Chapitre XI
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 CHAPITRE XI : PIERRE NICOLE OU L'ANTI-MYSTIQUE

 

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§1 . — Trente ans de campagne contre les mystiques.

 

I. Stupeur croissante causée à Nicole par l'enseignement des mystiques, — Un courant mystique, même à Port-Royal. — Desmarets de Saint-Sorlin, les Délices de l'esprit et les Visionnaires. — Le succès de Desmarets révèle à Nicole les étranges progrès de la propagande mystique au XVII° siècle. — Mystiques plus importants : J. de Bernières et Guilloré. — Indignation de Nicole. — Le Traité de l'Oraison ; rare mérite de cet ouvrage. — Période d'apaisement : Nicole entrevoit la difficulté et le sérieux du problème mystique. — Qu'on ne peut a raisonnablement » condamner l'oraison de quiétude. — Louables efforts, mais inutiles : il ne comprend pas. — Débuts de l'agitation anti-quiétiste ; Mme Guyon chez Nicole. — L'esprit de l'escalier. — Bossuet, Nicole et la Réfutation des principales erreurs du quiétisme. — Mort de Nicole.

 

II. La trilogie anti-mystique de Nicole et son importance. — Ne serait-ce pas uniquement une trilogie anti-quiétiste ? — Attitude de Nicole à l'endroit des mystiques modernes ; défiance respectueuse; craignant d'avoir à les condamner, il ne veut pas les étudier. — « Gardons-nous de prendre ABSOLUMENT pour illusion » l'oraison a extraordinaire » dont ils parlent. — Saint Bernard et saint Jean de la Croix. — Est-il vrai que les Pères n'aient:pas connu l'oraison mystique ? — Le vice fondamental de la méthode de Nicole; il ne s'agissait pas de comparer les faux mystiques du siècle aux Pères des premiers temps, mais aux vrais mystiques de l'époque moderne. — Balzac et le serment de Strasbourg. — Les spirituels qu'il a combattus sont-ils vraiment de faux mystiques ? — Bernières, Malaval, d'Estival, Guilloré, Mme Guyon. — Erreurs et imprudences, mais orthodoxie foncière des quatre premiers. — On lui abandonne Mme Guyon. — Lui abandonnerait-on les autres, qu'il resterait à savoir si les arguments que Nicole fait valoir contre eux, ne vont pas à exterminer tout aussi bien les vrais mystiques.

 

« Comment peut-on être Persan? »

 

I. Ou bien, comment peut-on être mystique? Pendant toute sa vie, Nicole s'est posé cette question et avec une stupeur croissante. Il est mort en la répétant. Bizarre destinée de ce clair esprit—le bon sens même — condamné

 

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à se débattre sans interruption dans un cercle d'hallucinés. D'une part, les jésuites, les évêques de France, Rome enfin prenant au sérieux le a fantôme du jansénisme »; de l'autre, une foule de pieuses personnes, qui ne mettent plus de différence entre dormir et prier. De ces deux groupes de a visionnaires n, le premier lui faisait sans doute beaucoup de peine, mais le second le tourmentait bien davantage, comme plus absurde et plus redoutable. Absurde surtout ! Il voyait venir le moment où, d'un commun accord, on enseignerait que deux et deux font cinq, que le tout est plus petit que la partie et la nuit, plus lumineuse que le jour. Imaginez l'effet qu'eût produit sur Boileau la poésie de Mallarmé, ou sur le grand Arnauld la philosophie de M. Bergson. La doctrine de Jean de la Croix ne consternait pas moins le sage Nicole, l'auteur de l'Art de penser. Sa pauvre tête par moments n'y tenait plus ; il se demandait si ce n'était pas lui-même qui devenait fou. D'où l'aspect émouvant du chapitre plutôt ridicule que nous commençons. Au reste, il ne faut pas rire de Nicole, ou du seul Nicole. Car il s'appelle légion, et c'est pour cela d'abord qu'il nous intéresse.

Sa détresse datait de loin. Une tante de Pierre Nicole, l'excellente Mère Suireau, abbesse de Maubuisson, avait eu maille à partir avec des mystiques — vrais ou prétendus, je ne sais — qui menaçaient, parait-il, de mettre sa maison à l'envers. Nous retrouverons plus tard cet épisode, curieusement raconté dans un livre, que le neveu, tout frémissant, a inspiré et revu. Mais c'est à Port-Royal même qu'il s'était rencontré pour la première fois et face à face avec le monstre. Ceci est très important. J'ai déjà dit que M. de Saint-Cyran me paraissait pencher bien plus vers l'illuminisme que vers le jansénisme. D'un autre côté, nous n'avons pas eu de peine à reconnaître une tendance mystique, assez confuse, mais beaucoup plus sûre, chez la Mère Agnès. Ajoutez à cela que, dans ces milieux où l'on aimait médiocrement les Jésuites, on était assez porté à

 

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taxer de rationalisme ou de pélagianisme les Exercices de saint Ignace. Ni M. de Barcos, ni M. Singlin ne goûtaient la méditation proprement dite, si chère à ce jésuite manqué de Nicole. Nous savons par celui-ci que ses amis faisaient courir sous le manteau des feuilles volantes qui avaient pour but, non seulement de prévenir les abus de la méthode ignatienne, mais encore d'exterminer la méditation elle-même, eam funditus explodere (1). Rien de nouveau sous le soleil ; les modernes adversaires de la prière méthodique ignorent vraisemblablement que Port-Royal les a devancés.

Il y avait donc là un danger réel, mais qu'atténuait, aux yeux de Nicole, l'éminente vertu de ces bonnes âmes. Querelle de mots peut-être, comme les sarcasmes de M. Arnauld contre le thomisme.

En ce temps-là, du reste — avant la paix de l'Eglise — l'auteur des Imaginaires avait une besogne plus urgente que de poursuivre les mystiques. II s'agissait avant tout de défendre Port-Royal. Et puis, il se rendait compte qu'il n'était pas encore prêt à intervenir dans une controverse aussi délicate. Il se contentait donc de méditer les anciens spirituels et de mener discrètement sa petite enquête, lorsqu'un accident imprévu, aubaine inespérée, lui fit un devoir de brusquer l'attaque. Le plus furieux des ennemis de Port-Royal, Desmarets de Saint-Sorlin ne venait-il pas en effet de publier un in-folio tout mystique, les Délices de l'Esprit. En ridiculisant cet ouvrage, on vengerait à la fois l'innocence de Port-Royal et le sens commun. Desmarets dûment convaincu de folie, que resterait-il de ses pamphlets contre les prétendus jansénistes ? Tels sont l'origine et le théine de ces nouvelles Provinciales, violentes, féroces même, mais par endroit très intéressantes, que Nicole a intitulées : Les Visionnaires (1665-1666) (2). C'est ainsi que l'esprit

 

(1) Lettres, III, p. 433.

(2) Tout le monde sait que c'est à l'occasion du passage des Visionnaires où  Nicole traitait les dramaturges d' « empoisonneurs », que Racine, exaspéré, écrivit ses deux fameuses lettres contre Port-Royal.

 

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de parti et les passions qu'il engendre, même chez les plus placides, ont surexcité et envenimé presque dès le début les répugnances instinctives de Nicole à l'endroit de la mystique. Alors même que son esprit serait libre de tout préjugé, son coeur ne le serait point.

Non pas que, dès son premier engagement contre la mystique, nous lui donnions tous les torts. Le bon sens ne les a jamais, malgré ses oeillères. Sous les erreurs les plus inconcevables de Nicole, perce toujours une âme de vérité, que pour notre part, nous ne manquerons pas de mettre en lumière. Après tout n'avait-il pas quelque raison de trouver extravagantes les prétentions de ce Desmarets, un laïque, un homme de théâtre, un converti de la veille qui se mêlait de dogmatiser et d'un ton d'autorité sur les hauts mystères de la vie intérieure. Nous-même qui le lisons sans parti pris, pour ne pas reprocher son impertinence à cet académicien métamorphosé en contemplatif, nous avons besoin de nous rappeler que l'Esprit souffle où il veut. Car enfin, et à quelques exagérations près, la doctrine spirituelle de Desmarets, dans les Délices de l'Esprit, paraît assez orthodoxe, soit qu'il parle vraiment d'expérience, comme il l'assure, soit que sa vive intelligence lui ait permis de s'assimiler parfaitement les leçons des maîtres (1). Serait-il néanmoins encore plus exact que l'on aurait le droit de se demander s'il n'allait pas contre la prudence, en proposant indistinctement à tous, dans un livre destiné au grand public, cette oraison plus sublime, où les vrais saints ne s'aventurent pas sans angoisse. Mais, en ce temps-là, de telles entreprises n'étonnaient personne ; preuve éclatante du prodigieux, et pour tout dire, de l'inquiétant succès qu'avait eu la mystique propagande, inaugurée au début du siècle par les Canfeld, les François de Sales, les Lallemant, les

 

(1) Cf. Poulain, Des grâces d'oraison, p. 583.

 

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Condren. Nicole, qui n'avait encore soupçonné ni la portée ni l'étendue de ce mouvement, en restait ahuri, au pied de la lettre.

 

Ce qu'il y a de plus extraordinaire en cela, écrivait-il, n'est pas la folie du sieur Desmarets; car il n'est pas fort étrange qu'un homme s'évanouisse en visions extravagantes. Mais c'est qu'il y ait des personnes qui, n'ayant pas perdu l'esprit, se laissent surprendre à ces folies et qui croient bonnement qu'il est un prophète, ou au moins un homme fort spirituel (1).

 

Et il y en avait beaucoup, paraît-il :

 

            Car quelque visible que soit son illusion, il y a néanmoins une infinité de gens qui ne la veulent pas voir; et cela doit me servir d'excuse de le réfuter un peu sérieusement. M. de Paris (Péréfixe) le prend pour son apologiste (contre Port-Royal , le reçoit à sa table, lui donne retraite chez lui... ; on lui permet... de s'établir, tout laïque qu'il est, directeur d'un grand nombre de femmes et de filles..., de leur écrire des lettres de conscience pleines d'une infinité de choses très dangereuses... S'il enseigne bien à des athées convertis depuis huit jours.. ses hauts secrets de la vie mystique, que n'enseignera-t-il point à des religieuses (2)?

 

Nicole reste donc persuadé

 

qu'il était important à l'Eglise de bien faire connaître un homme qui, tout fanatique qu'il est.., ne laisse pas de séduire un grand nombre d'âmes simples par ses fausses spiritualités (3).

 

Tout ceci est fortement romancé, poussé au noir et même assez ridicule. Fanatique ou non, Desmarets n'avait pas une telle importance, et, parmi tant de spirituels éminents qui abondaient à cette époque, on peut dire qu'il ne comptait pas. Au fond Nicole le sentait bien. S'abandonnant, sans plus réfléchir, à l'espèce d'horreur que lui inspirait tout écrit mystique, il venait de commettre une de

 

(1) Les Visionnaires ou seconde partie des lettres sur l’hérésie imaginaire. Liège, 1667, Avertissement.

(2) Ib., pp. 101, 102.

(3) Ib., pp. 3o8, 309.

 

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ces étourderies auxquelles les hommes de bon sens se trouvent exposés comme les autres. Ce ne sera ni la dernière, ni la plus fâcheuse.

A quelque temps de là, il s'apercevait en effet que le livre de Desmarets n'avait rien de si exceptionnel. Nombre d'écrivains, plus autorisés, plus répandus et par suite, plus dangereux, enseignaient couramment les mêmes absurdités — je parle sa langue — et pire encore. C'était par exemple, Jean de Bernières, encore un laïque, mais vénéré par toute la France, et dont l'ouvrage posthume, Le chrétien intérieur, s'était vendu, en moins de quinze ans, à e plus de trente mille exemplaires » (1). C'était le jésuite Guilloré, très populaire lui aussi dans les milieux fervents.

A la vérité, ceux-ci non plus n'apportaient rien de si nouveau. Mais Port-Royal faisait profession de ne lire que les anciens. Le modernisme commençait pour eux immédiatement après saint Bernard Aussi la stupéfaction, la colère de Nicole furent-elles grandes à la lecture de ces deux auteurs. Guilloré surtout lui partit abominable. Celui-là, disait-il, ne s'arrête même pas à la limite de l'obscénité. Oeuvre délirante d'une imagination surchauffée, ses livres présentent des dogmes affreux qu'il n'y a vraiment moyen pour un honnête homme ni de citer dans le texte, ni même de résumer, ne tam spurcis imaginibus lectorum animi foedarentur (2). Ici encore l'homme de parti montre le bout de l'oreille. Guilloré lui eût paru moins abominable s'il n'eût pas été jésuite, Bernières — le fondateur de l'ermitage de Caen — s'il ne s'était pas déclaré avec tant de violence contre la Vérité (janséniste)

 

(1) Cf. M. Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Rente et Jean de Bernières, Paris, 1913, p. 247. Bernières, que noas retrouverons dans un de nos prochains volumes, était mort en 1659. Nicole n'a dû le lire qu'après la publication des Visionnaires (1G65). Il atteste lui-même (dans une lettre de 1679) l'étonnant succès du Chrétien intérieur « Libelle plus quam quadraginta editionibus intra sexdecim annos celebrato ». Lettres, III, p. 433.

(2) Lettres, III, p. 434.

 

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et ses défenseurs : cum ab homine scriptus sit veritatis inimicissimo et in ejus defensores impotentissime debacchato (1). Nous reviendrons à Bernières et à Guilloré, mais pour rassurer d'ores et déjà la religion du lecteur, je rappellerai seulement que le Chrétien intérieur a été réédité par un des plus savants évêques français du XIXe siècle, Mgr Doney, et que, malgré ses défauts, le P. Guilloré reste un des classiques de la littérature spirituelle.

Le Traité de l'oraison — le second acte du long drame dont nous suivons présentement les péripéties — plus calme que les Visionnaires, plus érudit, plus fin, est une façon de chef-d'oeuvre. On ne le lit plus, et c'est grand dommage, car, pour tout ce qu'il renferme d'original, de supérieur, je ne sache pas qu'on l'ait remplacé. Pourquoi faut-il que nous ignorions ainsi nos richesses ? Tel que Nicole l'avait conçu d'abord, le Traité ne devait être qu'une réfutation et passablement agressive des spiritualités modernes. Sages pour une fois et du reste éclairés, si l'on peut dire, par le long feu qu'avaient fait les Visionnaires, ses amis lui conseillèrent de renoncer à cet appareil belliqueux et de s'en tenir à une exposition sereine de la vraie doctrine. Nicole leur obéit et d'autant plus allègrement, nous dit-il lui-même, que, par le temps qui courait (1679) la moindre chiquenaude donnée à un jésuite pouvait amener des catastrophes : quos vel leviter pestringi nostris temporibus grande piaculum est (2.) Mais bien que moucheté pour la forme, bien que paisible et dévot, le traité n'en est pas moins un livre de combat : telle partie vise M. de Bernières, telle autre, le P. Guilloré; telle autre, le propre neveu de M. de Saint- Cyran — un ami certes de Nicole, mais un contemplatif. Tout le bloc enfin, et toutes ses lignes visent les mystiques (3).

 

(1) Lettres, III, p. 433.

(2) Ib., III, p. 432.

(3) Il confie lui-même à Jean de Neercassel (l'évêque de Castorie) que  le chapitre ni du livre IV est dirigé coutre Bernières ; et que les deux derniers livres, VI et VII, « Toti sunt fere in repellenda cujusdam nostratis jesuitae philosophia ». C'est le P. Guilloré. Pour Barcos, il a les honneurs de tout le livre II. Quand Nicole avait entrepris d'écrire sur l'oraison, il ne connaissait encore ni Bernières, ni Guilloré. Il n'en voulait qu'à Barcos, irréconciliable qu'il était de nature avec l'esprit de ces deux Basques, l'oncle et le neveu. Goujet nous donne à ce sujet des précisions très intéressantes : a Pendant que l'on imprimait le quatrième volume des Essais de morale, M. Nicole s'appliqua d revoir son Traité de l'oraison, qu'il fit imprimer l'année suivante, 1679. Ce livre avait été originairement composé à l'occasion de quelques remarques que M. de Barcos, abbé de Saint-Cyran, après Jean du Verger de Hauranne, son oncle, avait fait sur un petit traité de l'oraison mentale, donné par la Mère Angélique de Saint-Jean Arnauld, abbesse de Port-Royal et soeur de M. de Pomponne... Ce petit ouvrage (que je n'ai malheureusement pas pu me procurer) avait été imprimé sous le nom de Philérème et peu de personnes en savaient le véritable auteur. Il ne plut pas à M. de Barcos, et ce fut l'occasion de ses remarques. (Nous n'avons pas non plus ces remarques, mais il est certain que le mystique Barcos avait censuré l'intellectualisme pélagien de la nièce de M. Arnauld.) Ces remarques tombèrent entre les mains de M. Nicole, qui, se trouvant d'avis contraire, résolut de les réfuter et d'appuyer par de nouvelles preuves l'écrit de la Mère Angélique (c'est-à-dire d'insister davantage sur la nécessité de l'effort humain dans la prière, en d'autres termes, sur l'excellence de la méditation). Mais cette dispute demeura secrète ; on ne la crut pas assez importante pour en instruire le public et l'on craignait d'ailleurs de donner lieu de croire que ce partage de sentiments entre des amis avait entraîné après soi quelque division des coeurs. (Retenons cette confidence naïve). Cependant M. de Barcos étant mort (août 1678)., M. Nicole revit cette matière a, ajouta à ses anciens écrits contre Barcos, ce qu'il avait plus récemment composé contre les mystiques du camp ennemi, et, son livre se trouvant ainsi complet, il le publia.— Vie de M. Nicole, II, pp. 71, 72. Quant aux citations, ou supprimées ou voilées, Nicole tient à ce que l'on sache qu'il n'eût pas été embarrassé pour les produire : « C'est... une justice que ceux qui liront ce traité lui doivent, que d'être persuadés qu'il ne s'est point formé des chimères pour les combattre et qu'il n'a point deviné les fausses pensées qu'il réfute, quoique, pour ne faire querelle à personne, il en ait dissimulé les auteurs ». Traité de l'oraison, Paris, 1679, préface, pp. 16, 17. Je citerai toujours d'après l'édition originale et non d'après le texte remanié que Nicole a publié en 1694 sous le titre de Traité de la Prière. La comparaison entre ces deux éditions est d'ailleurs très intéressante.

 

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Cependant il recueillait les fruits de l'extrême et très méritoire modération qu'il avait gardée dans la composition de ce livre. Un nouveau pamphlet l'eût ancré désespérément dans son parti pris ; au lieu qu'une étude sereine et pieuse promettait de l'en dégager plus ou moins. Toute discussion violente et semée d'injures est en effet un péché contre la lumière ; on n'éclaire pas ceux qu'il s'agirait de convaincre, et l'on s'aveugle soi-même. Le faiseur de libelles coupe les ponts, non seulement entre lui et ceux qu'il injurie, mais encore entre lui et la vérité. Autant

 

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dire que les contemplatifs auront beaucoup à retenir du Traité de l’oraison et que Nicole y aura gagné d'entrevoir, comme il ne l'avait pas encore fait, la complexité du problème mystique. C'est du reste vers le même temps qu'il abandonne pour jamais la controverse janséniste, et qu'il disparaît sous sa tente. Pendant ces années de piété et de paix, je crois remarquer que son anti-mysticisme, d'ailleurs congénital et peut-être incurable, tend à s'adoucir quelque peu. Voici là-dessus une lettre de lui bien intéressante; elle fait grand honneur à son humilité, à sa droiture et à sa pénétration.

 

J'ai recul, monsieur, la lettre que vous m'avez fait la grâce de m'écrire, qui marque d'autant plus votre charité que le mot de mystique, dont on vous a dit que je m'étais servi sur votre sujet, pouvait recevoir un mauvais sens.

 

Ici, nous prenons sur le fait, encore hésitantes, les premières atteintes portées à ce mot, que la controverse du quiétisme va décidément ridiculiser pour plus de deux siècles.

 

Pour moi, je ne me souviens pas précisément de quels ternies j'ai pu user. Mais je vous puis bien assurer... que l'entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous ne m'a laissé que des idées très avantageuses de votre piété et de votre mérite, et que je ne vois pas que je puisse avoir eu d'autres sens et d'autres vues en me servant de ce terme, sinon que paraissant intelligent dans la matière des mystiques, j'aurais bien désiré d'en conférer avec vous, non par une simple curiosité, mais dans la vue d'une utilité réelle.

 

On peut croire que ce correspondant n'avait pour directeur ni le P. Guilloré, ni quelque autre jésuite. C'était plutôt un ami de Port-Royal et qui n'était pas seul, dans les milieux jansénistes, à regretter l'anti-mysticisme de Nicole.

 

Ce que vous me dites qu'il y avait des gens qui se plaignaient

 

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que l'on eût condamné, dans le livre de l'Oraison, celle que vous appelâtes l'oraison de foi, m'en était aussi une raison.

 

Or, on l'a mal compris si l'on a cru qu'il rejetait u absolument cette oraison de simple regard » ou de pure foi — celle en un mot qui n'est pas la méditation commune, puisque, dit-il,

 

je n'ai jamais été persuadé qu'on le pût faire (c'est-à-dire la condamner) raisonnablement.

Je demeure (en effet) d'accord... qu'il ne faut pas témérairement borner à ce que le commun des chrétiens éprouve, les sentiments que Dieu peut opérer dans les âmes, dans lesquelles il lui plaît d'agir d'une manière extraordinaire (1) ; je ne trouve pas même que ce soit une conséquence tout à fait juste de dire que tels et tels saints n'ayant pas éprouvé certains états, ils doivent passer pour illusions. Car peut-être que nous verrons dans l'autre monde que Dieu aura conduit chaque âme d'une manière singulière, et par des sentiments singuliers. Il en faut donc juger par d'autres règles, et surtout par les effets bons ou mauvais, qui naissent de ces dispositions qui nous paraissent singulières.

Je ne suis pas aussi de ceux qui traitent tout ce qu'on en dit ou de fable ou d'imagination. C'est une injustice manifeste que d'accuser de mensonge tant de personnes, et ce terme d'imagination ne me parait qu'une couverture de la paresse et de l'ignorance, par lesquelles on condamne ce qu'on ne veut pas examiner ou ce qu'on ignore absolument. Quand ce serait même des imaginations, ce serait des imaginations extraordinaires, que tout le monde n'a pas et ne peut pas avoir.

 

Il ira même plus loin et à des concessions moins indéterminées, plus positives :

 

Je demeure d'accord... du fait qui est, qu'il y a certaines

 

 

(1) Ce mot, à lui seul, nous avertirait que Nicole ne comprend pas encore les mystiques ; en fait, il ne les comprendra jamais. Pour lui, en effet, « extraordinaire » veut dire « miraculeux » et par suite « infiniment rare ». Voilà pour réduire les concessions que d'ailleurs il semble faire; les vrais mystiques ne trouvent rien de a miraculeux a dans leur oraison; ils la croient même fort ordinaire. Nous reviendrons sur tous ces points dans la seconde partie du présent chapitre.

 

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âmes qui demeurent devant Dieu dans la prière sans aucune variété de pensées, et s'appliquent à Dieu ou à quelqu'un de ses attributs par une vue qui les y fixe et qui les y fait comme demeurer collées ; en sorte que leur esprit ne voit aucun autre objet et qu'ils oublient en quelque sorte toutes les créatures et leur propre vie. Je sais des personnes très sincères et très vertueuses, qui sont dans cette disposition et qui y entrent presque toujours quand elles s'appliquent à Dieu.

 

Il en connaît donc plus d'une, lui, Pierre Nicole, simple tonsuré, et dans le cercle forcément très limité dont l'intérieur lui est accessible. A quelles enseignes s'étonnera-t-il plus tard, lorsqu'il verra des prêtres, voire des jésuites, dont le champ d'expérience est plus étendu et les moyens d'investigation ou de contrôle plus abondants, de les voir, dis-je, écrire des traités spéciaux, qui aient pour but de guider l'élite chrétienne dans les chemins difficiles de cette prière « sans aucune variété de pensées » ? Pourquoi? Parce que malgré l'humble et loyal effort de compréhension que cette lettre nous fait connaître, l'expérience mystique est restée pour lui une sorte de paradoxe, une antinomie, un défi au bon sens, quelque chose enfin qui ne peut s'expliquer que par un jeu miraculeux de la puissance divine. Ainsi bâti, ses préjugés rationalistes l'emporteront tôt ou tard chez lui sur la claire et simple leçon des faits. Mais, à l'époque où nous le prenons, il ne demande encore qu'à s'instruire ; les derniers mots de sa lettre sont charmants.

 

Si vous voulez m'écrire vos sentiments, et encore plus l'expérience que vous avez, ou par vous-même ou par d'autres, des effets de cette manière de prier, je le recevrai, monsieur, comme une très grande faveur. J'estime beaucoup ces sortes d‘ histoires, quand elles viennent par le canal d'un homme sincère et intelligent comme vous, et qui ne fait pas une vertu d'une crédulité indiscrète. IL ME SEMBLE QUE CE SONT DES NOUVELLES DE L'AUTRE MONDE QUI SERVENT A DÉTACHER DE CELUI-CI (1).

 

(1) Lettres, II, pp. 5-16.

 

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Lignes toutes d'or, que j'aurais pu donner pour épigraphe à mes gros volumes, et qui me rassureraient au besoin sur la tâche que j'ai entreprise.

Chemin faisant, nous sommes arrivés à la période critique entre toutes, à cette agitation pro ou anti-quiétiste, qui bientôt va mettre aux prises Bossuet et Fénelon, et qui se terminera par la retraite, non seulement des quiétistes, mais des mystiques. Nicole a été mêlé de très près aux débuts de cette affaire et, pour ma part, je regrette fort qu'il n'ait pu la suivre jusqu'à la fin. A cette date — vers 1687 — il était encore, si je ne me trompe, dans les dispositions conciliantes, expectantes, que l'on vient de dire, lorsque, un beau matin, il vit arriver chez lui, qui clone, juste ciel? Mme Guyon elle-même, déjà traquée de divers côtés, mais surtout par les jansénistes. Très prévenu contre elle par son ami, l'abbé Boileau de l'archevêché monté lui-même par une autre visionnaire, la Soeur Rose, tous personnages avec lesquels nous ferons quelque jour plus ample connaissance, prévenu, mais encore plus curieux, Nicole n'était pas fâché de voir de ses yeux cette singulière femme qui, disait-on, renouvelait à sa manière les folies de Desmarets, de M. de Bernières et du P. Guilloré. Mme Guyon a raconté l'entrevue, qui dut être bien amusante et, sauf quelques menus embellissements, il n'y a pas lieu de mettre en doute la vérité de son récit.

 

Une personne de ma connaissance, fort ami de M. Nicole, et qui l'avait ouï plusieurs fois déclamer contre moi sans me connaître, crut qu'il serait aisé de le faire revenir de sa prévention, si je pouvais avoir quelques entretiens avec lui... Comme ses incommodités ne lui permettaient pas de sortir, je m'en. gageai, après quelques honnêtetés qu'on me fit de sa part, à lui rendre une visite. Il me mit d'abord sur le Moyen court,

 

c'est l'oeuvre la plus célèbre de Mme Guyon,

 

et me dit que ce petit livre était plein d'erreurs. Je lui proposai de le lire ensemble, et le priai de me dire avec bonté

 

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celles qui l'arrêtaient, et que j'espérais lui lever les difficultés qu'il y trouverait. Il me dit qu'il le voulait bien,

 

L'imprudent ! Mais, pris de court, et le couteau sur la gorge, il ne sait rien refuser,

 

et commença à lire le petit livre, chapitre par chapitre, avec beaucoup d'attention. Et sur ce que je lui demandais si, en ce que nous venions de lire, il n'y avait rien qui l'arrêtât ou lui fit de la peine, il me répondit que non et que ce qu'il cherchait était plus loin.

 

Toujours les Provinciales. Mais, n'en doutez pas, le mot est de lui; je l'entends d'ici.

 

Nous parcourûmes le livre d'un bout à l'autre, sans qu'il trouvât rien qui l'arrêtât.

 

Elle exagère naturellement, mais à peine. Nicole aura fait mine, trois ou quatre fois, de lever les bras au ciel, il aura bégayé quelques : cependant, madame..., mais il aura, sans tarder, repris son sourire.

 

Et souvent il me disait : « Voilà les plus belles comparaisons qu'on puisse voir. » Enfin, après avoir longtemps cherché les erreurs qu'il croyait y avoir vues, il me dit : « Madame, mon talent est d'écrire, et non pas de faire de pareilles discussions.

 

Encore un mot que; Pascal lui-même n'eût pas inventé. Je n'ai pas besoin _d'en souligner le haut comique. Et voilà, soit dit en passant, pour nous expliquer l'éternel malentendu entre M. Arnauld et Nicole. De vive voix, celui-ci cède toujours. Et ce n'est pas uniquement timidité, vertige; c'est aussi vivacité, souplesse d'esprit. Il entre aussitôt, à pleines voiles, dans les raisons qu'on lui oppose; il s'étonne de n'avoir pas prévu telle objection, telle réponse qui, présentée par un docteur — et quel docteur ! — ou par une femme — et quelle femme! — lui paraissent, pour une minute, accablantes. « C'est lui raconte Sainte-Beuve, qui disait de certain docteur qui

 

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avait sur lui l'avantage dans la dispute : « Il me bat dans le cabinet, mais il n'est pas encore au bout de l'escalier que je l'ai confondu » (1). Elle achève :

 

« Mais si vous voulez bien voir un de mes amis, il vous fera ses difficultés... il s'entend mieux que moi à tout cela... C'est M. Boileau. »

 

La gueule du loup. Elle y alla et ne fut point dévorée. Nicole néanmoins, malgré son éclipse, ne lui gardait pas rancune. Au contraire, il aurait désiré la revoir souvent, l'agréger au clan des saints, et, pour tout dire, l'enlever aux jésuites. On sait que Mme Guyon,. pourtant si habile, se confessait aux jésuites. On ne pense pas à tout.

 

M. Nicole me proposa de prendre une maison auprès de lui, d'aller à confesse au Père de La Tour (oratorien et de grand mérite), et me parla comme s'il avait fort souhaité que je fusse de ses amis et liée avec les siens.

 

Elle déclina ses offres, et à un moment où l'appui d'une coterie aussi puissante lui aurait été utile.

 

Nous ne nous en séparâmes pas moins bons amis, et je sais qu'il s'était fort loué de moi à quelques personnes à qui il avait parlé de ma visite (2).

 

Comme les autres, ce dernier trait est fort vraisemblable, Nicole n'ayant jamais entretenu le moindre doute sur la vertu personnelle de Mme Guyon (3). Mais on pense bien

 

(1) Port-Royal, IV, p. 429.

(2) Ce passage de l'autobiographie de Mme Guyon a été cité par Sainte-Beuve, (IV, pp. 43o, 431) qui donne parallèlement une lettre de M. Du Vaucel (il la date de 1668, distraction ou faute d'impression, car cette date est impossible; 1688 plutôt) où il est dit que Mm° Guyon aurait refusé l'entrevue avec Nicole. Les deux textes ne se contredisent pas nécessairement, puisque Mme Guyon avoue elle-même qu'elle avait beaucoup hésité avant de se déterminer à cette visite. Quoi qu'il en soit, la véracité de notre récit ne me semble pas contestable ; Sainte-Beuve, à part lui, n'en doute pas davantage, cf. Port-Royal, IV, p. 5o8.

(3) Il dit d'elle dans la préface de son livre contre les quiétistes : « Une personne... que ses autres qualités rendraient estimable. » Réfutation des principales erreurs du quiétisme, Paris, 1685.

 

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qu'une fois la dame au bout de l'escalier, reprenant le Moyen court, il y retrouva tous les passages qui lui avaient fait de la peine avant l'entrevue. Il se remit derechef à les juger condamnables. Ce fut un nouveau mémoire ajouté aux nombreuses notes déjà prises par lui sur le sujet, et qui bientôt le mettraient à même, soit d'intervenir de sa personne dans la querelle du quiétisme, soit de stimuler et de documenter M. de Meaux.

«  L'incendie » ayant éclaté, raconte Goujet, a ce grand prélat, qui était ami particulier de M. Nicole... l'engagea à le seconder dans ses travaux et à faire un dernier effort pour venir encore une fois au secours de l’Eglise... Cette entreprise était difficile : M. Nicole se sentait affaiblir de jour en jour ; ses infirmités ne lui donnaient presque aucune relâche... Cependant, animé par les sollicitations de M. Bossuet, il employa le reste de ses forces à examiner les nouvelles erreurs et à les réfuter. Il lut alors, avec une application beaucoup au-dessus de son âge, (7o ans) et encore plus de ses infirmités, presque tous les écrits de Molinos, de l'abbé d'Estival, de Falconi, de l'aveugle Malaval, et de MIDe Guyon... Le fruit de cette étude fut le livre intitulé : Réfutation des principales erreurs du quiétisme qui fut imprimé... en 1695 » (1). Peu de mois après, (novembre 1695) le bon, le savant, l'admirable M. Nicole achevait d'écrire et de souffrir. « Il avait prié... un ami de faire porter sen coeur à Port-Royal des Champs, pour y reposer à côté de celui d'Arnauld (touchant retour); mais l'ami ne fut informé de cette mort presque subite que lorsqu'il était trop tard. » Dernier trait qui achève la vie de ce janséniste malgré lui ; « on oublie de porter son cœur à Port-Royal (2) ! »

II. Voici donc, de la même main — et c'est incontestablement

 

(1) Vie de M. Nicole, II. p. 2o5, 206. Je crois aussi que Nicole a préparé, sinon rédigé de toutes pièces, l'ordonnance de M. de Paris (Harlay) contre les quiétistes (1695) . Au reste, il faisait partie du conseil de vigilance, comme nous dirions aujourd'hui

(2) Port-Royal, IV, p. 513.

 

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la main d'un maître — voici trois ouvrages consacrés à la critique de la prière chrétienne. Les Visionnaires (1665) ; le Traité de l’oraison (1619) ; la Réfutation des principales erreurs des quiétistes (1695). Ils doivent nous retenir assez longuement, s'il est vrai, comme nous l'avons déjà répété, que ces trois ouvrages, que ces trente années de réflexion, de tâtonnements, de combats, nous aident à prendre sur le vif, en quelque sorte, les dispositions religieuses du catholicisme français pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, ou, pour parler plus précisément, la réaction triomphante du moralisme et du rationalisme chrétien contre le mysticisme de la période précédente. Mais avant d'aller plus avant, nous devons répondre à une difficulté préalable qui sera déjà venue à l'esprit de tout le monde : ne s'agirait-il pas en tout ceci et uniquement d'une lutte contre les faux mystiques, la saine tradition des contemplatifs orthodoxes restant sauve et hors du débat? Mystici in tuto, disait Bossuet au fort de sa campagne contre Fénelon; Nicole ne peut-il en dire

autant ?

Eh bien non ! Il ne le peut pas, ni aucun de ceux — et ils sont innombrables — qui professent les mêmes principes que lui. Ses principes, entendez l'âme de ses livres, qui seule ici nous importe.

Que ses intentions, sur ce point comme sur tous les autres, soient excellentes ; qu'il fasse profession en vingt endroits de vénérer les véritables mystiques et de ne poursuivre que les faux, j'en tombe d'accord ; mais que sa philosophie profonde l'oblige à exterminer également les vrais et les faux, voilà qui me paraît l'évidence même. Vis-à-vis des contemplatifs orthodoxes, son attitude est déjà bien curieuse, sinon inquiétante. Après les avoir réduits de sa grâce à un nombre infime, il les relègue au sommet d'une montagne inaccessible, dans une obscurité qu'il veut croire sacro-sainte, et où il se défend obstinément de pénétrer. La pensée de leurs états «  extraordinaires »

 

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le trouble, lui donne le vertige ; la crainte seule de blasphémer ce qu'il ignore et d'offenser Dieu dans ses saints le retient de crier à l'absurdité. Gardons-nous, écrit-il,

 

de prendre absolument pour illusion tout ce qui n'est pas dans le cours ordinaire de la grâce, soit par un défaut de foi, soit par une autre espèce de vanité, qui fait qu'on a peine à reconnaître en autrui ce qu'on ne reconnaît pas en soi. L'orgueil, aussi bien que la grâce, a plusieurs formes. Et il se peut fort bien faire que, comme il y en a qui s'attribuent par vanité des révélations et des grâces extraordinaires, il y en ait aussi qui fassent vanité de n'en avoir point, et de n'en croire en personne. Car, par là, on se distingue des gens crédules, et on se relève par une apparence de solidité d'esprit.

 

Rien de plus juste, sauf toutefois cet adverbe gros de réserves, absolument, qui nous a fait froncer le sourcil. Continuons, et nous verrons bientôt poindre chez lui une défiance plus marquée, et qui diminue singulièrement le prix de ces concessions nécessaires.

 

Saint Bernard peut... servir à guérir de ces soupçons. Car, quoiqu'il n'y ait guère eu d'esprits plus solides que le sien, il parait néanmoins, par divers endroits de ses ouvrages, qu'il connaissait certaines grâces extraordinaires, qu'il les avait éprouvées, qu'il estimait heureux ceux à qui Dieu les avait accordées.. Et ce qu'il dit sur ce sujet fait voir que, bien loin de mépriser ces grâces dans les autres, quand on a sujet de les croire véritables, on ne les saurait trop estimer. « Je ne me possède pas, dit-il, dans l'excès de la joie que je ressens de ce que cette souveraine Majesté ne dédaigne pas de se rabaisser jusqu'à avoir avec nous une union si étroite et si familière ; de ce que la divinité veut bien s'unir par un mariage tout divin avec une âme exilée... »

 

Vous respirez, vous pensez que ces claires paroles, déjà si modernes, couvrent les grands mystiques d'après saint Bernard, Jean de la Croix, par exemple. Détrompez-vous :

 

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Je ne prétends point du tout conclure de là que saint Bernard ait connu les oraisons et les états extraordinaires décrits par les mystiques ; ce qui serait assez difficile à prouver, et demanderait de grandes discussions (1).

 

Vous voyez se dresser le rempart, et l'armée des contemplatifs, coupée en deux; avant et après saint Bernard; d'un côté, les orthodoxes, ceux dont la moindre parole nous doit être précieuse, de l'autre — comment dirons-nous ? les illusionnés, non, puisque l'Eglise les approuve — disons donc : de l'autre, ceux qu'il vaut mieux laisser dans leur troublant mystère, ceux qu'il ne nous est pas bon de fréquenter. Encore une fois, nous ne nous permettons pas de fixer des bornes à la grâce ; après tout et bien que cela dépasse, renverse nos habitudes d'esprit les plus sires, les plus saines, après tout, Dieu peut souffrir, vouloir, bénir, féconder même cette contemplation dont parlent tant les mystiques post-bernardins, et qui nous parait à nous, à moi Nicole, pure paresse, ou — tranchons le mot, car il le tranche — « stupidité ». On verra bientôt que je ne force aucunement sa pensée.

 

Je n'examine pas, dit-il encore, ce que l'on doit juger de cet état que les mystiques appellent oraison de quiétude, de simplicité, de simple regard, de silence ; si ce peut-être un effet naturel, ou si c'est toujours une grâce surnaturelle (2). Ce qui est certain est que, comme on trouve cette manière d'agir dans la prière en des âmes qui paraissent très vertueuses..., on trouve aussi une disposition qui s'exprime par les mêmes termes dans des personnes certainement abusées... Peut-être que, qui examinerait bien les uns et les autres, on y trouverait bien des différences.

 

« Je n'examine pas », « Qui examinerait », et, plus haut, « Je ne prétends point», mais, faites-les donc ces examens, ayez-en le coeur net une bonne fois. Dites-nous en quoi

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 5o6-5og.

(2) Il reconnaît curieusement que cette a manière d'oraison... devient présentement assez commune. » Ib., p. 5o1.

 

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précisément le « mariage spirituel », qui enchante saint Bernard, diffère de celui dont parle sainte Thérèse ; dites-nous si, oui ou non, toute oraison de quiétude est « un effet naturel »; dites-nous par où précisément se distinguent l'oraison des faux mystiques et celle des vrais. Là est le problème. Puisque vous le posez, il faut le résoudre. Nicole s'en gardera bien. Sa vraie pensée de derrière la tête est que l'oraison des modernes mystiques, pauvre chose, sinon tout à fait ridicule, ne mérite pas qu'on la prenne au sérieux. Mais cela, il n'a pas le droit de le dire ; d'où son embarras, ses réticences, ses échappatoires.

 

Mais le jugement le plus favorable que l'on puisse faire de cette oraison, dans celles qu'on n'a pas lieu de soupçonner d'illusion, est de la prendre pour une opération extraordinaire de Dieu dans les âmes

 

 

« Extraordinaire » est certainement un euphémisme. Encore une fois, tout est possible à Dieu, même l'absurde.

« Elle est en effet, » continue-t-il, « si extraordinaire », que « les Pères les plus éclairés n'en ont point parlé ». « Et de cela seul il semble qu'on ait droit de conclure » qu'elle est de très peu de prix.

 

Car, quoiqu'il soit au pouvoir de Dieu d'agir dans les âmes comme il veut, ceux qui les conduisent ne doivent pas croire qu'il leur soit permis de leur proposer des routes nouvelles, et de les éloigner de celles qui leur ont été marquées par les Pères. Or on ne trouvera point qu'aucun ancien auteur ait jamais enseigné ce chemin d'aller à Dieu (1).

 

Et, reprenant cet argument décisif dans son livre contre les quiétistes,

 

en vérité, continue-t-il, il ne faudrait que cette seule raison pour détourner les personnes sages de cette pratique. Car est-il croyable que si cette sorte d'oraison était une source si abondante de grâces...) on n'en trouvât aucun vestige dans les

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 501-503.

 

 

siècles où Dieu a répandu ses grâces avec plus d'effusion... ; que Jésus-Christ... eût caché à tous les saints des premiers siècles ce rare secret (1).

 

Dixit, abiit. A lire ces affirmations paisibles, on pense rêver. Eh quoi ! n'aurait-il jamais entendu parler du pseudo-Denis, ou bien le jugerait-il négligeable ? Et il y en a beaucoup d'autres. Mais on a beau le lui dire, Nicole tient bon.

 

Je sais bien que quelques auteurs modernes, pour remédier à cet inconvénient, n'ont pas craint d'avancer « que les anciens n'ont rien ignoré de toutes ces connaissances, mais qu'ils n'ont pas eu la commodité, comme nous, de les voir ou rédigées ou éclaircies au point où nous les voyons ». Ce sont les propres termes du sieur Malaval. Mais, comme il se défiait de pouvoir persuader au monde une chose si incroyable, et qu'il ne voulait pas s'obliger à la prouver,

 

ce qui eût été bien facile,

 

il a tâché de prévenir ses lecteurs par une autre considération qu'il croit fort raisonnable et fort solide : « Je prie, dit-il, ces gens de considérer que l’Eglise augmente tous les jours en lumières et en connaissances, qu'elle continue à recevoir les anciennes avec plus de clarté et qu'aussi elle en reçoit de nouvelles (2).

 

(1) Réfutation, pp. 192, 193.

(2) Ib., pp. 195, 196.

Nicole n'a cité, et pour cause, qu'une minime partie de ce texte. Complétons-le : « Mille ans étaient passés et plus, que l'on n'avait point encore vu de théologie réglée, de corps du droit canon achevé, de traités méthodiques et résolutifs de la dévotion et de la perfection chrétienne... Nous venons, comme de riches héritiers, moissonner le champ que nos pères ont semé et cultivé par leurs sueurs. (Puis et comme s'il eût prévu les attaques de Nicole). S'il y a plus de saints ou non en ce temps, ce n'est pas ici le lieu de le décider. Il est certain que Dieu en tous les temps a deys trésors cachés... Si bien qu'il y a des esprits forts dans le christianisme, qui, déplorant les abus du siècle et la corruption des moeurs, comme il est juste de les déplorer, NE SE SOUVIENNENT PAS ASSEZ DES MAUX DES VIEUX TEMPS, et ressemblent en ce point au prophète Elie, dont je veux croire qu'ils imitent la ferveur, lequel gémissait devant Dieu de ce qu'il était le seul qui l'adorait dans tout Israël ; et néanmoins Dieu lui fit voir qu'il y en avait encore cinq mille parmi son peuple, qui n'avaient point courbé les genoux devant l'idole de Baal ». Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation. Paris, 167o (Avertissement).

 

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Et voila qui parait du dernier bouffon au sage Nicole. Il n'a pas lu Denis — c'est entendu — mais, a priori, il jurerait que ce mystérieux écrivain est infiniment plus lumineux, plus sûr, plus précis que saint Jean de la Croix, que sainte Thérèse. Tantôt, lorsqu'il avait h défendre son petit système sur la grâce générale, il faisait sonner bien haut les théologiens des cinq derniers siècles. Mais, dès qu'il s'agit de mystique, plus de tradition vivante, plus de progrès possible dans l’Eglise (1).

Ces quelques textes nous font, pour ainsi dire, toucher du doigt le vice essentiel de la méthode adoptée par Nicole dans tout ce débat, et qui consiste à tenir pour non existante la série entière des mystiques post-bernardins, à les reléguer en bloc dans un nuage protecteur, bref à les ignorer délibérément de peur d'avoir à les combattre. Manque de courage intellectuel et stratégie puérile. En leur tournant le dos, supprimera-t-il ces quelques centaines de témoins? On s'explique fort bien que Nicole n'ait pas voulu troubler ses lecteurs parla discussion sérieusement poussée de la grave difficulté qui s'offrait à lui. Mais il nous parait inexcusable de n'avoir pas fait cette discussion pour son propre compte, de n'avoir pas étudié à fond quelques-uns de ces écrivains tabous qu'il juge, mais qu'il n'ose appeler suspects, Tauler, Suso, Harphius, Jean de la Croix, Canfeld, François de Sales, Jean de Saint-Samson, par exemple. Au lieu de cela que fait-il? D'une part, il dégage, et le mieux du monde, la doctrine spirituelle des Pères, celle du moins que l'on proposait au commun des fidèles pendant les premiers siècles ; et d'autre

 

(1) Dans un chapitre qu'il a cru devoir consacrer au « Père Jean de la Croix », il dit expressément : « Or, quoique les livres de ce Bienheureux ne soient pas la règle qu'on doive suivre dans la direction des fidèles, qui doivent être nourris des instructions qui se trouvent dans la tradition de l'Eglise, et non de ces lumières particulières... » Traité de l’oraison, p. 519. Mais quoi ! les lumières particulières des grands docteurs — que ceux-ci s'appellent Augustin, Chrysostome ou Jean de la Croix et François de Sales — n'enrichissent-elles pas constamment la tradition de l'Eglise ? Saint Jean de la Croix n'est pas l'unique règle ; mais saint Augustin non plus.

 

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part la doctrine, non pas, encore une fois , des maîtres autorisés parmi les modernes, mais seulement de ceux d'entre les contemporains, qu'à tort ou à raison, il tient pour manifestement dangereux. Puis, il compare l'un à l'autre ces deux corps de doctrine et n'a pas de peine à montrer que le premier s'accorde mal avec le second. Or qui ne voit que cette méthode est tout ce qu'on peut imaginer de plus opposé à l'esprit critique : 1° parce que, de part et d'autre, ces différents spirituels n'avaient pas le même objet : les Pères dont il apporte de si beaux extraits s'adressent à la foule ; les quiétistes, vrais ou prétendus, qu'il censure, prétendent n'avoir pas affaire aux commençants ? Il aurait donc fallu comparer ces suspects à ceux des Pères qui ont écrit pour les parfaits, au pseudo-Denis entre autres, à Cassien, dans telle de ses Conférences... Au reste, ce rapprochement ne pouvait suffire ; 2° il fallait, en effet, et de toute nécessité, opposer ces Malaval, ces Bernières, ces Guilloré, aux modernes mystiques, à Harphius, à Jean de la Croix, dont ils se réclament, et que précisément Nicole ne se croit pas le droit de condamner. Le P. Guilloré vous semble absurde et immoral ? Fort bien. Prenez donc les autres maîtres contemporains auxquels vous ne vous permettriez pas d'appliquer ces épithètes et montrez-nous, textes en main, que Guilloré ne les a pas compris, qu'il s'abuse lui-même et nous abuse quand il se donne pour leur interprète. L'oraison de Malaval n'est pour vous qu'un parfait sommeil? Je le veux aussi, mais quand vous nous aurez montré qu'elle ne ressemble pas à cette oraison de quiétude, célébrée, d'une seule voix, par tous les mystiques post-bernardins. Tant que vous n'aurez pas fait cela, vous n'aurez rien fait, car vraiment nous ne vous avions pas attendu pour savoir que saint Ambroise ne recommandait pas l'oraison de quiétude au bon peuple de Milan. Ce disant, je ne prends encore parti pour aucun des spirituels que Nicole a poursuivis de ses anathèmes. Je demande seulement qu'on leur

 

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applique tous les règles du droit. Un exemple achèvera, s'il en est besoin, de faire comprendre ma pensée. Je suppose donc que Richelieu ait déféré à l'Académie l'examen grammatical et linguistique du Socrate chrestien. Pour remplir cette mission, la première chose, l'unique eût été naturellement de comparer la langue de Balzac, soit à celle d'autres écrivains, réputés corrects, soit à l'usage des honnêtes gens. Mais ces écrivains, cet usage, pensez-vous qu'on serait allé les chercher au XII° siècle, et ne va-t-il pas de soi qu'on aurait choisi Rabelais, Amyot, Calvin, François de Sales et ce que la France de Louis VIII présentait de plus distingué? S'il eût été là, Nicole, après un grand coup de chapeau donné à nos classiques de la décadence — « je n'examinerai pas » — aurait exigé que l'on s'en référât, mais uniquement, au cernent de Strasbourg et à la cantilène de sainte Eulalie. Après quoi, le Socrate chrestien n'était plus bon que pour le bûcher.

Laissant donc à d'autres la besogne plus délicate d'examiner l'ensemble, inquiétant, mais vénérable, des mystiques modernes, il se réserve la mission plus facile et plus urgente d'exterminer ceux-là seuls, parmi les modernes, dont la doctrine lui semble mettre en péril les principes élémentaires de la tradition chrétienne et du sens commun. Mais qu'il ne se croie pas pour autant au bout de ses peines. Reste à savoir en effet, d'abord, si la proie qu'il s'est choisie ne peut lui être disputée, ensuite si la critique impitoyable qu'il a faite de ces quiétistes, vrais ou prétendus, n'atteint pas également le mysticisme lui-même.

a) Jean de Bernières, le jésuite Guilloré, l'abbé de Saint-Cyran (Barcos), Mme Guyon — aucun de ces quatre n'est désigné par son nom ; — Desmarets de Saint-Sorlin, Molinos, Falconi, Malaval, l'abbé d'Estival ; en tout neuf victimes, si j'ai bien compté. Laissons Desmarets, par trop insignifiant, Barcos dont nous ne possédons pas les

 

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écrits, Falconi, qui tient peu de place dans la Réfutation, laissons Molinos, que l'Eglise a solennellement condamné et que le très honnête Nicole ne se permettrait pas de confondre avec ses autres adversaires. Les cinq que nous gardons, on nous les présente comme atteints à peu près de la même folie. Le moins malade, serait, je crois, M. de Bernières ; viendrait ensuite le saint et aveugle Marseillais, Malaval, chez qui paraissent encore quelques lueurs de raison ; puis l'abbé d'Estival, enfin, au plus bas degré de l'échelle, Mme Guyon et le P. Guilloré. C'est tout, mais admirons une fois de plus la clairvoyance de Nicole. Sa liste n'est pas si mal établie. Bernières dépasse en effet de beaucoup les quatre prévenus au milieu desquels on ne voit pas bien du reste ce qu'il vient faire, Nicole ne lui ayant cherché qu'une querelle d'Allemand, et sur un point qui ne tire pas à conséquence. On peut le rayer. Et de même je lui sais gré de s'être montré, par endroits, presque juste envers Malaval, gré encore d'avoir senti, d'avoir presque dit qu'avec l'abbé d'Estival, il y aurait peut-être moyen de s'entendre. Quant à l'exécration manifestement ridicule qu'il a vouée au jésuite, eh bien ! oui, Dieu me pardonne, je la comprends. Nul certes ne goûte le P. Guilloré plus que moi, mais je n'en recommanderais la lecture qu'à des esprits bronzés et rassis. Bizarre, excentrique même, il a la manie d'ahurir ses lecteurs en donnant un air de paradoxe aux vérités les plus simples, de malice et de cruauté aux plus bienfaisantes. On n'y prendrait même pas garde s'il avait la main légère, mais c'est un vrai paysan du Danube, et ravi de l'être. Chose amusante, si on lui enlevait sa tunique de poils de chèvre, pour l'habiller plus à la mode, il ressemblerait comme un frère à Pierre Nicole, un frère qu'on aurait mis en nourrice et laissé grandir chez les Thraces. Ils excellent pareillement dans cette analyse impitoyable — lancinante pour les uns, mais que d'autres trouvent savoureuse — des derniers replis du coeur humain. Que l'on parcoure par exemple son livre sur les illusions de

 

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la vie spirituelle (1). C'est du Nicole barbare, mais c'est du Nicole et du meilleur. Chose plus amusante encore, Guilloré, dans ce même livre, réfute les quiétistes avec plus de vigueur que Nicole ne fera jamais, Nicole n'aura donc lu de lui qu'un petit nombre de pages ; scandalisé, il ne sera pas allé plus avant (2).

 

(1) J'emprunte quelques titres à la table des matières. LIVRE I. LES ILLUSIONS DE L'EXTÉRIEUR : des austérités ; du jeûne; de la vie retirée; dans le choix d'un directeur ; dans les communications spirituelles; dans la sanctification des âmes ; illusions de la dévotion aisée. — LIVRE II. DES ILLUSIONS DES VERTUS : Humilité ; patience ; douceur ; pauvreté ; chasteté : (a. Les illusions de ceux qui sont chastes par nature ; b, de ceux qui sont chastes par des prévenances particulières de la grâce - c, de ceux qui sont chastes parla victoire sur eux-mêmes), etc. LIVRE III. LES ILLUSIONS DE L'ESPRIT : Illusions de l'amour divin (dans ses idées ; dans les paroles ; de la part du tempérament) ; illusions de la ferveur (il y en a qui pensent facilement que toute leur ferveur... est un feu du Saint-Esprit...) ; des désirs ; des sentiments de pénitence; de l'oraison; des douceurs intérieures, des soupirs et des larmes ; de la paix de l'âme; des dépouillements intérieurs, — Sur à peu près tous ces points, Guilloré devance Nicole et quoique le commerce de celui-ci soit plus agréable, je crois bien que celui-là mériterait le prix. Si, du reste, il a poussé plus loin que Nicole l'analyse de certaines illusions en matière de vie intérieure, il doit cet avantage à sa claire intelligence des choses mystiques.

(2) Ou bien il n'a pas su, n'a pas voulu savoir lire, ne retenant de ces ouvrages de Guilloré, d'ailleurs si bien faits pour lui plaire, que ce qui entretenait et justifiait son parti-pris. Ayant décidé une fois pour toutes que Guilloré était fou, Guilloré ne peut plus être sage qu'au prix d'une contradiction qui achève de le convaincre de folie. Qu'on veuille bien se rappeler à ce sujet la curieuse lettre, citée plus haut (p. 443) où Nicole préconise la méthode des oeillères, l'art de ne pas voir ce que l'on a un intérêt quelconque à ne pas voir. Saine méthode, avons-nous dit, lorsqu'il s'agit de simples fidèles (rudes; charbonniers) qui n'ont aucunement le moyen — et par suite pas le droit — de chercher à résoudre, par l'examen critique de tous les dogmes particuliers, les objections qui troublent leur foi ; mais inconcevable méthode chez un docteur dont c'est le métier de répondre pertinemment à chacune de ces objections. Nicole n'était pas tenu d'écrire sur la question mystique, mais s'il lui plaît d'aborder en docteur cette question, il est tenu de l'étudier à fond et sans peur. C'est là ce qu'il n'a point fait et, pour ma part, je ne connais pas de plus rare exemple de onesidedness sereine, obstinée, consciente et voulue. J'ai dit qu'il s'était défendu de critiquer, et même de lire, les représentants quasi-officiels de la tradition mystique parmi les modernes. Il a lu néanmoins François de Sales ; il le cite souvent et avec beaucoup de déférence, mais il ignore résolument les livres entiers du Traité de l'amour de Dieu qui ruinent, de fond en comble, son propre système anti-mystique , Ainsi pour sainte Thérèse. Nicole a bien su trouver les textes excellent; où la sainte prémunit ses filles contre le danger quiétiste, mais des textes non moins excellents où la même sainte décrit, autorise, célèbre l'oraison de quiétude, Nicole ne souffle pas mot. Mauvaise foi ? Certainement non. Mais timidité, faiblesse et, j'allais dire, rachitisme intellectuel. Si bien doué par ailleurs, si fin et si pénétrant, Nicole n'est pas proprement un grand esprit.

 

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C'est du reste par cette crainte obsédante et parfois morbide de l'illusion que Guilloré se distingue des trois autres, plus naïfs, moins précautionnés et, par suite, plus dangereux. Mais, pour tout ce qui touche au fond de la doctrine mystique, ces quatre prétendus suspects ne s'écartent vraiment pas de la tradition orthodoxe. Non que je veuille défendre, ligne à ligne, tous les passages de leurs livres que Nicole a censurés. Comme lui, je remarque chez eux — surtout chez Malaval et. plus encore chez l'abbé d'Estival — des exagérations, des imprudences, bien des formules douteuses, que le contexte éclaire et justifie la plupart du temps, mais qui n'en sont pas moins regrettables. Aussi voyons-nous sans trop de surprise tel d'entre eux, François Malaval par exemple, condamné par Rome, Malaval que le jésuite Guilloré mettait au-dessus de tout (1). Si large toutefois que l'on fasse la part de leurs erreurs, nul théologien sérieux n'a le droit de les appeler quiétistes, au sens propre de ce mot. Quant à Mme Guyon, comme elle nous mènerait loin, et que plus tard nous ne pourrons l'éviter, nous l'abandonnerons pour l'instant à son aimable bourreau. Nicole est un gentleman, il sait les égards que mérite une lemme « estimable » et malheureuse. Et puis, après trente ans de campagne, irions-nous lui disputer cet humble et cet unique trophée?

b) Mais ne laissons pas dévier notre beau débat. Mettons que je n'ai rien dit, et sans le chicaner sur un détail

 

(1) Si Malaval est quiétiste, le jésuite Guilloré ne l'est pas moins, lui qui approuve, sans réserve, la doctrine du saint aveugle. Voici le texte : « Je vous renvoie au livre intitulé : Pratique pour élever à la contemplation, dont on peut dire que l'auteur a reçu de Dieu, pour ces sortes de matières, des lumières encore plus grandes que ne le sont les ténèbres de ses yeux ; où, après l'approbation que lui ont donnée les plus intelligents dans la vie intérieure, j'ose aussi avancer que, selon mon sens, on ne peut rien voir de mieux expliqué dans un sujet si infini, et rien de plus facile pour donner entrée dans un exercice qui semblait inaccessible, sinon aux grandes âmes. Je vous en conseille particulièrement la lecture ». Guilloré, Les Progrès de la vie spirituelle, Paris, 185o, p. 288. De ce même livre de Malaval, le R. P. Poulain estime a qu'il a fait un mal immense. » Libre à lui, mais puisque, de sa grâce, il a placé Malaval dans la liste des « auteurs quiétistes », je ne m'explique pas qu'il n'y ait pas aussi placé le jésuite Guilloré. Cf. Grâces d’oraison, p. 592.

 

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qui présentement ne nous intéresse point, accordons à Nicole tout ce qu'il demande : un bûcher pour le P. Guilloré, une cellule d'aliéné pour les quatre autres. En revanche nous demandons qu'on ne lève pas la séance et que Nicole à son tour se mette sur la sellette. Bien que nous en acceptions provisoirement les conclusions, son réquisitoire nous inquiète, nous aussi. Nous voulons savoir si, en se déchaînant contre les quiétistes, il n'aurait pas fait du même coup le procès des vrais mystiques, ou, en d'autres termes, si les arguments qu'il oppose à Malaval, à Bernières, il ne pourrait pas tout aussi bien, il ne devrait pas, en bonne logique, les opposer à Jean de la Croix, à François de Sales. Pour être dans le vrai, il ne suffit pas d'attaquer le faux, et pour avoir raillé les jansénistes, Voltaire n'est pas devenu un défenseur de la foi. Bonum ex integra causa, disent les scolastiques, d'un composé dont tous les éléments ne sont pas bons, on ne peut pas dire sans plus qu'il est bon. Il en va de même pour la vérité. Nous n'avons pas le droit de porter ses couleurs, si, la caressant d'une main, nous l'étouffons de l'autre. Tel est précisément le cas de Nicole. Beaucoup lui ressemblent. Faute de courage — intellectuel ou moral — ils ne vont pas jusqu'au bout de leur pensée, ils ne s'avouent pas à eux-mêmes la dernière raison de leurs répugnances, ils prétendent n'en vouloir qu'aux faux mystiques, alors que de tout leur être profond, ils se hérissent contre les vrais. Pour prendre encore un exemple dans l'ordre littéraire, n'est-ce pas ainsi que, parmi les plus farouches ennemis des romantiques, si les hommes de goût ne manquent pas, il se trouve au moins quelques impuissants ?

 

Nous allons essayer de réduire à quelques chefs principaux la riche matière éparse dans les trois volumes de Nicole. La plupart du temps, nous ne ferons que le citer; il se réfute assez de lui-même. Non que j'entreprenne

 

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ici un plaidoyer pour les mystiques. A la vérité, je suis entièrement persuadé quo l'Eglise ne survivrait pas à leur défaite, mais, simple historien, je n'ai pas qualité pour décider entre les deux camps. Je me borne donc à leur proposer à tous une trêve qui me permette de confesser les assaillants, c'est-à-dire Pierre Nicole et du même coup ses troupes innombrables. Les mystiques en effet, peuvent se passer de notre ministère, ayant mille fois décrit et aussi nettement que possible leurs propres dispositions. Chose curieuse, dans cette guerre éternelle, les ennemis des mystiques s'arrangent toujours de manière à n'avoir pas le soleil dans les yeux. 11s sont le bon sens, le zèle; ils demandent des comptes et n'en ont point à rendre. Leurs victimes elles-mêmes, tout occupées à se défendre, ne songent pas à l'offensive. Pour une fois, nous intervertirons les règles du jeu, et, profitant des confidences qu'ils nous ont faites sans y prendre garde, nous essaierons de connaître l'état d'esprit des anti-mystiques, ce qui du reste ne laissera pas de nous éclairer sur les mystiques eux-mêmes : dis-moi qui ne t'aime pas et je te dirai qui tu es.

Nous ne nous priverons pas cependant d'opposer parfois à l'image que Nicole s'est formée de ses adversaires, l'image, toute différente que ceux-ci nous offrent d'eux-mêmes. Le bonhomme se bat dans la nuit, un triple bandeau sur les yeux. La plupart de ses coups ne traversent que des feux follets. D'où, à la longue, une sorte d'exaspération chez ceux qui le lisent. Il faut l'arrêter à chaque ligne. Cette maladie, que les logiciens nomment, je crois, ignoratio elenchi, est chez lui, non seulement chronique, mais toujours à l'état suraigu. La patience d'un ange n'y tiendrait pas, si l'on ne retrouvait pas aussi, et à chaque page, le meilleur Nicole, notre ami de toutes les heures. Qu'avec cela, n'ayant jamais reçu de grâces proprement mystiques, il se trouve dans l'impossibilité d'imaginer ce qu'il n'a point éprouvé, ce n'est certes pas moi qui lui

 

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en ferai un crime. Mais de ne pas comprendre qu'il ne comprend pas, et qu'il n'a pas le moyen de comprendre, mais de trouver nécessairement absurde toute expérience qu'il n'a point faite lui-même, voilà ce qui me paraît impardonnable chez un homme de tant d'esprit. Trouve-t-il absurde son ami, M. de Champaigne, ou M. Lulli, ou Virgile ? Pas que je sache. On le défie bien toutefois d'imaginer, de comprendre le don particulier, le sixième sens qui distingue de M. Nicole ces divers génies.

 

§ 2. — L'anti-mysticisme de Nicole.

 

I. ANALYSE DE LA PRIÈRE CHRÉTIENNE.

 

§ 1. Dans toute prière, deux activités collaborent, celle de Dieu et celle de l'homme.

§ 2. D'où il faut conclure que l'on est exposé dans la prière commune à des illusions sans nombre.

§ 3. Palinodie.

§ 4. Nécessité de l'effort humain (intelligence, volonté) dans la prière. — Apologie de la méditation et de saint Ignace.

§ 5. Critique de l'effort humain dans la prière. — L'illuminisme quiétiste de plusieurs jansénistes et le quiétisme prétendu des mystiques orthodoxes.

 

II. LE PRÉJUGÉ ANTI-MYSTIQUE.

 

§ 1. Obsession de la faute originelle.

§ 2 . Obsession morale.

§ 3. Obsession rationaliste.

§ 4. Obsession jansénisante ou rousseauiste. — La grâce conçue comme un divin plaisir, comme une délectation victorieuse.

 

III. LE ROMAN MYSTIQUE D'APRÈS NICOLE.

 

§ 1. Tout le mal est venu des livres.

§ 2. La fascination de l'inertie.

§ 3. Le sommeil réparateur.

§ 4. Les pensées imperceptibles.

§ 5. — Les « pensées imperceptibles ».

 

I. ANALYSE DE LA PRIÈRE CHRÉTIENNE.

 

§ I. — Dans toute prière deux activités collaborent, celle de l'homme et celle de Dieu.

 

La prière est un « saint désir ». C'est la définition anthropocentrique un peu étroite, qu'a proposée saint Augustin et que Nicole préfère (1). Pour l'instant elle suffit.

 

(1) La définition des catéchismes dit tout et vaut mieux : « Une élévation de l'âme vers Dieu pour lui rendre nos devoirs et lui demander ses grâces ». Cette formule comprend l'adoration, la louange, l'action de grâces. Augustin peut faire entrer tout cela dans « un saint désir », en d'antres termes, l'adoration, la louange, prennent aisément, naturellement la forme du désir. Ainsi : «  Adveniat regnum tuum. Loué soit Jésus-Christ ! » Mais, pour l'anthroprocentiste et jansénisant Nicole, la prière est avant tout demande. Demander ce que l'on désire, là est pour lui ce « qui s'appelle proprement prier ». Ce qui nous porte d'abord à prier, « est notre propre intérêt » Traité de l’oraison, p. 313.

 

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Dans cette formule, « saint » est synonyme de « surnaturel » ; un saint désir est un désir formé en nous désiré en nous — par la grâce. D'où il suit que, de lui-même et abandonné à ses propres efforts, l'homme ne saurait prier. On peut comparer l'ensemble des actes humains qui interviennent dans la prière aux divers appareils qui ont pour objet de faire parvenir le courant électrique à tel point donné ; l'activité divine, la grâce, à la force électrique elle-même. Pas de contact avec k courant et pas de lumière ; pas de grâce et pas de prière (1).

 

Que l'on ait l'esprit rempli de tant de saintes (objectivement) pensées que l'on voudra ; que l'on exprime ses souhaits par des paroles enflammées ; que l'on fasse des méditations, des cousit, dérations, des résolutions, des colloques, des élévations et des entretiens dans toutes les règles; que l'on prononce extérieurement et intérieurement les plus ferventes prières; qu'on proteste à Dieu, tant qu'on voudra, qu'on l'aime, qu'on le désire, que l'on n'aime que lui... ; que l'on exprime ses demandes en des manières si vives et si touchantes qu'elles produisent dans l'imagination et dans les sens de certains mouvements sensibles ; qu'on se représente si vivement tous les mystères qu'on voie la croix et Jésus-Christ couvert de son sang, comme s'il mourait devant nos yeux ; que l'imagination soit tellement attentive à ce spectacle qu'elle n'en soit point distraite par aucune autre pensée ;... qu'on passe sans dégoût l'heure qu'on s'est prescrite pour prier; qu'on en sorte recueilli, ému et attendri, et, si l'on veut, qu'on y ait versé des larmes, il se peut faire néanmoins et il  arrive même souvent

 

Souvent! que d'étourderie dans cet adverbe ! quelle arme pour nous contre Nicole? Nous ne la laisserons pas tomber. « Il se peut faire » suffisait. C'est la rhétorique

 

(1) Il ne s'agit donc pas seulement des grâces innombrables — extérieures ou intérieures — qui out précédé l'acte même de la prière, mais surtout de celles qui donnent l'impulsion dernière à cet acte et qui entrent, si l'on peut dire, dans la composition de cet acte. Charitas (c'est-à-dire, l'amour surnaturel où nous élève la grâce) IPSA GEMIT, IPSA ORAT. Cf. Traité de l’oraison, pp. 8, 9.

 

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janséniste, c'est aussi et plus encore le préjugé anti-mystique qui ont dicté ce « souvent (1) ».

 

il arrive même souvent qu'avec tout cela l'on n'a pas prié et que tout ce qu'on a fait ne mérite nullement le nom d'une prière chrétienne (2).

 

Pourquoi cela ? Parce que ce réseau de fils ne s'est pas trouvé en contact avec l'électricité divine, parce que la grâce n'a pas surnaturalisé tous ces mouvements.

Or si l'électricité nous révèle sa présence et sa force par des effets qui tombent sous le sens, il n'en va pas de même pour la grâce. Nous voyons bien que nos lampes s'allument, nous ne voyons pas nos pensées, nos désirs, nos génuflexions devenir prière sous l'influence du courant divin. « Toutes les actions » que le Saint-Esprit nous « fait faire », quand il prie en nous, « ne se distinguent pas sensiblement (d'une manière sensible) de celles dont la nature est capable », Dieu aimant à « cacher ses opérations surnaturelles sous des moyens qui paraissent tout humains » (3). Rien de plus assuré, comme nous le montrerons mieux tout à l'heure, et quoi qu'en aient dit les illuminés de tous les temps. Mais ce principe, que Nicole ne se lasse pas d'invoquer, loin d'embarrasser les mystiques, les sert plutôt (4). Comment s'étonner en effet de

 

(1) On le comprendra mieux plus tard, mais il est bon de remarquer d'ores et déjà que, dans la pensée de Nicole, tout ce passage vise aussi les mystiques, et les vise sans les atteindre aucunement. Cette ferveur sensible, ces Larmes ne sont pas la grâce mystique.

(2) Traité de l’oraison, pp. 8, 9. Je dis bien : pages 8 et 9. C'est dès le début d'un ouvrage de vulgarisation, d'édification, destiné à tous, que Nicole fait ces déclarations redoutables. Ce qu'il dit peut, doit se dire sans doute, mais autrement. On n'a pas idée d'une pareille imprudence. Si le plus sage des jansénistes en est là, que ne faut-il pas craindre des

autres ?

(3) Traité de l’oraison, pp. 95-97.

(4) Il a souvent recours à cette doctrine, dans son traité de la Grâce générale, contre les illuminés du jansénisme. Ceux-ci, désireux de refuser aux païens toute grâce véritable, et d'autre part obligés à admettre que la « lumière du Verbe » a illumine tout homme venant en ce monde », croyaient se tirer d'affaire en appelant cette lumière «naturelle », et en affirmant qu'elle se distinguait sans peine des lumières ou autres motions surnaturelles à nous méritées par le sacrifice du Christ. — Comme si, redisons-le, car tout se tient, car tout revient là, comme si le Christ n'était mort que pour un petit nombre. La discussion est du reste extrêmement intéressante, et je regrette de ne pouvoir m'y arrêter longuement. Ils se fondaient a sur le sentiment intérieur de ce qui se passe en nous ». Calvinisme, méthodisme, illuminisme, vous ne les tirerez pas de là. « Parle sentiment intérieur, disaient-ils, chacun peut éprouver qu'il y a une grande différence entre les lumières extraordinaires que Dieu nous donne quelquefois et celles qu'il nous communique en conséquence des lais générales de l'union de l'esprit avec la souveraine raison... Les premières sont bien plus vives, plus pénétrantes, plus actives, plus appliquantes (heureuse expression) et plus salutaires que les secondes. Les premières sont d'ordinaire imprévues, inattendues et non procurées par l'attention ». — Echec au roi, je veux dire à saint Ignace et aux Exercices spirituels. Si, en effet, les lumières du ciel tombent sur nous à l'improviste, qui inédite selon les règles perd sou temps, plus encore, il tente Dieu. — « Au contraire, souvent, plus on fait d'efforts, plus on s'applique à vouloir les retenir et les augmenter, plus elles échappent ; au lieu que les secondes sont attendues, sont prévues et sont procurées par l'application et l'attention..., cause naturelle à laquelle Dieu les a attachées ». — Il me faudrait donner toute la réfutation ; elle est fort belle. Eu voici quelques passages : « Il est rare d'éprouver ces pensées imprévues..., et parmi ce petit nombre, il en faut rejeter plus de la moitié. Car, les esprits se remuant dans notre cerveau, pour des causes qui ne sont pas connues, y peuvent exciter de ces pensées surprenantes... ; parce que nous ne concevons pas l'ordre avec lequel ils se remuent, ni les causes qui les agitent. Ce qui est imprévu et inattendu à l'égard de la pensée dont l'esprit est occupé, a souvent une cause fixe et un ordre certain à l'égard du mouvement des esprits. Jamais on ne saurait savoir si une pensée est vraiment surnaturelle, parce qu'on ne saura jamais si c'est le mouvement de Dieu, ou le mouvement inconnu des esprits qui la rend imprévue ». Et lourdement, ut solet, mais avec une ironie qui ne manque pas de grâce. « Il faudra donc désormais que la principale partie de l'examen que les plus justes feront de leur vie, consiste à considérer s'ils ont agi avec cette attention et application, ou par des pensées imprévues... Car, si leurs actions sont des suites de leurs réflexions, méditations et applications, ils ont droit et nécessité de les condamner comme mauvaises, et ils ne peuvent avoir aucun repos de conscience, selon cette doctrine, à moins qu'ils ne se souviennent qu'ils les ont faites par l'impression de pensées imprévues ». Ainsi pour les autres caractères, vivacité, chaleur, etc. Grâce générale, 1, pp. 384-41o. Et ailleurs : « Si toutes les lumières naturelles étaient jaunes, et les lumières surnaturelles, vertes, il faudrait certainement renvoyer les lumières jaunes en attendant pour agir les lumières vertes. Je ne prétends par là que faire sentir qu'il faut au moins avouer que les lumières naturelles véritables ne sont pas sensiblement distinguées des surnaturelles... Vous me pardonnerez, s'il vous plait, les lumières jaunes et vertes ». Ib., p. 482. Si nous lui pardonnons ! « Les lumières surnaturelles n'ont point de distinction perceptible et marquée, qui les -sépare des lumières naturelles; il n'y a que Dieu qui les puisse distinguer ». Ib., p. 5o3. A force de le citer, arriverai-je à donner à quelque travailleur le goût de Nicole et le désir d'étudier à fond un si rare esprit — d'étudier, moins ce qu'il a donné que ce qu'il aurait pu donner. Que de germes, les uns orthodoxes, les autres passablement dangereux ? Ne sentez-vous pas, à certains moments, poindre chez lui Condillac ?

Sur le même sujet, voici quelques lignes d'un auteur contemporain : « On enseigne communément qu'on ne fait pas la plus petite oeuvre surnaturelle, même un acte de politesse, sans une grâce actuelle. Mais ces grâces échappent parfois totalement à notre observation. (J'avoue ne pas comprendre ce timide « parfois » ; il me semble en effet que l'intervention de l'agent divin n'est jamais tellement évidente qu'il suit impossible d'attribuer l'expérience à un principe exclusivement naturel, en dehors, bien entendu, du miracle proprement dit ; mais il ne s'agit pas de cela.) Nous nous déterminons avec pleine conscience de ce que nous voulons, des motifs auxquels nous obéissons, hésitants ou pleins d'entrain, suivant l'attrait plus ou moins grand des motifs que nous suivons. La part d'action du Saint-Esprit échappe totalement à la conscience ; il semblerait que Dieu ne fasse à peu près rien de plus que lorsqu'il donne dans l'ordre naturel son simple concours à l'exercice de nos facultés (ici encore, il me semble que cet « à peu près rien » se concilie mal avec le « totalement » qui précède. De quoi a-t-on peur ? Ce n'est pas le surnaturel, mais le sentiment du surnaturel qui est en cause). Aussi quelques théologiens ne veulent-ils pas voir dans ce concours surnaturel donné à l'exercice des vertus infuses une véritable grâce. (Question de mots, sans quoi on ne s'expliquerait pas ces théologiens.) En tout cas, ces grâces sont toujours à notre disposition » R. P. E. Lamballe, La contemplation ou principes de théologie mystique, Paris, 1916, pp. 8, 9. Excellent, excellent livre, et que nous aurons vingt fois le plaisir de citer.

 

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ne pas comprendre l'action surnaturelle qui produit l'oraison de quiétude, si l'on admet, comme il le faut bien, que les racines de la prière la plus commune plongent,

 

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pour ainsi parler, dans le mystère ? « Je ne trouve pas raisonnable, écrivait à Jean-Jacques Mme de Verdelin, qu'on rejette un mystère lorsqu'on en admet un autre tout aussi difficile à résoudre (1) ». Quand Nicole nous expliquera la motion divine sans laquelle il n'est pas de véritable prière, nous lui expliquerons en retour celle qui fait les mystiques. Je dirai même que la seconde de ces deux grâces est, en quelque façon, plus sensible que la première; elle échappe moins à l'expérience. Non que le surnaturel, le divin se laisse plus apercevoir dans l'une que dans l'autre; il ne paraît jamais que dans le miracle proprement dit. Mais enfin l'expérience mystique présente quelque chose de rare, de singulier, de frappant, et dont la science incroyante elle-même doit tenir compte, sauf à l'attribuer à une cause naturelle. Tout se passe comme si l'homme était envahi, dominé par une activité supérieure ; tandis que, dans l'autre cas, tout se passe comme si prier dépendait uniquement de nos efforts, comme si nous étions seuls à prier. Si je ne crois pas au surnaturel, un traité

 

(1) Cf. Nouveaux lundis, IX, p. 415.

 

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élémentaire de psychologie et la Logique de Port-Royal me donneront aisément la clef des oraisons de Nicole; celles de sainte Thérèse me gêneront davantage (1).

 

§ 2. — D'où il faut conclure que l'on est exposé dans la prière commune à des illusions sans nombre.

 

Puisque nos prières ne sont prières que e par le fond de la charité », par la grâce qui les doit produire, et que, d'un autre côté, « il n'y a rien de si caché que ce fond de charité qui réside dans le coeur », il faut bien admettre « qu'il n'y a rien de plus obscur que notre prière a, de plus douteux, en un mot de plus sujet à l'illusion (2). Défiance donc, défiance, telle est la conclusion pratique que le malin Nicole entendait tirer des principes qu'il vient de nous rappeler, mais défiance à l'endroit surtout des mystiques. Notre malice à, nous sera de lui renvoyer la balle, en lui montrant que, de son propre aveu, une suspicion au moins aussi redoutable plane sur les oraisons les plus ordinaires, et qu'un bataillon de scrupules devrait monter la garde autour de chaque prie-dieu. Chasseur peu vigilant, quelle ardeur t'égare ! Regarde ce que tu as pris dans tes filets. Pour un petit nombre de colombes, tu auras cassé les ailes à des milliers de passereaux. Voici en effet notre grave étourdi — l'espèce en est plus commune qu'on ne le pense — qui s'engage, une fois encore, sur une voie dangereuse. La bizarre passion qui le précipite contre les mystiques lui fait oublier ce même bon sens dont il se croit le soldat. Aussi bien ces analyses, d'ailleurs si remarquables, que nous allons résumer — cette adaptation des Maximes de La Rochefoucauld aux choses de la vie spirituelle — Nicole les regrettera-t-il un jour. Il essaiera, mais un peu tard, d'exorciser les scrupules qu'auront déchaînés ses charmes subtils. Nous

 

(1) Nicole ne met sans doute pas en question, mais enfin il n'affirme pas assez que la grâce de prier n'est jamais refusée à qui la demande.

(2) Traité de l’oraison, p. 12.

 

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accepterons sa palinodie, mais à la condition qu'il nous permette d'en faire bénéficier aussi nos mystiques.

Illusion à droite; illusion à gauche ; illusion de tous les côtés.

 

a) Prendre les pensées pieuses pour des mouvements du coeur et les « pensées de vertus » pour des vertus.

b) Prendre pour religieux et surnaturels des mouvements du coeur, qui en réalité ne le sont pas.

c) Prendre les premières étincelles de la dévotion pour de vives flammes d'amour.

En d'autres termes: le psittacisme religieux ou moral ; le pharisaïsme; le romanesque. Quand nous aurons par. couru ces trois points, nous serons pleinement initiés à l'art du scrupule.

a) La prière se nourrit de « pensées », la prière vocale aussi bien que l'autre, car en vérité elle ne se sépare pas de la prière mentale, puisque e la pénétration (nécessaire, cela va de soi) du sens des paroles est une pensée (1) ». Or,

 

ces pensées sont de deux sortes : les unes consistent dans l'idée de certaines vérités et de certains objets saints (grandeur, bonté de Dieu, par exemple), les autres dans l'idée des mouvements avec lesquels nous devons regarder ces vérités et ces objets (2).

 

Celui qui dit à Dieu avec l’Eglise : « Heureux ceux qui se conservent purs dans la voie ! », doit CONCEVOIR deux choses : l'image de ce bonheur, et L'IMAGE DU DÉSIR QUE NOUS EN DEVONS AVOIR. Car l'un et l'autre est marqué par ce mot : heureux, qui représente l'élancement de l'âme vers ce bonheur qu'elle désire de posséder (3).

 

Mais, aussi longtemps que la volonté elle-même ne l'a point formé, un « élancement de l'âme » n'est que l'idée

 

(1) Ib., p. 53.

(2) Ib., p. 53.

(3) Traité de l’oraison, pp. 108, 109.

 

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ou l'image d'un élancement; il n'est pas un élancement véritable, pas plus que le plan dessiné par l'architecte n'est une maison.

 

Les actions de la volonté ne sont pas des pensées, mais des mouvements, des inclinations, des pentes du coeur vers son objet... Dire à Dieu, soit extérieurement, soit intérieurement, que nous l'aimons, et dresser notre esprit vers lui, n'est qu'une pensée et une réflexion d'esprit, et par conséquent ce n'est point un acte d'amour de Dieu, mais tout au plus un témoignage de l'amour que nous lui portons, si nous lui en portons véritablement (1).

 

L'illusion consiste donc à prendre une pensée pieuse pour un mouvement de piété. Dans le psittacisme ordinaire, on ne pense pas les mots (extérieurs) que l'on parle; dans le psittacisme religieux ou moral, on ne vil pas les mots (intérieurs) que l'on pense, Un petit enfant qui récite : adveniat regnum tuum ne sait pas ce que ces mots veulent dire; un théologien le sait parfaitement, il leur donne tout leur sens, il peut néanmoins les réciter sans désirer d'aucune façon qu'arrive le règne de Dieu. L'image d'un désir n'est pas un désir. Extérieures ou intérieures, toutes les formules, celles que l'Eglise nous propose et celles due nous créons de nous-mêmes, ne contiennent que des pensées; « ces pensées se passent dans l'esprit; résident clans l'esprit » et e il s'en faut bien que tout ce qui est dans l'esprit ne soit dans le coeur... où réside le Saint-Esprit qui est la source des prières chrétiennes » (2). Ainsi défions-nous de cette e inclination naturelle de l'amour-propre qui nous porte à prendre nos pensées pour des vertus, et à croire que nous avons dans le coeur tout ce qui nage sur la surface de notre esprit » (3). Oui, mais défions-nous aussi de ces moralistes qui savent donner un air de profondeur inquiétante et de nouveauté aux

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 22, 23.

(2) Ib., p. 10.

(3) Visionnaires, p, 317.

 

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truismes les plus inoffensifs et les plus chenus. Au fond, et pour peu que l'on ait de vie intérieure, on sait bien qu' « aimer Dieu ce n'est pas dire à Dieu qu'on l'aime » (1). On ne le sait même que trop ; je veux dire que l'on n'est déjà que trop porté à se défier, à rougir des ferventes formules que l'on emploie et, qu'on a pourtant le droit de faire siennes (2). Et puis le jeu de nos facultés est moins simple, le divorce entre penser et vouloir plus rare, l'illusion enfin qui nous guette, plus spécieuse. Nicole, du reste, va nous le montrer lui-même dans un beau chapitre que je dois citer presque tout entier (3).

 

b. Cette différence des pensées de l'esprit d'avec les mouvements du coeur, dans lesquels consiste la véritable prière, est

 

 

(1) Traité de l’oraison, p. 9.

(2) Dans les textes qu'on vient de lire, Nicole ne fait en somme que reprendre, mais à sa manière plus exquise, la psychologie simpliste, épaisse, livresque et bougonne qui a dicté au grand Arnauld sa diatribe contre les actes de contrition (Fréquente communion, 2e partie, chapitre XII.) D'après lui, « rien de plus pernicieux aux âmes que la confiance qu'ou leur donne dans ces actes imaginaires de contrition et d'amour de Dieu, qu'ils pensent assurément avoir faits quand ils out récité certaines prières, que l'on dresse pour cet effet ». Personne avant lui ne s'était douté qu'il ne suffit pas de crier : Seigneur, Seigneur! pour entrer dans le royaume des cieux. Mais c'est leur manie de voir partout des abus. Pour se justifier à eux-mêmes la mission réformatrice qu'ils se donnent, ils prêtent aux autres, à l'Eglise entière, les théories ou les ignorances les plus absurdes. Puis, le bon sens reprenant le dessus, force lui est bien d'avouer que « les petites prières qu'on appelle des actes de contrition... sont dévotes et saintes ». Il ne faut que les bien entendre. Où donc a-t-il vu qu'autour de lui on les entendit si mal ? Quant au résultat, pas d'autre que de troubler les âmes simples, qui seront très impressionnées par cette poudre aux yeux philosophique. Encore une fois tout cela n'est que truismes. Le vrai moraliste commence exactement où finit le docteur Arnauld : on peut mesurer la distance de l'un à l'autre, en comparant notre paragraphe a) à notre paragraphe b) . Ici Arnauld, mis au point par Nicole et non sans élégance, là Nicole. — Le chapitre IV du livre I du Traité de l’oraison est emprunté à Arnauld, pp. 22-29.

(3) Nicole critique aussi à ce propos, avec une insistance pénible, une dévotion assez répandue de son temps, la « pratique des conventions, laquelle consiste « à convenir avec Dieu que toutes les fois qu'on fera quelques actions et quelques mouvements extérieurs on lui marquera par là qu'on l'aime... ; d'où l’on prétendait conclure qu'en donnant cette signification à ses aspirations et à ses respirations, aux battements de son coeur, à tous ses pas, Dieu entendra sans doute ces signes, les prendra tous pour des actes d'amour » etc., etc., etc. Suit l'anatomie des illusions qui risquent de se glisser dans cette pratique. Il n'y a qu'un mot à répondre : Da amantem et sentiet... Nicole ferait gravement tout un cours sur l'histoire naturelle du cheveu pour ramener à plus de sérieux une mère qui garderait les boucles blondes de ses enfants. Et puis, c'est toujours la manie tâtillonne, pointue de ces éternels réformateurs. Imaginez le même sujet traité par François de Sales. Traité de l’oraison, pp. 35-4o. C'est dans ce chapitre que nous avons pris le passage cité plus haut au sujet du Mémorial, cf. p. 358)

 

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si importante qu'il est nécessaire de l'éclaircir encore davantage pour mieux comprendre comment il arrive qu'il se glisse tant de défauts dans les prières., et que souvent on ne prie point du tout, lorsqu'on s'imagine prier avec le plus de ferveur.

Nous avons déjà rappelé que la rhétorique janséniste était responsable de ces « souvent », de ces « point du tout » ; n'y revenons pas.

 

Ce qui fait que l'on s'y trompe n'est pas toujours que l’on ignore qu'il n'y a point de vraie prière qui ne vienne du coeur,

 

A merveille : nous quittons ici la zone des truismes pour entrer dans celle de l'analyse sérieuse :

 

c'est qu'il n'est pas facile de distinguer les mouvements du coeur de ceux de l'esprit. Car ce coeur et cet esprit ne sont pas deux régions séparées, dont les limites soient visibles. Ils se mêlent et se confondent dans leurs actions. Le coeur aime ce que l'esprit propose ; l'esprit conçoit ce que le coeur aime. Le coeur aime les actions de l'esprit; l'esprit conçoit les mouvements du coeur, et de tout cela il se fait un mélange, qu'il n'y a proprement que Dieu qui démêle avec une entière certitude.

A la vérité, l'on sent fort bien la différence du coeur et de l'esprit, lorsqu'ils sont opposés l'un à l'autre, comme il arrive dans les prières de ceux qui sont grossièrement hypocrites, et qui désavouent par une volonté expresse ce que leur esprit pense et ce que leur bouche prononce. Mais il n'y a rien de cela dans ces prières humaines dont nous parlons. S'il y a quelques vues et quelques retours vers les créatures, quelques désirs de leur plaire ou de se plaire à soi-même, l'esprit n'y fait pas une attention expresse, et il y a même dans la volonté des mouvements qui ressemblent assez à ceux de la grâce, et qui semblent entièrement conformes aux pensées de l'esprit.

Pour DÉMÊLER donc ce qui se passe en cela, il faut concevoir que les vérités chrétiennes étant peintes dans la mémoire, comme les autres vérités dont elle est dépositaire, l'esprit

 

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est capable d'en faire le sujet de ses réflexions, de les joindre, de les arranger, de les étendre, d'en tirer des conséquences, et quo selon qu'on a plus d'imagination et de mémoire, on est naturellement plus disposé à faire de ces sortes de réflexions.

Il est plus facile de donner à ces réflexions UN TOUR DE PRIÈRE, en y joignant l'image des désirs que ces vérités devraient exciter. Il est facile d'en tirer des conséquences pour la conduite de sa vie et de concevoir l'idée des résolutions qu'elles devraient produire dans notre coeur.

Or quoique l'idée d'un désir ne soit pas un désir et que l'idée de l'amour ne soit pas l'amour même, c'est pourtant quelque chose d'agréable à l'âme, CAR L'AME AIME SES PASSIONS. Elles lui plaisent ; elle est bien aise de les sentir, et par conséquent elle en aime l'idée. Ainsi, en concevant l'idée des mouvements qu'elle devrait ressentir, ELLE SENT EN EFFET quelque chose qui lui plaît, et elle confond aisément ce sentiment avec l'amour et le désir effectif.

 

Je me demande si l’on a jamais discerné avec plus de finesse et de fermeté le mal profond d'où naissent les diverses contrefaçons du sentiment religieux. En même temps, et par là-même, ne dirait-on pas que Nicole prévoit la psychologie romantique de l'amour?

 

L'âme trouve de plus dans ces oraisons diverses choses qui lui sont agréables, et qui peuvent produire en elle un goût et un contentement humain.

Cette facilité de passer de pensée en pensée, et de tirer des conséquences des vérités qui se présentent à l'esprit, donne déjà quelque satisfaction, parce que l'âme aime tout ce qu'elle fait sans peine. Il s'y mêle de plus assez aisément une certaine vue, qu'on est favorisé de Dieu, qu'on est intérieur et spirituel, qu'on éprouve ce que les saints ont éprouvé. Car ON FAIT INSENSIBLEMENT DE LA PIÉTÉ UN CERTAIN MÉTIER, dans lequel on veut réussir comme dans les autres, et l'on prend pour marque de ce succès les goûts qu'on ressent dans ses prières..., on s'en sert pour apaiser ses scrupules, et pour établir en soi une paix humaine que le diable n'a garde de troubler...

 

Suit une comparaison, immanquable d'ailleurs sous la plume de Nicole et qu'il faut lui pardonner. Il était de ces

 

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esprits, bizarres peut-être, malheureux certainement, et essentiellement « vrais », que l'éloquence gêne, fait souffrir, même et surtout celle de la chaire.

 

On conçoit facilement qu'un prédicateur, qui s'applique à penser à un sujet de piété dans le dessein d'en entretenir ses auditeurs, peut avoir un contentement fort humain des belles pensées qui se présentent à son esprit, et des mouvements même avec lesquels il se propose de les exprimer; et il est aisé de comprendre que ces mouvements dont il a l'idée ne sont point effectivement dans son coeur, qu'ils ne sont que sur la surface de sa pensée, et qu'ils ne le satisfont que dans la vue secrète qu'il a que ces mouvements étant exprimés exciteront dans ses auditeurs des sentiments qui lui seront favorables...

Mais il faut concevoir de plus que, sans ce retour même que la vanité fait faire sur le jugement de ceux qui connaîtront nos pensées, il suffit, pour en avoir une vaine complaisance, qu'on y fasse soi-même réflexion, et que l'on soit comme l'auditeur et l'approbateur de ce que l'on fait dans cet exercice.

 

Ainsi « la prière humaine » la plus silencieuse tiendrait en quelque sorte du sermon, et pourrait être également viciée par le péché d'éloquence (1).

 

Car on s'imagine souvent que l'on aime les objets quoique cet amour se termine à nous-mêmes, qui regardons ces objets. Ou n'aime pas Dieu, on n'aime pas la dévotion, on n'aime pas la vérité et la justice; mais on s'aime comme dévot, comme spirituel, comme avancé dans les voies de Dieu. Ce personnage nous plaît, on aime à se regarder en cet état. Et pour nous donner lieu à nous-mêmes de nous y concevoir avec quelque fondement, on aime la facilité de s'entretenir avec Dieu dans

 

(1) Je trouve dans ce beau et cruel Father and son —livre indispensable h qui veut étudier la psychologie religieuse — une observation qui peut éclairer en l'amplifiant l'analyse de Nicole. Le Père lit à haute voix auprès du lit de son fils. Soudain, vive distraction de celui-ci ; colère du père. « It is difficult for me to justify to myself the violent jobation which my Father gave me,... except by attributing to him something of the human weakness of vanity. I cannot help thinking. that he liked to hear himself sneak to God in the presence of an admiring listener. (Même seul, il eùt éprouvé un plaisir analogue). He prayed with fervour and animation, in pure Johnsonian English, and I hope I am not undutificl if I add my impression Mat he was not displeased « with the sounds of his own devotions”. Father and son (E. Gosse). Londres, 1907, p. 171.

 

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l'oraison. On aime ces mouvements humains qu'on y éprouve, et l'on se livre par là à toutes les illusions qui flattent l'amour-propre.

 

Eh quoi! les saints n'enseignent-ils pas qu' « aimer l'amour de Dieu est déjà un commencement d'amour »? Oui, « si cet amour de l'amour de Dieu, de la justice ou des autres vertus, vient de la pente de notre coeur vers ces objets mêmes », inclination produite en nous par la grâce,

 

mais il n'en est pas de même quand cet amour de l'amour de Dieu n'a pour principe que l'amour-propre, comme il arrive souvent. Car l'esprit concevant la charité comme quelque chose de grand qui nous... ennoblit..., nous distingue du commun, cette idée peut fort bien exciter en nous des désirs de ces vertus, qui seront toutes humaines, et qui n'en seront point ainsi des commencements (1).

 

Sur quoi, les humanistes dévots lui répondraient qu'il y a deux sortes d'amour-propre, dont l'une est le fait des âmes généreuses. Celles-ci désirent ce e quelque chose de grand qui les ennoblisse a, non pour la médiocre satisfaction de se voir au-dessus de la foule, mais pour obéir au meilleur instinct d'une nature créée à l'image de Dieu, et invinciblement portée à tout ce qui peut la rapprocher de cette divine ressemblance. La grâce s'accommode aisément de ces instincts, et ne demande qu'à seconder leur élan. Quoi qu'il en soit, où nous conduit-on, à quelles angoisses morales, et bientôt à quelle paralysie de nos facultés de décision, si l'on exige de nous, non pas seule ment avant chacun de nos actes, mais encore sur chacun de nos « mouvements » ou e élancements », ces examens indéfinis que propose étourdiment le sage Nicole ? Dans le salon de Mme de Lafayette, ces jeux de puzzle ont leur intérêt, que nous ne contesteront point; au confessionnal, ils affoleront, cruellement, inutilement la plupart des âmes.

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 12-17.

 

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A une religieuse, déjà bourrelée de scrupules, allez donc demander de distinguer entre l'amour de Dieu et l'amour de cet amour; puis, si, chez elle, cet amour de l'amour vient uniquement de la grâce. Et ces remarques vont plus loin que l'on ne pense; elles nous font toucher du doigt l'incompétence absolue et désastreuse de Port-Royal en matière de direction. Facile à ces amateurs de condamner les casuistes! Qu'ils viennent derrière la grille; nous verrons alors s'ils auront le coeur d'offrir les scorpions de leur psychologie à tant d'êtres ignorants, confus, douloureux qui leur demandent du baume et du pain.

 

c) Il y a encore une autre sorte d'illusion sur ce sujet, qui n'est pas moins ordinaire. C'est que, comme on se trompe quelquefois en prenant pour des mouvements d'amour de Dieu de pures pensées de l'esprit, ou des mouvements tout humains,

on se trompe encore plus souvent, lorsqu'ayant en effet quelques mouvements (surnaturels) d'amour et de charité, on s'imagine qu'ils sont aussi forts que notre pensée nous les représente...

Cette illusion se rencontre très souvent dans les prières de ceux qui conçoivent de grands désirs de faire pour Dieu des oeuvres excellentes, qui se représentent les tourments des martyrs, et qui s'imaginent sur cela qu'ils auraient eu la force de les souffrir, et enfin qui s'attribuent effectivement les dispositions dont ils conçoivent l'idée. Car quoiqu'il se puisse faire que, dans ceux qui ont quelque piété, ces idées soient accompagnées de quelques mouvements intérieurs, il s'en faut bien néanmoins qu'ils n'aient droit de croire sur ces simples désirs que ces dispositions soient dans leur âme, au degré de perfection qu'ils conçoivent (1)...

 

Arrêtons-le, car il s'aventure derechef vers les plates régions du truisme. Au reste, il en a assez dit pour trahir la vulgarité foncière de sa doctrine spirituelle. Les héros ne calculent pas ainsi, les saints non plus. Pour illustrer cette illusion nouvelle — et, d'après lui, plus répandue

encore que les autres — Nicole est allé chercher le pauvre

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 17, 18.515

 

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saint Pierre, « lorsqu'il disait à Jésus-Christ qu'il était prêt à exposer sa vie pour lui ». Il l'a trahi, comme vous savez. C'est donc qu'il avait pris une « volonté faible pour une volonté pleine et qu'en un mot il croyait pouvoir ce qu'il sentait qu'il voulait :  PUTABAT se posse quod se velle sentiebat » (1). C'est Nicole ravi qui souligne ce mot de saint Augustin. Comme il leur plaira, mais quand tout sera dit sur la présomption de Pierre, avouez que nous l'aimons mieux ainsi. Qui ne le comprend, qui ne l'excuse ? Il y a de belles présomptions, et, après tout, vingt défaillances ne font pas un lâche, tandis que trop de sagesse fait les médiocres. Un grand amour ne donne pas toujours tout ce qu'il promet, néanmoins en nous persuadant que nous pouvons l'impossible, il nous permet souvent de l'atteindre. Mais revenons à nos mystiques, puisque enfin cette longue analyse les vise d'abord et prétend les convaincre d'illusion, sinon de folie.

Quoi de plus simple? Cette mystérieuse « union », qu'ils nous vantent, n'est qu'une « pensée d'union » ; les « mouvements a qu'ils éprouvent, et qu'ils attribuent à une grâce de choix, c'est le plus souvent l'amour-propre qui les produit en eux; les délices de leur contemplation ineffable ne sont qu'un roman.

 

« Dieu ne laisse point de vide dans la nature, dit le sieur Desmarets, et quand une âme se défait de tout ce qui n'est point Dieu, il la remplit aussitôt. » Cela est très véritable. Mais comment le sieur Desmarets sait-il que, lui ou ses (disciples) sont défaits de tout ce qui n'est point Dieu ? Qui lui a fait voir le fond de son coeur et les tours et retours infinis de cet abîme? Qui lui a dit qu'il n'y avait point de cupidité cachée, qui servit d'obstacle aux grâces de Dieu? Il l'a pensé ; il a dit à Dieu qu'il se présentait à lui détaché des choses créées, et il a conclu de là qu'il en était effectivement détaché.

Nous aimons à nous tromper de la sorte, parce que cela est tout à fait commode pour l'amour-propre. Car comme il est en

 

(1) Traité de l’oraison, p. 17.

 

 

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notre pouvoir de penser à tout ce que nous voulons, nous nous mettons par là en état d'être aussi vertueux que nous le voulons...; nous nous plaçons dans la classe de spiritualité qui est le plus à notre goût, et enfin c'est par ce moyen qu'on.. devient (mystique) en très peu de temps. On pense que l'on n'est rien et que Dieu est tout, et par là on devient un rien et l'on se plonge dans le tout de Dieu (1).

 

Ai-je dit qu'il manquât d'esprit? Mais Voltaire en avait aussi, j'imagine. Si votre étourderie lui donne le ton, prenez garde, toute l'Ecriture y passera, et toute la vie chrétienne : Gentibus... stultitiam. On commence par rire de Mme Guyon, on continuera par sainte Thérèse, on finira par saint Paul.

« Pure imagination », « prétendues merveilles », tout du reste lui paraît suspect et bouffon dans les textes mystiques qu'il examine et parmi lesquels il en est plusieurs de fort beaux. Nous citerons chemin faisant, quelques échantillons de cette critique désespérément courte et frivole. Ce qu'il n'a pas éprouvé lui-même ne peut être qu'illusion, et, pour appuyer cette prévention déconcertante, il ne trouve rien de mieux que de faire appel à l'autorité même de ses adversaires.

 

S'il faut s'en rapporter à l'expérience, on peut produire sur ce sujet... l'Abbé d'Estival, homme d'expérience s'il en fût jamais en cette matière. Cependant cet Abbé, parlant de quelques personnes trop zélées pour cette oraison (mystique), et qui y engageaient trop légèrement les âmes, déclare que presque toutes ces personnes étaient tombées dans l'illusion ou dans une haute vanité. VOILA UN ÉTRANGE EFFET DE CETTE ORAISON (2).

 

Autant dire que, parce qu'il y a de faux mystiques, il ne saurait y en avoir de vrais. Je veux bien, mais puisque, par ailleurs, on nous répète qu'une foule d'illusions se glissent dans la prière commune, je conclurai, d'après une

 

(1) Visionnaires, pp. 317, 318.

(2) Réfutation, pp. 314, 315.

 

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logique semblable, que toute prière est illusion. Nicole l'avoue, du reste :

 

Il peut fort bien arriver que des gens qui auront fait plusieurs heures de méditation réglée toute leur vie, n'aient pourtant jamais prié... Il peut arriver de même, que ceux qui ont versé des larmes dans leur oraison n'aient jamais prié... ; (et) voilà le dénouement de cette expérience si ORDINAIRE par laquelle on voit souvent tant de défauts grossiers et sensibles dans ceux que l'on appelle des gens d'oraison. Car il parait par là qu'il y en a bien à qui on donne ce nom, qui ne le méritent pas et qui avec toutes leurs méditations si réglées n'ont guère prié DANS TOUTE LEUR VIE (1).

 

Commune ou mystique, toute prière lui est suspecte :

 

Ainsi il faut reconnaître qu'il y a d'extrêmes ténèbres dans toutes sortes d'oraisons, soit communes, soit non communes; que la grâce, la nature et l'opération du démon y sont tellement semblables qu'il est très difficile de les distinguer. Et comme il est certain néanmoins qu'il n'y a de vraie oraison que celle qui vient de la grâce..., il est clair qu'il n'y a rien de plus caché que la vraie prière, et qu'il se peut bien faire, comme on a déjà dit, que des gens fassent tous les jours plusieurs heures d'oraison mentale, sans avoir prié comme il faut une fuis en toute leur vie (2).

 

A son aise, mais enfin, grâce à lui, voici nos mystiques en repos. A qui viendrait désormais leur soutenir qu'ils l'évent tout éveillés, ils n'auront qu'à montrer ces beaux textes de M. Nicole. Prière vocale, méditation méthodique, contemplation, extase, nous sommes tous logés à la même enseigne; tout n'est qu'illusion. Guérissez

d'abord les vôtres et nous écouterons vos réprimandes. Ah! si les mystiques savaient se défendre, si toutes les armes leurs semblaient bonnes, comme ils seraient forts !

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 10, 11

(2) Ib., pp. 44-45.

 

 

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§ 3. — Palinodie.

 

Nicole ne semble pas avoir entrevu cette conséquence. Merveilleux de pénétration en face d'un objet réduit, son esprit myope se trouve impuissant à dominer les ensembles. Analyse par ci, analyse par là, mais qui ne se contrôlent point les unes par les autres, et dont les résultats ne s'accordent pas toujours entre eux. Dès qu'il lui faut s'élever, il se recroqueville, il semble noué, et, d'ailleurs, ravi de l'être, car il ne craint rien tant que le vertige. Infirmité plus morale peut-être qu'intellectuelle : au fond, et comme nous l'avons déjà montré plusieurs fois, il a peur de la lumière. Quand l'incertitude le prend, il affirme un peu plus haut, comme d'autres chantent pour se donner du courage. Après avoir cédé à son impulsion première, en écrivant ce chapitre des illusions, il avait néanmoins trop de sens pour ne pas comprendre que le bel épouvantail, dressé par lui contre les «fausses spiritualités », sèmerait fatalement la panique dans les rangs des simples dévots. A Port-Royal même on a dû, je crois, lui en faire la remarque. Humble et docile, aussi a-t-il essayé d'estomper, d'effacer presque, tant d'exagérations imprudentes. C'est là du reste leur méthode habituelle; ils commencent par mettre le feu à la maison, puis ils courent chercher les pompiers. Hier croquemitaines, aujourd'hui bonnes d'enfants. Sancta sanctis, gronde le grand docteur au frontispice de sa Fréquente communion ; après quoi, il nous rassure : ne vous frappez donc pas, moi qui vous parle, je dis la messe chaque matin. Ou encore : abus lamentable des actes de contrition ! L'effet produit, on ajoute du ton le plus bonhomme :

 

Je ne dis pas néanmoins que ces petites prières qu'on appelle des actes de contrition ou d'amour de Dieu ne soient dévotes et saintes (1).

 

(1) Traité de l’oraison, p. 27.

 

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Palinodie ou douche écossaise, pour peu qu'on ait manié les âmes, on concevra plus d'un doute sur l'efficacité de cette méthode.

Pourvu qu'on ait soin d'éviter cette illusion, écrira Nicole, annulant par avance la douteuse consolation qu'il va nous offrir,

 

on ne saurait justement blâmer qu'après avoir considéré une vérité ou un mystère, après nous en être servis comme d'un flambeau, pour découvrir nos obligations et nos défauts, nous tâchions de concevoir des idées vives des mouvements que ces objets y devraient produire, et que nous les exprimions par des paroles intérieures, COMME SI NOUS LES RESSENTIONS.

 

« La machine », disait Pascal.

 

Peut-être les avons-nous en effet, peut-être ne les avons-nous pas ; mais il est toujours utile de pratiquer un moyen qui est de lui-même propre à les faire naître, comme il est utile ale prononcer des psaumes pleins de saintes affections, pour tâcher d'imprimer ces affections dans son coeur (1).

 

Dans la coupe, enduite de miel, c'est bien encore le poison du « que sais-je? », mortel aux simples, et peut-être aussi aux compliqués. Récitez néanmoins les psaumes ; après tout, il se peut faire que ce ne soit pas du temps perdu. A la vérité,

 

il se peut faire (aussi) que tout cela ne soit rien encore que des pensées. MAIS NOUS NE LE SAVONS PAS, et nous savons que ces pensées sont utiles, et que Dieu s'en sert souvent pour faire impression sur notre coeur (2).

 

Quand vous prenez un billet à la loterie, êtes-vous sûr de gagner?

 

Il faut donc bien se donner de garde de détourner les chrétiens de la pratique de ces actes et l'on ne saurait au contraire les y exciter trop ;

 

(1) Traité de l’oraison, p. 241.

(2) Ib., p. 107.

 

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Vous respirez, attendez la fin :

 

mais il faut seulement les avertir d'éviter TROIS SORTES D’ABUS dans lesquels on peut tomber en les pratiquant (1).

 

C'est proprement le supplice des Danaïdes. Trois abus, trois illusions, celles qu'on nous a décrites plus haut. Et notez bien que, si par impossible, vous arrivez à vous apprivoiser avec la première, les autres soudain se dressent. Suis-je bien sûr, par exemple, que le plaisir que je trouve à chanter les psaumes ne vienne pas de quelque

vanité secrète ? Ne serais-je pas le corbeau de la fable, ou l'âne porteur de reliques? Non vous n'en êtes pas sûr, reprend notre consolateur, cependant ne vous désespérez pas, aussi longtemps du moins que vous ne serez pas sûr du contraire :

 

Il est vrai que la raison seule, conduite et appliquée par l'amour-propre, peut produire en nous quelque chose de fort semblable à... une pauvreté de foi, c'est-à-dire qu'elle peut nous faire connaître et confesser nos misères, former des pensées et prononce r des paroles d'humilité, pousser des gémissements, avouer notre orgueil, afin d'obtenir de Dieu ce que nous lui demandons.

Mais connote il est certain aussi que nous ne saurions distinguer avec évidence le fond de notre coeur et le principe de nos actions, il faut toujours faire ce que la vérité nous prescrit, et souffrir humblement l'incertitude où il nous laisse à l'égard de ce qui no us fait agir (2).

 

Rien de plus sage; ce qui l'est moins est de rappeler constamment aux simples, aux timides les raisons qu'ils ont de se défier d'eux-mêmes.

 

L'incertitude doit produire la crainte, mais non le désespoir, qui suppose au contraire la certitude du mal que l'on craint.

 

Axiome géométrique, mais sophisme psychologique : en

 

(1) Traité de l’oraison, p. 109

(2) Ib., p. 326.

 

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fait, cette Incertitude — forse che si, forse che no — équivaut chez plusieurs à la certitude du pire.

 

Je dis de plus que cette incertitude ne nous doit point ôter la confiance, parce qu' (elle) n'est fondée que sur ce que nous ne savons pas assurément que la volonté que nous avons d'obéir à Dieu... soit sincère et effective..., or quand on sent cette volonté en soi dans quelque degré, le doute qui reste si elle est sincère n'empêche pas la confiance, qui naît de ce témoignage intérieur. Il est difficile de croire qu'on ne veuille pas sincèrement ce qu'on croit vouloir (1).

 

Admirables paroles, mais vaines; parce qu'elles viennent trop tard et quand le mal est fait, je veux dire, quand on a consacré tant de pages à nous démontrer que ce a témoignage intérieur » reste sujet à l'illusion. Qu'on me permette une dernière citation qui me paraît d'une rare beauté, et où toute cette philosophie, troublante pour les uns, rassurante pour les autres, est excellemment résumée.

 

Nous avons donc toujours en nous un principe divin ou un principe humain pour accomplir ce qu'il y a d'extérieur et de sensible dans ces exercices de la vie chrétienne. Souvent même nous avons tous les deux ensemble, mais nous ne pouvons pas, savoir avec certitude lequel de ces deux principes domine dans notre coeur et produit nos actions.

 

(1) Traité de l’oraison, p. 361. Il dira plus explicitement dans sa Réfutation des quiétistes : « Lors donc que l'âme, par une vue droite et juste, (qui lui dira si elle est droite et juste ?) se porte à la recherche de la vérité dans la méditation... et qu'elle y cherche sa nourriture et sa lumière, on n'a nul sujet d'attribuer ce mouvement à la nature et à un effet purement humain... On n'a pas sujet d'attribuer l'application à la vérité à un mauvais amour. La raison veut donc qu'on l'attribue au bon amour ». Réfutation, pp. 102, 103. — Mais quoi, ne nous avez-vous pas dit cent fois le contraire, et que rien n'est plus « caché » que le principe de notre prière? Plus loin, dans le même sens et excellemment : « Il faut toujours de la droiture et de la pureté de coeur pour être convaincu que ce que nous voyons de vertu et de piété dans les âmes vient plutôt d'une grâce de Dieu que de la force de la nature. Dieu agit toujours en Dieu caché ; et s’il répand assez de lumière pour faire connaître aux personnes humbles l'opération de sa grâce, il y mêle assez d'obscurité pour la cacher aux superbes ». Ib., p. 211. C'est la philosophie de Pascal, mais, encore un coup, elle vient trop tard.

 

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Vérité incontestable, sans laquelle nous n'aurons jamais raison des illuminés, mais qu'il vaut mieux taire aux scrupuleux, aux inquiets, c'est-à-dire, à la moitié au moins des âmes pieuses.

 

Et quoiqu'il soit de notre devoir de nous purifier sans cesse de tout intérêt et de tout amour-propre, nous ne savons pas néanmoins si ce désir même d'en être purifiés ne vient point d'un autre intérêt plus spirituel et plus délicat. Car on peut désirer par amour-propre d'être délivré de l'amour-propre; on peut désirer l'humilité par orgueil. Il se fait un cercle infini et imperceptible due retours sur retours, de réflexions sur réflexions, dans ces actions de l'âme, et il y a toujours en nous un certain fond et une certaine racine, qui nous demeure inconnue et impénétrable durant toute notre vie. C'est l'état où Dieu veut que les hommes vivent clans le monde.

 

Mais Dieu ne veut pas que tous les hommes aient une conscience aiguë de cet état. Cela n'est bon que pour les esprits semblables à Nicole, je veux dire raffinés et paisibles comme lui.

 

Nous sommes condamnés à ces ténèbres par sa justice (?), et sa miséricorde nous les rend avantageuses quand elle sait que nous nous en servons pour être plus humbles.

 

Et elle nous les cache quand elle sait qu'à essayer de sonder ces ténèbres, nous deviendrions fous.

 

Et ainsi il est visible que ces ténèbres étant justes et inévitables d'une part, et de l'autre, nous étant utiles,

 

« Inévitables » en soi, mais beaucoup ne les réalisent, ne les soupçonnent même point, et pour beaucoup entre ces beaucoup, il vaut mieux qu'il en soit ainsi. Il est inévitable que l'air que nous respirons pullule de germes dangereux; il est « utile » qu'un certain nombre de têtes solides, averties de la présence de ces germes, travaillent à purifier l'atmosphère; mais si vous parlez à tort et à travers de microbes, vous détraquerez bien dut monde.

 

la raison même nous porte à demeurer en repos,

 

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Une raison solide, saine, placide comme celle de Nicole

 

et à adorer en paix la bonté divine qui les ordonne pour notre bien, et qui nous tient comme captifs clans cette prison obscure, jusqu'à ce qu'elle nous expose à sa lumière qui nous fera connaître ce que nous sommes. Toutes nos inquiétudes ne nous tireront pas de cette nuit et de cette obscurité : elles NE FERAIENT PLUTOT QUE L'AUGMENTER et nous empêcher d'en tirer du fruit. Il faut donc les éviter si nous le pouvons ; et nous le pouvons toujours

 

Nicole, oui; tout le monde, non,

 

ou par grâce, ou par un effort humain qui suffit pour nous PROCURER UNE PAIX HUMAINE qui ne se distingue pas sensiblement de la paix de Dieu, et qui vaut toujours mieux que l'inquiétude qui accable l'âme, et qui la réduit à la paresse et au désespoir (1).

 

Cette « paix humaine » est une des plus rares imaginations de Nicole. Il s'y est peint tout entier; mélange prodigieux d'épaisseur et de finesse, de foi et de scepticisme, de bon sens et d'étourderie. S'étonnera-t-on, après ce long chapitre, que nous lui préférions François de Sales, et au pessimisme mal guéri des jansénistes, à leur confiance troublante, l'optimisme courageux des humanistes dévots (1). Credidimuscharitati, disent ces derniers. Les autres voudraient

 

(1) Visionnaires, pp. 294-296. Il continue, et de façon à nous rappeler le pari de Pascal : a La même raison qui nous fait préférer la paix à l'inquiétude, nous doit faire aussi préférer la pratique de tous les exercices de la vie chrétienne, à une vie molle, négligente et paresseuse. Car il est certain que ceux qui ne les pratiquent pas ne sont pas dans la voie de Dieu... Au contraire, ceux qui pratiquent ces saints exercices sont tous en quelque sorte dans la voie de la paix ; ils sont dans la compagnie de ceux qui vont au ciel... » Ib., pp. 296, 297.

(1) Ce que je critique ici chez Nicole, ce n'est pas à proprement parler cette idée, très juste en soi, d'une paix humaine ; c'est le long travail destructeur qui l'amène à se réfugier dans cette paix, et tout ensemble devrait normalement l'empêcher d'y arriver. Il va du reste sans dire que, pour tout ce qui concerne le mérite surnaturel de nos actes propres, nous n'arrivons jamais qu'à une certitude morale. L'imprudence de Nicole consiste à ébranler inutilement cette certitude. Sur la foi humaine nécessaire aux contemplatifs eux-mêmes cf. de longs développements dans le tome I, livre II du Jour mystique, livre que nous allons beaucoup citer.

 

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bien, ils n'osent pas croire à l'amour. Qu'on mesure donc l'intervalle entre le « pax vobis » de l’Evangile et le « cercle infini et imperceptible de retours sur retours » dans lequel Nicole, qu'il le veuille ou non, travaille à emprisonner ses lecteurs. « Pax vobis, ego sum, nolise timere ». Dans toute âme de bonne volonté, la « paix humaine» que recommande Nicole, est déjà la « paix de Dieu ». J'avoue du reste que

cette glose sur la palinodie de Nicole nous a entraîné un peu loin de la question mystique ; mais l'occasion était bonne de compléter ce que nous avons déjà dit sur un sujet presque vierge ; la religion et la spiritualité de Port-Royal (1).

Concluons, que puisque « il n'y a aucune sorte d'oraison, dans laquelle on ne puisse être trompé a, il n'est pire illusion que de vivre constamment dans la crainte de l'illusion.

 

C'est un grand abus, nous apprend sainte Thérèse, que de quitter la contemplation, crainte d'être trompé. « Souvent, on nous veut empêcher le chemin, en nous disant qu'il y a danger, qu'une fille s'est perdue par là, qu'une autre a été abusée. (c'est le grand argument de Nicole contre les mystiques) On ne doit faire cas de ces craintes et dangers, puisque c'est le chemin royal et assuré, par lequel a été notre Roi, et par lequel ont cheminé tous les élus et les saints... Que le chemin de l'oraison soit le chemin de danger, à Dieu ne plaise ! Le diable a inventé ces craintes pour en faire tomber aucuns qui faisaient oraison. Le monde ne voit pas les milliers qui sont tombés en des hérésies et en d'autres grands maux, sans avoir d'oraison (2).

 

(1) Voici encore une preuve de l'inquiétude que laissait à Nicole cette minutieuse critique de l'illusion dans la prière. Je l'ai déjà remarqué, cette critique, à laquelle il revient du reste sans cesse d'un bout à l'autre du volume, était exposée ex professo dans la première partie du Traité de l’oraison, qui a pour titre : Que les pensées seules ne sont point oraison. Commencer l'initiation pieuse par une leçon d'incertitude, de défiance, de scrupule, on n'imagine rien de plus étourdi : je tiens à ce mot, le seul qui soit propre. Quand il a refondu son livre en 1694, il a renvoyé ces dites leçons au second volume, sous le titre : Des conditions de la prière chrétienne. Il a du reste renvoyé également à ce second volume, tout ce qui était d'ordre plus spéculatif que pratique. C'est fort bien fait. Cf. l'Avertissement du traité de la Prière.

(2) Le Jour mystique, pp. 657-659.

 

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§ 4. — Nécessité de l'effort humain (intelligence, volonté) dans la prière commune. — Apologie de la méditation et de saint Ignace.

 

Mais si « les pensées seules ne sont point oraison », elles sont « le moyen ordinaire par lequel nous devons exciter en nous l'esprit d'oraison », nous mettre en posture d'oraison, nous acheminer à recevoir la grâce nécessaire à la véritable oraison. Il est donc « permis de les rechercher », et comme il n'y a pas d'autre moyen de les rechercher, que de méditer, la méditation est bonne, elle est même communément nécessaire, quoiqu'en disent M. de Saint-Cyran (Bancos) et les faux spirituels, qui recommanderaient une « oraison sans pensées ». Et sans doute, c'est bien toujours Dieu qui prie en nous, mais il le fait en subordonnant son action propre aux efforts de l'homme, en adaptant son concours au jeu normal de nos facultés. Toute prière est un acte surnaturel d'amour; mais, pour aimer, il faut connaître; et pour connaître, penser.

 

Ainsi la vérité allie ce qui paraît contraire à ceux qui ne la connaissent qu'imparfaitement. Tout dépend de Dieu; donc il ne faut point travailler, disaient certains hérétiques. Il faut travailler, donc la vertu ne dépend point de la grâce, disaient les Pélagiens. Mais la doctrine catholique consiste à unir ces vérités et à rejeter ces fausses conclusions. Il faut travailler, dit-elle, et néanmoins tout dépend de Dieu. Le travail est un effet de la grâce et un moyen ordinaire d'obtenir la grâce. Croire que le travail et les vertus qu'on obtient par le travail ne sont pas des dons de Dieu, c'est une présomption pélagienne, Mépriser les moyens dont Dieu se sert ordinairement pour communiquer sa grâce aux hommes, c'est tenter Dieu en voulant renverser l'ordre de la sagesse divine. Ainsi la piété véritable consiste

 

à rechercher de pieuses pensées, autrement dit, à méditer, et à « reconnaître que c'est Dieu », qui, par ce moyen, prie lui-même en nous (1). Saint Ignace disait la même

 

(1) Visionnaires, p. 292.

 

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chose en deux mots. « N'attendons le succès que de la grâce, mais travaillons commis s'il ne dépendait que de nous ».

Saint Ignace ! Nous avons insinué plusieurs fois que Pierre Nicole, ce janséniste prétendu, cet inspirateur des Provinciales, appartenait en vérité, non pas au corps, mais à l'âme de la Compagnie. Le présent chapitre apporte une nouvelle preuve à ce paradoxe. Je ne crois pas en effet que personne, même parmi les jésuites, ait expliqué avec plus de limpidité et d'élégance, ait justifié avec plus de force la psychologie des Exercices spirituels. Lorsqu'il y a quelques années, on s'est remis de plusieurs côtés à critiquer la méthode ignatienne, les défenseurs de cette méthode auraient pu se borner à rééditer le second livre du Traité de l’oraison qui a pour

titre : De l'utilité des bonnes pensées et de ce qu'on appelle oraison méthodique (2).

 

 

(2) Il est très possible, que Nicole n'ait jamais étudié les Exercices. Il les connaissait du moins par François de Sales, cf., Traité de l’oraison, p. 58. Que le savant directeur de la Bibliothèque des exercices veuille donc bien faire figurer dans ses précieuses rééditions, et les pages de Nicole que nous allons résumer, et sa lettre, si remarquable, pour nous si piquante, à un supérieur (non de Maredsous, qui n'existait pas encore ; mais) de l'ordre de Cîteaux, et dont voici le sommaire . « Divers avis sur la manière dont on doit travailler à rétablir la régularité ancienne dans les monastères de cet Ordre. Qu'on y doit conserver les pratiques nouvelles qui peuvent contribuer à la sanctification des religieux, comme l'oraison mentale ». Lettres, Il, pp. 91-1oo. J'en donne quelques extraits : « On témoigne... ne pas approuver le règlement fait par les Chapitres généraux, que l'on fera dans toutes les maisons, deux fois par jour... une demi-heure de ce qu'on appelle méditation. La manière dont on en parle tend à faire regarder ce règlement comme un relâchement contraire à la règle et au premier esprit de l'Ordre... Cependant j'ai vu (à Port-Royal) des gens très persuadés de l'abus qu'on peut faire des méditations, et qui croient néanmoins qu'à l'égard du commun des religieux, c'est le tentas le moins mal employé de toute la journée... Si saint Benoît n'a pas établi ce moyeu, c'est qu il a supposé que ses maisons seraient composées de personnes, qui pourraient joindre aux exercices extérieurs la méditation... Il faut avoir une très grande idée de la lumière et de la sagesse des saints fondateurs... Mais cela n'a pas empêché l'Église de remédier par de nouveaux règlements aux abus... S'il y a des dispenses justes, je crois que l'on peut mettre de ce nombre un décret qui diminuera quelque chose de la longueur de l'Office, ou de quelque autre exercice régulier, pour donner moyen aux religieux de s'appliquer à eux-mêmes et à considérer leurs devoirs avec plus d'attention... Cogitavi vias meas ». Et encore : « Je dirais presque la même chose sur ce qu'on dit contre la retraite annuelle qui se pratique dans tous les nouveaux Ordres... Comme (elles) ne sont... incompatibles avec aucune règle, ni aucun Institut, il est bon de témoigner en les approuvant et même en les pratiquant, qu'on n'aime pas son Ordre par un certain amour-propre, et parce que nous nous sommes fait un honneur de le soutenir, mais parce que la vie qui y est établie est agréable à Jésus-Christ...; en sorte que nous soyons disposés à pratiquer toute autre bonne oeuvre, quand elle n'aurait pas cet attrait particulier d'être de notre Ordre, et d'avoir été prescrite par ceux qui l'out fondé... Jésus-Christ était hier et il est aujourd'hui... Il anime les saints de ce temps (même saint Ignace) comme il a animé les anciens ». Sur la récente controverse à laquelle je fais allusion, cf. F. Cavaliers, Ascétisme et Liturgie, Paris, 1914.

 

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Dieu nous prend tels que nous sommes, et, dans l'espèce, actifs, curieux de pensées multiples et distinctes.

 

L'homme, par son péché, a perdu l'oeil de la contemplation par lequel il contemplait, dans l'état de l'innocence, la vérité et la loi éternelle.. il est tombé dans l'amour des corps, dans la multiplicité des créatures..., il est devenu incapable de concevoir et d'aimer (de lui-même) les choses spirituelles (dans leur divine simplicité)... Dieu (a) formé le dessein... de le rappeler à cette vérité dont il était déchu..., mais en se servant de l'état même auquel il était tombé, pour l'en relever.

Il aimait les corps et les objets sensibles ; il lui a donné un corps et des objets sensibles à aimer. Il aimait la multiplicité, et il lui a donné une sainte multiplicité à laquelle il peut s'appliquer légitimement... (Dieu) a voulu guérir les hommes, amoureux des corps, en leur présentant un Dieu revêtu d'un corps, et les élevant ainsi par l'amour de son Humanité divinisée jusqu'à l'amour de sa Divinité; l'Humanité est le moyen, la Divinité est la fin et le terme. Il n'élève pas tout d'un coup les hommes grossiers à l'amour tout pur de sa Divinité... Il ne les attache pas à un seul attribut, mais il leur présente la variété de ses Mystères par lesquels il veut qu'ils remédient à l'amour de la multiplicité que le péché leur a inspiré...

 

Le péché nous avait faits curieux; la Rédemption nous fera méditatifs.

 

Ce chemin qu'il a tracé par son Incarnation et par ses mystères..., c'est la voie d'une sainte multiplicité, dans laquelle on passe par la considération de divers mystères, et l'on se soutient par le changement et la variété des objets..., ut humana mens (comme l'a dit Hugues de Saint-Victor) et in multiplicitate excitationem,

 

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et in varietate delectationem, et in intermissione recreationem inveniat.

 

L'Eglise l'a bien compris:

 

c'est pour cela qu'elle a distribué l'année selon les Mystères de Jésus-Christ; qu'elle nous propose chaque jour de différents saints à honorer ; qu'elle a partout institué des psalmodies qui partagent le jour par des prières différentes (1),

 

et en voilà plus qu'il n'en faut pour fermer la bouche à ceux qui voudraient opposer la liturgie à la prière méthodique, la première n'étant autre chose

 

QU'UNE MÉTHODE DORAISON MENTALE, dans laquelle l'Eglise nous fournit les pensées mêmes des vérités que nous devons considérer, et l'idée des mouvements que nous devons exciter en nous...

(L'Eglise) veut que nous formions dans notre cœur ces mêmes mouvements dont elle peint l'image dans notre esprit; que nous admirions Dieu quand nous concevons l'idée de l'admiration..., que nous gémissions quand (les paroles liturgiques) nous marquent des gémissements..., et enfin que nous nous transformions dans tous les saints mouvements et toutes les passions divines, que le Saint-Esprit a exprimées dans les psaumes et dans les autres prières de l’Eglise (2)...

 

(1) Lettres, III, pp. 8-t2. Le texte de Hugues de Saint-Victor est d'une splendeur incomparable. Nicole savait choisir.

(2) Traité de l’oraison, pp. 51-55. Il est trop évident que, pour Nicole, ce travail intellectuel diffère de la spéculation proprement dite, laquelle trouve sa fin en elle-même : « Le dessein de l'oraison n'est pas de s'occuper de Dieu, mais de s'en nourrir comme du pain unique de l'âme, qu'on demande dans la prière ». Ib., p. 49. Ce n'est pas un exercice d'esprit, qui ait pour but de produire des pensées nouvelles. C'est un effort de l'âme pour pénétrer les vérités anciennes. » Ib , p. 127. « Il faut donc tâcher, non à multiplier les connaissances dans la prière, mais à augmenter la clarté de ces connaissances et l'impression qu'elles font sur notre coeur ». Ib., p. 133 ; en d'autres termes, tâcher, non pas tant de découvrir la vérité que de la réaliser, au sens newmanien du mot, Sur quoi Nicole apporte l'admirable texte de saint Augustin, mais sans se douter que ce texte ruine de fond en comble son propre intellectualisme: Non enim diligitur quod venitus ignoratur, sed cum diligitur quod ex quantulacumque parte cognoscitur, IPSA EFFICITUR DILECTIONE UT MELIUS PLENIUSQUE COCNOSCATUR.

«  Si c'est Dieu qui nous tienne occupés de quelques-unes des considérations que nous avons marquées, il est vrai que nous y pouvons être longtemps arrêtés, mais aussi nous en devons être heureux. (Saint Ignace avait déjà dit la même chose.) Et en ce cas, nous ne devons pas nous mettre en peine d'aller plus avant, puisque nous serions arrivés d'abord par cette voie abrégée au terme où nous prétendions aller. (Id quod solo, comme disent les Exercices.) Toutes ces diverses considérations ne tendent qu'à allumer en nous l'amour de Dieu. Si Dieu l'allume par une seule, nous avons ce que nous devions prétendre, et nous faisons en l'aimant beaucoup plus que par toute cette diversité d'actes ». Ib., p. 228. Par où l'on voit que son anti-mysticisme, traité par un médecin compétent, n'eût peut-être pas été sans remède. Enfin: « Le lieu de la vérité n'est pas l'esprit, mais le coeur. C'est où elle doit être écrite par le Saint-Esprit. Elle n'est que loi ancienne. lorsqu'elle n'est que dans l'esprit ; mais elle devient loi nouvelle et évangélique, lorsqu'elle est gravée dans le coeur. Nous ne sommes que juifs en la connaissant, mais nous sommes chrétiens en l'aimant ». Il faut donc, dans la prière, « se tenir devant (Dieu) comme un vase ouvert, pour l’y recevoir, et comme une table rase afin qu'il s'y imprime ». Ib., p. 278. (Je ne sais pourquoi il me semble que Nicole a dû emprunter ce dernier texte à quelqu'un de ses devanciers, à Saint-Cyran peut-être). Il ne faut donc pas attribuer à un goût trop vif pour la spéculation l'intellectualisme de Nicole, mais seulement à l'impossibilité où il se trouve d'imaginer pour connaître Dieu une autre voie que le pur raisonnement. Et néanmoins les textes que nous venons de citer n'ont de sens que si le raisonnement n'est pas l'unique voie de connaître Dieu.

 

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On peut donc à... (l’) exemple (de l'Eglise) disposer aussi en un certain ordre les pensées intérieures auxquelles on a dessein de s'appliquer, afin d'arrêter l'inconstance de l'esprit ; et c'est cette disposition qu'on appelle proprement une méthode d'oraison mentale, et il est aisé de voir par sa nature et par sa fin, qu'on ne la saurait blâmer sans blâmer en même temps l'office, dont l'Eglise prescrit la récitation aux ecclésiastiques, puisque cette méthode n'est autre chose qu'un ordre de pensées et de mouvements, comme l'office de l'Eglise est tout ensemble un ordre de pensées, de mouvements et de paroles (1).

 

Ainsi la méditation ignatienne continue la méditation liturgique; la première est en germe dans la seconde, et, loin de s'opposer l'une à l'autre, elles s'appellent plutôt, la récitation des prières liturgiques stimulant l'oraison privée, et celle-ci préparant le fidèle qui s'y adonne à pénétrer, à goûter davantage le sens de la liturgie.

 

(1) Traité de l’oraison, p. 149. La logique voudrait davantage, et, pour moi au lieu de dire : la méditation est bonne puisque la liturgie est bonne; je dirais plutôt : la liturgie est bonne puisque la méditation est bonne. Qui ne voit en effet que la liturgie suit et suppose la méditation ? Les premières formules liturgiques, qu'elles aient été ou non rédigées en vue de leur emploi liturgique, n'ont fait que traduire la prière intime de leur auteur. Il en va naturellement de même pour les formules qui ont été ajoutées dans la suite des âges. Prenez telle pièce liturgique, l'Exultet, le Caelestis urbs Jérusalem; qui ne voit, encore une fois, qu'elles sont le fruit d'une méditation proprement dite, et combien profonde ! Propter quod unumquodque tale et illud magis...

 

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Ainsi la différence qu'il y a entre ces derniers temps de l'Eglise et les premiers, en ce qui regarde la prière, n'est pas qu'on ait commencé dans les derniers siècles à prescrire des méthodes d'oraison, et qu'on ne l'ait point fait dans les premiers, mais c'est que, dans les premiers, on s'est contenté d'est proposer une très facile et très proportionnée à toutes sortes d'esprits, qui consiste à fournir aux fidèles les pensées des choses auxquelles ils doivent s'appliquer, et les idées des mouvements qu'ils doivent avoir, et à ne laisser plus au Saint-Esprit qu'à donner le seul mouvement du coeur, en laissant à chacun la liberté de se former d'autres méthodes sur le modèle de celle-là ; — au lieu que, dans les derniers siècles, on a prescrit des méthodes moins particulières, où l'on ne détermine pas si précisément à l'esprit les pensées et les mouvements qu'il doit avoir, mais où on lui laisse plus de liberté pour l'un et pour l'autre (1).

 

Et cette « liberté » elle-même n'est pas nouvelle. Tous les Pères nous y invitent, aucun d'eux n'ayant eu l'idée plus que bizarre de borner les exercices de la vie intérieure à la récitation, même fervente, des prières liturgiques. Sur un texte donné, saint Jean Chrysostome nous apprend à « considérer celui qui parle, à qui il parle, le sujet qui le fait parler (2) ». Quis, quid, ubi, quibus auxiliis... Saint Augustin nous veut ruminants :

 

Salomon dit que « le Sage tient longtemps dans sa bouche un trésor désirable, et que le fou l'avale aussitôt », c'est-à-dire en

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 57, 58. Ou encore : « Il y a seulement cette différence, que l'office étant fait pour tous les ecclésiastiques, l'Eglise, qui juge utile d'obliger ceux qui le récitent à une espèce d'uniformité, ne leur permet pas de se dispenser de l'ordre des prières qu'il contient, sous prétexte qu'ils auront plus d'attrait à un autre. Mais, les prières purement intérieures étant laissées à la liberté de chacun, personne ne doit tellement se lier à aucun ordre qu'il n'en suive un autre sans scrupule, s'il plaît à l'Esprit de Dieu de l’y appliquer ». Ib., pp., 149. 15o. Et c'est là certainement, aux yeux de Nicole, un incontestable progrès. On comprend du reste qu'à part lui, cet esprit approfondissant ait préféré la méditation à la prière liturgique, celle-ci « effleurant » tant de matières et ne faisant « qu'errer et courir par toute l'étendue de l'Ecriture ». Cf. la curieuse citation de Cassien (Ib., p. 81) que Nicole appliquerait volontiers à la récitation de l'Office. On sait du reste, et nous montrerons plus tard en détail, que le XVIIe siècle n'était pas plus étranger que le XXe à l'esprit liturgique, l'était beaucoup moins.

(2) Traité de l’oraison, p. 83.

 

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un mot que le sage rumine, et que le fou ne rumine point... Il y a des hommes, qui sont signifiés par les pourceaux, qui sont impurs, non par leur nature, mais par leur vie ; et ce sont ceux qui, écoutant avec plaisir les paroles de la Sagesse, n'y pensent plus ensuite. Car rappeler dans sa pensée ce qu'on a fait passer dans sa mémoire comme dans l'estomac de l'âme, c'est faire d'une manière spirituelle ce qu'on appelle ruminer dans les animaux; et ceux qui ne le font pas sont figurés par ces espèces d'animaux que l'Ecriture appelle immondes (1).

 

Ainsi pensent tous les autres Pères,

 

tant il est vrai que l'exercice de la méditation est de soi-même un exercice commun de la vie chrétienne et, par conséquent a été pratiqué dans tous les temps (2).

 

Et ce n'est encore qu'une querelle de mots. Celui de « méthode » vous fait peur. Vous le trouverez pourtant dans saint Ambroise : « Oratio frequens quamdam operatur DISCIPLINAM ORANDI » (3). Songez aussi que,

 

comme... les préceptes de la rhétorique ne sont que des réflexions sur ce que les hommes éloquents ont pratiqué sans préceptes, de même les méthodes d'oraison ne sont que des réflexions sur ce que les chrétiens ont toujours pratiqué sans méthode (4).

 

A la bonne heure! Mais comment ne voit-il pas qu'on en peut dire autant des méthodes proposées par les mystiques ? C'est toujours la précieuse « lanterne » de Nicole ; elle n'éclaire que les petits sentiers où il la promène ; mieux vaut le soleil.

 

(D'où) il est visible qu'il y a peu de solidité à ce qu'on a accoutumé de dire, qu'il ne faut point de méthode pour gémir,

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 6o, 61.

(2) Ib., p. 83. On trouvera là une mine de beaux textes, non seulement décisifs, mais savoureux, v. g. dans le chapitre vu, où Nicole se fait fort de montrer que le De consideratione de saint Bernard « n'est dans le fond qu'un traité de l'oraison mentale ». Ib., p. 84.

(3) Ib., P. 97.

(4) Ib., p. 62.

 

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puisque, selon saint Augustin, ou plutôt selon l'Eglise, la méthode de gémir est de concevoir par l'esprit les objets dont on doit gémir, et l'idée de ces gémissements; et que l'Eglise a pratiqué cette méthode depuis son commencement jusqu'à présent, et la pratiquera jusqu'à la fin du monde (1).

 

Ils disent encore que saint Ignace est bien impertinent d' « assujettir le Saint-Esprit à nos heures et à nos fantaisies ». Mais quoi ! pour célébrer la sainte messe, attendez-vous l'heure de l'Esprit?

 

Tant s'en faut que cette détermination du temps, qu'on veut employer à la prière soit capable d'éloigner l'esprit de Dieu, qu'elle est capable de l'attirer. Car Dieu aime l'ordre et la régle, et est ennemi de la confusion et du désordre. Ainsi tout ce qui contribue à faire que notre vie soit plus uniforme et plus réglée contribue à attirer l'esprit de Dieu en nous... En effet, nous ne sommes pas assurés que le Saint-Esprit nous favorise de ses grâces à l'heure que nous aurons choisie et... nous sommes encore moins assurés qu'il nous favorise en quelque autre que ce soit;

 

et ce qui est vrai de l'heure, l'est également de tous les autres détails de la méthode;

 

mais la résolution que nous prenons de prier à une certaine heure, contribuant au règlement et à l'uniformité de notre vie, est plus capable d'engager Dieu à nous donner sa grâce que si nous priions sans règle et par le pur mouvement de notre fantaisie (2).

 

Tout le monde avoue du reste, et jusqu'aux jésuites, que

 

le Saint-Esprit pouvant former dans le fond du coeur des mouvements contraires aux pensées et aux motifs qu'on se propose, il ne se faut pas lier absolument à une certaine méthode (3).

 

Il y a des gens qui, reconnaissant, d'une part, qu'il est utile

 

(1) Traité de l’oraison, p. 57.

(2) lb., pp. 121-123.

(3) Ib., p. 49.

 

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de prendre tous les jours un certain temps pour se tenir devant Dieu en silence et en esprit de prière, ne voudraient point de l'autre qu'on prescrivit aucune règle pour cet exercice. Ils représentent même d'une manière odieuse la difficulté de tous ces actes que l'on prescrit d'ordinaire, et ils paraissent assez disposés à croire que toutes ces pratiques sont plutôt un exercice laborieux de l'esprit et une espèce de rhétorique, qui apprend à trouver des pensées, et à s'imaginer des mouvements sur certains sujets pieux, qu'un secours de la véritable oraison.

Et à la vérité, ils auraient tout à fait raison, si, en proposant ces règles, on avait intention d'y lier servilement les âmes, et si on les voulait obliger à passer par tous les degrés qu'on leur marque. Mais il y a peu de livres qui traitent de cette matière, qui n'avertissent le monde que ce n'est pas là l'intention de ceux qui les prescrivent; que lorsque Dieu occupe l'âme de quelques sentiments ou de quelques lumières, on fait fort bien de s'y arrêter et de les goûter, et qu'on ne doit se servir des méthodes que lorsque l'esprit demeure entièrement vide et que, ne sachant sur quoi s'appuyer, il est agité de pensées vagues et inutiles et même mauvaises. Ils enseignent tous qu'on doit préférer l'attrait et le mouvement de Dieu à toutes les méthodes, et ils ne préfèrent leurs méthodes qu'à l'instabilité du coeur et à la dissipation de l'esprit.

AINSI LA PREMIERE RÈGLE DE CES MÉTHODES EST QU'IL Y A BIEN DES GENS QUI N'ONT POINT BESOIN DE MÉTHODE (1).

 

Et c'est ainsi que de 1679 à 1789, et même au delà, les jansénistes, grands lecteurs du Traité de l’oraison, auront été façonnés, par le bon M. Nicole, à prier dans l'esprit et selon les méthodes de saint Ignace.

Nous l'avons dit, « ces gens e, que Nicole avait en vue, en écrivant son panégyrique des méthodes d'oraison, c'étaient d'abord M. de Barcos et les quelques Port-Royalistes qui suivaient sa direction. Ce détail a beaucoup d'importance pour qui veut connaître la direction suivie par Nicole en ces matières, l'origine assez mêlée, et, si l'on peut dire, la couleur de son anti-mysticisme. C'est à Port-Royal

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 112-143.

 

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qu'il a fait connaissance avec le quiétisme. Quand, plus tard, et dans des milieux tout différents, il croira rencontrer de nouveaux quiétistes, il les assimilera, sans plus de critique, aux quiétistes de Port-Royal, sauf, bien entendu, à les juger moins raisonnables que ses propres amis. Mais ceci veut être exposé dans un paragraphe spécial, que Nicole, toujours limpide, même quand il parle de ce qu'il ne comprend pas, nous aidera, j'espère, à rendre limpide.

 

§ 5. — Critique de l'effort humain dans la prière. — L'illuminisme quiétiste de plusieurs jansénistes, et le quiétisme prétendu des mystiques orthodoxes.

 

Le quiétisme plus ou moins enveloppé que Nicole rencontrait dans certains milieux jansénistes, est d'origine calviniste (1). Il part de ce principe que, nos facultés ayant été corrompues jusqu'à la racine par la faute du premier homme, plus elles s'exerceront dans la prière, et moins la prière sera bonne. D'où la répugnance qu'inspirait à Barcos toute oraison méthodique, le seul mot de méthode évoquant l'idée d'un effort humain plus concerté, plus énergique, plus persévérant. L'idéal serait que l'action divine se substituât complètement dans la prière à l'action de l'homme. Si cela ne se peut pas, du moins doit-on réduire autant que possible ce que Nicole appelle malicieusement « le péché d'activité » (2). Il a fort bien décrit cette illusion fondamentale, qu'il attribue du reste libéralement aux mystiques, vrais ou faux, mais non plus jansénistes, qu'il s'est proposé de combattre.

 

Le mal est que l'on condamne toute activité et toutes sortes d'efforts, sans distinction; on ne les condamne pas à cause du

 

(1) « Les calvinistes, dit Nicole, condamnent même de péché toutes les actions les plus saintes, à cause de la part qu'ils prétendent que la volonté. » Mais curieusement il ne découvre cette source calviniste que dans le quiétisme, vrai ou prétendu, de Malaval, de Guilloré et des autres. Par suite du parti-pris que nous avons étudié plus haut, il ne songeait pas à attribuer à l'influence calviniste le quiétisme de Barcos.

(2) Réfutation, p. 118.

 

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mauvais principe dont elles peuvent naître, mais... parce, qu'on suppose que toute activité et tous les efforts naissent du vieil homme, c'est-à-dire, d'un mauvais principe, et que c'est une action d'Adam qui doit être détruite par l'esprit de Jésus-Christ.

On ne reconnaît pour pensées et pour mouvements produits par la motion divine, que ceux qui sont sans effort, qui sont accompagnés de facilité, de joie, de repos, oit l'on ne se sent pas agir, et qui se font sans recherche et sans application. L'on veut que l'on demeure en repos, et que l'on ne se remue pas, jusqu'à ce que Dieu forme lui-même les pensées et les mouvements, sans que nous y employions aucun effort.

Enfin on ne reconnaît qu'un seul genre d'actions, qui soit exempt d'impureté, et ce sont les actions auxquelles on ne se porte point par une application volontaire..., et qui surprennent l'âme par le repos qu'elle y ressent, sans qu'elle s'y soit portée par aucun désir. Toutes les autres actions, qui se font par dessein et par délibération, toutes celles auxquelles on se prépare..., sont, selon ces spirituels, infectées de propriété et d'activité, et ont besoin d'être purifiées ou, dans ce monde, par la destruction pénible de cette activité, ou, dans l'autre, par les flammes du purgatoire.

Toutes ces actions sont des actions vivantes, c'est-à-dire... produites par la vie d'Adam et par la nature corrompue ; ce sont des actions infectées de la corruption et de la malice de l'homme, qu'il faut faire mourir, évacuer et détruire par l'esprit de Dieu (1).

 

D'où l'on arrive logiquement à un quiétisme universel :

 

Car, s'il ne faut point se remuer dans la prière, s'il ne faut s appliquer volontairement à rien, s'il faut attendre que Dieu nous remue, il n'y a aucune raison de vouloir se remuer soi-même dans le reste de sa vie... Il ne nous est pas plus défendu d'agir de nous-mêmes dans la prière que dans tout le reste de la vie. Si l'activité est une source d'impureté pour la prière, elle ne l'est pas moins pour toutes les autres actions. Nous n'avons pas plus besoin de la motion divine pour prier que pour agir (2).

 

(1) Réfutation, pp. 87-89.

(2) Ib., pp. 114, 113. A ce propos, donnons en passant une nouvelle preuve de l’anti-jansénisme foncier de Nicole : « J'ose... dire que, si l'homme agissant par lui-même, pouvait se conduire par la vérité et agir par l'amour de Dieu, ses actions n'auraient aucune impureté, et n'auraient point besoin d'en être purifiées, ni dans cette vie, ni dans l'autre (ce qui atténue singulièrement le vulneratus in naturalibus dont parlent les théologiens) ; car l'impureté de l'homme ne consiste nullement à agir, à faire des efforts, mais à agir pour la créature et pour l'amour de soi-même. Otez ce rapport et cet amour, Dieu ne haïra rien dans nos actions, parce qu'il ne hait rien que la cupidité (in actu) Non culpat nisi cupidinem. Et les actions purement humaines, auxquelles la grâce n'a point de part, ne sont corrompues que parce que la cupidité y domine ». Réfutation, pp. 69, 70.

 

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Tout cela parait décisif, je l'avoue, mais uniquement contre le quiétisme janséniste ; car c'est bien là, je le rappelle à Nicole, qui, sur ses vieux jours, l'avait oublié, c'est bien la doctrine, au moins implicite, de M. de Barcos et de ses disciples (1) . Quant aux spirituels qu'on s'est flatté d'exterminer dans les pages qu'on vient de lire, ils n'enseignent rien de pareil.

Ils partent de ce principe, non pas que l'activité humaine est corrompue dans ses actes et dans son principe, mais que l'activité divine est infiniment plus parfaite que l'activité humaine; d'où il suit que, lorsqu'il plaît au Dieu tout-puissant d'intervenir plus activement dans notre prière, et, pour cela, de réduire, de simplifier, de suspendre en quelque manière, le jeu normal de nos facultés, nous ne devons pas lui opposer de résistance. Rappelons-nous qu'il faut de toute façon qu'une a motion divine » élève, surnaturalise toute prière; mais, au lieu que, dans l'oraison commune, — prière vocale, méditation — nous tâchons d'obtenir, par une suite d'efforts, cette motion divine, sans laquelle il n'est pas de véritable prière, on nous demande, dans l'oraison mystique, de nous a accommoder au divin Esprit, agissant et dominant intérieurement, et d'en suivre fidèlement les opérations (2) ». La quiétude janséniste découle de cette erreur théologique : l'agent humain est irrémédiablement mauvais, tolus malus;

 

(1) Il va de soi que, ni Barcos, ni personne de raisonnable ne reconnaîtrait sa pensée dans la description impitoyable que Nicole vient de faire. Nicole est le premier à le reconnaître, il ne veut que montrer les dernières conséquences du système.

(2) Guilloré, Maximes spirituelles, Paris, 1853, p. 247.

 

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la quiétude mystique, de cet axiome métaphysique : l'agent humain, si excellent qu'il soit, reste inférieur à l'agent divin (1).

Or, prenez garde que cet axiome, trois fois évident, nous révolte d'abord, nous devient presque insupportable, dès qu'il est question de nous l'appliquer à nous-mêmes, de le réaliser pratiquement, d'en faire, ou plutôt d'en subir l'expérience, en un mot, dès qu'il est question de mourir peu à peu à nos propres opérations, pour laisser la place libre aux opérations de Dieu.

 

Ce n'est pas toujours par humilité, écrit Malaval, qu'on refuse les faveurs du ciel, c'est quelquefois par orgueil, pour ne pas démordre de ses sentiments. C'est aussi, bien souvent, par lâcheté et par pusillanimité, comme au sujet de la contemplation. On ne craint pas cette oraison, parce qu'elle est sublime, mais parce qu'elle est mortifiante. La véritable contemplation est la mort des sens ; une âme qui veut jouir de Dieu rejette avec soin tout l'embarras des images et toutes les occupations qui la peuvent retirer de son objet, et elle ne laisse agir ses sens qu'autant que le demande son devoir et le train de sa profession. La contemplation... est une mort volontaire (volontairement acceptée) de toute action (il veut dire de toute l'activité normale de nos facultés), de toute affection, de tout raisonnement, et de tout ce qui n'est pas Dieu (agissant en nous). Cela est dur à la nature, Philothée, qui veut toujours agir (à sa manière habituelle) ; cela est dur à la science, qui veut toujours raisonner; cela est dur à la vanité, qui veut toujours éclater, jusque dans la dévotion même, par des préparatifs, par des contenances et par des discours (2).

 

(1) Nous avons eu déjà, nous aurons encore l'occasion de le remarquer, les mystiques en général (et mime ceux de l'école française, qui inclinent pourtant à exagérer les suites de la faute originelle) insistent plus volontiers sur le néant (métaphysique) que sur la corruption accidentelle de l'homme. Nicole, au contraire, n'aime pas beaucoup ce rappel de notre néant.

(2) Pratique facile, II, pp. 187, 188. C'est là un des liens communs de la littérature mystique. Si je cite Malaval, plutôt qu'un maître plus exact, ce n'est pas qu'il me satisfasse tout à fait ; c'est que Nicole l'a eu entre les mains, et qu'il n'a pas su le lire. Il aurait trouvé dans ce seul livre une réponse à toutes les objections, cent fois réfutées, qu'il ressasse. Au reste, je n'ai, pour ma part, aucun doute sur l'orthodoxie foncière de Malaval. Il corrige lui-même, et fort bien, ses propres exagérations.

 

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Il semble, écrit un autre spirituel, que « l'âme devrait avoir inclination à l'oraison de repos s, et néanmoins, il n'est pas de violences qu'elle ne se fasse, pour se maintenir en état d'activité. C'est que le démon d'abord lui persuade qu'elle perdra son temps à ne plus agir. Comme il appréhende

 

qu'elle ne surgisse à bon port au havre de l'oraison de quiétude..., il se met dextrement sur le passage qui est du sens à l'esprit, pipant et attirant l'âme par le même sens, l'entretenant en des choses sensibles, de peur qu'elle ne lui échappe.

 

Et puis, et surtout,

 

c'est l'amour-propre, lequel naît dans nous comme un mauvais germe et un provin de nos sens, et partant brutal comme eux. Cet amour ne pouvant comprendre une opération si spirituelle qu'est celle de l'oraison sans pensées, persuade à l'âme d'y renoncer, comme A. une chose où il ne voit goutte ; il est incité par les sens qui ne goûtent point cette opération si subtile, à laquelle ils contribuent fort peu. L'amour-propre, qui veut contenter les sens, excite l'âme à prendre une opération qui soit plus sensible (1).

 

De là vient cette critique sévère de l'effort humain, que nous trouvons chez tant de mystiques, et qui parfois semble rejoindre la critique janséniste. Sentant par leur

propre expérience, combien il est dur de renoncer à l'activité propre, ils s'appliquent à montrer que cette activité est en somme peu de chose. Non pas un « péché », je le répète, mais un « néant ». Qui ne voit la différence ? Un néant du reste. qui par sa faiblesse même, tourne facilement au péché. Ainsi, dans l'effort intellectuel par où l'on « rumine » une pensée pieuse — quis, quid, ubi, — il n'y a certes rien de mauvais, mais, d'une part, ce long travail ne conduit qu'à une connaissance très imparfaite

 

(1) Le jour mystique ou l'éclaircissement de l'oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P. (Pierre de Poitiers), Paris, 1671, tome I, pp. 4o7, 4o8. Ce qu'il dit de l'action du démon est emprunté à Jean de la Croix, Vive flamme, cant. 3.

 

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et lointaine de Dieu ; d'autre part, il risque de donner lieu à des tentations multiples, mouvements de vanité, par exemple, ou d'impatience. Ne vous plaignez donc pas, vous qu'une vocation meilleure invite à quitter ces exercices chétifs.

Voulez-vous savoir, écrit Guilloré, « pourquoi il faut faire cesser l'opération propre dans ces personnes élevées à l'union » ?

 

Je vous réponds, Théonée, et je pose pour principe, que tout ce qui est créé, quelque spirituel qu'il soit, apporte quelque empêchement à la parfaite opération divine, parce qu'il faut toujours une séparation entre ces deux extrêmes, Dieu et l'homme; et l'opération propre, étant une production humaine, jette comme un nuage entre l'homme et Dieu, ou, si vous voulez, multiplie, et, par cette multiplication, empêche la parfaite union...,

 

laquelle d'ailleurs, n'est jamais, ou n'est que très rarement parfaite ici-bas.

 

C'est une chose connue de tous les spirituels, que l'opération propre retarde l'opération divine, et que, tandis que nous agissons en nous-mêmes tumultuairement, Dieu agit très peu, parce que Dieu a pour fin d'opérer seul en l'âme avec le temps. Ce qui est si sensible, que, plus on s'approche de Dieu, plus on sent un poids secret, qui porte à ce qu'on appelle (improprement) inaction, et au silence intérieur.

 

A ce « tumultuairement » répond le joli mot de sainte Thérèse sur l'entendement qui n'est qu'un faiseur de bruit, moledor ou qui moud avec fracas Ce bruit, si gênant, si encombrant qu'on le suppose, n'est pas un péché, pas davantage une suite du péché, pas plus que le tic-tac du moulin.

 

Et puis, conclut Guilloré, ne sait-on pas que, lorsque l'âme opère, quelque unie qu'elle soit avec Dieu, elle peut aisément se souiller par quelque satisfaction, par quelques regards

 

(1) Saudreau, Les degrés de la vie spirituelle, Paris, 1912, II, p. 1o6.

 

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curieux sur ce que Dieu fait, et par quelque complaisance dans son opération (1).

 

Remarquez bien : il ne dit pas qu'elle se souillera fatalement — cela, c'est la thèse janséniste — mais qu' a elle peut aisément se souiller D. Il ne parle pas du a péché d'activité n, mais des fautes particulières auxquelles nous échappons difficilement quand nous exerçons notre activité ; péché d'amour-propre, et non pas d'activité, car agir est bon. Ainsi d'une source très pure à son origine, mais que des feuilles mortes ont troublée. Ces misères inévitables n'ont d'ailleurs ici que peu d'importance. Revenons à l'impuissance foncière de l'activité humaine, appliquée à trouver Dieu.

 

Les conceptions intellectuelles distinctes (celles qui entretiennent l'oraison commune), sont insuffisantes à nous faire saisir la Divinité, à nous mettre en contact avec Dieu.

 

De cette infirmité radicale, le principe n'est pas à chercher dans une faute quelconque de l'homme, mais uniquement dans la nature même de nos facultés.

Tout ce que nous concevons à l'aide du raisonnement, continue M. Saudreau, ne peut nous donner de Dieu qu'une idée très imparfaite. Oculus non vidit... C'est là encore l'enseignement très juste de saint Jean de la Croix. D'après ce saint auteur, de même que la mémoire ne pourra jamais former dans l'imagination des images qui représentent Dieu, de même aussi l'entendement,

 

(1) Guilloré, Maximes, pp. 244, 245. Lui aussi, je le choisis pour les raisons données plus haut au sujet de Malaval. Il dit ailleurs : « Dieu en vient à ces manières de possession, parce que let puissances et les sens ne peuvent presque opérer qu'ils ne se souillent et ne se corrompent; et pour empêcher cette corruption, il détruit peu à peu et par degrés leur opération, jusqu'à ce qu'il agisse seul avec toute la pureté et la sainteté de son esprit ». Maximes, p. 316. Je veux qu'il y ait une pointe d'exagération dans ces formules; le principe reste sauf. C'est par là qu'on expliquera certaines épithètes, plus ou moins équivoques. Ils parleront par exemple des impuretés de l'effort humain, impuretés actuelles, accidentelles et non pas nécessaires, constitutives. Ainsi encore, lorsqu'ils parlent de faire mourir en nous le vieil Adam : il meurt bien à ce coup, mais, si j'ose dire, par concomitance et comme tombent les branches d'un arbre dont on a scié le tronc.

 

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avec toute son activité, ne saura rien concevoir qui soit semblable à Dieu, et la volonté ne pourra savourer des délices et des voluptés qui approchent de ce bien suprême. Ainsi donc, les considérations les plus sublimes sur l'être de Dieu, les pensées les plus justes, qui nous seront présentées ou que nous nous formerons nous-mêmes sur ses perfections, seront toujours très éloignées de Dieu, et ne peuvent que très imparfaitement nous unir à Dieu.

Pour nous unir à lui aussi parfaitement qu'il est possible en cette vie, « segun que en esta vida se puede », il faudra une connaissance de Dieu dégagée du sensible, et supérieure à celle que donnent les plus beaux raisonnements, même éclairés par la foi (1).

 

Comme tout cela paraît simple, séduisant, sensé, et plus encore quand on le compare aux billevesées dont Nicole nous entretenait si gravement tout à l'heure. Non pas que je me fasse une idée claire de cette connaissance qu'on nous dit « supérieure à celle que donnent les plus beaux raisonnements ». Il ne s'agit pas de cela, mais, en revanche, je vois, plus clair que le jour, combien ]'attitude de Nicole est peu raisonnable en face d'une expérience, que ni lui ni moi nous ne pouvons comprendre, et qu'on ne nous demande pas de comprendre. Au lieu de s'amuser à des bagatelles, au lieu d'exorciser des fantômes, pourquoi refuse-t-il de se rencontrer avec les mystiques, sur le terrain commun, solide, connu, où ceux-ci nous donnent rendez-vous avant de prendre leur vol? Pas n'est besoin d'être mystique, ni même de croire aux mystiques, pour juger pleinement convaincante cette critique de l'activité humaine que les mystiques nous proposent, et qui est, en quelque sorte, leur point de départ. Oui ou non, admettez-vous avec eux que « les représentations, les imaginations et toutes les opérations sensibles de l'âme humaine n'ont aucune proportion, aucun rapport immédiat avec Dieu », et que, par suite, a elles ne

 

(1) Saudreau, Les degrés, II, pp. 47, 48.

 

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sont pas un moyen prochain de nous unir à Lui (1) »? Si vous n'admettez pas cette évidence, à merveille ! il n'y a plus de question mystique ; si vous l'admettez, ou, en d'autres termes, si vous avouez que vos « méditations », quelque lumineuses ou affectueuses qu'elles soient, n'arrivent point à rassasier, à apaiser en vous ce cor irrequietum dont parle saint Augustin, du coup vous aurez compris que le problème mystique se pose, compris comment il se pose. Reste à le résoudre; reste à savoir si les mystiques sont dans l'illusion, quand ils nous assurent qu'il y a, dès ici-bas, pour aller à Dieu une voie plus directe que la prière commune. Mais ceci n'est pas notre affaire. Il nous suffit d'avoir montré qu'en répétant à satiété quo l'activité humaine n'est pas mauvaise, que la méditation n'est pas un péché, l'on n'a rien fait contre les mystiques (2).

 

(1) Saudreau, op. cit., p. 47.

(2) Je n'en finirais pas si je voulais révéler une à une les inexactitudes vraiment prodigieuses de Nicole. Il dira, par exemple, et sans sourciller, que la « nouvelle spiritualité », celle de Malaval, de l'abbé d'Estival, de Guilloré et des autres, « consiste dans la condamnation de toute autre oraison u. Réfutation, p. 63. Or tous ces auteurs, d'accord sur es point avec tous les mystiques, admettent, répètent sans relâche : a) que la méditation est bonne pour les commentants ; b) que, dans l'ordre providentiel, elle est la voie normale qui mène à la contemplation; c) que, même parvenu à la contemplation, il faut encore redescendre à la méditation, dès que l'appel mystique ne se fait pas clairement entendre.

Les textes foisonnent et nombre d'entre eux, sinon tous, Nicole les a eus sous les yeux; il les a lus vraisemblablement, mais sans modifier, pour autant, la sentence qu'on vient d'entendre. « Celui-là, Philothée, qui boit quelquefois d'un vin exquis et délicieux ne perd pas pour cela le goût de l'eau ». Malaval, Pratique, II, p. 97. « Il y a plus d'âmes qui sont capables de méditer, ou au moins plus d'âmes qui s'adonnent à cet exercice que de celles qui peuvent ou qui veulent embrasser la contemplation. C'est pourquoi il est expédient de proposer la méditation au plus grand nombre, comme la voie la plus générale, sans que cet usage doive empêcher de contempler ceux qui sentent un attrait particulier du divin Esprit D. Ib., pp. 249, 25o. Voici Guilloré : « Il en est tant aujourd'hui qui Pejettent toutes les règles, qui se donnent pour l'oraison; on les appelle des amusements ou des retardements de ce divin exercice, des inventions de 1 homme, des empêchements à la grâce ; et là-dessus on prétend que, pour y bien réussir, il ne faut point prendre d'autre règle que celle de s'abandonner simplement au Saint-Esprit, par un dépouillement total de toutes les opérations de l'âme. Eh ! que dit-on là, Théonée ? Mon Dieu, que de façons ! On ne doute point qu'il ne soit à désirer que le Saint-Esprit seul fasse oraison dans nous, et que ce ne soit la fin à laquelle il faut tâcher de parvenir par la pureté de nos âmes; mais que, tout aussitôt et toujours, il faille ne point se donner d'autre règle d'oraison que la pure motion du divin esprit, ah !... que cette illusion mérite les indignations les plus justes! » Les progrès de la vie spirituelle suivis des secrets... qui en découvrent les illusions, Panis, 185o, pp. 536, 537.

Et puis, il faut n'avoir rien, absolument rien compris des mystiques, pour s'imaginer qu'ils veulent supprimer dans l'oraison, toute activité humaine. Cela est hon pour le quiétisme janséniste, mais tous les mystiques, et avec eux, les Malaval, les d'Estival, etc., soutiennent au contraire que l'âme n'est jamais plus active que lorsqu'elle s'abandonne a l'activité divine. Et comment s'abandonnerait-elle, sinon par un acte. Répétons ce que nous avons eu déjà l'occasion de dire : c'est ce mot d'oraison passive qui a tout gâté. On l'a pris, faute de mieux, et sur la foi des anciens, mais on eût mieux fait de ne pas le prendre. En tous cas, rien de plus facile que de découvrir ce que les mystiques entendent par ce mot. Ecoutons Malaval :

« Dieu produit bien tous les principes surnaturels de l'action, applique, détermine, fortifie, pousse et élève l'âme au temps et en la manière qu'il lui plaît... Mais l'âme produit toujours ses actions avec une détermination de sa part, avec advertance, suavité, liberté, pouvoir d'agir et ne pas agir, conformément à son élévation et à son état : SON ACTION PROPRE ET VITALE NE POUVANT ÊTRE EMPRUNTÉE NI COMMUNIQUÉE ». Pratique facile, II, p. 83. « Celui-là n'est pas oisif..., qui SE TENANT en la présence de Dieu, GARDE un silence intérieur de ses puissances pour son amour. Car la VOLONTÉ DE GARDER LE SILENCE est un acte de vénération, la présence de Dieu un acte de foi, et le silence même un hommage. L'âme, bien loin d'être oisive, exerce un acte universel, fort noble et fort excellant, qui est la suspension (acceptée par un acte) de ses actes particuliers, pour s'absorber en Dieu seul. » Ib.. p. 258.

Ainsi Guilloré : « Cette attente et ce respect devant Dieu n'est pas une pure oisiveté, mais une oisiveté saintement agissante. C'est une sorte d'oisiveté, parce que l'âme semble à elle-même ne rien opérer, tant elle le fait suavement et simplement. Cette oisiveté est pourtant agissante, parce qu'en effet l'âme n'est en silence que par un actuel empire de la volonté... Et par là vous voyez que, quand j'avance qu'il faut dépouiller (telle) personne... de toutes ses propres opérations, je l'entends des opérations sensibles, QUOIQUE BONNES, des vives, des raisonnantes, des turbulentes, pour faire place à la relus simple (qui est aussi la plus active) manière d'agir, et pour rendre l'âme capable de recevoir l'opération de Dieu ».

Ainsi l'abbé d'Estival, que je ne cite pas parce qu'il ne fait guère, lui-même, que citer ses maîtres, et parce qu'il est beaucoup moins intelligent que Malaval ou Guilloré. — Et nunc erudimini ! Vous avez là un bel exemple de la justice que l'on rend aux mystiques. Si le subtil, l'honnête, le calme Nicole en est là, que feront les autres ?

 

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II. — LE PRÉJUGÉ ANTI-MYSTIQUE

 

Il est fait de quatre obsessions, que nous étudierons successivement, mais en nous attachant davantage à la principale, qui est aussi la plus commune et la plus inguérissable, l'obsession intellectualiste ou rationaliste.

 

§ I. — Obsession de la faute originelle.

 

« Ce serait trop beau, donc cela n'est pas. » La formule n'est pas de Nicole, mais elle rend bien sa pensée. Que

 

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le Saint-Esprit et que les prétendus mystiques se le tiennent donc pour dit. Nicole rappelle le premier à plus de mesure, les seconds à un sentiment plus aigu de leur misère. Il invite l'un et les autres à ne plus oublier les premiers chapitres de la Genèse. La contemplation, écrit-il, est e plutôt de l'état d'innocence » et « tient quelque chose de l'état d'Adam avant le péché (1) ». Et, à un de ses amis jansénistes qui défendait auprès de lui l'oraison de simple regard :

 

Vous êtes un peu trop de la religion de l'état d'innocence, et trop peu de celle des hommes pécheurs (2).

 

Autant dire que l'homme-Dieu n'a pas su « réparer e le monde. C'est bien toujours la conception chagrine, courte, égoïste et presque sordide, qu'ils se font de la religion. Notre piété, à nous fils d'Adam, ne doit s'occuper que de nos petits intérêts propres, elle ne doit jamais quitter ses robes de deuil. Elévation de l'âme vers Dieu ? Non pas certes ; mais reploiement sur elle-même.

 

C'est une disposition nécessaire à la prière d'être dans un abaissement intérieur, qui naisse du sentiment de nos misères... C'est ce sentiment qui distingue les cris des misérables tels que nous sommes des louanges pleines de joie, que nous aurions données à Dieu dans l'état d'innocence (2).

 

Un mendiant ne chante pas de cantiques; il tend la main. Ne livrez pas à Nicole la clef de ces armoires du temple, où sont renfermés les joyeux instruments qu'énumère le Psalmiste et qui sonnent si joliment dans la traduction de Racan ; tambours, tambourins, tympanons, décachordes, il briserait tout. Et bien entendu, au nom de saint Augustin : In paradiso non clamabas, sed laudabas, dit ce grand docteur, foris positus clama (4). Par où l'on

 

(1) Lettres, II, p. 8.

(2) Ib., II, p. 4.

(3) Traité de l’oraison, p. 190.

(4) Ib., p. 318. On pense bien que Nicole, au besoin, se contredira. Il a tout un chapitre, et fort beau, sur l'Adoration. « Il est... bien étrange que ce qui fera notre unique emploi dans l'autre vie, nous occupe si peu dans celle-ci, etc., etc. ». Ib., p, 158. Cf., en revanche, le chapitre, particulièrement fâcheux, et non sans quelque bassesse, qu'il a dirigé contre Jean de Bernières : « S'il est bon, dans la prière, de rapporter tous les objets dont on s'occupe à la rie crucifiée, la pauvreté, le dépouillement , l'anéantissement, les privations ? » « Nous ne devons pas nous contenter d'aimer Jésus-Christ pauvre, humilié, souffrant et anéanti. Il faut aimer Jésus-Christ juste, SAGE, obéissant, doux et humble de coeur... Il n'est pas moins aimable dans toutes ces qualités, et l'homme corrompu n'est pas plus capable de les aimer purement que d'aimer ses humiliations, sa pauvreté et ses souffrances ». Ib., p. 246. Saint Paul ne voulait connaître que Jésus, et crucifié, scandale à la SAGESSE des Grecs.

 

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voit qu'il ne nous est plus permis de louer Dieu. Que dire de le contempler?

 

§2 — L'Obsession morale.

 

Ni cantiques, ni contemplation. Alors même que nous ne serions pas indignes de tels exercices, mieux vaudrait les fuir, car ils ne nous servent de rien, et gaspillent un temps précieux. Notre unique affaire, c'est la morale, et la religion n'a pas d'autre utilité que de nous aider à remplir tous nos devoirs. Que si, par impossible, on arrivait à donner un sens raisonnable aux écrits des mystiques, il n'y aurait pas lieu de faire grand cas de ces livres, qui se bornent à célébrer la grandeur, la beauté, la bonté de Dieu. Le païen Sénèque, à tout prendre, serait préférable. Mais enfin, il ne manque pas de moralistes chrétiens. Il y a le De Officiis de saint Ambroise, il y a les Morales de saint Grégoire, et, pour ne pas parler des treize volumes des Essais de morale, il y en a même chez les jésuites. La plaisante idée, en vérité, quand on a sous la main le Père Rodriguez, de lire la Vite flamme d'amour, ou les Châteaux de sainte Thérèse ! Avec cela, défions-nous du Malin. La poésie des mystiques est un piège qu'il nous tend ; elle caresse en effet notre amour-propre, en lui proposant ces « connaissances sublimes de Dieu », qui nous détournent de sonder nos consciences, et qui ne servent point à « régler nos pas ».

Non que l'on doive toujours repousser toutes les lumières qu'il plait à Dieu de nous donner; on doit pourtant plutôt

 

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appréhender que désirer celles qui ne sont pas nécessaires à la conduite de notre vie ; ce qui nous oblige de nous renfermer autant qu'il nous est possible, clans la méditation de celles qui nous découvrent notre chemin, et qui nous éclairent et nous fortifient pour y marcher.

C'est pourquoi nos méditations ordinaires doivent regarder nos devoirs. Elles doivent tendre à en pénétrer l'étendue, à connaître les moyens de les pratiquer, à régler nos occupations et nos actions, soit à l'égard de ce qui en fait le corps, soit à l'égard de l'esprit avec lequel il les faut faire...

 

Excellente définition des Essais de morale. Nicole n'y pense pas. Mais enfin il est orfèvre. Eh ! que parlons-nous de Nicole ? C'est ici la charte religieuse du vrai siècle de Louis XIV. Ne regrettons pas le temps que nous mettons à la méditer.

 

On doit prévoir les tentations auxquelles on est sujet, et celles où l'on peut être exposé dans chaque action... On doit y prendre des voies et des mesures pour y réussir. On doit tâcher de s'y connaître dans ses misères, dans ses défauts, dans ses péchés, afin de les exposer à Dieu. C'est à ces objets qu'on doit rapporter toutes les vues que l'on a sur les mystères, et il les faut croire PEU UTILES Si elles ne nous portent à nous humilier devant Dieu et à régler nos actions. Voilà à quoi il faut se porter par soi-même, en regardant toute autre voie comme dangereuse, à moins que Dieu n'y engage lui-même, ce qu'il fait à l'égard de peu de personnes...

 

Il ne serait pas Nicole s'il n'ajoutait pas tout aussitôt :

 

Mais, dans cette pratique même de méditer ses devoirs, il peut arriver une illusion qu'on doit extrêmement appréhender (1)...

 

Mais alors, il faudrait réduire toutes nos oraisons « à des examens » ? Eh bien ? où serait le mal? »

 

Il y aurait en cela moins d'inconvénients qu'on ne pense et... il serait à souhaiter que bien des gens qui perdent le

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 134. 135.51j7

 

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temps à s'entretenir de pensées égarées et inutiles, l'employassent à un examen sérieux de leurs misères passées et présentes, comme faisaient la plupart des anciens religieux, et principalement ceux de saint Bernard (1)...

 

Craignez-vous qu'à tant s'occuper de la connaissance de soi-même, on ne tombe « dans un trop grand abattement »? Rassurez-vous. « Cette disposition est assez rare » Cent mille tièdes pour un scrupuleux ! Nicole l'affirme. Comme

on voit qu'il n'a jamais confessé personne !

Entendez-le bien. A la rigueur, il vous permet d'élever votre Aine vers Dieu. Seulement, il y a la manière :

 

Si le sieur Malaval cherche un moyen de penser toujours h Dieu, en voilà un tout trouvé. Car la pensée de la loi de Dieu est inséparable de celle de Dieu. On ne regarde point cette loi comme quelque chose de différent de Dieu, mais comme Dieu même nous donnant ses préceptes, nous manifestant ses volontés, nous découvrant sa justice. C'est donc penser à Dieu que de penser à sa loi, mais C'EST Y PENSER UTILEMENT (3),

 

toute pensée de Dieu nous étant inutile, « qui n'enferme l'idée d'aucun précepte, d'aucune règle qu'il faille observer, ni d'aucun vice qu'il faille éviter (4) ». Ce n'est là du reste, j'imagine, qu'une concession à ce bizarre instinct qui fait que malgré nous l'infini nous tourmente. A parler franc, la loi importe seule ; une fois promulguée et connue, elle se suffit. Quand je dois appliquer tel article du code, ai-je besoin de penser à Napoléon, et n'est-il pas à craindre, au contraire, que cette pensée — les Pyramides; le sacre, Iéna — ne me donne de fâcheuses distractions, qui gêneraient mon examen de conscience ? Il m'est peut-être bon de penser au gendarme, mais non pas à la personne du législateur. Et voilà qui réduit encore l'avare permission

 

(1) Traité de l’oraison, p. 195.

(2) Ib., p. I97.

(3) Réfutation, p. 1.37.

(4) Ib., p. 239.

 

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que l'on nous laisse de nous occuper de Dieu. C'est tant de gagné !

 

Car enfin, il n'y a nulle vie vraiment chrétienne sans l'observation de ses devoirs, et sans la vigilance à éviter les péchés ; et cette seule obligation demande tant de réflexions, de pensées distinctes, de prières particulières, de lectures, d'instructions, de conseils qu'il est difficile de comprendre où l'on pourra placer

 

la contemplation. Que si l'on s'obstine à lui chercher une place, on tombe dans l'horrible inconvénient marqué par Jonas, évêque d'Orléans : Sunt nonnulli... Il est vain de prier quand on se moque de la loi de Dieu. » Que vous faut-il davantage? Les faits du reste sont la. Ouvrez les yeux et avouez que la contemplation est la mère à peu près de tous les vices.

 

L'expérience ne fait que trop voir que ces gens, si pénétrés de Dieu et si attachés à leurs oraisons, sont souvent les moins instruits des devoirs essentiels du christianisme, les moins scrupuleux sur des vérités capitales, ce qu'on ne peut guère attribuer à une autre cause qu'à la confiance qu'ils prennent à leur prétendue oraison, avec laquelle ils croient que Dieu ne les peut damner (1).

 

Vous ne voulez pas que je lui réponde ? Je n'en aurais pas le courage, tant je lui sais gré de nous avoir étalé, avec une telle candeur, le secret de la répugnance instinctive que lui inspire le mysticisme. Cela nous suffit. Ecouté (le notre point de vue, son réquisitoire contre les mystiques est le plaidoyer le plus impressionnant que l'on puisse imaginer en leur faveur. Sainte Thérèse ne défendrait pas mieux sa propre cause, Nicole nous ayant montré, jusqu'à l'évidence que, pour détruire la contemplation, il faut, bon gré malgré, s'en prendre à la vertu de religion elle-même. A quoi bon discuter du reste ? Ceux que ses arguments n'auront point blessés, révoltés, nous ne trouverions pas

 

(1) Réfutation, pp. 335, 336.

 

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le moyen de les éclairer. Congédions-les plutôt, mais amicalement, comme d'honnêtes étrangers, qui, habitués à d'autres usages que les nôtres, ont bien le droit de nous trouver ridicules —Monsieur est Persan 1— A-t-on inquiété le fameux sage, qui demandait ce que peut bien prouver une tragédie de Racine ? Nous n'inquiéterons pas davantage qui nous demande à quoi « sert » le sens religieux. Il n'y a pas de pharisaïsme à parler ainsi. Le pharisien, on vient de l'entendre, calomniant les moeurs des mystiques. Ce n'est pas notre propre vie morale ou religieuse — ni celle de personne — que nous opposons ici à celle de Nicole, c'est uniquement l'idée que nous nous faisons, et que nous ne pouvons pas ne pas nous faire, de ce que devrait être cette vie. En fait, Nicole est beaucoup moins anti-mystique qu'il ne croit ; sa vraie prière crie contre sa doctrine ; sa religion personnelle, assez courte, peu noble, mais fervente, contre l'irréligion de son moralisme absolu. Que si toutefois nous voulions l'inviter à juger moins témérairement de choses qui le dépassent, nous n'aurions qu'à lui renvoyer ses propres aveux. « Je sais a, écrivait-il longtemps avant les dernières pages qu'on vient de lire, je sais, (mais à la vérité, parmi les jansénistes)

 

des personnes très sincères et très vertueuses, qui sont dans cette disposition (mystique), et qui y entrent presque toujours quand elles s'appliquent à Dieu, et qui marquent par une vie très exacte, très pénitente, et très attachée à leurs devoirs,

 

« Leurs devoirs » ? Elles les connaissent donc!

 

que cette sorte d'oraison fait de très bons effets en elles. Car, comme elle se termine d'ordinaire par un état un peu plus actif', il leur en reste une pente à toutes sortes de biens, qui leur ôte la difficulté des actions chrétiennes, qui fait qu'elles s'y portent avec ardeur, et qui excite en elles diverses lumières selon les objets qui se présentent (1).

 

Négligeant une poignée d'aventuriers ou d'imposteurs,

 

(1) Lettres, pp. 7, 8.

 

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— la morale a aussi les siens, et la dévotion commune — si Nicole avait observé avec la même bienveillance, le même respect, la même justice, les mystiques de son temps, et de tous les temps, il aurait fait sur eux les mêmes remarques. A force de ruminer ce mystère, peut-être même aurait-il enfin soupçonné que le sentiment religieux est plus moralisant que la morale, et que le moyen court d'observer toute la loi est d'aimer le législateur. De deux conscrits de Napoléon qui vont se faire tuer, l'un par obéissance au code, l'autre par un mystique dévouement à la personne de son empereur, où sera le meilleur soldat?

 

§ 3. — L'obsession rationaliste.

 

 

Nous leur en voulons de ce manque
d'imagination, qui les empêche de
supposer un cas où ils ne pourraient
se suffire.

M. Barrès. Méditation sur
Sainte-Beuve
.

 

Un petit village des Alpes, à peu près inaccessible, d'où pratiquement on ne sort jamais, et où, de père en fils, tout le monde a le goitre. L'office du dimanche. Entre dans l'église, un voyageur égaré. Ou se retourne ; on se pousse du coude, et bientôt le fou-rire éclate sur tous les bancs. Il n'a pas le goitre! Du haut de sa chaire, le pasteur, pris lui-même à la contagion, essaie néanmoins de ramener ses ouailles à une attitude plus tolérante. «Après tout, si ce brave homme n'est pas fait comme nous, il n'en est que plus à plaindre. N'insultons pas davantage à sa bizarre infirmité. — Cette fable symbolise à merveille le rationalisme anti-mystique et de Nicole et de beaucoup d'autres. Le goitre, c'est la connaissance rationnelle qu'ils ont de Dieu, et qui leur paraît l'unique décente, l'unique possible. Comme moyen de communication entre lui et nous, ils n'admettent que la voie abstraite du raisonnement, des images, des idées distinctes, et des

 

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sentiments qu'éveillent ces mêmes idées. L'homme, disent-ils, est un animal raisonnable. Ange ne puis. Animal, il a des sens, par oit les objets extérieurs pénètrent d'une certaine manière chez lui, ou du moins lui font comme toucher leur présence. La flamme le brûle; tine épine le déchire ; une douce main le caresse. Raisonnable, il manipule à sa façon les données de ces sens, aidé pour cela d'un curieux petit flambeau, qui l'invite à comparer ces données entre elles, à donner des noms qui conviennent, non pas à une seule flamme, à une seule épine, mais à toutes; puis, à concevoir d'autres objets, invisibles ceux-ci et impalpables, l'âme par exemple, les âmes, et Dieu. Ces derniers objets échappent, par définition, à toute prise immédiate, directe, en un mot sensible ; ils échappent à l'expérience. On arrive pourtant à se les représenter, vaille que vaille, et si bien qu'on peut écrire sur eux des in-folio, riches de concepts clairs et distincts : Dieu créateur, providence, omniscient, tout-puissant, bon, juste et ainsi de suite. Il est entendu que, par ces concepts, nous n'atteignons pas Dieu lui-même, mais seulement une certaine image de lui, d'ailleurs assez claire, assez émouvante pour exciter dans notre volonté et dans nos facultés affectives la vénération , l'obéissance, l'amour. Au ciel nous le verrons face à face ici-bas dans le, miroir d'un miroir.

Les mystiques prétendent parvenir à Dieu par une autre voie, plus ténébreuse à la vérité, mais, en revanche, plus directe. Quand ils veulent décrire cette voie, ils sont bien embarrassés. Les mots leur manquent. Faute de mieux, ils ont recours d'ordinaire aux mots qui rendent l'impression, confuse mais forte, que font sur nous les objets sensibles chaleur, goût, étreinte, par exemple, mais en nous avertissant que ces mots ne doivent pas être pris au sens propre Dieu n'est pas une flamme, il n'est pas un fruit, il n'a pas de mains. Bref, leur connaissance mystique, leur contemplation se distingue, et de la connaissance rationnelle et de la sensible; elle est connaissance comme celle-là, mais

 

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indistincte ; elle est contact, comme celle-ci, mais spirituel. D'après saint Jean de la Croix, « la théologie mystique est la connaissance mystérieuse et surnaturelle de Dieu ». «La contemplation, écrit, de son côté saint François de Sales, n'est autre chose qu'une amoureuse, simple et permanente attention de l'esprit aux choses divines (1)». Et M. Saudreau : « Ce qui fait le fond, l'essentiel de la contemplation, c'est une union intime du coeur à Dieu, union amoureuse due, non point à des considérations précises et raisonnées, mais à une connaissance de Dieu générale et indistincte (2) ».

Ces définitions courageuses appellent une remarque, que Nicole, pour son malheur, n'a pas su faire, et qui, à mon avis, tranche le débat. Ne sentez-vous pas en effet que les mystiques doivent être bien sûrs d'eux-mêmes, et du trésor qu'ils se flattent de posséder, pour s'exposer ainsi, dès le seuil de leurs ouvrages, à l'ironie des savants? Songez au sens défavorable que suggèrent d'abord presque tous les mots que l'on vient de lire ; au tranquille aveu qu'ils renferment d'impuissance et de pauvreté : « mystérieux », autrement dit, inexplicable, inintelligible ; « simple », autrement dit vide de concepts ; « générale », autrement dit, vague, confuse ; enfin « irraisonnée, imprécise, indistincte ». Vit-on jamais inventeur de quelque philosophie nouvelle allécher la galerie par d'aussi creuses promesses ? D'habitude, on nous annonce plus de lumière; ici, au contraire, plus de ténèbres. Or tous les mystiques ne sont pas des sots; beaucoup d'entre eux ont ln Aristote, saint Thomas, voire Descartes et la Logique de Port-Royal, où ils ont appris, s'il en était besoin, que la confusion en soi n'est pas un mérite. Il faut donc que leur confusion, puisqu'ils l'arborent si haut, ne soit pas une confusion comme les autres ; il faut que, dans leur pensée,

 

(1) Lamballe, La contemplation, pp. 47, 48.

(2) Saudreau, Les degrés, II, p. 37. Connaissance et amour, l'un entraînant l'autre; mais, comme nous discutons ici le préjugé rationaliste, nous parlons surtout de « connaissance ».

 

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les épithètes qu'ils emploient n'aient pas le sens péjoratif et humiliant qu'elles auraient, appliquées à d'autres objets ; il faut enfin que l'expérience qu'ils nous présentent leur paraisse d'un tel prix, d'une telle splendeur, que l'idée ne puisse venir à personne de la comparer aux vagissements de l'enfance ou aux lueurs incertaines des pense-petit. Ils s'attendaient bien à trouver des incrédules, mais intelligents, mais critiques, et qui traiteraient sérieusement une discussion aussi grave. Avant d'imputer à qui que ce soit des absurdités par trop criantes, et la négation des premiers principes, on y regarde communément à deux fois.

Ainsi lorsqu'un homme, réputé sage, prêche la folie de la Croix, on entend sans peine que cette folie n'est pas comme les autres, et l'on ne court pas dénoncer à la police l'hystérie du prédicateur. N'attendez toutefois ni de Nicole, ni de la plupart des anti-mystiques, une aussi élémentaire sagesse. A peine entendues ces épithètes malsonnantes, « confus », « indistinct », leur rationalisme voit rouge, si l'on peut ainsi parler; il se précipite sur ces horribles syllabes, il les éventre de ses cornes, il en piétine sans fin dans l'arène les honteux débris. Je ne demande pas grâce pour mes ridicules métaphores. Toutes les exaspérations sont permises à qui vient de lire, hélas! et de relire, la Réfutation des erreurs des quiétistes. Essayez plutôt.

Tout se ramène, dans ce maudit livre, à un argument cent fois répété : il est absurde de préférer une idée confuse à une idée claire, ou, si vous voulez, un pépin à la vigne en fleur, un centime à un louis, une larve à la belle Hélène. Evidemment cela est absurde, aussi les mystiques, et Mme Guyon elle-même, n'ont-ils jamais soutenu rien de semblable. Ils ne comparent, ils ne préfèrent pas telle idée à telle idée, mais, ce qui est tout différent, tel ordre de connaissance à tel autre ordre. A la connaissance rationnelle, qui se forme des idées et qui raisonne sur elles,

 

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ils opposent la connaissance mystique, la contemplation, c'est-à-dire, un moyen direct, immédiat — non pas de concevoir Dieu — ce qui n'aurait pas de sens, mais de l'étreindre en quelque sorte et de le posséder. La question n'est donc pas de savoir si une idée confuse de Dieu vaut plus ou moins qu'une idée claire, mais si l'expérience de Dieu présent à l'intime de notre âme, et rendant cette présence comme sensible, vaut plus ou moins que les conceptions théologiques d'un savant ; ou encore, de savoir si l'analyse chimique de nos aliments est plus nourrissante qu'un bon repas. Mais, demandera-t-on, cette connaissance mystique de Dieu est-elle possible? Pour l'instant, je n'en sais rien, et justement je reproche à Nicole de n'avoir pas nettement posé, franchement discuté cette question, l'unique question. Au fond, je crois bien qu'il n'oserait pas déclarer qu'une telle connaissance est impossible; mais toute son argumentation la suppose telle. S'entêtant à ne concevoir qu'un seul ordre de connaissance, la connaissance rationnelle, il tient constamment pour démontré ce qu'il devrait précisément démontrer, à savoir qu'il n'y a que cet ordre de connaissance. Et c'est là, si je ne me trompe, ce qu'en bonne logique on appelle une pétition de principe, pour ne pas employer de mot plus affreux (1). Ainsi d'une réunion de savants à laquelle, du temps de M. Thiers, on aurait soumis le plan d'un avion. On ne peut voler, auraient-ils dit, qu'avec des ailes vivantes d'oiseau ou d'ange. Or, de votre propre aveu, non seulement vous n'avez pas d'ailes, mais encore, votre homme-oiseau, ne remuerait que le bout des doigts.

Second péché, également mortel, contre la méthode, contre la lumière. Les définitions que l'on vient de rappeler, Malaval, Guilloré, Bernières, ne les ont pas inventées ;

 

(1) On pourrait dire également que tous les syllogismes de Nicole ont quatre termes, le terme : connaissance, ayant au moins deux sens, et très différents : rationnelle, mystique ; d'où une perpétuelle équivoque, un calembourg. Ainsi : Le serpent est un instrument de musique ; or la vipère est un serpent. Donc.

 

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ils les tiennent des grands mystiques, de sainte Thérèse, de Jean de la Croix, l'une et l'autre canonisés par l'Eglise. Or ceux-ci, Nicole s'interdit formellement

de les discuter. Une génuflexion, et il passe. Manque de courage, de logique, de probité? à lui de voir. Il n'en reste pas moins évident que, lorsque Malaval, Guilloré, Bernières disent exactement les mêmes choses que sainte Thérèse, si les premiers sont absurdes, l'autre l'est aussi. Venons à la preuve.

 

Il faut avouer qu'il n'y eut jamais d'enthousiasmes (folies) pareils à ceux auxquels ces mystiques s'emportent, quand leur imagination s'échauffe, et je ne puis m'empêcher d'en rapporter ici un exemple remarquable, qui est du sieur Malaval, et qui a été adopté par l'abbé d'Estival comme une fort belle chose:

« Cette contemplation, dit-il..., n'est pas la considération des oeuvres de la nature ou de la grâce, ni une réflexion sur les passages de la sainte Ecriture ou des pères..., ni la méditation de la vie ou de la mort du Sauveur..., ni une haute spéculation sur les attributs de Dieu. Ce n'est pas une diversité de raisons dans l'entendement, ni une multitude d'affections dans la volonté, ni un souvenir de choses pieuses dans la mémoire, ni une fiction d'images et de figures dans la fantaisie. Ce n'est enfin ni tendresse, ni douceur, ni sensibilité; mais une vue simple et amoureuse de Dieu, appuyée sur la foi qu'il est partout. Nous voyons Dieu et nous le contemplons par ce simple regard en un très profond silence, dans une vue très simple et suréminente d'un être impénétrable et ineffable..., qui nous ôte toute autre conception et expression, et dans un transport si doux de la volonté qu'elle ne s'embarrasse nullement pour chercher le motif de son amour, qui est Dieu seul, ce qui se fait par une vue toute simple de foi et sans réflexion... C'est ici où l'âme trouve un délicieux repos, qui l'établit au-dessus de la hauteur et de la bassesse, au-dessus des délices et des extases; au-dessus des plus belles manifestations, des notions et des spéculations divines (sur Dieu) ; au-dessus de tous les goûts et de toutes les sécheresses. Donc que les paroles, les voix et les langues intellectuelles comme les corporelles, cessent et cèdent au très profond, au très amoureux, au très intime silence, où les hommes peuvent arriver en présence de Dieu. »

 

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Ne pensez pas que cet auteur entende ce qu'il dit on qu'il en ait aucune idée distincte. Cela serait contraire à ses principes. Les âmes qu'il prétend décrire n'ont ni manifestations, ni notions, ni spéculations, ni goûts, ni délices, ni extases. Qu'ont-elles donc ? Elles n'en savent rien, dit-il; celui qui en parle n'en sait rien non plus. Cependant, après avoir fait taire les voix intellectuelles et corporelles, il n'a pu faire taire la sienne; et, à quelque prix que ce soit, il faut qu'il parle de ce qu'il fait profession de n'entendre pas (1).

 

Malaval fait-il aussi profession de ne pas l'éprouver? Toute la question est là. Riez néanmoins, si cela vous plait, mais ayez le courage de votre ironie, et riez de sainte Thérèse.

 

Ainsi ce grand Dieu, écrit-elle, montre qu'il écoute l'âme qui lui parle, suspendant son entendement, arrêtant ses pensées, lui retirant, comme on dit, la parole des lèvres, en sorte qu'elle n'en peut proférer aucune sans un pénible effort. Elle connaît que le divin Maître l'instruit sans bruit de paroles, tenant ses puissances suspendues, parce que leur activité, loin de lui être de quelque secours, ne pourrait alors que lui nuire. Chacune des puissances jouit de son divin objet, mais d'une manière qui lui est incompréhensible. L'âne se sent embrasée d'amour sans savoir comment elle aime. Elle connaît qu'elle jouit de ce qu'elle aime, tout en ignorant comment elle en jouit. Mais sa jouissance, elle le comprend, dépasse absolument toute la portée du désir naturel... Et cela, mes filles, c'est la contemplation parfaite. Vous pouvez connaître maintenant en quoi elle diffère de l'oraison mentale (2).

 

Justement, nous y voici, reprend Nicole. Dans l'oraison mentale, on comprend quelque chose, et dans la contemplation, rien du tout. Celle-ci consiste,

 

dit-on, dans une connaissance confuse, générale et indistincte de Dieu. Qu'y a-t-il en cela de si excellent, et le moyen

 

(1) Réfutation, pp. 175, 176.

(2) Apud Lamballe, op. cit., pp. 74, 25. Cf. Nicole : « Si l’âme même ne sait pas ce qu'elle y fait, quelle apparence y a-t-il que l'abbé d'Estival le sache, et soit en état de nous le dire? Et peut-on prendre tout ce qu'il en compte pour autre chose que pour de pures imaginations » ? Réfutation, pp. 173, 174.

 

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même de concevoir Dieu plus faiblement ? Tous les hommes les moins spirituels conçoivent Dieu en cette manière, quand ils en parlent (1) ?

 

Encore ces intelligences rudimentaires se forment-elles quelque idée de Dieu, mais la contemplation » n'instruit de rien » (2).

 

Pour ce qui regarde la connaissance, il est difficile d'en concevoir une plus mince. On n'y connaît pas même Dieu, en chrétien et en catholique (3).

 

A en croire Malaval, qui, répétons-le, ne parle pas autrement que sainte Thérèse,

 

les Siamois et les Chinois seraient les gens les plus sublimes du monde en spiritualité : car les Européens sont bien éloignés de porter aussi loin qu'eux la fantaisie de l'inaction du corps et de l'esprit (4).

 

Et plus doctoralement, plus ex cathedra :

 

On n'augmente point en lumière en renonçant à toute lumière.

 

Les mystiques ne renoncent pas à toute lumière, mais uniquement à celles, incontestablement très misérables, très « minces » que notre raison nous donne sur Dieu. Nicole insiste :

 

On ne croît point en amour de Dieu en ne se représentant Dieu sous aucune idée, qui puisse le faire aimer, et c'est ce qui arriverait dans cette voie (5).

 

Et de même, on ne risque pas de se brûler, en ne se formant aucune idée scientifique de la flamme, et en se

 

(1) Réfutation, pp. 167, 163.

(2) Ib., p. 335.

(3) Ib., p. 31o. Les mystiques répètent sans cesse que la contemplation suppose la foi : que leur « simple vue » est « une vue de foi ».

(4) Ib., p. 311.

(5) Ib., p. 212.

 

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contentant de tenir le doigt sur la flamme d'une bougie. Ou encore :

 

Il n'y a donc rien dans... (cette) connaissance (mystique) de fort édifiant, ni qui soit capable d'éclairer l'esprit, ni de toucher le coeur. Mais quand ces connaissances seraient mille fois plus hautes, cela ne ferait rien pour relever le mérite de cette oraison. On ne possède point Dieu dans cette vie par la seule connaissance (1).

 

Par la seule connaissance intellectuelle, certainement. Mais justement, il s'agit de savoir si la contemplation, laquelle du reste est à la fois connaissance et amour, ne nous met pas en état de posséder Dieu. C'est toujours le même paralogisme, et si, par instants, le rationaliste se lasse de piétiner loin de la question, le moraliste revient à la charge. Nous le connaissons déjà, et son épaisseur prodigieuse. Il est bon toutefois de voir Pierre Nicole proposer, imposer ses Essais de morale à sainte Thérèse. Bon, pourvu que l'on n'aie pas les nerfs trop sensibles. Car il vient un moment où l'on est tenté de dire, avec Sainte-Beuve exaspéré par les énormités du grand Arnauld : « Que tout cela est donc bête ! » Chez moi, du moins, ce moment est déjà venu. Apprenez donc — c'est à sainte Thérèse, à Jean de la Croix, à François de Sales que ce discours s'adresse, — apprenez qu'il y a une « partie des devoirs de la vie chrétienne qui consiste à éviter le mal. Diverte a malo ». — Ce latin va leur faire peur, — et que pour éviter le mal, il ne faut pas le prendre pour le bien, et qu'on risque fort de tomber dans ce travers « si l'on ne connaît DISTINCTEMENT le bien et le mal ». D'où suit déjà a la nécessité d'une foule de pensées distinctes », faute desquelles, sainte Thérèse elle-même, avec tous ses simples regards, ne saura jamais s'il lui est permis ou non de mentir. Mais il y a une seconde partie a des devoirs de la vie chrétienne ». celle a qui nous oblige à faire le bien, et fac bonum... » Or

 

(1) Réfutation, p. 171.

 

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ce bien ne se doit pas faire au hasard, il faut concevoir pour cela quantité de règles... Il faut préférer les actions de devoir et d'obligation à celles qui n'en sont pas, et pour cela, il faut les discerner par des lumières distinctes... Non seulement il faut pratiquer la charité, mais il en faut varier l'ordre. Il faut préférer les actions les plus importantes à celles qui le sont moins. Il faut accompagner ses actions de quantité de circonstances ; il y faut éviter beaucoup de défauts. Tout cela ne se connaît que par des pensées distinctes. Les pensées confuses ne peuvent produire que de la confusion.

Aussi David mettait-il Salomon en garde contre l'illusion mystique : ut intelligas universa quae agis. Bref, comme ces deux devoirs : diverte a malo; fac bonum

 

remplissent toute la vie, je ne sais où l'on pourra placer la contemplation et le simple regard (1).

 

Assez! assez! fuyons cette grise bacchanale. Quand le bon sens délire, il est par trop ennuyeux.

Au demeurant, ne nous plaignons pas de Nicole. Nul n'excelle, comme lui, à ne pas comprendre. Le commun des anti-mystiques est beaucoup plus agaçant; ils tâtonnent, ils ont peur de se fourvoyer, ils évitent de se déclarer sans ambages. Leur méprise foncière, assez apparente d'ailleurs, est moins radieuse, moins intelligente — il n'y a que ce mot — que celle du clair Nicole. Ils donnent tous dans le même panneau, mais Nicole, de la tête aux pieds, avec allégresse. Timide, nous l'avons dit, devant certaines puissances, mais franc du collier en face de la doctrine elle-même. La contemplation — non pas seulement telle que l'entendent Malaval ou Guilloré — mais la contemplation en soi, une pauvre chose, un retour à l'ignorance du sauvage ou aux rêves des Siamois; la contemplation, un quiétisme absolu et en opposition directe avec les principes élémentaires de toute morale; voilà ce qui s'appelle parler! Loin de lui en vouloir

 

(1) Réfutation, pp. 329-334.

 

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pour cette belle franchise, nous l'en aimons davantage. Prenons-le, une fois encore, en flagrant délit d'incompréhension absolue, mais vaillante, mais délectable.

La contemplation, disent les mystiques, est bien une connaissance, mais d'un caractère particulier, et qui tient plutôt de l'expérience sensible. Par elle, « l'homme a le sentiment d'entrer... en contact immédiat, sans images, sans discours, mais non sans lumière, avec une bonté infinie ». C'est e une perception quasi-expérimentale de Dieu e accompagnée d' « une sorte d'évidence immédiate, indiscutable, imposée » (1). C'est, en un mot, une grâce mystérieuse, qui nous fait, non pas concevoir par l'intelligence, mais saisir, goûter, réaliser la présence de Dieu au plus intime de notre être. Ecoutons sainte Thérèse :

 

Le sentiment de la présence de Dieu me saisissait alors tout à coup. Il m'était absolument impossible de douter qu'il ne fat au dedans de moi, ou que je ne fusse tout abîmée en lui. Ce n'était pas une vision; c'est, je crois, ce qu'on appelle théologie mystique (2).

 

« Pas une vision » ; un je ne sais quoi de plus confus, de moins distinct, mais aussi de plus délicieux, de plus prenant, de plus profond. Rien qu'un sentiment, mais quel sentiment ! Rien que d'une présence, mais de quelle présence! Là-dessus, je rappellerai qu'un sentiment n'est pas une idée, et que l'idée d'une présence diffère singulièrement du sentiment de cette même présence.

 

Les amants humains se contentent parfois d'être auprès ou à la vue de la personne qu'ils aiment, sans parler à elle et sans discourir à part eux, ni d'elle, ni de ses perfections, rassasiés, ce semble, de savourer cette bien-aimée présence, non par aucune considération qu'ils fassent sur icelle, mais par un certain accoisement et repos que leur esprit prend en elle (3).

 

(1) Léonce de Grandmaison, Etudes, 5 mai 1913, pp. 323, 324. Qu'on nous permette de renvoyer là-dessus à la petite esquisse qui se trouve à l'appendice de notre invasion mystique.

(2) Cf. Lamballe, op. cit. p., 4o.

(3) Cf. Saudreau. Les degrés, Il, 35; cf. une remarque semblable chez Nicole, qui n'en est pas à une contradiction de plus ou de moins. Traité de l’oraison, p. 129.

 

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Cette rare philosophie, sain te Thérèse, qui n'était qu'une femme et qu'une Espagnole, l'a pressentie à sa modeste façon.

 

Ce grand Dieu veut que l'âme comprenne (sente, réalise) QU'IL EST PRÈS D'ELLE ; qu'ainsi, elle peut lui parler sans envoyer de messagers, et sans élever la voix, parce que, A CAUSE DE SA PROXIMITÉ, il l'entend au moindre mouvement de ses lèvres. Ce langage peut paraître étrange (notamment à M. Nicole) ; ne SAVONS-nous pas en effet que Dieu nous entend toujours, puisqu'il est toujours avec nous?

 

Puisque, notre catéchisme nous a enseigné, nous a donné l'idée claire que Dieu est partout, donc tout près de nous,

 

En cela, nul doute. Mais ce... Maître adorable veut que nous nous rendions compte qu'il nous entend, QUE NOUS ÉPROUVIONS LES EFFETS DE SA PRÉSENCE (1).

 

Il veut qu'avec l'idée, qui nous laissait froids et vides, nous ayons aussi le sentiment de sa présence. Maintenant écoutons le maître : c'est M. Nicole.

 

On ajoute à cette faible idée confuse l'idée distincte de la présence de Dieu en nous.

 

Je vous avais promis que, dès le premier pas, bravement, allègrement, il donnerait, tout de son long, dans le piège. C'est déjà fait. Il suppose donc que les mystiques, honteux in petto de leur contemplation vague, qui ne leur apprend rien du tout, auraient imaginé d'enrichir un peu cette « idée confuse », en y ajoutant une idée proprement dite, assez pauvre en vérité, mais enfin distincte, celle de la présence de Dieu en eux. Soit deux moments: d'abord une sorte de vagissement intellectuel, ou, comme ils disent mystérieusement, un « simple regard », à la manière des Siamois, et qui ne voit rien; ensuite, et pour obéir à un reste

 

(1) Cf. Lamballe, op. cit., p. 4o.

 

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de bon sens, ils font succéder au « simple regard » un petit effort d'intelligence, une affirmation : Dieu est là. Bref, Nicole ne soupçonne même pas la différence élémentaire que nous venons d'établir entre idée et sentiment de présence; il ne soupçonne pas davantage que, pour les mystiques, « simple regard » « contemplation » et « sentiment de présence », c'est la même chose. L'obsession rationaliste qui le tient, l'empêche de se mettre, fût-ce pour le discuter librement, au point de vue des mystiques; il s'obstine à prêter à ses adversaires sa propre manière de voir; à l'heure même où ceux-ci lui répètent qu'il ne s'agit pas de concevoir, mais de sentir, il discute éperdument leurs concepts. Ainsi nos savants de tout à l'heure qui obligeraient l'aviateur à se dévêtir pour compter ses plumes et pour mesurer l'envergure de ses ailes. O raison, sainte raison, que de déraison parfois chez ceux qui t'adorent !

Il continue à pérorer. Ces pauvres mystiques, puisque enfin il leur a bien fallu recourir à une « idée », que n'ont-ils su mieux choisir? La « présence de Dieu »,

 

mais c'est l'attribut le moins capable de soi-même de nous porter à l'amour, parce qu'il n'enferme nullement l'idée de bonté ni d'amabilité (1).

 

(1) Dieu « partout présent », Dieu « présent as fond de notre coeur », ces formules, qui se rencontrent constamment chez les mystiques, exaspéraient, en quelque manière, le bon Nicole. Ah! sans doute, Dieu est partout, mais quand vous aurez cent fois répété cette évidence, en serez-vous plus avancé ? Ne vaut-il pas mieux « le faire regarder comme dans le ciel, et pénétrant du ciel toutes nos pensées, que de faire concevoir qu'il est partout ». Réfutation, p. 17o. « Pourquoi le sieur Malaval veut-il que je m'attache à l'attribut (il ne s'agit pas de cela !) de Dieu présent partout, et par conséquent (atqui ; ergo) dans mon âme ? Eli quoi ! si la dévotion me prend de suivre l'idée que Jésus-Christ même nous donne, et de le regarder comme présent dans les cieux... Qui es in coelis, par quelle raison me l’interdira-t-il ? Il s'agit de fixer son esprit (mais pas du tout ; il s'agit de le laisser fixer par Dieu, ou plutôt, il ne s'agit pas de l'esprit, mais de tout l'être). Eh bien, je le fixerai à Dieu présent dans le ciel. Cela est tout aussi facile que de le regarder comme présent dans mon âme, et le choix de cet attribut à l'exclusion des autres, ne peut être qu'une observation inutile et en quelque sorte superstitieuse. Car pourquoi ne fixerais-je pas aussi bien mon simple regard (!!!) à Dieu considéré comme sage..., comme pénétrant à nu les pensées des hommes ? » Ib., pp. 322, 323. N'est-ce pas à crier ? Ceci me rappelle que Saint-Sorlin a reproché au Nouveau Testament janséniste d'avoir traduit le IN ipso enim vivimus, et movemur et sumus par ces mots : Car c'est PAR lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être. » Et Desmarets continuant : « Voilà ma fausse spiritualité, de croire que Dieu est en tout, et que tout est en Dieu, comme saint Augustin a dit : « J'allais chercher Dieu bien loin, de moi et il était en moi. » — Quatrième partie de la réponse aux insolentes apologies de Port-Royal... par le sieur de S. Sortie Desmarets, 1668, p. 265.

 

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Si... on avait regardé Dieu comme le souverain bien, l'idée de présence pourrait fortifier cette idée; si ou l'avait regardé comme un objet de terreur, elle le rendrait encore plus terrible; mais le considérer comme présent, sans l'avoir (au préalable) conçu comme bien, laisse la volonté dans le même état, et n'est pas capable de soi-même de la toucher (1).

 

Que n'ont-ils consulté l'auteur des Essais de morale? Il leur eût suggéré un concept bien plus efficace :

 

L'idée que Dieu connaît et pénètre toutes choses, jusqu'aux replis les plus secrets de notre coeur, a été regardée par les saints comme tout autrement importante pour la réformation de nos moeurs, et tout autrement efficace pour contenir les hommes dans le respect et dans la crainte de la majesté de Dieu.

C'est pourquoi saint Benoît (2)...

 

L'idée, toujours l'idée ! (3). Une suprême fois, il ne s'agit

 

(1) D'un tout petit mot, le R. P. Lamballe ruine tout cet échafaudage : a Si on entend par sentiment de la présence de Dieu, un effort actuel que l'on fait pour se représenter Dieu présent, ce n'est pas de la contemplation ». Op. cit., pp. 48, 49 ; cf. Nicole, Essais de morale, I, pp. 86-89.

(2) Réfutation, pp. 168, 169.

(3) Il faudrait l'arrêter à chaque mot. Ces idées, ces rotions dont il nous fatigue, où a-t-il vu que les mystiques (lesquels ne sont pas que mystiques) ne les eussent point? Ils sont allés au catéchisme, ils savent que Dieu est bon, juste, etc. Cette science ne suffit pas à le leur rendre présent, mais si, d'un autre côté, elle ne les occupe pas directement, dans l'acte même de la contemplation, elle n'en demeure pas moins fixée dans leur esprit, éclairant, à sa manière, la contemplation elle-même. En dehors des cas très rares où la suspension des puissances serait totale, l'intelligence n'est déjà que trop portée à se mettre de la partie. Rien de plus mouche-du-coche que cette agitée, elle brandirait sa chandelle à la face du soleil, et si les mystiques la tarabustent, croyez qu'ils ont pour cela de bonnes raisons. Mais, pour mieux répondre à Nicole, prenons un cas extrême, impossible, celui d'un homme, qui n'ayant aucune idée de Dieu, qui, ne soupçonnant même pas l'existence de Dieu, se trouverait élevé soudain à la contemplation proprement dite. Par hypothèse, il ne peut nommer l'être dont la présence vient de s'imposer à lui, mais comment le sentiment qu'il éprouve ne l'assurerait-il point de la bonté de cet être? Incessu patuit. Connaissance confuse de cette bonté, mais combien profonde ! Ainsi que la connaissance expérimentale du feu. Une première brûlure ne nous apprend-elle rien sur cet élément ?

 

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pas de cela, mais d'une présence réelle, et par suite, souverainement e édifiante », béatifiante, efficace. Allez dire à sainte Thérèse qu'elle n'aime pas ; allez lui dire qu'au lieu de laisser agir en elle ce Dieu présent, elle ferait mieux de méditer sur les Morales de saint Grégoire et d'examiner sa conscience!

 

(1) Il va de soi que le préjugé rationaliste ne s'affiche pas toujours avec une pareille simplicité. Nicole est un enfant terrible du parti anti-mystique. Bravant tous les ridicules, il trahit le dernier secret de l'invincible résistance, que notre premier mouvement à tous est d'opposer aux mystiques. On ne veut, on ne peut admettre un mode de connaissance qui ne se ramène pas en définitive à la connaissance rationnelle, qui ne rentre pas dans les cadres et qui n'observe pas les lois de la connaissance rationnelle. On suppose toujours qu'il faut des ailes pour voler. Bref, on veut que, dans l'acte même de la contemplation, l'intelligence intervienne, comme elle intervient dans la spéculation ordinaire. On accordera volontiers du reste que Dieu la surélève, l'exalte, l'illumine, mais enfin on veut lui faire sa part, laquelle devient fatalement la part du lion. Je m'explique mal ; on ne veut pas, on ne se doute pas que l'on veut cela, mais on parle, on discute comme si le contraire était impossible. Une de ces manières d'intellectualiser la contemplation serait de l'assimiler, ou presque, à la vision béatifique, laquelle, étant d'un contenu riche et distinct, ressemble davantage, ou paraît ressembler, à la connaissance rationnelle. Si l'on en vient ainsi à imaginer une sorte de miracle (contrairement à l'enseignement commun des mystiques) c'est au fond qu'on ne veut pas s'accommoder d'une connaissance générale, indistincte. On en rougit ; on a peur que les mystiques ne paraissent pas assez intelligents ; peur que M. Ingres ne se tire mal de sa partie de violon. Nous verrous plus loin que Nicole a recours, lui aussi, à un miracle, pour tirer de honte le nombre infime de contemplatifs auxquels il permet de vivre. C'est par là peut-être que s'expliquerait, en dernière analyse, et que se résoudrait ipso facto, la belle controverse entre M. Saudreau et le R. P. Poulain, ce dernier peut-être beaucoup plus voisin de Nicole qu'il ne l'imagine. Et puisque je suis en veine d outrecuidance, M. Saudreau, notre maître à tous, me permettra bien, j'espère, de lui demander si lui-même, à certains moments, il n'est pas en coquetterie avec la raison raisonnante. Il écrit, par exemple: « L'expérience confirme cette doctrine des saints, et montre que CETTE PERCEPTION GÉNÉRALE ET CONFUSE des amabilités de Dieu est plus parfaite que la connaissance distincte et raisonnée de ses perfections s. Comment l'expérience montrerait-elle directement cette supériorité à un intellectuel qui ne connaît lieu de cette perfection confuse ? « On voit en effet tous les jours des gens simples et illettrés, mais fervents et favorisés de ce don, avoir DES IDÉES BIEN PLUS JUSTES et une conviction bien plus profonde et bien plus forte des grandeurs de Dieu que des savants beaucoup plus instruits ». Les degrés, II, p. 53. N'y a-t il pas là deux confusions possibles ? a) Il va de soi que la connaissance mystique produit eu nous une conviction bien plus profonde, mais celle-ci ne tombe pas sous l'expérience d'un pur intellectuel ; en elle-même, dis-je. Nous les voyous plus saints, d'où nous concluons logiquement à une conviction plus profonde, à un amour plus intense. b) Il est très possible et tout naturel que ces illettrés aient des idées plus justes de Dieu que de purs savants ; mais ces id, est claires, distinctes, j'imagine) ce n'est pas l'acte même de la contemplation qui les leur a procurées. Ou conçoit très bien que leurs facultés rationnelles, plus ou moins suspendues pendant la contemplation, gagnent à cette suspension elle-même, et aux sublimes expériences qui l'accompagnent, une activité merveilleuse, et proprement rationnelle. Mais cette activité, productrice d'idées claires et distinctes, ne peut se confondre, me semble-t-il, avec la contemplation elle-même. Ce disant, je ne fais que répéter ce que M. Saudreau m'a appris.

Avant de clore cette note, voici encore, mais sous une forme un peu nouvelle, l'utile, le magnifique contre-sens de Nicole : « Il est question, dit le sieur Malaval..., d'écouter Dieu même au fond de votre coeur, qui vous parlera mieux que tous les livres. Sur quoi Nicole : « Comme c'est au fond du coeur qu'il parle, ce n'est pas par les oreilles du corps que l'ou l'entend, c'est par l'esprit ; or, ce que l'on entend par l'esprit, se comprend par la pensée ». Toujours la même pétition de principe, la intime impossibilité d'accepter provisoirement le point de vue de l'adversaire. « Il  faut donc que Dieu imprime et forme des pensées dans l'esprit, et, comme il parle fréquemment, il faut qu'il fasse fréquemment penser. Voilà donc des pensées dans l'esprit, de quelque manière qu'elles soient produites ». Réfutation, pp. 245, 246.

 

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§ 4. — L'obsession jansénisante, ou obsession de la grâce conçue comme un divin plaisir, comme une délectation victorieuse.

 

La contemplation est tout ensemble connaissance et amour; mais connaissance et amour d'un ordre particulier, dans lequel l'activité ordinaire de nos facultés intellectuelles et affectives se trouve, plus ou moins, mais également suspendu. Le mysticisme dont nous parlons, le seul qui ait occupé Nicole et les anti-mystiques du XVIIe siècle, n'est donc pas celui que poursuivent certains penseurs contemporains, notamment le baron Ernest Seillière. Libre du reste à chacun d'employer les mots qui lui plaisent ; il suffit de les définir. M. Seillière n'y manque pas « Mystique » est pour lui synonyme de e sentimental » ou de romanesque. Il dira par exemple : « Ces revendications sentimentales, nous les nommons mystiques pour notre part » (1). Il appelle mystique e l'affectivité débridée » d'une sensibilité que la raison ne gour erre plus (2). D'où la « nuance féminine » que le mysticisme lui paraît naturellement revêtira; d'où il suit enfin que le mystique par excellence,

 

(1) Le péril mystique dans l'inspiration des démocraties contemporaine? Paris, s. d. (1918 ?) p. 122.

(2) Ib., p. 19.

(3) Ib., p. 51.

 

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le mystique pur, n'est pas Jean de la Croix, mais bien Jean-Jacques Rousseau. Pour moi, j'y consens, bien que cette laïcisation d'un des mots les plus saints de la langue chrétienne me fasse peine. Mais si, d'une question purement verbale, on en vient au fond des choses, je me révolte bien davantage, persuadé, comme je le suis, que jamais les mystiques n'ont voulu exalter la sensibilité aux dépens de l'intelligence (1). Nicole n'en est pas moins persuadé que nous, puisqu'il reproche aux mystiques, vrais ou faux, de son temps, non pas seulement, comme nous l'avons montré, d'humilier, d'appauvrir l'intelligence, mais encore de mortifier, d'affamer le coeur et par là de pervertir entièrement les conditions de la prière chrétienne.

Pour bien comprendre ce nouveau procès, et l'obsession

 

(1) Et moins que personne le sec Fénelon. « Le fénelonisme, dit encore M. Seillière, fut un effort de la pensée catholique pour traduire, dans un langage mystique acceptable par la raison, les aspirations affectives de rame moderne. » Ib., p. 5o. Non, pas du tout, me semble-t-il. Nous reviendrons à Fénelon, mais j'avoue ne pas comprendre que l'idée puisse même venir de lui reprocher d'avoir fait la part trop belle à la sensibilité religieuse. Ce n'était certainement pas là son côté faible. En fait de « dévotion sensible », affective, Bossuet l'emporte de beaucoup sur lui. Cf. Apologie pour Fénelon, pp. 4o, 41.

Quoi qu'il en soit, je m'explique très bien, quoique je le regrette, le choix que M. Seillière a fait de ce mot « mystique ». Il avait à étudier une maladie très spéciale, et qui lui paraissait nouvelle. C'est moins a l'affectivité débridée », car celle-ci ne date pas d'hier, que cette même affectivité, essayant de justifier, de sanctifier et par là d'exalter ses propres transports en leur conférant une qualité proprement religieuse. D'où le mot : mystique. Malheureusement, celui-ci était déjà en circulation, et désignait tout le contraire de ces états d'âme rousseauistes, comme je vais le montrer dans le texte. Mais on s'explique de nouveau très bien la confusion qui a dû se faire, à ce sujet, dans l'esprit de M. Seillière. Nous avons dit plus haut que, faute de l'avoir expérimentée nous-mêmes, nous penchions tous fatalement à intellectualiser la contemplation si peu intellectuelle, si a-intellectuelle des mystiques. Par suite d'une tendance analogue, et toujours pour n'avoir pas éprouvé nous-mêmes l'amour très particulier, très peu sensible, dont ils nous parlent, nous sensibilisons cet amour, pour ne pas dire que nous le sensualisons. Ainsi aura fait Rousseau. Les «goûts », les « suavités » dont il a pu lire la description enthousiaste chez tel ou telle mystique, il les aura pris pour les seuls goûts, les seules « suavités » qu'il lui fût donné, à lui, de connaître. Ainsi, à entendre Fénelon parler de « pur amour », Rousseau aura compris qu'il s'agissait là d'un sentiment religieux prodigieusement tendre, et d'une tendresse sensible. Et c'était là un prodigieux contre-sens. Quant à cette confusion fâcheuse, malsaine « de la religion et de l'amour », nos troubadours l'avaient faite bien avant Rousseau. Cf. Robert de Labusquette, Autour de Dante. Les Béatrices, Paris, 1920, I, part. chap. III, § 19.

 

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qui le passionne, il est bon de se rappeler ce que nous avons dit plus haut sur la dévotion sensible ou a consolation ». Toute prière est en définitive un acte d'amour, dît à la mystérieuse collaboration de la volonté humaine et de la grâce. Cette volonté, puissance massive, sèche et froide, assez ordinairement ne s'ébranle que lorsque les puissances de sentiment ont mis en action ses rudes ressorts, l'animal raisonnable et volontaire que nous sommes ne se décidant d'habitude à vouloir tels ou tels objets, que lorsque ces objets ont déjà excité chez lui, dans la partie sensible de son être, une assez vive complaisance. Je vois qu'il est bon en soi de faire l'aumône et, en même temps, je sens une certaine chaleur qui me sollicite à cette oeuvre, qui m'en promet, qui m'en donne déjà, du plaisir. Trahit sua quemque voluptas. Il n'y a pas de mal à cela ; il y en a si peu que Dieu, ajustant sa grâce à ce mécanisme naturel, souvent nous fait sentir délectables les actes de vertu qu'il attend de nous. Ainsi deux « délectations » nous tirent en sens contraire, celle du mal, et celle du bien. Les joies du sommeil ou du jeu, la peur de l'effort ou de l'ennui me détournent de la prière; l'attente de consolations célestes peut m'y ramener. C'est la doctrine de saint Augustin.

Les jansénistes vont beaucoup plus loin. Ils tiennent la volonté pour si malade, son libre arbitre pour si peu libre, si porté au mal ou si rouillé, qu'elle ne se décide jamais au bien qu'entraînée par une délectation préalablement envoyée du ciel. Ce n'est pas nous qui nous décidons, c'est la grâce, « plaisir divin », qui nous décide, ou mieux qui décide pour nous. Ainsi, et pour en revenir au sujet particulier qui nous occupe, on ne prie jamais sans avoir été déterminé à le faire par une « consolation » victorieuse. Tout pieux sentiment n'est pas prière, — l'illusion se glisse partout, comme vous savez — mais toute grâce de prière est sentiment, et toute prière est d'autant plus sainte qu'est plus intense, j'allais dire avec M. Seillière,

 

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plus « débridé » le sentiment qui l'a préparée, qui l'accompagne et qui la suit. Dans un coeur sec, jamais Dieu ne travaille, bref, sans ferveur sensible et très sensible, sans un délicieux frémissement de tout l'être — cor meum et caro mea exultaverunt in Deum — pas de vraie prière (1). Je signale ces a affectifs a à M. Seillière; ils ont droit à figurer désormais parmi les ancêtres spirituels de Jean-Jacques, ancêtres plus authentiques, plus directs, que ces mystiques du XVIe siècle, y compris Mme Guyon, contre lesquels le « sentimental » Nicole a pris la défense du sentiment.

 

Il en veut surtout à Guilloré qui, du reste, n'enseigne rien en ces matières que l'on ne trouve déjà chez tous les spirituels antérieurs (2); mais avec ses formules peu veloutées, et parfois peu délicates, ce jésuite a le don d'irriter Nicole. Guilloré prétend donc qu'une âme, privée de toutes les douceurs de la prière, ne doit pas se tourmenter, et bien au contraire.

 

Je voudrais, écrit-il, que vous aimassiez cet état (de sécheresse) plus qu'aucun autre, parce que nous apprenons du

 

(1) On aura bien reconnu la théorie de Pascal : « Ces peines-là ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir... Dieu ne verse ses lumières dams les esprits qu'après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste qui la charme et l'entraîne. « Pensées et opuscules, pp. 220, 221, 186.  Voici là-dessus les justes remarques d'un théologien peu connu. « Les sectateurs de ces erreurs jansénistes) voulaient que la grâce, dont les humiliations et les mortifications de la croix de Jésus-Christ sont les divins canaux, tirât le pécheur de son état pervers par le plaisir et l'agrément qui l'y ont engagé et qui l’y retiennent. Cette erreur ayant causé la perte d'une infinité d'âmes, qui voulaient à elles-mêmes se faire de la force de leurs passions une impuissance d'en sortir, sans une grâce qui les tirât avec un agrément sensible de l'état où ils se plaisaient, contre les assurances de... Jésus-Christ à ses apôtres... que son Esprit ne se communiquerait point à eux, jusqu'à ce qu'ils fussent privés du plaisir qu'ils recevaient de sa compagnie ». La lumière du chrétien, Nantes, 1693, II, p. 49. Ce livre, rare, je crois et qui m'a très intéressé a pour auteur G. de la Baume Le Blanc de la Vallière, ancien jésuite et évêque démissionnaire,

(2) Il en parle, mais de mauvaise grâce, n'aimant pas les lieux communs : « Voici donc... les sécheresses de l'intérieur. C'est une matière qui n'a pas manqué d'être traitée jusqu'ici par beaucoup d'auteurs... Je ne m'y arrêterai guère, ayant assez à coeur de ne point vous importuner de matières qui ont été tant rebattues ». Les Progrès, p. 175. Ces quelques mots auraient dû mettre Nicole sur ses gardes : mais il n'y a pire sourd...

 

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Prophète que l'âme aride et desséchée de toutes les douceurs des consolations est plus capable de voir la vertu et la gloire infinie de Dieu... N'est-ce pas dans ces aridités de l'âme que Dieu se fait mieux connaître en l'arrosant de ses divines eaux, quand elle n'en attend rien ?... Quand vous êtes dans les sécheresses, j'aime l'état où vous êtes..., je l'aime parce que vous tomberez dans cette heureuse pauvreté d'esprit..., laquelle nous rend dignes d'être remplis de Dieu, puisqu'alors la place est toute pour lui (1).

 

Sur quoi Nicole se fâche et ricane : Eh! quoi! Jonas évêque d'Orléans, Rupert, saint Benoît, en un mot le torrent des docteurs ne nous ont-ils pas appris que la dévotion était une bonne chose, et François de Sales lui-même, au moins dans sa Philothée ?

 

Selon cette philosophie, il faudrait changer, non seulement le langage des Saints Pères, mais aussi celui des prières et des hymnes de l'Eglise, et au lieu, par exemple, de dire à Jésus-Christ, comme on fait, dans l'hymne de la Transfiguration, que, quand il lui plaît de visiter nos âmes, il en chasse les ténèbres et y verse des consolations : Pellis mentis caliginem et nos reples dulcedine, il lui faudrait dire que, lorsqu'il nous visite par une grâce abondante, il couvre notre âme de ténèbres et nous prive de toute douceur. Il faudrait demander à Dieu, comme des dons précieux, les ténèbres, le dégoût, la froideur, la sécheresse et la dureté de coeur. Au lieu de dire, comme David : Sicut adipe et pinguedine repleatur anima mea, il lui faudrait dire : que jamais mon âme ne soit remplie d'aucune onction, et qu'elle demeure toujours dans la stérilité et la sécheresse...

Il vaut donc mieux sans doute s'en tenir à la spiritualité des Pères et PRENDRE LES SÉCHERESSES POUR UNE ABSENCE DE GRACE, et par conséquent pour un état où l'amour est moins fort.

 

(1) Les Progrès, p. 175. Il conclut par ces trois lignes qui résument excellemment le sujet, et qui d'avance réfutent Nicole, tout en prévenant les réflexions très justes que celui-ci n'a pu manquer de faire : « Les sécheresses de l'âme sont tantôt la punition des goûts sensuels qu'elle a pris parmi les créatures (et Nicole n'a guère vu que cela) ; tantôt une soif, que Dieu embrase afin qu'elle prie après la divine rosée , (c'est-à-dire, afin qu'elle apprécie mieux, par cette perte momentanée, les douceurs sensibles de la prière) ; et tantôt une disposition à des déluges de pluies célestes que Dieu lui prépare », c'est-à-dire une disposition, un prélude à l'état mystique. Ib., p. 177.

 

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Il avoue bien que cette privation «ne laisse pas d'être utile à quelques âmes, pour les purifier des impuretés qu'elles peuvent mêler aux grâces de Dieu, lorsqu'elles y sont attachées par amour-propre ». Punition, épreuve, remède contre l'illusion, mais enfin,

 

il est toujours vrai de dire que l'état de sécheresse diminue et affaiblit l'amour de Dieu (1).

 

Tantôt, dit-il aux mystiques, vous condamniez les «pensées » pieuses; maintenant les « mouvements de piété ». Ni pensées, ni sentiments. Le vide absolu! Ajoutez à cela que, pour Nicole, la ferveur sensible, c'est la grâce même, et vous comprendrez sa colère. Oui certes, et nous comprenons aussi qu'il n'est plus ici nécessaire de débrouiller ces équivoques perpétuelles, cet amalgame désespérant d'erreur et de vérité. Dans cette page, en effet, on aura déjà reconnu la méprise fondamentale que nous avons signalée plus haut. Qu'il s'agisse de la sensibilité ou de l'intelligence, c'est toujours, de la part des mystiques, la même attitude, et de la part de Nicole, la même incompréhension qui tient du miracle.

Non, pas plus que l'intelligence, les mystiques ne condamnent le sentiment, comme devrait faire, et ne fait pas, soit dit en passant, le quiétisme janséniste. Méditation, dévotion, tout cela leur paraît excellent. Il y a mieux néanmoins, il y a la contemplation, et quand la grâce appelle à ce mieux, a-t-on le droit d'hésiter? On hésite pourtant, et de même que, tout à l'heure, on souffrait d'échanger de claires idées contre une connaissance confuse, de même on se cramponne aux joies du sentiment, comme à une bonne amitié, connue de longue main, et qui semble plus chère à l'heure du départ pour une terre inconnue. De là vient, comme tantôt, l'insistance avec laquelle Guilloré et les autres maîtres mystiques montrent ta pauvreté

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 488, 489.

 

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des consolations sensibles auprès de l'union obscure qui les remplace. Insistance d'autant plus indispensable que les préludes de cette union sont d'ordinaire plus douloureux. L'homme est un. Peu à peu cette présence de Dieu à la cime de l'âme, cette union réelle s'étendront, en quelque manière, jusqu'à la surface où se joue l'activité de nos puissances; la connaissance confuse stimulera, enrichira la connaissance rationnelle; les délices insensibles de l'union rejailliront sur les facultés affectives. Ayant tout sacrifié, on retrouve tout. Mais au début, souvent, il n'en va pas de la sorte. Un des chapitres les plus longs de la théologie mystique a pour objet les étranges épreuves, par où se fait, si l'on peut dire, l'apprentissage de la contemplation. Or, où vont toutes ces épreuves, sinon an dépouillement progressif, à la « purification » d'une âme encore trop encombrée d'elle-même, trop avide de comprendre et de sentir ? Envers ténébreux et douloureux de la sublime grâce, qu'elles annoncent, qu'elles préparent et qu'elles voilent, ces épreuves dépouillent implacablement le contemplatif novice de toutes ses attaches trop humaines, de tout ce qui faisait hier encore sa joie, sa force, parfois son orgueil : délices de la prière, facilités de la vertu. Elles délogent l'amour-propre de ses retraites, « désappliquant » nos facultés, réduisant ce « petit filet de vie naturelle qu'on ne rompt presque jamais, parce qu'il en coûte trop de renoncer sans retour à toute action propre de l'esprit ou du coeur » (1). Le divin bourreau harcèle sa victime. il la vide peu à peu d'elle-même, ou plutôt de ce peu do chose — mais conscient, mais sensible — qu'elle croit être son moi, qui n'en est que l'ombre ; la refoulant nue, désolée, épouvantée vers on ne sait quel précipice invisible — le néant, l'enfer peut-être ! — qui n'est en réalité que ce bienheureux centre de l'âme où, les épreuves terminées, se consomme l'union mystique. Et voilà ce que veut dire

 

(1) P. de Caussade, Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les divers états d'oraison, Perpignan, 1741, p. 387.

 

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le panégyrique de la sécheresse par le P. Guilloré. La construction a de l'apparence et elle se tient, ce qui n'a rien de surprenant si l'on songe à tant de nobles génies qui l'ont élevée peu à peu. Sable ou granit, à une critique sérieuse d'en examiner les fondements ; mais, en attendant, on avouera, je l'espère, que la vrille épaisse et mal appliquée de Nicole, n'a pas ébranlé ce bel édifice.

 

(1) Il me paraît superflu de répondre plus scolastiquement à l'objection de Nicole. « La grâce, dit-il, n'étant autre chose que la charité, il y a plus de grâce où il y a plus de charité ». Traité de l’oraison, p. 487. La distinction saute aux yeux. La grâce n'est autre chose que la charité surnaturelle, évidemment ; que la charité sensible, ou que la douceur sensible, qui accompagne parfois cette grâce de charité essentielle, certainement non. Cette douceur sensible est ou peut être une grâce; elle n'est pas la grâce. Il dira encore : « Si l'amour était plus grand dans l'état de sécheresse, la grâce y serait plus grande. Et par conséquent ce serait un état d'abondance, et non pas de pauvreté ; et l'on passerait au contraire à l'état de pauvreté et de disette de grâce, quand on viendrait à aimer Dieu avec goût, avec ferveur, avec sentiment, et avec joie ». Ib., p. 487. Pas le moins du monde! Un millionnaire ne passe pas à l'état de pauvreté quand il fait un bénéfice de 100 francs Mais étant sûr de ses millions, il ne se désole pas quand ce minuscule bénéfice lui échappe.

Citons encore. L'état de sécheresse « n'a rien en soi qui ne soit mauvais ». Ib., p. 481. « L'absence de la grâce, c'est-à-dire, l'état de sécheresse et d'insensibilité ». Ib., p. 497. Cf. la même doctrine dans les Visionnaires, pp. 3;7-34o. Or je n'ai pas besoin d'ajouter que cette doctrine, manifestement opposée à l'enseignement de fous les mystiques, n'est pas moins en contradiction avec tous les auteurs ascétiques de quelque sérieux. Et c'est même ici une nouvelle preuve de la prodigieuse et redoutable incompétence de Nicole — et de Port-Royal, — en matière de direction. Car enfin. et pour rester sur le terrain de la prière commune, les douceurs sensibles ne dépendent pas de nous; elles sont refusées parfois, souvent même, aux plus méritants. Or si vous dites à ceux-ci que leur sécheresse est manque de grâce, qu'elle est et ne peut être que punition, à quel découragement ne risquez-vous pas de les réduire ? Nicole semble avoir entrevu cette difficulté, et voici comme il s'en tire : Par état de ferveur, « non, n'avons pas entendu... une ferveur d'imagination accompagnée de goûts sensibles, qui est plus commune à ceux qui commencent (saint Bernard l'oblige à parler ainsi)..., mais un certain état de l'âme, qu'on prenne garde au tour de prestidigitation qui se prépare) dans lequel elle se SENT poussée avec PLÉNITUDE DE COEUR aux bonnes oeuvres..., où elle SENT un grand éloignement du mal, quoique tout cela soit plus spirituel que sensible. Cette espèce de ferveur n'enferme point nécessairement, de bouts sensibles, mais elle est aussi fort éloignée de la sécheresse d'une âme languissante qui fait tout avec peine et dégoût ». Traité de l’oraison,. pp. 517, 518. Poudre aux yeux et confusion. Par ces goûts, il entend je ne sais quelles sucreries spirituelles, une délectation presque sensuelle. Il n'exige doue que la « plénitude de coeur », que l'allégresse religieuse et morale. Mais justement c'est là le sensible qui est en question. Bref, il se donne l'air de rester fidèle à la tradition et il maintient son principe : pas de sensible, pas de grâce.

 

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III. – LE ROMAN MYSTIQUE

 

Après avoir tant détruit, il faut construire. Ridicule ou non, les mystiques sont un fait : pas de fait sans cause. Cherchons la cause.

 

§ 1. — Tout le mal est venu des livres mystiques.

 

Nicole nous a déjà dit que « la source la plus commune des illusions qui se mêlent dans nos prières, est que l'on y prend les pensées de l'esprit pour les mouvements de la volonté; ou des mouvements purement naturels, excités

par l'amour-propre, pour des mouvements de l'Esprit de Dieu ». Or,

 

cela n'a pas seulement lieu à l'égard des mouvements sensibles, qui ne sont pas fort éloignés de l'état commun, mais aussi à l'égard des états les plus extraordinaires, et des sentiments les plus étranges, dont parlent les mystiques. Car les personnes qui ont l'imagination fort vive, comme les filles et les femmes l'ont d'ordinaire, et qui lisent la description de ces états... dans les livres qui en parlent, ou qui en sont instruites par ceux qui croient les entendre, sont sujettes à s'en former des images et à désirer de les éprouver ; et il n'y a pas fort loin de là jusqu'à croire qu'on y est effectivement, ou à avoir même quelques sentiments qu'on n'avait point eus auparavant ; parce que l'imagination, excitée par ce désir, fait effort pour animer davantage ces images, et d'ordinaire y réussit (1).

 

On montrerait par un raisonnement du même genre que le vieil Homère est responsable de tous les adultères commis depuis l'Iliade. Nicole est enchanté de cette explication et il y revient souvent :

 

Ces personnes, ayant oui parler dans quelques livres spirituels de vie intérieure, d'opérations divines, de recueillements, de pur amour, se laissent surprendre par l'éclat de ces mots, et conçoivent un désir présomptueux d'éprouver l'état qu'ils voient décrit dans ces livres, non par un amour véritable de

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 41, 42.

 

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la justice, mais par un orgueil secret qui leur fait désirer d'être grands et élevés dans la grâce, et qui n'est pas moins dangereux que celui qui leur ferait désirer d'être grands et élevés dans le monde. Ainsi ils se forment des idées à leur mode de tous ces états divins, que l'on ne conçoit jamais bien sans les avoir éprouvés. Ils en font l'objet de leurs spéculations e t de leurs raisonnements. Ils en apprennent les principes par mémoire, comme ceux d'une autre science. Ils arrangent en mille manières ces mots et ces idées extraordinaires dont ils se sont rempli l'esprit. Ils s'échauffent l'imagination pour les comprendre; et la faiblesse de leur esprit, jointe à l'impression du démon qui s'y mêle, leur persuade bientôt qu'ils les comprennent et qu'ils les éprouvent (1).

 

Qu'est-ce à dire sinon qu'il y a de faux mystiques, ce que nul ne songe à contester, comme il y a des faiseurs de vers qui se croient poètes ? Mais la psychologie par

trop simpliste de Nicole expliquera-t-elle qu'il se rencontre un si grand nombre de mystiques parmi ceux qui ne savent pas lire, et qui n'ont jamais entendu parler de ces choses ? Et il s'en trouverait bien davantage, si tant de directeurs, prévenus des mêmes préjugés que Nicole, ne gênaient de toutes manières cette sublime vocation dans les âmes qui s'adressent à eux. Nous avons sur ce point les affirmations formelles, cent fois répétées, des plus grands maîtres. Si tout le mal vient des livres, d'où viennent les livres?

 

§ 2. — La fascination de l'inertie.

 

Une fois délestés de leur verbiage inintelligible, à quoi se réduisent tous les ouvrages mystiques, sinon à une glorification de la paresse ? Là est leur attrait et tout ensemble leur venin. Ils prétendent en effet

 

qu'après s'être mis en la présence de Dieu, il faut, pour éviter toute impureté et tout péché, se tenir en repos sans se remuer, en attendant que Dieu nous remue, et qu'il excite en nous, s'il

 

(1) Visionnaires, p p. 42, 43.

 

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lui plaît, de bonnes pensées et de bons sentiments auxquels il faut.., se laisser aller... Tout effort que l'on peut faire, tout mouvement que l'on peut exciter en soi infecte l'âme d'impureté et de péché, et empêche l'opération de Dieu (1).

 

Voulez-vous arriver à la contemplation, rien de plus facile : cessez d'agir, excluez de votre esprit et de votre coeur, « toutes les idées que l'Ecriture nous donne de Dieu et... tous les mouvements qu'elle prétend exciter dans nos coeurs ». « Pure fantaisie, poursuit Nicole, qui n'a pour fin que de dire quelque chose de nouveau, et de se distinguer des autres par une pratique sans raison, dans laquelle on prescrit des choses qui n'ont aucune proportion avec la fin d'obtenir » les grâces extraordinaires que l'on fait miroiter à nos yeux (2). En effet, « la renonciation à sa propre opération n'a point pour suite naturelle que Dieu s'empare de l'âme et commence d'agir seul en elle ». Il n'y a que sept sacrements, et l'inertie n'est pas de ce nombre. « C'est donc une erreur et une hérésie que d'attacher » à cette inertie une longue suite de grâces (3).

Autre absurdité ; ils font de toute action, sinon un péché, du moins une imperfection, et contre laquelle nos anciens avaient oublié de nous mettre en garde :

 

Qu'on voie toutes les formules de confession pour toutes sortes de péchés, et on n'en trouvera aucune où celui-là soit exprimé, et je m'assure qu'il n'y a point de confesseur qui ne fût surpris si quelque dévote portait au tribunal ce péché d'une nouvelle espèce : qu'elle s'est remuée dans l'oraison avant que d'avoir senti l'attrait de Dieu, et qu'elle a pensé à Dieu avant que Dieu eût formé dans son coeur cette pensée..., ou qu'elle s'accusât... d'avoir pensé à la naissance de Jésus-Christ le jour de Noël (4).

 

Au reste, leurs « principes sont si mauvais que personne

 

(1) Réfutation, p. 90.

(2) Ib., p. 216.

(3) Lettres, III, p. 180.

(4) Réfutation, p. 118.

 

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ne les a pu suivre dans toute leur étendue, et qu'on est contraint de les borner par des exceptions de fantaisie ».

 

Car s'il ne faut point se remuer dans la prière, s'il ne faut s'appliquer volontairement à rien, s'il faut attendre que Dieu nous remue, il n'y a aucune raison de vouloir se remuer soi-même dans (quelque circonstance que ce soit)... Si l'activité est une source d'impureté pour la prière, elle ne l'est pas moins pour toutes les autres actions.

 

 

D'où il suit que ces mystiques ne devraient pas se permettre de saluer quelqu'un dans la rue, à moins que d'en avoir été avertis, au préalable, « par un mouvement intérieur du Saint-Esprit », mais, grâce à Dieu, un reste de bon sens les sauve de ce ridicule.

 

Ils ne disent pas qu'il ne faut point donner de la nourriture à un malade dont on est chargé. Je veux croire qu'ils permettent de s'informer combien il y a de temps qu'il n'a rien pris, car ils ne sont pas entièrement insensibles à ces inconvénients grossiers et sensibles (1).

 

On devine les faciles plaisanteries qu'il amorce et que sa délicatesse ne lui permet pas de développer. Il insinue, d'autres appuieront, La Bruyère, par exemple. Et de rire. Ils trouvaient moins bouffons les premiers vers de l'Art poétique, sur « l'influence secrète » qui seule permet d'enfourcher Pégase.

Tout cela est enfantin, pour ne pas employer le mot juste. Il faut bien que je le redise, puisqu'on ne cessera plus désormais d'opposer de pareilles niaiseries à l'enseignement commun des mystiques, Nicole n'a pas compris. Aussi bien lui avait-on déjà répondu ; le capucin Pierre de Poitiers entre plusieurs autres :

 

Une âme sans pensée ressemble a une souche de bois, la raison n'opérant point en elle, qui n'opère que par pensées.

 

(1) Réfutation, pp. 112-122.

 

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Je réponds que cela ne se peut dire que par des âmes qu n'ont pas expérimenté cette mystique opération.

Il semble qu'abandonner les pensées, soit mépriser les actes de charité et les autres vertus.

Je réponds qu'il n'y a que l'intention qui fasse le mépris ; ce n'est pas un mépris de quitter un bien moindre pour un plus grand, comme la foi, au ciel, pour la vision, et les figures pour la vérité. ON NE QUITTE LES PENSÉES QUE TANDIS QU'ON EST EN UN ÉTAT PLUS PARFAIT. Ce serait plutôt mépriser les grâces de Dieu, si on retenait des opérations humaines et acquises pour laisser les infuses et les grâces extraordinaires.

Il semble que ce soit tenter Dieu, de vouloir prier sans pensées.

Je réponds que ce n'est pas tenter Dieu que de prier sans pensées, quand il nous veut occuper sans elles, car en cela il manifeste assez sa volonté (1).

 

Ces derniers mots disent tout. Nicole s'imagine que c'est l'âme qui d'elle-même, un beau matin, et pour s'entraîner aux expériences merveilleuses dont les livres l'entretiennent, essaie délibérément de ne plus penser, de ne plus agir. Non, lui explique Jean de la Croix, c'est Dieu qui a conduit l'âme dans une voie telle que, si elle

voulait opérer d'elle-même et par son industrie, elle troublerait l'action divine en elle au lieu de l'aider » (2).

 

Et ailleurs, blâmant les mauvais directeurs : « Il viendra, dit-il, quelqu'un qui ne sait que frapper sur l'enclume comme un forgeron, qui dira : « Allez, tirez-vous de là ; c'est perdre le temps et demeurer oisive. Méditez et faites des actes ». Parce que, ne comprenant pas que cette âme est déjà en la voie de l'esprit, en laquelle il n'y a plus de discours, où le sens cesse et OU DIEU EST PARTICULIÈREMENT AGENT, ils... ruinent... l'ouvrage excellent que Dieu peignait en elle (3).

 

Si Dieu agit, reprend Nicole, que nous parlez-vous de méthode? Il a raison, mais ici encore, les mystiques ont

 

(1) Le jour mystique, I, pp. 146, 147.

(2) Ib., p. 134.

(3) Ib., 1, pp. 134, 135.

 

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pris les devants. Tous en effet, ils reconnaissent qu'au sens propre du mot, il n'y a pas de «méthode » qui élève l'âme à la contemplation:

 

Les dons de Dieu, écrit Malaval, ne s'acquièrent pas à la vérité par méthode, mais il y a quelque méthode à s'y disposer, quand on convient une bonne fois qu'on les peut rechercher. La méthode de contempler vise à écarter les empêchements; la méthode fait connaître quelles doivent être les dispositions de notre part, et quels doivent être les signes de la part de Dieu... La méthode sert à connaître la nature de la contemplation, ses différences, ses propriétés et ses effets. La justification est le plus grand miracle qui s'opère au monde, et l'on prescrit néanmoins des méthodes pour exciter les larmes et la contrition afin d'obtenir cette faveur... La méthode n'est pas pour le don, elle est pour celui qui l'attend, ou qui le veut cultiver. La méthode ne produit pas le miracle, elle prépare le coeur pour le recevoir sans contradiction, sans empêchement et sans scrupule (1).

 

« Sans contradiction, sans empêchement, sans scrupule », ces derniers mots de Malaval sont d'une psychologie beaucoup plus juste que les déclamations de Nicole C'est qu'en effet, je dois le redire, l'initiation à la vie mystique n'a rien qui séduise des âmes sérieusement chrétiennes, et il ne saurait être question que de celles-ci. Aux approches de la grâce, qui commence à les dépouiller de

leur activité propre, leur premier mouvement est de stupeur, et le second d'épouvante. Vertige, agonie, bien loin de céder voluptueusement à l'inertie apparente qui les gagne, elles redoublent au contraire d'activité, « pensant qu'elles sont oisives a, dit encore Jean de la Croix, et s'efforçant « de méditer, discourir et produire des actes ; ce que ne pouvant faire, à raison que ce n'est plus là le chemin par lequel Dieu les conduit, elles s'inquiètent, pensant être

 

(1) Pratique facile, II, pp. 24o-242. Et M. Saudreau : « Il est bien vrai que l'homme peut se disposer à ces opérations contemplatives, mats non se les procurer. II s'y dispose d'une façon éloignée par le renoncement parfait… ; d'une façon prochaine, par l'acte derécollection ». Op. cit., II, p. 87.

 

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perdues ; et leurs conducteurs les aident bien à le croire)) '. D'où l'excellence des livres, des méthodes, où elles apprennent, non pas comme dit Nicole, à désirer, mais à souffrir paisiblement le martyre de l'inertie.

 

§ 3. — Vapeurs et non pas martyre.

 

« Après avoir donné des avantages chimériques a à cette oraison paresseuse, les mystiques

 

tâchent de persuader à leurs disciples d'y joindre des martyres chimériques, par lesquels ils font passer les âmes qui s'engagent dans ces pratiques. Ils trouvent par là ce merveilleux qu'ils cherchent, comme une des choses les plus capables d'attirer les âmes à ces nouvelles spiritualités.

 

C'est ici le chapitre des « épreuves », lequel tient en effet beaucoup de place dans les traités de mystique. « L'histoire de tous les saints, écrit à ce sujet M. Saudreau, nous présente des épreuves a infiniment douloureuses a et se prolongeant... pendant des années. Ayant dompté les résistances de la nature, on pourrait croire que l'heure de la paix a sonné » ; tout au contraire, « ces peines et ces combats redoublent de toutes parts ». L'âme, en effet, « étant devenue capable d'une plus complète purification », ces épreuves finissent par atteindre un degré d'intensité effrayant... L'attraction divine devient de plus en plus puissante ; mais, par là-même deviennent de plus en plus vives les douleurs de l'âme, incapable de s'unir à Dieu, comme elle le voudrait... On ne peut se faire une idée de l'état où l'âme est alors réduite. « Il lui semble (dit Jean

 

(1) Le jour mystique, I, p. 135.

(2) C'est toujours le même contre-sens initial ; les âmes ne s'engagent pas elles-mêmes dans l'oraison de pure foi. Cette oraison n'est pas une « pratique », comme le chapelet ou l'examen particulier. Jamais du reste les mystiques ne persuadent à leurs disciples de « joindre », i.e. de s'infliger à eux-mêmes les « martyres » dont il est question. Simplement, ils avertissent leurs disciples des peines intérieures qui les attendent, afin qu'ainsi préparés, ils ne s'étonnent pas, ils ne se croient pas perdus quand ce martyre commencera.

 

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de la Croix) que cela durera toujours », et les angoisses qui la torturent sont inexprimables »,

Elles vont si loin que nous autres, profanes, quand nous lisons, dans l'autobiographie des mystiques, le récit de ces épreuves, souvent la pensée nous vient de nous écrier avec le poète :

 

Vous les voulez trop purs les heureux que vous faites,

Et quand leur joie arrive, ils en ont trop souffert.

 

Naïfs que nous sommes ! Le clairvoyant Nicole nous apprend qu'il faut en rabattre :

 

Après tout, il ne faut pas s'imaginer que ses maux d'imagination soient aussi réels dans la vérité qu'ils sont terribles dans l'expression. On ne les sent pas, mais on s'imagine les sentir, ce qui est fort différent ; car ces imaginations n'empêchent pas qu'on ne se porte quelquefois fort le;en. Cela se réduit tout au plus à quelque langueur corporelle. Une de ces visionnaires souffrait, à ce qu'elle disait, une grande multitude d'enfers redoublés, pendant qu'elle se portait aussi bien qu'une autre, dans une ville de Normandie (2). Il ne faut donc pas s'effrayer... de leurs expressions... Car ces gens sont éloquents merveilleusement dans les descriptions qu'ils font de ces martyres spirituels. Molinos leur en donne de beaux modèles (3),

 

et saint Jean de la Croix avant lui. Je ne m'arrête pas à discuter ces platitudes. C'est déjà trop, pour la honte de Nicole, que de les citer.

 

§ 4. — Le sommeil réparateur.

 

Nicole, à ses bons moments, n'est pas sans entrevoir le sérieux et la difficulté du problème mystique. Parfois des scrupules le prennent. Confusément il se rend compte que ses arguments vont plus loin qu'il ne voudrait

 

(1) Saudreau, op. cit., II, pp. 362, 363.

(2) Il doit faire allusion à Marie des Vallées. Cf., dans notre tome III, un long chapitre sur elle et sur le P. Eudes.

(3) Réfutation, pp. 223-225.

 

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et que, par delà les quiétistes, ils menacent d'atteindre aussi, de ridiculiser, d'exterminer des saints authentiques. Aussi bien savons-nous déjà que, jusque dans l'enceinte sacrée de Port-Royal, il a connu de ferventes personnes dont l'oraison ressemblait fort à celle dont il est parlé dans ces méchants livres de Malaval, de Bernières et de Guilloré. D'où son embarras. Attribuer à l'orgueil ou à quelque délire de l'imagination les « états e mystérieux d'une religieuse de Port-Royal, il ne le peut d'aucune façon. Il constate, d'un autre côté, avec une pénible surprise, que, dans ces mêmes états, l'activité normale de l'intelligence et de la volonté paraît provisoirement fort diminuée, sinon suspendue. Comment se tirer de peine ? Il essaie de « tenir les deux bouts de la chaîne », comme parle Bossuet : continuant à soutenir qu'une « oraison sans pensée e est un exercice fort humiliant et tout à fait indigne d'une créature raisonnable, il prête à Dieu le bizarre dessein d'élever quelques saintes âmes à cet exercice, ou plutôt de les y abaisser par le moyen d' « une grâce particulière », et pour des « raisons qu'il connaît ». Mais avant d'en venir à ce paradoxe suprême et triomphal en voici un autre qui a bien son prix.

Il avait fait, non pas sur les petites folles que dirigeait le P. Guilloré ou qui se grisaient du livre de Malaval, mais sur les personnes que l'on vient de dire, une remarque intéressante, à savoir que « cette sorte d'oraison», si étrange que cela puisse paraître, produit « de très bons effets ». « Car, comme elle se termine d'ordinaire par un état un peu plus actif, il en reste une pente à toutes sortes de biens qui... ôte la difficulté des actions chrétiennes, qui fait que (ces personnes) s'y portent avec ardeur et qui excite en elles diverses lumières ». (1) Que

 

(1) Lettres, II, pp. 7, 8. L'observation a été faite par tous les auteurs, Tauler par exemple : Dès que cesse la suspension de leurs puissances, dès que les mystiques « reviennent à eux-mêmes, ils retrouvent une connaissance des choses plus lumineuse et plus parfaite ». Cf. Maréchal, A propos du sentiment de présence chez les profanes et chez les mystiques, Louvain, 1909, pp. 98, 99.

 

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l'amour de ces âmes « s'augmente et se fortifie » dans une oraison où « l'on suppose qu'elles aiment sans pensées », Nicole trouvait la chose bien surprenante, mais il s'inclinait devant le fait, et jugeant la contemplation par ses fruits, il n'osait pas la dire mauvaise. Plus tard, et lorsqu'il n'a plus affaire qu'à des mystiques ennemis, il se ravise : après tout, écrit-il,

 

on ne sait si leur amour augmente ou n'augmente pas en cet état, ni si elles y aiment ou n'y aiment pas, puisqu'on suppose qu'elles ne s'aperçoivent pas de leur action. Tout ce que l'on peut dire, c'est que lorsqu'elles agissent ensuite avec connaissance, elles croient agir avec plus d'ardeur, c'est-à-dire que leur action est plus vive, ce qui peut être un effet, non de l'augmentation de l'amour, mais d'un cerveau plus reposé, comme tout le monde s'aperçoit qu'il conçoit mieux les choses après avoir dormi et lorsqu'il a plus de liberté d'esprit (1).

 

A merveille, mais si j'étais lui, je conseillerais aux dévots d'installer une chaise-longue auprès de leur prie-dieu. Après chaque point de la méditation, ils s'offriraient quelques minutes de sieste, pour reprendre ensuite leur exercice avec plus d'entrain et de sentiment. Est-ce ma faute si les anti-mystiques n'ont rien de plus fort à nous opposer?

 

§ 5. — Les « pensées imperceptibles ».

 

Roman, illusion, persévère Nicole. Ces bonnes gens nous la baillent belle avec leur « oraison sans pensées ». Peu ou prou, quand on ne dort pas, on pense toujours, mais d'une façon plus ou moins confuse. Et là-dessus, il applique à nos contemplatifs la philosophie ingénieuse, élégante qui lui a tant servi dans ses écrits sur la grâce générale, lorsqu'il voulait démontrer au grand Arnauld que la lumière du Verbe éclaire tous les hommes venant en ce monde, même les sauvages.

 

(1) Réfutation, pp. 215

 

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La tête d'un Américain, quelque aveugle et hébété qu'on le suppose, quelque rempli qu'il soit de superstitions et de folies tirées du commerce de ses semblables..., ne laisse pas d'entrevoir un grand nombre de vérités morales qui rayonnent dans son esprit, et que la lumière de Dieu lui fait voir, non par raisonnement, mais par sentiment. Le Verbe de Dieu, comme lumière, perce son esprit en une infinité d'endroits : Lux in tenebris lucet. Les ignorants et les savants ne sont pas si distingués que l'on pense, et les ignorants sentent d'ordinaire ce que les savants expriment ...

 

Prenez au hasard le plus ignare des bandits ;

 

Je mets en fait, qu'il n'y a presque point de maxime de morale, qui, étant indistinctement conçue. n'ait fait impression sur son esprit, lorsqu'il a été question d'agir, quoiqu'il l'ait rejetée par quelque passion plus forte. Il est vrai, qu'en habillant ces vues et ces maximes de paroles précises, il niera fermement qu'il les ait jamais eues ; et il aura raison de le nier, car il ne les a jamais conçues eu cette manière; mais aussi c'est une manière bien captieuse de s'y prendre pour tirer de lui cette confession.

Il en est de même des vérités qui tendent à prouver Dieu et les devoirs auxquels l'homme est obligé envers lui. Les Américains les sentent comme les autres hommes ; elles passent par leur esprit, non pas chaussées et vêtues comme des pensées distinctes, mais comme des rayons de vérité, qui les inclinent à certaines actions, en se faisant sentir obscurément (1).

 

C'est délicieux, et nous le voyons enfin sur la route qui mène au mysticisme. Défions-nous toutefois, car nous avons affaire à un intellectualiste inguérissable. Pour lui, «sentir », c'est encore et toujours a penser ». «Ce qu'on appelle sentiment n'est qu'une moindre perceptibilité ». Nous appelons « pensées imperceptibles... celles qui sont connues par sentiment ». Prenez-y garde ; il y va de tout : ce terrible M. Nicole est tout bonnement en train de s'annexer M. Pascal et de cartésianiser, si l'on peut dire, l'apologétique des Pensées.

 

(1) Grâce générale, I, pp. 103, 104.

 

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Tout cela n'est fondé que sur une vérité assez commune et qui est marquée par divers auteurs et, entre autres, par M. Pascal, qu'il y a beaucoup de choses qu'on ne connaît que par sentiment, par où l'on veut dire, qu'on n'en a pas l'idée distincte, maniable, formée. Or, quand il s'agit de ces sortes de choses (vérités morales, existence de Dieu, etc.), on ne peut pas dire qu'on ne les sent point, mais on peut dire fort bien qu'elles sont imperceptibles, parce qu'on ne les considère pas dans l'état où on les sent, et dans lequel on les pourrait apercevoir si on s'y appliquait, mais dans l'état où elles tombent bientôt après, où l'on les oublie entièrement. Ainsi elles sont d'abord peu perceptibles, et ensuite purement imperceptibles. Voilà tout le mystère des pensées imperceptibles... Ce ne sont que les pensées connues d'abord par sentiment, c'est-à-dire, des pensées (de vraies pensées) délicates, promptes, confuses, indistinctes et ensuite oubliées (1).

 

(1) Grâce générale, II, pp. 463, 464. Il est fort probable que Pascal et Nicole auront disserté de compagnie sur les «raisons du cœur ». D'où la gravité de l'interprétation que Nicole nous donne ici de l'apologétique pascalienne. Mais quelque grande que soit en pareille matière son autorité, elle ne doit pas trop nous émouvoir. S'il est en effet manifeste que Nicole n'a pas compris les mystiques, il va de soi qu'il n'aura pas compris davantage Pascal, lorsque celui-ci oppose une connaissance d'ordre mystique à la connaissance proprement rationnelle, la seule que Nicole puisse concevoir.

Tout ce que Nicole a écrit sur les pensées imperceptibles. (Traité de la grâce générale, I et II, passim) mériterait, même au simple point de vue de la critique littéraire, une étude spéciale. Voici quelques passages : « Il est si commun dans les discours, tant intérieurs qu'extérieurs..., de faire des enthymèmes, qu'il est rare d'y faire des syllogismes parfaits et catégoriques ; et même souvent ces enthymêmes sont renfermés dans une seule proposition qui naît de vues qu'on n'exprime point. Or ces vues non exprimées ne sont point distinctement et expressément conçues. L'esprit les voit et les sent d'une manière indistincte et confuse... On consent sans peine à ce vers enthymématique de la Médée d'Ovide :

 

Servare potui, perdere an possim rogas ?

Je t'ai pu conserver, je te pourrai donc perdre.

 

« Cependant bien des gens auraient peine à en marquer distinctement la majeure. La plupart des pensées gnomologiques et sententieuses, auxquelles l'esprit se rend, sont fondées aussi sur des vues et des raisons confuses, que l'on sent sans les distinguer... Il y a presque toujours une raison secrète de ces sentences, qui cause ce consentement de l'esprit ; et il en est de même de presque tous les conseils : on ne les approuve qu'en vertu de cette raison secrète et non exprimé »... Et ceci, qui est tout à fait exquis :

« Les livres n'étant que des amas de pensées, chaque livre est en quelque sorte double, et imprime dans l'esprit deux sortes d'idées. Car il y imprime un amas de pensées formées, exprimées et conçues distinctement, et, outre cela, il y en imprime un autre composé de vues et de pensées indistinctes, que l'on sent, et que l'on aurait peine à exprimer ; et c'est d'ordinaire dans ces vues excitées et non exprimées que consiste la beauté des livres et des écrits.

« Ceux qui en excitent plus, donnent plus de plaisir à l'esprit, parce qu'ils sont plus vifs et plus pénétrants : ceux au contraire qui n'en excitent, point et qui ne présentent à l'esprit que des pensées exprimées, sont des écrits fades et languissants, qui ne réveillent point l'esprit. Et c'est ce qui fait le style scolastique... (Et) il ne faut pas s imaginer que ces vues et que ces pensées simplement excitées, agissent faiblement sur l'esprit. C'est d'elles au contraire que dépend toute l'efficace des pensées exprimées, le plaisir de l'esprit et la force de la persuasion ». Ib., I, pp. 93-96. Que de concessions à l'anti-rationalisme, au mysticisme! Comment Nicole ne l'a-t-il pas vu ? Si bien lancé, comment a-t-il pu s'arrêter court? Je l'ai déjà rappelé, il avait l'esprit plus fin et plus pénétrant que puissant. Timidité congénitale et en même temps voulue, cultivée. Quoi qu'il en soit, donnez-lui de bons élèves, M. Pascal par exemple, et ceux-ci iront jusqu'au bout de sa pensée.

 

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Ceci posé, tout s'éclaircit, et la prétendue « oraison sans pensées » des mystiques n'est plus qu'une oraison à l'américaine où passent et repassent des pensées imperceptibles. Entre les deux cas, il y a néanmoins une différence : en ces matières morales ou religieuses, l'Américain n'a jamais eu que des pensées confuses, que des sentiments ; les mystiques, au contraire, ont commencé par des pensées distinctes, lesquelles, s'évaporant peu à peu, ont fini par devenir confuses.

 

On comprend aisément ce qui met l'esprit (des mystiques) dans cette suspension, et qui, fait ce qu'on appelle le repos et la quiétude.

Il y a des âmes qui ayant reçu de Dieu des mouvements d'amour plus vifs et plus fréquents qu'on n'en reçoit d'ordinaire, s'y sont livrés avec une plénitude de coeur particulière, et out fait Dieu l'unique objet de leurs désirs et de leur joie. Comme elles ont donc beaucoup aimé Dieu, il n'est pas étrange qu'il reste en elles beaucoup de dispositions à se souvenir confusément de Dieu avec amour... Car c'est une des qualités de l'esprit de l'homme, de pouvoir concevoir d'une manière confuse ce qu'il a conçu d'abord particulièrement et distinctement, à peu près comme les sons clairs et aigus se changent ensuite en un certain retentissement qui dure longtemps. On ne conçoit plus distinctement les attributs qui rendent Dieu aimable, mais on conçoit confusément et généralement Dieu comme bon. Ainsi, de toutes ces différentes idées distinctes de Dieu et distinctement aimé, il se forme une idée confuse de Dieu

 

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comme objet aimé et aimable; et cette idée confuse produit un mouvement et une idée confuse vers Dieu, dans lequel l'âme peut s'entretenir longtemps, et que Dieu continue dans certaines âmes par une grâce particulière... De sorte qu'on peut dire que ces âmes éprouvent proprement ce qui est exprimé par ces paroles de David : «  Reliquiae cogitationum diem festum agent tibi. Les restes de mes pensées vous célébreront une fête ». Car cette joie qu'elles ressentent, ces recueillements, cette tranquillité, ce sommeil sont proprement des restes de pensées et de mouvements d'amour que. Dieu veut qu'elles aient, pour les raisons qu'il connaît... De savoir de quel prix ces états sont devant Dieu, et quelle estime il en faut faire, c'est ce qu'il n'est pas possible de déterminer (1).

 

De cette page, d'ailleurs si intelligente, mais visiblement embarrassée, il résulte sans doute que nous devons traiter les meilleurs des mystiques avec indulgence, que nous n'avons pas le droit de les accuser tout uniment de paresse, mais il en résulte aussi que ces malheureux, loin de constituer l'élite du peuple chrétien, appartiennent à une catégorie inférieure. Il saute aux yeux en effet — et telle est, sans aucune date, la conviction de Nicole — que la pleine activité de nos puissances est préférable à leur demi-sommeil, comme la lumière de midi à l'obscure clarté des étoiles, comme un charbon embrasé à une poignée de cendres, comme un festin aux miettes qu'il laisse après lui : Reliquiae cogitationum. Jusque-là rien de nouveau : c'est toujours la même pétition de principe. Nicole, supposant a priori ce qu'il devrait démontrer, à savoir que la prétendue connaissance mystique est en réalité du même ordre que la connaissance rationnelle, conclut delà, très logiquement, que la seconde l'emporte sur la première. Une idée distincte vaut mieux qu'une idée confuse; on nous l'avait

déjà dit et nul ne songe à le contester. Cette fois néanmoins, il nous fait, sans y penser, une grave concession, et qui va le perdre. Ces âmes, dont il veut nous expliquer

 

(1) Réfutation, pp. 218, 219.

 

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l’oraison crépusculaire, sont de son propre aveu toutes saintes ; elles méditent le mieux du monde ; elles reçoivent de Dieu « des mouvements d'amour plus vifs et plus fréquents qu'on n'en reçoit d'ordinaire ». D'un autre côté, aucune imperfection n'est venue interrompre ou diminuer le courant des grâces divines qui stimulent si merveilleusement leur activité dans la prière. Soudain toutefois, voici qu'aux idées distinctes de Dieu et aux mouvements distincts de dévotion, succèdent chez elles « des idées confuses » et des «mouvements confus vers Dieu ». Fâcheuse dégradation, que rien n'explique et dont Nicole sent fort bien l'invraisemblance, pour ne pas dire l'absurdité. Mais il ne reculera point. On a vu la solution désespérée que la logique lui commande et qui achève sa propre déroute. Pour expliquer l'inexplicable, il imagine « une grâce particulière », qui a pour objet de ramener ces âmes de choix au niveau des « Américains » ou des sauvages, à « un état de stupidité » (1). Si le plus subtil de ses adversaires en est réduit à des inventions aussi lamentables, le mysticisme a cause gagnée.

 

Il m'en coûte néanmoins de laisser le bon Nicole en si fâcheuse posture, et à l'heure même où nous devons lui faire nos adieux. Mais on aura vu déjà qu'il faudrait des motifs plus graves pour nous brouiller avec lui. S'il a contribué plus que personne à précipiter la défaite de nos mystiques, à démysticiser la seconde moitié du siècle de Louis XIV, on aura trouvé, j'espère, bien des raisons de l'admirer, de l'aimer dans le chapitre même où nous venons de raconter cette fâcheuse croisade (2). Nous finirons

 

(1) Réfutation, p. 344.

(2) Voici, pour le quitter sub rosa, quelques ligues de lui que nous aurions dû citer dans le premier chapitre du présent volume, où il est traité des scrupules littéraires de Port-Royal. Il écrit à M. de la Chaize, auteur d'une Vie de saint Louis : « Je suis moins choqué d'une chose qui choquerait davantage dans un écrit de moindre étendue. C est que vos périodes finissent par six syllabes ou six syllabes et demie. C'est ainsi

 

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avec lui ce que nous avions à dire de l'école de Port-Royal Duguet et Quesnel seront mieux à leur place dans le volume où nous étudierons les dernières années du mule siècle, et l'orientation religieuse du XVIIIe.

 

que j'appelle la syllabe de l’E féminin qui est à la fin et qui termine le dernier hémistiche d'un grand vers ou d'un vers de six syllabes. Il serait à souhaiter qu'il y en eut moins, et vous pourriez en ôter beaucoup dans une seconde édition. Il ne faut quelquefois que transposer les mots, comme en un endroit où il y a : de l'avarice et de l'ambition, qui est un grand vers ; il ne faut que mettre de l'ambition et de l'avarice ». Lettres, II, pp. 188, 189. Je ne veux pas finir en le taquinant ; mais enfin : De l’ambition et de l'avarice est encore un grand vers de dix syllabes.

 

 

 

 

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