RÉPONSES A DIVERSES QUESTIONS
TOUCHANT LA RÈGLE DE SAINT FRANÇOIS.
RÉPONSES A DIVERSES QUESTIONS TOUCHANT LA RÈGLE DE
SAINT FRANÇOIS.
QUESTION PREMIÈRE. Pourquoi, tant d'ordres saints et
approuvés existant déjà dans le monde, saint François a voulu établir une
règle nouvelle.
QUESTION II. Pourquoi les frères mineurs prêchent au
peuple et entendent les confessions, alors qu'ils n'ont point la charge
ordinaire des âmes.
QUESTION III. Pourquoi les frères mineurs
s'appliquent à l'étude des lettres.
QUESTION IV. Pourquoi les frères mineurs n'ont rien
de propre ni en particulier ni en commun.
QUESTION V. Pourquoi les frères mineurs ne demeurent
pas dans la solitude.
QUESTION VI. Pourquoi les frères mineurs ont de
grands couvents.
QUESTION VII. Pourquoi les frères mineurs recueillent
et conservent plus qu'il ne faut pour la nourriture d'un seul jour.
QUESTION VIII. Pourquoi les frères mineurs demandent
plus aujourd'hui qu'autrefois.
QUESTION IX. Quelle est la cause de cette impatience
à supporter la misère dont il vient d'être parlé dans la réponse précédente.
QUESTION X. Pourquoi tons les hommes ne sont pas
reçus indistinctement dans l'ordre.
QUESTION XI. Pourquoi les frères mineurs ne se
livrent pas au travail des mains pour gagner leur vie.
QUESTION XII. Si l'on peut passer d'une religion
quelconque à la religion de saint François.
QUESTION XIII. Si après avoir fait profession dans
l'ordre de saint François, on peut en sortir et passer à un autre.
QUESTION XIV. S'il est permis à l'ordre des Frères
mineurs de chasser quelqu'un pour ses fautes; et si celui qui est sorti,
venant à se repentir, demande à être reçu de nouveau, on peut le refuser.
QUESTION XV. Si l'on doit recevoir dans l'ordre de
saint François tous ceux qui s'y présentent.
QUESTION XVI. Pourquoi eu religion il y a des hommes
de moeurs dépravées.
QUESTION XVII. Pourquoi tous les hommes d'une vie
irrégulière ne sont pas chassés de l'ordre.
QUESTION XVIII. A quels signes une religion est
reconnue bonne et peut être jugée meilleure qu'une autre.
QUESTION XIX. Pour quelles causes les ordres
s'affaiblissent dans la vie religieuse, alors qu'ils semblent faire des
progrès en certaines choses purement extérieures.
QUESTION XX. Pourquoi il y a quelquefois des
dissensions parmi les religieux.
QUESTION XXI. Quelles actions les religieux doivent
cacher.
QUESTION XXII. Pourquoi les religieux de saint
François s'asseyent à la table des riches.
QUESTION XXIII. Pourquoi les religieux rendent plus
d'honneurs aux riches qu'aux pauvres.
QUESTION XXIV. Comment les frères mineurs peuvent
posséder des maisons, des jardins, des livres, etc.
QUESTION XXV. Si les frères mineurs transgressent
leur règle en faisant recevoir et garder par d'autres l'argent qui leur est
offert en aumône.
QUESTION XXVI. Si les frères mineurs peuvent recevoir
l'aumône de ceux qui ramassent d'une manière injuste.
PRÉFACE.
L'ordre des Frères mineurs a
été donné à l'Eglise entre tous les ordres religieux ,
pour édifier les fidèles dans la foi et les moeurs par les enseignements de la
doctrine et les exemples d'une bonne vie, pour leur apprendre à marcher sur
leurs traces et fortifier leur foi contre la perversité des hérésies. Il a été
placé comme un flambeau dont l'éclat doit dissiper les ténèbres de la maison
et remplir de courage les ouvriers qui y travaillent. Mais pour retirer un
fruit plus abondant de ces divers moyens d'édification, cet ordre a besoin
d'être revêtu de quatre ornements distincts , sans lesquels il ne saurait
profiter aux autres comme il convient, bien que pour lui-même il puisse se
passer de quelqu'un d'entre eux. Le premier est une vie irrépréhensible; elle
est pour nous d'une utilité souveraine et elle édifie le prochain. Le second
est la science des saintes Ecritures, sans laquelle on ne saurait enseigner ni
sûrement ni utilement les autres. Le troisième est le pouvoir de prêcher et
d’entendre les confessions; car on rend par là aux fidèles les services les
plus considérables. Le quatrième,
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enfin , est une réponse
satisfaisante à certains doutes de personnes qui ne comprennent pas comment,
dans un ordre, plusieurs choses puissent se faire raisonnablement et
licitement, et bien plus , nécessairement et d'une façon méritoire. Ces choses
les remplissent d'étonnement et les scandalisent. Il faut donc leur montrer
comment et de quelle manière de pareilles choses sont conformes à la raison,
puisque nous sommes tenus à les observer. Notre lumière doit briller aux yeux
de tous si nous ne voulons pas que nos oeuvres deviennent un piège aux
aveugles. Aussi le Seigneur a-t-il dit : Vous êtes la lumière du monde...
Que votre lumière brille devant les hommes (1). Il nous est donc important
de mettre au grand jour des choses qui, non comprises ,
pourraient être regardées comme des ténèbres et nuire à l'édification du
prochain; il nous est nécessaire d'en rendre raison. Quand un homme ne connaît
point un art, il ne comprend point de quelle utilité peuvent être certains
instruments de cet art entre les mains des ouvriers. Ainsi le plus souvent les
mondains et les ignorants sont dans un tel étonnement de voir les hommes
spirituels faire telles ou telles choses , qu'il
est avantageux d'en dérober plusieurs à leur regard, non par dissimulation,
mais par sagesse , pour ne point nuire aux faibles et ne pas donner une
occasion de scandale aux hommes d'une intelligence bornée. « Otez la
rouille de l'argent, dit l'Ecriture, et il s'en formera un vase
très-pure (2). Enlevez du bien ce qui peut
prêter au soupçon, en
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en rendant raison , et il
paraîtra pur, et ce qui semblait vicieux sera considéré comme excellent. De là
cette parole de saint Pierre : Soyez toujours prêts à répondre, pour votre
défense, à tous ceux qui vous demanderont raison de votre espérance (1).
Les oeuvres de Dieu sont elles-mêmes d'une pureté
éclatante , et cependant elles sont souvent, pour les ignorants et les
infidèles, une occasion de ruine lorsqu'ils ne les comprennent pas et les
expliquent d'une façon grossière ou perverse. Heureux, dit le
Seigneur , celui qui ne prendra point de moi un
sujet de scandale (2). Et le Prophète dit également : Vous serez saint
avec celui qui est saint, et vous userez de détour à l'égard de celui dont la
conduite n'est pas droite (3). Si donc vous désirez voir votre flambeau
répandre des rayons plus lumineux , éloignez les
obstacles , et sa clarté jaillira plus pure et plus éclatante.
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On demande donc
pourquoi , tant de saints ordres existant, tant de
règles étant approuvées, saint
François a voulu établir une nouvelle règle ,
comme si les instituts des autres saints ne suffisaient pas.
Je réponds : Notre
père , saint
François , plein de l'esprit de Dieu, embrasé
du zèle de sa charité et de l'amour du prochain , brûlait en son coeur d'un
triple désir. Il aurait voulu pouvoir imiter Jésus-Christ en toute vertu et en
toute perfection ; s'attacher à Dieu sans réserve en le goûtant par une
contemplation assidue; lui gagner le plus d'hommes possible et sauver ces âmes
pour lesquelles le Sauveur a daigné être crucifié et mourir. Or, comme ce
n'était point assez pour lui d'accomplir tout cela en personne , il résolut
d'établir un ordre afin d'avoir, non-seulement
dans le temps présent , mais encore dans l'avenir, un grand nombre de
coopérateurs appliqués à imiter sa sainteté et à ramener une multitude d'âmes
à Dieu. Les ordres que notre saint trouva dans l'Eglise avaient bien
quelques-unes de ces trois choses; car les cénobites imitent Jésus-Christ dans
la pratique des vertus , les ermites s'adonnent
très-fréquemment à la
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contemplation divine , les
clercs dirigent les peuples , ils sont chargés des âmes en vertu de leur
ministère, et ils doivent exercer à leur égard une vigilance souveraine. Mais
aucun ordre ne réunissait ces trois choses ensemble. Alors
, instruit par l'Esprit-Saint , il fit une
nouvelle règle et il établit un nouvel ordre ayant pour but de marcher sur les
traces de Jésus-Christ en pratiquant les conseils évangéliques , en vivant
dans l'obéissance, la chasteté et le renoncement aux biens; de s'adonner
utilement au salut des âmes par la prédication et la confession , et d'arriver
aux pures jouissances de la céleste contemplation en observant la pauvreté la
plus rigoureuse et en gardant ainsi une liberté entière d'esprit. Si
quelquefois dans cet ordre le travail extérieur vient interrompre le repos de
la contemplation , la liberté du coeur n'étant distraite par aucune
sollicitude des choses temporelles , laisse aux hommes fervents une grande
facilité de répondre à leur vocation spirituelle , comme de prier, de lire ,
de méditer, de contempler. Or, le tumulte des soins terrestres nous empêche
plus fortement d'arriver à la pureté de la dévotion ,
que le travail extérieur des oeuvres de vertu , car l'importunité de tels
soins produit l'inquiétude de l'esprit quand le corps est en repos. Au
contraire , l'exercice fidèle des bonnes oeuvres
donne le repos à la conscience , et en l'affermissant il l'élève vers les
célestes hauteurs. Ce travail est comme la préparation d'un banquet où l'homme
doit goûter l'allégresse et le repos. Ainsi le Seigneur s'occupait durant le
jour à enseigner sa doctrine au
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peuple et à guérir les malades
, et il consacrait les nuits à prier dans les lieux retirés. Le
jour , il enseignait dans le temple, dit saint
Luc, et la nuit, sortant de la ville, il se retirait sur le mont des
Oliviers (1). Et le Prophète dit de même : Le Seigneur a fait éclater
sa miséricorde durant le jour, et la nuit a retenti de cantiques à son nom
(2). Saint
François a voulu que ses frères fussent
astreints à travailler au salut des âmes, non par un précepte rigoureux, mais
seulement par le sentiment d'une charité toute libre; il a voulu leur faire
acquérir des mérites en sauvant les autres et les soustraire aux dangers
attachés à leur ruine ; il les a rendus participants dans le gain et mis à
l'abri des pertes. Ils doivent arracher les hommes aux périls du naufrage ou
de l'incendie , en demeurant en sûreté sur la
pierre ferme et sans courir le risque de s'abîmer avec ceux qui périssent dans
le péché.
Mais ,
nous dit-on , puisque vous ne voulez point accepter le soin ordinaire des
âmes, pourquoi prêchez-vous au peuple et entendez-vous les confessions?
1 Luc., 21. — 2 Ps., 41.
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Vous portez votre faulx dans
la moisson des autres; car c'est là l'affaire de ceux qui ont charge d'âmes.
Vous faites injure aux pasteurs ; vous exercez à leur préjudice un ministère
qui leur a été confié ; vous trompez ceux que vous absolvez, n'ayant pas sur
eux la juridiction ordinaire. Vous agissez contre les saints canons et mettez
vos âmes en péril.
Je réponds : Nous ne faisons
injure à personne, nous ne trompons personne ; mais le saint-siège , qui a
sans intermédiaire le soin de l'Eglise , et de qui les autres pasteurs , tant
supérieurs qu'inférieurs , reçoivent leur juridiction , soit médiatement ,
soit immédiatement ; le saint-siège , dis-je , d'où émanent toutes les lois
canoniques , a vu qu'en ces derniers temps les jours périlleux dont parle
l'Apôtre menaçaient ; que , d'un autre côté , le filet de la prédication
évangélique ayant été jeté, avait entraîné à la foi une si grande multitude
d'hommes qu'il en rompait; que la moisson des fidèles était abondante et les
ouvriers peu nombreux à cause des péchés qui se multiplient chaque jour dans
l'Eglise; il a vu que les évêques adonnés aux affaires du dehors ne peuvent
s'appliquer aux choses spirituelles ; que peu de pasteurs résident en personne
dans leurs églises , mais qu'ils contient à des vicaires et à des mercenaires
leurs brebis ou autrement les âmes dont ils sont chargés; qu'en plusieurs de
ces hommes se rencontrent beaucoup de défauts : l'ignorance , une vie sans
régularité , la négligence et autres vices qui les rendent inhabiles au
gouverneraient des âmes , et ainsi les
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peuples demeurent sans être
instruits de leurs devoirs, sans être arrachés de la fange du péché. Alors il
nous a appelés au secours du clergé et des fidèles, afin que, par la
prédication et la confession , nous apportassions
quelque soulagement aux âmes , et qu'en acceptant une partie du fardeau des
pasteurs ils fussent d'autant allégés. Ainsi Pierre et ses compagnons ne
pouvant à eux seuls tirer jusqu'aux rivages de la mer leurs filets à cause de
la multitude de poissons dont ils étaient remplis ,
firent signe à Jacques et à Jean qui étaient dans une autre barque, image de
la vie religieuse , de venir les aider pour les empêcher de périr et de perdre
le fruit de leur pêche. Lors donc qu'envoyés par le signe apostolique ,
accueillis par la bienveillance des évêques, nous remplissons vis-à-vis de
leurs sujets l'office de prédicateurs et de confesseurs , c'est au nom de la
charité et en vertu de l'autorité de leurs supérieurs que nous les absolvons ;
nous ne les trompons pas , mais nous les secourons; nous ne portons aucun
préjudice à leurs pasteurs , mais nous leur rendons service; car nous
travaillons pour eux et nous exhortons les fidèles à leur rendre l'obéissance
qui leur est due. Si le curé peut commettre à un autre le soin de son troupeau
, combien plus le peuvent le Pape et les évêques qui ont une puissance plus
entière sur tous les hommes confiés à leur sollicitude sans distinction aucune
? Et ensuite si nous donnons aux fidèles par charité et sans y être forcés les
secours spirituels en les instruisant , en priant
et en les absolvant de leurs fautes dans la confession , de leur côté
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ils pourvoient à nos besoins
corporels par une charité parfaitement libre et sans y être contraints en
aucune manière; et d'ailleurs le Seigneur a établi que ceux qui annoncent
l'Evangile peuvent vivre de l'Evangile (1).
Comme les religieux doivent
vivre en toute simplicité , abonder en toutes
sortes de vertus et diriger tous leurs efforts de ce côté , je demande donc
pourquoi de nos jours les frères mineurs s'adonnent à l'étude des lettres ,
pourquoi ils étudient dans leur vie privée? Nos pères d'autrefois sont loués
d'avoir dédaigné de pareilles occupations , ainsi que nous le lisons de saint
Benoît et des autres.
Je réponds : L'office de
prédicateur et de confesseur étant attaché à notre .ordre comme partie
régulière de ses emplois , cet office exige la
connaissance des saintes Ecritures qui, en plusieurs endroits, ont besoin
d'explications difficiles ; mais si l'on ne veut par ignorance enseigner
l'erreur pour la vérité, il est nécessaire de se livrer à l'étude de ces
divins Livres et d'avoir des maîtres pour en être instruit. Ensuite une telle
science est non-seulement utile à l'enseignement
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des autres , mais encore à
notre propre instruction: ear elle apprend à
l'homme à bien se gouverner lui-même , à discerner les vertus des vices, à
avoir une connaissance plus claire de Dieu et des récompenses futures , et à
vivre en tout avec plus de prudence et en produisant des fruits plus
abondants. Aussi l'Apôtre exhorte-t-il Timothée à s'adonner à cette lecture (1)
, et nous entendons fréquemment louer le zèle des saints à méditer les
Ecritures célestes. C'est aux sources des Ecritures que l'on puise la vérité
de la foi et la sainteté de la vie, sans lesquelles il est impossible
d'arriver au salut. Ensuite les hérétiques ont trouvé dans de fausses
interprétations de ces livres sacrés l'occasion de leurs erreurs; il faut
donc, par une investigation profonde et diligente ,
renverser leurs subtilités, prémunir les fidèles contre leurs fraudes et
découvrir leurs piéges cachés. De là cette parole de saint Jérôme : « Une
sainte ignorance ne sert qu'à elle-même; mais autant elle édifie l'Eglise par
les bons exemples de sa vie, autant elle lui est nuisible si elle ne peut
s'opposer à ceux qui répandent l'erreur. » De là encore cette autre parole de
l'Apôtre : Que l'évêque soit puissant à exhorter selon la saine doctrine et
à convaincre ceux qui s'y opposent (2).
Il suffit à la perfection
d'une religion de ne rien posséder de propre en particulier, et d'avoir en
commun des biens destinés aux besoins de tous. Tels étaient les ordres de nos
anciens Pères , de saint Benoît , de saint Augustin
et des autres. C'est même agir contre la raison et en quelque sorte tenter
Dieu , que d'ex-poser un ordre aussi considérable à
une mendicité de chaque jour, comme si l'on attendait que le Ciel pourvût à sa
nourriture alors qu'il est en son pouvoir de se la procurer autrement.
Je réponds : La perfection a
plusieurs degrés : les uns sont plus élevés , les
autres moins; et l'on ne préjudicie en rien à la perfection des autres ordres
, parce que l'on peut en trouver de plus sublimes. Il n'y a pas tentation de
Dieu à croire aux promesses de Jésus-Christ , à
obéir à ses conseils , à marcher sur ses traces. Il s'est écrié lui-même :
Je vous le dis en vérité, pour vous qui avez tout abandonné et m'avez suivi,
vous serez assis sur douze trônes et vous jugerez les douze tribus d'Israël
(1). Le Seigneur nous a enseigné cette pauvreté, il l'a pratiquée, il n'a rien
voulu posséder sur la terre. Les renards ont leurs
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tanières, et les
oiseaux du ciel leurs nids; mais le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête
(1).
Beaucoup de raisons ont porté
notre ordre à ne rien avoir en propre sur la terre. C'est 1° afin de marcher
d'une manière plus parfaite à la suite de Jésus-Christ, car il a dit : Si
vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez, donnez-le aux
pauvres et suivez-moi (2); 2° pour nous soustraire plus facilement aux
piéges de l'avarice : Ceux qui veulent devenir riches, écrit l'Apôtre ,
tombent dans la tentation et dans le piége du diable, en divers désirs
inutiles et pernicieux qui précipitent les hommes dans l'abîme de la perdition
et de la damnation, car l'amour des richesses est la racine de tous les maux
(3); 3° pour expier plus parfaitement les fautes de superfluité (4) :
L'homme rendra sept fois autant, dit le Sage , et il donnera tout ce
qu'il a dans sa maison; 5° afin d'acquérir une gloire plus élevée en
pratiquant les diverses vertus qui accompagnent la pauvreté , selon cette
parole du Sauveur (6) : Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le
royaume des cieux est à eux; 5° afin d'avoir l'esprit plus libre pour les
choses spirituelles , comme l'oraison , la contemplation, la lecture. 6° De là
cette autre parole de Jésus-Christ (6) : Ne vous mettez point en peine
d'avoir de l'or ou de l'argent, ou d’autre monnaie dans votre bourse; 7°
afin de proposer avec moins de crainte la parole de Dieu à tous; 8° afin de
pouvoir mieux enseigner aux hommes qui espèrent dans le
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Seigneur à mettre leur confiance en lui ; 9° pour avoir
l'occasion , en demandant l'aumône , d'offrir aux autres de plus fréquents
exemples d'édification ; 10° afin de porter ceux qui nous viennent en aide
pour les biens de ce monde , à nous demander avec plus de confiance les biens
de l'âme; 11° afin de nous rendre plus attentifs à ne causer aucun scandale
dans la crainte de manquer des choses nécessaires à la vie; 12° afin que nous
soyons d'autant plus humbles que nous avons plus besoin du secours des autres.
Mais comme nous répandons parmi les fidèles la semence spirituelle, ce n'est
pas seulement à titre de grâce que nous attendons d'eux les aliments
corporels; car l'ouvrier est digne de sa récompense (1). Il ne nous
convient pas, dit saint Jérôme , de pourvoir à nos
besoins en possédant des revenus , mais nous devons nous approcher de la table
du Seigneur comme de fidèles coopérateurs.
Les autres religieux se sont
appliqués à se soustraire au tumulte de la multitude mondaine et à demeurer
dans la solitude. Pourquoi donc avez-vous coutume de demeurer de préférence
dans les villes et autres
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endroits populeux , comme si
vous désiriez y trouver plus de délices et y vivre en de plus grandes
agitations et avec moins de dévotion?
Je réponds : Nous avons coutume de demeurer parmi les
hommes pour trois raisons principales : 1 ° pour leur édification, afin d'être
plus promptement à eux quand ils demandent à s'approcher du sacrement de
pénitence , à être instruits, à recevoir des
conseils de salut, et aussi afin de leur donner l'exemple d'une bonne vie. Si
nous étions éloignés d'eux, ils ne pourraient venir aisément nous trouver dans
leurs besoins , il serait difficile de nous appeler
aussi souvent; ces allées et venues seraient pour nous la source d'une plus
grande agitation que notre séjour parmi eux; et ensuite souvent avant notre
arrivée les sentiments d'amour et de componction des pécheurs qui demandent à
se confesser auraient eu le temps de s'évanouir.
2° La seconde raison est le
manque d'aliments. Nous ne pourrions trouver personne qui offrît les choses
nécessaires à la vie, soit aux arrivants, soit aux religieux de ces
résidences , soit aux malades , et nous ne les
avons pas en notre possession. Ensuite les étrangers qui viennent pour nous
demander conseil, ne pouvant faire leurs affaires et se retirer
aussitôt , seraient forcés le plus souvent de
demeurer en nos maisons, et plusieurs raisons s'y opposent : ce serait pour
nous une source de dérangement, une cause de soupçon , et notre pauvreté ne
nous permettrait pas de les recevoir.
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3° La troisième
raison , c'est notre sûreté. Si nous demeurions
loin des villes, nous ne pourrions défendre nos livres, nos calices, nos
vêtements et autres objets nécessaires contre les voleurs, les bandits et les
gens au service des puissants. Nos personnes mêmes seraient souvent exposées;
car nous pourrions blesser quel-qu'un dans nos
prédications , en indisposer d'autres en recevant
dans l'ordre leur fils ou leur frère ; d'autres encore voudraient contrister
malicieusement un ami des frères, ou bien ne nous supporteraient, qu'avec
peine en certains endroits : ce serait assez pour les exciter à incendier nos
maisons , et il nous serait impossible de goûter la paix en de pareils lieux.
Ceux qui ont des possessions et des biens suffisants ,
peuvent résider hors des villes. 1)e même les
solitaires dont les besoins sont fort restreints et qui n'ont presque rien à
demander aux autres. Je passe sous silence plusieurs autres raisons qui nous
obligent à demeurer parmi les hommes et non dans la
solitude , selon les conditions de notre ordre. Ce que nous venons de
dire suffit.
Nos saints Pères sont loués
d'avoir habité en de petites cellules , en des
demeures sans valeur. Pourquoi donc , vous autres,
bâtissez-vous de grandes et
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superbes maisons, des
oratoires somptueux? pourquoi acquérez-vous à grand
prix des cours d'une si vaste. étendue , alors que
vous êtes pauvres et mendiants , et que vous devez mépriser les choses de ce
monde?
Je réponds : Connue il nous
faut demeurer parmi les hommes , ce doit être à
l'extérieur ou à l'intérieur des villes. Si c'était au-dehors où nous
pourrions acheter des terrains plus grands à un prix plus faible , soit dans
les jardins, soit dans la campagne, nous aurions de temps à autre à redouter
la guerre; les habitants du lieu craindraient que les ennemis ne vinssent à
s'emparer de nos maisons et à s'en servir pour attaquer leurs villes; ils
n'oseraient pas d'ailleurs, en de pareils dangers , venir chez nous pour la
confession, la messe et la prédication, et aussi ils n'aiment point nous voir
demeurer hors de leurs murs. Si , au contraire, nous habitons à l'intérieur
des villes, où, à cause de la grande multitude, les places sont d'un plus haut
prix , il nous faut cependant en acheter une étendue suffisante pour le
cloître , l'oratoire, les bâtiments nécessaires à la communauté , aux
étrangers , aux malades , pour le jardin dont nous avons besoin pour produire
des légumes et pour prendre l'air, si nous voulons pourvoir au soulagement des
malades, conserver la santé des autres religieux et offrir quelque récréation
à ceux qui se sont fatigués dans les choses spirituelles. Les séculiers
accoutumés à courir çà et là ne sentent pas la nécessité de pareils lieux pour
respirer l'air ; mais les religieux enfermés entre les murs de leurs cellules
deviennent bientôt languissants et
303
incapables d'aucun exercice de
l'esprit, s'ils ne trouvent. en leurs demeures quelques moyens de se récréer ;
bientôt ils ne font plus aucun progrès, ni pour eux ni pour les autres , dans
la dévotion intérieure ni dans l'intelligence de la sagesse; on ne voit plus
briller en eux les exemples de vertu ni la doctrine du salut. Sans doute les
parfaits trouvent bons tous les lieux pour l'observance de la discipline
intérieure , mais il n'en est pas ainsi des
imparfaits et de ceux qui ont encore à se former à la vertu. Ils ont besoin de
divers endroits dans leurs cloîtres pour savoir où ils doivent se taire , où
il leur est permis de parler, où il faut prier, travailler, lire, manger, où
les malades reçoivent des soins , où les arrivants se reposent des fatigues du
voyage. Tout cela est nécessaire dans une communauté; car si chaque chose se
faisait confusément et selon la volonté de chacun ,
il n'y aurait plus parmi les frères ni la discipline. ni
la tranquillité , ni la dévotion convenables , ce qui causerait un grave
détriment à la religion et tournerait au scandale et à la ruine des autres ;
car les faibles n'apprendraient plus à avancer, et les parfaits ne
contribueraient plus à l'édification de leurs frères.
Mais ,
comme nous l'avons dit , les terrains dans l'enceinte des villes sont d'un
prix trop grand pour que nous puissions acquérir une étendue suffisante pour
placer nos divers logements à la suite les uns des autres et à un même étage.
Il faut donc les élever les uns au-dessus des autres et de façon à leur donner
l'air suffisant pour la santé. Voilà pourquoi nos maisons
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paraissent si considérables,
si élevées, si superbes et si peu conformes à la pauvreté; et cependant la
pauvreté est la principale cause de toute cette apparence extérieure. Pour ne
pas trop nous élargir au-dehors , nous nous
resserrons au-dedans. — Nous sommes environnés des maisons de nos
voisins , nous avons souvent à craindre les
incendies qui s'étendent au loin dans les villes; pour ne pas exposer nos
maisons , nos églises , nos livres et autres choses nécessaires à des périls
de chaque jour, pour ne pas être plongés en des alarmes continuelles sur le
sort de nos malades , pour ne pas non plus fatiguer nos voisins par la crainte
d'incendies de notre part , nous construisons nos maisons en pierre, quand
nous le pouvons. Elles sont ainsi moins exposées au feu et de plus longue
durée; car non-seulement le corps a à souffrir,
mais le coeur aussi est soumis à de grandes distractions , quand on a à
construire souvent de nouveaux édifices, surtout lorsque l'argent manque et
qu'il faut le re-cueillir en mendiant.
Cependant
, en tous ces édifices, je ne prétends excuser que ce qui est
nécessaire et excusable , et je m'unis à vous pour blâmer dans nos maisons les
superfluités, les recherches, les choses contraires à l'esprit religieux et
dérogeant à notre règle et à la pauvreté; je les blâme ainsi que tout ce qui
déplaît à Dieu dans notre conduite et dans les divers objets à notre usage.
Ceux-là sont coupables de cinq péchés différents, qui introduisent le superflu
parmi les édifices et ailleurs : 1° Ils transgressent la règle: car en
renonçant aux
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pompes du siècle ils ont
promis de servir le Seigneur dans la pauvreté et l'humilité véritable. De là
cette parole de l'Apôtre : Si je rétablis de nouveau ce que j'ai détruit,
je me constitue moi-même prévaricateur (1). 2° Ils donnent le mauvais
exemple : les autres apprennent à faire de même ,
ou bien ils se scandalisent en voyant ceux qui devraient mépriser de telles
choses les rechercher et les poursuivre. 3° Ils répandent le trouble parmi les
frères avec de semblables édifices et tant de sollicitudes; la dévotion
s'éteint et la discipline se détruit dans la religion ,
selon cette parole : Ceux qui vous rebâtissent sont venus; ils sont vos
destructeurs, et ceux qui vous dissipent sortiront du milieu de vous (2).
4° Ils dépouillent les autres pauvres, auxquels ils ravissent les
aumônes , et de semblables édifices sont pris sur
leurs vêtements et leur nourriture; car en donnant aux uns on refuse aux
autres , parce que la volonté et les moyens manquent souvent pour donner à
tout le monde. 5° Lorsque nous poussons ainsi les hommes à donner, ils perdent
la confiance qu'ils nous portaient et nous devenons impuissants à les édifier
par nos exemples , nos prédications , etc. En nous
voyant approcher, ils sont dans la crainte et l'effroi que nous ne voulions
leur demander quelque chose de pénible à accorder. Ils rougissent de nous
refuser; mais en ne donnant pas de bon coeur ils ont moins de
mérite , et ainsi ils perdent leur bien et le prix
de leur bonne oeuvre.
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Le Seigneur a dit : Soyez
sans sollicitude pour le lendemain (1); et vous, par votre règle, vous
faites profession de suivre la pauvreté évangélique. Vous ne devez donc
recueillir et conserver que ce qui vous est nécessaire pour la nourriture de
chaque jour. Cependant vous ne semblez pas agir de la sorte.
Je réponds : Si nous pesons
avec attention les paroles de l'Evangile, nous verrons qu'elles défendent
l'inquiétude et non la prévoyance. Aussi les saints apôtres , observateurs
très-parfaits de l'Évangile , demandaient et
recevaient , tant pour eux que pour les autres pauvres qui avaient tout quitté
pour Jésus-Christ, les secours des fidèles en vue des besoins corporels à
venir. Paul , sur la demande de Pierre, de Jean et
de Jacques, fit faire des collectes par les églises afin de nourrir les
pauvres du Seigneur. Nous trouvons qu'il a agi de la sorte en plusieurs
circonstances. Il a aussi travaillé de ses mains pour se procurer à lui-même
et à ses compagnons les choses dont il avait besoin (2). Par sollicitude il
faut entendre une anxiété pleine de tourment pour les choses
superflues , une
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recherche illicite de ces
mêmes choses, une prévoyance avare à les entasser. Comme dans l'oeuvre de
notre salut nous devons placer par-dessus tout notre espérance en
Dieu , de même nous devons lui abandonner le soin
de nos biens corporels , et cependant, lorsque nous le pouvons sans nuire à
notre avancement spirituel et à celui des autres , pourvoir à ce qui nous est
nécessaire , pour ne pas sembler tenter Dieu et attendre qu'il nous nourrisse
miraculeusement chaque jour, comme autrefois les enfants d'Israël. La sainteté
de nos premiers frères, animée de l'ardeur d'une perfection plus grande, avait
coutume de recueillir en quantité moins considérable qu'aujourd'hui les choses
nécessaires à la vie, et le peuple a conçu de là l'opinion qu'il nous est
défendu de rien garder pour le lendemain; mais ni en ce temps, ni aujourd'hui,
aucun empêchement ne nous a été fait de pourvoir pour quelque temps aux
nécessités futures de la vie , surtout pour les choses dont nous pourrions
avoir un besoin plus pressant et qu'il nous serait impossible de nous procurer
en mendiant. Il y a , en effet , des choses qui
veulent être recueillies dans le temps où elles sont abondantes ; si on ne le
fait alors qu'elles sont communes et entre les mains de tout le monde , on ne
peut dans la suite les avoir ni pour les infirmes, ni pour les étrangers , ni
pour les autres sans de grandes difficultés, sans les payer à un prix fort
élevé. Or, les mendiants ont coutume de demander dans le temps surtout où ils
savent que les riches ont sous la main ce qu'ils réclament, comme à l'heure du
repas.
307
Ainsi le Seigneur ordonna à sou peuple de recueillir la
manne à un temps marqué , parce qu'il ne devait pas
la trouver dans la campagne durant tout le jour (1). De là cette parole du
Psaume : Vous leur donnez leur nourriture en temps opportun (2). En
agissant de la sorte , nous n'étendons pas tant notre prévoyance à nous-mêmes
qu'à ceux à qui nous demandons, puisque nous le faisons au moment où il leur
est plus facile de répondre à nos désirs et où ils sont mieux disposés à nous
accorder l'aumône.
Pourquoi donc demandez-vous
plus aujourd'hui qu'autrefois? Vous vous
contentiez dans le commencement de parcourir un petit endroit ou tout au plus
quelques-uns, et vos demandes se bornaient à peu de chose. Aujourd'hui vous
vous étendez par toute la terre , vous embrassez
les villes et les campagnes , et vous ramassez abondamment. L'avarice semble
avoir crû parmi vous , et le soin de votre ventre
vous avoir inspiré une telle prévoyance. On dirait que l'anéantissement de
l'esprit en vous ne vous permet pas de demeurer en paix dans vos cellules.
Je réponds : Je n'ose point,
comme je l'ai dit déjà,
309
excuser les coupables en ce
point et en d'autres ; je me propose seulement de satisfaire les hommes
bienveillants en faveur de ceux qui sont conduits par la raison et font tout
avec une intention pieuse. Quant aux malveillants, ils désirent plutôt
calomnier nos actions que connaître la vérité , et
ils seraient bien attristés si, leur montrant la vraie raison de plusieurs
choses , on leur ôtait le moyen de médire. En effet, un ennemi aime mieux
avoir l'occasion d'exercer sa malignité contre celui qu'il a en
haine , que d'en manquer; car alors il semble le
poursuivre non par envie, mais par justice. Si aujourd'hui nous paraissons
recueillir plus qu'autrefois en mendiant, entre autres raisons majeures dont
vous pouvez reconnaître la vérité , en voici une
importante : c'est qu'autrefois les frères étaient peu nombreux; maintenant
ils se sont multipliés partout et ainsi ils ont besoin de plus de choses, car
plus le nombre augmente, plus la nécessité des objets indispensables à la vie
devient grande. Le Seigneur, en venant au monde ,
se contenta d'un faible réduit et d'une crèche; mais plus tard, ayant réuni
une troupe de disciples, il demanda une salle vaste et bien ornée pour
célébrer la Pique.
En second
lieu , dans ce grand nombre de religieux il y a des faibles et des
infirmes. Parmi eux on compte surtout des hommes qui ont porté autrefois
pendant plusieurs années le poids d'une vie de travail et d'une pauvreté
élevée. Aujourd'hui ils sont brisés par les misères inhérentes à notre
mortalité, et la charité nous oblige impérieusement à ne pas les abandonner
310
comme de vils animaux , mais à leur donner autant que
possible et avec tendresse les adoucissements corporels réclamés par leur
état, tant pour exercer la miséricorde que pour édifier les autres et
instruire nos jeunes frères. Or, il nous faut , en
faveur de tels hommes, demander plus qu'autrefois; il est nécessaire de le
faire.
En troisième lieu, il y a
aujourd'hui dans l'Eglise des mendiants de divers ordres, et ce qu'on nous
donnait à nous seuls est maintenant partagé entre plusieurs. Nous sommes donc
obligés de nous étendre plus au loin, puisque nous recevons moins en chaque
lieu. Ce que nous offrait autrefois une seule personne sans aucune demande de
notre part , maintenant nous le recueillons à peine
en détail et avec honte en parcourant plusieurs endroits. Il nous faut
demander parce qu'on donne peu à ceux qui ne le font pas; car les hommes sont
fatigués de la multitude des demandeurs. Ceux qui ne possèdent rien par
eux-mêmes , n'ont que ce moyen d'obtenir des autres les choses dont ils ont
besoin lorsqu'on ne vient pas les leur offrir, s'ils ne veulent en manquer, ou
se les procurer illicitement , ou se mettre au service d'autrui d'une manière
quelconque,
Enfin , une dernière raison
qui nous porte à agir ainsi, raison que je ne trouve pas entièrement
admissible, mais qui cependant peut être une excuse, c'est que l'homme non
accoutumé à souffrir la détresse se sent porté et comme obligé à ramasser
davantage.
311
Mais quelle peut être la cause
de cette impatience à supporter la misère, sinon la sensualité qui ne veut
manquer d'aucune des choses qu'elle désire et qui est ainsi la ruine de toute
religion?
Je réponds : Cette cause, il
est vrai, existe chez plusieurs, mais elle n'est pas le principal mobile de
notre conduite; nous sommes poussés par plusieurs autres encore. Nous venons
de le dire, nous avons dans l'ordre aujourd'hui plus d'hommes débiles et
infirmes qu'autrefois où presque tous les membres étaient nouveaux. Ils sont
accablés de fatigues et leurs forces sont épuisées; il faut bien les soulager
si l'on ne veut point les voir défaillir entièrement. Agir
autrement serait contraire à la miséricorde , à la charité, à la
sagesse; car de tels hommes, par leurs conseils, leur zèle et l'exemple de
leur piété, contribuent puissamment à soutenir l'ordre dans sa vigueur et
l'empêchent de déchoir tout d'un coup de sa pureté première. Sans doute
ils ne semblent pas jeter un éclat aussi brillant qu'autrefois, si l'on
considère en eux l'extérieur, car leur corps va se détruisant. Mais
faudra-t-il donc, oubliant tout sentiment de miséricorde,
312
les laisser s'éteindre tout
d'un coup? Ce serait entretenir dans l'ordre les pensées de la chair; chacun
de nos jeunes religieux maintenant en bonne santé se dirait, inspiré par une
prudence toute charnelle : « Si de tels hommes, après avoir livré leur corps à
toutes sortes de fatigues pour l'édification de l'ordre , et après s'être
épuisés , sont abandonnés maintenant et périssent sans pitié, je dois veiller
sur moi, épargner mon corps et le conserver en lui donnant tous les soins
possibles, pour qu'il ne m'arrive rien de semblable. » Et ainsi à peine en
trouverions-nous un seul qui voulût s'exercer avec ferveur au service de Dieu.
— Mais si les faibles doivent être traités miséricordieusement, il convient
aussi que les autres, qui forment avec eux un même corps et une même société,
qui les servent et supportent pour eux tous les travaux de l'ordre à la maison
et à l'église, en souffrant du froid , en demandant
l'aumône et en remplissant d'autres charges, il convient, dis-je, qu'ils
soient traités également sous certains rapports avec une grande douceur, et
qu'ils soient l'objet de soins empressés. Ils sont de la sorte moins exposés à
se scandaliser des premiers et à murmurer contre eux, comme si à eux seuls ils
absorbaient tous les dons faits à la maison; ils sont portés à travailler pour
eux avec plus de patience, à les servir avec plus de contentement; et les
infirmes ont moins à rougir, ils sont plus encouragés à recevoir les choses
dont ils ont besoin en voyant les autres frères participer à leur consolation.
Les religieux robustes et pleins de santé
313
ne doivent donc pas désirer
ces choses pour eux-mêmes , ni les regarder comme le fruit de leur zèle ,
quand ils les ont obtenues en demandant l'aumône; mais ils doivent penser, et
c'est la vérité, que Dieu les leur envoie en considération des faibles, et que
s'il les donne en si grande abondance c'est afin de consoler également les
forts.
Outre ces raisons, Dieu veut
encore faire briller la vérité de sa promesse et manifester sa libéralité,
lorsqu'il nous envoie, à nous qui avons résolu de ne posséder aucun revenu
assuré, et remis entre ses mains toute sollicitude des biens
présents , lorsque, dis-je , il nous envoie les
choses nécessaires à la vie avec plus de tendresse qu'à plusieurs autres qui
possèdent de vastes champs et dont les bourses sont remplies. Il veut par-là
nous exciter à nous confier en lui avec plus de sécurité et à le servir plus
fidèlement.
Ensuite, parmi ceux qui ont
renoncé nouvellement au siècle , plusieurs ont été
nourris délicatement. Lorsque dans l'ordre, contrairement à leurs habitudes,
ils se voient astreints tout d'un coup au travail, à une nourriture moins
recherchée , à l'obéissance, à une règle, la nature
encore délicate s'épouvante et languit, et si l'on ne traite avec douceur ces
nouveaux venus jusqu'à ce qu'ils soient accoutumés peu à peu à supporter toute
l'austérité de l'ordre, ils se dessécheront et languiront toujours, ou bien la
crainte de la peine les fera retourner à leur vomissement.
Une autre cause d'une telle
conduite est l'application
314
de l'esprit. En effet, une
attention assidue à étudier les saintes Ecritures, à s'animer dans la
dévotion, à combattre les tentations, à s'affermir dans la sollicitude
intérieure , une telle attention , dis-je, consume
et épuise de telle sorte les forces du corps, qu'il serait bientôt réduit au
néant si on ne lui donnait de temps à autre quelque soulagement extérieur. Si
donc nous avons quelquefois des aliments plus re-cherchés, c'est là proprement
le partage des mendiants. Ils ne réservent rien pour l'avenir, car ils n'ont
point de greniers à remplir, ni de vastes champs à acheter, et ainsi ils
consomment sans retard les choses que le Seigneur veut bien leur envoyer.
Comme plusieurs, selon leurs moyens et leur piété, nous offrent ce que le
Seigneur leur a donné de meilleur, nous aussi n'ayant rien autre chose dont
nous puissions faire usage, nous mangeons et nous buvons indifféremment et
sans distinction ce qu'on nous présente, pour ne pas sembler avares ou
ingrats , et en cela nous agissons selon ce passage
de la règle : Qu'il vous soit permis de manger de tous les aliments qui
vous sont servis. Si un mendiant refusait ce qu'on lui offre, comme il n'a
pas de quoi acheter d'ailleurs, il se trouverait
souvent réduit à rien.
Mais parce que chacun a ses
reproches particuliers à nous adresser, et quelquefois même des reproches
opposés les uns aux autres, selon la manière de voir et l'impression de ceux
qui nous les adressent, comme lorsqu'on nous accuse de sensualité et en même
temps d'une austérité outrée, il nous faut répondre à
315
ces objections diverses et
rendre raison à tous , bien que ce qui suit ne se rattache pas dans un ordre
continuel à ce qui précède et que nous ayons à traiter tantôt d'une chose,
tantôt d'un autre.
Vous devez désirer que tous
les hommes se sauvent avec vous : pourquoi donc ne recevez-vous pas
indistinctement tous ceux qui se présentent? La faiblesse de vos ressources ne
saurait vous en empêcher, car la voie de la mendicité est ouverte à tout le
monde.
Je réponds : Nous désirons le
salut de tous et nous ne pouvons empêcher à personne de mendier ; mais il ne
nous est avantageux ni à nous ni à l'Eglise de recevoir tous les hommes
indifféremment. Cela ne nous est pas avantageux, parce que les tempéraments,
les qualités, les moeurs varient chez les hommes. En ne faisant aucune
distinction, nous admettrions souvent des gens d'une santé faible et
incapables de supporter la rigueur de l'ordre; des pauvres désireux de vivre
avec nous non à cause de Dieu, nais pour avoir de quoi sustenter leur vie; des
hommes déréglés dans leurs moeurs et que nous pourrions à peine arracher à des
habitudes invétérées. Bientôt par eux la discipline serait anéantie dans
l'ordre, le progrès
316
spirituel des autres serait
empêché, et ces derniers ne suffiraient pas à nourrir ou à servir de pareils
religieux. Ensuite ou ne trouverait point de supérieurs capables de les
gouverner, et tous, semblables à une multitude en désordre qu'on ne peut ni
conduire ni pourvoir d'aliments, périraient corporellement et spirituellement.
Une telle admission n'est
point avantageuse à l'Eglise, parce que l'ordre.a
été établi pour édifier. Or, la multitude des sujets produirait la confusion,
et la conversion d'un grand nombre n'offrirait point un exemple édifiant, mais
un scandale là où on ne trouverait de la religion que l'habit. C'est un
moindre mal qu'il n'y ait point de religieux , soit de nom , soit quant à
l'habit, lorsqu'ils ne vivent pas selon la règle de leur ordre , que d’en voir
dont la vie perverse scandalise les fidèles. Ainsi il vaut mieux ne point
avoir de lampe dans une maison, que d'en avoir une sans lumière et exhalant
une odeur fétide. Ce serait pour les fidèles un fardeau insupportable d'avoir
à nourrir tant de mendiants d'un même ordre sans en retirer autre chose qu'une
édification bien médiocre. Il est donc avantageux de recevoir uniquement des
hommes d'une condition et en nombre tels qu'on puisse les faire subsister sans
être à charge à l'Eglise , des hommes propres à lui
rendre en biens spirituels ce qu'ils reçoivent d'elle en biens terrestres pour
leur nourriture corporelle.
317
Pourquoi donc ne
travaillez-vous pas des mains pour gagner votre vie afin de n'être point à
charge à l'Eglise en demandant l'aumône?
Je réponds : Si nous devions
vivre uniquement du travail de nos mains, ce travail nous presserait tellement
qu'il nous serait impossible de nous occuper du bien spirituel des autres, de
célébrer librement les divins offices et de vaquer paisiblement à l'oraison.
Lorsqu'on appellerait un frère pour entendre les confessions ou pour prêcher,
il serait forcé de répondre : « Je n'ai point terminé le travail destiné à me
donner la nourriture de ce jour; celui envers qui je me suis engagé ne m'en
remettra point le prix si je ne l'accomplis; je ne puis donc me rendre à votre
invitation. » Au reste, tous les frères travaillent : les uns sont appliqués à
l'étude, afin d'instruire les fidèles; d'autres à chanter l'office divin et
les louanges de Dieu; d'autres à recueillir des aumônes pour nourrir la
communauté; d'autres aux divers offices de la maison, à servir les infirmes et
ceux qui sont en bonne santé, et tout cela en vertu de l'obéissance. Plusieurs
connaissent certains arts mécaniques et les exercent tant pour les frères que
pour les gens du dehors.
318
Ainsi les fourmis se prêtent un secours
mutuel , et les abeilles en font autant. Enfin
plusieurs de nos frères vont en divers lieux envoyés également par
l'obéissance. De la sorte nul ne saurait demeurer impunément oisif.
Peut-on passer d'un ordre ou
d'une religion quelconque à la règle et à l'ordre de saint
François ou autrement des Frères mineurs?
Je réponds, sauf meilleur
avis, qu'on le peut toutes les fois qu'il est possible d'accomplir un
semblable projet sans scandaliser les autres. S'il nous est défendu de
recevoir les membres de certains ordres , c'est
surtout parce que le scandale qui en résulte l'emporte sur le bien de leur
admission. Les trois voeux principaux de toute religion ,
l'obéissance , la pauvreté et la chasteté , étant plus élevés et plus stricts
dans notre règle que dans les autres ordres , comme on le voit par la même
règle , notre ordre est certainement plus élevé et plus rigoureux que les
autres. Or, on peut en toute sûreté passer d'un ordre quelconque à un ordre
semblable, pourvu qu'on ne le fasse pas par légèreté ,
mais excité par l'Esprit-Saint. S'il y en a de
plus austères pour certains exercices corporels,
319
comme l'abstinence de la
viande , l'office divin , le silence et autres choses semblables, tout cela
est facilement compensé par la pratique en un degré plus sublime des vertus
d'obéissance, de pauvreté et de chasteté. C'est ainsi qu'un faible poids d'or
l'emporte sur une grande quantité d'argent ou d'autre métal. En effet,
l'exercice du corps est d'une faible utilité; mais la piété est utile à tout :
à elle ont été promis les biens de la vie présente et ceux de la vie future
(1).
Après avoir embrassé cette
religion , quelqu'un peut-il en sortir et passer à
une autre?
Je réponds, sauf meilleur avis
: Nul ne le peut sans une dispense du Saint-Siége,
et cela est formellement défendu par ce passage de la règle : Il ne leur
sera permis, sous aucun prétexte, de sortir de cette religion. En effet,
nulle autre règle n'étant ni plus élevée, ni plus austère
, ni même égale , il n'est libre à personne de passer de son propre
mouvement à un ordre inférieur. Celui qui agirait ainsi verrait les autres se
moquer de lui et dire : Cet homme avait commencé à bâtir; mais il n'a pu
achever (2).
320
Est-il permis de chasser de
l'ordre celui qui l'a mérité, et peut-on après sa sortie refuser de l'admettre
s'il se repent et demande à être reçu une seconde fois? Si cet homme s'est lié
envers l'ordre, l'ordre s'est également obligé envers lui en acceptant sa
profession et semble tenu en tout temps à le recevoir s'il l'exige : ce serait
manquer à sa promesse que de ne vouloir point conserver celui qu'on s'est
engagé à ne jamais abandonner.— L'ordre ne peut donner à un tel homme la
liberté de passer dans un autre, car il ne trouverait point ailleurs ce qu'il
a promis ici : ce serait lui faire transgresser son voeu et le jeter dans le
péché. — On ne peut non plus le contraindre à une telle démarche , puisqu'il
n'a contracté d'obligation qu'envers son ordre et qu'on ne doit point le
forcer à un acte auquel il n'est tenu par aucun voeu, quand même il trouverait
un ordre égal à celui-ci. — Votre ordre semble ensuite être dans son tort en
laissant cet homme dans le monde : il vous demande à rentrer et vous ne le
voulez pas; d'un autre côté, vous ne devez pas le contraindre à entrer dans un
321
autre ordre, vous ne le pouvez
pas. Si vous le punissez ou l'excommuniez , vous
agissez injustement; et même si l'ordre n'est pas tenu à le recevoir, s'il ne
le veut pas, il frappe un homme qui lui est étranger. Si vous le punissez
corporellement, soit en l'arrêtant, soit en le châtiant, il semble que vous
êtes soumis aux peines portées par le droit et encourues par le seul fait, si
cet homme est clerc ou régulier. — Enfin , si votre
ordre ne veut point le recevoir , s'il ne lui convient pas, à lui, d'embrasser
une autre observance, ou si les ordres où il lui est permis de passer le
refusent, et qu'alors vous l'excommuniez ou le laissiez sans l'absoudre , vous
le plongez dans une perplexité inextricable, vous lui fermez de toutes parts
la voie du salut; et cependant vous ne pouvez ni ne devez agir ainsi envers un
homme désireux de faire son salut. Le Fils de l'Homme, dit le Sauveur,
n'est pas venu pour perdre les âmes, mais pour les sauver (1)
.
Pour mieux comprendre , en
pareille circonstance , les devoirs d'un ordre ou de celui qui en est sorti,
remarquez bien qu'en demandant à entrer en cet ordre, si sa demande a été
agréée, cet homme a reçu une grande faveur et une grâce considérable; il a été
arraché au naufrage du péché et admis en la société de ceux qui marchent dans
la voie du Seigneur, mais à la condition de marcher lui-même avec eux dans la
même voie en observant les choses que l'ordre s'est proposées. Tant qu'il est
fidèle à ce genre de vie
322
après sa profession, l'ordre
ne peut le chasser de son sein ; un lien mutuel les unit et ne leur permet pas
de se séparer l'un de l'autre. Mais s'il mène une vie contraire à la règle, et
qu'après avoir été repris plusieurs fois il ne sé
corrige pas suffisamment, on le tolère dans le cas où ses désordres sont
cachés, on use de prudence pour éviter le scandale; car sa faute n'étant pas
connue, on semblerait le punir injustement en le chassant; ou bien il faudrait
rendre publiques ses fautes, ce qui est également injuste et illicite. Mais si
ses torts sont graves et notoires , si en demeurant
dans l'ordre il peut entraîner les autres par son exemple, si d'ailleurs les
étrangers sont scandalisés de le voir conservé parmi nous, alors pour faire
disparaître le mal, pour prémunir l'ordre contre tout danger de corruption,
il faut rejeter l'homme infidèle à ses
voeux et à ses engagements. L'ordre n'est plus obligé par sa promesse de
garder celui qui, de son côté, a violé sa propre promesse en prévariquant à
plusieurs reprises. En effet, une religion reçoit le nom d'ordre parce qu'elle
ne saurait souffrir rien de désordonné en son sein. Si , par la permission de
Dieu, un tel homme se sépare lui-même, nous avons des actions de grâces à
rendre, non parce que cet homme a péché, mais parce que le Seigneur a délivré
ses brebis d'une contagion aussi pernicieuse. Plût à Dieu, dit l'Apôtre,
que ceux qui vous troublent fussent retranchés du milieu de vous (1)
, ces hommes dont la
323
vie nuit à votre pureté, à
votre paix, à votre bonne renommée.
On nous dira peut-être : Il
faut user de compassion envers un malheureux et le recevoir de nouveau dans
l'ordre. Mais je répondrai : C'est une compassion cruelle que celle qui a lieu
au détriment d’un grand nombre d'hommes vertueux. Ce serait délivrer un voleur
pour lui donner occasion de dépouiller encore les pauvres. De tels
religieux , attiédis par une longue habitude, se
corrigent très-rarement avec sincérité et
persévérance, et une indulgence trop facile ne sert qu'à rendre les autres
plus hardis à pécher. Cet homme ne saurait non plus se plaindre du tort qu'on
lui fait en ne le recevant pas : il s'est rendu lui-même, par sa faute,
indigne d'être reçu; l'ordre devrait plutôt demander raison contre lui du
déshonneur dont il l'a couvert. Aussi est-on en droit de le punir selon ses
offenses, ou de le livrer eu la puissance de celui qu'il a choisi pour son
maître, s'il ne veut remplir ses obligations. Le saint-siège conserve à chacun
son droit; il veut que notre ordre persévère en sa pureté, et il ne nous force
pas à conserver ceux dont la vie peut être nuisible aux
autres , parce que ce serait punir les innocents, favoriser les
coupables et fournir à l'ordre une occasion de se corrompre , s'il lui fallait
recevoir en son sein des membres ainsi gangrenés. Cependant afin de ne pas les
laisser au danger de se perdre en demeurant au milieu du monde, l'ordre, par
une grâce du siége apostolique, leur donne la liberté de passer en une autre
religion où ils pourront
323
se sauver; et ils sont tenus
de le faire , s'ils veulent mettre leur salut en sûreté. Ainsi Loth refuse de
gravir le sommet de la montagne , et par la
permission de l'ange il est à l'abri du danger dans la petite ville de
Ségor. Mais les coupables ne peuvent abandonner de
leur propre mouvement l'ordre après leurs voeux, ni entrer dans un autre sans
y avoir été autorisé par nous ou par le saint-siège , parce qu'il n'est pas
per-mis , comme nous l'avons dit , de passer d'une
règle plus élevée à une règle inférieure.,
Maintenant
si , en refusant de recevoir un indigne, on le force à embrasser un
autre ordre auquel il n'est point lié par ses engagements , la raison en est
qu'il s'est tellement engagé en faisant des voeux, et tellement enchaîné à une
religion , qu'il n'est libre en aucune manière, selon les règles canoniques ,
de revenir au siècle ou de choisir un genre de vie plus large. Si donc il ne
mérite plus d'être retenu dans l'ordre où il a fait
profession , comme son péché ne saurait le rendre à la liberté , ni
améliorer sa condition, mais qu'au contraire il l'a rendue pire, il est forcé
d'entrer dans un autre ordre et d'en garder les observances s'il veut se
sauver. Une telle obligation lui est imposée non par nous
, mais par la loi de l'Eglise universelle. Elle lui permet, comme une
grâce, d'embrasser une religion inférieure alors qu'il n'en trouve point de
plus élevée, pour ne point lui fermer toute issue au salut.
Mais si ,
l'ordre ne voulant pas le recevoir et ne lui avant pas fixé un temps déterminé
pour entrer dans un autre. il persiste à demeurer
dans le siècle, il
325
semble , il est vrai ,
soustrait à notre juridiction , puisqu'il est séparé de nous pour toujours;
cependant, en vertu de l'autorité du souverain Pontife à la juridiction duquel
il est demeuré soumis , nous pouvons l'attaquer comme ministres du Pape et
user contre lui de contrainte, soit par des censures ecclésiastiques , soit
par des peines corporelles tant qu'il n'aura point un autre juge religieux
dont il se soit rendu dépendant en adoptant sa règle et son ordre. Et même,
s'il est sorti de sa propre volonté , et s'il est
entré sans y avoir été autorisé dans un autre ordre où il lui eût été accordé
de se retirer, on peut le forcer à revenir, car il continue à être sous notre
juridiction , et il ne saurait s'en exempter qu'en recevant des frères la
liberté de demeurer ailleurs ou sur leur refus de l'admettre de nouveau et de
le garder parmi eux. l'out cela a été réglé pour
que personne ne puisse reposer le pied sur un endroit glissant, pour qu'aucun
ne se laisse environner de ténèbres et ne tombe , en prenant occasion , sous
de légers prétextes , de se retirer de l'ordre, d'en embrasser un autre qui
soit défendu , ou de vivre dans le désordre.
324
Le grand nombre étant souvent
une cause de confusion , parce qu'il devient
impossible de le gouverner, pourquoi donc l'augmentez-vous sans cesse en
recevant des hommes inutiles , pourquoi vous chargez-vous ainsi vous-mêmes et
chargez-vous les autres?
Je réponds : Nous ne recevons
jamais sciemment les hommes inutiles , mais contre
notre espérance il nous arrive quelquefois d'en avoir de tels. En admettant
dans l'ordre nous sommes mus par quatre raisons. La
première , c'est la compassion pour ceux dont le salut s'accomplirait
avec peine dans le siècle et hors de l'ordre. Nous agissons comme des hommes
désireux d'arracher au danger celui qui serait exposé au
feu , à l'eau ou à tout autre malheur. La seconde est le bien de
l'ordre que nous espérons de la science, de la capacité, de la pureté de
moeurs et de la modestie de plusieurs. La troisième, c'est l'édification du
prochain : peut-être plusieurs rentreront-ils en eux-mêmes en voyant un tel
genre de vie pratiqué par des hommes jouissant d'une certaine réputation dans
le monde , et se sentiront-ils, par leur exemple ,
excités à mieux faire. La quatrième, c'est pour ne pas
327
nous montrer entièrement
insensibles aux instantes prières que la plupart nous font pour eux-mêmes ou
qui nous sont faites pour d’autres. Nous cédons à leur importunité et nous
admettons certains sujets que nous ne pouvons refuser. Le laboureur sème et
plante souvent dans l'espérance de voir tout réussir; mais ses voeux sont loin
de s'accomplir toujours. Ainsi en arrive-t-il pour les religieux reçus en
l'ordre. Le Seigneur nous a dit : Il tombe une partie de la semence sur le
bord du chemin, une autre sur la pierre, une autre dans les épines, et une
autre dans la bonne terre (1). Cependant il faut semer plusieurs sillons :
si l'un périt , l'autre le remplacera ; néanmoins
si tous produisaient comme il convient , la moisson serait plus abondante.
Pourquoi voyons-nous en
plusieurs religieux des moeurs aussi grossières et aussi étranges qu'en
certains séculiers? Ce sont des hommes orgueilleux , vains , cupides, envieux
, médisants, colères , outrageux , fainéants , dissolus , avares , immodestes,
sensuels , gourmands , parleurs , licencieux et peut-être même
adonnés à l'incontinence, qui
est la suite de tous ces défauts.
Je réponds : La religion est
l'école des vertus; ou s'y exerce comme on fait dans les autres écoles aux
sciences et aux arts. Or, en toute école nous voyons des hommes plus habiles
que les autres, d'autres plus simples, d'autres plus diligents, d'autres moins
actifs. Or, cette différence naît de cinq causes. 1° C'est le manque de
directeurs capables; car là où il y a des maîtres habiles, de bons disciples
se forment par leurs soins; où il n'y en a point ,
les disciples demeurent ignorants dans les choses spirituelles ; ils se
laissent sous une apparence de bien entraîner par leur propre sens à diverses
erreurs. Ils ont le zèle de la justice, mais non un zèle selon la
science , et ainsi plusieurs parmi eux se trouvent
retardés dans leurs progrès spirituels : ou il leur arrive de regarder comme
bien ce qui est mal, ou comme excellent ce qui est d'un bien médiocre, ou de
prendre une voie fausse pour aller à la perfection. 2° C'est le défaut de bons
exemples : en religion les nouveaux venus deviennent souvent semblables à ceux
dont ils contemplent la vie. Ainsi nous voyons la cire reproduire fidèlement
l'image gravée sur un sceau dont elle a reçu l'empreinte. De même les saints
se sanctifient avec les saints, les bons deviennent tels avec les bons, et les
méchants se pervertissent avec les méchants. 3° C'est la nouveauté en religion
: les commençants ne peuvent ce que peuvent les parfaits ,
ils ne possèdent point ce qu'ont ces derniers, Il faut leur pardonner quelque
chose et attendre patiemment
329
qu'ils aient fait les progrès
nécessaires et appris les choses qu'ils n'ont pu savoir. Nous devons, nous
autres qui sommes plus forts, supporter les infirmités des faibles et ne pas
nous laisser aller à une vaine complaisance pour nous-mêmes (1). Celui qui
exige d'un enfant les travaux d'un homme , d'un
malade les forces de celui qui est en bonne santé, d'un écolier d'un an la
science d'un maître, celui-là est un imprudent (2). Lorsque j'étais enfant,
dit l'Apôtre, je parlais comme un enfant, je jugeais comme un enfant, je
raisonnais comme un enfant. Ces paroles condamnent donc la folie de
certains hommes du monde qui, en voyant un religieux manquer en quelque point,
en prennent occasion de mépriser tous les religieux ,
comme si tous étaient semblables , et qui cependant crieraient à l'injustice
si on les regardait comme mauvais à cause des vices des autres. 4° C'est le
défaut de grâce. Tous ne sont pas capables de toutes choses; beaucoup désirent
devenir riches et ne le peuvent. Ainsi la grâce des dons spirituels n'est pas
donnée à tous à un degré égal. Il m'arrive de vouloir le bien, dit
l'Apôtre, mais je ne trouve point le moyen de l'accomplir (3). 5° La
cinquième cause est la volonté propre. Quand il n'y aurait aucune des raisons
que nous venons d'exposer, lorsqu'un homme est demeuré long temps en religion,
qu'il a méprisé les exemples des bons religieux ,
qu'il n'a fait aucun cas des saints enseignements de l'ordre , il a rejeté la
grâce , il ne s'est point appliqué à la pratique des vertus , il s'est
abandonné
330
au vice , comme nous voyons ,
hélas ! plusieurs religieux qui se cachent, pour le
scandale des autres, sous le manteau de la religion et sont semblables à des
sépulcres blanchis. C'est d'eux que le Seigneur a dit (1) : Malheur à vous,
scribes et pharisiens hypocrites, etc.
Un ordre religieux doit être
dans l'Eglise comme un miroir où les nouveaux venus apprennent à re-connaître
leurs défauts et à s'en corriger. Pourquoi donc ne chassez-vous pas tous les
honnies dont la vie irrégulière défigure la pureté de votre religion?
Seriez-vous semblables à ceux que vous consentez ainsi à garder?
Je réponds : Une religion
bonne a les méchants en horreur ; elle ne les favorise pas
, mais cependant elle ne les chasse pas tous de son sein et cela pour
plusieurs raisons. 1° Elle espère qu'ils se corrigeront, et comme on ne jette
point à la nier un malade tant qu'il donne un signe de vie, ainsi agit-on dans
l'ordre vis-à-vis de ceux qui sont tombés. On a vu beaucoup de pécheurs se
relever par la pénitence , persévérer ensuite dans
la grâce et même quelquefois devenir
331
meilleurs que plusieurs dont
la bonne conduite ne s'était jamais démentie. Tel fut David; tels furent
d'autres grands pécheurs.
2° Elle n'est pas toujours
assez assurée de leur perversité. Certains signes peuvent bien faire craindre
qu'un religieux ne soit mauvais ; cependant l'ordre ne le connaît pas avec
certitude pour cela. Ainsi on redoute, à quelques apparences, qu'un homme ne
soit attaqué de la lèpre , sans pouvoir le juger
véritablement lépreux. Le mal demeure caché et il faut tolérer dans la société
ceux qui en sont atteints.
3° Elle désire empêcher le
scandale. La conduite d'un religieux pervers peut être connue des frères de la
communauté; mais les étrangers le regardent comme innocent. Si on le chasse ,
ils en ignorent la cause; ils croiront qu'on agit par envie ou que tous les
autres sont semblables à lui , en apprenant qu'un homme dont ils avaient eu
une haute idée était vicieux dans le secret. Le Seigneur a bien connu la
perversité de Judas et il l'a souffert en sa société pour nous servir
d'exemple. Son crime était inconnu aux autres et il demeura caché jusqu'au
moment où le traître se fit connaître par une iniquité manifeste.
333
Comme toutes les religions
s'estiment elles-mêmes et se préfèrent aux autres, dites-nous donc à quels
signes on peut en reconnaître une bonne et la juger meilleure que les autres.
Je réponds : Souvent un ordre
l'emporte en un point ou en plusieurs sur un autre : celui-ci excelle dans le
travail , celui-là dans le silence , cet autre dans
le jeûne , etc. Mais c'est par ces diverses choses qu'on peut connaître
ordinairement quel est le meilleur. Si donc les membres d'un ordre
s'appliquent généralement avec ferveur et empressement à la pratique de toutes
les vertus , et surtout de la charité , de
l'humilité et de la dévotion intérieure, c'est là un signe véritable de
supériorité et de perfection. De même encore , si
dans cet ordre on a de la haine pour tous les vices et tous les scandales , si
on les évite avec sollicitude , si l'on prévient et si l'on extirpe les
occasions de péché , si l'on aime et si l'on conserve avec soin tout ce qui
tient à la pureté de la religion. En troisième lieu ,
si les bons sont affectionnés et favorisés et si on leur confie à eux seuls le
soin des âmes de préférence aux autres; si l'ordre se gouverne
333
principalement par eux. En
effet, celui qui néglige les petites choses tombera peu à peu.
Il faut voir ensuite si dans
cet ordre on se soustrait. au tumulte du monde, si
l'on fuit les honneurs , si l'on n'a aucune ambition des richesses, si l'on
rougit d'être semblable aux gens du siècle , tant dans sa conduite que dans
ses actions et jusque dans la moindre chose.
Enfin il faut considérer si
l'on souffre en silence les torts , les injures et
le mépris ; si l'on ne cherche pas à se venger par des plaintes, et si l'on
s'en rapporte au Dieu qui connaît tout et peut défendre les siens selon sa
volonté. Il permet quelquefois, lorsqu'il le juge convenable, qu'ils soient
dans la tribulation pour les rendre dignes d'une récompense plus
sublime , et alors les bons religieux souffrent
avec patience jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu d'en ordonner autrement.
Les ordres où l'on trouve
toutes ces choses dans un haut degré , sont les
meilleurs ; ceux où elles sont à un moindre degré sont inférieurs , et ceux où
elles n'existent pas sont nuls. Cependant le religieux qui réunit en sa
personne ces diverses qualités , sera toujours bon
, quand même en général sa communauté n'aurait rien de semblable.
334
Nous voyons tous les ordres
religieux déchoir de la perfection de leur vie, alors qu'ils semblent devenir
meilleurs en des choses temporelles ou purement extérieures. Je voudrais bien
connaître les causes principales d'une telle défection. Vous ne devriez pas
commencer ce que vous êtes impuissants à accomplir; ou bien il faut y
persévérer de toutes vos forces, si vous ne voulez être regardés comme
prévaricateurs de votre voeu.
Je réponds : Tout ce qui
n'existe pas par soi-même, va s'affaiblissant et tombe dans le non-être s'il
n'est soutenu par celui qui lui a donné d'exister. Il en est ainsi de tout
ordre, et de tout homme. Ce ne sont pas seulement les communautés religieuses,
mais tous les corps sans exception , des évêques,
des clercs, des laïcs, qui ont dégénéré quant à leur état commun de ce qu'ils
étaient dans le principe. Autrefois tous les fidèles étaient saints et
parfaits , et maintenant de tels hommes sont rares.
La multitude de ceux qui croyaient, dit saint Luc, n'avait qu'un
coeur et qu'une âme : nul ne considérait ce qu'il possédait comme
335
étant à lui en
particulier; mais toutes choses étaient communes entre eux (1). Cependant,
quoique, généralement parlant , tous les premiers
fidèles fussent bons et saints, de nos jours les saints sont en nombre plus
considérable. Mais , comme les méchants se sont
multipliés , les justes passent comme inaperçus au milieu d'eux. Ensuite la
sainteté ne consiste pas en des exercices corporels ,
mais dans les vertus de l'esprit. Or, comme ces vertus ne se manifestent
au-dehors que médiocrement en certaines bonnes oeuvres, comme les saints ne
cherchent point à se montrer pour conquérir les louanges des hommes, mais se
cachent en ce qui pourrait les élever au-dessus des autres, il semble
qu'aujourd'hui il y ait peu de saints dans l'Eglise ou dans les ordres
religieux.
Maintenant voici les causes
les plus communes de cet affaiblissement des divers membres des maisons
religieuses. 1° C'est la multitude de ceux qu'on admet, car le grand nombre ne
peut se gouverner aussi facilement que le petit nombre. Il y a plus de
difficulté à bien conduire un grand navire qu'une simple barque; et là où il y
a beaucoup de têtes, il y a variété de sentiments, et l'on ne peut les ramener
tous à un seul.
2° Lorsque ceux qui ont
maintenu l'ordre dans sa vigueur ont disparu ou se sont affaiblis en leurs
corps, ils ne peuvent plus donner comme autrefois aux plus jeunes les exemples
d'une vie austère; et les nouveaux qui n'ont point vu les oeuvres de leurs
belles années, les imitent seulement dans les choses qu'ils
336
contemplent en eux ; alors ils
deviennent relâchés et , sous prétexte de discrétion, ils épargnent leurs
corps pour ne pas se détruire eux-mêmes comme les anciens. Ils ne
reconnaissent pas les vertus intérieures dont ceux-ci sont ornés, et ainsi ils
se négligent en tout sens : ils ne s'exercent point au dehors, et au dedans
ils demeurent sans intelligence des vertus. Ensuite, comme les anciens ne
peuvent marcher à leur tête en leur donnant l'exemple, ils craignent de leur
adresser des réprimandes, car les jeunes ont coutume de dire : « On nous
adresse de belles paroles sans doute, mais les oeuvres n'y répondent pas; » et
ainsi ils souffrent un plus grand scandale.
3° Nul ne peut enseigner ce
qu'il n'a point appris. Lors donc que le gouvernement de l'ordre est confié à
ces jeunes gens, ils forment des hommes semblables à eux; et bientôt le prieur
des frères, loin de les attirer par ses bons exemples, se voit l'objet de
leurs moqueries; ou plutôt ils croient l'emporter sur leur prieur d'autant
plus qu'ils ont moins d'intelligence des vertus des hommes parfaits. Ils
offrent encore quelques bons exemples de discipline extérieure au choeur, dans
les processions, etc., et ils ne craignent pas d'avancer que jamais l'ordre
n'a été dans un état meilleur !
4° Des coutumes mauvaises
s'introduisent peu à peu dans les maisons, et bientôt tout le monde s'y
conforme. Si quelques hommes pleins de zèle pour les intérêts de Dieu les
blâment , les autres les défendent audacieusement
et demandent pourquoi il ne
337
leur serait pas permis ce qui
l'est à tel ou tel de la communauté; la coutume devient une loi, l'habitude en
établit la convenance , et c'est à peine si dans la suite il sera possible de
l'extirper. Les supérieurs n'approuvent pas de pareilles choses; cependant ils
dissimulent pour éviter un plus grand mal et vivre en paix avec les frères.
Lorsqu'une coutume est devenue ainsi tolérable ,
une autre s'introduit à sa suite comme conséquence , et on l'admet pour ne
point blâmer la première.
5° Ensuite vient la multitude
des affaires qui distrait le coeur, éteint la ferveur de la
dévotion , altère les moeurs, offre souvent à l'âme
l'occasion de bien des vices, suscite sans cesse aux religieux de nouveaux
embarras qui les empêchent de songer sérieusement à se corriger et les
accoutume enfin, après avoir obscurci le regard de leur conscience, à n'avoir
de pensées que pour les choses extérieures et à chercher imprudemment les
occupations lorsqu'elles leur font défaut. Ainsi Samson frappé d'aveuglément
était appliqué à tourner la meule dans sa prison.
Il y a ensuite d'autres causes
de relâchement particulières à certains ordres ,
comme rue pauvreté excessive. Chacun des membres est forcé de devenir
propriétaire afin de pourvoir à ses propres besoins dont la communauté ne peut
se charger. Ou bien c'est une abondance trop grande qui rend les religieux des
hommes charnels, superbes et adonnés à des vices saris nombre. Ce sont des
apparitions trop fréquentes dans le monde , d'où
naissent une foule de tentations
338
de la chair et la perte du
temps. C'est le changement trop fréquent de supérieurs. Si ce changeaient est
avantageux en ce qu'il débarrasse des indignes , il
est nuisible en ce que les bons , s'attendant à demeurer peu de temps en
charge , n'osent point entreprendre de réformer l'ordre ou ne peuvent pas
conduire à bonne fin une pareille entreprise ; et même les rebelles tentent
ordinairement tous les moyens possibles pour les faire déposer, plutôt que de
les laisser accomplir la réforme de leur communauté. Ensuite si un supérieur
veut s'appliquer à cette réforme , il est empêché par les autres d'une manière
ou d'une autre , ou bien il n'est point secouru comme il le faudrait par ceux
dont l'assistance lui est nécessaire. Ainsi le prieur n'est point aidé par son
abbé , l'abbé par l'évêque , et chacun juge
conformément à ses idées. Aussi les sujets rebelles en appellent-ils à ceux
qu'ils savent favorables à leurs sentiments de révolte. Enfin quelqu'un
veut-il réformer l'ordre en un lieu, on l'envoie dans un autre où il ne trouve
plus ce qu'il cherchait.
C'est pour ces raisons et
plusieurs autres que les ordres religieux s'affaiblissent, qu'ils s'enfoncent
dans le mal et arrivent même à un état désespéré, d'où ils sortiront avec
peine si Dieu ne l'ordonne autrement. Mais comme tout en ce monde tourne à
l'avantage de ceux qui aiment Dieu (1); ce qu'on ne fait pas avec toute la
communauté, on peut le faire en particulier. Quiconque veut avancer dans le
bien , tire son profit de ce qui est une perte pour
les autres et ramène par
339
la grâce de Dieu à son
avancement spirituel les voies perverses de ses frères. Comme les élus voient
leur gloire s'accroître de leur mélange à la société des méchants, parce
qu'ils n'imitent point leurs exemples qui sont pour eux une occasion de
tentation et un moyen de s'exercer à la vertu , de
même les bons religieux acquièrent dans une communauté relâchée des mérites
qu'ils n'eussent jamais eus, si les défauts de frères pleins de tiédeur ne les
eussent forcés à une lutte continuelle pour s'avancer dans la vertu. Ainsi
l'Apôtre , parmi ses titres de gloire dont il se
glorifie excellemment comme ministre de Jésus-Christ , compte les dangers
auxquels il a été exposé de la part des faux frères (1). En effet, ces dangers
avaient été pour lui et pour les autres une occasion de faire le bien : car
les mauvais exemples des méchants sont pour les bons une cause de tentation et
par là un moyen de victoire. Ensuite les justes se sentent enflammés du zèle
de la justice à la vue de leurs vices , et le
scandale des inférieurs les brûle de douleur. Ils compatissent à leurs
misères , comme une mère compatit à un fils qui
court à sa perte. Ils travaillent à les corriger par leurs bons
exemples , leurs avis, leurs prières et leurs
bienfaits. Ils souffrent avec patience leurs moeurs déréglées et les injures
dont ils sont l'objet de leur part. Ils se soumettent aux mépris des étrangers
qui les estiment semblables à ceux dont ils partagent la société. La vue des
désordres les rend plus timides, plus humbles, plus soigneux à éviter de
340
tomber eux-mêmes , plus
reconnaissants envers Dieu d'avoir été préservés de telles fautes. Enfin les
vertus des justes , mises en contact avec les vices
des méchants , jettent un éclat plus vif et brillent d'une lumière plus
attrayante. Tels sont les avantages que Dieu fait retirer aux bons de leur
séjour au milieu des pécheurs. De même qu'en voyant les supplices des
réprouvés , les élus apprécient mieux leur bonheur;
ainsi dans l'Eglise l'iniquité des hommes pervers relève et embellit en
quelque sorte la vertu des justes; et cela arrive par une disposition de la
sagesse suprême qui soumet chaque chose, dans toute l'étendue de son empire, à
un ordre parfait.
Vous ne devez désirer rien de
terrestre , ni les honneurs, ni aucune des choses
pour lesquelles les hommes ont coutume de contester et de se laisser aller à
l'envie. Pourquoi doue voyons-nous souvent parmi les religieux des dissensions
et des jalousies plus vives que parmi les gens du monde?
Je réponds : Quand de
pareilles choses arrivent d'une manière irraisonnable ,
on ne saurait y donner une bonne excuse. Si certains hommes se laissent aller
à ces défauts sous l'habit religieux , leur
imperfection
341
en est la cause ; ils n'ont
point intérieurement les vertus que leur habit et le retranchement de leurs
cheveux témoignent au-dehors. Mais si les bons sont quelquefois d'un sentiment
différent, on peut assigner à cela plusieurs causes. Tous ne connaissent pas
sur un même objet la vérité à un degré égal; et ainsi celui-ci juge que telle
chose convient mieux envisagée à son point de vue, celui-là y trouve plus
d'avantage au sien propre. Chacun s'efforce de faire réussir ce qu'il croit le
meilleur et à empêcher ce qu'il juge nuisible , et
il y a division entre eux ou plutôt variété de sentiments, mais non d'une
manière coupable, car tous les deux se proposent une bonne fin. Ainsi en
fut-il entre Paul et Barnabé à l'occasion de Jean ,
leur disciple (1). Barnabé voulait le prendre pour compagnon de sa
prédication , Paul s'y opposait dans la crainte de
ne pas le voir persévérer et d'en éprouver des embarras , et il n'y avait pas
accord entre eux. Barnabé retint Jean avec lui pour des lieux où il y avait
moins à souffrir, et Paul prit Silas
, homme plus propre que l'autre à des travaux pénibles, afin de prêcher
l'Evangile à un plus grand nombre en choisissant des lieux différents.
(2) Nous lisons aussi que Daniel
suppliant le Seigneur de vouloir bien délivrer son peuple de la captivité de
Babylone, l'ange lui dit que sa prière eût été exaucée depuis longtemps, mais
que le prince du royaume des Perses , ou autrement
l'ange chargé de la garde de cette nation , s'était opposé à lui pendant
vingt-un
342
jours pour empêcher la
délivrance des Juifs et leur donner le moyen de se purifier davantage de leurs
fautes , en prolongeant leur affliction. Si les apôtres et les anges ont été
partagés de sentiments en vue du bien , qu'y a-t-il
d'étonnant que de temps à autre les hommes vertueux entraînés par des motifs
divers , agissent de même. En ce sens les saints diffèrent même quelquefois
d'une façon conforme à la raison de pensée avec Dieu. Par exemple, Dieu veut
la mort d’un homme et ils désirent le voir prolonger ses jours pour le bien
spirituel des autres; ou bien ils soupirent eux-mêmes après la mort, et Dieu
veut qu'ils souffrent encore longtemps en leur corps pour leur salut. De là
cette parole de saint Paul (1) : Je désire d'être dégagé des liens de mon
corps et d’être avec Jésus-Christ, mais il est plus utile pour votre bien que
je demeure en cette vie.
Il y a encore une autre raison
de cette divergence. On ne voit point l'intention des autres, qui est bonne;
on la croit différente; leurs actions nous déplaisent et il y a
dissentiment , alors qu'on approuverait leur
conduite et qu'on demeurerait en paix avec eux si l'on connaissait leurs
pensées. Ainsi Moïse s'irrita contre les enfants de Ruben et la
demi-tribu de Manassès
lorsqu'ils lui demandèrent en partage le pays de Basan
et d'Hésebon. Josué s'irrita de même contre eux
parce qu'ils avaient élevé un autel sur la rive du Jourdain (2). Mais tous
deux ignoraient leur intention qui était vraiment bonne. Une telle ignorance
343
n'est pas toujours coupable,
pourvu cependant qu'on ne soit point trop précipité dans ses jugements.
Les religieux ayant coutume de
cacher si soigneusement leurs actions, cela donne à soupçonner qu'il se passe
parmi eux des choses inconvenantes, car pourquoi se cacher
ainsi , puisqu'il n'y a aucune nécessité d'ensevelir le bien dans
l'ombre?
Je réponds : On a coutume de
cacher et de dérober aux regards des hommes trois sortes de choses : 1° les
bonnes oeuvres extraordinaires, de peur que la vaine gloire ne naisse de leur
excellence et que le mérite ne disparaisse. De là cette parole du Sauveur :
Prenez garde de ne pas faire vos bonnes oeuvres en présence des hommes pour en
être considérés; autrement vous n'aurez point de récompense à attendre de
votre Père qui est dans les cieux (1) .
2° On cache les vices et les
péchés, de peur de causer du scandale en péchant; car celui qui ajoute le
scandale à son péché, commet un double crime. Malheur à l'homme par qui le
scandale arrive, dit le Seigneur (2).
3° On cache enfin certaines
choses aux hommes qui ne les comprennent pas, leur ignorance les leur
344
ferait juger mauvaises; et
cependant elles sont permises devant Dieu, elles sont même méritoires quand
elles sont accomplies sans hypocrisie. Mais, pour ne pas donner aux faibles
une occasion de chute et ne point leur nuire , on
dérobe ces choses à leurs regards par ménagement et non à cause d'elles-mêmes.
On ne peut , en effet , lire dans le coeur de tous
ni rendre raison à chacun de telle ou telle action, car les hommes du siècle
sont ignorants et profondément enclins à soupçonner le mal chez les religieux.
S'ils les voient prendre leur repas, ils les regardent comme des gens tout
charnels; s'ils se livrent à une sainte joie, ils les jugent des hommes
dissolus; le zèle de la justice les porte-t-il à reprendre les vices, ils les
traitent d'emportés. S'ils vont mendier de porte en porte les choses
nécessaires au soutien de leur vie, ils les disent avares; et ainsi de chaque
chose. Le bien qu'ils font est lui-même un sujet de blâme; c'est pourquoi ils
sont forcés, par condescendance pour la faiblesse d'autrui
, de cacher ce qui pourrait être interprété en mauvaise part, selon
cette parole de l'Apôtre : Prenez garde que votre liberté ne soit une
pierre d'achoppement pour les faibles.
Les hommes du monde jugent les
religieux de trois manières : 1° ils ont d'eux des idées entièrement fausses,
qu'ils se forment en leur imagination ou qu'ils adoptent légèrement sur la
parole des autres. Ainsi les gens de la campagne nous considèrent comme les
précurseurs de l'antechrist et les auteurs de
toutes les guerres qui désolent la terre et divisent les princes.
345
2° Ils pensent que les choses dont ils ont l'habitude ne
sont point mauvaises, parce qu'ils voient les religieux les faire eux-mêmes
, et croient qu'ils agissent avec des dispositions semblables aux
dispositions de leur coeur. Ainsi ils les voient user d'aliments délicats et
de boissons recherchées, parler à des personnes d'un sexe différent, avoir de
vastes cours , des maisons tenues proprement afin d'entretenir la pureté de
l'air, des églises décentes; ils les voient s'accuser et se punir par zèle
pour la discipline, opérer des changements de lieux par précaution , etc.,
toutes choses qui s'accomplissent avec un bon esprit de la part des bons et
avec des sentiments pervers de la part des méchants. 3° Ils nous jugent enfin
lorsque nous leur offrons une juste raison de le faire et de soupçonner le mal
de nous, par des exemples vraiment répréhensibles. Pour le premier cas, nous
sommes exempts de faute; pour le second , nous
avons besoin d'une grande prudence; pour le troisième nous sommes coupables,
en offrant ainsi une occasion de scandale et en rendant méprisable notre saint
ministère à ceux dont nous devrions être la lumière par nos enseignements
sacrés et le modèle par notre vie irréprochable.
Mais si l'on nous méprise sans
raison ou sans qu'il y ait de notre faute , un tel
mépris nous est extrêmement avantageux : il nous purifie de nos péchés; il met
davantage nos bonnes oeuvres à l'abri des dangers de la vaine gloire et des
louanges humaines; il nous rend plus humbles en présence des hommes; il nous
porte à une prudence plus grande dans nos actions et
346
nos paroles pour ne pas
confirmer l'opinion de nos ennemis; nous nous plaisons moins au milieu des
hommes et nous goûtons ainsi un repos plus profond dans nos cellules. Ce
mépris nous apprend la patience; il apporte en dédommagement des consolations
extérieures, les joies intérieures de l'esprit à ceux qui les demandent à
Dieu; enfin il accroît nos mérites devant Dieu. Ces biens et autres semblables
sont si considérables que, si nous pouvions les obtenir sans nuire aux autres
, nous devrions accepter de grand coeur d'être méprisés des autres , repris
par eux et souffrir toutes sortes de persécutions à cause de Jésus-Christ sans
aucune faute de notre part.
Puisque vous êtes les pauvres
de Jésus-Christ, vous devriez aimer de préférence la société des pauvres et
vous contenter des aliments dont ils se nourrissent. Pourquoi donc vous
voit-on moins souvent à leur table qu'à celle des riches?
Je réponds : Trois raisons
nous invitent à agir ainsi. 1° Notre besoin propre; car lorsque, après une
longue course, nous nous sentons accablés de lassitude et abattus par la faim
, nous espérons obtenir plus promptement les secours nécessaires auprès de
ceux
347
dont la bonté ne refuse à
aucun étranger un morceau de pain, qu'auprès de personnes que nous ne
connaissons en aucune manière. 2° Le besoin des pauvres : s'ils nous
recevaient de bon coeur, ils dépenseraient pour nous en un seul repas, poussés
par leur dévotion, de quoi les nourrir durant plusieurs
jours , ce que nous verrions avec douleur. 3° Le désir de contribuer au
salut des riches : en nous recevant ils se lient quelquefois intimement avec
nous, et ainsi nous trouvons le moyen de les attirer peu à peu à l'amour de
Dieu , de répandre en leurs coeurs des
enseignements salutaires et de leur rendre Dieu propice en leur donnant une
occasion de mérite. Les pauvres se présentent d'eux-mêmes et cherchent avec
ardeur les conseils propres à les aider dans l'oeuvre de leur salut, car ils
manquent de consolation en ce monde ; mais les riches remplis de biens
terrestres , appliqués aux affaires du monde, ou bien tout remplis d'orgueil ,
s'abaisseraient rarement à demander de semblables conseils, si des religieux
ne saisissaient quelque occasion de les attirer prudemment de ce côté , comme
le Seigneur fit pour Zachée et d'autres publicains en mangeant avec eux et en
les enseignant , quoiqu'il n'ignorât pas que les pharisiens et les scribes
prendraient d'une pareille conduite sujet de murmurer et de le calomnier.
348
L'acception des personnes est
digne de blâme aux yeux de Dieu et défendue par l'apôtre saint Jacques (1).
Pourquoi donc, vous autres religieux , rendez-vous
plus d'honneurs aux riches qu'aux pauvres, et témoignez-vous plus
d'empressement à les servir soit en entendant leurs confessions , en leur
donnant des conseils et en leur rendant d'autres services, comme nous le
savons et comme nous en sommes souvent témoins?
Je réponds (2) : Dieu a fait
également le grand et le petit, et il a un soin égal de tous en tant qu'ils
sont l'ouvrage de ses mains et créés pour se sauver. Ainsi nous devons tous
les aimer dans le Seigneur, désirer le salut tant des riches que des pauvres,
et y contribuer de tout notre pouvoir selon qu'il convient pour les uns et
pour les autres. Si donc le pauvre est plus vertueux que le riche, nous lui
devons plus d'amour; cependant il nous faut rendre au riche plus d'honneur
qu'au pauvre, et cela pour quatre raisons :
1° Parce que Dieu lui-même a
élevé dans le siècle les riches et les puissants au-dessus des pauvres, quant
à la gloire du monde , et ainsi il est nécessaire
349
ici-bas que les uns soient
soumis et que les autres commandent. Or, en rendant des honneurs à ceux que
Dieu lui-même a honorés en ce point, nous conformons notre conduite aux
dispositions de sa providence.
2° La faiblesse des riches
nous oblige ensuite à agir de la sorte : si nous faisions autrement, ils
s'indigneraient et leur infirmité ne ferait que s'en accroître; ils
deviendraient pires et nous aurions à souffrir, nous et les autres pauvres, de
leur ressentiment. Il nous faut donc les honorer si nous ne voulons offrir à
leur misère une occasion de chute et augmenter leur perversité, nous surtout
qui devons nous efforcer d'attirer et de porter tous les hommes aux choses
plus parfaites.
3° Il y a un plus grand
avantage à retirer de l'amendement d'un riche, que de celui de plusieurs
pauvres. Un pauvre en se sauvant ne profite qu'à lui-même; mais un riche, en
sortant du péché, devient utile à un grand nombre tant par ses exemples qui
édifient les autres et les excitent à bien faire ,
que par les bonnes actions qu'il provoque chez ses subordonnés et les
mauvaises qu'il empêche. Tel est le gouverneur d'une ville
, tels en sont les habitants. Ainsi la conversion de Constantin a plus
servi à l'Eglise que celle de beaucoup d'autres païens.
4° Nous recevons plus des
riches pour nos besoins corporels, parce qu'ils sont dans l'abondance, que du
reste des hommes; il est donc juste de leur témoigner de la reconnaissance et
de nous montrer plus enclins
350
à leur rendre des hommages
particuliers. Ensuite on satisfait plus facilement les
pauvres , car ils ne sont pas plongés en autant d'embarras ; les
riches, au contraire, environnés de piéges sans nombre , ont besoin de
conseils plus fréquents , et il est nécessaire que nous leur donnions des
soins plus particuliers si nous ne voulons les laisser s'enfoncer davantage
dans le mal. Au reste, comme nous l'avons déjà dit, porter un riche au bien,
c'est venir en aide à plusieurs; et les abandonner au mal, c'est permettre la
ruine de beaucoup.
Votre règle vous défend de
rien posséder en propre, soit en particulier, soit en commun ; et cependant
vous avez des maisons , des jardins , des livres ,
des vêtements et autres choses nécessaires à la vie selon les divers temps :
comment donc pouvez-vous excuser en conscience de pareilles transgressions?
Je réponds : Nous voyons dans
le siècle les serviteurs manger le pain de leurs maîtres et non le leur, se
mettre à l'abri sous un toit qui ne leur appartient pas, et faire usage de
choses qui ne sont point à eux. Nous voyons encore souvent des personnes se
servir de vêtements et autres objets empruntés au bon
351
vouloir des possesseurs. Ainsi
en est-il de nous : nous usons des choses nécessaires aux besoins du corps,
sans cependant nous les approprier soit en particulier, soit en commun; car
notre règle ne nous dit pas de ne rien avoir, mais de ne rien posséder. Nous
pouvons donc avoir l'usage des objets nécessaires, et non la propriété. S'il
en était autrement , nous ne devrions avoir ni
vêtement , ni nourriture , ni aucune autre chose, ce qui est opposé à toute
idée raisonnable. Le Saint-Père, qui est le proviseur général de tous les
ordres, prenant un soin tout spécial du nôtre ,
s'est réservé la propriété de tous les objets mobiliers donnés à nos maisons ,
excepté ceux dont les maîtres ont conservé le domaine , et il nous en a
accordé seulement l'usage; en sorte que, d'après cette concession, nous usons
de la nourriture, du vêtement, du toit et autres biens d’autrui, sans aucun
droit de propriété. Nous sommes comme les serviteurs d'une maison, qui se
servent , soit en l'absence , soit sous les yeux du
maître , de toutes les choses de cette maison selon qu'il l'a réglé. L'aumône
accordée aux frères par les fidèles est à leur usage ,
mais le domaine en est à celui qui est le principal ministre de notre ordre ;
nous sommes prêts , lorsqu'il l'ordonnera , à lui résigner tout ce que nous
avons, comme à notre maître; et ainsi n'ayant rien à titre de propriété, nous
observons notre règle en toute sûreté de conscience.
552
Votre règle vous défend
de recevoir aucun argent ni monnaie, soit par vous,
soit par d'autres. Or, vous semblez faire le contraire, tant en recevant de
l'argent et en le mettant en dépôt qu'en le dépensant ; car si vous n'y
touchez pas par vous-mêmes, vous le faites recevoir, conserver et distribuer
selon votre volonté; et cependant il vous est défendu par un commandement
rigoureux de disposer de cet argent. Je ne sais comment vous excusez une
pareille transgression. Si vous ne pouviez accomplir ce précepte, vous ne
deviez pas vous y obliger par un voeu; et il vaudrait mieux renoncer à une
règle, que de la laisser subsister comme un piége tendu à ceux qui
l'embrassent, puisqu'il leur est impossible de l'observer.
Je réponds: On juge mal
beaucoup de choses avant de les comprendre, et une fois bien comprises on les
regarde comme justes et raisonnables. Il en est ainsi dans la question
présente. La règle nous défend de recevoir de l'argent, soit par
nous , soit par d'autres , pour le posséder et en
avoir le domaine comme d'une chose propre. Mais elle nous permet de nous
procurer
353
par nos amis spirituels qui
nous aiment en vue de Dieu , c'est-à-dire d'un amour pur et sincère , les
objets dont nous avons besoin. Or, cela peut avoir lieu de deux manières
irréprochables : d'abord ce qu'on ne saurait avoir sans argent peut nous être
offert par ceux qui donnent l'aumône aux frères, ou par leurs entremetteurs;
ainsi certaines personnes font transcrire un livre pour nos communautés, nous
font confectionner un vêtement , nous bâtissent une
maison , etc., à leurs peines et dépens. En second lieu ,
les frères se procurent par eux-mêmes ces choses, et ces mêmes personnes en
remettent le prix à ceux qui nous en ont transmis l'usage. Tout se borne donc
pour nos religieux , lorsque , par exemple , un frère fait copier un livre , à
veiller à ce que quelqu'un en paie la dépense par soi ou par ses agents , ou
bien , si l'on nous offre de l'argent en aumône, à le faire remettre entre les
mains d'un tiers qui le conserve en son nom mais au profit des frères, afin de
leur procurer, à la place des donataires, soit par eux-mêmes , soit par
d'autres plus aptes à ces sortes d'affaires, les choses dont ils auront
exprimé le désir. Or, en tout cela, les frères n'acceptent point d'argent,
mais seulement d'autres en reçoivent pour eux et l'emploient à leur usage au
nom de leurs bienfaiteurs dont ils conservent et distribuent les aumônes, et
aussi au nom des frères en satisfaisant à leurs besoins au moyen de cet
argent; car nous ne pouvons, tant que cet argent n'a pas été converti en
d'autres objets , le regarder comme notre bien,
mais comme la
354
propriété de celui qui l'a
donné , quoique nous sachions qu'il a été déposé pour notre usage. Ainsi,
lorsqu'un maître confie une somme à son serviteur pour m'acheter un
vêtement , cette somme est toujours au propriétaire
jusqu'à ce que l'achat soit terminé. Mais une fois le vêtement acheté, il
devient ma propriété.
C'est de cette manière et en
prenant ces précautions que les frères se procurent ,
par leurs amis spéciaux et d'autres hommes de bonne volonté, les choses dont
ils ont besoin ; cependant ils ne reçoivent aucun argent, mais ceux-ci le
gardent selon la volonté des donateurs et s'en servent pour notre utilité et
de façon à ne pas nous en rendre propriétaires. L'auteur de notre règle, en
éloignant de nous la possession de tout argent , a
eu plutôt en vue de nous soustraire à l'avarice, qui est la ruine de toute
religion, que de nous ôter les moyens de pourvoir aux choses nécessaires à la
vie. Le saint-siège, dont les actes sont offerts à la connaissance et à la
vénération de l'Eglise entière, n'eût point approuvé notre règle en la
confirmant , s'il y eût découvert quelque point inconvenant ou impraticable.
Elle ne laisse donc à ceux qui l'ont embrassée aucun sujet de crainte, bien
que les religieux chargés de pourvoir à nos besoins doivent veiller avec un
soin diligent pour ne point la violer; mais une telle attention de leur part
est d'un grand mérite, quoiqu'il y ait plus de sûreté à se soustraire à de
pareils embarras quand on n'y est pas forcé par devoir.
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Les choses mal acquises sont
en horreur aux yeux de Dieu, et le Seigneur a dit (1) : Je hais les
holocaustes qui viennent de rapine. Pourquoi donc demandez-vous à ceux qui
font des gains injustes et acceptez-vous leurs aumônes?
Je réponds : Il y a des hommes
dont tous les biens sont mal acquis, et les personnes à qui ils doivent les
restituer sont connues. Lorsque nous le savons, nous ne devons pas demander
l'aumône à de tels hommes ni la recevoir d'eux, car tout ce qu'ils possèdent
appartient à ceux à qui ils l'ont ravi. Ou bien tous les maîtres de ces biens
ne sont pas connus, mais seulement quelques-uns. Alors la restitution ne peut
se faire d'une manière bien assurée, et il faut consacrer ce bien mal acquis
en bonnes oeuvres. Ensuite, certains hommes possèdent à la vérité plusieurs
biens de ce genre; cependant, en donnant l'aumône, ils ne tombent pas dans
l'impossibilité de restituer ce qu'ils doivent : il leur est donc permis de
faire l'aumône du surplus. C'est pourquoi je répète que nous ne pouvons
recevoir des premiers si l'ignorance,
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ou l'extrême pauvreté, ou une
juste présomption que leurs créanciers nous transportent leurs droits, ne nous
excuse. Quand donc nous ne sommes pas certains qu'un homme possède ses biens
injustement, nous ne devons pas le croire à la légère coupable d'un si grand
crime , car il faut toujours juger de chacun en
bonne part. Notre profession de mendiants et l'obligation où sont les hommes
de distribuer aux pauvres du Seigneur les choses dont ils lui sont redevables
nous excusent plus aisément en ce point que ceux qui ont d'autres moyens de
pourvoir à leurs besoins. Cependant quand la renommée range publiquement
quelqu'un en ce premier rang, lorsqu'il n'y aurait pas d'autre preuve, il
convient, pour éviter le scandale, de ne point lui demander l'aumône et de ne
point la recevoir de lui à moins toute-fois que
ceux qui le font ne doivent, en vertu de leur profession ou de leur office ,
porter le ravisseur à restituer : alors ils servent utilement la partie lésée,
et l'ouvrier est digne de recevoir un salaire, puisque personne n'est tenu de
faire la guerre à ses dépens. Afin de nous faciliter les moyens d'amener les
pécheurs à se corriger, le saint-siège nous a accordé de demeurer en toute
liberté dans les pays soumis à l'excommunication et de recevoir l'aumône des
excommuniés eux-mêmes , surtout si nous ne trouvons
ailleurs de quoi subvenir à nos besoins. Et d'ailleurs si les bons se
séparaient entièrement des méchants , qui porterait
par ses paroles et ses exemples ces derniers à bien faire?
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