COMM. SENTENCES

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Extrait du Commentaire des Sentences de Pierre Lombard,
par saint Bonaventure, sur la question de l’éternité du monde

site http://docteurangelique.free.fr. 

Le monde a-t-il été produit de toute éternité ou bien dans le temps[1] ?

 

[Objections en négation]

Qu'il n'ait pas été produit dans le temps, on le montre[2].

Objection 1. Par deux arguments tirés du mouvement [Aristote, Phys. VIII, 1 ; De Gen. et Corr. I, 3]. Le premier est direct (ostensiva): (a) avant tout mouvement et changement il y a le mouvement du premier mobile; (b) mais tout ce qui commence, commence par un mouvement ou un changement: (c) donc avant tout ce qui commence, il y a ce mouvement <du premier mobile>. (d) Mais ce mouvement n'a pas pu être avant soi-même ni avant son mobile: (e) il est donc impossible qu'il commence. La première proposition (a) est posée en principe (supponitur), et sa preuve est évidente: c'est un principe (suppositio) en philosophie que « en tout genre le parfait est avant l'imparfait » [Aristote, Phys. VIII, 9, 265a23 ; Du ciel II, 4, 286b22] ; mais entre tous les genres de mouvements, le mouvement local (ad situm) est le plus parfait, car il est le mouvement de l'étant complet [Aristote, Phys. VIII, 7, 260a20- 261 a26] ; et parmi tous les genres de mouvements locaux, le mouvement circulaire est le plus rapide et le plus parfait [Aristote, Phys. VIII, 9, 265a13] ; or tel est le mouvement du ciel: il est donc le plus parfait [Aristote, Du ciel II, 4, 287a25], et donc le premier: il est donc évident, etc.

Objection 2. De même, on le montre par l'impossible [Cf. Aristote, Phys. VIII, l, 251a2-b10]. Tout ce qui vient à être y vient par un mouvement ou par un changement: donc si un mouvement vient à être, il y vient par un mouvement ou par un changement; et on demande la même chose à son sujet: ou bien il faut remonter à l'infini, ou bien il faut poser un mouvement sans principe; et si on pose un mouvement, il faut poser un mobile, et donc aussi le monde.

Objection 3. De la même façon, voici un argument direct à partir du temps [cf. Aristote, Phys. VIII, l, 251b14-27] : tout ce qui commence, commence ou bien dans l'instant, ou bien qans le temps. Donc si le monde a commencé, c'est ou bien dans un instant ou bien dans le temps. Mais avant tout temps il y a un temps, et avant tout instant il y a un temps: par conséquent il y a un temps avant tout ce qui a commencé. Mais il n'a pas pu y en avoir avant le monde et le mouvement: donc le monde n'a pas commencé. La première proposition est connue par soi. La seconde, qu'avant tout temps il y a un temps, se voit à ce que, s'il passe, il passait nécessairement auparavant. - De la même façon, qu'il y ait un temps avant tout instant, on le voit au fait que le temps est la mesure circulaire qui convient au mouvement et au mobile [Aristote, Phys. IV, 14, 223b19-31] ; mais tout point, qui est sur le cercle, en est un commencement comme une fin : donc tout instant du temps est un commencement (principium) du futur, comme un terme du passé [Phys. IV, 13, 222a10-12; 222bl-2; VIII, 1, 251b20-25] : donc avant tout instant (nunc) il y a eu un passé; il est donc évident, etc.

Objection 4. De même, par l'impossible. Si le temps est produit, c'est ou bien dans le temps, ou bien dans l'instant. Mais ce n'est pas dans l'instant, puisqu'il n'est pas dans l'instant; c'est donc dans le temps. Mais en tout temps il faut poser l'antérieur et le postérieur, le passé et le futur: donc si le temps a été produit dans le temps, avant tout temps il y a eu un temps; et c'est impossible, donc, etc.[3].

Tels sont les arguments du Philosophe, qui sont tirés du monde.

Objection 5. De même, d'autres arguments des philosophes sont tirés de la cause productrice; et ils peuvent en général être ramenés à deux, l'un direct, l'autre par l'impossible. Le premier est celui-ci: si l'on pose la cause suffisante et actuelle, l'effet est posé [cf. Avicenne, Met. IX, 1] ; mais Dieu a été de toute éternité la cause suffisante et actuelle du monde; donc, etc. La proposition majeure est connue par soi. La mineure, que Dieu est cause suffisante, est évidente; car, étant donné qu'il n'a besoin de rien d'extérieur pour la création du monde, mais seulement de la puissance, de la sagesse et de la bonté, et que celles-ci ont été très parfaites en Dieu de toute éternité, il est évident qu'il a été suffisant de toute éternité. Qu'il soit aussi actuel, c'est évident: Dieu en effet est acte pur et est son propre vouloir, comme le dit le Philosophe [cf. Met. XII, 5, 1071b18-19 ; 7, 1072a21­26] : et les Saints disent qu'il est son propre agir: il s'ensuit donc, etc.

Objection 6. De même, par l'impossible: Tout ce qui commence à agir ou à produire, alors qu'il ne produisait pas avant, passe de l'inaction (otium) à l'acte ; donc si Dieu commence à produire le monde, il passe de l'inaction à l'acte; mais en tout cas semblable il y a oisiveté et changement ou mutabilité, il y a donc oisiveté (otiositas) et mutabilité en Dieu. Mais cela va contre la bonté suprême et sa simplicité suprême: c'est donc impossible, et c'est un blasphème de le dire de Dieu, et, ainsi, de dire que le monde a commencé. - Tels sont les arguments que les commentateurs et les modernes ajoutent aux arguments d'Aristote, ou en tout cas ils se ramènent à ceux-ci[4].

 

[Arguments en affirmation]

Mais en sens contraire il y a des arguments tirés de propositions connues par soi selon la raison et la philosophie[5].

Objection 1. Voici le premier. Il est impossible d'ajouter à l'infini [Aristote, Du ciel I, 12, 283a9-10] - c'est manifeste par soi, car tout ce qui reçoit une addition devient plus grand, or « rien n'est plus grand que l'infini » - mais si le monde est sans commencement, il a duré infiniment: sa durée ne peut donc pas recevoir d'addition. Mais il est établi que c'est faux, car une révolution est ajoutée à une révolution chaque jour: donc, etc. Si on dit, que <le monde> est infini quant au passé, mais que, quant au présent, qui est maintenant, il est fini en acte, et que considéré comme fini en acte, on peut en trouver un plus grand; contre cela, on montre que l'on peut trouver plus grand dans le passé: telle est la vérité infaillible que, si le monde est éternel, les révolutions du soleil sur son orbe sont infinies; et encore, pour une révolution du soleil, il doit y en avoir douze de la lune: donc la lune a fait plus de révolutions que le soleil; ct le soleil en fait une infinité: on peut donc trouver un dépassement des infinis en tant qu'ils sont infinis. Mais c'est impossible, donc, etc.

Objection 2. La seconde proposition est celle-ci. Il est impossible que les infinis soient ordonnés [cf. Aristote, Phys. VIII, 5, 256a17 -19]. En effet, tout ordre découle du premier principe vers un intermédiaire. S'il n'y a pas de premier, il n'y a pas d'ordre; mais la durée du monde ou les révolutions du ciel, si elles sont infinies, n'ont pas de premier: elles n'ont donc pas d'ordre, et l'une n'est donc pas avant l'autre. Mais cela est faux: il faut donc qu'elles aient un premier. Si on dit qu'il n'est pas nécessaire de poser une limite de l'ordre, sinon en ce qui est ordonné selon l'ordre de la causalité, car dans les causes il y a nécessairement une limite, je demande pourquoi pas dans les autres cas? En outre, on n'échappera pas de là: jamais il n'y a eu de révolution du ciel sans qu'il y ait une génération d'un animal par un animal; or il est établi que l'animal est ordonné à l'animal, par lequel il est engendré selon l'ordre de la cause: donc, si selon le Philosophe et la raison, il est nécessaire de poser une limite dans ce qui est ordonné selon l'ordre de la cause, dans la génération des animaux, il faut donc poser un premier animal. Et le monde n'a pas été sans animaux, donc, etc.

Objection 3. Voici la troisième proposition. «Il est impossible de traverser les infinis» [Aristote, Met. XI, 10, 1066a35] ; mais si le monde n'a pas commencé, les révolutions ont été infinies <en nombre> : il est donc impossible de les traverser: il a donc été impossible de parvenir jusqu'à celle-ci. Si on dit que les infinis n'ont pas été traversés, car aucune révolution n'a été la première, ou si l'on dit qu'ils peuvent bien être traversés dans un temps infini, on ne s'échappe pas par là[6]. Je demanderai si une révolution a précédé celle d'aujourd'hui à l'infini, ou aucune. Si aucune <n'a précédé>, elles sont toutes distantes de manière finie de celle-ci, et elles sont donc toutes finies <en nombre>, et ont donc un commencement. S'il en est une infiniment distante, je demande au sujet de la révolution qui la suit immédiatement si elle est infiniment distante. Si ce n'est pas le cas, ce n'est pas non plus celui de la première, puisqu'il y a une distance finie entre les deux. Mais si elle est infiniment distante, je demande alors au sujet de la troisième, et de la quatrième, et ainsi de suite à l'infini: l'une n'est donc pas plus qu'une autre distante de la révolution présente: elles sont toutes simultanées.

Objection 4. Quatrième proposition. Il est impossible que l'infini soit compris par une puissance finie. Mais si le monde n'a pas commencé, l'infini est compris par une puissance finie, donc, etc. La preuve de la majeure est évidente par soi. On démontre ainsi la mineure: je suppose que seul Dieu a une puissance infinie en acte, et que toutes les autres choses en ont une finie. Je suppose en outre que le mouvement du ciel n'a jamais été sans la substance spirituelle créée, soit qu'elle le produise, soit au moins qu'elle le connaisse. Et je suppose encore que la substance spirituelle n'oublie rien. Si donc une substance spirituelle de puissance finie avait été en même temps que le ciel, il n'y aurait eu aucune révolution du ciel qu'elle ne connût, et elle ne l'a pas oubliée: elle les connaîtrait donc toutes en acte; or il y en aurait eu une infinité: une substance spirituelle de puissance finie comprendrait donc d'un seul coup l'infini. Si on dit que ce n'est pas absurde, parce qu'elle connaît toutes les révolutions, qui sont de la même espèce et absolument semblables entre elles, par une seule similitude, on répond qu'elle ne connaîtrait pas seulement leur circuit, mais aussi leurs effets; et les effets sont infiniment divers et variés: il est donc évident, etc.

Objection 5. Cinquièmement. Il est impossible que des réalités en nombre infini soient en même temps [Aristote, Phys. III, 5, 204a20-25 ; Met. XI, 10, 1066b11]; mais si le monde est éternel sans commencement, puisqu'il n'existe pas sans homme - puisque c'est pour l'homme que sont d'une certaine façon toutes choses [Aristote, Phys. II, 2, 194a34-35] -, et que l'homme a une durée finie: il y a donc eu une infinité d'hommes. Mais autant il y a eu d'hommes, autant d'âmes rationnelles : il y a donc eu une infinité d'âmes rationnelles. Mais autant il y a eu d'âmes rationnelles, autant il y en a, puisque ce sont des formes incorruptibles: il y a donc une infinité d'âmes rationnelles. Mais si tu réponds, pour cette raison, qu'il y a une circulation chez les âmes, ou bien qu'une âme unique est en tous les hommes; la première hypothèse est une erreur en philosophie, car, ainsi que le veut le Philosophe, « l'acte propre est dans la matière propre » : il n'est donc pas possible que l'âme, qui était la perfection d'un seul, soit la perfection d'un autre, même selon le Philosophe. La seconde hypothèse est encore plus erronée, car il y a encore moins une seule âme pour tous[7].

Objection 6. Le dernier argument est qu'il est impossible que ce qui al' être après le non-être ait un être éternel, car cela implique une contradiction; mais le monde a l'être après le non-être: il est donc impossible qu'il soit éternel. Qu'il ait l'être après le non-être, on le prouve ainsi; tout ce qui a l'être totalement de quelque chose est produit par lui à partir de rien; mais le monde a l'être totalement de Dieu, il est donc à partir de rien; et il ne l'est pas matériellement, donc il l'est originellement. Que tout ce qui est produit totalement par quelque chose de différent en essence ait l'être à partir de rien est évident. Car ce qui est produit totalement est produit selon la matière et la forme; mais la matière n'a rien d'où être produite, car ce n'est pas à partir de Dieu: il est donc manifeste que c'est à partir de rien. La mineure, que le monde est produit totalement par Dieu, est démontrée dans une autre discussion [q. précédente][8].

 

[Conclusion]

Poser que le monde est éternel ou qu'il a été produit éternellement, en posant que toutes les choses sont produites à partir de rien, voilà qui est tout à fait contraire à la raison et à la vérité, ainsi que le prouve le dernier argument[9] ; et c'est à ce point contraire à la raison que je ne crois pas qu'aucun philosophe, aussi faible soit son intellect, l'ait jamais soutenu. En effet, cela entraîne en soi une contradiction manifeste. - Mais poser que le monde est éternel, en présupposant l'éternité de la matière, semble rationnel et intelligible, et cela par un double exemple. En effet, la sortie des choses de ce monde à partir de Dieu se fait sur le mode de la trace. C'est pourquoi, s'il y avait un pied éternel, et un sable (pulvis) éternel, où pût se former une trace, rien n'empêcherait de penser que la trace fût coéternelle au pied, et pourtant ce serait une trace (dépendant) du pied[10]. De cette manière, si la matière ou le principe potentiel était coéternel à l'auteur, qu'est-ce qui empêcherait cette trace d'être éternelle ? Au contraire, cela semble cohérent. Un autre exemple est aussi raisonnable. La créature, en effet, procède de Dieu comme une ombre, tandis que le Fils en procède comme la splendeur ; mais aussitôt que se fait la lumière se fait aussi la splendeur, et aussitôt également l'ombre, si un corps opaque est interposé. Si donc la matière est co-éternelle à l'auteur comme un corps opaque, tout comme il est raisonnable de poser que le Fils, qui est la splendeur du Père, lui est coéternel, il semble également raisonnable <de poser> que les créatures ou le monde, qui sont l'ombre de la lumière suprême, sont éternels. Et cela est même plus raisonnable que l'opposé, à savoir que la matière ait été éternellement imparfaite, sans forme ni influence divine, ainsi que l'ont posé certains philosophes; et c'est même d'autant plus raisonnable que le plus excellent des philosophes, Aristote, ainsi que les Pères (Sancti) l'imposent, que les commentateurs l'exposent, et que ses paroles le prétendent, est tombé dans cette erreur.

Pourtant certains Modernes disent que le Philosophe n'a en aucune façon pensé cela, ni cherché à prouver que le monde n'a absolument pas commencé, mais seulement qu'il n'a pas commencé par un mouvement naturel[11]. - Ce qui est le plus vrai de ces deux <interprétations>, moi je n'en sais rien; mais je sais une chose, c'est que, s'il a soutenu que le monde n'a pas commencé selon la nature, il a soutenu ce qui est vrai, et ses arguments tirés du mouvement et du temps sont efficaces. Mais s'il a pensé que le monde n'a commencé en aucune façon, il s'est manifestement trompé, comme plusieurs arguments exposés plus haut l'ont montré. Il a dû, pour éviter de poser une contradiction, soutenir ou bien que le monde n'a pas été fait, ou bien qu'il n'a pas été fait de rien. Et pour éviter une infinité actuelle il a dû poser ou bien la corruption de l'âme rationnelle, ou bien son unicité, ou bien sa circulation; et éliminer ainsi la béatitude. C'est pourquoi cette erreur a un mauvais début et une fin encore pire.

 

[Solutions des objections]

Solution 1. Quant au premier argument qu'on oppose, sur le mouvement, qui est le premier de tous les mouvements et changements, parce qu'il est le plus parfait; il faut dire qu'en parlant des mouvements et des changements naturels, il dit vrai et n'a pas d'objection ; mais en parlant du changement surnaturel, par lequel le mobile lui-même est entré dans l'être (processit in esse), il ne contient pas la vérité. Car ce changement précède tout ce qui est créé, et donc aussi le premier mobile, et par là aussi son mouvement.

Solution 2. Quant à l'argument qui oppose que tout mouvement vient à être par un mouvement; il faut dire que le mouvement ne vient pas à être par soi, ni en soi, mais avec un autre et en un autre. Et puisque Dieu dans le même instant a fait le mobile et a fait que le moteur influe sur le mobile, il a donc créé le mouvement avec le mobile. - Si on réitère la question, à propos de cette création, il faut répondre qu'on s'y arrête comme aux premiers <principes 7>. On le verra mieux plus loin [a. 3, q. 2 ad 5].

Solution 3. Quant à l'argument opposé en troisième lieu à propos de l'instant temporel, il faut répondre que, tout comme dans le cercle on peut déterminer le point de deux façons: ou bien quand il est produit, ou bien après qu'il a été produit; et de même, quand il est produit, on peut poser et déterminer un premier point, mais quand il n'est plus, on ne peut pas poser de premier; il faut également prendre l'instant (nunc) dans le temps de deux façons: dans la production même du temps il y a eu un premier instant, avant lequel il n'yen a pas eu d'autre et qui a été le commencement du temps, en lequel on dit que toutes les choses ont été produites. Mais si on parle du temps, après qu'il a été, il est vrai que le terme du passé se tient sur le mode du cercle; mais les choses n'ont pas été produites dans le temps déjà parfait compris en ce sens. Il est donc évident que les arguments du Philosophe ne valent absolument rien pour cette conclusion. - Et ce qui est dit, qu'avant tout temps il y a un temps, cela est vrai en prenant le temps et en le divisant de l'intérieur, mais pas dans le sens où il précéderait le temps à l'extérieur.

Solution 4. Quant au quatrième argument qu'on oppose en demandant à propos du temps quand il a commencé; il faut répondre qu'il commencé à son principe (in sua principia) ; or le principe du temps est l'instant ou le maintenant; il a donc commencé dans un instant. Et cet argument est sans valeur: le temps n'a pas été dans un <seul> instant, il n'a donc pas commencé dans un instant; car les réalités successives ne sont pas dans leur commencement. On peut pourtant répondre aussi autrement et dire qu'on peut parler du temps de deux façons: selon l'essence ou selon l'être. Si on en parle selon l'essence, l'instant (nunc) est toute l'essence du temps, et il a commencé avec la réalité mobile, et non dans un autre instant, mais en lui-même, car il a été établi au tout début <in primis> de sorte qu'il n'a pas eu d'autre mesure <que lui-même>. Si on en parle selon l'être, il a commencé avec le mouvement de la variation, c'est-à-dire qu'il n'a pas commencé par la création, mais plutôt avec le changement des choses changeantes, et surtout du premier mobile.

Solution 5. Quant au cinquième argument, sur la suffisance et l'actualité de la cause, il faut dire qu'une cause peut être suffisante pour un effet de deux manières : ou bien en opérant par nature, ou bien <en opérant> par volonté et raison. Si elle opère par nature, elle produit aussitôt qu'elle existe. Mais si elle opère par volonté, bien qu'elle soit suffisante, elle ne doit pas opérer aussitôt qu'elle existe: elle opère en effet selon sa sagesse et son choix, et considère ce qui convient. Par conséquent, puisque l'éternité ne convenait pas à la nature de la créature, il n'était pas opportun que Dieu lui conférât cette condition si élevée: c'est pourquoi la volonté divine, qui opère selon sa sagesse, a produit <la créature> non pas de toute éternité, mais dans le temps; car il a produit comme il l'a disposé et comme il l'a voulu. En effet, de toute éternité il a voulu produire au moment où il a produit; tout comme je veux maintenant écouter la Messe demain. Il est donc évident que la suffisance n'est pas contraignante.

De la même façon, il faut dire à propos de l'actualité qu'une cause peut être en acte de deux manières: soit en elle-même, comme si je dis: le soleil brille; soit dans son effet, comme si je dis: le soleil éclaire. Au premier sens, Dieu a toujours été en acte, puisqu'il est lui-même acte pur, sans aucun mélange de possible; au second sens, il n'est pas toujours en acte, car il n'a pas toujours été en train de produire.

Solution 6. Quant à ce qui est opposé en second <par les commentateurs d'Aristote>, à savoir que si <Dieu> est passé de non producteur à producteur, il a changé <en passant> de l'inaction à l'acte; il faut répondre qu'il y a un certain agent en lequel l'action et la production ajoutent quelque chose à l'agent et au producteur. Un tel agent, quand il devient agent de non-agent qu'il était, change en quelque façon; et dans un tel agent, avant l'opération, il y a une certaine inaction, et il reçoit dans l'opération l'ajout d'un complément. Autre est l'agent qui est sa propre action. Rien ne lui est en aucune façon ajouté, quand il produit, et rien ne s'y fait qui n'y était pas auparavant. Il ne reçoit pas de complément en opérant, et n'est pas inactif en n'opérant pas, ni ne change en aucune façon de l'inaction à l'acte, quand il devient producteur, de non-producteur qu'il était. Tel est Dieu même selon les philosophes qui ont posé que Dieu était parfaitement simple. Il est donc évident que leur argument est vain. En effet, si pour éviter l'inaction il avait produit les choses de toute éternité, il ne serait pas le bien parfait sans les choses, ni non plus par les choses, car le plus parfait est parfait en soi-même. De plus, si en raison de son immutabilité, il était nécessaire que les choses soient de toute éternité, il ne pourrait rien produire de nouveau maintenant[12]. Quel serait donc ce Dieu qui ne pourrait rien par soi-même maintenant? Tout cela est signe de folie plus que de philosophie ou même de raison[13]. ­Si on demande comment on peut comprendre que Dieu agisse par lui-même, et pourtant ne commence pas à agir; il faut répondre que, même si cela ne peut pas être pleinement saisi en raison de l'imagination qui est liée <à la raison>, on peut néanmoins en être convaincu par un argument nécessaire; et si on s'écarte des sens pour considérer les intelligibles, on le percevra jusqu'à un certain point. En effet, à qui on demande si un ange peut faire un pot d'argile, alors qu'il n'a pas de mains, ou jeter une pierre, on répondra qu'il le peut, car il peut faire par son seul pouvoir, sans instrument, ce que l'âme peut faire avec le corps et ses membres. Si donc l'ange dépasse tellement l'homme par sa simplicité et sa perfection, qu'il peut faire sans instrument intermédiaire ce pour quoi l'homme a nécessairement besoin d'un instrument; et qu'il peut faire par un seul <pouvoir> ce que l'homme ne peut faire que par plusieurs; combien plus Dieu, qui est au sommet de la simplicité et de la perfection [Cf. Lib. De causis, prop. 20-21], peut-il, sans aucun intermédiaire et par le seul commandement de sa volonté qui n'est autre que lui-même, produire toutes choses, et par là en les produisant demeurer immuable! C'est ainsi que l'homme peut être conduit à comprendre cela. - Ille comprendra plus parfaitement, s'il peut contempler ces deux aspects dans son créateur: qu'il est très parfait et très simple. Parce qu'il est très parfait, tout ce qui relève de la perfection lui est attribué; et parce qu'il est très simple, cela ne pose aucune diversité en lui, et donc aucune variété ni mutabilité ; c'est pourquoi « demeurant stable il donne à toutes choses de se mouvoir » [Boèce, Consal. III, m. 9].

 

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