enlevez pas sitôt mon Fils, ou ensevelissez-moi avec lui.
» Or, elle pleurait avec des larmes irrémédiables. Elle contemplait les
blessures des mains et du côté, tantôt l'une, tantôt l'autre ; elle considérait
le visage et la tête du Sauveur, fixait ses regards sur les piqûres des épines,
sur sa barbe arrachée violemment, sur sa face souillée de crachats et de sang,
sur sa tête sans cheveux, et elle ne pouvait se rassasier de pleurer ni
détourner les yeux. On lit dans quelque récit que le Seigneur révéla à une âme
dévote, qu'on lui avait coupé les cheveux et arraché la barbe ; mais les
Évangélistes n'ont pas tout écrit. En effet, qu'on lui ait coupé les cheveux, et
comment cela s'est fait, je ne saurais le montrer par l'Écriture; mais je
pourrais prouver qu'on lui arracha violemment la barbe, car Isaïe, parlant en la
personne du Seigneur, dit : « J'ai abandonné mon corps à ceux qui me frappaient,
et mes joues à ceux qui n'arrachaient la barbe. » Aussi sa Mère considérait tout
cela
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et voulait le voir longuement. Cependant, l'heure pressant.
Jean lui dit : « Je vous en prie, ma mère, soumettons-nous à la volonté de
Joseph et de Nicodème; permettons-leur de tout disposer et d'ensevelir le corps
de Notre Seigneur, car trop de retard pourrait leur attirer quelque accusation
calomnieuse de la part des Juifs.
A cette parole, pleine de
reconnaissance, guidée par la discrétion, et en même temps se souvenant qu'elle
avait été confiée à Jean par son Fils, Marie ne s'opposa pas davantage, et,
bénissant ce même Fils, elle voulut bien qu'on le disposât et qu'on l'ensevelît.
Alors Jean, Nicodème et les autres, commencèrent à envelopper le corps et à
l'appareiller avec des linges, comme c'est l'usage chez les Juifs. Sa Mère
cependant tenait toujours la tête dans son sein ; elle se réserva le soin de
cette partie de l'ensevelissement, et Madeleine celui des pieds. Lors donc
qu'après avoir entièrement disposé les jambes, on en fut arrivé là, Madeleine
s'écria : « Je vous en prie, laissez-moi me charger de ses pieds, auprès
desquels j'ai obtenu miséricorde. » Étant laissée libre, elle tint ces pieds
embrassés et semblait défaillir de douleur. Elle les avait autrefois arrosés des
pleurs de son repentir ; mais dans ce moment elle les lava bien plus largement
dans des ruisseaux de larmes arrachées à sa douleur et à sa compassion. Elle
voyait ces pieds ainsi déchirés, transpercés, desséchés et sanglants, et elle
pleurait très-amèrement. Et, comme la Vérité a rendu d'elle ce témoignage,
qu'elle aima beaucoup, de même elle pleura
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beaucoup, surtout en ce dernier devoir rendu à son Maître
et Seigneur ainsi affligé, ainsi flagellé, ainsi déchiré de blessures, ainsi
mort, ainsi réduit au néant. C'est à peine si son aune pouvait demeurer en son
corps, tant sa douleur était immense ; d'ailleurs, vous pouvez bien penser que
si elle en eût eu le pouvoir, elle serait morte volontiers aux pieds de son
Seigneur. Elle ne voyait point de remède à son angoisse ; elle n'était point
accoutumée à rendre à Jésus de semblables services; et celui qu'elle lui rend en
ce moment, c'est pour la première et la dernière fois. En le rendant, son âme
s'oppresse d'amertume, car elle ne peut faire ni autant qu'elle voudrait, ni
comme il conviendrait. Elle désirerait laver le corps tout entier, l'oindre, et
tout disposer de la manière la plus parfaite; mais ce n'est ni le lieu, ni le
temps. Ne pouvant rien de plus, ni autrement, elle fait tout ce qui est en son
pouvoir. Elle lave au moins les pieds de ses larmes, elle les essuie pieusement,
les embrasse, les couvre de ses baisers, les enveloppe, les arrange avec soin,
selon qu'elle peut et qu'elle sait le mieux convenir.
Le corps étant donc ainsi
disposé, ils regardent Marie afin qu'elle veuille bien terminer, et ils
recommencent à pleurer. Alors voyant quelle ne peut différer plus longtemps,
elle pose son visage sur celui de son Fils bien-aimé et s'écrie : « O mon Fils !
Je vous tiens mort contre mon sein. La séparation faite par votre mort est bien
dure; nous avons conversé ensemble autrefois avec tant de bonheur et de joie!
Nous avons vécu au milieu des hommes sans trouble et saris injure de
449
notre part, bien qu'on vous oit ;ait mourir comme un
coupable, ô mon très-doux Fils ! Je vous ai servi fidèlement, ô mon Fils, et
vous m'avez servie de mène. Mais dans ce combat si douloureux votre père n'a
point voulu vous venir en aide, et moi, je ne l'ai pu. Vous vous êtes abandonné
vous-même, par amour pour le genre humain, que vous avez voulu racheter. Elle
est dure, pénible outre mesure, cette rédemption dont je me réjouis à cause du
salut des hommes. Mais j'éprouve sur vos douleurs, sur votre mort, une
affliction sans limites, en me rappelant que vous n'avez jamais péché, et que,
sans cause aucune, vous avez terminé votre vie par un supplice si honteux et si
amer. C'en est donc fait ; notre union est détruite, ô mon Fils ! Il faut que je
me sépare de vous maintenant. Je vais vous ensevelir, moi, votre Mère abreuvée
de douleurs. Mais ensuite où Irai-je ? Je vous ensevelirais bien plus
volontiers, si, en quelque lieu que vous fussiez, il m'était permis d'y être
avec vous. Mais puisque je ne le puis faire de corps, au moins je m'ensevelirai
d'esprit avec vous ; le tombeau qui recevra votre corps, renfermera mon âme; je
vous l'abandonne; je vous la recommande, ô mon Fils! Combien: est poignante
cette séparation ! »
Alors, de l'abondance de ses
larmes, elle lave la figure de son Fils beaucoup plus igue Madeleine n'avait
lavé ses pieds. Ensuite, elle essuie cette face de Jésus, baise sa bouche et ses
yeux, enveloppe sa tête dans un suaire particulier et l'ajuste avec le plus
grand soin : enfin, elle le bénit de nouveau. Aussitôt tous se prosternent et
l'adorent; et, ayant baisé ses pieds, ils le
450
prennent et le portent au tombeau. Marie tenait la tête et
les épaules, Madeleine les pieds, et les autres soutenaient le corps par le
milieu. Il y avait un sépulcre proche le lieu du crucifiement, à la distance de
la longueur de notre église environ. Ils l'y déposèrent respectueusement et à
genoux, en versant des pleurs, poussant des sanglots et des soupirs sans cesse
réitérés. Ensuite, sa Mère le bénit encore, l'embrassa et demeura penchée sur
son Bien-Aimé. Mais, l'ayant relevée, ils placèrent une grande pierre à l'entrée
du tombeau.
Bède dit de ce tombeau « que
c'était une demeure d'une forme ronde, taillée dans le rocher, d'une hauteur
qu'un homme, en levant la main, pouvait atteindre à peine. L'entrée était à
l'orient, et au nord se trouvait l'endroit où fut placé le corps du Seigneur. Ce
dernier lieu faisait partie du rocher même et avait sept pieds de longueur. »
Joseph, voulant revenir à la
ville après avoir ainsi accompli ce devoir, dit à Marie : « Ma Mère, je vous en
prie pour Dieu et pour l'amour de votre Fils et mon Maître, qu'il vous plaise de
venir en ma maison. Je sais que vous n'avez point de demeure à vous ; veuillez
vous servir de la mienne comme si elle vous appartenait, car tout ce que je
possède est à vous. »
451
Nicodème fit les mêmes offres. Oh ! quel sujet de
compassion ! la Reine du ciel n'a pas où reposer sa tête, et, dans les jours de
son deuil et de sa viduité, il faut la retirer sous un toit étranger. Oui, ces
jours sont vraiment les jours de sa viduité, car le Seigneur Jésus était pour
elle un fils et un époux, un père et une mère; il était tout son bien, et, par
sa mort, elle perdit tout. Elle est vraiment veuve et abandonnée; elle n'a point
de demeure pour s'y retirer.
S'inclinant donc humblement à
l'offre de Joseph et le remerciant, elle lui répond qu'elle a, été confiée à
Jean. Comme ils continuaient leurs prières, Jean leur répondit qu'il voulait la
conduire sur la montagne de Sion, en la maison où leur Maître avait fait la Cène
la veille avec ses Apôtres, et que c'était là qu'il avait intention de demeurer
avec elle. Alors ces hommes, s'inclinant devant Marie, et ayant adoré le
Sépulcre, s'en allèrent. Marie, Jean et les saintes femmes demeurèrent assis
contre le Sépulcre, selon que le dit l'Évangile. Cependant la nuit approchait ;
alors Jean dit à Marie : « Il n'est pas convenable de rester ici trop longtemps
et de rentrer de nuit dans la ville; c'est pourquoi, s'il vous plaît, ma Mère,
retirons-nous. » Aussitôt Marie se lève, et, fléchissant les genoux, elle
ombrasse le Sépulcre, puis s'écrie : « Mon Fils, je ne puis rester plus
longtemps avec vous; je vous recommande à votre Père. » Et élevant les yeux au
ciel, elle ajoute avec larmes et avec un grand sentiment d'amour : « Père
éternel, je vous recommande mon Fils
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et mon âme que je laisse ici, » Alors ils mirent en marche
pour s'en aller ; tuais lorsqu'ils furent arrivés à la Croix, Marie se prosterna
et l'adora en disant : « C'est ici que mon Fils s'est reposé ; voilà son sang
précieux. » Et tous firent de même après elle, car vous pouvez bien vous
imaginer que ce fut elle qui la première adora la Croix.
Ils s'avancèrent ensuite vers la
ville ; mais, durant le chemin, Marie regardait souvent en arrière. Arrivés à
l'endroit au delà duquel ils ne pouvaient. plus voir le Sépulcre ni la Croix,
elle se retourna, s'inclina, et, se mettant à genoux là, elle l'adora
très-pieusement ; et tous firent de même. A l'approche de la ville, les soeurs
de Marie la couvrirent, comme une veuve, d'un voile qui lui cachait presque tout
le visage, et. elles marchaient devant elle. Elle les suivait dans une profonde
tristesse, ayant à ses côtés jean et Madeleine. Madeleine voulant, à l'entrée de
la ville, se diriger par la rue qui conduisait à sa maison elles y amener avec.
elle, s'y prit à l'avance et dit : « Ma Mère, je vous en prie pour l'amour de
notre Maître, allons à notre maison, nous y serons mieux. Vous savez combien
lui-même y venait volontiers ; elle est à vous, et tout ce que je possède vous
appartient; je vous en conjure, venez. » Et tous recommencèrent à pleurer. Or,
Marie gardant le silence et portant ses regards vers Jean, Madeleine fit au
Disciple bien-aimé la même prière. Mais jean répondit : « Il est plus convenable
que nous allions jusqu'à la montagne de Sion, d'autant plus que c'est ce que
nous avons dit à nos amis ;
453
mais vous, venez plutôt avec nous. » Alors Marie ajouta : «
Vous savez bien que. j'irai partout où elle ira, et que je ne l'abandonnerai
jamais. »
A leur entrée dans la ville
accourent de toutes parts des vierges et d'excellentes duales qui viennent
s'unir à Marie du plus loin qu'elles l'aperçoivent, et la consolent le long du
chemin; ruais aussitôt éclatent de nouveaux gémissements. Les hommes de bien
aussi qui se trouvaient sur son passage éprouvaient pour elle une grande
compassion, et, touchés jusqu'aux larmes, ils disaient : « Certainement une
grande injustice a été commise aujourd'hui par nos Princes contre le Fils de
cette femme, et Dieu a opéré de grands prodiges en sa faveur. Qu'ils tremblent
pour ce qu'ils ont fait.»
Or, lorsqu'on fut arrivé à la
maison, Marie se tourna vers les personnes qui l'avaient accompagnée, les
remercia et les salua avec affection et reconnaissance. Elles, de leur côté,
s'inclinèrent et se mirent à genoux; et alors recommencèrent les gémissements
les plus amers. Marie entra ensuite dans la maison, suivie de Madeleine et de
ses deux soeurs. Pour Jean, demeurant sur le seuil, il pria toutes ces bonites
personnes de retourner en leurs demeures , parce qu'il se faisait tard, et, les
ayant remerciées, il ferma la porte.
Alors Marie, parcourant des yeux
cette maison, disait : « O mon très-doux Fils, où êtes-vous, car je ne vous vois
plus ici ? O Jean, où est mon Fils ? O Madeleine, où est votre Père, lui qui
vous aimait si tendrement ?
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O mes soeurs bien-aimées, oit est nuire Fils ? Celui qui
était notre joie, notre douceur, la lumière de nos yeux, s'est retiré de nous ;
il s'en est retiré au milieu d'une angoisse extrême ; vous en avez été témoins.
Et ce qui accroît encore ma douleur, c'est de l'avoir vu se séparer de nous tout
couvert de blessures, accablé d'amertume, desséché par la soif, brisé, oppressé
et violenté, sans que nous ayons pu le secourir de rien ; c'est de voir que tous
l'ont abandonné, et que son Père, le Dieu Tout-puissant, n'ait point voulu lui
venir en aide. Et avec quelle promptitude toutes ces choses se sont accomplies,
vous le savez! Jamais condamnation contre l'homme même le plus scélérat ne fut
si précipitée ni si foudroyante. O mon Fils ! cette nuit-là même vous avez été
pris, à la troisième heure condamné, à la sixième crucifié et vous êtes mort! O
mon Fils! Combien amère est volte séparation, combien amer le souvenir d'une
mort aussi honteuse ! »
Enfin Jean, la priant de modérer
sa douleur, la consola. Pour vous, si vous voulez leur donner une preuve de
voire amour, vous saurez sans doute obéir à Marie, la servir, la consoler, la
fortifier, afin qu'elle prenne un peu de nourriture et qu'elle engage les autres
à en faire autant, car tous sont encore à jeun; et ensuite, ayant recta la
bénédiction de votre reine et de tous ceux qui sont présents, vous vous
retirerez.
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Or, le matin du jour du sabbat,
Marie et ses compagnes demeurent avec Jean en la maison, les portes fermées.
Elles sont affligées et tristes comme des orphelines que la mort d'un père a
abreuvées de douleur. Elles ne parlent pas ; mais, assises ensemble, elles se
rappellent ce qui s'est passé, se regardant les unes les autres, comme à la
dérobée, ainsi qu'il a coutume d'arriver à ceux qui sont en proie à une peine
vive et à une grande calamité. Or, on uni frapper à la porte, et elles furent
remplies d'une grande crainte, car tout leur inspirait de l'effroi et leur
sécurité les avait abandonnées. Cependant Jean alla à la porte, et, regardant
qui c'était, il reconnut Pierre, et dit : « C'est Pierre. » Et Marie répondit :
« Ouvrez-lui. » Pierre entra donc couvert de confusion , sanglotant amèrement et
versant des larmes. Alors tous recommencèrent à pleurer, et l'excès de leur
chagrin ne leur permit pas de prononcer une parole. Ensuite arrivent
successivement les autres Disciples, aussi les yeux baignés de pleurs. Enfin
leurs gémissements étant calmés, ils commencent à s'entretenir de leur Seigneur.
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Pierre dit donc : « Je rougis de
honte en moi-même ; je ne devrais point ouvrir la boucle en votre présence, ni
même oser me montrer aux regards de qui que ce soit, après avoir abandonné et
renié de la sorte mon Seigneur qui avait pour moi tant d'amour.» Les autres
Apôtres s'accusaient de même, en frappant des mains et avec effusion de larmes,
d’avoir abandonné ainsi leur très-doux Seigneur. Alors Marie prend la parole et
dit : « Le bon Maître, le Pasteur fidèle s'est séparé de nous, et nous sommes
demeurés comme des orphelins. Mais j'ai l'espérance assurée que nous le
reverrons bientôt. Vous savez que mon Fils est bon et qu'il vous aimait
tendrement. N'ayez donc aucun doute qu'il ne vous réconcilie avec lui, et qu'il
ne vous pardonne volontiers tout ce que vous pouvez avoir commis d'offenses ou
de fautes envers lui. Par la permission de son Père, la fureur déchaînée contre
lui a été si terrible et l'audace des méchants a tellement prévalu que vous
n'eussiez pu lui être d'aucun secours, même en demeurant avec lui. Ainsi ne vous
troublez donc pas.»
Et Pierre de répondre : « C'est
bien vrai, ma Mère, les choses se sont réellement passées comme vous le dites ;
car moi, qui n'en ai vu que le commencement, j'ai été tellement frappé de
crainte dans la cour de Caïphe, que c'est à peine si je croyais qu'il me fût
possible d'échapper, et que j'ai renié mon Seigneur. Je ne me suis rappelé les
paroles par lesquelles il m'avait prédit ce malheur qu'après qu'il m'eut
regardé. » Alors Madeleine demande à Pierre ce qu'il lui avait prédit,
457
et il lui répond en racontant tout ce qui avait rapport à
son reniement, et il ajoute qu'il leur dit beaucoup d'autres choses pendant la
Cène, touchant sa Passion. Marie reprend aussitôt : « Je voudrais bien entendre
le récit de 'tout ce qu'il a dit et fait pendant la Cène. » Alors Pierre fait
signe à Jean de répondre à cette demande. Jean commence donc et raconte tout ce
qui a eu lieu ; et ensuite les Disciples se redisent mutuellement, non-seulement
ce qui s'est passé dans la Cène, mais aussi les autres actions laites par le
Seigneur, rapportant tour-à-tour ce qu'ils en savent. C'est ainsi qu'ils passent
tout le jour en s'entretenant de lui. Oh ! avec quelle attention Madeleine
écoutait tout ! Mais avec quelle attention plus grande encore Marie prêtait
l'oreille ! Combien de fois, au milieu de ces récits, s'écria-t-elle: « Que béni
soit mon Fils Jésus !»
Regardez-les donc attentivement,
et compatissez-leur, car ils furent, durant tout ce jour, dans une grande
affliction, ou plutôt dans une affliction extrême. Quel spectacle, en effet, que
de voir la Reine du ciel et de la terre, les Princes des Églises et de tous les
peuples, les Chefs de toute l'armée divine, remplis d'effroi, enfermés dans une
petite maison, ne sachant que l'aire, si ce n'est se fortifier mutuellement en
s'entretenant des actions et des paroles de leur très-doux Seigneur! Pour Marie,
elle avait l'âme calme et en paix, car elle conservait l'espérance inébranlable
de la résurrection de son Fils ; et la foi demeura intacte en elle en ce jour du
Sabbat. C'est pour cela
458
que ce jour lui est consacré. Elle ne pouvait cependant
goûter aucun sentiment de joie à cause de la mort de son très-doux Fils,
Jésus-Christ.
Le soir étant venu, après le
coucher du soleil, alors qu'il fut permis de travailler. Marie Madeleine et
l'autre Marie s'en furent acheter des aromates, pour en composer des parfums. Le
soir précédent, en revenant de la sépulture du Seigneur, elles avaient commencé
leurs préparatifs jusqu'au coucher du soleil, et ensuite elles étaient demeurées
en repos ; car il fallait observer le sabbat depuis le coucher du soleil du
vendredi jusqu'au coucher du soleil du samedi. Considérez-les soigneusement :
elles s'avancent, le visage triste, à la manière des veuves, s'arrêtent en
quelque boutique, peut-être en celle d'un ami du Seigneur, qui leur portait
compassion et était prêt à satisfaire volontiers à leurs désirs. Elles demandent
donc des aromates et choisissent, autant qu'elles peuvent, les meilleurs, en
soldent le prix et s'en vont afin de composer sans re-tard des parfums pour leur
Seigneur.
Remarquez attentivement avec
quelle humilité , quelle dévotion, quelle fidélité, elles travaillent pour leur
Maître bien-aimé, en versant des larmes abondantes et soupirant amèrement. Marie
et les Apôtres les regardent, peut-être même leur viennent en aide. Enfin, leur
travail terminé, elles demeurent en repos durant la nuis. Tel est le sujet de
votre méditation, pour le jour du Sabbat, sur Marie, ses compagnes et les
Disciples.
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Maintenant s'offre à notre
méditation ce que le Seigneur a fait le jour même du Sabbat. Aussitôt après sa
mort, il descendit aux Enfers vers les saints de l'Ancien Testament, et il y
demeura avec eux. Dès ce moment, ils jouirent de la gloire, car la vue du.
Seigneur est une gloire parfaite. Considérez donc et re-marquez quelle a été sa
bénignité de descendre aux Enfers, quelle a été sa charité, son humilité. Il
pouvait envoyer un Ange en ces lieux délivrer ses serviteurs et les faire
paraître devant lui où il eût voulu ; mais son amour infini ne l'eût pas permis,
son humilité ne l'eût pas souffert. Il est donc descendu lui-même, lui, le
Seigneur de toutes choses, non plus pour visiter des serviteurs, mais des amis ;
et il est demeuré là, avec eux, jusqu'au dimanche, un peu avant l'aurore. Pensez
bien à ces choses, admirez-les et vous efforcez de les imiter.
Or, à son arrivée, les saints
Pères tressaillirent de joie et furent remplis d'une allégresse immense ; toute
peine disparut; ils firent entendre des louanges et des cantiques eu sa
présence. Et ces louanges vous pouvez les méditer de cette façon.
Représentez-vous ces saints personnages, connue s'ils avaient leurs corps,
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dans l'état où ils seront après la résurrection.
Représentez-vous, de la même manière, l'aine très-douce de Jésus-Christ, notre
Seigneur. Aussitôt donc qu'ils pressentirent son arrive très-salutaire, ils
allèrent à sa rencontre avec !a joie la plus vice, s'exhortant mutuellement et
disant : « Beni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, qui a visité son peuple et
opéré sa rédemption. — Levez vos têtes, parce que votre rédemption est proche. —
Lève-toi, lève-toi, Jérusalem ; romps les liens qui enchaînent ton cou; voilà le
Seigneur qui vient briser nos chaînes. — O princes, élevez vos portes;
élevez-vous, portes éternelles, et le Roi de gloire fera son entrée. — O Christ
! nous vous adorons ; nous vous bénissons, ô Dieu plein d'amour ! » Et, se
prosternant, ils l'adorèrent avec une grande joie et avec une vice allégresse.
Considérez comme ils
l'environnent avec respect, tressaillement de bonheur, et la félicité peinte
dans tous leurs traits; comme ils redisent tous ces chants en sa présence. C'est
dans ces louanges, ces cantiques, ces jubilations qu'ils demeurèrent jusqu'au
jour du dimanche, au lever de l'aurore. Là aussi se trouvait la multitude des
Anges, se joignant aux accords de leur joie.
Alors le Seigneur prit tous ces
saints, les tira des Enfers au milieu de l'allégresse la plus éclatante, et,
marchant devant eux glorieusement, il les plaça dans le Paradis de délices.
Après être demeuré quelque temps à partager leur bonheur, en la société d'Élie
et d’Hénoch qui le reconnaissaient, il leur dit : « Il est
461
temps que je ressuscite mon corps ; il faut que je m'eut
aille et que je le reprenne. » Et tous, se prosternant, lui dirent : «
Allez, Seigneur, Roi de gloire, et revenez bien vite, s'il vous plaît, car nous
avons le désir le plus grand devoir votre corps très-glorieux. »
Vous voyez donc ce que vous
pouvez méditer en ce jour du Sabbat, qui précède la résurrection, sur le
Seigneur, sa Mère, ses Disciples et les saints Pères. Mais, comme j'ai parcouru
toute la Passion du Sauveur sans aucune citation, de peur que votre esprit ne se
tournât à autre chose qu'à cette même Passion, j'ai cru qu'il serait bon
maintenant de vous rapporter quelques passages, afin de vous exciter à méditer
avec plus de ferveur et de dévotion les choses qui nous occupent. Écoutez donc,
selon notre coutume, saint Bernard en quelques-unes de ses sentences :
« (1) Vous devez votre vie tout
entière à Jésus-Christ, nous dit-il, parce qu'il a sacrifié sa vie pour vous, et
enduré des tourments amers, afin que vous n'eussiez point à subir des tourments
éternels. En effet, quand même je verrais se réunir devant moi tous les jours
des enfants d'Adam, tous les jours des siècles à venir, les travaux de tous les
hommes qui ont été et qui sont maintenant, ce ne serait rien en comparaison de
ce qu'a souffert ce corps si admirable et si étonnant par les vertus célestes
dont il fut orné, par sa conception du Saint-Esprit, sa naissance d'une Vierge,
l'innocence de sa vie, l'abondance de sa doctrine, l'éclat de ses miracles, la
manifestation
462
de ses sacrements. Autant les cieux sont élevés au-dessus
de la terre, autant sa vie est élevée au-dessus de la nôtre, et cependant il l'a
sacrifiée. Et comme le néant ne peut être mis en comparaison avec ce qui existe,
ainsi notre vie ne peut souffrir aucune proportion avec la sienne ; car l'une ne
saurait être plus estimable et l'autre plus remplie de misère. Lors donc que je
lui offre tout ce qui est en mon pouvoir, c'est moins que si je comparais une
étoile au soleil, une goutte d'eau à un fleuve, une pierre à une montagne, un
grain à un amas énorme de blé.
« Non, l'anéantissement de Jésus
ne fut pas un anéantissement ordinaire ou de peu de valeur, mais il s'est
anéanti jusqu'à se faire chair, jusqu'à mourir, jusqu'à être attaché à une
croix. Qui pourra peser dignement quelle humilité, quelle mansuétude, quel amour
il a fallu pour que le Dieu de majesté se revêtît de la chair, reçût une
sentence de mort, et subit le déshonneur de la Croix ? Quelqu'un dira peut-être
: Le Créateur ne pouvait réparer son oeuvre sans cet abaissement. Je dis qu'il
le pourrait, mais qu'il a mieux aimé choisir l'humiliation, afin que le plus
abominable et le plus odieux des vices, l'ingratitude,ne pût trouver en l'homme
aucun motif de s'établir. Il s'est soumis à des fatigues nombreuses assurément,
mais c'était afin de constituer l'homme redevable d'un grand autour envers lui;
c'était afin que la difficulté de son rachat avertît de l'obligation de la
reconnaissance celui que la facilité de sa création
463
avait laissé trop peu dévoué. Que disait, en effet, l'homme
ingrat après avoir été créé ? C'est, il est vrai, sans aucun mérite de ma part
que j'ai reçu l'existence, mais c'est aussi sans fatigue et sans peine pour mon
Créateur. Il a parlé, et j'ai commencé à exister comme le reste des créatures.
« (1) Mais la bouche de ceux qui
proféraient l’iniquité a été fermée. Maintenant, ô homme, on voit avec une
lumière plus brillante que la lumière du jour, combien le Très-haut a dépensé
pour toi. Il n'a pas dédaigné de Seigneur se faire esclave, de riche devenir
pauvre, de Verbe être chair, de Fils de Dieu être appelé Fils de l'homme.
Souviens-toi que si tu as été fait de rien, tu n'as pas été racheté de rien. Le
Seigneur a créé l'univers en six jours, et toi avec l'univers. Mais, pour
accomplir notre sa- lut, il lui a fallu Le années entières de séjour sur cette
terre. Oh ! comme il s'est fatigué en supportant les besoins de la chair, les
tentations de l'en- nemi des hommes! N'a-t-il pas aggravé tout cela par
l'ignominie de la Croix? N'a-t-il pas mis le comble à tout par l'horreur de sa
mort?
« (2) O bon Jésus! sur toute
chose le calice que vous avez bu, ce calice, l'oeuvre même de notre rédemption,
vous rend aimable à mon coeur. C'est vraiment par là que le Seigneur enchaîne
notre amour tout entier ; c'est par là, dis-je, qu'il attire avec plus de
suavité notre dévotion, qu'il l'exige avec plus de justice, qu'il l'impose plus
étroitement,
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qu'il l'enflamme de plus d'ardeur. C'est dans cette oeuvre
que le Sauveur a travaillé prodigieusement, et la création même du monde entier
n'a demandé à son Créateur rien de semblable. Car alors il a dit et tout a été
fait ; il a commandé et tout a été créé (1). Mais dans l'accomplissement de
cette œuvre, il a trouvé des contradictions à ses paroles, des observateurs de
ses actions, des dérisions en ses tourments, des injures en sa mort.
« (2) Pour comble de tendresse,
Jésus-Christ a livré son âme à la mort, et de son côté il a tiré le prix de
notre satisfaction par lequel il devait apaiser son Père. Ainsi il mérité qu'on
lui appliquât ce verset : La miséricorde habite dans le Seigneur, et on
trouve ers lui une rédemption abondante (3) « Oui, elle est vraiment
abondante, car ce n'est pas une goutte, mais ce sont les flots de tout son sang
qui se sont écoulés par cinq parties de son corps. Qu'a-t-il dû faire pour vous
qu'il n'ait pas fait ? Il a éclairé l'aveugle, délivré celui qui était dans les
chaînes,retiré celui qui était dans l'erreur, réconcilié le coupable. Qui ne
courra volontiers et avec empresse ment à la suite de celui qui délivre de
l'erreur, dissimule nos aveuglements, nous offre les mérites de sa vie et nous
assure des récompenses par sa mort? Quelle excuse apportera celui qui ne court
point à l'odeur de ses parfums? Peut-être dira-t-il que cette odeur n'a point
pénétré jusqu'à lui. Mais le parfum de vie qu'elle renferme s'est répandu dans
465
le monde entier; car la terre est toute pleine des
miséricordes du Seigneur, et sa compassion s'est étendue sur toutes les oeuvres
de ses mains (1). Celui donc qui ne s'empresse pas à sa suite, celui-là,
dis-je, est mort ou corrompu.
« (2) L'Épouse ne rougit point
de cette noirceur qu'elle sait avoir été portée d'abord par son Époux , car
quelle gloire pour elle de lui ressembler ! Rien n'est donc plus glorieux que de
porter l'opprobre de Jésus-Christ. Voilà pourquoi il vous est donné d'entendre
ce cri d'allégresse véritable et de salut : Loin de moi de me glorifier
autrement que dans la Croix de Jésus-Christ, notre Seigneur (3). »
L'ignominie de la Croix est chère à qui n'est pas ingrat envers celui qui y fut
attaché. C'est de la noirceur, il est vrai, mais c'est l'expression, c'est la
ressemblance du Seigneur. Allez au saint prophète Isaïe et il vous dira comment
il l'a vu en esprit. Quel autre que lui a-t-il appelé un, homme de douleurs,
un homme qui connaît les souffrances, et en qui l'on ne trouve plus ni beauté ni
éclat ? » Et il ajoute : « Nous l'avons considéré comme un lépreux, comme
un homme frappé de Dieu et plongé dans l'humiliation. Or, il a été percé de
plaies pour nos iniquités ; il a été brisé pour nos crimes, et c'est par ses
meurtrissures que nome avons été guéris (4)... » Enfin, il s'est fait
lui-même péché, et je craindrais de dire qu'il est noir !... Regardez-le : il
est vraiment déshonoré par les haillons
466
dont il est revêtu, livide à force de plaies, souillé de
crachats et couvert de la pâleur de la mort. Que pouvait rencontrer de plus
difforme et de plus noir l'oeil du spectateur, que celui qui était entre deux
voleurs, les mains étendues sur la Croix, objet de dérision pour les méchants et
de larmes amères pour les fidèles. Seul, il était le terme des moqueries, lui
qui seul pouvait inspirer la terreur et qui seul méritait d'être déshonoré (1).
« (2) La pierre est le refuge
des hérissons; et où le faible trouvera-t-il un repos assuré et sans
crainte, si ce n'est dans les plaies du Sauveur ? J'habite en ces lieux avec
d'autant plus de sécurité que je le sais plus puissant à me sauver. Le monde
frémit, mon corps m'accable, le démon me tend des pièges, et je ne tombe pas,
car je suis établi sur la pierre ferme. J'ai commis de grandes fautes ; ma
conscience en sera dans le trouble, mais elle ne sera pas renversée, parce que
je me souviendrai des blessures du Seigneur; je me souviendrai qu'il a été percé
de plaies pour mon iniquité. Qui sera tellement sous les coups de la mort qui ne
puisse être sauvé par Jésus-Christ?
« Les clous nous crient, les
blessures nous annoncent que Dieu est vraiment dans le Christ., qu'il y est se
réconciliant le monde. Le fer a transpercé son âme, et il s'est approché de son
coeur, afin que dès ce jour il sache compatir à nos infirmités. Le secret de son
coeur nous est manifesté par les
467
blessures de son corps ; le mystère est dévoilé ; les
entrailles de la miséricorde par lesquelles le soleil levant est venu des
hauteurs célestes pour nous visites, sont mises à découvert. Et pourquoi ses
entrailles n'apparaîtraient-elles point à travers ses blessures ? Comment,
Seigneur, pourriez-vous nous montrer avec plus d'éclat que par ces mêmes
blessures, que vous êtes plein de charité et de douceur , et que vos
miséricordes sont innombrables ? Personne, en effet, eut-il jamais une
miséricorde plus grande que celle qui porte à sacrifier sa vie pour ceux qui
sont voués et condamnés à mort?»
Saint Bernard dit encore
ailleurs : « Méditez la passion de ce corps crucifié, et voyez s'il y a quelque
chose en lui qui ne soit pas une prière à Dieu le Père. C'est pour vous que
cette tête divine, chargée d'épines innombrables, en est transpercée
profondément et cruellement, tandis qu'on les y enfonce avec fureur. Ce
peuple, dit le Seigneur par son Prophète; m'a environné des épines de ses
péchés.
« Afin que votre tête ne fût
point en proie à la clou- leur, afin que votre volonté ne fût point blessée, ses
yeux ont été voilés des ténèbres de la mort, ces flambeaux qui éclairent
l'univers se sont éteints pendant quelque temps. N'est-ce pas lorsqu'ils
s'obscurcirent que les ténèbres couvrirent la face de la terre ; et ces deux
grands flambeau ; ne disparurent-ils pas avec les autres? Or, tout cela est
arrivé afin que vos yeux
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se détournent pour ne point voir la vanité, ou pour ne
point s'y laisser attirer dans le cas où elle les aurait frappés. »
« Ces oreilles qui, dans les
cieux , entendent ce cantique : « Saint, saint, saint, est le Seigneur le
Dieu des armées, » ont entendu sur la terre ces paroles : « Vous êtes
possédé du démon ; » et ces autres : «Crucifiez-le, crucifiez-le (1). » Et
pourquoi? Afin que vos oreilles ne fussent pas insensibles au cri du pauvre,
afin qu'elles ne s'ouvrissent pas à de vains bruits, et qu'elles ne se
laissassent point souiller par le venin de la détraction.
« Cette face si belle, la plus
belle parmi celles des enfants des honnies, a été souillée de crachais, meurtrie
de soufflets, vouée aux dérisions et aux moqueries. Car c'est ainsi qu'il est
écrit : « Ils se mirent à cracher sur lui, à lui frapper le visage et à se
jouer de lui, en disant : Prophétise qui l'a frappé (2). » Pourquoi tout
cela? Afin que votre face fût illuminée; qu'étant illuminée, elle fût affermie,
et qu'on pût dire de vous : « Son visage n'a plus été dans la suite sujet à
des changements continuels (3).»
« Cette bouche qui enseigne les
Anges et instruit les hommes, qui a dit, et tout a été fait ; cette bouche a été
abreuvée de fiel et de vinaigre; et cela afin que votre bouche parlât la vérité
et la
169
justice ; afin qu'elle confessât le Seigneur son Dieu.
« Ces mains, qui ont fondé les
Cieux, sont étendues sur la Croix ; elles sont percées de clous aigus; et c'est
afin que vos mains s'étendent vers l'indigent ; afin que vous puissiez dire avec
le Psalmiste : « Mon âme est sans cesse dans mes mains. » Ce que nous
portons dans nos mains, nous le mettons difficilement en oubli; ainsi celui qui
applique son âme aux bonnes oeuvres, ne saurait l’oublier.
« Ce coeur, dans lequel sont
cachés tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu, a été ouvert par
la lance du soldat, afin que votre coeur fût purifié de ses pensées mauvaises,
afin qu'étant purifié, il fût sanctifié, et qu'il persévérât en cet état de
sainteté.
« Ces pieds, dont nous devons
adorer l'escabeau, parce qu'il est,saint, ont été cruellement perds et attachés
à la Croix, de peur que vos pieds ne se hâtassent dans les sentiers du mal ;
afin qu'ils fussent rapides dans la voie des commandements. Que dirai-je de
plus? Ils ont percé mes mains et mes pieds, et ils ont compté tous mes
ossements (2) ! Pour vous, il a sacrifié son corps et son âme, afin de
posséder votre corps et votre âme ; enfin, en donnant tout, il a acquis un droit
à tout. »
« (3) O mon âme! réveille-toi
donc maintenant et
470
secoue cette poussière : contemple cet homme que le miroir
des paroles évangéliques te montre comme présent à tes yeux. Considère
attentivement, ô mon âme, quel est celui qui entre. Il est semblable à un roi,
et néanmoins il est couvert de confusion comme le plus méprisé des esclaves. Il
s'avance orné d'une couronne; mais cette couronne elle-même est pour lui un
tourment, et sa tête si belle est déchirée par des épines nombreuses. La pourpre
royale le revêt ; mais, loin de l'honorer, cette pourpre le rend méprisable. Il
porte le sceptre en main , mais sa tête vénérable est meurtrie des coups de ce
sceptre. On se prosterne devant lui pour l'adorer, on l'acclame comme un roi;
mais en mémo temps on s'élance contre lui, on couvre de crachats sa figure si
pleine d'amabilité ; ses joues sont meurtries par les soufflets, et son cou si
honorable est déshonoré. Vois, ô mon âme, comment cet homme est oppressé et
méprisé de toute manière. On lui ordonne de se courber sous le fardeau de la
Croix et de porter son ignominie au lieu de son supplice. On l'abreuve de myrrhe
et de fiel, on l'élève en Croix, et il dit : « Mon Père, pardonne-leur ; ils
ne savent ce qu'ils font. » Quel est-il cet homme qui, dans toutes ses
angoisses, n'a pas ouvert une fois la bouche pour faire entendre une plainte ou
une excuse, une menace ou une accusation contre ces chiens maudits, mais
seulement pour laisser tomber sur ses ennemis, à ses derniers moments, sur des
ennemis aussi injustes, une parole
471
de bénédiction telle qu'on n'en avait jamais entendu une
semblable depuis le commencement du monde? Quand donc as-tu vu, ô mon âme, 'une
mansuétude qui égalât la sienne, une bénignité qui pût lui être comparée ?
« Considère-le encore plus
attentivement, et tu comprendras combien il se montre digne d'une admiration
suprême et de la compassion la plus tendre. Regarde-le nu et déchiré de
blessures, au milieu de voleurs , ignominieusement attaché à la Croix avec des
clous barbares, abreuvé de vinaigre sur cette Croix, après sa mort le côté pets
d'un coup de lance, et répandant des ruisseaux abondants de sang des cinq plaies
de ses pieds, de ses mains et de son côté. O mes yeux! versez des torrents de
larmes; fonds-toi, ô mon âme, dans l'ardeur de ta compassion, en voyant
l'anéantissement de cet homme si digne d'amour, et l'accablement de ses douleurs
joint à une mansuétude sans exemple.
« Regardez, ô Père très-saint,
de votre sanctuaire et des hauteurs de votre céleste demeure, et contemplez
cette victime vénérable que vous offre, pour les péchés de ses frères, notre
Grand-Pontife, votre saint Enfant, Jésus-Christ, notre Seigneur, et laissez-vous
toucher de compassion sur la multitude de nos perversités. Voici que le sang de
Jésus-Christ, notre frère, crie vers vous du haut de la Croix : « J'ai été
couronné de gloire et d'honneur. » « Maintenant il est placé à la droite de
votre Majesté
472
pour supplier en notre faveur, car il est notre chair et
notre frère.
« Abaissez vos regards,
Seigneur, sur la face de votre Christ, qui s'est rendu obéissant à votre volonté
jusqu'à subir la mort. Que ses cicatrices soient sans cesse présentes à von
yeux, afin que vous vous sou- veniez quelle satisfaction vous avez reçue de lui
pour nos péchés. Ah !plût à Dieu que dans la même balance fussent pesés et ces
péchés qui ont allumé votre colère, et les calamités dont votre Fils innocent a
été victime pour les expier! Celles-ci l'emporteraient sans contredit, et il
vous paraîtrait d'autant plus juste de répandre vos miséricordes sur nous que
ces calamités ont eu pour but d'empêcher que votre colère enflammée par nos
péchés n'en suspendit le cours. Que toute langue, ô Seigneur, vous rende grâces
à la vue de cette bonté excessive qui vous a porté à ne point épargner le Fils
unique de votre tendresse, mais à le livrer pour nous à la mort, afin qu'en lui
nous eussions auprès de vous, dans les Cieux, un avocat d'une fidélité
inaltérable.
« Et vous, Seigneur Jésus,
zélateur plein de courage, quelles actions de grâces, quels remerciements dignes
de vous pourrai-je vous offrir, moi quine suis qu'un homme, moi cendre et
poussière,moi vil amas de boue? Qu'avez-vous dû faire pour mon salut que vous
n'ayez fait ? Depuis l'extrémité des pieds jusqu'au sommet de la tête, vous vous
êtes plongé tout entier dans les eaux de la tribulation, afin de m'arracher tout
entier à leur abîme.
473
Les grandes eaux ont pénétré jusqu'à votre âme, car vous
l'avez sacrifiée afin de me rendre la mienne, qui était perdue. Voilà que je
suis engagé vis-à-vis de vous par une double dette, et pour ce que vous m'avez
donné, et pour ce que vous avez perdu à cause de moi. Je vous suis redevable
pour la vie que vous m'avez donnée deux fois : une fois par la création, une
autre fois par la rédemption. Que pourrai-je trouver qui soit plus digne de vous
que cette vie même ? Je ne le sais pas. Mais pour votre âme dont le prix est
inestimable, pour votre âme ainsi livrée à la tribulation, qu'est-ce que l'homme
vous offrira qui mérite de lui être comparé? Je l'ignore. Quand il serait en mon
pouvoir de vous sacrifier le ciel, la terre et toutes leurs splendeurs,
assurément je n'atteindrais en aucune sorte la mesure de ce qui vous est dû.
Pour vous rendre ce que je vous dois, dans les bornes de ce qui m'est possible,
il faut, Seigneur, que je t'obtienne de votre munificence. Je dois vous aimer de
tout mon coeur, de tout mon esprit , de toute mon âme, de toutes mes forces, et
m'attacher à marcher sur vos traces ; mais comment cela s’accomplira-t-il, si ce
n'est par vous? Mon âme s'attache donc à vous, puisque toute vertu dépend de
vous. »
Telles sont les paroles pleines
de suavité et de magnificence que le bienheureux Bernard, suivant son aimable
coutume, a répandues sur la Passion du Seigneur. Prenez garde de ne point les
recevoir en
474
vain; mais, animée par un tel langage, appliquez-vous à la
considération de cette Passion de tout votre coeur et de toute l'étendue de vos
affections; car tout en elle l'emporte sur ce que vous pourriez méditer sur la
vie même du Seigneur. — Maintenant arrivons à sa résurrection.
Le jour du dimanche, de grand
matin, le Seigneur Jésus s'en vint à son tombeau, environné du cortège glorieux
d'Anges innombrables, et reprenant son corps très-saint, le ressuscitant, il
sortit de ce tombeau sans en ouvrir l'entrée. A la même heure, c'est-à-dire de
grand matin, Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé, après en avoir
demandé permission à la Mère du Seigneur, se mirent en route avec des parfums
pour aller au lieu de la sépulture. Pour Marie, elle demeura à la oraison et y
priait en ces termes ; Père tout clément, Père très-pieux, comme vous le savez,
mon Fils est mort attaché à la croix, entre deux voleurs, et moi, je l'ai
enseveli de mes mains. Mais, Seigneur, votre puissance peut me le rendre sain et
sauf. Je conjure donc Votre Majesté de ne pas différer plus longtemps. Pourquoi
tarde-t-il autant à venir me trouver? Accordez-le moi, je vous en supplie, car
mon âme ne peut goûter aucun repos qu'elle ne le voie. O mon
475
très-doux Fils, qu'êtes-vous devenu? Que faites-vous?
Pourquoi tant de retard? Je vous en prie, ne différez pas plus longtemps de me
faire jouir de votre présence ; car vous m'avez dit : « (1) Je ressusciterai
le troisième jour. » N'est-ce pas aujourd'hui le troisième jour, ô mon Fils
? Ce n'est pas hier, mais avant-hier, qu'a eu lieu ce grand jour, ce jour
d'amertume profonde et de calamité, de ténèbres, d'obscurité et de séparation,
ce jour de votre mort. C'est donc aujourd'hui le troisième jour, ô mon Fils !
Levez-vous donc, ô ma gloire ! Revenez, vous qui êtes tout mon bien. Sur toute
chose, je désire vous voir ; votre départ m'a si cruellement contristée ; que
votre retour nie console. Revenez donc, mon bien-aimé; venez, mon Seigneur
Jésus; venez, mon unique espérance, ô mon Fils ; venez.»
Pendant qu'elle priait ainsi et
versait des larmes de tendresse, voilà que tout-à-coup le Seigneur Jésus
apparaît, revêtu d'habits d'une blancheur éclatante et avec un visage serein. Il
est brillant de beauté, glorieux et plein de joie ; et, s'approchant de Marie,
il lui dit : « Salut, ma vénérable Mère. » Elle, se tournant aussitôt, s'écrie :
« Est-ce vous, mon Fils Jésus ? » Et elle se prosterne et l'adore. Jésus
lui dit : « C'est moi, ma très-douce Mère; je suis ressuscité, et me voici
encore avec vous. »
Alors ils se lèvent tous deux,
et Marie, versant des larmes de bonheur, l'embrasse. Elle colle son visage sur
le sien, elle le presse avec amour et se repose tout entière sur lui; et, de son
côté, il la soutient avec
476
joie. Ensuite, s'étant assis l'un proche de l'autre, elle
considère avec empressement et avec ardeur le visage de ce cher Fils et les
cicatrices de ses mains, et elle s'informe, à chacune de ses blessures, si tonte
douleur s'est éloignée de lui. « Ma vénérée Mère, lui dit-il, toute souffrance a
disparu ; j'ai vaincu la mort, là, douleur et toutes les angoisses; je n'ai plus
rien à souffrir désormais. » Et Marie de s'écrier : « Béni soit votre Père qui
vous a rendu à mon amour. Que son nom soit loué et exalté ; qu'il soit glorifié
dans tous les siècles. »
Ils demeurent donc ensemble,
s'entretiennent avec une allégresse mutuelle, font tous les deux la Pâque avec
bonheur et amour, et le Seigneur Jésus raconte à sa Mère comment il a délivré
son peuple de l'enfer, et tout ce qu'il a lait pendant ces trois jours. C'est
donc aujourd'hui la Pâque par excellence.
Or, Marie-Madeleine et les deux
autres Marie s'en allaient, comme je l'ai dit, au tombeau avec des parfums.
Étant sorties de la ville, elles rappelaient à leur mémoire les afflictions et
les peines de leur Maître, et elles s'arrêtaient un peu aux lieux divers où il
avait, souffert ou fait quelque chose de considérable. Elles
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s'agenouillaient, baisaient la terrie, poussaient des
soupirs et des gémissements et disaient : « C'est ici que nous l'avons rencontré
chargé de sa Croix, quand sa Mère demeura demi-morte ; ici, il s'est tourné vers
les femmes de Jérusalem; ici, succombant à la fatigue, il a dépose sa Croix et
s'est appuyé un peu sur cette pierre ; ici on l'a poussé cruellement et avec
violence, afin qu'il marchât plus vite, et on l'a forcé presque de courir ; ici
on le dépouilla de ses vêtements et on le mit tout nu ; ici on l'attacha au
gibet de la Croix. » Et alors, poussant un grand cri, versant un torrent de
larmes, elles se prosternèrent la face contre terre, adorèrent la Croix encore
tonte rouge du sang précieux du Seigneur, et. la couvrirent de leurs baisers.
Ensuite, se levant et s'avançant vers le Sépulcre, elles se disaient : « Qui
nous enlèvera la pierre qui ferme l'entrée du tombeau ? » Et, élevant les
yeux, elles virent la pierre renversée et l'Ange du Seigneur assis dessus, qui
leur dit : «Ne craignez point, » et le reste ainsi qu'il est rapporté
dans l'Évangile (1).
Mais, trompées dans leurs
espérances, car elles pensaient trouver le corps du Seigneur, elles ne firent
pas attention aux paroles de l'Ange et s'en revinrent épouvantées vers les
Apôtres, en disant que le corps du Seigneur avait été enlevé. Aussitôt Pierre et
Jean coururent au tombeau (2). Considérez-les bien ils courent : Madeleine et
ses compagnes courent à la suite; tous s'empressent de chercher leur Seigneur,
leur
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coeur et leur âme. Ils courent avec fidélité, ferveur et
anxiété. Lorsqu'ils furent arrivés au tombeau, ils regardèrent dedans et ne
trouvèrent pas le corps; mais, ne voyant que lus linceuls et le suaire, ils se
retirèrent.
Compatissez-leur, car ils sont
dans une grande affliction. Ils cherchent leur Seigneur et ne le trouvent point,
et ne savent plus où le chercher ailleurs. Ils se retirèrent donc pleins de
tristesse et en versant des larmes.
Or, les trois,Marie demeurèrent
là, et, regardant dans le tombeau, elles virent deux Anges qui se tenaient
debout et vêtus de blanc, lesquels leur dirent : « Pourquoi chercher parmi
les morts celui qui est vivant (1)? » Mais elles ne firent aucune attention
à ces paroles et ne reçurent, pour le moment, aucune consolation de la vue des
Anges, car ce n'étaient point les Anges, mais le Seigneur des Anges qu'elles
cherchaient. Deux d'entre elles, effrayées et comme hors d'elles-mêmes, se
retirèrent un peu et s'assirent, accablées de douleur, à quelque distance de là.
Quant à Madeleine, elle ne savait trop que faire : elle ne pouvait vivre sans
son Maître, elle ne le trouvait point en ce lieu et elle ignorait où elle devait
le chercher. Elle
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resta donc auprès du tombeau, versant des larmes. Regardant
de nouveau dans le Sépulcre, car elle espérait toujours le rencontrer là où il
avait été placé, elle vit les deux mêmes Anges assis qui lui dirent : «
Femme, pourquoi pleurez-vous ? Qui cherchez-vous? » Et elle répondit : «
Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l'ont mis (1). »
Voyez l'action admirable de
l'amour. Il n'y a que peu de temps, elle avait entendu un des Anges lui annoncer
que Jésus était ressuscité, et tous les deux lui dire qu'il était vivant, et
elle ne se le rappelle plus, mais elle s'écrie : « Je ne sais où on l'a mis.
» C'est l'amour qui opérait ainsi, car, comme dit Origène (2) , son âme n'était
point en elle-même, mais elle habitait où résidait son Maître. Elle ne savait
penser, dire et entendre autre chose que lui. Mais pendant qu'elle pleurait de
la sorte, sans s'inquiéter de ce que les Anges lui disaient, son Maître ne
pouvait lui-même se refuser plus longtemps à son amour. Jésus rapporte donc à sa
Mère ce qui se passe, et lui dit qu'il veut aller consoler Madeleine; ce que sa
Mère agrée de tout sou coeur en lui disant: Mon Fils béni, allez en paix et
consolez-la, car elle vous aime beaucoup et elle a été profondément attristée de
votre mort ; mais souvenez-vous de revenir vers moi. » Et l'embrassant, elle le
laissa partir.
Il vint donc au tombeau, dans le
jardin où était Madeleine, et lui dit : « Femme, qui cherchez-vous? Pourquoi
pleurez-vous? » Mais elle, ne le reconnaissant
480
pas encore, lui répondit comme une personne ivre : «
Seigneur, si c'est vous qui l'avez enlevé, dites-moi où vous l'avez mis, et je
l'emporterai. »
Considérez bien comme elle prie
avec supplication et ardeur, le visage baigné de larmes, afin qu'on lui dise où
est celui qu'elle cherche, car elle espérait toujours apprendre quelque chose de
nouveau sur son Bien-aimé. Alors le Seigneur lui dit : « Marie ! » Et
soudain, comme si elle eût recouvré la vie, le reconnaissant à la voix, elle
s'écria : « Maître, vous êtes le Seigneur que je cherchais. » Pourquoi
vous êtes-vous si longtemps caché à moi? » Et s'élançant à ses pieds, elle
voulait les embrasser. Mais le Seigneur, afin d'élever son âme aux choses
célestes, afin de lui apprendre à ne plus le chercher sur cette terre, lui dit :
« Ne me touchez point, car je ne suis point encore monté à mon Père ; mais
dites à mes frères de ma part : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon
Dieu et votre Dieu. » Et il ajouta : « Ne vous ai-je pas prédit que je
ressusciterais le troisième jour ? Comment donc me cherchez-vous dans le
sépulcre ? » Mais elle lui répondit: « Je vous assure, Maître vénéré, que la
violence de votre Passion et de votre mort avait rempli mon âme d'une telle
douleur que ais tout oublié, excepté votre corps inanimé et le lieu oit je
l'avais enseveli. voilà pourquoi j'avais, ce matin, apporté des parfums. Bénie
soit votre Magnificence qui a daigné ressusciter et revenir à nous.»
Ces deux bien-aimés demeuraient
donc ensemble enivrés d'allégresse et de bonheur. Madeleine considère
481
le Seigneur avec l'attention la plus vive, et en reçoit des
réponses qui la remplissent de félicité. Maintenant, ici encore il y a une
grande Pâque. Et quoique au commencement le Seigneur lui eût répondu comme nous
avons vu, je ne saurais croire sans peine qu'elle n'ait satisfait son amour
avant de se retirer, en baisant ses pieds et ses mains. S'il a agi ainsi
d'abord, ce fut par une disposition particulière : soit que véritablement il
manifestât, en cette circonstance, la volonté actuelle de son coeur, selon le
sentiment commun; soit, comme je lai dit, qu'il voulût élever son âme aux choses
célestes, selon que saint Bernard semble le penser. Au reste , on peut croire
pieusement que dans cette visite si pleine d'amour et si privilégiée qu'il lui
faisait, avant tous ceux dont il est parlé dans la suite, il se proposait de
remplir son âme de joie et non d'y répandre le trouble. Il y a donc là un
mystère et non mi refus obstiné, car le très-miséricordieux Seigneur n'est ni
sévère à l'excès, ni dur, surtout envers ceux qui l'aiment.
Quelques instants après , le
Seigneur se sépara d'elle en lui disant qu'il fallait aussi qu'il allât visiter
les autres. Madeleine, comme altérée et comme si elle n'eût plus voulu jamais
s'éloigner de lui, s'écria : « Seigneur, je le vois bien; désormais votre vie ne
sera plus avec nous comme par le passé ; mais, je vous en prie, ne m'oubliez
pas. Souvenez-vous, Seigneur, de quels nombreux bienfaits vous m'avez comblée,
et combien vous en avez usé à mon égard avec intimité et amour. Conservez-en le
souvenir, je vous
482
en supplie, Seigneur mon Dieu. » Et Jésus lui répondit : «
Ne craignez rien, ayez confiance et prenez courage : je serai toujours avec
vous. » Alors, ayant reçu sa bénédiction, et Jésus-Christ se retirant, elle
vient vers ses compagnes et leur raconte ce qui lui est arrivé.
Celles-ci , pleines de joie de
la résurrection du Seigneur, mais attristées de ne l'avoir point vu, s'en
retournèrent avec Madeleine. Mais, tandis qu'elles revenaient , avant qu'elles
n'arrivassent à la porte de la ville, Jésus leur apparut en leur disant : « Je
vous salue. » Et elles, heureuses au-delà de tout ce qu'on pourrait exprimer, se
prosternant, embrassèrent ses pieds. Ensuite elles l'interrogent et le
considèrent comme Madeleine avait fait ; et elles reçoivent des réponses qui les
pénètrent de joie. Ainsi elles font une grande Pâque. Or, le Seigneur leur dit :
« Allez, dites à mes frères qu'ils aillent en Galilée : c'est là qu'ils me
verront, ainsi que je le leur ai prédit. »
Vous voyez que le Maître de
l'humilité appelle ses Disciples ses frères. A-t-il maintenant abandonné
cette vertu? Pour vous, si vous voulez avoir l'intelligence de toutes ces choses
et y trouver de la consolation, rappelez-vous ce que je vous ai dit plus haut;
c'est-à-dire ayez soin d'être présente d'âme comme si vous l'étiez de corps, aux
lieux dont nous parlons et aux actions qui s'y accomplissent; et agissez de même
pour ce que nous avons encore à dire.
483
Le Seigneur s'étant donc éloigné
des trois Marie, apparut à Joseph, qui l'avait enseveli. Les Juifs l'avaient
arrêté pour cette action et enfermé dans une chambre soigneusement scellée, leur
intention étant de le faire mourir après le Sabbat. Le Seigneur Jésus lui
apparut donc, lui essuya le visage et l'embrassa ; et ensuite, sans briser les
sceaux de sa prison, il le reporta en sa demeure.
(1) Jésus apparut ensuite à
Jacques le mineur, qui avait fait voeu de ne point manger avant d'avoir vu le
Seigneur ressuscité. Il lui dit donc, ainsi qu'à ceux qui étaient avec lui : «
Préparez la table; » et, prenant du pain, il le bénit, le lui présenta et
lui dit : « Mangez, mon frère bien-aimé, car le Fils de l'homme est
ressuscité d'entre les morts. » C'est saint Jérôme qui rapporte ces
circonstances (2).
Or, lorsque Madeleine et ses
compagnes furent revenues à la maison et eurent raconté aux Disciples que le
Seigneur était ressuscité, Pierre, attristé de n'avoir point vu son Maître et ne
pouvant demeurer en place à cause de la véhémence de son amour, quitta les
autres et s'en alla seul vers le Sépulcre, car il ne savait trop où le chercher
ailleurs. Mais, tandis
184
qu'il y allait, le Seigneur lui apparut en lui disant : «
La paix soit avec vous, Simon. » Alors Pierre, frappant sa poitrine et se
jetant la face contre terre en pleurant, s'écria: « Je vous confesse ma
faute, car je vous ai abandonné et renié plusieurs fois. » Et il lui baisa
les pieds. Mais le Seigneur, le relevant, l'embrassa et lui dit : « La paix soit
avec vous! Ne craignez pas; tous vos péchés vous sont remis. Je savais bien ce
qui vous devait arriver et je vous l'ai prédit. Maintenant donc allez, et
confirmez vos frères, et ayez confiance, car j'ai vaincu la mort, tous vos
ennemis et tous ceux qui vous sont opposés. »
Là aussi il y a une grande
Pâque. Ils demeurent et s'entretiennent ensemble ; Pierre le considère
attentivement et remarque chaque chose. Ensuite, ayant reçu sa bénédiction, il
retourne vers la Mère de Jésus et ses Disciples, et il leur raconte tout.
Vous devez saloir , qu'en ce qui
concerne l'apparition faite à Marie, notre Reine, l'Évangile n'en dit rien.
Cependant je l'ai rapportée et mise la première, parce que l'Église semble la
tenir comme indubitable, ainsi que vous pouvez le voir plus longuement dans la
légende de la Résurrection.
485
Cependant le Seigneur Jésus,
depuis sa résurrection, n'avait pas encore visité les saints Pères qu'il avait
laissés dans le Paradis de délices. Après s'être séparé de Pierre, il revient
donc à eux et s'avance revêtu d'une robe blanche et environné de la multitude
des Anges. En le voyant briller dune gloire si éclatante, ces Bienheureux le
reçoivent avec un tressaillement et une jubilation indicibles, au milieu des
cantiques et des concerts de louanges. « Voici, s'écrient-ils, voici notre Roi.
Venez, allons à la rencontre de notre Sauveur; il est le grand Principe, et son
règne n'aura pas de fin. Un jour saint a brillé pour nous; venez et adorons le
Seigneur. »
Et se prosternant contre terre,
ils l'adorèrent, puis se levant, ils se rangèrent autour de lui avec respect, et
continuèrent à célébrer ses louanges, en disant: « Il a vaincu, le lion de la
tribu de Juda. Seigneur, notre chair a refleuri. Vous nous remplissez de joie
par l'éclat de votre face, et. l'allégresse découle de votre droite pour
toujours. Vous êtes ressuscité, ô notre Gloire ! Nous tressaillerons de bonheur
et nous trouverons en vous notre joie. Votre règne est le règne de tous les
siècles, et votre domination s'étendra de génération en génération. Et nous,
nous ne nous séparerons
486
pas de vous; vous nous ressusciterez et nous exalterons
votre nom. Un précurseur est entré pour nous ans les Cieux et un Pontife nous a
été donné pour l'éternité. C'est aujourd'hui le jour que le Seigneur a fait;
réjouissons-nous en ce jour et soyons dans la joie. C'est aujourd'hui qu'a
brillé sur nous le soleil de la rédemption, de l'antique réparation, de
l'éternelle félicité. Aujourd'hui, par tout l'univers, les cieux ont versé une
rosée douce comme le miel, car le Seigneur a régné par le bois sacré de la
Croix, et il s'est revêtu de beauté. Le Seigneur s'est revêtu de force et il
s'est ceint de puissance. Chantez-lui un cantique nouveau, car il a accompli des
merveilles. C'est sa droite, c'est son bras très-saint qui a opéré notre salut
pour sa gloire. Nous sommes son peuple ; nous sommes les brebis de ses
pâturages; venez et adorons-le. » Or, l'heure du soir approchant, le Seigneur
leur dit : « Je porte compassion à mes frères, car ma cornet les a remplis de
tristesse et d'effroi ; ils sont dispersés comme des brebis sans pasteur, et ils
désirent ardemment de me voir. J'irai donc et je me montrerai à eux ; je les
consolerai et je reviendrai bientôt avec vous. » Et les Bienheureux, se
prosternant, lui dirent : « Qu'il soit fait, Seigneur, selon que vous l'avez
dit. »
487
(1) Deux des Disciples de Jésus
s'en allaient au bourg d'Emmaüs. Ils ne conservaient déjà presque plus aucun
espoir touchant leur Maître ; aussi s'avançaient-ils, pleins de tristesse,
s'entretenant de tout ce qui lui était arrivé. Le Seigneur vint, se joignit à
eux sous la forme d'un étranger, et chemina en leur compagnie, les interrogeant,
répondant à leurs questions et leur faisant entendre des paroles de salut, ainsi
que nous le lisons dans l'Évangile. Enfin, forcé par leurs instances, il entra
dans la demeure qu'ils avaient choisie et se manifesta à eux.
Apportez ici une grande
attention, et considérez la bonté et la bénignité de votre Seigneur. D'abord,
son fervent amour ne peut supporter que les siens soient en proie à l'erreur et
à la tristesse. Il agit vraiment en ami sincère, en compagnon fidèle et en
Seigneur charitable. Il se joint à eux, s'informe du sujet de leur peine, leur
explique les Écritures, enflamme leurs coeurs afin d'en détruire toute la
rouille. Ainsi agit-il tous les jours spirituellement à notre égard. Si, en
butte à quelque perplexité ou à quelque dégoût, nous nous entretenons de lui,
aussitôt il se présente, fortifiant et illuminant nos coeurs et même les
enflammant
488
de son amour. Aussi est-ce un remède souverain contre de
telles extrémités de s'entretenir de Dieu. C'est pour cela que le Prophète a dit
: « Que vos paroles me sont douces, ô Seigneur! Elles sont plus douces à mon
coeur que le miel le plus délicieux ne l'est à ma bouche. — Votre parole est
comme l'argent véritablement éprouvé par le feu, et votre serviteur l'aime
tendrement. — Mon coeur s'est échauffé au-dedans rie moi, et un feu s'y est
allumé durant ma méditation (1). »
Considérez, en second lieu, que
la bonté du Seigneur non-seulement avait sa source dans son amour, ainsi que je
l'ai dit, mais encore dans son humilité profonde. En effet, voyez comme il
s'avance humblement avec eux. Il est le Seigneur de toutes choses, et avec les
siens il se fait comme l'un d'eux. Ne vous semble-t-il pas qu'il soit revenu aux
premiers éléments de l'humilité? C'est un exemple qui nous engage à faire de
même. Mais l'humilité du Seigneur se manifeste encore d'une autre manière :
c'est qu'il n'a pas dédaigné des Disciples d’un degré inférieur. Ceux-ci
n'étaient point au nombre des Apôtres, mais ils faisaient partie du corps moins
élevé des Disciples ; et cependant il se joint familièrement à eux , marche et
s'entretient avec eux. Ce n'est pas ainsi qu'agissent les superbes ; ils ne
voudraient converser et avoir de rapports qu'avec les hommes d'un rang élevé et
de grandes richesses. Cette humilité se montre encore sous un autre point
489
de vue. Si vous avez bien remarqué les superbes, vous avez
dît voir qu'ils ne consentent point à traiter de choses importantes devant un
petit nombre d'auditeurs. Mais le Seigneur ne fait nulle difficulté d'expliquer
ses secrets à deux hommes. Le petit nombre ne fait rien sur lui ; quand même il
n'aurait qu'un seul auditeur, il ne témoignerait aucun dédain, comme nous le
voyons pour la Samaritaine.
Considérez, en troisième lieu,
la bonté du Seigneur dans l'affaire présente, et voyez comment il instruit ses
Disciples en leur conduite, comment il les fortifie et les console. Remarquez
comme il feint d'aller plus loin pour augmenter leur désir, s'attirer leurs
invitations et être retenu par eux; et comme ensuite il entre avec eux, prend du
pain, le bénit, le rompt de ses mains sacrées, le leur présente et se fait
reconnaître. C'est ainsi que tous les jours il agit invisiblement avec nous ;
car il veut que nous le retenions, que nous l'invitions par des désirs, des
prières et de saintes méditations. C'est pourquoi il faut prier et jamais ne
nous relâcher (1), ainsi qu'il l'a dit, et agir en toutes ces choses comme
il l'a fait lui-même, afin de nous instruire, c'est-à-dire afin de nous porter à
nous appliquer aux oeuvres de piété et de charité. Il faut aussi nous souvenir
qu'il ne suffit point d'entendre ou de lire les saintes Écritures, mais que nous
devons les mettre en pratique. Vous pourrez vous instruire plus amplement sur ce
sujet en lisant l'homélie de saint Grégoire sur l'évangile de ce jour.
490
Or, le Seigneur ne laissa pas
les Disciples jouir longtemps de sa présence ; mais aussitôt qu'il leur eut
présenté le pain il disparut de devant eux. C'est qu'il voulait aussi aller
consoler les autres ; et ceux-ci, du reste, eurent part à cette consolation.
(1) Ces deux Disciples s'en
retournèrent aussitôt à Jérusalem, et, ayant trouvé les Apôtres rassemblés, à
l'exception de Thomas, ils leur racontèrent ce qui leur était arrivé. Mais on
leur dit également que le Seigneur était ressuscité et qu'il était apparu à
Simon. Alors Jésus, entrant dans le Cénacle, les portes fermées, se plaça au
milieu d'eux et leur dit : « La paix soit avec vous! » Les Disciples
aussitôt se prosternèrent contre terre, confessèrent leur faute de l'avoir
abandonné, et le reçurent avec allégresse. Le Seigneur leur dit donc : «
Levez-vous, mes frères, car tous vos péchés vous sent remis. » Ensuite il
demeure familièrement au milieu d'eux, leur montre ses mains et son côté, et
leur ouvre l'esprit afin qu'ils comprennent les Écritures et sa résurrection. Il
leur demande s'ils ont quelque chose à manger, et il mange en leur présence une
partie d'un poisson rôti et un rayon de
491
miel. Ensuite il souffle sur eux et leur dit : « Recevez
le Saint-Esprit. »
Vous voyez comme toutes ces
choses sont pleines d'allégresse et de joie. Aussi les Disciples sont remplis de
bonheur d'avoir vu le Seigneur, et ils se réjouissent en sa présence, eux qui
tout-à-l'heure étaient saisis d'effroi. Oh ! avec quel empressement ils lui
offrent de quoi manger! avec quelle fidélité ils le servent, et comme ils sont
heureux de se tenir auprès de lui ! Considérez aussi Marie présente en ce lieu,
car les Disciples avaient coutume de s'assembler auprès d'elle. Voyez comme elle
remarque chaque chose avec une félicité indicible, comme elle prend placé
familièrement auprès de son Fils, comme elle le sert avec bonheur et selon qu'il
convient. Le Seigneur Jésus reçoit volontiers tous les services qu'elle
s'empresse de lui rendre, et il l'honore de la façon la plus respectueuse en
présence de ses Disciples. N'oubliez pas non plus Madeleine, la Disciple chérie
et l'Apôtre des Apôtres. Voyez comme, selon sa coutume, elle est assise aux
pieds de son Maître, écoutant ses paroles avec le plus grand soin et le servant
aussi avec joie de tout son coeur, autant qu'elle le peut. Oh ! à quoi comparer
maintenant cette petite maison? Qu'il fait bon d'y avoir son séjour! Si vous
avez quelque sentiment de dévotion, ne vous semble-t-il pas qu'il se fait
maintenant une grande Pâque? Vous le comprenez sans doute.
Mais le Seigneur ne demeura pas
bien longtemps avec ses Apôtres, car déjà il se faisait tard. Cependant
492
peut-être le forcèrent-ils de rester encore un peu, en le
priant de ne point se retirer si vite. Croyez-vous flue Madeleine, assise à ses
pieds, ne le retint pas par les pans de sa robe, avec confiance et avec une
audace respectueuse, pour l'empêcher de s'éloigner si rapidement ? Il était
revêtu de vêtements d'une blancheur éclatante, des vêtements de sa gloire. C'est
par ces vêtements que Madeleine le retenait, non en agissant avec présomption,
mais avec confiance, tant son amour était grand et tant elle se sentait aimée ;
et sa hardiesse ne déplaisait point au Seigneur. Il aime à être retenu de la
sorte, ainsi que nous l'avons vu pour les deux Disciples d'Emmaüs.
Enfin le Seigneur, ayant offert
ses respects à sa Mère et pris congé d'elle, se retira après avoir béni tous
ceux qui étaient présents. Pour eux, se prosternant devant lui, ils le
conjurèrent de revenir au plus tôt. En attendant, ils demeurèrent affamés et
altérés de leur Seigneur dont autrefois ils avaient pu jouir selon tous leurs
voeux, et ils le rappelaient par leurs soupirs et les désirs de leurs coeurs.
Vous voyez combien de fois
aujourd'hui la Pâque est célébrée ; car toutes ces apparitions eurent lieu le
jour de Pâques. Mais peut-être avez-vous entendu et n'avez-vous point senti?
Peut-être n'avez-vous point, dans la Passion même, éprouvé de douleur? Car je
crois que si vous saviez être touchée en méditant la Passion du Seigneur et
posséder une âme recueillie, une fane non répandue sur les choses séculières,
sur les objets superflus et de pure curiosité ; je crois, dis-je,
493
qu'à chaque fois vous célébreriez une véritable Pâque. Et
cela pourrait, se renouveler tous les dimanches, si, tous les vendredis et
samedis, vous vous y prépariez avec une résolution bien ferme, par la méditation
des tourments du Seigneur, surtout l'Apôtre nous ayant dit (1) : « Si nous
sommes les compagnons de ses souffrances, nous le serons de ses consolations.
»
(2) Le jour de l'octave de la
Résurrection étant arrivé, et les portes du Cénacle étant fermées, le Seigneur
apparut de nouveau à ses Disciples; Thomas, qui était absent la première fois,
se trouvait avec eux en ce jour. Lorsque les autres lui avaient raconté qu'ils
avaient vu le Seigneur, il leur avait répondu : « Si je ne vois dans ses
mains les marques des clous, et si je ne mets mon doigt dans le trou des clous
et ma main dans la plaie de son côté, je ne croirai point. »
Le bon Pasteur, plein de
sollicitude pour son petit troupeau, leur dit donc : « La paix soit avec
vous. » Ensuite, s'adressant à Thomas : « Portez, lui dit-il,
votre doigt ici, et regardez mes mains ; approchez aussi votre main et la mettez
dans la plaie de
494
mon côté, et ne soyez pas incrédule, mais fidèle. »
Alors Thomas, se prosternant, toucha les cicatrices du Seigneur et lui dit : «
Vous êtes mon Seigneur et mon Dieu. » Il ne vit que l'homme en
Jésus-Christ, et il crut à sa divinité ; il confessa aussi sa faute d'avoir
abandonné son Maître, en la manière que l'avaient fait les autres Apôtres. Le
Seigneur, le relevant, lui dit : « Ne craignez pas, vos péchés vous sont
remis. »
Or, ce fut par une disposition
particulière que le doute de Thomas fut permis, afin que la résurrection du
Seigneur fût prouvée par des preuves plus évidentes. Considérez ici
soigneusement votre Sauveur et remarquez sa bénignité accoutumée, son humilité,
son amour ardent ; de quelle manière, pour leur utilité et la nôtre aussi, il
montre ses blessures à Thomas et aux autres Apôtres, afin d'enlever toute
obscurité de leurs coeurs. Le Seigneur a conservé les cicatrices de ses
blessures pour trois raisons surtout : premièrement, pour affermir ses Apôtres
en la foi de sa résurrection ; secondement, pour les montrer à son Père, quand
il veut l'apaiser et l'invoquer pour nous, car il est notre avocat ; en
troisième lieu, afin de les manifester aux réprouvés au jour du jugement.
Le Seigneur Jésus reste donc
pendant quelque temps avec sa. Mère et ses Disciples, leur parlant du royaume de
Dieu. Pour eux, ils goûtent une joie ineffable en écoutant des paroles si
élevées et en contemplant ce visage où respire la gloire et la félicité.
Considérez-les bien se tenant debout autour de Jésus ;
495
Marie, sa Mère, s'est placée sans crainte tout près de lui.
Remarquez aussi Madeleine qui est à ses pieds. Demeurez vous-même en sa
présence, mais au loin, à moins que, touché de compassion pour vous, il ne vous
fasse appeler. Enfin, il leur dit d'aller en Galilée, sur le mont Thabor, ainsi
qu'on le croit, et que là il se montrera à eux. Ensuite, leur ayant donné sa
bénédiction, il se retire. Pour eux, ils demeurent, comme auparavant, affamés et
altérés de sa présence, mais grandement fortifiés.
(1) Les Disciples s'en allèrent
donc au lieu indiqué, et le Seigneur leur apparut de nouveau et leur dit : «
Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre. Allez, enseignez
toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit, et leur apprenant à observer toutes les choses que je vous ai
prescrites. Prenez courage, car je suis avec vous toujours et jusqu'à la
consommation des siècles. » Ils l'adorèrent à son arrivée, et maintenant ils
se tiennent avec lui, enivrés d'une joie extraordinaire. Considérez avec
attention et les Disciples, et les paroles qui leur sont adressées, car elles
sont vraiment magnifiques. Jésus leur montre
comment il est le Maître de toutes choses ; il leur donne
le commandement de prêcher et la forme du baptême; il leur imprime le courage le
plus grand, en leur promettant d'être toujours avec eux. Vous voyez de quelle
joie il les comble, et combien de preuves il leur offre de sa charité. Quand
tout fut terminé, leur ayant donné sa bénédiction, il se sépara d'eux.
(1) Les Disciples demeurèrent en
Galilée. Or, un jour, sept d'entre eux s'en allèrent pêcher dans la mer de
Tibériade, et, durant toute la nuit, ils ne prirent rien. Le matin étant venu,
le Seigneur leur apparut et se tint sur le rivage de la mer.
Remarquez bien ce qui se passe,
car tout est de nature à réjouir vivement. Le Seigneur demanda aux Disciples
s'ils avaient pris quelque chose, et eux ayant répondu que non, il leur dit : «
Jetez votre filet à droite de la barque, et vous trouverez. » Ils le
jetèrent et prirent une quantité prodigieuse de poissons. C'est pourquoi Jean
dit à Pierre : « C'est le Seigneur. » Pierre, qui était alors nu, se
couvrit de sa tunique et s'en vint à lui à la hâte en se jetant à l'eau. Pour
les autres, ils s'avancèrent avec leur barque.
Lorsqu'ils furent descendus, ils trouvèrent un poisson
placé sur des charbons allumés et du pain tout préparé. C'était le Seigneur
lui-même qui avait ainsi tout disposé. Il leur fit apporter encore quelques-uns
des poissons qu'ils avaient pris, et, après qu'ils les eurent fait cuire, il
mangea avec eux. Ce fut pour eux un grand et joyeux festin que ce repas pris
avec Jésus au bord de la mer. Suivant son humilité accoutumée, le Seigneur les
servit lui-même, leur rompit et leur présenta le pain, et leur offrit de même du
poisson. Ces sept Disciples se tiennent donc respectueusement et pleins de joie
en présence de leur Seigneur; ils mangent avec lui, contemplent sa face si
désirable et si délectable , et tressaillent d'allégresse en leurs cœurs. La
nourriture qu'ils reçoivent de ses mains sacrées est vraiment délicieuse, et
leur âme participe non moins que leur corps à ce festin.
Oh ! qui pourra décrire un tel
festin ? Considérez bien ce qui s'y passe. Si vous le pouvez, venez y prendre
part avec eux. Remarquez néanmoins ce qui suit, car tout y est beau et d'une
très-grande utilité. Lorsque ce festin solennel fut, terminé, le Seigneur dit à
Pierre : « M'aimez vous plus que ceux-ci ?» Pierre lui répondit : «
Seigneur, vous savez bien que je vous aime. » Et le Seigneur lui dit : «
Paissez mes agneaux. » Il l'interrogea ainsi par trois fois et lui
recommanda son troupeau. En cela reconnaissez la bénignité ordinaire , la
charité et l'humilité du Seigneur; car vous voyez avec quel soin affectueux il
insiste et revient sur le commandement
498
qu'il donne à Pierre de veiller au bien des âmes. Ensuite
le Seigneur prédit à Pierre quelle mort il aura à souffrir, en lui disant : «
Lorsque vous étiez plus jeune, vous vous ceigniez vous-même, et vous alliez où
vous vouliez. Mais lorsque vous serez devenu vieux, vous étendrez vos mains, et
un autre vous ceindra et vous conduira où vous ne voudrez pas. » Il marquait
par là que c'était par le supplice de la Croix qu'il devait glorifier Dieu. Et
comme Pierre disait au Seigneur en parlant de Jean : « Et lui, que
deviendra-t-il? » Il lui répondit : « Si je veux qu'il demeure ainsi
jusqu'à ce que je vienne, que vous importe ? » C'est comme s'il lui eût dit
: Je ne veux pas que celui-ci nie suive par la voie des souffrances, mais il
s'endormira en sa vieillesse dans la contemplation. Cependant les autres
Disciples comprirent qu'il ne mourrait point ; mais ce n'eût point été une
grande faveur, puisqu'il est bien meilleur que notre corps tombe en dissolution
et que nous soyons avec Jésus-Christ. Vous avez remarqué les actions et les
paroles nombreuses et magnifiques contenues en cette apparition. Après cela, le
Seigneur disparut aux yeux de ses Disciples et s'en alla, selon sa coutume, vers
les saints Pères. Les Disciples demeurèrent remplis d'une grande joie et ensuite
ils s'en retournèrent à Jérusalem.
499
(1) Le Seigneur apparut de
nouveau à plus de cinq cents frères assemblés en un même lieu, selon que le dit
l'Apôtre. Mais quel est ce lieu ? Quand se fil celle apparition ? C'est, ce qui
n'est point écrit. Le tendre Seigneur se tint au milieu d'eux, les instruisant
et leur parlant du royaume de Dieu, et il les remplit d'une grande joie.
Vous avez donc douze apparitions
du Seigneur depuis sa Résurrection jusqu'à son Ascension, sans compter deux
autres dont nous parlerons en même temps que de son Ascension, ce qui l'ait
quatorze en tout. Vous devez cependant savoir qu'on n'en compte que dix écrites
dans l'Évangile; car on ne trouve nulle part qu'il apparut à sa Mère, mais on le
croit pieusement; qu'il se montra à Joseph, on le trouve dans l'évangile de
Nicodème. Pour l'apparition à Jacques le Mineur, c'est l'Apôtre qui nous en
parle dans son Épître aux Corinthiens, et après lui, saint Jérôme. C'est encore
l'Apôtre qui raconte au même endroit celle qui eut lieu pour les cinq cents
frères. Les autres sont écrites dans l'Évangile.
Vous pouvez encore vous en
représenter plusieurs autres. Car il est vraisemblable que le très-charitable
500
Seigneur visitait souvent sa Mère et ses Apôtres, ainsi que
Madeleine, sa disciple bien-aimée, aimant ainsi à fortifier et à réjouir les
personnes que sa Passion avait si violemment attristées et épouvantées. Saint
Augustin semble être de cet avis, quand il dit, en parlant des temps de la
Résurrection : « Tout n'a pas été écrit; ses entretiens avec les siens étaient
fréquents. » Peut-être aussi les saints Pères, surtout Abraham et David, à qui
la promesse du Fils de Dieu avait été faite d'une manière spéciale, venaient-ils
avec lui pour voir cette excellente fille sortie de leur race, Marie, la Mère du
Seigneur, qui avait trouvé grâce par-dessus tous les autres et avait donné le
jour au Rédempteur. Oh! avec quelle joie ils la considéraient! Comme ils
s'inclinaient avec respect en sa présence et la comblaient de toutes les
bénédictions en leur pouvoir, quoiqu'ils ne fussent point vus d'elle.
Vous pouvez aussi, en toutes ces
apparitions, vous représenter, selon la coutume, la bénignité, la charité et
l'humilité du Seigneur, vertus dont nous avons fait mention et qui brillent dans
toutes ses actions. Souvenez-vous encore qu'après avoir vaincu glorieusement et
être ressuscité, il a voulu être voyageur sur cette terre pendant quarante
jours, afin d'affermir et de fortifier ses Disciples. Sans doute, après une
course de tant d'années, après tant de travaux et d'afflictions, après une mort
ignominieuse et cruelle , il pouvait rentrer en triomphateur dans sa gloire, et
remettre à ses Anges le soin de confirmer et d'animer ses Apôtres selon sa
volonté; mais sa charité ne lui permettait
501
point d'agir ainsi, et il voulut converser en personne avec
eux, leur apparaissant plusieurs fois d'une manière évidente et les entretenant
du royaume de. Dieu qu'ils auraient à établir. C'est peur eux qu'il a agi de la
sorte , mais aussi pour nous; et nous n'y faisons point attention. Il nous a
aimés avec passion, et nous sommes pour lui sans amour, alors qu'au contact d'un
feu si dévorant nous ne devrions pas seulement nous échauffer, mais nous
embraser. Maintenant arrivons à l'Ascension.
Il faut que vous redoubliez de
vigilance en méditant l'Ascension du Seigneur, et, si jusqu'à cette heure, vous
avez réuni tous les efforts de votre âme pour vous rendre présente à ses
discours et à ses actions, vous devez maintenant faire beaucoup plus; car cette
solennité l'emporte sur toutes les autres, ainsi que vous le verrez plus
clairement dans le courant de ce chapitre. Que votre attention soit au moins
excitée par cette pensée, que votre Sauveur, ayant terminé le cours de son
pèlerinage, va nous priver de sa présence corporelle. Aussi, devons-nous
considérer bien plus attentivement ses actions et ses paroles. C'est, en effet,
un devoir pour l'âme fidèle d'observer, avec une vigilance sans bornes, son
Époux, son Seigneur
502
et son Dieu au moment où il va s'éloigner d'embrasser du
plus intime de son esprit et ses paroles et ses actes ; de se recommander à lui
avec plus de dévotion et d'humilité, et de séparer totalement son coeur de tout
le reste.
Ainsi, le quarantième jour après
sa Résurrection, Jésus sachant que l'heure est arrivée où il doit passer de
ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens, il les aima jusqu'à la fin
(1). Tirant donc élu Paradis terrestre les saints pères et les autres fortes qui
y résidaient, puis, s'arrêtant à Élie et à Hénoch qui devaient demeurer en ce
lieu, car ils sont encore vivants, et, les ayant bénis, il vint à ses Disciples
qui étaient enfermés dans le Cénacle sur la montagne de Sion avec sa Mère et les
autres, leur apparut et voulut, avant son départ, manger encore avec eux, en
signe de joie et de l'amour dont il leur laissait le souvenir.
Lors donc que, remplis d'une
grande félicité, tous étaient à table en ce dernier festin de leur Seigneur, il
leur dit : « Le temps est arrivé où je dois retourner à celui qui m'a envoyé.
Pour vous, demeurez dans la ville jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la force
d'en haut, car dans peu de jours vous serez remplis de l'Esprit-Saint, selon que
je vous l'ai promis. Ensuite vous irez par tout l'univers prêcher l'Évangile et
baptiser ceux qui croiront en moi. Vous serez mes témoins jusqu'aux extrémités
du monde. » Il leur reprocha aussi leur incrédulité,
parce qu'ils n'avaient point voulu ajouter foi à ceux qui
l'avaient vu ressuscité, c'est-à-dire à ses Anges. Il leur fit ce reproche en ce
moment surtout où il leur parlait de les envoyer prêcher; comme s'il eût voulu
leur dire : « C'était pour vous un devoir bien plus grand de croire aux Anges,
même avant de m'avoir vu, que pour les nations qui no me verront point, de
croire à vos prédications. » Il agit de la sorte, afin qu'ils reconnussent leur
tort et demeurassent plus humbles, leur montrant ainsi, au moment de sa
séparation, combien l'humilité lui était chère, et leur en faisant comme une
recommandation particulière. Ils l'interrogèrent aussi sur les temps à venir;
mais il ne voulut point satisfaire à leur demande, parce que cela ne lui
importait aucunement. Ils demeurent donc, mangent, parlent, se réjouissent à
cause de la présence de leur Seigneur; mais néanmoins son départ ne les laisse
pas sans inquiétude. Ils l'aimaient d'un amour si tendre, que ce mot seul de
séparation leur était intolérable.
Que dirai-je de sa Mère assise à
table auprès de lui et qui l'aimait par-dessus tous les autres d'une affection
si intense? Croyez-vous qu'à ces paroles du départ de son Fils, la tendresse de
son amour ne fut pas ébranlée et profondément émue? qu'elle n'inclina point sa
tête sur son Fils et ne se reposa point sur sa poitrine ? Si Jean l'a fait
durant la Cène, avec combien plus de raison pouvez-vous croire qu'elle agit de
même? Elle le priait en soupirant et versant des larmes, et lui disait : « Mon
Fils, si vous voulez vous en
504
aller, emmenez-moi avec vous. » Mais le Seigneur lui
répondit en la consolant : « Je vous en prie, ma Mère bien-aimée, que mon
éloignement ne vous cause point de douleur, car je m'en vais à mon Père. Pour
vous, il est nécessaire que vous demeuriez encore quelque temps afin d'affermir
ceux qui croiront en moi : je viendrai ensuite à vous et je vous emmènerai dans
ma gloire. » — « Mon Fils bien-aimé, reprit Marie, que votre volonté soit faite.
Non-seulement je suis prête à demeurer, mais encore à mourir, s'il le faut, pour
les âmes à qui vous avez sacrifié votre vie ; seulement je demande que vous vous
souveniez de moi. »
Le Seigneur la consolait donc
ainsi que ses Disciples, Madeleine et les autres, en leur parlant ainsi : « Que
votre coeur ne se trouble point et soit sans crainte ; je ne vous laisserai
point orphelins; je m'en vais et puis je reviendrai à vous, et je serai toujours
avec vous. » Enfin, il leur commanda d'aller sur la montagne des Oliviers, parce
que c'était en ce lieu qu'il voulait s'élever au Ciel, et il disparut. Sa Mère
et tous les autres partirent aussitôt pour cette montagne, qui est à environ un
mille de Jérusalem, et là il leur apparut de nouveau. voilà comment vous avez en
ce jour deux apparitions. Alors il embrassa sa Mère en lui disant adieu, et sa
Mère l'embrassa très-tendrement. Les Disciples, Madeleine et tous les autres, se
prosternant, baisèrent ses pieds, mais Jésus releva ses Apôtres et les embrassa
avec amour.
Regardez-les bien en ce moment,
et voyez tout ce
505
qui se passe. N'oubliez pas non plus d'arrêter vos regards
sur les saints Pères ici présents, quoique d'une manière invisible, et de
remarquer comme ils contemplent Marie avec bonheur et respect ; combien ils
bénissent avec amour celle par qui ils ont obtenu un bienfait si grand; comme
ils considèrent ces guerriers glorieux, ces chefs de l'armée divine que le
Seigneur a choisis entre tous, pour combattre et pour vaincre le monde entier.
Enfin, tous les mystères étant
accomplis, le Seigneur Jésus commença à s'éloigner de cette assemblée en
s'élevant à travers les airs, et à monter par sa propre ver-tu. Aussitôt sa Mère
et tous les autres se prosternèrent contre terre. Marie s'écriait : « Mon Fils
bien-aimé, souvenez-vous de moi. » Et elle ne pouvait contenir ses larmes à
cause de son départ. Cependant elle éprouvait, d'un autre côté, une joie
extrême, en voyant son Fils s'avancer si glorieusement vers les Cieux. Les
Apôtres disaient de même : « Seigneur, nous avons tout abandonné à cause de
vous, ne nous oubliez pas. » Et lui, les mains élevées, le visage serein et
plein de félicité, la tête couronnée à la manière d'un roi, revêtu d'ornements
splendides, était porté triomphalement vers les Cieux. Il les bénit, en disant :
« Soyez fermes et agissez avec courage, car je serai toujours avec vous. »
Il s'élevait, conduisant cette
glorieuse multitude des saints Pères, et lui ouvrant la marche, comme l'avait
annoncé le Prophète Michée (1). Il montait
506
glorieux, éclatant de blancheur et de grâce, resplendissant
de gloire et de félicité ; il les prés lait, leur montrant la voie, et eux
faisaient entendre des chants de jubilation, le suivaient, enivrés de bonheur,
et disaient : « Chantons un cantique au Seigneur, qui s'élève vers le couchant.
Le Seigneur est son nom. Que les miséricordes du Seigneur confessent sa gloire,
et qu'il soit loué des merveilles opérées en faveur des enfants des hommes. Vous
êtes béni, ô Seigneur notre Dieu, qui opérez le salut de ceux qui espèrent en
vous, qui conduisez votre peuple dans l'allégresse et vos élus dans la joie.
Élevez-vous au-dessus des cieux, ô Dieu ! et que votre gloire se répande sur la
terre entière, afin que vos enfants bien-aimés voient leur délivrance. En
montant ainsi dans les cieux, vous nous ouvrez le chemin de la félicité, vous
nous conduisez au lieu du rafraîchissement, vous délivrez, par votre puissance,
vos captifs de l'esclavage, vous nous accordez le désir de nos cœurs. Nous
entrerons dans votre demeure et nous chanterons vos louanges en présence de vos
Anges. Gloire, louange et honneur à vous, ô Jésus-Christ, notre Rédempteur!
Royaumes de la terre, chantez un cantique à Dieu, chantez une hymne de joie au
Seigneur. »
Cependant Michel, le chef de la
cour céleste, étant arrivé dans la patrie glorieuse, annonce l'arrivée du
Seigneur. Aussitôt tous les ordres des esprits bienheureux s'élancent, par
troupes séparées, à sa rencontre. Il n'en est pas un seul qui ne vienne
au-devant de son Seigneur, et, s'inclinant tous avec le respect le plus
507
profond, ils le conduisent au milieu d'hymnes et de
cantiques ineffables. Qui pourrait, en effet, raconter ces chants et ces
jubilations?
Tous les Princes s'avancèrent
donc réunis ensemble. Ils chantaient des cantiques et s'écriaient : « Louange à
Dieu ! louange à Dieu ! louange à Dieu ! Roi béni, qui venez au nom du Seigneur,
nous chantons un cantique d'allégresse à votre triomphe glorieux. Vous êtes
béni, ô Seigneur, qui êtes assis sur les Chérubins, et qui sondez les abîmes. »
« Louange à Dieu ! louange à
Dieu louange à Dieu ! O Seigneur, vous êtes digne de toute louange et de tout
honneur. Louange à Dieu! »
« Vous avez remporté une
victoire glorieuse. Louange à Dieu ! Que les cieux, Seigneur, confessent vos
merveilles. Louange à Dieu ! Qu'ils confessent votre puissance. Louange à Dieu!
C'est maintenant que s'élèvent les tribus du Seigneur. Elles s'élèvent afin de
célébrer votre gloire et de dire avec nous : Louange à Dieu! Elles
s'élèvent pour prendre partit la joie de votre peuple, afin de joindre, en votre
honneur, ses cantiques à ceux que font entendre les héritiers de votre félicité.
Louange à Dieu ! louange à Dieu! louange à Dieu ! »
C'est par ces chants et ces
hymnes que, tressaillant d'allégresse en sa présence, ils rendaient sans
interruption hommage à leur Seigneur, et qu'ils célébraient en son honneur, avec
tout la respect possible, une fête éclatante. Qui pourrait raconter la joie de
ce jour? Mais surtout qui pourrait dire quels sentiments
508
éprouvèrent et ces Esprits bienheureux, et ces Pères si
vénérables, lorsqu'ils se rencontrèrent mutuellement ? Ces célestes Esprits,
ayant offert d'abord leur respect le plus humble à leur Seigneur et terminé
leurs cantiques, disaient aux saints Pères : « Princes des peuples, venez et
réjouissons-nous. Louange à Dieu ! Vous êtes réunis en la société de votre Dieu.
Louange lui soit rendue ! Vous êtes élevés d'une manière admirable. Louange à
Dieu ! Chantez en l'honneur de Celui qui monte au-dessus du ciel des cieux.
Louange à Dieu! louange à Dieu ! »
Et les saints Pères leur
répondaient avec transport : « Vous êtes les Princes du peuple du Seigneur.
Louange à Dieu! Vous êtes nos gardiens et nos aides. Louange à Dieu! A vous la
joie et la paix. Louange à Dieu! Et vous aussi, chantez en l'honneur de notre
Roi. Louange à Dieu ! Tressaillez d'allégresse en Dieu notre secours. Louange à
Dieu ! louange à Dieu! louange à Dieu! »
Et en même temps ils adoraient
le Seigneur et se disaient : « Nous nous en allons pleins de joie en la maison
du Seigneur. Louange à Dieu! louange à Dieu ! La Cité vénérable de notre Dieu
nous réunira dans son sein. Louange à Dieu ! Nous sommes les brebis des
pâturages du Seigneur; entrons dans sa demeure, franchissons ses parvis. Louange
à Dieu! Franchissons-les au concert des hymnes et des cantiques. Louange à Dieu
! Car le Seigneur des vertus est avec nous. Louange à Dieu ! Il est notre
Sauveur. Louange à Dieu ! louange à Dieu ! »
509
Vous voyez donc que tous
faisaient éclater leur jubilation et chantaient des cantiques d'allégresse ; car
selon le Prophète : « Dieu s'est élevé au milieu des jubilations; le Seigneur
est monté aux accents de la trompette (1). »
Or, le Seigneur Jésus s'éleva
visiblement pour la consolation de sa Mère et de ses Disciples, qui goûtèrent ce
bonheur tant qu'ils purent l'apercevoir. Mais aussitôt qu'un nuage l'eut dérobé
à leurs yeux, il fut en un instant transporté, avec tous les Anges et les saints
Pères, dans la patrie bienheureuse; car c'est ainsi que s'exprime le même
Prophète : « Vous assemblez les nuages pour vous élever, et vous marchez sur
les ailes des vents (2). » Or, les ailes des vents, ce sont les extrémités
des vents, c'est-à-dire ces parties qui s'élancent en avant avec le plus de
légèreté. Et le Seigneur s'éleva plus rapidement encore, une fois qu'il eut
passé cette nuée. Pendant ce temps, sa Mère, ses Disciples, Madeleine et les
autres demeuraient à genoux, et le contemplaient montant vers les cieux, tant
qu'il leur fut donné de l'apercevoir.
Oh ! quel spectacle de voir le
Seigneur s'élevant d'une manière si glorieuse ! Quel spectacle surtout pour
celui qui aurait pu découvrir ces Esprits bienheureux, ces saintes âmes qui lui
faisaient cortège ! Peut-être, dans l'excès de sa joie, son âme eût-elle
abandonné son corps, et se fût-elle élevée à la suite de cette assemblée
glorieuse. Lors donc qu'ils tenaient ainsi leurs yeux fixés vers le ciel, voilà
que deux
510
Anges vêtus de blancs s'approchèrent d'eux et leur dirent :
« Hommes de Galilée, pourquoi vous arrêter-vous il regarder au ciel? Ce
Jésus, qui s'est séparé de vous et est monté dans les cieux, viendra de la même
manière que vous l'avez vu s'y élever. Retournez donc dans la ville et attendez
selon qu'il vous l'a dit (1)»
Remarquez ici combien le
Seigneur portait de sollicitude aux siens. Car à peine eut-il disparu à leurs
yeux qu'il leur envoya ses Anges, de peur qu'eu demeurant plus longtemps ils
n'éprouvassent une trop grande fatigue, et aussi afin qu'en voyant le témoignage
des Anges s'accorder, touchant l'Ascension de leur Seigneur, avec leur propre
témoignage, ils fussent fortifiés. Ayant donc entendu ces paroles, Marie pria
humblement les Anges de les recommander tous à son Fils. Et les Anges,
s'inclinant jusqu'à terre, reçurent avec joie cette prière. Les Apôtres,
Madeleine et tous les autres s'exprimèrent comme Marie. Alors les Anges ayant
disparu , ils s'en revinrent tous à la ville et demeurèrent sur la montagne de
Sion, attendant, selon le commandement qu'ils en avaient reçu du Seigneur.
Cependant le Seigneur Jésus,
environné de cette armée glorieuse et pleine de félicité, ouvrit les portes du
Paradis, jusqu'alors fermées au genre humain, y fit son entrée triomphale, et,
se prosternant avec bonheur devant son Père , il lui dit : « Je vous rends
grâces, mon Père, de ce que vous m'avez donné la
511
victoire sur tous nos adversaires. Voici nos amis qui
étaient retenus captifs : je vous les présente. Mais j'ai promis à mes frères, à
mes Disciples que j'ai laissés dans le monde, de leur envoyer le Saint-Esprit.
Je vous prie, mon Père, de vouloir bien accomplir cette promesse, et je vous les
recommande. » Alors son Père, le relevant, le fit asseoir à sa droite et lui dit
: « Mon Fils béni, je vous ai donné toute puissance et tout jugement; disposez
tout pour vos Disciples et la mission de l'Esprit-Saint, selon qu'il vous
plaira. »
Tous les saints Pères et les
Esprits bienheureux qui s'étaient prosternés profondément en présence du Père
pour lui offrir leurs adorations, s'étant relevés, recommencèrent leurs
cantiques, leurs louanges et leurs jubilations dosant Dieu. Si Moïse et les
enfants d'Israël, après le passage de lamer Rouge, chantaient un cantique au
Seigneur, en disant (1) : «Chantons un cantique au Seigneur, parce qu'il a
fait éclater sa grandeur et sa gloire; » si Marie, la prophétesse, sa soeur
et les autres femmes qui venaient à sa suite, firent entendre aussi leurs hymnes
en choeur et au son du tambour, combien plus justement peuvent le faire ceux qui
ont surmonté tous leurs ennemis ? Si, lorsque David conduisait l'arche du
Seigneur à Jérusalem, tout le peuple chantait les cantiques de la loi ; si David
lui-même touchait de la harpe au milieu des chantres (2); si tous faisaient
entendre leurs louanges en présence du Seigneur aux accords de leurs lyres et au
son de leurs tambours; si le roi dansait de toutes
512
ses forces devant le Seigneur, combien plus doivent agir
ainsi ceux qui sont vraiment établis en possession du bonheur de Dieu même? Si
Jean, ainsi qu'il le rapporte dans l'Apocalypse (1), a entendu dans les Cieux la
voix de cent quarante mille personnes jouant de la harpe, et chantant sur leurs
instruments comme un cantique nouveau devant le siége de Dieu et de l'Agneau, je
puis, quelle que soit la joie exprimée par l'Apôtre, je puis me représenter
celle de ce jour comme beaucoup plus éclatante.
Tous ceux qui sont là font
retentir le Ciel de leurs accords, tous tressaillent d'allégresse, tous se
livrent à la joie, tous chantent de saints cantiques, tous sont enivrés de
bonheur, tous éclatent en jubilations, tous redoublent d'applaudissements, tous
se forment en choeur, tous s'abandonnent aux impressions de leur félicité, tous
se laissent aller aux transports de leur béatitude. Oui, c'est vraiment en ce
jour que se fait entendre dans la céleste Jérusalem le cantique de la joie, et
que dans toute son étendue ses habitants redisent : Alleluia !
Jamais, depuis l'origine du
monde, ne fut célébrée de fêle semblable, de Pâque si solennelle, etjamais il
n'y en aura, si ce n'est au jour du jugement, alors que tous les élus y
apparaîtront avec leurs corps glorieux. C'est pour cela que je vous disais au
commencement que cette solennité, tout bien considéré, l'emporte sur toutes les
autres. Parcourez-les toutes eu détail et vous comprendrez la vérité de mes
paroles.
513
C'est une grande fête que celle
de l'Incarnation du Seigneur ; c'est même le commencement de tout notre bien.
Mais en cette fête, tout est pour nous, et non pour le Seigneur, car c'est alors
qu'il s'est enfermé dans le sein de la vierge. C'est une grande Taque que la
fête de sa naissance, mais c'est pour nous et non pour lui, car en ce jour il
attire notre compassion en naissant dans une si grande pauvreté, une si profonde
humiliation, et une si extrême détresse. Sa Passion est encore pour nous une
grande fête, puisque c'est en ce jour que nos iniquités ont été abolies. « En
effet, comme dit saint Grégoire, il ne nous eût servi de rien qu'il fût né, s'il
n'eût été jusqu'à nous racheter. » Mais à cause des tourments si cruels et de la
mort si honteuse qu'il endura, ce jour ne fut point pour lui et ne doit point
être pour nous un jour de joie et d'allégresse.
C'est de même une fête vraiment
solennelle et une Pâque véritable que la Résurrection du Seigneur Jésus, tant
pour lui que pour nous, car il apparaît comme un triomphateur glorieux, et ce
fut alors qu'eut lieu notre justification. Aussi ce jour est-il vénérable entre
tous, et l'Église, selon saint Augustin (1), chante-t-elle spécialement ces
paroles du Prophète: « Voici le jour que le Seigneur a fait : tressaillons
d'allégresse et livrons-nous à la joie en ce jour (2).»
Cependant la fête que nous
célébrons aujourd'hui est plus sainte que toutes les autres, ainsi qu'on peut le
conclure de ce qui a été dit. Ce jour de l'Ascension
514
semble plus grand et plus auguste, car bien que le Seigneur
soit ressuscité, il est encore voyageur sur cette terre, la porte du Ciel est
encore fermée, les saints Pères ne sont pas encore admis en la présence du Père
céleste; et c'est dans l'Ascension que tout cela s'accomplit. Si vous considérez
bien tout ce que le Seigneur a fait jusqu'à ce moment, vous verrez que c'est la
fin qu'il s'est proposée, et que sans elle ses oeuvres demeuraient imparfaites.
En effet, le Ciel, la terre, et tout ce qu'ils contiennent, ont été créés à
cause de l'homme, et l'homme a reçu la vie pour être possesseur de la gloire.
Or, jusqu'à ce jour, aucun, quelle que fût sa sainteté, n'a pu atteindre à la
gloire, à cause du péché. Vous voyez donc combien grand et admirable. est ce
jour.
C'est également une Pâque
tout-à-fait grande que la Pentecôte; l'Église la célèbre avec solennité, et
c'est avec justice, car c'est en ce jour qu'elle a reçu le don suprême,
c'est-à-dire, l'Esprit-Saint. Mais c'est encore à nous et non au Sauveur que
revient l'avantage de cette fête. Au contraire, ce jour de l'Ascension est
proprement la fête très-solennelle du Seigneur Jésus, car c'est aujourd'hui
qu'il commence à s'asseoir à la droite de son Père et à se reposer de son
pèlerinage. C'est aussi d'une manière spéciale la fête de tous les Esprits
bienheureux, car ils reçoivent une joie nouvelle de leur Seigneur qu'ils
n'avaient point contemplé dans la gloire en la forme de son humanité, et puis
c'est en ce jour que, pour la première fois, leurs ruines commencent à être
515
restaurées par cette multitude de bienheureux qui
accompagnent le Sauveur.
C'est encore proprement la fête
de ces Patriarches vénérables, des Prophètes et des saintes âmes à qui il est
donné, pour la première fois en ce jour, d'entrer en la patrie céleste. Si donc
c'est pour nous un jour de fête, lorsque quelque saint quitte cette terre pour
monter dans les Cieux, combien plus devons-nous célébrer cette fête de tant de
milliers de saints, cette fête du Saint des saints lui-même? C'est également la
fête de Marie, qui voit son Fils, orné du diadème royal, s'avancer glorieux et
se placer comme vrai Seigneur au-dessus de tout ce qui est élevé dans la patrie.
Et néanmoins cette fête est proprement notre fête, car c'est aujourd'hui que la
nature humaine a été exaltée au-dessus des Cieux; et si Jésus-Christ n'y fût
monté, ce don même de l'Esprit-Saint, qui fait si justement l'objet d'une de nos
solennités, nous ne pouvions le recevoir. Aussi le Seigneur disait-il à ses
Apôtres : «Il vous est avantageux que je m'en aille; car si je ne m'en vais
point, le Consolateur ne viendra point à vous (1).» Enfin , pour donner plus
de poids de mes paroles, j'apporte l'autorité de saint Bernard, qui s'exprime
ainsi dans son discours sur l'Ascension du Seigneur : « (2) Cette
solennité, mes frères bien-aimés, est vrai- ment glorieuse; car elle est la
consommation et le complément des autres solennités ; elle est le terme heureux
du voyage de Jésus-Christ, le Fils du Dieu
516
vivant. Oui ! c'est réellement un jour de fête et de joie
que ce jour de l'Ascension où le Soleil de justice, le Soleil qui illumine les
Cieux, s'est offert à nos regards. C'est vraiment un jour de félicité et de
tressaillement de bonheur que ce jour où, déchirant le sac de son humiliation,
il s'est environné d'allégresse et a consacré les prémices de notre
résurrection. Cependant, quel avantage pour moi dans ces solennités, si ma vie
demeure encore enchaînée à la terre? Je le dis donc : le séjour de cet exil ne
me semble pas beaucoup plus tolérable que l'enfer même. »
« Enfin le Seigneur nous dit : «
Si je ne m'en vais pas, le Paraclet ne viendra point à vous. » Voyez-vous
comment la tête que nous célébrons en ce jour est la consommation des autres
solennités; « comment elle en montre le fruit et en augmente la grâce? En effet,
de même que Celui qui est né pour nous a fait pour nous tout le reste, ainsi
a-t-il fait et fait-il encore son Ascension pour nous. » Ainsi parle saint
Bernard.
Vous voyez donc clairement que
ce jour est plus solennel que tous les autres, et que l'âme qui aimerait bien le
Seigneur Jésus devrait plus se réjouir en ce jour qu'en aucun autre de l'année.
Voilà pourquoi il disait à ses Disciples : « (1) Si vous m'aimiez, vous vous
réjouiriez sans doute, parce que je m'eu vais à mon Père. » C'est pour cela
que je crois m'être exprimé exactement quand j'ai dit, que jamais jour dans
517
le ciel n'avait été célébré avec autant de solennité que
celui-ci. Or, la joie et l'allégresse d'une fête si grande durèrent jusqu'au
jour de la Pentecôte ; et l'on peut en faire l'objet de ses méditations de cette
façon : l'Ascension du Seigneur eut lieu à la sixième heure, car c'était à la
troisième qu'il avait mangé pour la dernière fois avec ses Disciples. Et, bien
que tous les habitants de la patrie céleste fussent dans une joie que je ne
saurais décrire, cependant, en ce premier jour, jusqu'à la sixième heure du jour
suivant, les Anges firent une fête spéciale, et le Seigneur Jésus leur montra ou
leur fit sentir un amour particulier ou quelque consolation extraordinaire. Le
second jour, les Archanges firent de même; le troisième, les Principautés; le
quatrième, les Puissances; le cinquième, les Vertus ; le sixième, les
Dominations; le septième, les Thrônes; le huitième, tas Chérubins; et le
neuvième, les Séraphins; et ce sont les neuf choeurs des Anges. Ainsi celte fête
dura jusqu'à la sixième heure de la veille de la Pentecôte, et ensuite les
saints Pères firent la fête à leur tour jusqu'à la troisième heure du dimanche.
Ces fêtes étant terminées, le
Seigneur Jésus dit à son Père : « Mon Père , souvenez-vous de la promesse que
j'ai faite à mes frères touchant l'Esprit-
518
Saint. » Et le Père lui répondit : « Mon Fils, je tiens
pour agréable ce que vous avez promis. C'est maintenant le temps de l'accomplir.
Dites donc à l'Esprit-Saint : Nous vous prions de descendre vers nos Disciples,
de les remplir, de les consoler, de les fortifier, de les instruire et de leur
conférer le comble des joies et des vertus. »
(1) L'Esprit-Saint vint,
aussitôt et descendit en langues de feu sur cent vingt Disciples réunis en un
même lieu. Il les remplit d'une félicité ineffable ; et eux, affermis,
instruits, embrasés et illuminés par sa vertu, se mirent à parcourir le monde
entier et se l'assujettirent en grande partie. Néanmoins, les habitants de la
cour céleste louèrent encore le Seigneur après l'accomplissement de ces
merveilles, et le louent ;sans interruption. Ils ont encore des jours
d'allégresse, des solennités perpétuelles, des actions de grâces et des
cantiques de louanges. En effet, il est écrit : « Bienheureux ceux qui
habitent en votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans tous les siècles des
siècles (2). »
Hâtons-nous donc aussi, nous
autres, d'entrer dans ce repos où une joie indéfectible surabonde d'une manière
aussi admirable, et soupirons de toutes nos forces après notre patrie. Ayons de
la haine pour l'assemblage de ce corps misérable et corruptible, et gardons-nous
de faire le moindre cas de ses désirs, car c'est lui qui nous tient enchaînés,
lui qui nous force à voyager loin d'un bonheur si inaltérable. Écrions-nous donc
avec l’Apôtre : « Homme infortuné ! qui me délivrera de
519
ce corps de mort ? » Et encore : « Tant que nous
habitons en ce corps, nous sommes éloignés du Seigneur et hors de notre patrie.
— Je désire d'être dégagé des liens de ce corps et d'être avec Jésus-Christ
(1). » Désirons sa dissolution et demandons-la sans cesse à Dieu, car par
nous-mêmes nous ne pouvons l'accomplir avec profit pour notre salut. Au moins
mourons au monde, à ses pompes, à ses concupiscences. Séparons-nous avec un
coeur courageux et persévérant de toutes ces choses caduques, de ces
consolations passagères et misérables des objets sensibles qui souillent et
blessent nos âmes. Montons en esprit avec le Seigneur ou plutôt vers le
Seigneur, et établissons notre demeure avec lui dans les cieux. En agissant
ainsi, nous ne serons pas entièrement comme des voyageurs et des étrangers, et,
au temps de sa visite, il daignera nous admettre en sa société, Celui dont nous
nous entretenons , Jésus-Christ notre Seigneur, qui est sur toutes choses un
Dieu béni et digne de louanges dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Vous avez maintenant, ma fille
bien-aimée, dans tout ce qui précède, la plus grande partie de la vie du
Seigneur
520
Jésus réduite en méditations. Recevez avec respect,
empressement et bonheur tout ce que je vous en ai dit, et ne craignez pas de
vous en occuper sans cesse avec dévotion, allégresse et sollicitude; car c'est
là la voie oit vous devez marcher, c'est là votre vie, c'est-à-dire le fondement
sur lequel vous pourrez bâtir un grand édifice. C'est par là que vous devez
commencer, si vous voulez atteindre à ce qu'il y a de plus élevé, comme je vous
l'ai dit plus haut en plusieurs endroits. Cette méditation de la vie de
Jésus-Christ, non-seulement vous sera une délicieuse nourriture par elle-même,
mais elle vous conduira à des mets plus exquis encore. Vous y trouverez les
actions que le Seigneur a faites en sa chair; mais c'est une chose bien plus
admirable de le contempler en esprit, et c'est par cette échelle que vous
pourrez y parvenir. Mais c'est ici qu'en attendant il faut fixer votre demeure.
Écoutez ce qu'en dit saint Bernard :
« (1) Pour moi, je pense
que la raison principale qui a porté le Dieu invisible à se manifester dans la
chair et à converser avec les hommes, a été d'attirer d'abord à l'amour de sa
chair toutes les affections de ceux qui étaient charnels, afin de les conduire
ensuite peu à peu à l'amour des choses spirituelles. Il montrait à ses Disciples
le degré d'un
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amour plus élevé quand il leur disait : « C'est l'esprit
qui vivifie; la chair ne sert de rien (1).»
« Qu'il se console donc dans la
dévotion envers la chair du Sauveur, celui qui n'a point encore reçu l'esprit
qui vivifie, du moins en la manière dont le possèdent ceux qui disent : « Le
Seigneur Jésus est un esprit devant notre face, et si nous avons connu
Jésus-Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus (2). »
En effet, on ne saurait nullement aimer Jésus-Christ , même dans sa chair, sans
l'Esprit-Saint, bien qu'alors il ne se communique pas dans sa plénitude.
Cependant la mesure de cette dévotion est telle que la suavité qui en découle
remplit tout notre coeur et l'éloigne entièrement de l'amour de toute chair et
de tout plaisir de la chair. C'est là ce qu'on appelle aimer de tout son coeur.
S'il en est autrement, s'il m'arrive de préférer à la chair de mon Sauveur une
parenté quelconque ou un plaisir de ma chair, et qu'ainsi je sois moins fidèle
aux enseignements qu'il m'a donnés en demeurant dans la chair, par ses paroles
et par ses exemples, n'est-il pas clair que je ne l'aime point de tout mon
coeur, puisque ce coeur est divisé, que j'en donne une partie à sa chair, et que
j'en consacre une autre à la mienne propre? Enfin il a dit lui-même : Celui
qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi (3). »
Ainsi, pour tout dire en deux mots : aimer Jésus de tout notre coeur, c'est
rejeter loin de nous, par amour pour sa chair vénérable,
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tout ce qui peut être agréable en notre propre chair ou en
celle des autres. Et en cela je comprends également la gloire du monde , car la
gloire de ce monde est la gloire de la chair, et il n'est point douteux que ceux
qui y trouvent leurs délices ne soient des hommes charnels. »
Vous voyez donc quelle est cette
méditation, comment elle est encore charnelle, comparée à celle qui est purement
spirituelle. Cependant ne prenez point. de là sujet de diminuer votre dévotion;
que votre ferveur, au contraire, se porte à des choses plus élevées. Mais sachez
bien que pour y arriver il faut passer par là; il faut que votre amour
s'enflamme en la méditation présente, afin que vous puissiez ensuite vous
plonger sans réserve en l'antre. Elle est bonne assurément, cette méditation
charnelle qui détruit la vie de la chair et par laquelle on arrive à mépriser et
à vaincre le monde. C'est en vous y livrant que vous affermirez votre esprit,
que vous vous instruirez dans la vertu et que vous puiserez la force du coeur,
ainsi que je vous l'ai dit dans le prologue. Que toute votre application, votre
repos, votre nourriture, votre étude soit donc de méditer cette vie du Seigneur.
Non-seulement vous obtiendrez par elle tous les biens dont je viens de vous
parler; non-seulement vous y trouverez les degrés qui vous élèveront à la patrie
céleste , mais cette méditation sera pour vous une consolation perpétuelle et
non interrompue. Ceux qui montent à une contemplation plus élevée ne doivent
point pour cela l'abandonner en aucun temps, ni en aucun lieu ; autrement ils
montreraient
523
qu'ils la méprisent comme une chose vile, ce qui serait un
signe de grand orgueil. Au reste , rappelez-vous ce que je vous ai dit plus haut
en traitant de la contemplation de l'humanité de Jésus-Christ, contemplation que
saint Bernard n'abandonna jamais, quoiqu'il fût un contemplatif très-élevé. Bien
plus, comme nous le voyons en ses discours, il l'embrassa et l'exalta toujours
outre mesure.
Je veux maintenant vous tracer
la marche que vous devez suivre en ces méditations, de peur que, si vous veniez
à croire qu'il vous faut pénétrer et embrasser tout ce que je vous ai tracé,
vous ne tombiez dans le dégoût, à cause de la difficulté d'une pareille
entreprise, d'autant plus que l'espace d'une semaine entière me semble
nécessaire pour ces méditations. Vous devez donc savoir qu'il vous suffit de
méditer une seule action du Seigneur, ou une chose qui lui est arrivée, ou les
paroles qu'il a prononcées, selon qu'il est rapporté dans l'Évangile, en vous
rendant présente aux lieux où les choses se passent , comme si vous y étiez de
corps, et en les repassant tout simplement selon que le récit qui vous en a été
fait les rappellera à votre esprit. Quant aux moralités et aux passages que j'ai
cités pour votre instruction en cet ouvrage,
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il n'est point utile d'en faire l'objet de vos méditations,
à moins qu'ils n'offrent de prime abord à votre pensée une vertu à acquérir ou
un vice à détester.
Vous choisirez donc, pour ces
exercices, quelque heure paisible; ensuite, durant le jour, vous pourrez étudier
la moralité, ainsi que les autorités alléguées, et les confier soigneusement à
votre mémoire. Il vous est tout-à-fait important d'agir de la sorte, car ces
choses sont votre vie, et elles peuvent servir à vous conduire d'une manière
parfaite dans toutes les voies spirituelles. Vous diviserez donc ainsi ces
méditations : en commençant, le lundi, vous parcourrez jusqu'à la fuite du
Seigneur en Égypte. L'ayant laissé en ce lieu, vous y reviendrez le mardi, et
vous méditerez jusqu'à l'ouverture du livre, dans la synagogue ; le mercredi,
jusqu'au ministère de Marie et de Marthe; le jeudi, jusqu'à la Passion ; le
vendredi et le samedi, jusqu' à la résurrection; le dimanche, la résurrection
elle-même et jusqu'à la fin de ce livre. Ainsi ferez-vous chaque semaine, afin
de vous rendre ces méditations familières, bien assurée que plus vous vous y
exercerez, plus elles vous deviendront faciles et agréables. Aimez à converser
avec le Seigneur Jésus, et, à l'imitation de la bienheureuse Cécile,
appliquez-vous à fixer inséparablement, comme un autre Évangile, sa vie en votre
coeur. Au reste, il est temps de mettre fin à ce livre. Mais ce sera en
empruntant encore une fois aux discours si abondants de notre bienheureux père
saint Bernard,
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discours où j'ai cueilli, polir votre utilité, tant de
fleurs magnifiques, et non par mes propres paroles. Que la conclusion se fasse
donc au nom de celui qui est le bue scellé, Jésus-Christ, notre Seigneur, à la
louange duquel cet ouvrage est consacré. Voici, quant à ce qui regarde le
présent sujet, comment s'exprime notre saint. sur ces paroles : Votre nom est
une huile répandue :
« (1) Sans doute il y a
ressemblance entre l'huile et le nom de l'Époux, et l'Esprit-Saint ne les a pas
inutilement rapprochés l'un de l'autre. Pour moi, je dis que le rapport est dans
cette triple qualité de l'huile : elle éclaire, elle nourrit et elle oint.; à
moins que vous n'ayez quelque explication meilleure à nous donner. Elle
entretient le feu, elle nourrit la chair, elle calme la douleur. Elle est une
lumière, une nourriture, un remède. — Voyez maintenant pour le nom de l'Époux :
il éclaire quand on l'annonce, il nourrit quand on le médite, il est un
adoucissement et une onction quand on l'invoque. Parcourons chaque chose plus en
détail.
« Comment croyez-vous que la
lumière de la foi se soit répandue avec tant d'éclat et de rapidité dans tout
l'univers, si ce n'est par la prédication du nom de Jésus? N'est-ce point par la
lumière de ce nom que Dieu nous a appelés à son admirable clarté? N'est-ce point
à ceux qui sont éclairés de ce flambeau, à ceux qui voient la lumière à cette
splendeur, que l'Apôtre dit avec tant de vérité : «Autrefois
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vous n'étiez que ténèbres, maintenant vous êtes lumière
dans le Seigneur (1).
« Le nom de Jésus n'est pas
seulement une lumière, il est une nourriture. Ne vous sentez-vous pas fortifiés
toutes les fois que vous vous le rappelez? Quel nom autant que lui engraisse.
l'esprit qui le médite? Quel nom repose comme lui les sens fatigués, fortifie
les vertus, ranime les moeurs bonnes et honnêtes, entretient les chastes
affections? Toute nourriture est sans vertu pour l'âme, si elle n'est empreinte
de cette huile ; tout aliment est insipide, s'il n'est relevé par ce sel. Si
vous écrivez, je n'y trouve nulle saveur si je n'y lis le nom de Jésus. Si vous
discourez ou Si vous conférez, vos discours sont pour moi sans délices, si je
n'y entends résonner le nom de Jésus Jésus ! c'est un miel à ma bouche , une
mélodie à mes oreilles, une jubilation à mon coeur.
« Mais c'est de plus un remède.
Quelqu'un d'entre vous est-il en proie à la tristesse? Qu'il vienne au coeur de
Jésus, et que de là il s'approche de sa bouche. Aussitôt que ce nom, qui est la
lumière, s'est fait entendre, toute obscurité se dissipe et la sérénité renaît.
Quelqu'un est-il tombé dans le crime, dans le désespoir, va-t-il se précipiter
sous les coups de la mort ? Qu'il invoque le nom de Jésus, et aussitôt il
reviendra à la vie. Qui donc, se tenant en présence de ce nom salutaire, a
éprouvé encore la dureté du coeur, dont tant d'autres gémissent,
l'engourdissement de la paresse, le désir de la vengeance et
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la langueur de l'ennui? Quel est celui qui, ayant vu la
source de ses larmes se tarir, ne les a pas senties couler plus suaves, après
l'avoir invoqué? Quel est celui qui, tremblant et glacé d'effroi au milieu des
dangers, n'a point , après avoir appelé en aide ce nom puissant , recouvré
aussitôt la confiance et banni toute crainte ? Quel est, je vous le demande,
celui qui, agité par le doute et flottant à ses hasards, n'a point vu
tout-à-coup la certitude renaître à l'invocation de ce nom lumineux? Quel est
l'homme plein de défiance, et déjà prêt à s'affaisser au milieu des difficultés,
à qui la force ait manqué aussitôt que ce nom secourable s'est fait entendre à
ses oreilles ? Et cependant telles sont les maladies et les langueurs de l'âme.
Il en est donc le remède.
« Enfin, nous sommes à même de
prouver ce que nous avançons. « Invoquez-moi, nous dit-il, au jour de la
tribulation : je vous en arracherai, et vous me rendrez vos hommages (1). »
Non, rien n'est aussi puissant à comprimer l'élan de la colère, à arrêter
l’enflure de l'orgueil, à guérir les plaies de l'envie, à s'opposer au torrent
de la luxure, à étouffer les flammes de la volupté, à calmer la soif des
richesses et à détruire la rouille de tout ce qui dépare l'âme. En effet,
lorsque je nomme Jésus, je me représente un homme doux et humble, un homme au
coeur plein de charité, sobre, chaste, miséricordieux, et enfin brillant de
toute pureté et de toute sainteté ; je me représente en même temps le Dieu
tout-puissant
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qui me guérit par son exemple et m'affermit par son
secours. Lorsque j'entends le nom de Jésus, tout cela retentit à mon oreille.
J'emprunte les exemples à l'humanité, le secours à la toute-puissance. Je me
sers des uns, comme de plantes odoriférantes , de l'autre comme d'un instrument
pour en tirer parti, et j'en forme un mélange tel que l'art ne saurait jamais
offrir rien de comparable. »
« Voilà, ô mon âme, le remède
caché sous l'enveloppe de ce nom de Jésus. Oui, le nom de Jésus est un nom
salutaire, et qui jamais ne fera défaut à aucune de tes infirmités. Qu'il soit
donc toujours en ton coeur, qu'il soit toujours dans tes mains, afin qu'en Jésus
tes sens et tes actes trouvent une direction assurée. C'est lui qui te fait
cette invitation : « Place-moi, te dit-il, comme un sceau sur ton
coeur, comme un sceau sur ton bras (1). » Mais l'explication de cet endroit
viendra plus tard. Tu as, dis je, dans le nom de Jésus, un remède pour corriger
ce qu'il y a de mauvais dans tes actes, pour compléter ce qu'ils renferment
d'imparfait. Tu as un secours pour préserver tes sens de peur qu'ils ne se
corrompent, et pour les guérir s'ils sont corrompus. » « (2) Que vous êtes beau
à vos Anges, ô Seigneur Jésus, lorsqu'ils vous contemplent en la forme de votre
divinité, au jour de votre éternité, dans les splendeurs des saints ; lorsqu'ils
vous voient engendré avant l'étoile du matin, vous la splendeur et la figure
parfaite de la substance de votre Père, la lumière de
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la vie éternelle, lumière qui dure durant les siècles des
siècles et ne s'affaiblit jamais! Que vous êtes beau à mes yeux, ô mon Seigneur,
dans le dépouillement de votre gloire! Lorsque vous vous êtes anéanti, lorsque
vous avez voilé les rayons naturels de cette lumière sans affaiblissement.,
votre tendresse a jeté un éclat. plus radieux, votre charité a paru brillante de
plus de clarté, et votre grâce a répandu plus au loin sa lumière. Que vous êtes
resplendissante à mes yeux, ô étoile sortie de Jacob ! Que vous êtes éclatante,
ô fleur épanouie de la tige de Jessé ! O lumière qui vous êtes levée des
hauteurs célestes et m'avez visité dans mes ténèbres, que vous êtes délicieuse à
mon coeur ! Que vous êtes admirable et. étonnant, même pour les Vertus d'en
haut, dans votre conception de l'Esprit-Saint, dans votre naissance de la
Vierge, dans l'innocence de votre vie, dans l'abondance de votre doctrine, dans
l'éclat de vos miracles, dans la manifestation de vos mystères ! Combien enfin
vous êtes lumineux, même après votre coucher, ô Soleil de justice, lorsque vous
ressuscitez des entrailles de la terre ! Combien vous êtes ravissant de beauté,
lorsque, ô Roi de gloire, vous montez, revêtu d'un vêtement éclatant, dans les
hauteurs des Cieux ! Comptent donc, en présence de ces merveilles, tous mes
ossements ne s'écrieront-ils pas : « Seigneur, qui est semblable à vous?
» Je m'imagine que l’Epouse avait contemplé quelqu'une de ces choses admirables
de son Bien-aimé,lorsqu'elle disait : « Que vous êtes beau, mon
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aimé, que vous êtes ravissant ! » Et non-seulement
elle avait vu ces choses, mais, sans aucun doute, elle avait joui de la beauté
d'une nature plus élevée, que la faiblesse de nos regards ne saurait considérer,
que notre coeur ne saurait goûter. Cette répétition qui exprime son amour, nous
désigne donc la beauté de l'une et l'autre substance. »
Ainsi parle saint Bernard.
Actions de grâces soient rendues au Dieu qui vit dans tous les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
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