Chapitre VII
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CHAPITRE VII : LES SOLITAIRES ET SÉBASTIEN LE NAIN DE TILLEMONT

 

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I. — Les « Messieurs de Port-Royal ». — Nous reprenons notre bien. — Le Maître et Saci, absous par le P. Rapin. — La pénitence à Port-Royal. — Cella interrupta. — La dévotion. — La joie. — Retraités et gens de lettres. — L'encre à Port-Royal. — Les distractions. — Préludes sectaires. — Le manque d'humour. — Fatuité dévote. — Leur désert n'est pas catholique. — Ils ignorent la vraie communion des saints. — Cisternas dissipatas.

Il. Archéologues, revenants et jacobites. — Pas encore jansénistes. — Leur Walter Scott. — Sainte-Beuve et M. Hamon. — Les concessions de M. de Tillemont. — Le rythme de sa vie intérieure : de l'angoisse à la paix. — Une prière critique. — La religion en fonction de la morale. — Tillemont peint par lui-même. — Les tentations des paoifiques. — « Tout homme est soldat ». — Tentations des hommes d'étude. — Le savant chrétien.

III. Devoirs envers le prochain : l'indépendance du chrétien et du savant. — Les parents. —Manifesta teipsum mundo. — M. Le Nain. — Quid tibi et mihi mulier ? — Le commerce avec les méchants : libertins ou molinistes. — Trajan et Marc-Aurèle. — Le scandale de l'histoire. — Commerce avec les justes. — Les médisants à Port-Royal. — Les domestiques. — Vers le mysticisme. — La piété intérieure et le silence du ciel. — L'élève de Port-Royal « en droiture et qui n'a pas dévié ». — Sancte educatus, sancte rixit. — Le Port-Royal préjanséniste.

 

Port-Royal est pour nous une zone assez mal délimitée dont une partie est inféodée certainement à la secte janséniste et dont l'autre partie est nôtre. Reprendre notre bien — j'entends le bien de Rome, de l'Église, de la Cité de Dieu — c'est ce que nous avons fait jusqu'ici et ce que nous ferons encore, abandonnant du reste à des experts moins pressés et plus déliés, l'examen de certains cas difficiles — la Mère Angélique par exemple — dont la solution n'importe aucunement au but que nous nous sommes fixé. A nous encore, la plupart des premiers

 

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solitaires, et beaucoup des « Messieurs de Port-Royal ». Parlant de M. Le Maître, rien, écrit le P. Rapin, « ne fit tant d'honneur à la nouvelle opinion que la retraite d'un homme aussi célèbre... Et la vie qu'il mena dans cette solitude, l'amour de la piété, du silence, de l'austérité de vie, de la pauvreté et des autres vertus qu'il y pratiqua, dans la seule vue de faire son salut, sans se mêler de ces intrigues qui occupaient alors la plupart des esprits de ce parti, fit encore plus d'honneur à la morale de Port-Royal, qu'on ne pouvait regarder sans admiration, en voyant la conduite d'un tel homme, si détaché de la terre et qui ne pensait plus qu'au ciel. Il mourut vers la fin de... 1658..., Agé seulement de cinquante ans... On dit qu'il se tua d'étude, de travail et de solitude, car il ne s'occupait que de cela; on le trouvait quelquefois dans le fond de la forêt au pied d'un arbre, à rêver des jours entiers, sans voir personne, et son attachement à la méditation et à la solitude était si profond qu'il ne prenait pas même garde à ceux qui passaient et qui le trouvaient en cet état (1) ».

Je sais bien que le P. Rapin pardonne beaucoup aux orateurs et aux écrivains de marque. Il est de la confrérie. A faire tant de vers latins, et de si beaux, il était devenu, si j'ose dire, quelque peu libéral, à moins que l'on ne préfère renverser la phrase et dire, qu'étant né libéral, et d'ailleurs trop raffiné pour goûter notre prosodie, il n'a pu manquer de faire de beaux vers latins. J'ai déjà dit que la prose janséniste l'éblouissait, e car on était en possession à Port-Royal d'imposer silence à toute la terre en matière d'écrire; on y régnait par l'éclat de cette fastueuse éloquence qui se faisait respecter (2) ».

Le P. Rapin acquitte de même, et sur les mêmes considérants, un personnage, encore plus important que M. Le Maître dans l'histoire du jansénisme, à savoir

 

(1) Mémoires, III, pp. 26, 37.

(2) Ib., p. 343.

 

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M. de Saci, « la meilleure plume du parti sans exception » (1).

« C'était un esprit doux, paisible, éloigné de toutes sortes de contestations que Saci, qui, pour éviter d'entrer dans la controverse de la nouvelle opinion, s'attacha aux traductions, ayant plus de valeur pour écrire que tous les autres ».

Il y tient décidément. Ce qui suit est fort curieux. « Et si l'on l'eut laissé faire, il n'aurait jamais rien mêlé de la doctrine de Jansénius dans sa traduction du Nouveau-Testament, qu'il prétendait traduire tout simplement sur la Vulgate et dans le sens littéral ». Il avouait aux intimes e que son oncle Arnauld n'avait voulu travailler à cet ouvrage avec lui, que pour y fourrer la nouvelle doctrine de la grâce, malgré lui, ayant dessein de la débiter par là, en quoi, lui, Saci, avait trouvé à redire, d'altérer l'Évangile pour donner cours à une nouveauté, ajoutant que le Testament Nouveau traduit de sa main n'aurait point fait de bruit si on eût voulu le laisser faire. C'est ce qu'il dit, quelques années avant que de mourir, au précepteur des enfants du secrétaire d'État (Pomponne) de qui je l'ai su. Ainsi, quoique dans le fond Saci fut innocent, on le tint assez longtemps à la Bastille, où il fut près de deux ans, avec bien de la rigueur » (2).

Ceci n'est pas moins vrai de M. de Séricourt et des militaires pénitents qui vinrent en nombre à Port-Royal, de M. Thomas du Fossé, de M. Le Nain de Tillemont, et,

 

(1) Il y a là un joli problème que Sainte-Beuve n'est malheureusement plus là pour résoudre. Comment expliquer l'antipathie naturelle de Rapin à l'endroit de Nicole ? Tout l'agace de l'auteur des Essais, même le style. Barbares que nous sommes, nous préférons — et Sainte-Beuve avec nous — la prose de Nicole à celle de M. de Saci. Quand je dis barbares, je n'y mets pas la moindre ironie, assuré que le P. Rapin avait plus de goût que nous. Mais qui nous définira notre barbarie ? Il est d'ailleurs possible que la passion ait aveuglé le bon Père. Nicole polémiste avait alors un harcelant que nous ne pouvons plus imaginer. Ce n'est pas pour rien qu'il faisait les délices de Bayle. Cf. Port-Royal, IV, pp. 459, 46o

(2) Mémoires, III, p. 363, 364. Même indulgence envers d'autres solitaires. Rapin savait fort bien que le vrai mal ne venait pas de ce côté. Il ne cite même pas M. Hamon, deux mots sur Lancelot, un sur du Fossé.

 

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j'imagine, d'à peu près tous les autres. A moins que l'on ne confonde austérité et jansénisme, ils n'étaient pas jansénistes. Cette austérité même n'avait du reste rien de si affreux. N'allons pas nous représenter les solitaires, semblables au saint Jérôme des peintres, nus dans leurs grottes et se déchirant la poitrine à coups de cailloux. Saint-Cyran prêchait la pénitence plutôt que les pénitences. Haires, cilices, disciplines, Port-Royal usait peut-être de tout cela, mais avec beaucoup plus de modération que les autres saints de l'époque. Je ne leur en fais pas un reproche; j'essaie uniquement de les voir dans leur vérité. Certes, leur Thébaïde n'était pas une Thélème, mais ce n'était pas non plus une Trappe. Aussi bien nulle chaîne pour les retenir. Cella interrupta dulcescit. La porte restait grande ouverte. Ils sortaient beaucoup. Il y avait là d'authentiques gyrovagues, M. de Pontchâteau, par exemple; mais presque tous, et M. de Tillemont lui-même, ils aimaient fort les voyages. Leur vie intérieure n'était pas non plus le perpétuel cauchemar que l'on pourrait croire. Pas mal de scrupules, — où ne se glissent-ils pas? — mais autant d'amour que de crainte. Ils pleuraient beaucoup, mais de dévotion. A la Bastille, seul avec sa Bible, les yeux de M. de Saci « sont devenus deux sources d'eaux qui ne tarissent guère » . « C'est une prière continuelle, et une prière qui n'a rien de sec, et qui fait sortir autant de larmes de ses yeux qu'elle pousse de soupirs de son coeur » (1).

Ils chantaient. Ainsi le voulait un des quatre ou cinq articles du programme que M. de Saint-Cyran leur avait tracé.

« Cantantes et psallentes... raconte Lancelot. Et chacun le pratiquait en son logis..., de sorte qu'on y entendait chanter doucement des cantiques de tous côtés, ce qui me remettait dans l'esprit l'image de cette première Église

 

(1) Fontaine, cité par Sainte-Beuve, Port-Royal, II, p. 352.

 

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de Jérusalem oit saint Jérôme dit qu'encore de son temps on entendait de toutes parts... résonner le chant des psaumes. »

Naturellement, c'était mieux encore qu'à Jérusalem :

« Ceux qui se chantaient chez M. de Saint-Cyran se disaient d'une voix si douce et si modérée que les voisins n'en pouvaient rien du tout entendre » (1).

M. Lavisse l'a fort bien vu. « Port-Royal, fut un des très rares endroits de la France, où des êtres vécurent en ce temps-là une vie heureuse (2). »

Lancelot qui n'avait presque jamais ri jusque-là, dès qu'il fut à Port-Royal, prit sa revanche. Il fallut même que M. de Saint-Cyran le rassurât là-dessus, lui apprenant que le fou-rire avait parfois une origine céleste.

« Ce n'était que joie parmi nous, écrit-il, et nos coeurs en étaient si remplis qu'elle paraissait même sur notre visage... Je ne m'étais jamais trouvé à une telle fête... Dieu... disposait tellement toutes choses pour mon bien et pour mon édification, que je ne pouvais assez admirer la grandeur de ses miséricordes (3). »

Les autres Mémoires, ceux de Fontaine, un peu romancés, et ceux de du Fossé, beaucoup plus sûrs, nous laissent la même impression. Deux sources de joie; deux enfances : d'abord et surtout celle du chrétien qui a gagné le port, qui touche déjà la récompense; puis celle du célibataire retraité qui jardine, qui fait des murs ou des souliers. Faut-il ajouter cette autre enfance oit nous établit insensiblement

 

(1) Port-Royal, I, p. 435.  Je ne voudrais pas taquiner une fois de plus le bon Lancelot, mais peut-être ne devons-nous pas trop nous plaindre d'avoir manqué ces concerts. Que pouvaient bien être les modulations de ces guerriers pénitents, M. de Pontis, M. de la Petitière ? Les Arnauld, avaient des poumons superbes, d'Andilly et la Mère Angélique une « voix de tonnerre». Le Maître ne murmurait pas ses plaidoyers. M. du Fossé nous apprend de lui-même que lorsqu'il parlait bas, les sourds l'entendaient. Notons en passant qu'il n'y avait pas de jolies voix chez les religieuses, C'est M. de Pontchâteau qui l'affirme et qui s'en frotte les mains.

(2) Histoire de France, VII, I, p. 97.

(3) Port-Royal..., I, p. 435.

 

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la rage d'écrire. Traductions— huit in-folio pour le seul Robert d'Andilly — commentaires, biographies, relations, copies et calligraphies de tout genre, un fleuve d'encre coule à pleins bords dans le pays de Jansénie.

Le grand nombre d'écrivains m'épouvantait, écrit M. I-Imon et je nie fis une prière que je disais tous les jours, en réparation de ma faute... » et de celle de ses amis. La prière est fort belle :

 

Miserere, Domine, prophetantium ex corde suo es currentium cum tu eos non miseris, ut redeant ad cor suum et requiescant in securitate humilis silentii;

 

Ce repos dans la sécurité d'un humble silence, Port-Royal l'a peu connu;

 

aut certe incipiant plus facere quam docere, nec ante doceam Evangelium quam vere secundum Evangelium vixerint. — Je disais cela plus pour moi que pour aucun autre (1),

 

et sa prière faite, il se remettait à écrire. Rien d'aussi pacifiant. Ecrire, c'est-à-dire, vivre sans vivre, s'occuper de soi et s'oublier. Après la prière, les anciens moines copistes n'avaient pas d'arme plus sûre contre le démon de midi. Ainsi de nos solitaires. Avec le salut qu'ils attendaient d'une âme sereine, — Saci mourant s'écriera : 0 bienheureux purgatoire ! — la santé faisait leur plus gros souci. Encore le célibataire et son égoïsme ingénu ! Port-Royal était le paradis des donneurs de recettes et des empiriques, bien plus écoutés que la Faculté, laquelle, représentée par M. Hamon, tâchait d'offrir à Dieu ces cruels mépris (2).

L'affaire du jansénisme vînt apporter un assaisonnement

 

(1) Relation de plusieurs événements de la vie de M. Hamon faite par lui-même sur le modèle des confessions de saint Augustin. 1734, pp. 170, 121.

(2) Maladies et remèdes tiennent une grande place dans les Mémoires de du Fossé. Ce gentilhomme avait même fini par pratiquer lui-même la médecine.

 

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de haut goût à ce pieux roman qui parfois devait paraître un peu monotone à plusieurs de nos Messieurs. Déjà leur était venue une distraction providentielle, lorsque, pendant la Fronde, ils avaient dû mettre Port-Royal en état de siège, pour tenir tête aux bandes qui ravageaient les environs de Paris. M. Le Maître lui-même avait pris le casque et fait l'exercice. Cedat armis toga. Pour les guerriers pénitents, M. de Pontis entre autres, je laisse à penser leur joie. Cette vive alerte avait malheureusement peu duré, mais la police de Louis XIV les dédommagea bientôt, ouvrant une vaste carrière à leurs facultés d'intrigue. Perquisitions, expulsions, déguisements, rapports souterrains avec les religieuses prisonnières, impressions clandestines, ballots de Hollande à faire pénétrer citez nous, quel divertissement — non, certes pour tous mais pour quelques-uns! Ils jouaient aux martyrs, aux catacombes, et — pourquoi pas — à la révolution. M. de Saint-Gilles, un des solitaires, « ira trouver Retz, alors vagabond, à Rotterdam (vers 1658) pour lui porter des paroles du parti (1) », pour lui dire « qu'il pouvait compter sur le crédit et la caisse d'amis puissants, s'il voulait « éclater » (2). Notons en passant que pour remplir cette caisse et pour organiser ces amitiés puissantes, il aura fallu faire plus d'une brèche à la prière continuelle du saint désert.

Ni d'esprit, ni de coeur la plupart ne sont encore jansénistes, presque tous cependant, il portent déjà les stigmates de la secte. Chose curieuse, mais certaine et qui a dû se réaliser bien des fois dans l'histoire religieuse, ils sont marqués avant d'avoir eu la maladie qui va bientôt

 

(1) Port-Royal, II, p. 294.

(2) Lavisse, op. cit., p. 108. II n'est que juste de rappeler le parfait loyalisme de plusieurs jansénistes, d'Arnauld notamment. Quand à ces exploits de la police, ce n'est pas un des beaux chapitres de l'histoire de l'Ancien régime. Cf. à ce sujet le récit de l'embastillement de Saci et des deux du Fossé dans les Mémoires de du Fossé, II, p. 277-297. L'espionnage organisé autour de ces trois innocents, l'assaut donné à leur maison et le reste, on ne peut lire cela sans honte, colère et dégoût

 

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sévir chez leurs descendants. Ils ne disent pas encore avec les pharisiens : « je vous rends grâce de n'être pas un chrétien comme les autres » , mais leurs gestes, leurs singularités le disent pour eux.

Saint Jean Climaque, si bien traduit par Arnauld d'Andilly, raconte quelque part qu'un solitaire, « à qui on avait apporté dès le point du jour une grappe de raisin, ne vit pas plutôt partir celui qui la lui avait donnée, qu'il la dévora tout d'un coup avec une extrême avidité, mais qui n'était qu'apparente, affectant par là de passer pour intempérant aux yeux des démons » qui trompés sans doute par cette « adresse sainte » cesseraient de le tenter de gourmandise (1). Nos solitaires sont ainsi. Foncièrement humbles, je le dis sans la moindre ironie, on croirait qu'ils travaillent à ne le paraître pas. Etrange héritage que leur a laissé M. de Saint-Cyran et dont leur vigilance n'a rien laissé perdre; morne travers qu'on ne saurait bien définir, mais qu'on respire en leur compagnie et qui, dès les premiers jours, décolore leur légende. Nul homme de goût ne me contredira sur ce point. M. Le Maître donne le ton dans les deux lettres où il annonce sa résolution de fuir au désert; l'une est adressée à son père :

 

Monsieur mon père, Dieu s'étant servi de vous pour me mettre au monde...

 

(1) L'échelle sainte ou les degrés..., composés par S. Jean Climaque... traduits du grec en français par M. Arnauld d'Andilly, Paris, 1661, p. 385. Voici le principe de cette ingénieuse tactique « Autant de victoires qu'on remporte sur ses passions, sont autant de blessures qu'on fait aux démons. Et l'adresse sainte avec laquelle on feint d'être sujet à ces mêmes passions, trompe ces mêmes démons et nous rend invincibles à tous leurs efforts ». Ib. L'humilité y trouve aussi son compte. Voici dans le même sens, et avec plus de subtilité encore, quelques mots de la Mère Agnès « J'ai appris d'une âme fort travaillée de la colère qu'elle en avait été soulagée par un instinct que Dieu lui donna de se livrer à cette passion pour en souffrir les violences, en quoi elle fit un sacrifice à Jésus-Christ qui lui coûta beaucoup, sinon que le mouvement de la grâce ne lui permit pas de le considérer, l'emportant comme un torrent par son impétuosité, qui est en quelque manière perdre son âme... afin de la sauver ». Lettres, I, p. 42. J'ai déjà dit qu'il lui arrive de paraître côtoyer le quiétisme.

 

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l'autre, au public (1). Il y fait sa propre oraison funèbre. Fatuité solennelle et dévote, dont l'innocence nous déconcerte encore plus que l'indécence. Ils seront presque tous ainsi, humblement gonflés ou de leur propre mérite ou, et plus souvent, de celui de leurs amis. Ils se font de leur importance, ou personnelle ou corporative, une idée prodigieuse, se prenant au sérieux plus qu'il n'est permis au chrétien honnête homme. « Retranchez-vous dans votre sérieux », leur disait méchamment Racine, l'esprit vous réussit mal. Pélagiens d'un nouveau genre, ils réalisent la corruption, mais non pas le ridicule de l'homme déchu ; ils se méprisent très sincèrement, mais la tentation ne leur vient jamais de rire d'eux-mêmes, de savourer leur insignifiance propre, comme faisaient de si bonne grâce les premiers Pères du désert, Thomas More le martyr et Vincent de Paul. Dissent kills the sense of humour, remarque Mme Humphrey Ward ; le dissent, la vie sectaire tue l'humour. Peut-être serait-il mieux de dire que c'est le manque d'humour qui fait les sectaires.

Mais pourquoi, dès ces débuts, le jansénisme manque-t-il d'humour, ou, si l'on préfère la question posée sous une forme moins profane, pourquoi ces hommes excellents qui ne veulent que faire leur salut, vont-ils s'orienter, quasi fatalement, vers le schisme?

Le désert, leur désert du moins, n'est pas catholique. Qu'on se représente en effet ces jeunes gens, à peine convertis et encore tout à fait ignorants des choses spirituelles. La sainteté qu'ils rêvent d'atteindre, ils sont allés en apprendre les éléments, non pas dans une chartreuse ou dans n'importe quelle autre retraite, où ils pourraient communiquer avec des saints vivants, mais dans file de Robinson. Ils ont bien un vague directeur, mais qui est lui-même un isolé, un grand original, sinon un sectaire. Saint-Cyran d'ailleurs les dirige de très haut, toujours pressé

 

(1) Sainte-Beuve donne les deux pièces, que, dans sa première componction, il admirait fort. Port-Royal, I. pp. 386, 391.

 

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de regagner son propre désert. Il se contente d'amorcer des expériences religieuses, il n'en suit pas le progrès, il n'en modifie pas les conditions au gré des besoins particuliers de chaque disciple. Il prend son brevet et laisse la machine se construire toute seule. Il a bien là son agent, M. Singlin, mais celui-ci, bien que naturellement beaucoup plus sensé, a trop peu d'esprit, trop de timidité, pour maîtriser ce groupe enthousiaste, où les excentriques ne font certes pas défaut, où l'humanité moyenne ne compte pas de représentants. Bref ils sont abandonnés à eux-mêmes. Entre leur jeune ferveur et la société chrétienne de leur temps, les ponts sont coupés.

Plus sage, le fondateur de l'école française. Nous l'avons dit, Bérulle, si précoce, si personnel, reste en rapports intimes avec les maîtres les plus divers, François de Sales, Camus, le P. Coton, Saint-Cyran. Capucins et chartreux le dirigent. II voit beaucoup les jésuites, les feuillants ; il va jusqu'en Espagne étudier l'esprit de sainte Thérèse. L'air catholique circule librement dans son âme, dans ses écrits, dans ses oeuvres. Nul réduit mystérieux où couvent les germes du schisme. Il ne borne pas les limites du monde spirituel à son Oratoire. Si des critiques lui viennent, il se défend, comme il le doit, mais il ne se retire pas, boudeur, sur quelque mont sacré. Il est l'homme de l'Eglise universelle : sa doctrine s'adresse à tous. Sulpiciens, eudistes, jésuites mêmes la propagent. C'est un bien commun, et que ne désigne le nom ni d'un particulier, ni d'un groupe. Il ne sera pas signe de contradiction comme Port-Royal. Gardons-nous cependant d'exagérer. Après tout, qu'un brillant avocat se retire au désert et qu'une dizaine de pénitents viennent l'y rejoindre, pour former avec lui je ne sais quelle sorte de congrégation laïque, l'aventure, bien qu'un peu bizarre, n'aurait pas grande importance. Si, vers ce même temps, le Dr Arnauld était mort d'une fluxion de poitrine, Le Maître, Lancelot et les autres auraient sans doute plus ou moins couru les dangers

 

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que nous prévoyons à coup sûr, mais sans ébranler pour autant la paix du monde. Une sécession insignifiante, minuscule, et qui s'ignore, un schisme rentré comme il s'en rencontre parfois. En fait nous savons l'éclat qui va suivre. L'histoire est pleine de ces paradoxes, de ces accidents ridicules, mais qui nous font trembler sur les conséquences indéfinies que peut avoir le moindre de nos actes. La retraite de M. Le Maître à Port-Royal, un fait-divers digne tout au plus d'occuper pendant quatre jours les langues d'une centaine de Parisiens, nos arrière-neveux en parleront encore.

Ils ne sont pas seuls : Saint-Cyran a peuplé leur île de ces augustes fantômes qui l'enchantent lui-même, qui lui suffisent, qui l'aident à oublier la corruption et les ténèbres du siècle présent. Faute de maîtres, ils ont des livres, Augustin, Jérôme, toute la patrologie. Livres excellents, mais dont le texte inerte prête à des contre-sens fanatiques, lorsqu'on les sépare de la tradition vivante qui les éclaire, les redresse au besoin, les complète, les continue. Elèves eux aussi d'Augustin, les Pères du Concile de Trente en savent plus long sur la grâce que le Docteur de la grâce. François de Sales, précisément parce qu'il a recueilli l'héritage mystique de l'Eglise primitive, du moyen âge, de la Renaissance, précisément parce qu'il se trouve en possession de rendre son propre témoignage au divin travail qu'il voit de ses yeux se poursuivre dans les âmes, est un directeur plus bienfaisant, plus sûr que saint Jean Climaque. On sait bien du reste qu'une éducation toute livresque ne fera jamais que des primaires, des demi-barbares. De là naissent les fanatismes littéraires, politiques, religieux : par là souvent commencent les sectes. Fides ex auditu, dit l'Ecriture, et cela est vrai du bon sens, du goût, de l'intelligence, des moeurs, de la piété même, comme de la foi. Aux plus beaux livres, aux plus saints, pour qu'ils portent leurs vrais fruits, doivent s'ajouter les mille gloses civilisantes, humanisantes du foyer, du collège,

 

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de la chaire, des salons, du forum, en un mot de la vie. Ces gloses dégagent l'esprit, le sauvent des obscurités, des rigidités, des insuffisances fatales de la lettre. Un villageois qui n'aurait appris le français qu'à l'école des anciens classiques, parlerait, écrirait fort mal. Nous le prendrions pour un Allemand. Exclusivement formés par des morts lointains, les solitaires feront plus ou moins la même figure. Leurs mots, leurs termes seront d'Augustin ou de Grégoire, et cependant ils ne parleront pas catholique. Ils sentiront l'étranger. Ils le savent du reste, ils le veulent et ils en sont fiers. Ainsi notre villageois, prouverait, textes en main, aux bons écrivains d'aujourd'hui, qu'ils no soupçonnent pas les délicatesses de la langue. Par là s'explique cette humilité panachée d'orgueil que nous avons remarquée chez eux. Ils s'abîment aux pieds des Pères, ils se redressent devant nous et nous toisent du haut de leur piédestal patristique. Morgue dévote, la plus irritante de toutes, la plus inguérissable et qui les mure, si l'on peut dire, dans leur isolement superbe. La contradiction rendra le mur plus épais (1). Ils se complaisent dans les défiances qu'ils provoquent, dans les anathèmes qui les frappent et qui, du même coup, les consacrent. Ils inquiètent M. Olier et M. Vincent : ils auraient ravi saint Augustin. Il leur est bon de n'avoir pas les faveurs d'une Eglise décadente. Aussi réduisent-ils autant que possible leur communion intime avec le catholicisme de leur temps, le seul néanmoins en qui

 

(1) C'est l'un des dangers de ces guerres, aujourd'hui comme toujours. Les vrais chrétiens savent prévoir ces dangers et s'en défendre. Un silloniste noble et charmant, Henry du Roure, disait excellemment dans une sorte de méditation qu'il proposait à ses camarades « On parle trop de nous. Chaque jour nous apporte trop d'injures et trop d'éloges. Les injures, nous disons que ce sont nos idées qui nous les attirent... Nous nous complaisons dans cette attitude, et chaque jour nous risquons de nous y complaire davantage. Peu à peu nous nous habituons à considérer que le fait d'être du Sillon nous confère des droits très nombreux. Nous disons « notre cause », « nos idées » un peu comme on dit « ma maison». Essais et nouvelles, Paris, 1916, p. 346. On entend bien que je ne compare le Sillon à Port-Royal que pour opposer le sectarisme inconscient du second à l'obéissance catholique du premier.

 

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survive l'Eglise d'autrefois, le seul qui garde le bénéfice des « promesses » et du long travail des siècles. Dereliquerunt me fontem aquæ vivæ, dirais-je, si l'éloquence m'était permise, et foderunt sibi cisternas... Ils ont abandonné la source jaillissante, ancienne toujours et toujours nouvelle, ils se sont creusé de chétives citernes dans les bas-fonds de leur désert, des citernes qui ne tiennent pas l'eau, cisternas dissipatas.

II. Port-Royal n'est donc pas une école spirituelle du premier ordre, égale en importance à l'école française, à celle de Jean de Berrtières, à celle du P. Lallemant. Il lui manque cette jeunesse, cet élan, cette vie spontanée et débordante d'où se forment les grands courants mystiques. Ces lents ruisseaux, timides, compassés, aux rives géométriques, ne promettent pas un fleuve, mais un petit lac. Plus tard, une mare. Pieuse et noble, la vie intérieure du premier Port-Royal présente un je ne sais quoi de vieillot, un air de pastiche. Ce sont des archéologues, des revenants.

Instinctivement, ils tournent le dos à ce mysticisme qui doit être l'achèvement normal de toute sainteté : plus tard, sous les ordres de Nicole, ils lui résisteront d'une manière positive et non sans aigreur. Leur défiance à cet endroit les juge et les condamne. Ils ne se laissent donc pas conduire à cette grâce dont ils parlent tant ; ils lui fixent le chemin qu'elle doit suivre en eux, les bornes auxquelles ses inspirations doivent s'arrêter. Ainsi du moins devaient-ils faire, s'ils restaient constamment fidèles à leurs principes. Par bonheur, ils les oublient quelquefois. A Port-Royal, comme partout, le naturel, chassé par des consignes paralysantes revient, non pas au galop, certes! mais à petits pas et par des chemins de traverse. Et puis l'action dépasse les systèmes qui prétendent la régler, ce qui se vérifie plus encore dans la vie chrétienne, où Dieu lui-même agit avec nous, souvent contre nous. Bref ils sont très intéressants, très édifiants et de tous points supérieurs aux sectaires proprement dits

 

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qui bientôt se réclameront de leur prestige. Mais enfin quoi qu'on puisse dire des particuliers, l'histoire, telle que nous la comprenons, l'histoire du catholicisme vivant doit bien reconnaître que ce groupe de vénérables chrétiens représente surtout le passé, qu'il attriste le présent et qu'il gêne l'avenir.

Ces jacobites ont trouvé leur Walter Scott et qui peut-être n'a jamais rien écrit de plus exquis, de plus judicieux, de plus achevé que ses nombreux chapitres sur les Messieurs de Port-Royal. On peut, on doit retoucher le Saint-Cyran de Sainte-Beuve, et sa Mère Agnès, mais son portrait de M. Hamon est une pure merveille. J'ai essayé d'oublier ce portrait et, je le dis à ma confusion, d'aborder le même sujet avec une curiosité aussi libre et neuve que possible. Bonne leçon d'humilité et de méthode. Comme il sait lire les textes, ne garder que la fleur, définir et peindre! Il a tout dit et divinement. Reprendre après lui M. Hamon serait une impertinence. Je ne parlerai non plus ni de M. de Saci, ni de M. de Pontchateau, ni des autres, me contentant des remarques générales que l'on vient de lire et qui, soit dit en passant, contrarient à peine les jugements de Sainte-Beuve. N'est-il pas significatif qu'il avoue lui-même, à pleine bouche, que les meilleurs de Port-Royal, dans ce qu'ils ont de plus rare, ne sont pas de Port-Royal? D'après lui, « la fine spiritualité » de M. Hamon « proteste, sans qu'il le dise », contra, la rigidité de l'école janséniste. Son action vive et tendre n'a rien de leur sécheresse. Il n'est pas « figé en esprit sur l'extrémité d'un dogme dur». « Entre les justes de Port-Royal, car Port-Royal n'a que des justes et point de saints, — voilà le Sainte-Beuve infaillible — il est le seul de son espèce (1). »

 

(1) Port-Royal, IV, pp. 331, 333. Avouons pourtant que le M. Hamon de Sainte-Beuve est légèrement surfait. Je ne saurais, pour ma part, ranger ce poète parmi « les grands spirituels du XVII° siècle » (ib., p.  289). Tout s'explique du reste. Sainte-Beuve, ici comme toujours a évité d'étudier les textes trop directement religieux. Il s'en tient aux Mémoires de M. Ramon, à ses lettres et aux Traités de piété, c'est-à-dire, aux petits écrits composés pour la consolation des religieuses. Ce qui est spiritualité proprement dite, le commentaire du Psaume 118 par exemple, il ne l'a lu qu'en courant. Et il a bien fait. Il y a là beaucoup de pieux verbiage. La plume à la main, le bonhomme ne s'arrêtait plus.

 

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Il ne me reste que M. de Tillemont. Ce n'est pas un lot méprisable. Sainte-Beuve lui a fait une longue visite, mais sans lui demander — et il n'avait pas à le faire — les menus secrets de sa dévotion ingénue et frileuse. Nous avons sur l'intérieur de cet admirable chrétien deux documents, sa vie par son secrétaire, M. Tronchai, le même qui a corrigé les Mémoires de Fontaine, et certainement l'un des meilleurs écrivains de Port-Royal; puis Les Réflexions morales de M. Le Nain de Tillemont sur divers sujets de morale — mauvais titre, morne et trompeur (1). Enchanté par la Vie qui est un chef-d'oeuvre, Sainte-Beuve a glissé vite sur les Réflexions qui paraissent d'abord assez ordinaires. Il semble ne s'être pas aperçu que chacune de

 

(1) Ces deux textes sont ordinairement réunis, bien qu'avec une pagination spéciale, sous un titre commun : La vie et l'esprit de M. de Tillemont, Cologne, 1711. — Sébastien Le Nain de Tillemont — fils de Jean Le Nain, maître des requêtes et grand ami de Port-Royal — est né en 1637, à Paris. Tout jeune, on l'envoie aux Petites écoles avec son frère, Pierre, depuis trappiste (d'où les relations de Tillemont avec Rancé et la Trappe) ; ordonné prêtre en 1676, il meurt en 1698. Je ne dis rien de son oeuvre — continuée par Tronchai — et de laquelle Sainte-Beuve a fort bien parlé ; voir notamment la réponse au dédain cavalier de J. de Maistre. Au reste, ce chapitre du Port-Royal sur Tillemont (IV, pp. 1-41) ne me paraît pas moins parfait que les deux, plus fameux, sur M. Ramon. J'attire l'attention des curieux sur la note de la page 8 où Sainte-Beuve — d'une probité littéraire toujours scrupuleuse — dit qu'il empruntera « continuellement à cet excellent volume (de Tronchai) sans en avertir». Peut être n'a-t-on pas assez remarqué chez Sainte-Beuve l'emploi de ce procédé. J'en veux citer un exemple. « M. de Tillemont, cet enfant de Port-Royal, si irrécusable et si authentique, dans la circoncision générale de coeur et d'esprit dont toute sa vie offre l'exemple, semble fait, en même temps, pour adoucir, sur plus d'un point et pour modérer ce que certaines de nos teintes ont pu présenter de trop sévère et de trop antipathique à la nature » Ib., p. 26. Densité, plénitude du sens, nuances, le voilà bien et avec ses défauts, son manque d'euphonie par exemple. Peu de grands écrivains ont eu l'oreille aussi dure. Voici maintenant d'où lui vient un des cubes les plus précieux de sa mosaïque « On remarquait en lui (Tillemont), écrit du Fossé, comme le caractère d'une circoncision générale qui lui faisait retrancher de ses paroles, de ses actions, de ses regards et même de ses mouvements, tout ce qui ne répondait pas parfaitement à la sainteté de l'état ou l'ordre de Dieu l'avait engagé». Mémoires, IV, p. 26. Phrase de sermon et selon la formule, mais aussi fumier d'Ennius. Encore une fois nul n'a su lire aussi bien que Sainte-Beuve.

 

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ces réflexions, si mal nommées, était en réalité une confidence personnelle, un fragment de confession (1).

« Quand il devait dire la messe, raconte M. Tronchai, il s'y disposait quelquefois par de petits écrits de piété qu'il faisait, pour se remplir l’esprit de bonnes pensées et s'entretenir dans les dispositions nécessaires (2). »

Ainsi faisait-il en d'autres circonstances du même genre et telle est l'origine de ces Réflexions morales. Il priait souvent la plume à la main, fidèle en cela, comme en tout le reste, aux conseils ou à l'exemple de ses premiers maîtres. A Port-Royal en effet, « ce qu'il faut pour écrire » n'est jamais loin du prie-dieu. A vrai dire, les plus grands spirituels conseillent peu cette méthode aristocratique et littéraire. L'encre leur fait peur avec ses mensonges. Mais l'humble Tillemont est tout le contraire d'un homme de lettres. On ne le soupçonna jamais ni de rhétorique, ni même d'éloquence. Sa prière, chaude mais tremblante, s'allume au plus profond, au plus vrai de son être. Cantique sans ailes, inquiet et joyeux tout ensemble, confiant et accablé. Elévations, mais timides, lentes, pesantes et dont chacune nous présente ces menus drames intérieurs qui faisaient toute sa vie : menus, pour nous

 

(1) Tronchai s'était pourtant expliqué aussi clairement que possible sur l'origine de ces Réflexions. Ce a sont pour la plupart, des effusions de coeur... c'est l'examen qu'il faisait de son intérieur devant Dieu, et comme une confession où il lui exposait ses dispositions les plus secrètes». Il ajoutait curieusement « Il semble que j'aurais dû les supprimer. C'est néanmoins cette raison même qui m'a déterminé à les mettre au jour». Voilà qui est parler, mais voilà qui nous attriste un peu. Tronchai, homme du XVIIe siècle et qui pis est, janséniste, n'aura pas eu le courage de tout publier de ces papiers intimes. Sainte-Beuve, de son côté n'aura pas fait attention à ces lignes de la préface, ou ne les aura pas prises, comme il le fallait, à la lettre. Il a feuilleté les Réflexions, ne les a pas trouvées intéressantes et les a laissées là. J'avais fait moi-même d'abord tout comme lui, et j'allais négliger le livre quand je suis tombé sur un passage où le moi se montrait à nu. On entend bien que je n'accuse pas Sainte-Beuve d'une méprise quasi fatale. Il cite le joli mot de l'abbé de La Bléterie « En général M. de Tillemont parait mi peu peiné des bonnes qualités des païens, sur tout de celles de Julien». (Port-Royal, IV, p. 4o) Sainte-Beuve, s'il avait lu les Réflexions, aurait certainement cité à ce propos le passage sur Trajan et Marc-Aurèle qu'on lira plus loin, un de ces mots qui ouvrent de longues perspectives.

(2) La vie..., p. 26.

 

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dont la conscience est plus épanouie, ou plus large, ou plus frivole, mais, pour lui, d'une prodigieuse gravité. « On le verra avec étonnement, dit son biographe, se reprocher des choses qui ne paraîtraient pas répréhensibles à la plupart des personnes de piété, et trembler dans un état au-dessous duquel une infinité de gens se croiraient dans une pleine assurance (1).»

Dans ces examens paisiblement lyriques, Tillemont suit toujours le même rythme, et ce serait là, s'il en était besoin, une nouvelle garantie de la sincérité absolue de ses effusions. Il part de lui-même, de son devoir quotidien ; il se propose telle vertu à pratiquer, tel défaut à combattre, mais, vertus ou défauts, au degré le plus rare, le plus subtil, le plus fuyant. Il allègue les pour et les contre; il se tourmente, il se perd bientôt à les opposer les uns aux autres ; finalement, il laisse à la grâce de dénouer le problème et se repose tranquille dans cet abandon. D'abord un juge ultra-scrupuleux, ensuite, un enfant.

 

Modération difficile, mais nécessaire pour ne point pécher par la langue.

Nous ne pouvons pas demeurer dans un entier silence. Nous ne pouvons pas même ne parler que de choses saintes, parce que nous ne les avons pas assez dans le coeur... Mais pourquoi au moins, ne nous prescrivons nous pas quelque sorte de silence, en ne disant rien qui ne soit tout à fait nécessaire ?... Cette petite gêne servira même à nous recueillir et à nous tenir dans une gravité et une modestie plus digne d'un chrétien.

 

Oui, mais... mais... : antistrophe :

 

mais peut-être aussi que cette gêne nous rendra plus fixistes, plus farouches et plus difficiles à supporter ce qui nous déplaira.

 

Impasse, ténèbres ;

 

Mon Dieu, quelle est la multiplicité de nos misères ! Est-il possible que les remèdes mêmes nous causent du mal !

 

(1) La vie..., avertissement non paginé.

 

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Cet appel vers Dieu ramène la sérénité. A la grâce, de résoudre elle-même de telles antinomies. « En attendant », il s'arrête, mais libéré de toute angoisse, à la résolution la plus dure:

 

Si je ne mérite pas de recevoir de vous cette gaieté honnête et modeste qui est le fruit dune conscience pure, qu'en l'attendant, j'aime mieux paraître trop triste qu'enjoué (1).

 

Qu'on ne se laisse pas refroidir par ce manque de couleur et d'élan. Avais-je promis un nouveau Cantique des créatures, un autre Mystère de Jésus ? Non, mais la prière d'un critique, j'allais dire, une prière critique. La chose n'est pas si commune. Qu'on ne dise pas non plus que ce sont là des exercices d'assouplissement, de raffinement moral à la stoïcienne, plutôt que des effusions proprement religieuses. Tillemont qui a vécu dans l'intimité de Marc-Aurèle, a le stoïcisme en horreur. «Le plus profond abîme de l'orgueil », écrit-il. Il ne conçoit l'examen de conscience que sous la forme d'un entretien avec Dieu, avec le Juge, le Père, le Sauveur dont il réalise très vivement la présence. Prière critique, ennemie de ces à-peu-près, de ces psittacismes qui encombrent la littérature religieuse. D'autres prières plus éclatantes et qui veulent paraître plus enflammées, souvent nous inquiètent ou du moins nous touchent peu. De celle-ci tout est vrai. Semblable à l'Oeuvre historique de Tillemont, elle nous laisse une impression unique de solidité, de sécurité. Qu'on médite ces quelques mots par exemple :

 

Qu'êtes-vous, Seigneur, si vous souffrez que je vous fasse cette demande ? Qu'êtes-vous, dis-je, selon la faible idée que nous pouvons tirer de vos Ecritures et de vos saints, sinon la charité, la vérité, la sagesse, la justice et tout ce que nous pouvons nous figurer être éternellement, essentiellement, immuablement bon et vrai, rassemblé dans une union et une simplicité parfaite. Quand donc je crois avoir quelque amour

 

(1) Réflexions, pp. 98, 100.

 

 

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pour la justice, pour la charité, pour la sagesse, ne puis-je pas m'imaginer que c'est vous que j'aime (1) ?

 

Crainte des illusions de l'amour-propre, il répondra non. Mais qu'importe! II se définit Dieu comme il fixerait une date, comme il identifierait un personnage historique. Plus d'un lecteur, je l'espère, ne trouvera pas ces quelques lignes moins émouvantes que les transports de Lacordaire ou de Bossuet.

Non moins émouvantes, mais je ne dis pas aussi nobles, aussi religieuses. De beaucoup s'en faut. Dans la vie intérieure de Tillemont, la religion n'intervient, s'il faut ainsi parler, qu'en fonction de la morale. C'est là du reste, nous ne saurions trop le répéter, le trait distinctif de Port-Royal, sa tache originelle. Leur moi qu'ils prétendent haïr, les obsède. L'école française offre à Dieu un sacrifice de louange, Port-Royal des essais de morale, Tillemont, des examens de conscience. C'est bien toujours de l'encens, mais de moindre qualité. Le titre d'un de ces examens fera comprendre ma pensée.

 

Comment il faut travailler à profiter de la Passion de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ ?

 

C'est presque la seule fois où le Verbe incarné paraisse dans ces trois cents pages et il ne parait que pour s'offrir à qui veut profiter de lui. Profiter, le plus égoïste, le plus anti-mystique des mots. On m'entend bien : tout cela est excellent, mais d'un grand chrétien comme Tillemont, on voudrait quelque chose de plus. Ecoutons Bérulle :

 

Plusieurs travaillent aux vertus, cela est bon et même nécessaire : mais cela ne suffit pas. Je désire de les avoir toutes de Jésus-Christ et que ce soit lui qui me les donne, afin de tenir

 

(1) Réflexions, p. 107. Toute la méditation est fort belle, mais trop dense et trop longue pour que je puisse la citer. Il se demande s'il aime les vertus comme il faut les aimer, ou simplement « l'idée » qu'il s'en forme et la « vanité qu'il en tire ». On croirait qu'il vient de lire les Maximes.

 

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tout de lui... et jamais rien de moi. Plusieurs cherchent Ies vertus, pour être disposés en eux-mêmes selon que la droite raison et leur devoir le requièrent; cela est louable, mais pour moi, depuis qu'il a plu à Dieu de se faire homme et pratiquer en sa personne les vertus dont nous avons besoin pour être parfaits, j'estime bien plus la vertu en ce qu'elle me fait ressembler à Jésus-Christ et qu'elle me donne liaison et rapport à lui comme à mon modèle, qu'en ce qu'elle nie rend conforme à la raison et à mon devoir : car si ce dernier motif est saint, l'autre est divin (1).

 

Tillemont ne repousserait pas ces pensées, mais on ne voit pas qu'elles le possèdent. Ces réserves faites, suivons ce grand homme, si aimable et, au sens mondain, si peu égoïste, suivons-le dans ses introspections minutieuses et pathétiques. Trois objets l'occupent uniquement : son propre caractère, ses études, ses relations avec le prochain : trois chapitres, d'une haute édification et, — que son ombre me pardonne! — plus divertissants qu'on ne pourrait croire.

D'autres, saint Jérôme par exemple, souffrent ou devraient souffrir de leur extrême vivacité ; Tillemont, plus doux qu'un agneau, craignait que cette douceur ne fût pas de grâce, qu'elle ne le portât qu'à lui-même, « c'est-à-dire à l'amour-propre et à l'orgueil ».

 

S'ils s'examinent bien... ils trouveront qu'ils sont doux et bons envers les autres, parce qu'ils aiment leur propre repos; et c'est pour cela qu'ils ne veulent pas troubler le repos des autres. C'est pourquoi quand leur devoir les oblige à parler avec quelque force, ils ne le peuvent, parce qu'ils troubleraient la tranquillité qu'ils aiment, et dont ils se flattent, ou dans eux-mêmes, ou encore à l'égard des autres... S'il s'agit de faire quelque action de zèle et de force, ils n'osent... moins dans la crainte d'offenser Dieu en se mettant en colère, que de peur d'offenser les hommes.

 

Je prie le lecteur de suppléer à l'abstrait de tous ces

 

(1) Cité par Quesnel : La piété envers Jésus-Christ, édition de Liège, 1757, p. 19.

 

 

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mots. Avec Tillemont nous ne quittons jamais le concret. Mais qui nous dira les chétives anecdotes auxquelles il fait allusion?

 

Mon Dieu, gardez notre coeur de ces fausses vertus et de ces vrais vices !

 

Nulle vie ne fut plus réglée, pas môme celle de Kant. Le tableau que nous en a laissé Tronchai et qu'a repris Sainte-Beuve pacifierait, pour une minute, les plus agi, lés. Mais quoi, la paix n'aurait-elle pas ses démons aussi bien que le trouble : les démons de la régularité, du cons fort, des tièdes habitudes ?

 

Nous vivons dans la retraite et dans quelque règlement de vie. Et nous nous reposons sur cela; nous croyons avoir beaucoup fait ; nous nous regardons comme assurés de notre salut. Et après cela, faut-il s'étonner si nous ne voulons pas nous donner des peines que nous jugeons, dans le fond de notre coeur, nous être inutiles ? Car avec cet orgueil nous sommes humbles : nous n'aspirons pas à avoir les premières places dans le ciel.

 

Ces vertus à la bergamote ne paveraient-elles pas les routes de l'enfer ?

 

Car que faisons-nous que les philosophes n'aient pas fait?... Chacun n'a-t-il pas ses inclinations dans le monde? Et pourquoi n'y en a-t-il pas qui soient portés à la retraite et à la règle? Ce sont même souvent les génies les plus faibles et les plus bas. Bénissons Dieu néanmoins de nous avoir donné quelque inclination pour une vie qui en elle-même est bonne... mais ne nous fions pas sur cela...

 

Il a beau néanmoins fermer les yeux, il ne peut pas ne pas entendre certains bourdonnements qui viennent trop souvent ébranler sa ruche, il ne peut pas n'en pas souffrir. Cependant,

 

gardons-nous bien de désapprouver le zèle que nous voyons dans les autres pour quelques bonnes oeuvres.

 

(1) Réflexions, pp. 48. 49.

 

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M. Arnauld, M. de Pontchâteau, P. Quesnel, et autres bourdons, et autres brouillons, Sainte-Beuve ici vous aurait nommés !

 

S'il n'est pas selon la science et selon la discrétion, ils ont leur juge qui condamnera peut-être moins les défauts de leur zèle que notre innocence froide et inanimée. Un homme qui agit et qui travaille, quoiqu'il fasse des fautes vaut souvent mieux qu'une femme (Eccli), et qu'une âme lâche et efféminée qui ne fait ni bien ni mal, ou même qui fait diverses choses bonnes en elles-mêmes, mais sans avoir la chaleur de l'Esprit de Dieu (1).

 

Et puis, bien qu'en principe on doive e se porter à la retraite comme en son centre », «tout homme est soldat ». lorsqu'il y va de I'Église menacée. D'un autre côté, l'état de guerre met l'intérieur en danger :

 

Il faut prendre garde h ne pas aimer le tumulte, les affaires, l'éclat extérieur des bonnes oeuvres, de peur de nous perdre en prétendant sauver les autres.

 

Qu'il est difficile de connaître son devoir ! Dans le doute, choisissons le parti le plus contraire à nos goûts. Que M. Arnauld se voue au silence, M. de Tillemont au

fracas!

 

Il faut... abandonner cette douceur, souffrir la perte de la gloire qu'elle nous acquerrait parmi les hommes, et défendre Jésus-Christ avec l'épée, c'est-à-dire, avec une vigueur généreuse, qui perce ses adversaires jusques dans le coeur... On ne demande point de douceur et de froideur à un soldat qui combat l'épée à la main (2).

 

L'agneau s'est fait lion. Je le répète, ce ne sont pas là des phrases. Quelque peine que l'on éprouve à se représenter Tillemont l'épée à la main, je jurerais que, d'une manière ou d'une autre, cette résolution a été vaillamment tenue.

 

(1) Réflexions, pp. 95, 96.

(2) Ib., pp. 110, 113.

 

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Ses études ne causaient pas moins d'anxiété à cette conscience infiniment délicate. N'est-ce pas tomber encore dans « la vanité des philosophes »,

 

de travailler beaucoup pour connaître les choses saintes, les actions des saints, l'histoire de l'Eglise, sa discipline, sa doctrine même.., si l'on s'arrête à cette connaissance, sans passer au fruit... qu'on en doit tirer pour régler sa vie ? N'est-ce pas même ajouter la profanation à la vanité?

 

Je me fais violence pour abréger ce beau texte.

 

Mon Dieu, plus je me sens faible à éviter cet abus, plus j'ai recours à votre miséricorde toute-puissante. Eloignez de moi l'esprit de curiosité. Ne permettez pas que j'étudie les actions de vos saints, ou pour me repaître moi-même d'une vaine idée de science, ou pour m'enfler par les vaines louanges des autres (1).

L'expérience m'apprend qu'on y trouve encore plus de ténèbres que de lumières, qu'il faut souvent se contenter de conjectures incertaines, qu'on se trompe souvent, lorsqu'on prend plus garde à ne se pas tromper. Mais enfin quand on y réussirait mieux que tous les autres, on ne fait que ce que peuvent faire des gens sans piété et des hérétiques ; et après tout, les démons sauront mieux tout cela que nous. Est-ce là où nous mettons notre gloire, d'approcher un peu des démons ? Seigneur,.. que les désirs de mon coeur ne tendent qu'à vous : et s'il faut que mon esprit s'applique à d'autres choses, parce qu'il est trop faible pour ne s'occuper que de vous, que je me plaigne et que je m'humilie de mon malheur, comme un homme à qui le Prince donnerait le soin de ses bâtiments parce qu'il ne serait pas capable des affaires les plus importantes de l'État (2).

 

Bien des fois, on le devine, il a voulu quitter ce travail qu'il craignait de trop aimer. Il ne tenait bon que sur

 

(1) Je ne voudrais pas radoter, mais comment ne pas remarquer une fois encore l'utilitarisme moral et exclusif des grands jansénistes ? Que ne s'oublie-t-il un peu lui-même, que ne pense-t-il à la gloire que son oeuvre rend à l'Eglise, aux saints, à Dieu ?

(2) Réflexions, pp. 18, 20.

 

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l'ordre formel de son directeur, auquel il obéissait comme un enfant (1).

 

Si je ne dois point quitter l'emploi et l'étude où je me suis engagé, ne devrais-je pas au moins le modérer, surtout avant la messe et au moins le dimanche et les fêtes ? Est-il possible que je ne puisse m'occuper quelques heures à quelque lecture sainte sans m'y ennuyer et sans craindre que cet ennui me jette dans la paresse ?... N'est-il point vrai que je me dégoûte des choses saintes parce que j'ai trop de goût, trop d'attache, trop d'empressement pour mon travail (2).

 

Si je ne m'appliquais, dit-il, à l'histoire des saints qu'en vue de e profiter » des exemples et des leçons qu'ils me donnent, l'étude

 

n'enflerait point mon esprit; elle ne sécherait point mon coeur ; je serais toujours disposé à la quitter pour prendre des lectures encore plus saintes, et pour me présenter devant vous dans la prière ; je n'étendrais point insensiblement et sous divers prétextes le temps de l'étude, pour diminuer par dégoût le temps dû à d'autres emplois (3).

 

Absorbé, desséché par cette dangereuse passion, ne va-t-il pas encore jusqu'à oublier les besoins de ses frères, les devoirs de la charité?

 

Je plains quelquefois le temps qu'il faudrait mettre ou à parler aux autres, ou à penser à ce que je leur dois dire. Je plains les livres qu'il leur faudrait donner. Et ainsi l'avarice me domine en plusieurs manières (4).

 

Ne prêter ses livres qu'à regret, ce fut là sans doute le plus grand péché de Tillemont.

 

 

(1) Son rêve eût été de ne dépendre aucunement de lui-même. « Il me semble assez souvent que si vos serviteurs m'ordonnaient en détail et avec autorité ce que je devrais faire, cela m'aiderait ». Ib., p. 101 Perinde ac cadaver et plus encore qu'un jésuite. C'est là du reste une des conséquences logiques de l'esprit de Port-Royal.          

(2) Réflexions, p. 99.

(3) Ib., p. 21.

(4) Ib., pp. 36, 37.

 

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Ah ! Monsieur, écrivait au lendemain de sa mort un autre écrivain de Port-Royal, l'excellent, l'admirable Thomas du Fossé, le condisciple et le cher « ancien ami » de Racine (1), ah! Monsieur, que le savant que nous venons de perdre condamnera d'autres savants ! Je crois que Dieu l'avait donné à l'Eglise pour apprendre aux ecclésiastiques à n'étudier, et h ne faire usage de leur étude que par rapport au bien de l'Eglise, et à retrancher toutes les inutilités dont les hommes chargent ordinairement leur esprit et leur mémoire. La science des faits curieux, extraordinaires, peu connus... est ce qui enfle davantage les gens d'étude... Je crois qu'il n'y a guère eu d'hommes dans ce siècle ni dans plusieurs siècles, qui aient eu plus de faits dans la tête que le savant dont je parle, et jamais homme n'en a eu l'esprit moins gâté ni le coeur moins enflé... Dans son application à une chose qui est si sèche et qui souvent dessèche la piété, il a toujours conservé l'onction de l'esprit de Dieu (2).

 

III. Ses livres ne le rendaient pas indifférent aux intérêts du prochain. Comment se conduire, et dans le détail des actions quotidiennes, avec ses parents, ses amis, son domestique, avec les justes de Port-Royal et avec les e méchants », et même avec certains personnages, morts depuis des siècles, mais dont les ombres hantaient son cabinet de travail, tel est le souci constant, aigu de cet érudit, de cet ermite qui d'ailleurs parlait si peu ; tel est l'objet principal de ses réflexions, de ses examens de conscience et de sa prière.

 

(1) Racine écrivait dans une de ses dernières lettres : « Je n'ai point été surpris de la mort de M. du Fossé, mais j'en ai été très touché. C'était pour ainsi dire, le plus ancien ami que j'eusse au monde. Plût à Dieu que j'eusse mieux profité des grands exemples de piété qu'il m'a donnés ! » Port-Royal, VI, p. 156. « Tillemont, du Fossé, Racine, ajoute Sainte-Beuve trois élèves de Port-Royal, morts coup sur coup (1698-1699), avant Port-Royal lui-même si mourant !».

(2) Cité par Tronchai, dans la Vie, pp. 144, 145. Tronchai dit de son côté a La critique est une étude sèche qui fait presque toujours quelque tort à la piété de ceux qui en font leur principale occupation. Trop heureux les savants, dont le coeur n'en éprouve point la sécheresse! » Tillemont était dace nombre. « Un mot qu'il dit quelquefois en passant sur un fait, porte avec soi l'impression d'une foi vive et ardente. » (Avertissement). Il y aurait eu lieu de chercher et de citer ces « mots » auxquels Tronchai fait allusion et de les rapprocher des mots tout contraires, que se permet Gibbon, surtout dans les notes.

 

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Tout débonnaire et pliant que nous le connaissions, il entend néanmoins garder et défendre au besoin avec énergie son indépendance de savant et de chrétien, surtout de chrétien. Nous avons sa réponse aux plaintes anonymes d'un écrivain dont il avait critiqué la courte science et à qui, très suavement du reste, il avait reproché de « copier un autre auteur sans le citer ». La pièce est fort belle et tous les gens de lettres, devraient la relire une fois par an.

 

Que si j'ai été obligé quelquefois de témoigner que je n'entrais pas dans vos sentiments, ce qui ne s'est pu faire sans marquer ce qui me paraissait de défectueux dans vos preuves, pardonnez-le, je vous supplie, à la nécessité où se trouvent les personnes qui examinent les choses un peu à fond. Si j'ai dit que vous copiez le P. Hardouin sur les ouvrages de saint Denis, le P. Hardouin n'est pas un ennemi de la vérité qu'on ne puisse suivre sans crime... Je n'ai garde de trouver h redire qu'on copie les autres, puisque je ne fais autre chose autant que je puis ; et j'en fais une déclaration publique en les citant...

Dieu me garde de disputer avec vous ni avec personne du goût de l'antiquité, de peur de perdre le goût de la piété qui est bien d'une autre importance. La grâce que je demande à Dieu, c'est de me mettre avec sincérité dans mon coeur au-dessous de vous et de tous les hommes.

 

Il se ferait encore plus petit si c'était possible, mais, quand tout est dit, il reste sur ses positions :

 

Il faut cependant que j'use du talent qu'il a plu à Dieu de me donner,

 

et que je défende les bonnes méthodes. Avec mille gentillesses, il enfonce le trait avant de finir :

 

Je vous suis obligé de plusieurs choses que j'ai apprises, dans vos ouvrages, comme j'ai soin de le reconnaître en les citant, quand l'occasion s'en présente.

 

L'anonyme prit bien la leçon, ou fit tout comme Tillemont

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l'alla voir peu de temps après et il en fut reçu comme il le méritait... Ils se virent encore une ou deux fois depuis, en se prévenant mutuellement d'honnêtetés et de démonstrations d'amitié » (1).

Même indépendance, mais pleine de vénération et de tendresse vis-à-vis de ses parents. Il a une longue méditation, et toute concrète, sur ce principe « que les parents ne doivent pas trouver mauvais qu'on ne se conduise par eux dans les affaires de conscience ».

 

Ils doivent trouver bon que leurs enfants, leurs neveux, etc. prennent conduite d'un autre et y aient plus de confiance qu'en eux-mêmes. Cependant cela est difficile et je ne sais si bien des pères ne disent point en leur coeur ce qu'ils ne voudraient pas dire de bouche, qu'ils aimeraient mieux que leurs enfants eussent moins de piété, afin qu'ils eussent plutôt confiance en eux qu'en des étrangers.

Ce passage paraît bien étrange; lorsque l'on connaît la haute vertu de M. et de Mme Le Nain. Deux mots latins jetés en passant éclairent un peu l'énigme :

 

Quelque bons, quelque sages, quelque saints même qu'ils soient, ils (les parents) nous aiment toujours un peu selon la chair et il est bien difficile que les meilleurs mêmes ne nous disent pas dans leur coeur : Manifesta teipsum mundo.

 

M. Le Nain aurait très innocemment voulu qu'un peu de gloire au moins le dédommageât de la privation de son fils, toujours caché dans quelque solitude. M. Tronchai nous conte à ce sujet une anecdote bien touchante et dont la vérité n'est pas douteuse. Quand M. de Tillemont

 

eut donné son premier volume au public, le Journal des Savants parla de l'auteur et de l'ouvrage d'une manière fort avantageuse. M. Le Nain son père, voulut lui faire lire cet article : mais M. de Tillemont le pria de l'en dispenser. Il répondit qu'il n'avait pas besoin de nourrir son orgueil de l'opinion trop avantageuse qu'on pouvait avoir de lui (2).

 

(1) Vie, pp. 96-1o3. La lettre est longue.

(2) lb., pp. 52, 53. « Il ne voulut point pour la même raison faire paraître son nom à la tête de ses livres. Ce fut contre son gré qu'on en mit quelques lettres. Néanmoins, il ne put le cacher ». Mais tout le monde ne sait pas a qu'il abandonna à M. Hermant, les vies de saint Athanase, de saint Basile, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Ambroise... Il communiqua de même (à Du Fossé) celle de Tertullien et d'Origène... ; celle de saint Cyprien, au traducteur de ce Père.., et plusieurs autres parties de son travail à différentes personnes. Toute la grâce qu'il leur demandait était de ne le point faire connaître ». Ib., p. 51. Arnauld suivait une autre méthode. Il signait. Nicole écrivait. Chacun sa grâce !

 

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Peut-être y eut-il aussi entre le père et le fils des conflits plus graves. Les Réflexions nous donnent beaucoup à rêver là-dessus. Tillemont, si pacifique d'ordinaire, s'anime, s'irrite presque. Il souffre certainement :

 

Quand faudra-t-il dire : Quid titi et mihi est, mulier, sinon quand on voudra se mêler de ce qui regarde la conduite de notre âme... ? Les apôtres mêmes ne veulent pas dominer sur notre foi. Les directeurs les plus éclairés se peuvent tromper. Combien un père a-t-il plus sujet de croire qu'il peut se tromper aussi!

 

La paix revient comme toujours, mais douloureuse :

 

Mon Dieu, vous savez quelles sont quelquefois mes peines sur ce sujet. Vous m'avez donné un père que j'ai tous les sujets du monde, non seulement d'aimer, mais encore d'estimer et d'honorer, quand même il ne serait pas mon père. Cependant je crains souvent de le blesser en ne lui témoignant pas assez d'ouverture et en n'entrant pets assez dans ses sentiments. Il me semble que je n'aurais point de plus grande joie que de lui plaire en tout, et je sais bien que cela ne m'engagerait point à rien qui fit absolument mauvais. Mais on s'éloigne de vous par bien des petites. choses... Je veux aimer mon père et je le dois ; mais je voudrais ne l'aimer que parce que je le dois et par l'amour que vous me donneriez pour lui... Car par ce moyen, je n'aurais point cette crainte basse de le blesser, s'il arrivait des occasions où votre ordre m'obligeât de le faire (1).

 

Le grave M. Le Nain, qu'on devine un peu sévère — il ne fallait pas l'être beaucoup pour intimider Tillemont — n'aura sans doute jamais soupçonné la détresse que cette

 

(1) Réflexions, pp. 253, 258.

 

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curieuse page nous révèle. Nous ne saurons pas non plus — et je le regrette fort — le nom des personnages en chair et en os auxquels pensait Tillemont lorsqu'il médis

tait sur la « nécessité de rompre tout commerce avec les méchants ».

 

C'est une chose bien fâcheuse d'être uni de société avec ceux qui ne craignent pas Dieu... Les méchants mêmes s'autorisent de l'amitié qu'ils ont avec ceux qui passent pour gens de bien.

 

Témoignons

 

en nous retirant que nous désapprouvons au moins le mal que nous ne pouvons pas empêcher (1).

 

Se retirer, il ne le peut pas toujours et d'ailleurs il sait trop que cette fuite ne résoudrait pas tout le problème.

 

Que je vous aime, ô mon Dieu!... Que j'aime vos saints et vos serviteurs comme ils le méritent ! Que j'aime les méchants mêmes, parce qu'ils peuvent devenir bons ! Que je condamne ces éloignements et ces répugnances! Que je travaille à les détruire! Que je crie vers vous, de peur que je ne me perde en perdant la charité pour mon frère. Et alors désirant sincèrement de l'aimer, ne puis-je avoir quelque confiance que je l'aime..., et lui témoigner sur cela de l'amitié dans le désir de l'acquérir même par ces témoignages extérieurs?

 

Mais n'est-il pas déjà trop porté à les aimer ?

 

Répondez-moi, s'il-vous-plaît, ô Vérité que je consulte... éloignez de moi... cette basse flatterie qui veut plaire aux autres pour jouir de la vaine douceur de cette vie, et qui témoigne estimer ceux qu'elle méprise... Que j'aime mon prochain pour le porter à vous et que dans cette vue, je lui dise librement ce qui me paraît en lui de contraire à son salut ! Que si je suis obligé de tolérer les défauts sans pouvoir les corriger, que ce soit en gémissant... S'il faut estimer ce qu'il a de bon, que ce ne soit jamais au delà de ce que j'en crois sincèrement... Mon Dieu, quelle multitude de fautes je commets

 

(1) Réflexions, pp. 217, 218.

 

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tous les jours sur ce sujet, non, ce me semble, pour tromper les autres, mais pour ne pas blesser une amitié qui m'est douce, pour ne pas blesser la paix de la terre.

 

C'est ici plus que jamais que Sainte-Beuve nous manque, d'abord pour admirer avec nous ces bouleversements, ces tendres aveux d'une conscience délicate, ensuite pour nous aider à trouver le nom de ces méchants dont l'amitié faisait plus douce — mais hélas! « d'une vaine douceur » —la vie de Tillemont. Peut-être d'autres savants, malheureusement engagés dans l'erreur moliniste. Pourquoi pas le P. Hardouin ou tel autre de ses frères? Peut-être des érudits libertins. Je pencherais pour les molinistes.

La suite de cet admirable morceau est assez déroutante. Il semble que Tillemont oublie insensiblement les « méchants » de son intimité pour méditer sur le problème du mal, sur les « méchants a de l'histoire universelle. Peut-être aussi brouille-t-il un peu les deux groupes, les « persécuteurs » d'aujourd'hui lui rappellent ceux d'autrefois. C'est assez la manière de Port-Royal.

 

Ils ont persécuté les saints... parce qu'ils n'ont pas aimé la vérité : ils n'ont point compris comment Dieu gouverne ses créatures... comment il agit sur nos esprits et sur nos coeurs... Voilà ce qui a fait les Dioclétien et les Dèce, et tous les autres persécuteurs de la vérité.

 

Non, il oublie le chétif présent; Tillemont n'est plus ici l'ami de Port-Royal, mais uniquement, l'historien des empereurs. Le voici donc aux prises avec des fantômes, plus réels pour lui que les vivants et qui lui ont donné tant de scandale, tant de cauchemars, le voici avec Trajan, avec ce Marc-Aurèle que deux siècles plus tard Renan pleurera a comme s'il était mort d'hier » (1).

 

Mais souffrez, Seigneur, que je vous demande si vous détruisez toujours ceux qui ne comprennent point les ouvrages de vos

 

(1) Marc Aurèle, p. 488.

 

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mains, ceux qui trahissent leurs frères par des paroles de paix? Vous avez détruit assez visiblement Néron, Domitien, etc., mais avez-vous détruit de même Trajan et Marc-Aurèle, qui certainement ont mérité de ne point comprendre les merveilles de votre grâce qu'ils avaient devant les yeux, et qui pour cela ont persécuté vos serviteurs ? Cependant ils sont morts dans leur lit, honorés, révérés, aimés, estimés de tous les hommes. Combien de perfides jouissent jusqu'à la fin de leur perfidie et possèdent la vigne de Nahoth sans même être enfin tués comme Achab ! Mais pourtant ils meurent. Et quelle effroyable destruction, lorsqu'ils voient la justice et la vérité s'élever contre eux, avec une main toute puissante que rien ne peut plus arrêter (1).

 

Voilà pour les méchants. Les justes lui donnent d'autres soucis. Qui l'aurait cru? Ses compagnons ordinaires, les Messieurs de Port-Royal, ne lui étaient pas un bien sans mélange ! Chose émouvante, cet érudit aurait voulu de leur part un peu plus de tendresse. Il se plaint, non pas, de leur froideur, mais des exigences criminelles de son amour-propre :

 

On souffre bien des choses d'une personne quand on est persuadé qu'elle nous aime dans le coeur, quelque indiscrétion, quelque brusquerie, quelque mauvaise humeur qu'elle puisse avoir. Et si nous aimons notre frère, nous n'aurons pas de peine à croire qu'il nous aime... C'est pour l'ordinaire un jugement téméraire de croire qu'on ne nous aime pas et qui ne vient que de ce que nous n'aimons pas nous-mêmes (2) :

 

Cela ne serait rien. Ils ont un autre défaut, et plus grave, le péché mignon de Port-Royal, la médisance dévote. Ce vice

 

est même à craindre parmi les personnes de piété et il faut veiller sur soi dans les entretiens que l'on a avec les plus sages, les plus saints, les plus craignant Dieu, avec les anges, si l'on ose dire, et les anges de lumière...

… Quand même ils ne diraient rien qui ne fût exactement

 

(1) Réflexions, pp. 246-253.

(2) Ib., pp. 138, 139.

 

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vrai, il est souvent dangereux, surtout aux faibles, de savoir les défauts des autres.

 

Ils gémissent tout haut sur les défaillances de leurs propres saints, de M. Singlin par exemple. Avec quel,e liberté ne parleront-ils pas de leurs adversaires!

 

Mon Dieu, gardez, s'il-vous-plaît, ma bouche e mes lèvres, gardez mes oreilles, gardez mon coeur !

 

Qu'à l'égard des molinistes eux-mêmes,

 

je ne parle jamais de leurs défauts, ni par haine, ni par malignité, ni pour m'élever au-dessus d'eux...

Gardez mes oreilles, mon Dieu, afin que je n'aime point à entendre parler des autres autrement que votre vérité m'apprend que j'en puis parler moi même !

 

Timide et chétif, si je ne puis « arrêter » les Provinciales, écrites ou parlées,

 

que je témoigne ou par mon silence, ou par un air sérieux et triste que je ne puis approuver ce que votre justice condamne.

Que je respecte donc, Seigneur, ceux que j'ai sujet de croire aimés de vous. Mais que je joigne la prudence du serpent avec la simplicité de la colombe, pour imiter la sainte Vierge qui examina les paroles mêmes de votre archange ! Que je distingue dans vos saints (de Port-Royal) les effets d votre grâce, de ce qui y reste encore de l'infirmité humaine. Que je n'approuve point en eux les choses qu'ils y condamnent peut-être eux-mêmes, plus que je ne puis le faire (1).

 

Reste son petit royaume; son secrétaire, son personnel, tous ceux dont il a la responsabilité devant Dieu.

 

Vous ne m'avez chargé que d'un très petit nombre de personnes ; et pour ce petit nombre même, j'ai besoin de cette sagesse que Salomon vous demandait pour tout un grand peuple... On n'est pas digne de prendre part au soin de votre Eglise, ni par conséquent d'avoir part à votre sacerdoce, si on n'a le soin qu'on doit de sa maison,

 

(1) Réflexions, pp. 173, 179.

 

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La « patience nécessaire pour supporter leurs défauts sans aigreur », n'est pas ce qui lui coûte. Il a plus de peine à laisser les empereurs romains pour veiller sur la conduite de ce petit monde, pour entretenir ces continuels « soupçons » qui e sont nécessaires à l'égard de ceux dont nous sommes chargés », comme l'enseigne saint Augustin. Plus de peine encore à sévir :

 

Donnez-moi encore la force de les reprendre s'ils font des fautes un peu importantes, sans crainte de troubler ni leur paix ni la mienne, ou plutôt notre mollesse commune, puisque la paix qui n'est point fondée sur la vérité, sur la piété, sur la justice, n'est point une véritable paix (1).

 

Je m'attarde plus longtemps peut-être qu'il ne convient dans cette cellule, vouée à l'étude minutieuse et passionnée du devoir chrétien. Encore ai-je dû laisser beaucoup de beaux textes que je m'étais promis de remettre en lumière ; encore n'avons-nous, sans doute, dans le recueil des Réflexions morales, qu'un très petit nombre de ces papiers quotidiens, le reste ayant été détruit ou par Tillemont lui-même ou par la timidité de son éditeur. Ce qu'il y avait là de plus personnel, de plus pittoresque, de plus ému, pour tout dire, de moins janséniste, Tronchai ne l'aurait pas reproduit. Si nous l'avions tout entier, ce grand homme nous paraîtrait peut-être moins replié sur lui-même, moins exclusivement possédé par la peur de mal faire ; d'une religion moins égoïste, enfin d'une ferveur toute pioche de celle des mystiques. Une sublime page que j'ai gardée pour la fin me permet cette conjecture.

 

La piété intérieure est l'âme du christianisme, elle commence

dans le temps ce qui fera l'occupation des saints

dans l'éternité.

 

Ce ne sont pas nos voix que Dieu entend, dit Saint-Cyprien, mais nus coeurs. Ainsi la véritable piété, le véritable culte..,

 

(1) Réflexions, pp. 143, 144.

 

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ne sont point toutes les actions extérieures de la religion, quand elles sont seules : mais cette adoration intérieure, par laquelle l'âme s'humilie profondément devant son créateur pour se soumettre absolument à sa volonté.

Si cette piété intérieure qui est propre à la religion chrétienne, pouvait être parfaite en cette vie, elle y produirait, peut-être, un culte et une adoration toute intérieure et toute spirituelle, comme dans les anges. Mais ce qu'elle ne peut pas faire présentement, elle le fera un jour dans le ciel, où les saints adoreront et loueront Dieu sans cesse, par les cantiques divins que l'amour formera dans leur coeur, sans qu'ils soient interrompus par le tumulte des voix et des sons corporels qui passent, puisqu'il n'y aura rien que d'immuable et éternel.

 

Pour mieux comprendre et savourer ce passage, il faut se rappeler à quel point Tillemont fut homme d'Église, ecclésiastique. Rubriques, offices paroissiaux, processions, il aurait satisfait, sur tous ces points, le très difficile Bourdoise. « Il servait ordinairement de diacre à la grand'-messe. Dans les grandes fêtes où il assistait à tout l'office, il était presque toujours à l'église, depuis quatre heures du matin jusque vers les cinq heures du soir. Lorsqu'il n'allait pas à la paroisse pour vêpres, il les chantait dans sa chapelle à quatre heures ». Du reste, « il aimait extrêmement le chant d'Église qu'il avait appris de lui-même dès sa plus tendre jeunesse et il le savait si parfaitement qu'il le composait très bien » (1). Mais reprenons :

 

C'est là qu'étant remplis de Dieu même et jouissant de sa vérité par une contemplation pleine de lumière et d'ardeur,

 

(1) Vie, pp. 94, 99. II y a là tout un détail fort curieux. II dit dans les Réflexions : a Si nous sommes seuls, nous nous amuserons à chanter, nus rêverons à la première imagination qui nous viendra». Réflexions, p. 164. En revanche, et toujours, comme glose au passage que nous citons, « il était bien aise qu'on apportât les plus petits à la messe et il n'appréhendait pas tant qu'on fait d'ordinaire, de les y entendre pleurer. Leurs cris, disait-il, après un saint Père, sont leurs prières... Il aurait volontiers dit à ceux qui ne les peuvent souffrir, ce que saint Paemen, abbé en Egypte, disait à ses frères, qui voulaient quitter leur retraite, parce qu'ils y entendaient les pleurs des enfants : « C'est donc à cause des voix des anges que vous voulez quitter ce lieu ! » Vie, p. 76. Tillemont et les enfants, beau sujet, mais qu'il n'est pas permis de traiter après Sainte-Beuve

 

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nous chanterons ses louanges, non par clos syllabes qui passent avant qu'on les ait entendues, et par des paroles aussi imparfaites que la foi qui les produit est obscure, mais dans un silence digne de sa grandeur. Toutes les passions qui nous déchirent maintenant par tant de différents désirs ; tous les différents objets des créatures, qui nous donnent tant de distractions dans la prière ; tant d'imaginations et de pensées que nous cause la mobilité et la légèreté de notre esprit : tout cela se taira alors. Rien n'interrompra notre silence, et notre âme toute réunie en elle-même, ou plutôt en Dieu, par un bonheur opposé à ces ténèbres extérieures dont Jésus-Christ menace ses ennemis, ne verra plus que Dieu, n'entendra plus que Dieu, ne goûtera plus que Dieu, enfin n'aimera plus que Dieu (1).

 

« Humble, lent, monotone, — pouvons-nous dire maintenant avec Sainte-Beuve, et en nous appuyant sur des textes que Sainte-Beuve n'a pas connus, — attentif à se dérober dans le sillon qu'il creuse », nous avons suivi Tillemont a et nous nous sommes peu à peu élevés... jusqu'à des accents qui viennent de nous toucher, j'espère, par leur profondeur et leur tendresse, par une sorte d'angélique beauté » (2). Mais en prolongeant notre entrevue avec lui, j'ai moins voulu céder au plaisir d'admirer qu'à celui de comprendre et de définir. Tillemont est pour nous ce témoin unique, idéal, et qu'on a toujours tant de peine à rencontrer. Mieux que les meneurs et que les agités du jansénisme, mieux que Lancelot, qui a ses parties d'illuminisme et qui manque de bon sens, mieux que M. Ramon, trop original pour être vraiment d'une école, ce paisible érudit paraît le représentant le plus authentique, le plus « irrécusable » de tout le groupe. Je n'oublie pas que cet élève des Petites écoles appartient à la seconde génération de Port-Royal, mais je sais aussi avec Sainte-Beuve qu'il est resté le parfait disciple de la première génération, a l'élève en droiture et qui n'a pas dévié ». En lui se continuent

 

(1) Réflexions..., pp. 183-185

(2) Port-Royal..., p. 23.

 

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les traditions de Port-Royal présectaire, préjanséniste. Ils ont leurs défauts que nous avons assez dits ; ils ont aussi leurs grandeurs que je viens de rappeler, en décrivant la vie intérieure de Tillemont. Sancte educatus, sancte vixit. Un juste, mais près d'être un saint. Ce sont des archéologues et qui, pour vouloir ressusciter l'Église d'autrefois, ignorent trop celle du présent. Ils entravent, soit en eux-mêmes, soit autour d'eux, les développements providentiels que François de Sales, Bérulle, Condren, Olier, Eudes, Surin et tant d'autres eurent mission de promouvoir. Ce sont des timides, des scrupuleux. Le Sinaï leur cache la colline des béatitudes; ils ne connaissent que la loi écrite sur les deux tables de pierre ou dans les canons des anciens conciles; ils n'ont pas compris que le plus sûr moyen de sauver son âme, c'est de la perdre, c'est de l'oublier. Mais leur charité suffirait à couvrir des étroitesses beaucoup plus fâcheuses. Par elle, ils gardent le contact avec la communion des saints, des saints de leur temps. Ils ont résisté, du mieux qu'ils ont pu, à l'exemple, à la pression du grand Arnauld, à l'invasion fatale de l'esprit sectaire. Leur candeur s'exagère sans doute les mérites de plusieurs de leurs amis, mais ils n'ont pas la faiblesse, « la grande faiblesse, comme dit Tillemont, de ne pas assez distinguer dans les saints ce qui y est d'eux et ce qui y est de Dieu » (1). Quant à ce qui leur déplaît chez les ennemis de leurs amis, ils savent se taire. Ils ne dénoncent pas la morale relâchée, ils se contentent de la combattre en eux-mêmes, casuistes à rebours, qui ne raffinent pas moins sur la charité fraternelle que sur les autres vertus. Admirables chrétiens et qui avaient eux aussi une mission providentielle à remplir. Pourvu que l'unité foncière ne soit pas déchirée, il faut des minorités, des retardataires, dont la résistance paisible tempère l'impétuosité des jeunes écoles, rende plus étroite la liaison entre le

 

(1) Réflexions, p. 176.

 

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passé et le présent. M. Le Maître, M. de Saci, M. Hauron, M. de Tillemont, non, ces revenants ne sont pas de trop parmi nous. Ils nous reviennent d'un si beau pays, riches de tous les trésors de l'antiquité chrétienne qui reluit plus encore dans leur vie que dans leurs écrits. Ils nous appartiennent presque tout entiers.

 

 

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