Chapitre IV
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CHAPITRE IV : SAINT-CYRAN CONSPIRATEUR

 

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I. NOTE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE. — 1. Les lettres de Jansénius à Saint-Cyran. — La publication et l'éditeur de ses lettres. — Les suppressions. — Le commentaire du P. Pinthereau. — Impression que donnent ces lettres. — 2. Le Procès de Vincennes. — Irrégularités du procès. — Principales pièces. — Les témoins à charge. — Dom Jouaud, abbé de Prières. — Son importance dans cette histoire. — Ses relations avec Rapin. — Ce que les jansénistes opposent à son témoignage, lequel d'ailleurs doit faire foi. — La dénonciation de Zamet. — Critique de cette pièce. — Lettres et mémoires qui ont servi au procès. — Interrogatoire de Saint-Cyran. — La défense. — Apologie pour Laubardemont.

II. Qu'on peut sans témérité soupçonner Saint-Cyran des pires desseins. — La consigne du secret. — Les secrets innocents. — Ce qu'il ne pouvait dire à d'Audilly qu' « à la faveur des ombres des arbres ». — Procédes indécents qu'il emploie pour s'assurer le secret. — Que nul ne fut moins secret que lui. — Ses folles imprudences. — La scène devant les murailles de Maubuisson. — Les deux Saint-Cyran : à l'état normal et pendant les crises. — Le théologien et l'illuminé. — Lequel des deux est le vrai ?

III. « La grande affaire », l'ultime secret. — Saint-Cyran et Jansénius. -- Activité des conspirateurs de Louvain et importance de leur rôle. — Pilmot. — Qu'ils ne trament. pour l'instant, rien contre l'Eglise. — Leur désir de rester en communion avec les Universités catholiques. — Leur soumission au Pontife romain. — Qu'ils désiraient gagner le Pape à leur conspiration. — Le Pilmot original, vague projet de contre-réforme — L'évolution de Pilmot.

IV. § 1. La hiérarchie et la guerre aux réguliers. — « Nous défendons partout l'autorité épiscopale ». — Que c'était là une des directions de la contre-réforme catholique. — Le P. Bourgoing, l'Oratoire et l'esprit hiérarchique. — Les conjurés soutiendront la même doctrine, mais en la prenant sous son aspect négatif et agressif. — L'assaut contre les jésuites. — Que Saint-Cyran n'avait aucune raison de leur en vouloir. — Ses neveux confiés aux Pères. — Acharnement de Jansénius et bientôt de tout le parti. — § 2. La restauration de l'augustinisme. — Que le premier projet des doux conjurés n'était certainement pas de répandre la fausse doctrine sur la grâce que Jansénius proposera dans l'Augustinus. — En 1619, ils sont déjà d'accord sur Pilmot et cependant ni

 

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l'un ni l'autre n'a la moindre idée des futures cinq propositions. — En 1620, Jansénius « découvre » saint Augustin et les cinq propositions. — Il fait part à Saint-Cyran de la bonne nouvelle, mais sans entrer à ce sujet dans le moindre détail. — La grande lettre du 5 mars 1621 , document capital dans l'histoire du jansénisme. — « Voilà ce que je ne vous ai pas dit jusqu'à maintenant », et il ne le lui dit pas encore. — Caractère de sa découverte et qu'elle n'a rien de religieux. — Que les deux fondateurs du jansénisme, Jansénius et Arnauld ne sont que des intellectuels. —Saint-Cyran, confident de tragédie, continue à ne rien savoir de la découverte. — Qu'avaient-ils donc fait pendant leur retraite de Bayonne ? — Saint-Cyran de moins en moins spéculatif, et plus érudit que théologien. — Excitateur plus que maître. — Qu'il n'a rien appris à Jansénius. — Enfantillages qui les occupaient. — Rendu à lui-même, Jansénius a pris son essor et fait la fameuse découverte. — Comment Saint-Cyran adopte l'Augustinus. — Renversement des rôles : Saint-Cyran à la remorque de Jansénius. — Qu'à partir de cette époque, Pilmot et l'Augustinus ne font qu'un.

 

I. NOTE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE. — Après le diagnostic d'ensemble et les analyses morales que l'on vient de lire, nous entrons dans le vif d'un des sujets les plus embrouillés qui soient. Il me semble donc utile de dire ici quelques mots sur les principaux documents qui désormais vont éclairer notre route. Je m'en tiendrai du reste aux documents (correspondances, pièces juridiques) et aux ouvrages contemporains (plaidoyers ou réquisitoires). Pour ces derniers, leur caractère même nous dit assez dans quel esprit on doit les lire. Quant aux documents, il faut bien savoir qu'ils sont tous plus ou moins suspects. On admet communément leur authenticité globale, mais rien ne prouve que les premiers éditeurs n'aient pas supprimé les passages qui leur paraissaient gênants ; on n'y regardait pas alors de si près. (Voir à ce sujet la discussion proprement critique par Arnauld d'un factum publié contre Saint-Cyran en 1638 et republié en 1644, non sans de notables altérations : Apologie pour feu M. Jean du Vergier de Hauranne Oeuvres d'Arnauld, t. XXIX, première partie, p. 175-218. Les altérations censurées par Arnauld sont avouées par la partie adverse, cf. Le Progrès du jansénisme, p. 116).

 

1. LES LETTRES DE JANSÉNIUS A SAINT-CYRAN. — Ces lettres ont été saisies parmi les papiers de Saint-Cyran en 1638. Laubardemont les avait gardées chez lui. A sa mort, le précieux dépôt tomba entre les mains des jésuites. Sous le pseudonyme du sieur de Préville, le P. Pinthereau publia ces lettres et quelques autres (Calenus, Bourgoing, etc.). C'est le

 

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fameux ouvrage qui a pour titre : La naissance du jansénisme découverte... Louvain, 1654. Peu après, le même Pinthereau publia d'autres pièces,  à mon avis, beaucoup plus importantes, qui venaient du même lieu. Nous en parlerons bientôt. C'est l'ouvrage qui a pour titre : Le progrès du jansénisme découvert par le sieur de Préville, Avignon, 1655. Les deux livres sont aujourd'hui très rares et les manuscrits originaux semblent perdus.

Pinthereau eut le très grand tort de ne pas publier intégralement ces lettres de Jansénius, pièce maîtresse de tout le procès. « Que si je ne rapporte pas tout au long chaque lettre, c'est qu'il y en a quantité qui ont beaucoup de choses fort peu considérables.., et qui, étant d'ailleurs fort grossières, conçues en mauvais termes et pleines d'incongruités, ne donneraient que de l'ennui et du dégoût aux lecteurs. » Ainsi parle-t-il dans son avant-propos. Cet aveu, qui nous inquiéterait de la part (le n'importe qui, paraît encore plus inquiétant sous la plume de Pinthereau. Car il rapporte (et je ne m'en plains pas) nombre de passages qui, de son point de vue, n'offrent aucun intérêt. (Ainsi l'histoire, d'ailleurs jolie, du mulet de Jansénius à Madrid : « Mon mulet me pensa tuer, il y a quelques jours... je suis prêt à le vendre, vu que je m'en sers fort peu ; sortant quelquefois plus pour l'amour de lui que lui pour l'amour de moi ». S'il a gardé ce passage, c'est pour en rire et lourdement. «Ne remarquez-vous point combien le mulet de Jansénius était obligé à son maître? » pp. 68, 69.) En revanche, il abuse des coupures qu'il indique, du reste, par de loyales astérisques. D'où notre inquiétude. Ainsi dans une lettre de toute importance : a On me dit ici (à Louvain) qu'il y a de là (à Paris et en Sorbonne) une bien forte l'action... qui tâche à toute force de ravir ou de diminuer l'autorité de Cérardus (le Pape)... Qu'il y en a aussi qui soutiennent que toutes les confessions faites aux réguliers sont nulles, ou choses semblables, qui sont des principes capables de donner des désordres » (p. 41). Pinthereau arrête ici la citation, et court à un autre sujet. Or rien ne donne à croire que de la Sorbonne, Jansénius ait passé à sa mule ou à quelque autre a incongruité ». On peut, au contraire, conjecturer avec vraisemblance, qu'il continuait à déplorer avec autant et plus d'énergie, de tels écarts de doctrine. Nous n'en savons rien, mais à qui la faute? En tout cas, libre à nous de craindre qu'on n'ait supprimé un passage nettement orthodoxe et antirichériste.

 

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A la vérité, on peut répondre que Pinthereau avait mis loyalement les originaux à la disposition du public. Oui, sans doute, mais dans quelles conditions? On pouvait venir au collège de Clermont a confronter... l'écriture de Jansénius n, nais tout probablement se bornait là et il n'y a pas d'apparence qu'on ait permis au public de comparer tous les manuscrits avec l'imprimé de Pinthereau, sans quoi, il se serait certainement trouvé quelqu'un pour prendre connaissance et copie des passages supprimés.

Il n'est pas certain non plus que Pinthereau ait toujours exactement déchiffré le vocabulaire de convention dont se servaient les deux conspirateurs. (Cf. l'édition critique des mêmes lettres par F. du Vivier (D. Gerberon) et Sainte-Beuve, Port-Royal, I, p. 287). Quant au furieux commentaire dont le P. Pinthereau a cru devoir accompagner la publication de ces lettres, le sage et indulgent M. Laferrière, le juge a parfois fantaisiste et presque (!) toujours malveillant », op. cit., p. 52. Quoi qu'il en soit les lettres paraissent beaucoup moins compromettantes qu'on ne le croirait d'abord, à voir tout le mystère dont elles s'enveloppent. Nulle trace de vie intérieure. La vanité de Jansénius s'y étale à chaque page et son peu de délicatesse. On le voit aussi acharné contre les jésuites. Au demeurant, conclut M. Laferrière, à la lecture de ces lettres donne l'impression que Jansénius aimait sincèrement la vérité et qu'il voulait la tirer du chaos où elle se débattait, tirée en tous sens par les différentes écoles », ib., p. 55. Cf. l'analyse des lettres dans Jansénius... sa soumission au Saint-Siège.., par des membres de... l'Université catholique de Louvain, Louvain, 1893, pp. 110-125.

 

2. LE PROCÈS DE VINCENNES. — Les documents abondent, mais toute cette histoire soulève une foule de problèmes non encore résolus. Cela ferait un très beau sujet de thèse. Qu'a voulu Richelieu et faut-il rattacher le procès de Saint-Cyran à l'affaire du P. Caussin? (Cf. Batterel, Mémoires domestiques, II, pp. 158-193; Laferrière, op. cit., p. 159-164). Quel fut au juste le rôle du P. Joseph, quelles ses raisons d'intervenir? En tout cas, il y eut là, semble-t-il, un abus de pouvoir. M. Le Maître l'a fort bien dit : a Si l'on eut voulu former une accusation légitime contre M. de Saint-Cyran, on ne le pouvait faire selon les décrets des Papes et des Canons que devant les évêques, c'est-à-dire, devant le tribunal ecclésiastique, s'agissant

 

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de ponts de foi et de doctrine a. Au lieu de cela, on l'accuse « devant un Ministre d'Etat (Richelieu) qui pouvait être son ennemi, mais qui n'était pas son supérieur et son juge ecclésiastique » (Réponse générale à un mémoire de Mgr l'évêque de Langres, publiée à la suite de l'Apologie pour M. de Saint-Cyran, Œuvres d'Arnauld, t. XXIX, p. 317 seq.). Mêmes illégalités dans la conduite du procès. Rien n'a été fait selon les règles ordinaires de la justice, même civile. « On n'a pu le convaincre de la moindre apparence d'erreur en cinq années de recherche et de détention, ni par un seul écrit vérifié en justice, ni par le témoignage d'un seul homme qu'on lui ait osé confronter ». (Arnauld, Apologie, op. cit., p. 216). La manière dont Lescot a choisi les points de son interrogatoire est aussi bien mystérieuse. Il semble ne pas vouloir faire état des divers moyens d'information réunis par Laubardemont. Il ignore ou paraît ignorer des pièces que nous estimerions capitales, la déposition de l'abbé de Prières, par exemple.

Nulle enquête sur les nombreux ouvrages attribués à Saint-Cyran? Mieux encore, des lettres qu'il avait reçues de Jansénius et qui néanmoins, si j'ose dire, sentaient le conspirateur, on ne lui souffle mot. L'occasion était bonne pourtant d'en percer le mystère? Nous ne savons pas non plus dans quelles conditions fut délivrée la levée d'écrou. Bref, tout se passe comme si, du côté de l'accusation, l'on n'avait pas pris les choses très au sérieux; comme si l'on avait voulu simplement mettre Saint-Cyran à l'ombre pour quelques années. Un semblant de procédure pour lui faire peur, un traitement assez bénin, puisqu'il était sous la garde d'un de ses fidèles, ce que Richelieu ne pouvait pas ignorer. Je croirais volontiers qu'on s'en est tenu à la déposition de Vincent de Paul, au Saint-Cyran bon catholique, mais extravagant. Cela n'expliquerait certes pas tout. Resterait à savoir d'où venait l'extrême intérêt que le gouvernement portait à ce maniaque, car enfin on ne les mettait pas tous à Vincennes.

Comme pièces juridiques, il nous reste un très beau dossier : A. Information de la doctrine de l'abbé de Saint-Cyran; A’. Interrogatoire des disciples de l'abbé de Saint-Cyran; B. Lettres et mémoires qui ont servi au procès; B' Déposition de M. Vincent; C. Interrogatoire de M. de Saint-Cyran, par Lescot. A, A' et B qui se trouvaient (nouvelle anomalie) dans les papiers de Laubardemont, ont été publiés par le Pinthereau (Le progrès du jansénisme) ; B' et C que Lescot avait aussi

 

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conservés, finirent par arriver entre les mains des jansénistes qui les publièrent à leur heure : B' en 173o (publié par Joachim Colbert. Cf. la brochure souvent citée de M. Coste), C en 1740, dans le Recueil de plusieurs pièces pour servir à l'histoire de Port-Royal (Utrecht). Je ne dirai rien ici de A' qui n'est que tris amusant et qui naturellement ne donna rien; nous avons déjà parlé de B'. Restent A, B et C.

A. Information de la doctrine de l'abbé de Saint-Cyran par Joan Martin de Laubardemont (1638), cf. Pinthereau, op. cit., p. 1-28. — huit témoins à charge, parmi lesquels, un des confesseurs de Saint-Cyran! A ces huit dépositions, il faut ajouter la dénonciation orale faite, dit-on, par le P. de Condren à Richelieu et sur laquelle nous ne savons rien, et la dénonciation écrite, mais extra-juridique, de l'évêque de Langres, Zamet. Soit dix pièces, d'ailleurs toutes concordantes, mais dont la plupart n'apprennent rien à qui a déjà lu la déposition de Vincent de Paul. De part et d'autre, en effet, il s'agit des mêmes boutades, que Saint-Cyran répétait à tort et à travers. Aucun doute ne paraît possible sur l'authenticité de ces boutades. Il a dit tout ce qu'on lui fait dire, mais au lieu que Vincent de Paul ou interprétait ces paroles dans un bon sens, ou en atténuait le venin, les témoins du procès les prennent toutes au sérieux et comme exprimant la vraie pensée de Saint-Cyran. Détail curieux : un de ces témoins à charge, François de Caulet, plus tard évêque de Pamiers, où il luttera héroïquement pour défendre les droits du Saint-Siège, saint homme assurément, François de Caulet sera, non sans raison, plus que suspect de jansénisme. Nous ne retiendrons que les deux dépositions les plus « sensationnelles », celle de l'abbé de Prières, celle de Zamet.

a) Jusqu'ici malheureusement on n'a pas assez étudié ce Dom Jouaud, bernardin, abbé de Prières, qui fut néanmoins un des premiers rôles, et peut-être la cheville ouvrière de tout le procès. Comme semble l'avoir fort bien vu, l'historien janséniste de Port-Royal, Dom Clémencet, l'abbé de Prières « peut être regardé comme la principale cause de la persécution contre ce premier homme de son siècle et par conséquent, l'auteur de tous les troubles arrivés depuis dans l'Eglise ». (Histoire de Port-Royal, II, p. 134). L'auteur, du côté catholique, s'entend. Dom Jouaud avait l'oreille de Richelieu. Je me demande même si ce n'est pas lui qui a décidé le P. de Condren à intervenir auprès du cardinal; mais je ne puis retrouver

 

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la fiche sur laquelle s'appuyait cette conjecture. II avait certainement partie liée avec Zamet. Bref, j' suis quasi persuadé qu'il a mis le procès en branle. Notons en passant que Dom Jouaud, ancien élève des jésuites et très dévoué à ses maîtres, fut plus tard l'ami et l'inspirateur du P. Rapin. Dans l'Histoire du jansénisme par ce dernier, c'est bien souvent Dom Jouaud lui-même que nous entendons. Sa déposition est très catégorique et jusqu'à nous paraître manquer de la sérénité qui convenait à un témoin, à un prêtre. Toutefois la pleine sincérité de Dom Jouaud ne fait pas doute. Il n'a retenu que le mal, mais ce qu'il nous rapporte, il l'a très certainement entendu et de Saint-Cyran lui-même. Dom Clémencet assure que cette déposition a été depuis a envenimée » par Laubardemont et de la part de ce dernier, tout est possible. De leur côté, les jansénistes décrient à Dom Jouaud le droit de témoigner au procès; d'abord, parce qu'il n'a vu Saint-Cyran que très peu, ce qui paraît vrai; ensuite, parce qu'il avait des raisons personnelles d'en vouloir à l'accusé, ce. qui n'est pas non plus sans vraisemblance. On sait, en effet, que la Mère Angeligne, pleinement approuvée en cela par le Saint-Siège, et pour d'excellentes raisons, avait fuit passer la maison cistercienne de Port-Royal sous la juridiction épiscopale. Dom Jouaud était cistercien. Il se trouvait donc vis-à-vis, des religieuses de Port-Royal et de leurs directeurs, dans la même situation que les carmes vis-à-vis des carmélites de France et do Bérulle. D'où tension, animosités, amertumes. D'après la Mère Angélique, Dom Jouaud aurait essayé de ramener Port-Royal à l'observance primitive, ce que Saint-Cyran n'aurait pas approuvé. (Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, I, p. 361, cf. pp. 446, 447). Ce fut aussi très probablement sous l'influence, ou sous la. pression de Dom Jouaud, qu'une des meilleures de Port-Royal, la Mère Suzanne de la Roche, quitta l'abbaye pour une autre maison, demeurée sous la juridiction cistercienne (cf. ib.). Ces détails ne sauraient infirmer l'authenticité des propos de Saint-Cyran rapportés par Dom Jouaud, mais peut-être ils nous expliquent que celui-ci ait jugé Saint-Cyran avec moins de bienveillance que ne le lit saint Vincent de Paul. Il faut lire aussi au sujet de l'abbé de Prières, les pages 374, 375, 389, 39o, du factum d'A. Le Maître en réponse à Zamet (Apologie pour M. de Saint-Cyran, op. cit.).

b) De Zamet nous parlerons longuement plus tard et nous

 

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n'en dirons que du bien. M. Prunel a pleinement réhabilité cette victime du jansénisme et ans l'ensemble on peut affirmer que le jugement de M. Prunel restera (Sébastien Zamet.., Paris, 1912). J'avoue cependant qu'il m'est impossible d'apprécier la dénonciation de Saint-Cyran par Zamet, comme l'a fait M. Prunel, et que je n'arrive pas 'a trouver tout à fait négligeables les réponses de M. Le Maître et de la Mère Angélique à cette dénonciation (Apologie pour M. de Saint-Cyran, op. cit., pp. 317-390 ; Relation de la conduite que M. Zamet... a tenue à l'égard du monastère de Port-Royal.,. pour servir d'éclaircissement et de réponse à un Mémoire de ce prélat, par la Mère Marie-Angélique Arnauld, dans Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, 1, pp. 474-495. Voici mes raisons.

1° La pièce a un caractère amphibie. Ce n'est ni la déposition d'un témoin, ni une dénonciation juridique. Rien d'épiscopal. Un je ne sais quoi de gêné et d'un peu honteux. Quoi qu'il en soit de cette impression toute subjective, elle n'a juridiquement aucune valeur. Cf. Le Maître, op. cit., p. 328.

2° La pièce parait dictée par une ou deux femmes et très passionnées, lesquelles nous sont connues. Nous savons aussi ce qui les passionne. Elles ont eu la mère Angélique pour rivale et elles ont été vaincues par la fille spirituelle de Saint-Cyran. Beaucoup des propos extravagants et des pratiques de Saint-Cyran dénoncés par Zamet, celui-ci ne les a pas connus de lui-même; il ne les tient que de ces « filles ». Il l'avoue lui-même expressément.

3° Zamet n'a pas le coeur tout à fait libre. Peu à peu la confiance de ses filles spirituelles est allée à M. de Saint-Cyran. Elles ne voient plus que par les yeux de ce dernier; elles ne connaissent plus M. Zamet. Or, s'il est un fait acquis dans les histoires de ce genre, c'est que, très innocemment, les plus saints personnages sont très sensibles à de tels abandons. La pièce est des plus amères. Elle contient des mots regrettables. Encore une fois c'est un saint évêque, j'en suis sûr, qui parle, mais il ne parle ni en évêque, ni en saint.

4° Zamet veut faire croire et croit sans doute qu'il a mis des années avant de soupçonner le danger qu'il signale enfin. Ceci n'est pas vraisemblable et ne lui ferait pas grand honneur. « J'ai donné, écrit-il, M. de Saint-Cyran aux filles du Saint-Sacrement, comme le croyant capable de les servir en la vie spirituelle, mais avant que de l'avoir assez connu ». Or il l'avait vu longuement avant de le contraindre — le mot est

 

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juste — à accepter la direction de ces filles; il aurait voulu le prendre lui-même pour son propre directeur. Bien plus, il a beaucoup travaillé, par l'entremise de M. Molé, à se le faire donner pour successeur sur le siège de Langres. Sur quoi M. Le Maître, un peu boursouflé, mais difficilement réfutable : « Que s'il veut lui-même persuader qu'il n'agissait pas avec assez de prudence en des actions si importantes, quelle créance et. quelle autorité peut-il prétendre en toutes les autres? Et si, en tant d'années, et dans des communications si particulières, il n'a pu reconnaître l'esprit de M. de Saint-Cyran, est-il vraisemblable qu'il ne l'ait connu que depuis qu'il s'est séparé de lui, que sa connaissance n'ait commencé qu'avec sa haine et qu'il n'ait eu de discernement que depuis qu'il a eu de la passion »? (op. cit., pp. 346, 347).

5° Mais, en vérité, Zamet savait fort bien et depuis longtemps, savait à peu près tout ce que l'on pouvait reprendre dans la conduite et dans les paroles de Saint-Cyran. Si, par exemple, il se plaint que la Mère Angélique lui ait caché les innovations, vraies ou prétendues, du réformateur, il ajoute aussitôt avec une maladresse inconcevable : « Mais je ne laissais pas de les savoir par les filles dudit monastère ». Sur quoi M. Le Maître : « Mgr l'évêque de Langres les approuvait donc, puisqu'il les savait et ne s'y opposait pas, bien que, selon son Mémoire, il eût l'autorité de Supérieur. Car un Supérieur qui n'arrête pas le cours du mal qu'il connaît, et qui ne défend point aux personnes qui sont sous sa charge, de recevoir les instructions de ceux qu'il sait leur donner de mauvaises maximes, les approuve et les autorise par son silence » (ib., p. 361). Aussi bien nous avons des lettres de lui et postérieures à sa brouille avec Saint-Cyran, dans lesquelles il continue à défendre la doctrine de l'abbé. « M. de Langres... a laissé passer deux ans entiers, depuis leur séparation, jusqu'à son Mémoire, sans le faire. Et s'il avait tant de zèle à découvrir à toute l'Eglise des hérésies cachées dans l'esprit de M. de Saint-Cyran, il ne devait pas attendre deux ans à l'en accuser» ( ib., p. 331). J'avoue ne pas voir ce qu'on peut répondre à cet argument; je tiens donc que jusqu'à la brouille et même pendant les deux premières années qui suivirent la brouille, Zamet au courant de tout, a jugé Saint-Cyran comme faisait de son côté saint Vincent de Paul.

Ajoutons quelques détails d'origine janséniste et dont nous ne pouvons pas contrôler l'exactitude. Le Maître ayant répondu

 

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au Mémoire de Zamet, M. Molé aurait présenté cette réponse à Richelieu, lequel aurait dit « qu'il n'avait fait nul état de ce Mémoire; qu'il n'y avait eu aucun égard dans la détention de M. de Saint-Cyran et qu'il n'était point nécessaire d'y faire aucune réponse ». Ils prétendent aussi que, e durant un an de séjour qu'il avait fait à Paris a, peu après la divulgation de son Mémoire, M. de Langres « n'avait pu se résoudre à rendre une seule visite à M. Molé (son ami)... de peur d'en recevoir des reproches a. Ils disent avoir entre les mains des lettres où Zamet témoigne à ce sujet son déplaisir. Enfin, — je continue à les citer, — « la suite de cette affaire lui aurait causé un si sensible regret, que n'ayant ni assez d'humilité pour en donner un désaveu, ni assez de malice pour défendre plus longtemps les effets de sa passion, il se serait retiré pour tout le reste de ses jours dans son diocèse, sans oser revenir à Parie, où la liberté de M. de Saint-Cyran, qui était la plus forte de tontes les apologies, l'aurait couvert de confusion » (Oeuvres d'Arnauld, t. XXIX; Préface historique et critique (de l'éditeur), p. XXI. Il est de fait que Zamet n'a jamais répondu à M. Le Maître et qu'il n'a plus quitté son diocèse. Vertu, lassitude, dit avec raison M. Prunel (op. cit., p. 276), mais cela peut-être n'explique pas tout. Pour moi je tendrais à croire qu'au moment où il rédigea un peu fiévreusement son Mémoire, Zamet était certainement poussé par le zèle de la maison de Dieu, mais aussi qu'il cédait plus ou moins, soit à un mouvement d'humeur, soit aux instances de l'abbé de Prières. Saint-Cyran l'avait souvent inquiété, mais tout comme Vincent de Paul, Zamet tâchait d'interpréter charitablement les extravagances d'on personnage dont il admirait encore et la science et la piété. Sa conviction n'était pas faite, si elle le fut jamais.

B. Lettres et mémoires qui ont servi au procès (Le Progrès du jansénisme, pp. 74-114). — On nous donne, dans ce dossier, quelques lettres adressées à Saint-Cyran par des religieuses (la visitandine Anne de Lage de Puylaurens; la Mère Angélique; la Mère Agnès, d'autres encore) et par d'autres personnes (notamment l'oratorien Maignard) qu'il dirigeait. Malheureusement on ne cite que des extraits, le plus souvent, très courts. Pour certaines lettres, on ne cite même pas, on résume, ce qui est encore plus suspect. Ainsi pour une lettre du P. Maignard : « Il dit manifestement, résume le P. Pinthereau, qu'il s'affermit journellement en la créance qu'on lui a donnée qu'au Sacrement de Pénitence, il n'est point nécessaire de confesser

 

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le nombre des péchés mortels, ni les circonstances qui changent l'espèce du péché » (Le Progrès..., p. 87). Voilà certes des propositions peu orthodoxes ! Pourquoi ne donne-t-on pas le texte, alors qu'on publie intégralement de pures lettres de compliment?

On nous dit qu' « il y avait un nombre presque infini de lettres de diverses personnes, écrites à Saint-Cyran, pour réponses aux siennes, par lesquelles il leur donnait l'instruction de ses maximes » (Le Progrès du jansénisme, p. 117). Pourquoi n'en a-t-on gardé — ou publié — qu'un si petit nombre? On ne donne que douze lignes de la Mère Angélique qui d'ailleurs ne disent pas grand'chose. Quoi qu'il en soit, là se trouve plus d'une pièce très grave et qui prouve à tout le moins combien était équivoque, étourdie, troublante, la direction de Saint-Cyran, comme nous aurons à le montrer dans le présent chapitre. Je dois dire cependant que le plus long et le plus accablant de ces papiers, la lettre de la visitandine Anne de Lage, m'a tout l'air d'un faux. Pinthereau avoue qu'il n'a pas entre les mains l'original, mais seulement une copie « que feu M. de Laubardemont en a tirée ou fait tirer par son secrétaire » (p. 71). Je crains bien que ce copiste, excellent théologien et charmant ironiste, ne se soit livré à sa fantaisie. La lettre originale contenait plus d'un passage compromettant. Lescot s'en est beaucoup servi pendant l'interrogatoire. C'est une des très rares pièces qu'il ait extraites du dossier réuni par Laubardemont et c'est sans doute pour cela que dans les papiers de ce dernier, on n'a trouvé qu'une copie de la lettre. Aux experts de décider.

On peut ajouter à ce dossier la longue lettre de Saint-Cyran à Vincent de Paul, autour de laquelle roulera presque tout l'interrogatoire de Lescot (cf. Coste, op. cit.). Il y est mystérieusement traité des « quatre choses » que Vincent de Paul avait amicalement reprochées à Saint-Cyran. Le document prouve à l'évidence la mégalomanie de Saint-Cyran, mais, à mon avis, rien de plus. Il est certain que, la lettre reçue, ils se revirent, que Vincent remercia Saint-Cyran de s'être « déchargé » à lui e par la dite lettre de la fâcherie qu'il... avait eue » des remontrances de son ami. (Cf. Coste, op. cit., pp. 26, 27.) Pinthereau ajoute au dossier les lettres de Saint-Cyran à d'Andilly. Il n'en relève que les extravagances. Ici l'authenticité éclate à chaque ligne. Depuis le commencement du monde, il n'y a eu qu'un seul homme pour écrire ainsi. Et remarquez

 

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que bien qu'il prétende écrire avec une « négligence affectée » (p. 14), il n'en fait pas moins un brouillon.

C. Interrogatoire de M. de Saint-Cyran par Lescot. — Les informations de Laubardemont(juin 1638) étaient « si odieuses, — je cite les jansénistes — si irrégulières et si informes qu'on fut obligé de les interrompre; qu'on n'a jamais pu en faire aucun usage, ni osé les donner au public dans leur entier » (Préface au t. XXIX des Oeuvres d'Arnauld, p. XVI). On en publia un résumé qui se trouve dans le Progrès du jansénisme (pp. 112-114), sous le titre : Les maximes de l'abbé de Saint-Cyran (ib., p. 112-114) et, c'est à ce résumé que répond l'Apologie pour M. de Saint-Cyran par le grand Arnauld. Bien que très intéressant et très habilement fait, cet extrait n'a aucune valeur officielle. Il résume les dépositions des témoins et ne tient nul compte des explications de l'accusé. « Lorsque M. Lescot, confesseur du cardinal, docteur et professeur de Sorbonne, fut chargé l'année suivante (mai 1639) de... faire de nouvelles (informations), pour couvrir en apparence le défaut d'incompétence, il les fit à nouveaux frais, sans faire aucune mention de celles de M. de Laubardemont. Cet interrogatoire de M. Lescot lui-même, contenait des marques si visibles de l'innocence et de l'intégrité de la doctrine (?) et des moeurs de M. de Saint-Cyran, qu'il fut totalement supprimé; qu'on en refusa la communication à M. Molé, premier président du Parlement de Paris... et qu'on 'ne l'a eu dans la suite que parce que on en trouva une copie dans les papiers de M. Lescot après sa mort » (Préface du t. XXIX des oeuvres d'Arnauld, p. XVI, XVII). Quoi qu'il en soit des interprétations que les jansénistes leur donnent, tous ces faits paraissent exacts. Cette longue enquête n'a pas abouti. Il n'y a pas eu de jugement, ou du moins on n'a rien voulu faire connaître au public. Tout cela reste fort mystérieux. Quant à l'interrogatoire trouvé dans les papiers de Lescot, et publié par les jansénistes, qui nous assure qu'on l'a publié dans son intégrité? Au reste, il n'est pas vrai que Saint-Coran y paraisse toujours à son honneur. Ses réponses manquent parfois ou semblent manquer de franchise. L'interrogateur n'est pas non plus tris brillant. Ajoutons un petit fait assez curieux. Bien avant la publication de cet interrogatoire, le P. Pinthereau avait eu connaissance de quelques-nues des réponses faites par Saint-Cyran à Lescot au sujet de la lettre à Vincent de Paul (Le Progrès du jansénisme, p. 7o-73). Pourquoi ne lui aurait on

 

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laissé voir que cette partie de l'interrogatoire? S'il a vu le reste, pourquoi ne l'a-t-il pas publié?

D. La défense. — C'est bien simple, il n'y en a pas eu. Je me trompe : on a laissé parler un avocat, mais qu'on n'avait pas mandé pour cet office. Nous l'avons entendu. C'est Vincent de Paul. Que le saint ait conclu à l'acquittement, la chose n'est pas douteuse, bien que sa déposition, publiée par les jansénistes, ne puisse nous inspirer une confiance absolue. Si Vincent de Paul s'était prononcé dans un autre sens, s'il avait appuyé de son témoignage la déposition de l'abbé de Prières, on nous l'aurait dit; on aurait publié cette preuve décisive, comme on a fait pour les autres. Il a d'autres défenseurs, et qui ne manquent pas d'éloquence, je veux parler des écrits innombrables saisis chez lui. Je ne crois pas qu'il ait fait disparaître ceux qui devaient lui sembler les plus gênants, puisqu'il n'a pas détruit les lettres de Jansénius et de la Mère Angélique. Il avait composé, nous assure-t-on, des traites complets de théologie; il avait rédigé plusieurs sermons;  nous le savons, car de temps à autre, il en fait passer à son ami Jansénius), il avait accumulé des montagnes de notes. On a dépouillé tout cela. Comment n'a-t-on rien trouvé de grave ? Ou continent ne I'a-t-on pas mis en face de ces écrits dans lesquels il avait exposé ex professo et à tête reposée ses idées religieuses? Tout récemment on a découvert des lettres inédites de lui. Leur doctrine n'est pas toujours sûre, de beaucoup s'en faut, mais enfin elle ne s'accorde pas avec les absurdités de ses obiter dicta, de ce que nous appelons ses boutades, de ce qu'il appelait lui-même ses catachrèses et de ce que ses adversaires nous donnent comme ses maximes, comme la quintessence de son esprit. D'un autre côté, pourquoi les héritiers de Saint-Cyran n'ont-ils édité qu'une très faible partie des papiers de leur maître? Sans doute, parce qu'ils auront trouvé cela bien indigeste et médiocre, tuais peut entre aussi parce qu'ils l'auront trouvé compromettant. Rien n'est clair dans cette affaire, et toutes les conjectures restent permises.

E. Apologie pour M. de Laubardemont. — Nous désignons ainsi un document du plus haut intérêt que le P. Pinthereau publie sous le titre de : Apologie touchant l'information de l'abbé de Saint-Cyran, trouvée parmi les papiers de feu M. de Laubardemont et dont probablement il est auteur (le Progrès du jansénisme, pp. 115-121). Non, je ne crois pas que Laubardemont

 

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ait écrit ce factum. Il est probablement d'un jésuite (cf. pp.116, 117, où la conduite des jésuites depuis l'origine du conflit est défendue point par point; détail qui n'aurait pas intéressé Laubardemont). En tous cas, l'auteur a dû se renseigner en haut lieu. Il veut prouver que rien ne fut plus régulier que ce procès. Là-dessus il perd sa peine, car les irrégularités de la procédure sont flagrantes. Il la perd aussi quand il nous dit gravement que les amis de Saint-Cyran, s'ils n'étaient pas contents de cette procédure, n'avaient qu'à « faire faire le procès aux accusateurs et aux témoins » (p. 121) ! On y trouve du reste une foule d'inexactitudes, mais enfin c'est le seul document qui fasse profession de nous éclairer sur la marche et la conclusion du procès.

Je citerai le passage le plus important. « On a procédé à son interrogatoire; il répond à tout par des dénégations, ou bien avec des variations qui font voir beaucoup de malice; il tombe aussi parfois en une telle confusion, qu'en voyant ses réponses, on se trouve plus ému à concevoir pitié de la faiblesse de son esprit que de s'aigrir contre lui (impression qui me paraît tout à fait juste) ; de sorte que son interrogatoire étant rapporté au Roi, Sa Majesté eut agréable... de lui faire présenter une déclaration conforme à l'opinion et à la pratique de l'Eglise, afin de lui faire signer, et après cela, délibérer sur sa liberté. Mais... il refusa de la signer et demeura dans son obstination à dénier d'avoir tenu pies maximes contraires à celles de l'Eglise, auxquelles pourtant il ne voulait pas souscrire ni promettre de les suivre à l'avenir. »

Ces dernières affirmations ne m'inspirent qu'une confiance médiocre. Les maximes de l'Eglise, Saint-Cyran les avait reconnues comme siennes au cours de l'interrogatoire. A-t-il vraiment refusé d'y souscrire, de promettre par écrit qu'il les suivrait à l'avenir? C'est possible, mais dans ce cas, il faut bien comprendre les raisons de son refus. Il n'aurait pas voulu reconnaître implicitement par cette signature qu'en fait, il avait tenu jusque-là des maximes contraires à celles de l’Eglise. Continuons :

« Il était par ce moyen convaincu suffisamment. (?) La vérité des dépositions des témoins ne pouvait point être révoquée en doute. Les témoins n'eussent pas eu de peine à la maintenir en la confrontation, (alors, pourquoi n'a-t-on pas voulu de cette confrontation?) et aucun d'eux ne pouvait être valablement reproché, étant tous... la plupart de ses meilleurs amis.

 

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(Sophisme : ils avaient été de ses amis, non pas tous ; ils ne l'étaient plus, et depuis longtemps, à l'heure du procès). Mais le dessein n'était pas de le faire mourir. L'on considéra de quel dommage avait été à 1'Eglise le juste supplice de quelques hérésiarques. (El est piquant de prêter cette sage réflexi( n à M. de Laubardemout). Sa personne était en considération à plusieurs... I1 était dans un âge fort avancé (58 ans), et ainsi il était plus utile à l'Eglise et à-l'Etat de lui laisser finir ses jours dans sa prison, étant privé de la liberté de faire le mal, auquel i1 était porté par son orgueil », p. 118. C'est bien à peu près comme cela, en effet, que les choses ont dû se passer. L'auteur ajoute que Saint-Cyran ne fut plus tard rendu à la liberté, que sous la condition expresse de ne plus dogmatiser. Cela encore semble probable. Citons néanmoins ces deux mots de M. Le Maître sur « la délivrance de M. de Saint-Cyran, qui a couronné sa justification, et qui passera dans la postérité, si elle en sait jamais toute les circonstances particulières, pour une visible et miraculeuse protection de Dieu sur lui » (Apologie..., p. 336). Encore une fois que de problèmes! Ce n'est pas à nous de les résoudre.

 

II. Reconnaissons qu'il n'y a pas de jugement téméraire à le soupçonner d'abord des pires desseins. II s'est donné savamment toutes les apparences d'un conspirateur louche et tortueux. Les preuves de cela sont partout et rien sans doute n'aura contribué davantage à noircir la mémoire de Saint-Cyran. e Il recommandait très expressément à ceux à qui il écrivait de faire brûler ses lettres et de tenir ses

maximes secrètes »(1). Une visitandine lui écrit : «J'ai observé ce que vous m'avez commandé de faire de vos lettres, au moins de celles qui touchent le sujet même de ces papiers » (2). « Je vous supplie, écrit de son côté un oratorien, que la crainte que ce que vous m'écrirez ne soit vu, ne vous en empêche point; car je vous promets que j'observerai exactement toutes les défenses que vous m'en faites » (3). Le saint abbé de Foix, F. de Caulet, affirme sous serment

 

(1) Le progrès du Jansénisme, p. 117.

(2) Ib., p. 77.

(3) Ib., p. 87.

 

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« qu'en la plupart des choses qu'il lui disait, il lui recommandait de n'en parler à personne, lui disant que s'il en parlait, il le nierait » (1). Tout cela est aussi vrai que fâcheux, et d'abord semble autoriser tous les soupçons. Mais en présence d'un personnage aussi bizarre, il ne faut jamais se hâter de conclure. On ne pense pas toujours à mal quand on se cache. Des gens très inoffensifs ont cette manie, surtout dans le monde des écrivains (2). Ainsi vous verrez citer partout comme particulièrement accablantes, ces quelques lignes adressées par Saint-Cyran à son ami Robert d'Andilly : « Si la peste, dont on nous menace ici, n'est trop forte à Paris, je m'y rendrai bientôt après et là, je, vous dirai, dans les allées de Pomponne, à la faveur des ombres des arbres, ce que je n'estimerais pas être assez bien caché dans ce papier (3). » Vous pensez qu'il ne peut s'agir ici que de quelque affreuse communication. Il n'ose écrire un des moyens qu'il a conçus pour ruiner l’Eglise. Eh bien! non ! A quelque temps de là, Saint-Cyran, écrivant encore à d'Andilly, s'enhardit à lui dévoiler, mais encore bien timidement, une partie du mystère.

 

Si je meurs bientôt, vous saurez, relisant quelquefois mes papiers, qu'il y avait autrefois un homme en la terre, qui vous aimait jusqu'au point qu'il n'osait vous dire ce qu'il disait à Dieu tous les jours pour lui témoigner l'excès de son amour, et l'engager à vous aimer de même, en arrachant de votre âme tout l'amour du monde, qui a une malignité plus grande que vous ne pensez (4).

 

(1) Le progrès du Jansénisme, p. 23.

(2) Et même des personnes très sages ont cette habitude. On lit, par exemple, dans les notes intimes d'un des généraux de l'Ordre des FF. Prêcheurs, Antoine Bremond : a Me souvenir toujours que le secret est nécessaire pour réussir dans ses entreprises a, cf. R. P. Mortier. Histoire des Maîtres généraux de l'Ordre des FF. Prêcheurs, VII, Paris, 1914, p. 363. C'est là du reste un lieu commun.

(3) Le progrès du Jansénisme, p. 138.

(4) Ib., p. 139. L'exégèse que je propose de ce fameux passage est confirmée par le contexte. Immédiatement avant d'en venir à la fameuse phrase sur les allées de Pomponne, Saint-Cyran, qui vient de parler de son amitié, de son amour, écrivait : « Je n'ose pas en dire davantage, de peur que je ne sois accusé d'avoir trop d'amour pour moi-même, voulant exagérer celui que je me sens avoir pour vous ; m'étant fort difficile, etc., etc., etc. ». La lettre est ridicule comme toutes celles qu'il a écrites a d'Andilly. Nous savons maintenant pourquoi. Tout bonnement d’Andilly l'intimidait. Saint-Cyran voulait en faire un saint. D'où ce prodigieux entortillement.

 

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En d'autres termes, la mondanité de d'Andilly lui faisait peine ; il aurait bien voulu le harceler sur ce point et lui prêcher la retraite, mais il n'en avait pas le courage.

Il en venait même quelquefois, pour sauver ce redoutable secret, à des procédés plus que déplaisants : le dit Saint-Cyran, raconte dans sa déposition l'abbé de Prières, m'a « fortement recommandé de ne point dire à personne

les maximes » que je lui avais « ouï tenir, alléguant pour cela le passage : occulte, propter metum judaeorum » et ensuite me fit récit

 

d'une histoire qu'il disait s'être passée entre lui et un autre ecclésiastique auquel il s'était aussi ouvert desdites Maximes et... dit que craignant que ledit ecclésiastique en fît rapport à Mgr l'évêque de Poitiers, ou à quelque autre, il l'aurait (avait) arrêté tout court sur un chemin où ils étaient en propos... et l'aurait prié de le confesser en ce lieu-là à l'heure même, a quoi le dit ecclésiastique s'étant accordé... il se serait confessé à lui et lui aurait déclaré en sa confession qu'il reconnaissait avoir manqué en lui proposant les dites Maximes, et l'aurait requis de lui en bailler I'absolution, ce qu'il disait avoir ainsi fait afin d'obliger ledit ecclésiastique de garder sous le sceau de confession les dites Maximes qu'il n'eût pu autrement tenir secrètes. En faisant ce récit, il riait avec telle effusion que, lui, déposant, ne l'a jamais vu rire de la sorte (1).

 

L'anecdote n'est pas belle et très certainement l'abbé de Prières ne l'a pas inventée. J'estime néanmoins que si elle diminue l'homme, le prêtre et le casuiste, elle n'exalte pas non plus la finesse du conspirateur. Comment! C'est à l'abbé de Prières que Saint-Cyran fait, à brûle-pourpoint, de si graves confidences, qui peuvent le perdre, qui le perdront en effet. Il le connaît à peine, et depuis quatre ou

 

 

(1) Le progrès du Jansénisme, pp. 13-14.

 

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cinq jours qu'ils se sont rencontrés à Maubuisson, ils n'ont fait que se quereller. Et c'est à ee moine intransigeant qu'il enseigne, non pas seulement ses propres maximes hérétiques, mais encore le moyen qu'il a trouvé de les enseigner sans péril. Sans cette confession, dit-il, l'ami de Poitiers l'aurait trahi. Va-t-il donc se confesser aussi à l'abbé de Prières? II serait bien reçu. Pour ma part, je vois là beaucoup de vulgarité, beaucoup de sottise, mais après un tel aveu, il ne reste rien du machiavélisme de Saint-Cyran. Son secret, mais tout le monde le connaît. Il le dit au premier venu. « Il est ridicule, dit fort bien le grand Arnauld, de prétendre que M. de Saint-Cyran ait eu dessein de cacher sa doctrine, et néanmoins de produire une information de quantité de témoins qui en découvrent, sinon les principales, au moins les plus criminelles et les plus extravagantes maximes. Il faut bien, ou qu'il n'ait point parlé avec tant de confiance, à tant de personnes, ou qu'il n'ait pas eu dessein de tenir secret ce qu'il leur disait (1) », ou plutôt, comme nous pensons, il faut qu'à certaines heures de démence, ce malheureux, ce malade, bavard et dissimulé tout ensemble, ait confié à quelques centaines d'oreilles et avec des airs de mystère, les ridicules idées qui lui traversaient le cerveau. On le voit bien du reste dans les Informations juridiques. Dès la première visite qu'il reçoit d'eux, il dit tout à des inconnus, à des jeunes gens : il s'amuse à les ahurir :

 

Le dit sieur de Saint-Cyran, dépose l'un d'eux, se serait lors mis 'a blâmer par des discours la conduite des religieux et de toutes les autres personnes spirituelles de ce temps, disant qu'ils n'entendaient aucunement l'Evangile... et que lui, sieur de Saint-Cyran, avait les véritables lumières de l'Évangile... donnant à entendre que tous les hommes étaient dans les ténèbres, ce qui était aussi confirmé avec chaleur par un des neveux dudit (2).

 

(1) Apologie pour M. de Saint-Cyran, p. 31o.

(2) Le progrès du Jansénisme, p. 18.

 

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Car la chambre était pleine, quatre personnes pour le moins. Singulière façon de prêcher dans les ténèbres. Et, n'en doutez pas, ces balivernes, saint Vincent de Paul, le P. de Bérulle, le P. de Condren, Zamet, bien d'autres personnes recommandables, les ont entendues (1). Qu'on ait mis si longtemps à s'éloigner de lui, que même après le grand éclat du procès, beaucoup et des meilleurs lui soient restés fidèles, là est le mystère. De toute évidence, il faut qu'on l'ait pris pour un saint homme et qu'on ait cru qu'il n'était pas toujours dans son bon sens. Saint-Cyran lui-même n'en revenait pas. A ces moments-là, son démon le ravissait bien sans doute, mais aussi l'épouvantait. Il savait qu'il allait dire des choses énormes, mais il prenait plaisir à les dire. Au lieu de les taire, ce conspirateur, unique en son genre, les aurait criées. Pour finir par un trait qui nous dispenserait de toute autre preuve, le voici encore pris en flagrant délit de mystère. C'est toujours l'abbé de Prières qui parle :

 

Dit être bien mémoratif qu'allant un jour dire la messe dans l'église de Maubuisson, il aurait rencontré près la grande porte de la dite église, le dit Sieur de Saint-Cyran, avec son neveu, lequel l'aurait arrêté, lui disant : e J'ai une pensée épouvantable, laquelle je ne vous dirai pas, parce que vous n'en êtes pas capable », et puis lui dit : « Toutefois, je vous la dirai; c'est que, voyant cette grande porte fermée pour la clôture des religieuses, je considère qu'au temps que cette porte était ouverte, et que les religieuses avaient liberté de sortir pour faire leurs processions, et aller à leurs affaires, elles étaient bien plus sages que celles d'à présent ». Et le déposant, lui ayant répondu avec simplicité qu'il croyait bien

 

(1) Arnauld, la Mère Angélique, tout Port-Royal, étaient de même au courant. Ils faisaient semblant de ne pas entendre et ils attendaient, comme le vieil Enée, que la sybille eut repris la maîtrise d'elle-même. Naturellement ils s'étaient fait une loi de ne pas trahir la chose au dehors. Ainsi presque toute l'Apologie pour M. de Saint-Cyran, revient à dire : est-il possible de prêter de telles aberrations à un homme aussi grave, retenu, prudent que M. de Saint-Cyran? cf. v. g. p. 129 : « Sachant avec quelle retenue il (Saint-Cyran a accoutumé de parler de ces choses! » Il eut été beaucoup plus adroit d'avouer les absences de l'oracle. Encore une fois, ce n'était pas le secret de Port-Royal seulement, mais de tout le monde.

 

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que les filles de ce temps-là étaient sages, et que depuis, étant devenues folles, il avait fallu les enfermer, il aurait répliqué que si les filles de ce temps-là étaient folles, celles d'à présent sont enragées depuis la clôture (1).

 

« Je ne vous la dirai pas » — « Je vous la dirai ». Cet impulsif pouvait-il mieux faire éclater son incontinence verbale, l'impossibilité où il se trouve de taire quoi que ce soit? La faiblesse de ses nerfs n'est pas moins évidente. La moindre opposition le démonte, le pousse aux gros mots. Egarement d'autant plus significatif que le vrai Saint-Cyran est bonhomme, doux, conciliant, plein de bonté. Avec cela, je n'ai pas besoin de souligner le haut comique de cette scène. Que l'on songe au choeur invisible, aux colombes de Maubuisson séparées de nos deux augures par quelques pierres et une ou deux grilles. « Folles » ou « enragées », la messe dite, ils les retrouveront au parloir et se disputeront leur confiance. Car il y a conflit, de ce chef, entre les deux prêtres; cistercien lui-même, l'abbé de Prières redoute qu'à l'exemple des filles de Port-Royal, celles de Maubuisson n'abandonnent la juridiction de l'Ordre, et l'abbé de Saint-Cyran, grand défenseur de la Hiérarchie, voudrait voir toutes les religieuses sous la juridiction des évêques. Mais cela n'est rien auprès de la richesse symbolique de cette anecdote. Elle nous livre tout Saint-Cyran. Ce sont là de ces traits qu'il faudrait inventer, si la vie, plus ingénieuse que le meilleur romancier, ne les inventait pour nous. Voici donc l'abbé de Saint-Cyran pris d'une soudaine horreur pour la clôture. S'il ne tenait qu'à lui, il renverserait toutes les grilles et rendrait aux moniales la liberté des premiers siècles. Néanmoins, le même abbé prêche la clôture, l'impose aussi rigoureuse que possible à ses filles du Saint-Sacrement. Volontiers il s'armerait d'un glaive de feu pour la défendre. Ainsi pour tous les sujets

 

(1) Le progrès du Jansénisme, p. 14.

 

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d'ordre religieux : réception des sacrements, voeux, distribution de la grâce et le reste. A l'état normal et reposé, à sa table de travail, à son prie-dieu, il voit les choses sous un certain jour ; il les voit sous un autre, quand ses accès le prennent. Egalement sincère et convaincu dans les deux cas, mais avec cette différence que pendant la crise, soit, par exemple, devant la porte de Maubuisson, ses convictions ne durent que peu de minutes. Le soir même, il n'y pense plus, il n'en garde qu'un souvenir vague, d'ailleurs persuadé qu'Il y avait da vrai dans les oracles « épouvantables » qu'il a proférés. Cinq ans après, mis en face de la déposition de l'abbé de Prières, il jurerait qu'on l'a mal compris, qu'on le calomnie, qu'il a toujours été pour la clôture, et, disant de la sorte, il resterait en somme dans la vérité, parce qu'enfin sa pensée consciente et réfléchie, celle de ses écrits et de ses conférences, répudie énergiquement les boutades folles, la malédiction frénétique lancée aux murailles de Maubuisson. Ses disciples pareillement. La Mère Angélique, la Mère Agnès, avec une même émotion, mais avec une franchise plus entière, refuseront de reconnaître dans la déposition de l'abbé d-e Prières les leçons quotidiennes du maître. D'un autre côté, puisqu'il n'y a pas moyen de faire de l'abbé de Prières un calomniateur et un parjure, comment empêcherez-vous les adversaires de Saint-Cyran d'enrichir d'une maxime nouvelle la liste déjà longue de ses hérésies? Ils ont raison, ils ont tort, les uns et les autres, car en vérité, ils ne traitent pas du même personnage, malgré l'identité du nom et des traits extérieurs. Il y a deux Saint-Cyran : celui des heures calmes et celui des extravagantes ; le théologien et l'illuminé. Des deux lequel est le vrai, celui qui répond le mieux au type original que chacun de nous porte en lui-même, aux tendances profondes qui nous dirigent d'ordinaire et souvent à notre insu! Je crois, pour ma part, que chez lui, c'est l'illuminé qui domine et que le patriarche janséniste,

 

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vénéré par ses fidèles de Port-Royal, n'est qu'un Saint-Cyran de surface. Nous reviendrons bientôt à ces distinctions essentielles. Au reste, il va de soi que ces deux personnages ne vivent pas indépendants l'un de l'autre. Il se fait entre eux des échanges constants où ce n'est pas le plus raisonnable qui reçoit le moins. La doctrine réfléchie, consciente, officielle, de Saint-Cyran est en quelque façon traversée, contaminée et tour à tour ou réduite ou exagérée par les paradoxes qui obsèdent ce malade. Le moins sensé de ses deux « moi » projette son ombre sur l'autre ; il l'enchante en même temps qu'il l'épouvante. De là viennent d'un côté, ce continuel besoin de secret et ces précautions infinies; de l'autre, ces indiscrètes et quotidiennes saillies. Qui se fait peur à soi-même voudrait naturellement se cacher aux autres; mais, en revanche, quand on est l'hôte de quelque démon fougueux et brillant, on ne résiste guère à la tentation de le montrer et par là d'étonner, d'éblouir le Inonde.

III. De l'accord souterrain de ces deux esprits était né un vaste projet, magnifique et puéril, saint et suspect, mais tellement confus qu'on peut affirmer que Saint-Cyran lui-même aurait eu beaucoup de peine à le définir. C'est le grand, l'ultime secret dont il livrait des parcelles à tout venant; c'est la grande affaire, au succès de laquelle devait concourir la petite armée qu'il avait groupée. Malade, impuissant, arrêté chroniquement par de longues dépressions, et avec cela toujours pressé de fuir la société de ses semblables, pour ne plus penser qu'à son propre salut, il s'était choisi un second, à l'esprit net et vigoureux, à la volonté ferme, aux nerfs solides, le flamand Jansénius. De retour à Louvain, celui-ci avait gagné à la cause de savantes recrues : le Dr Fromond, Calenus, le cordelier Conrius, plus tard évêque en Irlande, l'archevêque de Malines et d'autres encore. Quel que soit l'objet de l'entreprise, tous ces hommes s'y intéressent très activement, et quelques-uns plus peut-être que Saint-Cyran,

 

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ou si l'on veut d'une manière moins platonique et plus réaliste. Accueillie par eux, l'idée première se réduit et se précise; elle gagne en clarté ce qu'elle perd en vague magnificence. Saint-Cyran continue à faire figure de chef, mais peut-être un peu honoraire. Ils tiennent à la liaison avec Paris. Louvain toutefois devient peu à peu le foyer principal, jusqu'au jour où le plus jeune des Arnauld aura pris la robe virile. On n'a peut-être pas assez remarqué cette évolution et par suite, on n'a pas assez étudié l'activité de ces préjansénistes flamands. Je dis cela pour rappeler une fois de plus que l'histoire critique du jansénisme est encore à désirer, et non pas le moins du monde pour atténuer la responsabilité de Saint-Cyran. Ce que voudront ses lieutenants de là-bas, il le veut aussi. Ne faut-il pas qu'il les suive, puisqu'il est leur général? Ces messieurs l'expliquent lui-même à lui-même. Il se reconnaît dans leur programme, ou il croit s'y reconnaître, et il se donne beaucoup de mal dès qu'on en vient à l'exécution (1).

Quoiqu'il en soit de cette distribution des rôles, le fait de 1.a conspiration n'est aucunement douteux. Dans ses lettres à Saint-Cyran, heureusement saisies avec les autres papiers de ce dernier, et publiées en partie par les jésuites, Jansénius ne parle guère d'autre chose. Cent trente lettres pour le moins et qui vont de 1617 à 1635 : un véritable trésor. Pour faire court, et pour dépister les cabinets noirs qui pouvaient intercepter leur correspondance, ils avaient baptisé leur entreprise d'un nom qui sent la cabale. Ils l'appellent Pilmot. Entendez par là, non comme on le fait souvent, tel ou tel détail du programme, mais le complot lui-même dans son ensemble et ses diverses appartenances.

 

(1) Sur le pré jansénisme flamand, il y a de précieuses indications dans l'Histoire du P. Rapin. C'est là même une des parties excellentes de cet ouvrage mais notre curiosité voudrait davantage.

 

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Je crois, écrivait Jansénius en 1622, pour encourager Saint-Cyran à refuser l'épiscopat,

 

que vous voyez trop bien que si vous vous embarrassiez en ceci, il est du tout impossible que vous vous mêliez de cette AUTRE NOTRE GRANDE AFFAIRE QUE VOUS SAVEZ, étant entièrement incompatible avec semblables charges ; l'importance de laquelle est telle que, quand nous y emploierions toute notre vie, sans nous mêler d'autre chose, elle ne devrait être tenue que bien employée devant Dieu et pleine de mérite, puisqu'elle requiert tout le zèle et toute l'industrie que nous y saurions apporter.

 

A cette chaleur, ne dirait-on pas qu'il redoute que Saint-Cyran, dont il connaît la faiblesse, ne renonce à la partie?

 

Vous y êtes engagé et ne sauriez reculer sans offenser ceux à qui votre promesse vous oblige : je vous supplie de ne nous abandonner point (1).

 

Ils n'ignorent pas les difficultés de l'entreprise — negotii gravitas, dit-il dans une autre lettre. Ils s'attendent à des réclamations infinies ; ils devront réduire bien des contradicteurs au silence, aussitôt que le combat sera commencé — quibus os obstruendum erit, ac praelium tuera inchoatum; enfin ils sentent bien que la chose ne pourra réussir que par la conspiration de beaucoup — negotium istud finiri non posse nisi conspiratione multorum (2).

Que trament-ils donc ? Une hérésie ? — Un schisme ? — Non, et pour l'instant rien que d'avouable. Conspiratio, en latin, n'a pas nécessairement un mauvais sens ; dans une lettre familière, cabale, non plus, quoi qu'on en ait dit. Jansénius estime qu'il ne pourrait mieux travailler à l'honneur de Dieu et au bien de l'Eglise : nihil se magis ex honore Dei et ex re ecclesiae facere posse (3). Ce disant, il ne

 

(1) La naissance du Jansénisme, pp. 25-a6.

(2) Ib., pp. 23- 24. C'est une des rares lettres qui soient en latin.

(3) Ib., p. 23.

 

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s'adresse pas à la galerie, mais au chef des conspirateurs. Si l'occasion se présente à lui d'écrire une réponse urgente aux ministres protestants de Bois-le-Duc, il n'hésite pas à se distraire du complot :

 

Les obligations des Ministres ont été telles que je crois que sans faire tort à Pilmot, on y a dû satisfaire.., je crois que Dieu y a été servi autant que s'il (lui-même) se fût opiniâtré à accélérer davantage Pilmot (1).

 

Ils tiendraient à ne pas s'écarter de l'enseignement commun des docteurs. Ayant eu à faire le coup de feu contre un jésuite de Louvain, le savant P. Léonard Lessius, ils demandent ce que les autres universités catholiques pensent du sujet de la controverse :

 

Il y en a ici qui entièrement s'accordent avec (nous).., sans que nous nous ayons vus ; ce que je tiens pour marque de la vérité... De même voudrai-je bien savoir, sites jésuites en France, à Bordeaux, à la Flèche, à Paris et ailleurs enseignent comme le P. Lessius, ou bien comme nous. Car j'entends qu'en toute l'Espagne, et l'Italie on ne sait rien de la doctrine de Lessius sur ces deux points. Je ferai la même enquête pour les Universités d'Allemagne, car je me doute que ce ne sera pas la dernière attaque que nous aurons sur ce sujet (2).

 

Je ne les donne pas pour des ultramontains bien farouches, mais enfin, à plusieurs reprises, ils se séparent nettement de Richer et de son gallicanisme extrême, publiquement « condamné » en un Concile et même réfuté

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 119. Quand il parle de lui-même, il se donne différents noms, parmi lesquels celui de Quinquarbre. M. le chanoine Dubarat m'apprend d'où vient ce dernier nom, et me montre, dans sa bibliothèque, une vieille grammaire hébraïque : Quinquarboreo, Io. Aurilaceus : Institutiones in linguam hebraïcam sive epitome operis de re grammatica Hebræorum, Parisis, 1559. Il y aurait d'amusantes recherches à faire sur les autres noms. Saint-Cyran s'appelle tour à tour : Celias, Solion, Durillon, Rongeant : le général de l'Oratoire (Berulle, puis Condren), Sémir ; les jésuites : Gorphoroste, Pacuvius, Porris, Ciprin, Chimer, Satan romaniste ; la Sorbonne : Blemar, Salti ; le Pape : Gérardus, Pardo, Domini, etc., etc. Telle est du moins la lecture du P. Pinthereau.

(2) La naissance du Jansénisme, p. 11.              

 

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par Duval comme « hérétique » (1), et ils désapprouvent la « forte faction qui tâche à toute force de ravir ou de diminuer l'autorité de Gerardus (le Pape) (2) ».

Dans ses thèses doctorales, Jansénius avait soutenu sans restrictions l'infaillibilité du Pape, et l'on sait bien qu'au lit de la mort, il abandonna purement et simplement au jugement de l'Eglise, son Augustinus pour lequel il avait écrit une longue dédicace au Pontife romain (2).

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 115, cf. p. 41. Rapin n'affirme pas, mais voudrait insinuer que Jansénius vit avec plaisir les progrès de Richer et de ses amis. « Il ne faut pas s'étonner, écrit-il, si Jansénius était si animé contre les jésuites, s'informant curieusement de tout ce qui se disait ou se faisait contre eux, puisqu'il n'épargnait pas même le Pape ». Grave accusation et qu'il faudrait prouver. Voici la preuve : « Car, ayant appris qu'il se formait en la Sorbonne.. un parti puissant contre l'autorité du Saint-Siège, par un docteur.. nommé Richer, il était ravi d'en apprendre le détail, et par une lettre du 1er juillet 1622, il prie l'abbé de l'en instruire et de lui envoyer ce qu'on écrira dans cette cabale contre l'autorité du Pape, pour la diminuer ou même pour la détruire, et il prenait grand plaisir à ces sortes de nouvelles ». Histoire du Jansénisme, p. 145. J'ai cité plus haut, mais revoici le texte sur lequel est fondée cette imputation : «  1er juillet 1622... Je viens de recevoir votre lettre qui parle de la dispute qui s'est levée en Sorbonne sur ce Comvendium et serai bien aise d'en voir la censure. Car on me dit ici qu'il y a de là une bien forte faction, qui s'est commencée à former, lorsque j'étais de là, et qui tâche, à toute force, de ravir ou de diminuer l'autorité de Gérardin (le Pape) et qu'elle est après à composer un ou deux livres ». La naissance du Jansénisme, p. 41. De bonne foi, y a-t-il là un seul mot qui, même de très loin, suggère l'interprétation donnée par Rapin? Qu'un docteur de Louvain tienne à connaître ce qui se discute en Sorbonne, rien de plus innocent. Au reste, nous avons une longue lettre de Jansénius où il est question du richérisme (La naissance, pp. 113-115) et cette lettre ne laisse pas le moindre doute sur la vraie pensée de Jansénius. J'ajoute qu'il y a beaucoup d'autres inexactitudes dans le résumé d'ailleurs très intelligent, qu'a donné Rapin de toute cette correspondance. Que l'on veuille bien, par exemple, rapprocher les pages 131 et 132 de Rapin, des pp. 28-29 et 31 de La naissance du Jansénisme.

(2) La naissance du Jansénisme, p. 41.

(3) « Romanus Pontifex... supremus est omnium de religione controversiarum judex, cujus judicium rectum, verum et infallibile est, quum universae Ecclesiae aliquid sub anathemate tenendum definit » (Jansénius, ses derniers moments, etc., p. 94. Dans la dédicace de l'Augustinus — non publiée, comme on le sait, par les héritiers de Jansénius, éditeurs de l'ouvrage — on peut lire ces mots : « Quam cathedram consulemus, nisi ad quam perfidia non habet accessum? Quem denique Judicem devoscemus nisi Vicarium viae, veritatis et vitae, quo duce ac Doctore, nec errare, nec falli, nec mori quisquam a Deo sinitur ». Il apporte donc son oeuvre aux pieds du Pape, « probans, improbans, figens, refigens, quidquid probandum ad improbandum ex avostolica aube intonuerit », cf. ib., pp. 187-188. Enfin voici les fameuses paroles du testament. Jansénius vient de dire qu'il lui parait difficile que l'on modifie quoi que ce soit à son livre, mais enfin, continue-t-il, « si tamen Romana sedes aliquid mutari velit, sum obediens filius et illi Ecclesiae in qua sempes vixi usque ad hunc lectuum mortis, obediens sum ». (Ib., pp. 26-27). Sur l'authenticité, qui parait indiscutable de ce document, cf. toute la brochure publiée par les professeurs et élèves de Louvain, en 1893. Il n'est pas mauvais de rappeler ici l'abominable bévue commise par l'éditeur de l'Histoire du P. Rapin, au sujet de cette clause du testament. Rapin avait écrit que Jansénius avait légué son livre à ses deux amis, Calenus et Fromond, « les suppliant de ne rien changer dans son ouvrage, s'ils ne trouvaient quelque chose de peu conforme, etc. »  Histoire (manuscrite) du Jansénisme, citée par H. Chérot, Jansénius et le P. Rapin... Bruxelles, 1890, p. 39. Or l'éditeur Domenech, fait dire à Rapin exactement le contraire : « les suppliant de ne rien changer dans son ouvrage, S'ILS TROUVAIENT quelque chose de peu conforme aux sentiments de l'Eglise romaine ». Histoire du Jansénisme, p. 37o. On sait d'ailleurs que toute cette édition est à refaire (cf. Chérot, ib., passim). On a beaucoup discuté sur la sincérité de cette déclaration suprême. Les plus sages, parmi les adversaires de Jansénius, les plus décents, et pour tout dire, les plus chrétiens, se rendent à l'évidence. Ainsi le P. Rapin. Plusieurs jésuites le suivent ou le précèdent et, très justement, tirent de cette soumission même un argument contre l'obstination janséniste. Il y en a malheureusement d'autres : « Après quoi, écrit le P. Pinthereau, se persuadera qui voudra que cette soumission qu'il a faite au Pape, de son livre et de sa personne vient de lui ou que c'est tout de bon qu'il l'a rendue, et non pour amuser les peuples et les simples! » (Cité dans la brochure de Louvain, p. 68), (cf. La naissance., p. 127). Passe pour des jésuites contemporains, encore sous le coup de la première et légitime émotion que leur out causée les lettres de Jansénius. Mais un prêtre d'aujourd'hui, mais Mgr Fuzet ! Ce dernier, dans son livre sur les Jansénistes — il n'était pas encore évêque — affirme sans la moindre hésitation que la soumission de Jansénius ne fut « qu'une suprême hypocrisie que Jansénius ajouta à tant d'autres » (cf. la brochure de Louvain, p. 87). Au reste, n'eût-il pas donné cette preuve décisive de catholicité, que nous n'aurions aucunement le droit de prononcer aussi catégoriquement sur les sentiments d'un évêque, certainement pieux et zélé, qui a vécu et qui est mort en communion avec le Saint-Siège. Voici pourtant ce qu'a pu écrire Maynard : « Dans son testament, Jansénius l'avait soumis (son livre) au jugement de Rome. Ainsi avait-il fait déjà dans la préface et l'épilogue du livre lui-même. Mais il paraît s'être privé du bénéfice de cette déclaration par sa correspondance avec Saint-Cyran, si remplie d'enseignements schismatiques », Saint Vincent de Paul, II, p. 28.. On peut le mettre au défi de citer une seule ligne clairement et formellement schismatique dans cette correspondance. Quoi qu'il en soit, les lettres dont Maynard fait état sont antérieures — et la plupart de beaucoup — à la mort de Jansénius. Gravement coupable en 162o ou même en 1632, pourquoi n'aurait-il pas pu se convertir en 1638 ? La grâce lui aurait-elle nécessairement manqué et Maynard serait-il donc plus janséniste que Jansénius lui-même ? Sur tous ces points, cf. des détails très abondants et sûrs dans la brochure de Louvain et dans celle de H. Chérot.

 

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Mais il y a plus décisif. A leur complot, à cet énigmatique Pilmot, ils voulaient associer le Pape en personne. L'un des conspirateurs, Conrius, fit même un voyage à Rome pour celte fin. Ils avaient, écrit naïvement le P. Pinthereau, « des personnes affidées qui tachaient

 

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de gagner le Pape et la cour de Rome à leur parti (1) ».

Il est vrai que Jansénius, plus clairvoyant, ne croyait pas à la possibilité rc d'avancer en rien les affaires de Cumar (autre nom de Pilmot) avec Domini (le Pape) (2) ». Qu'importe ! Ils y avaient très sérieusement travaillé. Or, quoi qu'on pense de l'état mental de Saint-Cyran, les autres — parmi lesquels trois évêques, lesquels ont vécu et sont morts dans la communion catholique — les autres n'étaient pas assez fous pour se flatter de gagner le Pape à une conspiration contre les dogmes et la discipline de I'EgLise. Nous avons une bonne partie de leurs papiers secrets, publiés, expurgés par un adversaire passionné qui fatalement et avec la meilleure foi du monde, a choisi le pire. Tels quels, on n'y trouve rien, je dis rien, qui, même de loin, sente l'apostasie, si l'on peut ainsi parler. Hardis, téméraires, mais pas jusqu'au crime, à moins que, violant les principes élémentaires de la justice, on ne leur impute la désobéissance formelle, le schisme d'Arnauld.

IV. Le Pilmot original était une chimère à plusieurs têtes, aux yeux de feu et dont les contours s'effaçaient dans un brouillard insondable. Le premier effroi passé, quand on s'habitue au monstre, on voit se dessiner sous son enveloppe tragique et ridicule, quelque chose de très simple, de très beau et de très connu. En effet, les grands chrétiens de cette époque avaient aussi leur Pilmot, auquel l'histoire a donné un autre nom. Le Pilmot de Saint-Cyran, c'est, tout bonnement, la contre-réforme conçue et voulue par un mégalomane au cerveau brouillé. Il pensait avoir seul mis le doigt sur les plaies de l'Eglise, avoir seul trouvé des remèdes admirables pour la guérir. Bref, il se croyait investi d'une haute mission réformatrice, ignorant, dans sa candeur, qu'une foule de saints qui ne l'avaient pas attendu, poursuivaient, à côté de

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 22.

(2) Ib., p. 27, cf. ce mot de Pinthereau : « le désespoir qu'ils concevaient tous de pouvoir attirer le Pape à leur parti », ib., p. 24.

 

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lui, mais, sans fracas et avec prudence, la même entreprise. Du reste, il exagérait le mal, comme il faisait toute chose; il croyait le catholicisme mort depuis quelques siècles. Pilmot essaierait de ressusciter ce cadavre; il prêcherait et procurerait par tous les moyens le retour à La doctrine et aux moeurs des temps primitifs. Pour le programme détaillé de cette croisade chimérique, Saint-Cyran ne s'en occupait guère. Il voyait gros et trouble. Fata vitam invenient. Ce n'est pas lui qui fixa le premier les résolutions positives, mais, sous son nuage, les conspirateurs de Louvain, guidés eux-mêmes et stimulés par les circonstances du moment. Ce disant, je ne consulte pas ma fantaisie, mais uniquement les textes. Quand on suit, une à une, les lettres de Jansénius, on voit Pilmot se dégrossir, se définir et s'amincir peu à peu. Il finit par désigner, non plus l'immense rêve des débuts, mais deux objets particuliers : d'abord, restauration de la hiérarchie catholique, et pour cela guerre aux réguliers; ensuite, restauration de la doctrine soi-disant augustinienne. C'est beaucoup sans doute, mais je n'y trouve que cela : de la communion plus ou moins fréquente, de l'absolution longtemps suspendue, de l'insuffisance de l'attrition, Jansénius ne souffle pas mot (1).

 

§ 1. — La hiérarchie et la guerre aux réguliers.

 

Le vrai Saint-Cyran, celui d'ailleurs qui n'avait que par moments conscience de ses instincts profonds, celui-là, dis-je, se souciait médiocrement de la hiérarchie ecclésiastique. Nous le verrons mieux plus tard, mais d'ores et déjà, l'on peut affirmer que ses tendances natives l'auraient

 

(1) Jansénius semble dire, en février 1623, que le dessein primitif a été changé. Une entrevue avec Saint-Cyran lui parait « nécessaire pour ce changement de dessein ». La naissance du Jansénisme..., p. 55. Jusqu'ici personne n'a deviné ce dont il voulait parler. Pinthereau se demande s'il ne s'agirait pas de «quelque liaison avec les intrigues de la Cour, où était... engagé le sieur d'Andilly », ib., p. 56.

 

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conduit à une conception tout intérieure, et par suite, individualiste, anarchiste, du christianisme. Néanmoins, par une de ces contradictions qui ne doivent nous étonner chez personne, encore moins chez lui, un des articles les plus nets, les plus fermes, ou si l'on veut, les moins flottants, de son programme, était de rehausser la splendeur et de rétablir tous les anciens privilèges de la puissance épiscopale.

 

Pour nous, disait la Mère Angélique, fidèle écho de son maître, nous défendons partout l'autorité épiscopale. Je me suis tirée de la juridiction des moines pour me soumettre et soumettre les autres religieuses de mes amies, comme le Lys, à celle des évêques. Vous les avez tous défendus depuis dix ans — elle parle à M. Le Maître — et ce sont eux qui nous font la guerre (1).

 

Il faut retenir ce point, si l'on veut s'expliquer les hautes sympathies qui encouragèrent, sinon les jansénistes, du moins le préjansénisme. « Défendant» les évêques, Saint-Cyran, beaucoup moins original qu'il ne le croyait, ne faisait que suivre, en la faussant et en l'envenimant plus ou moins, une des principales directions de la contre-réforme. Pour des raisons qui n'appartiennent pas à notre sujet, les saints personnages qui avaient pris la tête du mouvement, sans chercher querelle aux réguliers, visaient à exalter autant que possible le prestige et les pouvoirs de l'épiscopat. D'où venait, pour ne citer que cet exemple, la création de tant de communautés moins indépendantes des Ordinaires que ne le sont les Ordres religieux proprement dits. Ainsi l'Oratoire et Saint-Sulpice.

De cette disposition, nous trouvons la vive trace dans une curieuse lettre, adressée à Saint-Cyran par le P. Bourgoing, alors supérieur des oratoriens à Malines :

 

(1) Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, II, p. 378, cf. P. 377.

 

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Ce mot... pour vous rendre compte de notre petit progrès... L'esprit dans lequel nous devons entrer en ce pays est de nous lier beaucoup au clergé et ne point faire bande 'a part ; et pour moi, j'embrasse volontiers cet usage, car plus nous nous donnons au clergé, plus il se donne à nous et nous affectionne... Je fais toujours instance sur ce point avec le P. Bertin, et ensemble avec N. R. P. (Goudren) de nous rendre plus ecclésiastiques et non pas moines, et de prendre un esprit plus général et universel dans l'Eglise, et non si limité et borné à l'état, à l'usage et aux fonctions ; et ç'a été celui de défunt mon très cher et très honoré Père (Bérulle), qu'il a témoigné toujours et partout... Ce point est très important, et vous en saurez mieux juger et décider et les conséquences avec N. R. P. (Condren)... (1)

 

 

Et Saint-Cyran avant répondit, comme toujours, en sa désolant qu'il n'y eût plus de justes en Israël, Bourgoing

reprend :

 

Sur ce que vous dites, que vous ne voyez personne capable de cet esprit hiérarchique, c'est ce que je trouve grandement à plaindre, et vous nommerai toutefois ceux qui l'entendent et y sont portés : le P. Bertin et les deux PP. Gault qui sont trois personnes recommandables. Je ne parle point de N. R. P. (Condren) qui y est fort porté. Je sais plusieurs autres, non seulement incapables de cela, mais du tout contraires (2)…

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 142. II y a quatre suppressions dans cette lettre, telle que je la cite. La première seule est de moi ; les autres du P. Pinthereau. Il est très difficile de croire que dans les passages supprimés, on ne parlait que de la pluie et du beau temps. Mais Pinthereau aura peut-être obéi à un scrupule de délicatesse. Bourgoing vivait encore en 1614 ; et on lui jouait déjà un assez méchant tour en publiant ses lettres intimes, saisies avec les autres papiers de Saint-Cyran. Grâce à Dieu, un tel sans façon ne serait plus possible aujourd'hui, ou provoquerait indignation unanime. Au reste, il est très intéressant de voir qu'à cette époque, 163o, Saint-Cyran jouissait encore à ce point de la confiance de Condren. Quant à Bourgoing, il lui parle tout uniment comme à son supérieur. Que tout cela est curieux

 

(2) La naissance du Jansénisme, p. 143. Bourgoing dit, dans la même lettre,  « qu'un hérétique a été trouver M. Jansénius à Louvain pour disputer coutre lui ». Sur ces mots Pinthereau arrête la citation et passe aux compliments de la fin. II est difficile de ne pas croire que le passage supprimé fût à l'honneur de Jansénius. Il aurait, par exemple, ou converti ou victorieusement réfuté cet hérétique.

 

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Bourgoing, J.-B. Gault, Bérulle, Condren, voilà donc de très orthodoxes, d'irréprochables, de saints Pilmotaires, pour parler la langue de Jansénius. Toutefois, comme bien l'on pense, l'authentique Pilmot allait beaucoup plus loin. Nos conjurés soutenaient sans doute des idées plus ou moins semblables à celles que l'on vient d'exposer, mais ils les passionnaient, ils les outraient, les envisageant surtout sous leur aspect négatif et agressif.

Ainsi Jansénius, à propos d'un conflit récent entre réguliers et séculiers :

 

J'ai été étrangement étonné de voir les excès qui se trouvent dans l'écrit que vous m'avez envoyé. Vraiment il semble que la repentance ou le dédire soit un vice à ces gens-là (les réguliers), compte la tristesse au stoïcien. Plût à Dieu que cette dispute fût mue et si vigoureusement aussi soutenue ailleurs, puisque les brèches qu'ils font à la puissance ordinaire sont trop visibles ; qui, à dire vrai, est une chose oh je perds la patience, voyant l'ordre tellement renversé par ceux qui font semblant aux savants et font croire aux ignorants, qu'ils le rétablissent. Je suis infiniment aise que la France ait des prélats qui leur osent montrer les dents, pour soutenir la hiérarchie ecclésiastique, contre une inondation universelle de cette nation (1).

 

Je ne sais quels perturbateurs il visait dans ce passage, mais à lire les autres lettres, on voit bien qu'ils en voulaient surtout aux jésuites. Presque pas une page oit il ne soit parlé de leur ambition, de leur suffisance, de leurs fausses doctrines et de leurs autres excès.

Il ne semble pas cependant que Pilmot ait été d'abord ce qu'il deviendra plus tard et presque uniquement, à savoir, une machine de guerre contre la compagnie de Jésus. Saint-Cyran n'avait pas eu à souffrir de ses maîtres qui lui avaient mis plutôt le pied à l'étrier. Il adorait le casuistique et la plus biscornue — qu'on se rappelle la Question royale, l'apologie de l'évêque de Poitiers, le cas

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 14.

 

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de conscience à Marie-Claire. Il était d'ailleurs beaucoup moins terrible au confessionnal qu'on ne l'a dit, et, somme toute, assez voisin des humanistes dévots, comme nous verrons en son lieu. Aussi bien, deux de ses neveux étaient-ils élevés chez les jésuites de Louvain, au moment même où Jansénius constatait avec joie les merveilleux « avancements » de Pilmot. Tendrement attaché à ses neveux, Saint-Cyran les aurait-il confiés à ses mortels ennemis, à d'insignes perturbateurs ? Non, les jésuites ne lui apparaissaient pas encore sous ce jour. A Jansénius non plus qui, si l'on en juge par ses lettres, nourrissait à leur égard moins de haine que de mépris, et qui les distinguait à peine des autres « clabaudeurs » de la même espèce. Car on n'imagine pas, soit dit en passant, la suffisance pédantesque du personnage et la grossièreté de son jargon (1). Mais enfin, tôt ou tard, ils ne pouvaient manquer de leur déclarer la guerre. Après tout, cet Ordre nouveau s'identifiait de plus en plus avec l'Eglise des derniers temps ; il en avait épousé, aggravé et glorifié les abus, dissimulant sous une vaine apparence de renouveau et précipitant la ruine imminente. Quel accueil ne réservait-il pas aux rudes sauveurs envoyés par Dieu au chevet de la moribonde? A la vérité, les jésuites n'étaient pas plus exempts que les autres religieux de la juridiction épiscopale, mais si jeunes, si conquérants, leur exemption menaçait plus sérieusement l'édifice chancelant de la hiérarchie catholique. Maîtres de l'heure, ils préludaient à la prochaine apothéose de leur premier siècle, par de somptueuses fêtes en l'honneur d'Ignace et de Xavier mis sur les autels. Leur superbe n'allait plus connaître de bornes.

 

Pacuvius (la Compagnie), écrivait Jansénius en 1622, continue à forger des nouveautés et hardiesses. Il semble que Pardo (le Pape) a eu tort de pousser ces gens encore davantage

 

(1) Il traite d'aussi haut tel des conjurés, l'archevêque Conrius.

 

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vers le précipice, en leur faisant cette faveur qu'il a faite naguère à deux de leur corps (la canonisation d'Ignace et de Xavier). Gorphoroste (les jésuites de Louvain) a fait imprimer des thèses ici qui contiennent soixante et sept impertinents (c'est un de ses mots par excellence, tendant tous à l'exaltation de la fête de Cyprin (saint Ignace) qu'il appelle du titre : Theologorum plurimoruni patri, Magistro, Doctori, suo suorumque calamo, voce, vita, morte clarissimo; Academiarum protectori, scolarum instauratori... Somme, il semble qu'il

ne reste autre chose à leur opinion, sinon qu'il se mette à gouverner le ciel, comme Cyprin tâche de le gouverner en terre (1).

 

On rougit de transcrire ces bassesses, qui nous font saisir, comme sur le vif, l'évolution de Pilmot. Ajoutez à cela qu'en se déchaînant contre les jésuites, ils pouvaient espérer de gagner au triomphe de la « grande affaire », quiconque ne les aimait pas. Non que Jansénius et Saint-Cyran, réunis en conseil de guerre, aient déduit toutes ces diverses raisons. Les choses ne se passent pas ainsi d'ordinaire. Les circonstances, la logique immanente de leur zèle et de leur ambition, les auront insensiblement dirigés (2). En 1614, on les aurait fort surpris, l'un et l'autre, si on leur eût dit qu'ils méditaient d'anéantir les jésuites : dix ou douze ans plus tard, ils se gouvernent comme s'ils n'avaient jamais conçu de plus cher dessein

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 37.

(2) Parmi les circonstances, il faut noter l'ancienne et toujours vive animosité des docteurs de Louvain contre des concurrents redoutables l'ardente reprise du conflit séculaire entre réguliers et séculiers, à l'occasion de certaines mesures prises par Richard Smith, vicaire apostolique en Angleterre. On sait que le Petrus Aurelius se greffa, si l'on peut dire, sur cette dernière querelle.

(3) Je «l'ai pas à entrer dans le détail de cette longue campagne. Nombreux factums de Saint-Cyran, notamment contre Garasse; Petrus Aurelius, cf. la thèse de M. Laferrière). La 31e des Maximes de l'abbé de Saint-Cyran, extraites de son information, est ainsi conçue : « Que les Pères jésuites sont très dommageables à l'Eglise pour le bien de laquelle il les faut exterminer ». (Cf. Le progrès du Jansénisme, p. 114). Sur cet unique point, saint Vincent de Paul a presque plaidé coupable, dans sa déposition de 1639: « Me semble lui avoir ouï dire que s'il était en son pouvoir de ruiner les jésuites ou quelqu'un d'eux, il le ferait... Il me semble de plus lui avoir ouï dire qu'Il ne voulait point de mal à la Compagnie des dits jésuites, et qu'il donnerait la vie pour icelle et pour chacun d'eux, qui fait que j'estime qu'il voulait dire par ruiner les jésuites que, si cela dépendait de lui, il leur ôterait la faculté d’enseigner la théologie. » Coste, op. cit., p. 114. Quoi que l'on pense de cette interprétation bienveillante, il semble certain que Saint-Cyran a dit en secret à quelques centaines de personnes son désir de voir « exterminer les jésuites ». Là-dessus, je me demande si d'accord avec ses amis de Louvain, il n'aurait pas rêvé d'obtenir du Saint-Siège, par l'intermédiaire soit des évêques, soit des universités, la suppression canonique de la Compagnie. Arnauld ne nous révélerait-il pas le secret de son maître dans le commentaire explicatif et justificatif qu'il a douté de la Maxime citée plus haut. « Que s'ils continuent d'introduire une nouvelle morale .. d’accomplir de plus en plus les prophéties de deux Facultés fameuses (La Sorbonne et Louvain, d'un saint cardinal (Bérulle) et d'un docteur célèbre (Duval) (qui tous auraient annoncé, d'après Arnauld, la décadence des jésuites, et, avant eux, la Sorbonne en 1554, ce qui était vraiment se presser un peu)... (la période se poursuit pendant deux pages grand in-4°). Ils ont sujet de craindre, qu'abandonnant la vérité de Dieu pour leurs intérêts, Bien ne les abandonne à sa Vérité et à sa Justice ; et que celui qui a condamné et puni si sévèrement les plus estimés en la science d'entre les Juifs, à cause de leurs vices spirituels, qui étaient l'union du bien et de la gloire, l'envie et les persécutions contre les justes, ne fasse tomber dans le mépris et l'aversion des Princes et des peuples, des religieux qui (qui... et qui). Que s'ils s'imaginent, comme ils font dans leurs libelles, que ce soit une impiété criminelle de déplorer ces désordres dans un esprit de charité, ils doivent considérer que leur Institut peut être fort bon et leur conduite fort mauvaise : que la permission que le Concile (Trente) leur a donné de servir l'Eglise. ne leur donne pas le droit de la troubler et de la détruire... sans que personne s'en puisse plaindre : que l'ORDRE DES HUMILIÉS A ÉTÉ AUTREFOIS PLEIN DE PIÉTÉ, APPROUVÉ DES PAPES ET ÉTABLI POUR SERVIR L’ EGLISE ET QU'IL N'A PAS LAISSÉ D'ÊTRE DÉTRUIT PAR L'AUTORITÉ DES ÂMES PAPES ET DE MÊME EGLISE. » Oeuvres d'Arnauld, t. XXIX , pp. 287, 288. (Article XVIIIe de l'Apologie pour M. de Saint-Cyran) ; cf. un avertissement analogue à la fin de la Remontrance aux Pères jésuites. ib., p. 534-536. Je croirais volontiers que cette idée qu'ils exprimaient en 1644, c'est-à-dire un an après la mort de Saint-Cyran, leur venait de Saint-Cyran lui-même. On a vu plus haut la lettre de Jansénius au sujet de la canonisation de Saint Ignace. Le Pape a eu tort de « les pousser davantage vers le précipice ». Au reste,  « exterminer » pour des théologiens et des canonistes, n'a pas d'autre sens. Ainsi les menées qui finiront par aboutir sous Clément XIV, auraient été amorcées entre 1622 et 1638 (date de l'enquête sur Saint-Cyran). Quoi qu'il en soit de cette conjecture, les jésuites étaient plus que fondés à voir dans les premiers Pilmotaires et dans leurs disciples, une faction acharnée à la ruine de la Compagnie. Par là s'explique l'extrême violence des Pinthereau, des Brisacier et de quelques autres. « Quelle merveille est-ce, écrivait Pinthereau, que les jésuites contre qui l'un et l'autre (Saint-Cyran et Jansénius) armaient tout le monde et qu'ils attaquaient par toutes les voies possibles... se soient sentis obligés à se défendre? » La naissance du Jansénisme, p. 106.

 

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§ 2 — La restauration de l'augustinisme.

 

Le présent paragraphe nous réserve une heureuse surprise. Au lieu des hypothèses dont nous avons dû jusqu’ici

 

 

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qu'ici nous contenter, nous allons enfin rencontrer, étreindre une certitude imprévue,  je l'avoue, mais éblouissante. et sur un point de très sérieuse importance. On sait déjà ce que nous cherchons. Deux personnages masqués, Saint-Cyran et Jansénius, conspirent ensemble sous nos yeux. Nous avons leurs petits papiers. Ils s'entretiennent de leur Pilmot, c'est-à-dire de la « grande affaire», dont ils ont arrêté le dessein vers 1614 qui ne cessera de les occuper. L'un d'eux, Saint-Cyran, se donne à une foule de besognes, qui toutes doivent tendre probablement au succès de Pilmot, mais dont le sens demeure pour nous assez équivoque. Nous ne tirerons rien de lui. L'autre, en revanche, Jansénius, est l'homme d'un seul travail : il rédige son Augustinus, c'est-à-dire, un gros livre où seront proposées des vues particulières sur la grâce, vues que l'Eglise, seule infaillible juge de sa propre créance, condamnera bientôt de la façon la plus éclatante. Nous voyons, d'un antre côté, que Saint-Cyran surveille avec une extrême sollicitude le progrès de cet ouvrage. Publié, il le recommande chaudement; discuté, suspect, il arme pour le défendre son jeune lieutenant, Antoine Arnauld. D'où il semble que nous tenions enfin le mot de l'énigme. Tel qu'il se présenta d'abord à l'imagination des deux conjurés, Pilmot ne pouvait être que la personnification d'une théologie nouvelle et hétérodoxe : dès le début, leur « grande affaire » n'aura pas eu d'autre objet que de répandre habilement, par la plume et par la parole, les cinq propositions, dans lesquelles tout le monde aujourd'hui s'accorde à reconnaître la quintessence de l'Augustinus. Eh bien! non, ce n'est pas cela. Lorsqu'ils ont signé leur pacte mystérieux, ni Saint-Cyran, ni Jansénius n'avaient encore la moindre idée de ces fausses doctrines, que d'ailleurs, ils s'accorderont plus tard à soutenir; ils ne soupçonnaient rien, absolument rien de ce qui devait un jour devenir l'évangile janséniste, et telle est la précieuse certitude que nous annoncions tantôt.

 

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Le 19 avril 1619, Jansénius écrivait à Saint-Cyran qu'il espérait le voir à Louvain bientôt,

 

car pour moi, ajoutait-il,... non possum venire (à Poitiers) comme je le désirerais faire parfois, tant ai-je le coeur et la mémoire et l'envie de vous voir, qui ne peux souvent chanter vos louanges ici, mais à ceux quelquefois qui ne peuvent pas comprendre que des vertus parmi lesquelles ils ont été nourris, ces résolutions généreuses leur étant inconnues. En cette matière même, je sens être véritable ce que vous avez dit souvent, qu'il ne faut point profaner les bons discours, mais dire ce que dit le Proverbe : Secretum meum mihi, secretum meurn mihi (1).

 

On admet communément, et ce texte montrerait au besoin, qu'à cette date, ils ont partie liée. Jansénius s'est pris d'une vive et enthousiaste amitié pour Saint-Cyran ; il est au courant des vastes — et, selon moi, des très vagues projets que celui-ci a conçus pour la réforme de l'Eglise ; il l'annonce, autour de lui, dans le monde universitaire, au risque d'étonner parfois les personnes qui sont incapables d'apprécier « les résolutions généreuses » ; enfin il a réalisé combien son ami était sage de tant recommander le secret. Tout ceci en 1619 ; qu'on veuille bien ne pas l'oublier. Cependant il travaille fort.. Il voudrait n'aspirer jamais à aucune charge universitaire polir pouvoir étudier dès cette heure à son aise » (2).

 

Ma vie, écrit-il, (est) assez portée à étudier à mon aise, sans être contraint à suivre la routine de l'Ecole et à faire l'âne toute ma vie : mais cela aura son temps (3).

 

Et encore, quelques mois plus tard (novembre 1619) :

 

Je suis merveilleusement porté à étudier à ma fantaisie.

 

Ne méprisons pas ces menues confidences, on en verra bientôt le prix. Si je ne me trompe, nous touchons

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 5.

(2) Ib., p. 7.

(3) Ib.. p. 8.

 

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en effet, au point critique entre tous de l'histoire du jansénisme. A peine commencé, le mouvement va entrer dans une phase nouvelle. A la sainte croisade que rêvait d'abord Saint-Cyran, succédera une guerre bien moins religieuse qu'intellectuelle et scientifique. Evolution capital, à laquelle Saint-Cyran se pliera sans doute, mais qu'il n'avait certainement pas prévue. Serrons nos textes de près, et nos dates.

Le 14 octobre 1620, c'est-à-dire un an après les lettres que nous venons de citer, Jansénius écrit à Saint-Cyran : il regrette de ne pas l'avoir vu depuis « quelques années » car, dit-il, cette entrevue si désirée

 

me ferait parler de beaucoup de choses que je réserve maintenant; afin (de peur) qu'en leur donnant de l'air, avant que d'être venues à maturité, et digérées avec plus de loisir, elles ne s'évanouissent en fumée. Car j'ai à vous dire beaucoup, touchant certaines choses de notre profession (veut-il dire : notre profession de prêtre, ou notre « grande affaire ».?) (lui ne sont pas de peu d'importance, et particulièrement de saint Augustin qu'il me semble avoir LU SANS LIRE (jusqu'ici) et ouï sans entendre. Que si les principes sont véritables qu'on m'en a découverts, comme je les juge être... ce sera pour étonner avec le temps tout le monde (1),

 

et vous, Saint-Cyran, tout le premier. On voit en effet que ce dernier ne soupçonne rien du mystère que son ami se réserve de lui révéler plus tard ! Que s'est-il donc passé de 1619 à 162o? Il s'est passé que Jansénius, continuant d'étudier « à sa fantaisie », vient d'entrevoir, pour la première fois, l'embryon, les rudiments, mais encore très vagues, de la doctrine particulière qu'il exposera plus tard dans l'Augustinus. Quelqu'un l'a mis sur la voie ; très probablement, le vieux professeur Janson, Iovaniensis lui aussi, disciple impénitent du professeur condamné, Michel Baïus. Nous savons d'ailleurs par ses lettres, que dans le courant de cette même année 162o, les Actes

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 13.  

 

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du Synode de Dordrecht l'ont fortement impressionné. Bref, il se demande s'il n'aurait pas découvert la vraie théologie de la grâce. A la vérité ces vues nouvelles l’étonnent, mais il s'apprivoise peu à peu avec elles. Il lit et relit saint Augustin. A quelques mois de là son siège sera déjà presque fait.

Mais arrivons enfin à la grande lettre du 5 mars 1621, merveilleux document que je dois citer presque tout entier.

 

Je poursuis mes études que j'ai commencées après (depuis) un an et demi, ou deux ans environ, c'est-à-dire à travailler à saint Augustin... je ne saurais dire combien je suis changé... du jugement que je faisais auparavant de lui et des autres : il m'étonne tous les jours davantage... que sa doctrine est si peu connue parmi les savants, non de ce siècle seulement, mais de plusieurs siècles passés.

Car, pour vous parler naïvement, je tiens fermement qu'après les hérétiques, il n'y a gens au monde, qui aient plus corrompu la théologie que ces clabaudeurs de l’Ecole que vous connaissez... Ce qui me fait admirer grandement les merveilles que Dieu fait à maintenir son Epouse d'erreurs. Je voudrais vous en pouvoir parler à fond, mais nous aurions besoin de plusieurs semaines et peut-être mois.

Tant est-ce que j'ose dire avoir assez DÉCOUVERT, par des principes immobiles, que quand toutes les deux écoles, tant des jésuites que des jacobins, disputeraient jusqu'au bout du jugement,... ils ne feraient autre chose que s'égarer davantage. Je n'ose dire à personne du monde ce que Je PENSE, selon les principes de saint Augustin, d'une grande partie des opinions de ce temps, et particulièrement DE CELLES DE LA GRACE ET PRÉDESTINATION, de peur qu'on ne me fasse le tour à Rome, qu'on a fait à d'autres, devant que toute chose soit mûre (1)... Et s'il ne m'est pas permis d'en parler jamais, j'aurai un grandissime contentement d'être sorti de cet étrange labyrinthe d'opinions que la présomption de ces crieurs a introduites aux écoles, là où chacun semble travailler à introduire des nouveautés dangereuses

 

(1) Cet aveu n'a pas le mauvais sens que l'on pourrait croire. Si Jansénius garde le silence, c'est qu'il veut être jugé, non pas sur des rapports plus ou moins fidèles, mais sur mie rédaction longuement posée. Cf. le commentaire passionné de Pinthereau, ib., p. 16.

 

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et se faire admirer en rejetant les Anciens — qui par tant de Conciles et de Papes ont été approuvés. Cette étude m'a fait perdre entièrement mon ambition, à poursuivre aucune chaire en l'Université, voyant assez qu'il m'y faudrait ou taire, ou me mettre au hasard en parlant, ma conscience ne me permettant pas de trahir la vérité connue... VOILA CE QUE JE NE VOUS AI PAS DIT JUSQU'A MAINTENANT, ayant été presque toujours en suspens et à m'affermir en la connaissance des choses qui PEU A PEU SE DÉCOUVRAIENT, pour ne me jeter point témérairement à des extrémités (1).

 

On voit que je n'exagérais tantôt ni l'impérieuse clarté, ni l'importance de ces textes, qui nous font assister, en quelque sorte, à la naissance de l'Augustinus.

Là-dessus, faisons d'abord, mais en courant, une remarque dont nous aurons plus tard à tirer profit. Les cinq propositions sont nées, comme il est assez évident, non pas dans un oratoire, mais dans une bibliothèque. Filles des livres et non pas de la piété. Elles ne traduisent pas l'inquiétude et les divers sentiments d'un mystique ; elles répondent aux recherches impersonnelles d'un savant. Nous ignorons l'intérieur de Jansénius, mais nous sommes assurés que la découverte qu'il vient de faire n'a pas modifié cet intérieur. Nulle autre émotion chez lui que la joie d'apprendre et de savoir. S'il tremble parfois, comme d'autres lettres de lui nous le montrent, c'est uniquement à la pensée des scolastiques résistances qu'il prévoit déjà. Prise en soi, la terrible doctrine dont il se borne à fixer les contours abstraits, ne trouble aucunement sa propre conscience. Autant dire que, pris de ce point de vue, le mouvement qui déjà s'organise, n'intéresserait pas l'historien du sentiment religieux. Nous parlerons de même quand nous rencontrerons au seuil de la seconde étape janséniste, un autre pur intellectuel, le grand Arnauld. De tels hommes, éminents à bien des titres, nous pourrions les négliger, car ils n'ont rien à nous révéler sur

 

(1) La naissance du Jansénisme, pp. 14, 15.

 

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l'évolution proprement religieuse de notre pays. Pets â peu cependant, les doctrines qu'ils auront travaillé à répandre, affecteront la vie intérieure d'une foule de chrétiens. A leur théologie janséniste succèdera tôt ou tard une religion janséniste, religion que ses propres fondateurs n'auront pas vécue, dont ils n'auront pas souffert.

Pour l'instant là n'est pas ce qui nous occupe, mais seulement la mystérieuse conjuration, tramée à Bayonne, vers 1614, et de laquelle nous pouvons affirmer qu'elle n'avait aucunement pour objet la composition et la diffusion de l'Augustinus. Non, après les lettres que l'on vient de lire, il n'y a plus moyen d'attribuer à Saint-Cyran la conception du fatal ouvrage. Son rôle, dans cette affaire, est beaucoup moins actif que celui d'un confident de tragédie. Ce dernier du moins, on le met au courant des décisions qui se prennent ; souvent l'on fait mine de le consulter, au lieu que Saint-Cyran, à la date de 1622, ignore encore totalement, ensemble et détail, le découverte de son ami. Non pas du reste qu'on se cache de lui. S'il était là, Jansénius lui dirait tout. Mais cela prendrait plusieurs mois, peut-être une année, tant le digne homme paraît novice en cette matière, au théologien qu'on veut qu'il ait inspiré! En vérité, on n'a pas besoin de lui, aussi longtemps du moins qu'il s'agit d'approfondir, de fixer les idées nouvelles. On aura recours à Saint-Cyran quand l'heure sera venue de lancer l'Augustinus et de lui trouver des protecteurs. En tous cas, il résulte de toutes les lignes de cette dernière lettre, que Jansénius théologien ne travaille pas à la remorque et sous la dépendance de Saint-Cyran. Cette conclusion n'a rien qui doive surprendre, pour peu que l'on connaisse les deux personnages. Et, sans doute, Saint-Cyran avait jadis dégrossi Jansénius, pendant les deux ou trois années qu'ils passèrent ensemble à Bayonne. C'étaient alors des entretiens, ou plutôt des monologues infinis. Matin et soir, il l'éblouissait et le stimulait, déployant devant lui les trésors bariolés d'une érudition

 

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prodigieuse. « Mon fils, répétait Mme du Vergier, vous tuerez ce bon flamand. » Mot légendaire peut-être, mais qui aurait dû être prononcé. Quand il entreprenait quelqu'un sur le dogme ou sur la morale, il le harcelait sans trêve. « Dieu m'a donné cet homme pour mon bourreau, dira plus tard l'évêque de Langres, car il me fait connaître la vérité par lui et je n'ai pas la force de la suivre; cela me tue » (1). Jansénius se laissait tuer plus volontiers. Pour un jeune homme que brûlait déjà la soif de connaître, rien de plus enivrant qu'un tel surmenage. Combien d'entre nous, à leurs débuts dans la carrière, n'ont-ils pas rencontré et suivi avec délices, un de ces autodidactes de province, qui semblent tout savoir et qui vaticinent sur les sujets les plus divers avec une verve ardente et stérile. Ainsi le bon Nodier, en matière de linguistique. Rien de plus utile que de tels excitateurs pourvu qu'on les quitte après en avoir reçu l'étincelle et qu'on aille chercher de vrais maîtres. Jansénius n'a pas perdu son temps à Bayonne, mais il n'y a rien appris. On nous les représente penchés l'un et l'autre, l'un guidant l'autre, sur les in-folio des Pères. Or ils n'ont même pas approfondi saint Augustin. On répète que Saint-Cyran déjà calvinisé lui-même, a infecté, de son venin hérétique, l'avide candeur du disciple. Or, ils n'ont même pas parlé de la grâce, ou si peu que rien. Sans cela, Jansénius lui apprendrait-il en 1622 que les modernes théologiens n'ont rien entendu à ces hauts mystères ? Il ferait au moins une exception. Il remercierait son maître de lui avoir, le premier, indiqué la voie, donné la clef d'Augustin. En vérité, au lieu de méditer avec lui, sur les problèmes qui comptent, Saint-Cyran s'amusait ailleurs. « Un homme qui a promis d'entrer en religion et que Dieu sollicite de prendre le bâton du pèlerin, que doit-il faire? » ces enfantillages

 

(1) Le mot est rapporté par un témoin intéressé, la Mère Angélique, mais celle-ci n'a pas dû l'inventer. Cf. Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, 1, p. 475.

 

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l'enchantaient. Il en était plein et il les traitait avec une telle majesté qu'on finissait par les trouver graves. Il parlait aussi beaucoup de l'Antéchrist, de la figure que celui-ci prendrait, qu'il allait prendre demain en face de Pilmot, son mortel adversaire. Je n'invente rien. Dix ans après, Jansénius se rappelle ces conversations sur l'Antéchrist. Elles l'ont fort impressionné et il en écrit à Saint-Cyran (1). Non pas qu'à l'occasion, celui-ci ne fût capable de maîtriser des questions plus dignes de lui. Il ne manquait ni de pénétration, ni de fonce. Mais il avait l'esprit bizarre et mal fait. Les hauts sujets eux-mêmes, il les rongeait, d'ordinaire, par le petit bout, choisissant, avec une prédilection significative, les chicanes les plus menues (2). Bref, quand Jansénius quitta Bayonne, il n'en savait pas beaucoup plus qu'à l'arrivée, mais il avait l'esprit en feu, le désir de se mettre pour de bon au travail. Avec cela, très intelligent, patient, méthodique, moins génial. mais aussi plus cohérent et plus sérieux que l'autre, d'ailleurs éclairé par des hommes du métier, Janson, par exemple, nous avons vu le chemin qu'il avait fait.

Il n'en reste pas moins que Saint-Cyran adoptera publiquement le système théologique de Jansénius et que ce dernier ne mettra bientôt plus de différence entre leur commun Pilmot et la composition de l'Augustinus. Mais cela non plus ne doit pas nous surprendre. La force des choses le voulait ainsi. Leur « grande affaire n, nous l'avons vu, se présentait à eux comme une vaste croisade. Réforme religieuse, théologique, morale, disciplinaire, ce beau dessein embrassait tout, ou, pour mieux dire, n'excluait rien de ce qui pouvait s'offrir à l'activité, au

 

(1) Cf. Les deux très curieuses lettres de février et de mars 1623 La naissance du Jansénisme, pp. 55, 56.

(2) Ainsi le problème de l'attrition. Grand en soi, mais qu'à mon avis, Saint-Cyran rapetisse. Ainsi pour la Communion, et pour la pénitence publique, soit par bizarrerie érudite, soit aussi par esprit frondeur, il s'est amusé à recueillir tout ce qu'il a pu sur l'ancienne discipline. Nul vrai souci scientifique, ni religieux en cette recherche.

 

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zèle des deux conjurés. Indéfinie, au point de départ, l'affaire se définirait en cours de route. Baptisé dès avant de naître, l'élastique Pilmot se prêterait à bien des « actualisations », pour parler comme les scolastiques. Aussi voyons-nous Saint-Cyran et Jansénius se précipiter, bannière au vent, sur les directions particulières qui s'offrent à eux. On ne songeait pas d'abord à exterminer les jésuites, on y est vite venu. Pour le dogme, on se promettait de restaurer les doctrines primitives, quand on les aurait enfin découvertes. Jansénius, qui n'était qu'un homme d'étude, arriva le premier au but, et Saint-Cyran d'accepter aussitôt, les yeux fermés, la rare trouvaille, de l'annoncer autour de lui, de sonner les cloches. On peul croire que Jansénius aura fini par lui tout expliquer, mais comme un industriel faisant part à son associé des bénéfices qu'il vient de réaliser au cours d'un lointain voyage. Saint-Cyran a-t-il examiné le brouillon de l'Augustinus; dans sa prison de Vincennes a-t-il lu sérieusement le livre enfin publié, l'a-t-il compris, je veux dire, en a-t-il dégagé les cinq propositions essentielles et les a-t-il approuvées ? C'est possible, probable même, si l'on veut (1). Mais pour lui, si peu spéculatif, si peu cohérent, ces particularités dogmatiques ne tirent pas à conséquence. De l'Augustinus, il aimait, en bloc, l'étrangeté, l'audace, la patine antique. Le livre aurait de l'éclat, déprécierait jésuites et jacobins — coup double — opposerait une fois de plus 1'Eglisc d'aujourd'hui à celle d'autrefois; il n'en fallait pas davantage pour le gagner. Adhésion superficielle, frondeuse, sectaire déjà, mais nullement cordiale et de toute l'âme; ratais qui ne révèle aucune concordance profonde entre les cinq propositions et la vraie vie intérieure de Saint-

 

(1) Ou trouve dans le Petrus Aurelius une des cinq propositions. « Illud Deus vult omnes homines salvos fieri, quemadmodum NON DE SINGULIS HOMINIBUS intelligi debeat. Cf. La Ferrière, on. cit.. p. 80. Mais cela ne prouve rien et pour deux raisons. a) Saint-Cyran dit constamment le pour et le contre (Cf. La Ferrière, op. cit. p. 81) ; b) il a inséré dans le Petrus de longs mémoires rédigés par Jansénius.

 

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Cyran. Quant à Jansénius, je n'ai pas besoin de dire qu'il aura tout bonnement substitué sa propre affaire — son livre — à la grande affaire commune. Quoi de plus naturel, surtout chez un écrivain ? Il ne s'avouait pas, ce qu'à Dieu ne plaise, que son excitateur d'autrefois devenait son élève, mais il se réjouissait de voir un tel oracle, providentiellement choisi pour être le précurseur de l'Augustinus.

Par là, son entreprise, d'abord toute personnelle, et simple plaisir intellectuel, se trouvait sanctifiée et glorifiée; par là elle aurait à son service et armée pour sa défense, une pieuse coterie, habituée de longue date à jurer sur la parole de M. de Saint-Cyran. Aussi voyons-nous, non sans un peu d'amusement, qu'à partir du jour où il commence à rédiger son Augustinus, Jansénius s'enthousiasme de plus en plus pour la « grande affaire » qui jusque-là ne semble pas l'avoir beaucoup passionné. C'est à peine s'il y faisait allusion une ou deux fois dans ses premières lettres : désormais, il ne parlera plus que de cela, si bien que les historiens seront tout à fait excusables de ne pas distinguer Pilmot de l'Augustinus. Candide et retors, ambitieux et désintéressé tout ensemble, Saint-Cyran se prête à ce jeu avec sa magnificence habituelle. Semblable au vieux patriarche aveugle, il donne sa bénédiction au second fils, au neveu plutôt, qui a pris le nom, qui a revêtu les habits du premier et crépusculaire Pilmot. Tous les Pilmots lui sont bons et si Jansénius, au lieu de retrouver le baïanisme dans saint Augustin, avait découvert le pélagianisme de saint Jean-Chrysostome, Saint-Cyran n'aurait pas accueilli avec moins de faveur ce revenant, témoin lui aussi de la tradition primitive. Rare conspirateur qui laisse à ses agents le soin de lui apprendre ce qu'il veut lui-même! S'il nous arrive bientôt de ne pas attacher trop de poids à d'autres oracles tombés du même trépied, nous nous tromperons peut-être, mais nous ne serons pas sans excuses.

 

 

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