Chapitre X
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CHAPITRE X : PIERRE NICOLE OU LE JANSÉNISTE MALGRÉ LUI

 

I. Pourquoi l'étudier dès maintenant ? — Récapitulation de ce qui a été dit plus haut sur le mouvement janséniste. — Importance capitale de l'intervention d'Arnauld. — Premières ambiguïtés et premières maladresses. — Nicole réparera les maladresses d'Arnauld ; grâce à lui, Arnauld n'aura pas à choisir entre la pleine révolte et la pleine soumission.

 

II. Nicole et la distinction entre le fait et le droit. — Habileté et loyauté. — Cette distinction apaise les angoisses intérieures de Port-Royal. — On avait peur que le jansénisme ne fût la vérité. — Tendances molinistes de Nicole. — La cour de Rome et le thomisme. — Les « cinq articles » thomistes de Nicole approuvés par le Pape. — Thomisme atténué. — Du prétendu « pouvoir » accepté par les jansénistes et qui n'est qu' a un pouvoir garrotté par des liens invincibles. » — Une véritable grâce, et « surnaturelle » donnée à tous les hommes. — « Les ruines d'un édifice surnaturel sont surnaturelles ». — Quam me delectat Theramenes; Nicole et Pascal sur les vertus des « Lacédémoniens ». — Curieuse sévérité de Sainte-Beuve à l'endroit du « psychologiste » Nicole. — La politesse en enfer. — Nicole et l'humanisme dévôt.

 

III. Qu'il y a d'autres Pères que saint Augustin, et que saint Augustin à lui seul n'est pas l'Eglise. — « Comparant autorité à autorité, il semble juste de préférer celle du Pape D. — Nicole suspect aux intransigeants du parti. — A-t-il joué double jeu, comme on l'en accuse des deux côtés. — Que Nicole a toujours cru à l'orthodoxie foncière d'Arnauld. — A quelles enseignes ? — Psychologie de l'entêtement doctoral : « On combat un sentiment parce qu'on l'a combattu ». — Arnauld thomiste, mais honteux. — Malentendu persistant entre les deux théologiens du parti. — Timidité et optimisme de Nicole. — Sa responsabilité dans la renaissance du jansénisme, après «  la paix de l'Eglise ».

 

IV. Nicole essayant d'arrêter le développement de la secte. — Des a vues de conscience » qui d'abord lui avaient permis d'intervenir dans la lutte. — Polémiste malgré lui; ses regrets. — Il ne se reconnaît pas le droit d'écrire contre les « ministres de l'Eglise ». — Le droit de ne pas médire. — Les lois de la polémique chrétienne. — L'assurance de M. Arnauld. — « Je ne me puis appuyer... sur la vocation de M. Arnauld, puisque j'en doute ». — L'utilité de cette lutte, « la chose du monde dont je doute le plus ». — Dans quel esprit est-il permis de s'indigner contre l'injustice. — Nicole et Gerbet. — Nicole n'est pas janséniste.

 

V. Dangers que peuvent présenter les Essais de morale. — Exagérations

 

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et déclamations pessimistes. — Indulgence foncière de Nicole. — Qu'il y a plus de « fautes d'obscurcissement » que de « fautes de passion ». — La méthode morale de Nicole et l'inoculation du scrupule. — Plus moraliste que religieux. — Sainte-Beuve, Joubert et la véritable infériorité de Nicole. — « Quand le christianisme est raisonnable, il n'a plus de force ». — Nicole n'est pas mystique.

 

I. Bien que, d'une part, l'ordre chronologique nous le permette et que d'autre part, le titre même du présent volume semble nous le commander, il est sans doute prématuré d'étudier dès maintenant Pierre Nicole (1). Nul en effet, si ce n'est Bourdaloue peut-être, ne représente plus parfaitement que l'auteur des Essais de morale ce moralisme chrétien que nous aurons à définir et qui va dominer pendant la seconde moitié du XVIIe siècle ; nul, parmi les croyants, n'a travaillé plus délibérément, plus constamment, plus habilement, ni avec plus de succès, à contrecarrer, à refouler cette conquête mystique dont nous n'avons pas encore achevé de raconter l'histoire étonnante. Je crois néanmoins qu'il y a, somme toute, moins d'inconvénients que d'avantages à présenter Nicole dans son

 

(1) Sur Nicole, nous avons un ouvrage excellent (bien que naturellement sujet à caution en tout ce qui regarde la doctrine) de l'abbé Goujet Continuation des Essais de morale, tome quatorzième contenant la vie de M. Nicole et l'histoire de ses ouvrages. Luxembourg, 1732. C'est une mine inépuisable de renseignements très sûrs. Nous avons aussi les deux grands chapitres du Port-Royal, t. IV. Voici les événements principaux. — Né à Chartres en 1625, d'une famille de grands lettrés, Pierre Nicole se donne de bonne heure à Port-Royal et devient le collaborateur d'Arnauld, puis de Pascal, pendant la campagne des Provinciales. Depuis la paix de l'Eglise, il renonce tout à fait à la polémique projanséniste. Il meurt en 1695. Ecrits innombrables : La logique ou l'art de penser, 1646, excellent ouvrage, comme chacun sait, et auquel Nicole a eu plus de part qu'Arnauld ; Disquisitiones sex Pauli Irenaei, 1657 ; Traduction latine des Provinciales (Wendrock) 1658. Lettres sur l'hérésie imaginaire, 1664 ; Visionnaires, 1665 ; Perpétuité de la foi de l'Eglise sur l’Eucharistie, 1669, 1672, 1676 ;  Traité de l'éducation d'un Prince, arec plusieurs autres traités de morale, 167o ; Essais de morale, 1672, 1687, 1688 ; Traité de l'Oraison, 1679 ; Réfutation des principales erreurs des quiétistes, 1695. Après sa mort, on a publié : Instructions théologiques sur les sacrements (1700) ; 5e et 6e volume des Essais de morale, 1700, 1714 ; Lettres de M. Nicole, 1702, 1718 (trois volumes qui forment les tomes VII, VIII, et VIII. A. des Essais) ; Traité de la grâce générale, 1715. Il est fâcheux, presque scandaleux que personne n'ait encore fait une étude approfondie de Nicole. Les jeunes travailleurs, les jeunes prêtres surtout, qui se donneraient à cette besogne, seraient largement payés de leur peine.

 

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milieu historique, à la suite de M. de Saint-Cyran, qu'il n'a pas connu et dont les singularités l'ont toujours inquiété; de la Mère Agnès, des solitaires, dont il n'a pas ignoré les petits ridicules et dont il a vénéré les grandes vertus ; de M. Arnauld, son héros, son tyran et parfois son cauchemar; de Pascal, son ami et son élève (1). A parler de lui sans tarder nous gagnerons de voir naître et s'organiser de très bonne heure, la réaction qui menace nos mystiques ; nous y gagnerons aussi de mieux connaître les liens qui rattachent cette réaction à la propagande janséniste Avec cela, le lucide et loyal Nicole, janséniste malgré lui, nous aidera mieux que personne, mieux que Sainte-Beuve lui-même, à débrouiller cet imbroglio janséniste au milieu

 

(1) Je ne comprends pas que Sainte-Beuve ait pu écrire : « Pascal eut sans doute la plus grande influence sur Nicole, qui émane de lui ». Port-Royal, IV, p. 420. C'est le contraire qui me semble vrai, bien plutôt. Qu'on se rappelle, tout ce que nous savons sur la préparation des Provinciales. Ils étaient à peu près du même âge, mais Nicole, clerc et théologien, avait de ce chef vingt ans de plus que Pascal. Il est vrai toutefois que, dans certains de ses écrits — les moins beaux d'ailleurs — Nicole semble imiter le style de Pascal. On l'a trouvé bien fastidious dans sa fameuse lettre sur les Pensées (cf. Port-Royal, IV, pp. 465, 476). Mats on oublie de se demander si, d'aventure Nicele. n aurait pas reconnu son propre bien dans quelques-uns des petits papiers laissés par Pascal. Ils se voyaient beaucoup. Pourquoi Pascal n'aurait-il pas noté quelques-unes des idées que lui communiquait le très fertile Nicole? Posons la question autrement. Quand on rencontre dans les écrits de Nicole une réflexion , qui se trouve déjà dans les Pensées, a-t-on le droit d'affirmer que l'emprunt a été fait par Nicole ? Ne convient-il pas d'hésiter et d'autant plus que Nicole n'éprouve aucun embarras à rendre à Pascal ce qu'il doit à Pascal. Il y a pourtant un cas particulier qui m'inquiète. Dans les Instructions théologiques et morales sur le Symbole (je cite l'édition de Paris, tome, II, pp. 2-5), Nicole donne presque textuellement, et sans guillemets d aucune sorte, le fameux passage des Pensées , « Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'homme. etc... ». Ces Instructions, publiées après sa mort, Nicole ne les a composées — dans leur ensemble — que vers la fin de sa vie, et donc à une époque où il avait pris connaissance des Pensées. Ajoutez à cela certains indices qui rendent l'emprunt quasi évident. Au reste, la publication n'ayant pas été dirigée par lui, il est deux lois innocent de n'avoir pas mis de guillemets. Mais on peut supposer aussi que, pour les raisons données plus haut, Nicole (aussi peu homme de lettres que possible), se soit cru le droit de disposer comme si elles étaient siennes. de telles ou telles pages des Pensees. Ajoutez à cela que cet infatigable écrivait beaucoup et que les copies de ses manuscrits circulaient parmi tes intimes de Port-Royal. Pascal aurait été un des premiers servis. J'indique le problème, sans y attacher plus d'importance qu'il ne mérite. Pure curiosité; pur amusement. Pascal est-il moins Pascal depuis eue l'on a identifié certains passages des Pensées qui n'étaient pas de lui et que certains admiraient comme de lui ?

 

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duquel nous n'avons cessé jusqu'ici de nous débattre, et qui reste un des paradoxes les plus déconcertants de notre histoire religieuse. Nous commencerons par ce dernier point, mais non sans avoir engagé le lecteur pressé à négliger le présent chapitre, qui s'adapterait mal au sujet qu'il traite s'il n'était pas ennuyeux. Tel quel, je le dois aux théologiens qui me font l'honneur de me lire et aux curieux qu'intéressent les bizarreries de l'esprit humain.

Nous l'avons déjà dit, ce qui devait devenir un jour le jansénisme ne fut d'abord qu'un de ces multiples mouvements de rénovation religieuse, comme il s'en dessinait chez nous de tous les côtés, depuis la fin des guerres de religion. Rien d'unique, rien qui justifie l'enthousiasme exclusif de Sainte-Beuve. L'abbé de Saint-Cyran ne dépasse pas les grands chefs spirituels de son époque, un François de Sales, un Canfeld, un Bérulle, un Lallemant— qui, presque tous du reste, l'avaient devancé ; il y a d'autres pénitents que les solitaires, d'autres abbayes réformées que celle de Port-Royal. Mais rien non plus d'opposé à l'esprit de la Contre-Réforme. Saint-Cyran ne veut que le bien. Il est vrai que, par ses allures mystérieuses, ses airs de prophète, ses propos inconsidérés, ce malade inquiète à bon droit les clairvoyants. Comme les esprits frénétiques ont besoin de penser et de vivre contre quelqu'un, il lui a plu de rendre les jésuites responsables de tous les maux de l'Eglise, par où il menace l'union sacrée que le P. Coton et ses amis avaient eu tant de peine à établir. Mais il a les qualités de ses défauts, peu de cohérence dans les idées, une volonté débile et changeante. Au surplus, cet impuissant disparaît vite. Lui mort, tout rentrerait facilement dans l'ordre ; Robert Arnauld d'Andilly continuerait ses traductions et qui sait? finirait même par coqueter avec les beaux esprits de la Compagnie de Jésus ; M. Lemaître, M. de Saci, M. Hamon vivraient saintement dans leur solitude, pacifiant par leur exemple

 

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les agités de la bande ou du moins leur rendant impossible un désert où il n'y aurait plus de prétexte à conspirer ; le pieux M. Singlin, rendu à son bon sens naturel et discrètement secondé par la Mère Agnès, plus intelligente que lui et formée par de meilleurs maîtres, ferait contre-poids aux outrances rigoristes de la Mère Angélique; bref, l'âge aidant et la grâce, qui ne saurait manquer à de si bonnes volontés, le petit groupe, guéri d'un léger accès de fièvre, retrouverait bientôt son équilibre, rivaliserait de ferveur avec les autres centres mystiques et ne s'emploierait plus à la réforme universelle qu'en se réformant lui-même. Sans la fureur doctorale d'Antoine Arnauld, tel eût été, selon toute vraisemblance, le cours paisible des événements. « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé.» On nous assure, et il est possible que, si Luther n'était pas venu, un autre aurait pris sa place. Je ne crois vraiment pas qu'on en puisse dire autant du grand Arnauld. L'histoire de Port-Royal s'ouvre par un accident, n'est qu'un accident. Brave homme néanmoins et désireux de ne pas rompre l'union de l'Eglise, Arnauld, malgré son magnifique tempérament de lutteur, n'aurait fait qu'un chef médiocre. Que voulait-il au juste, où allait-il? Il ne l'a jamais bien su. Il débute par un beau succès, mais non par un coup de maître, la Fréquente Communion, qui lui vaut le suffrage, et de tous ceux qui n'aimaient pas les jésuites, et de beaucoup d'autres. Le livre a de l'allure, mais, par endroits, il tient du libelle. Plus tumultueux d'ailleurs que limpide. Fréquente Communion, ou infréquente ? On ne voit pas trop. Confusion voulue et perfide, comme on l'a dit ? Non, me semble-t-il. L'oeuvre est incertaine, comme la pensée de Saint-Cyran qui l'a inspirée, comme celle du jeune partisan qui l'a composée. Un géomètre pourtant ! Détail significatif et lourd de menaces : dès leurs premier mots, les futurs jansénistes peuvent se plaindre, et sincèrement, qu'on ne les a pas entendus. Autre fausse manoeuvre, toujours

 

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dans le même livre. L'auteur veut-il, oui ou non, ramener la France de Louis XIV à la pénitence publique? Si oui, la voici déjà sur la pente du ridicule ; pourquoi pas la glossolalie ? Si non, pourquoi tant s'échauffer sur une réforme qu'il sait chimérique? On croit peut-être qu'en m'attardant à cette revue, j'oublie notre bon Nicole. En vérité, je ne pense qu'à lui. Sa curieuse destinée n'est-elle pas en effet de réparer, une à une, les maladresses du grand Arnauld, et, par là, d'éterniser la querelle janséniste?

Autre maladresse et beaucoup plus grave : rallier pour la défense d'un in-folio théologique — l'Augustinus — la petite armée, encore en formation, dont on disposait, femmes comprises, c'est-à-dire abandonner pour de pures spéculations, la propagande religieuse et morale qu' avait absorbé jusque-là le zèle des Saint-Cyranistes.

Et quelles spéculations ! La grâce, les décrets prédestinants, toutes matières sur lesquelles les erreurs encore fraîches de Calvin. obligeaient l'Eglise à un redoublement de sollicitude. Pour comble d'imprudence, le jeune docteur, grisé par une première lecture de l'Augustinus, se flattait de n'appartenir ni à l'une ni à l'autre des deux écoles fameuses qui, sous l'oeil résigné de Rome, se combattaient dans les limites de l'orthodoxie. Ni jacobin ou thomiste ; ni jésuite ou moliniste. Calviniste ? pas davantage. Jansénius et moi, c'est assez. De bonne foi, vit-on jamais plus invraisemblable aventure ? Je veux qu'ils aient trouvé la solution idéale, la formule définitive. Y avait-il donc tant d'urgence à troubler le royaume pour la gloire d'une découverte qui, débattue dans le huis-clos des Sorbonnes, aurait fini par s'imposer tôt ou tard ? Quoi qu'il en soit, on ne peut avoir aucun doute sur la pensée, ou plutôt, sur les aspirations premières d'Arnauld. Il biaisera bientôt, lorsque se dresseront de tous côtés les objections formidables que sa jeune fougue doctorale n'avait pas prévues, mais gardant toujours par devers lui son impossible idéal d'une doctrine orthodoxe, qui ne serait ni le thomisme

 

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ni le molinisme, il ne se prêtera que malgré lui à la stratégie de Nicole, plus claire et plus catholique. C'est de là du reste que naîtra l'imbroglio janséniste, je veux dire, de cette alliance contre nature, entre deux théologiens qui se prétendent, qui se croient sans doute unanimes, et qui néanmoins diffèrent très sensiblement.

Dans l'obscure campagne qui s'ouvrait ainsi, les Arnaldins n'auront pas le monopole de la maladresse. Nous avons déjà vu que, des deux côtés, on se montra peu difficile sur le choix des armes. Aux calomnies de la Fréquente Communion et des Provinciales on répondit par d'autres calomnies qui, pour être moins habiles et d'un style moins exquis, n'en étaient pas moins regrettables. Quel droit avait-on, par exemple, d'attaquer les moeurs de Port-Royal ou de publier que les jansénistes ne croyaient pas à la présence réelle ? Et quelles chances de réussir par de tels moyens ? Ajoutez à cela tant de mesures mal concertées, incohérentes; la calme sagesse de la Cour de Rome harcelée par les catholiques français, plus impatients, dirait-on, d'humilier leur adversaire que de le convaincre. On avait pourtant commencé par une belle manoeuvre qui reste un des hauts faits de notre Sorbonne. Jansénius savait son métier. Se croyant en possession d'un système très orthodoxe, mais nouveau, et contre lequel se hérisseraient fatalement les autres écoles catholiques, il insinue ses idées plutôt qu'il ne les expose. Elles sont l'âme de son livre, mais on ne les trouvera pas exprimées en toutes lettres à chaque page de l'Augustinus. D'où le danger, bien peu de théologiens se trouvant de force à donner un corps à cette âme ; d'où la gloire de Nicolas Cornet, qui sut ramasser en quelques propositions limpides tout ce qu'il y avait de mauvaise doctrine dans l'Augustinus. Nous disons dans l'Augustinus et non dans la pensée personnelle de Jansénius. Car cette dernière nous échappe, comme celle de Fénelon, lequel tout en réprouvant sincèrement les Maximes des Saints, se réservait

 

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le droit d'écrire : « Je n'ai jamais pensé les erreurs qu'on m'impute ». Nicole, dont l'opinion ne paraît point méprisable, estimait que Jansénius ne se fût jamais reconnu dans les Cinq propositions. C'est possible et peu nous importe. Quand l'Eglise examine un ouvrage, elle ne s'attarde pas à deviner ce que l'auteur a voulu dire ; elle prend le texte lui-même, dans le sens qu'il présente naturellement à l'esprit, ut verba sonant. Après quoi, libre au condamné de soutenir qu'il s'est mal expliqué. Heureux les écrivains qui n'ont jamais eu l'occasion de faire un pareil aveu !

Mais quoi qu'il en soit de Jansénius, mort en soumettant son ouvrage au jugement du Pape infaillible, il faut bien que la théologie que résumaient les cinq propositions coïncidât d'assez près avec la propre théologie d'Arnauld, puisque celui-ci, aussitôt les propositions condamnées à Rome, se soit mis en posture de les défendre, acceptant sans sourciller le défi que lui portaient de concert la Sorbonne et le Saint Siège. Franchise, du reste, mais qui l'aurait fatalement conduit aux abîmes. Qu'il persiste en effet dans cette première attitude — la seule qui réponde à ses convictions du moment — et l'immense majorité de ses troupes ne tarderait pas à l'abandonner. Qu'on y prenne garde : ni les religieuses de Port-Royal, ni les solitaires, ni les quelques docteurs de Sorbonne qui, pour l'heure, semblent suivre la bannière d'Arnauld, ne sont prêts au schisme. Rome s'étant clairement prononcée, l'Eglise gallicane ne pouvant manquer de suivre, de toute façon, la cause est finie, la partie perdue. Arnauld n'aura bientôt plus qu'à choisir : ou la soumission pure et simple, ou la révolte décidée. Où se tournera-t-il ? Allons-nous voir un nouveau Calvin, plus chétif, plus seul que l'autre ? Port-Royal, en larmes, va-t-il commencer des processions de pénitence pour obtenir le retour du Docteur prodigue ? Ou bien le frère d'Angélique et d'Agnès confessera-t-il bravement qu'il s'est trompé ? Ni l'un ni l'autre. Voici paraître un génial prestidigitateur

 

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qui d'un coup de baguette nous tirera d'embarras, en supprimant le problème, en offrant au grand Arnauld le moyen d'être tout ensemble et révolté et soumis. C'est Pierre Nicole avec la distinction mémorable, qu'il a contribué, plus que personne, à défendre (1).

II. Résumons en deux mots cette solution inespérée. Les cinq propositions, pensait Nicole, sont hérétiques et l'Eglise les a justement condamnées, mais personne jusqu'ici, parmi les catholiques, ne s'est aventuré à les soutenir, pas même Jansénius, pas même M. Arnauld. Sur quoi, de l'un et de l'autre côté de la barricade, on s'impatiente, on se fâche : les ultra, du jansénisme, parce que, avec la distinction du fait et du droit, la farouche croisade qu'ils avaient rêvée se trouve réduite à une chicane puérile ; les orthodoxes, parce qu'ils ne voient là qu'une échappatoire, ruse suprême de la secte aux abois. Aux premiers, nous donnerons raison tout à l'heure ; quant aux seconds, nous voudrions les amener à nuancer leur sentence.

Non, pour ma part, je ne croirai jamais à la duplicité de Nicole. Il est habile certes, mais son habileté n'est que le revers de sa franchise. Répétons du reste que ses adversaires lui faisaient la partie belle. Entêtés de leurs préjugés gallicans, ils n'admettaient pas que, sur les questions de fait, l'Eglise fût infaillible. Comment le serait-elle devenue, du jour au lendemain, sur le fait de Jansénius? Il n'y avait pas à répondre, me semble-t-il, à cet argument, et je ne vois pas qu'on ait répondu jusqu'au jour où Fénelon, plus libre d'esprit, plus catholique, déclarera sans ambages que l'Eglise est également infaillible sur le fait et sur le droit, infaillible sur le premier, parce qu'on ne peut le séparer du second. Hors de là, vous

 

(1) « C'est lui, disait Brienne qui est l'inventeur de la distinction du fait et du droit, à quoi, sans lui, M. Arnauld et M. de Lalane n'auraient jamais pensé ». Cf. Port-Royal, IV, p. 418. Avec la mauvaise humeur qu'il laisse voir, ce témoignage est très important. Cf. la dernière note du présent chapitre.

 

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n'obtiendrez rien de Nicole et de ses élèves. D'où vient que, dans sa rencontre avec Bossuet, la Mère Agnès aura, bon gré mal gré, le beau rôle et le dernier mot. Il lui disait : Eh! sans doute, ma Mère, le Pape peut se tromper ainsi que vous sur le sens de Jansénius : aussi ne vous demandons-nous qu'un acte de foi humaine — Mais alors, Monseigneur, changez votre protocole et ne parlez plus de serment. Jurer sur la foi d'un homme faillible, c'est prendre en vain le nom du Seigneur. Je puis bien reconnaître que je ne me crois pas plus savante que le Pape; je puis m'engager sous serinent à un silence respectueux, mais non pas jurer que telle hérésie se trouve dans l'Augustinus — un livre que je n'ai pas lu — alors que, de votre propre aveu, il n'est pas certain qu'elle s'y trouve. Nous avons déjà dit tout cola, nous appuyant sur l'autorité d'un docte jésuite, peu suspect de tendresse à l'endroit de la Mère Agnès, mais je ne crains pas de me répéter, si par là, je rends plus intelligible l'intervention de Nicole dans l'histoire intime et dans les destinées du jansénisme.

Toutefois cette stratégie, si fort qu'elle ait gêné les controversistes orthodoxes, n'aurait mérité que mépris, si elle n'avait d'abord et surtout, rassuré, libéré, épanoui les meilleurs, et, sans doute, les plus nombreux du petit troupeau. Le peu de fronde qu'on leur permettait encore par là — amusement cher à plus d'un, et satisfaction d'amour-propre — n'était rien, en réalité, auprès du facile dénouement que la distinction du fait et du droit apportait à l'angoisse confuse, mais grandissante dont souffraient tant de bonnes âmes. Nous avons vu tantôt avec quelle allégresse Pascal pouvait adapter à sa propre vie intérieure — ou du moins à la surface de cette vie — les dogmes authentiques du jansénisme. Loin de le troubler, les cinq propositions lui faisaient verser des larmes de joie. Mais le moyen de tourner ainsi la cruauté de ces dogmes n'était pas à la portée de tous. Il y avait à Port-Royal des consciences inquiètes, scrupuleuses, tourmentées et, qui

 

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n'avaient que trop de pente à s'appliquer à elles-mêmes, dans toute sa rigueur désespérante, la doctrine première d'Antoine Arnauld. Obscurément elles sentaient lever, au plus profond de leur pensée, les semences de cette doctrine, à peine formulée du reste, mais que des maîtres encore tâtonnants leur laissaient du moins pressentir. Elles entrevoyaient, elles créaient à leur façon, le vrai jansénisme et elles se demandaient avec terreur s'il ne serait pas la vérité. D'où l'immense soulagement que leur apporta la distinction. Il était donc hérétique de croire que le Christ ne fût pas mort pour tous, que la grâce, nécessaire au salut, fût refusée à des foules sans nombre ; et ainsi du reste. Jamais, on ne leur avait enseigné rien de pareil ; c'était elles qui avaient mal compris, et Rome avec elles. Mais grâce Dieu et à ce bon M. Nicole, le brouillard se dissipait. Tout se réduisait à je ne sais quel malentendu sur une petite question de fait. Et voyez la conséquence, ridicule et touchante, de cette paix retrouvée. Plus on avait tremblé à la perspective d'une erreur qu'on n'était pas loin de prendre pour la vérité, et plus allègrement on résisterait désormais aux jésuites, aux évêques, au Saint Père, capables précisément d'imputer cette erreur au saint M. d'Ypres et à l'admirable M. Arnauld.

Mais ces épouvantes de la pieuse troupe, il est essentiel de savoir que Nicole ne les a point partagées. Il jugeait le jansénisme doctrinal — les cinq propositions — tellement contraire à une saine théologie qu'en soupçonner qui que ce fût lui aurait semblé une faute mortelle contre la charité et la justice. Que son ombre me pardonne ce que M. Nicole vivant aurait pris pour une injure : cet excellent homme a manqué sa vocation ! Jésuite ? Je n'irai pas jusque-là, car aussi bien, l'on n'imagine pas ce timide, prêchant l'Evangile aux Hurons ou aux Nez-percés. Mais enfin, son génie le voulait moliniste, comme on s'en convaincra sans peine en méditant ses écrits sur la grâce générale. Il faut entendre les vrais Arnaldins, il faut les voir, souriant

 

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de compassion. quand ils parlent de u la grâce de M. Nicole ». C'est qu'en effet le désaccord théologique entre lui et eux parait complet. Bien que leur opportunisme ait accepté, vaille que vaille, la distinction du fait et du droit, Arnauld et son petit groupe restent fidèles au premier article, d'ailleurs plutôt négatif, de leur programme : ni molinistes, ni thomistes (1). Nicole, au contraire, n'a pas d'autre doctrine sur la grâce que le pur thomisme (2). Vers 1692, il écrivait au P. Quesnel :

 

Il faut considérer, monsieur, l'état de l'Eglise catholique, dans laquelle nous vivons et nous voulons tous mourir. Cette

 

(1) Dans ce petit groupe, je range Pascal, Lalane et quelques autres, théologiens de métier ou simples amateurs. Deux traits les distinguent du gros de l'armée Port-royaliste : ce sont des intellectuels ; la querelle doctrinale les passionne ; ce sont aussi de vrais jansénistes, entendant par là qu'en somme et à quelques distinctions prés, ils acceptent volontiers les propositions condamnées. La condamnation les a fortement déçus ; ils sentent confusément qu'elle les atteint. Hérétiques ? Pas encore, mais, si l'on peut dire, eu fermentation d'hérésie. Ils sont très intéressants. Soumis vaille que vaille à la stratégie de Nicole, à la distinction du fait et du droit, ils gardent néanmoins quelque chose de leurs premières tendances. C'est par eux que l'esprit janséniste se perpétuera dans la secte.

En face de ce groupe (gauche ou extrême-gauche) il y aurait lieu d'étudier les modérés — le centre — lesquels nous sont à peine connus, parce que, fuyant les querelles, soit extérieures, soit intérieures, ils ont peu écrit. Nous connaissons leur existence — que d'ailleurs nous aurions devinée — par un passage très important de Nicole, dans sa correspondance avec Quesnel. Il s'agit toujours de la persécution que le bonhomme avait à subir pour ses idées anti-arnaldines sur la grâce. Il écrit donc : « On ne change pas facilement des pensées dans lesquelles on est affermi depuis trente ans, et sur lesquelles on a toujours agi et parlé : et ce que je puis vous dire, c'est que tous les amis les plus forts et les plus francs du allier n'y trouvera pas (à mes idées sur la grâce) le moindre inconvénient ni la moindre difficulté, et prennent tout ce qu'on dit en vos quartiers dans l'entourage d'Arnauld, pour des terriculamenta ». Essais de morale, VIII. B, III, pp. 199, 200. Les lettres de Nicole forment trois volumes dans la série des Essais de morale ; le tome VII, le VIII, et un supplément au tome VIII. Pour moins d'embarras, je renverrai à : Lettres I, Lettres II, Lettres III.

(2) Ici, comme dans tout le présent chapitre, je simplifie de propos délibéré je néglige les nuances. Il n'est donc pas impossible que Nicole, d'abord séduit lui aussi par Jansénius, ait passé par une période d'hésitation. Mais la lecture attentive des Pères grecs et de saint Thomas l'auront bientôt ramené, fixé. Avouons tout bas que ce raffiné ne lisait pas sans une souffrance réelle le latin du Docteur angélique. Il écrit par exemple: « Le style farouche de saint Thomas qui est peut-être l'auteur du monde le plus disgracié, c'est-à-dire, le plus dépourvu de ce qui peut plaire dans un discours, m'...avait autrefois dégoûté » de tel système. Lettres, III, p. 235.

 

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Eglise a le Pape pour son chef, et le Pape est de droit le premier chef de la doctrine. Je ne le crois pas infaillible, ni vous non plus, mais il a une espèce d'infaillibilité de fait. C'est que, par la disposition des peuples et par la créance qu'il a dans le commun de l'Eglise, s'il condamne quelque doctrine, même injustement et sans raison, rien n'est plus difficile que de s'en relever, et de ne demeurer pas opprimé sous sa puissance.

 

Inutile de se récrier; il parle comme aurait pu faire Bossuet. Fénelon lui-même, quoique plus romain, n'admettait pas l'infaillibilité personnelle du Pape.

 

Il faut donc éviter ces condamnations avec toute sorte de soins. L'amour même de la vérité y oblige, et la chose n'est pas impossible pourvu qu'on s'y applique avec le soin nécessaire. En voici les moyens :

La Cour de Rome ne sait dans la science de l'Eglise que ce qu'en savent les théologiens dont elle se sert pour examiner les points de doctrine et les livres qui les contiennent. Ces théologiens sont des scolastiques de divers pays, qui n'ont guère étudié que les auteurs scolastiques, mais qui savent assez bien l'histoire des opinions qui ont eu cours depuis cinq cents ans. Parmi ces opinions, il en est qui ont passé constamment pour orthodoxes, quoiqu'elles ne soient pas universellement suivies. Il yen a même qui sont approuvées par certains ordres entiers, certains corps, certaines congrégations.

Or, la Cour de Rome, assez constante dans les maximes politiques, en a une qu'elle garde inviolablement, de ne condamner jamais les sentiments, opinions, dogmes, qui ont acquis cette réputation publique de catholicité et d'orthodoxie depuis un assez long temps, et principalement s'il y a des ordres et des congrégations qui les soutiennent...

Si donc il se trouve que la vérité permette de se ranger à un sentiment d'une catholicité et d'une orthodoxie non contestée..., il semble que ce soit un moyen très sûr de ne pouvoir être troublé par l'accusation d'hérésie. Et c'est en effet ce moyen où l'on s'est réduit pour se tirer de cet effroyable embarras où l'on était par l'accusation d'hérésie fondée sur le jansénisme.

 

« On », c'est Nicole en personne. Il fait ici allusion aux « cinq articles » rédigés par lui et où il réduisait a toutes

 

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les opinions que l'on tenait (à Port-Royal) sur les cinq propositions, à la doctrine commune des thomistes ». Bon gré mal gré, Arnauld avait accepté ces articles qui pourtant le gênaient fort ; il les avait même donnés comme étant de sa façon et le Pape les avait trouvés satisfaisants (1).

 

Ce moyen a réussi et il ne pouvait pas ne point réussir ; car les hommes ne sont pas assez injustes pour imputer une erreur à des gens qui font une profession publique de ne soutenir point d'autre doctrine... que celle qu'ils expriment clairement. Et des théologiens, engagés solennellement à soutenir certains sentiments, comme les thomistes, ont trop d'intérêt à les défendre pour les laisser condamner parce que d'autres les auront embrassés (2).

 

Habileté sans doute, mais aussi pleine franchise. Sur le fond des choses, il ne pensait pas autrement que les thomistes. Encore réduisait-il le thomisme à ses éléments primitifs, essentiels. A tort ou à raison, il en « retranchait » expressément le « dogme particulier » de la prémotion physique, lequel, disait-il a n'est point reçu dans le commun de l'Eglise et... produit de grands embarras dans la matière de la grâce » (3). Je ne voudrais le brouiller avec personne, mais force m'est bien d'écrire sous sa dictée. Aux théologiens de voir s'il n'y aurait pas chez ce prétendu janséniste une curieuse tendance à atténuer, et si j'ose dire, à moliniser le thomisme (4). De toute façon, l'on trouvera,

 

(1) Les cinq articles ont été approuvés par un bref de juillet 1663. Nicole les avait dressés avec le concours de M. Girard, docteur de Sorbonne, qui semble avoir été pleinement d'accord avec lui, je veux dire exclusivement thomiste, et comme tel opposé aux intransigeants du parti. On trouvera le texte des articles dans la vie de Nicole par Goujet, I, pp. 102-117.

(2) Traité de la grâce générale, 1715, II, pp. 4-7.

(3) Grâce générale, I, p. 235. Il ne permettait pas que l'on donnât de l'hérétique aux molinistes. « Ce n'est pas seulement faute d'autorité qu'on ne les traite pas comme hérétiques, mais c'est qu'effectivement ils ne sont point hérétiques et qu'il y a une très grande différence entre eux et des hérétiques cachés dans la communion de l'Eglise ». Lettres, III, p. 158. La concession, à cette époque surtout, était beaucoup plus généreuse qu'on ne pourrait croire.

(4) voici là-dessus les judicieuses remarques de Duguet : « M. Nicole avoue bien sincèrement qu'à ne considérer que les passages (bibliques) sur lesquels il appuie principalement, on pourrait en conclure que tous les hommes ont une grâce telle que Molina l'a conçue. fi est vrai qu'il soutient au même lieu que les autres passages de l’Ecriture empêchent qu'on ne tire cette conséquence : en quoi il a très grande raison. Mais c'était cela même qui devait l'avertir qu'il donne trop à ces premiers passages généraux et qu'il ne peut établir sur eux une volonté conditionnelle en Dieu à l'égard de tous les hommes et offrir à tous les hommes une grâce conditionnelle, modo ipsi velint, sans établir lui-même les principes de la grâce molinienne dont il ne saurait nier les conséquences que par caprice. » Lettre sur la grâce générale dans le Recueil de quatre opuscules fort importants de feu M. l'abbé Duguet, Utrecht, 1737, p. 146.

 

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je crois, plaisir et profit à le lire, notamment, lorsqu'il insiste avec sa fermeté lucide et malicieuse sur le pouvoir donné à chacun d'éviter l'enfer ou sur « l'impuissance» janséniste que, disait-il, « je ne digère point ».

 

Il n'y a point dans l'homme d'autre cause d'impuissance que la volonté inflexible et opiniâtre dans le mal, et je ne saurais accorder avec cette doctrine de saint Augustin, un autre non potest (janséniste) qui viendrait du retranchement d'une grâce, sans laquelle l'homme, même innocent, n'aurait pu faire le bien librement.

 

Le pouvoir que Jansénius nous laisse, ou M. Arnauld, est

 

semblable à un oeil sain qui est sans lumière, à des jambes saines bien garrottées. En un mot c'est un pouvoir garrotté par des liens et des liens naturels, invincibles et tels que, la concupiscence même étant guérie, le non potest subsisterait. Et cela étant, il me parait de nul usage pour répondre aux adversaires de sauta Augustin.

(En effet) il faut avouer que de dire d'un homme garrotté qu'il peut marcher et courir sont des expressions si extraordinaires qu'à l'exception de quelques philosophes,

 

remercions-le pour ce joli mots (1),

 

(1) Il venait aussi de dire . « Cette expression que les damnés out pu se sauver, doit être une expression qui ait un sens populaire et qui n'ait pas besoin de philosophie pour être entendue e. On peut rapprocher cette jolie page : « Cette puissance physique de faire le bien... n'est pas une puissance inconnue. On la sent et on en est convaincu. On voit bien qu'on ferait le bien si on le voulait et qu'on peut le vouloir. L'expérience nous peut apprendre que nous ne voulons jamais si Dieu ne nous touche le coeur, mais pour le pouvoir on sent qu'on l'a... C'est le sentiment de cette puissance qui nous rend naturellement pélagiens, parce qu'on le porte trop loin en s'imaginant que, sans grâce, ou avec une grâce soumise à notre volonté, nous voulons quelquefois actuellement faire le bien ; mais ce sentiment n'est pas entièrement faux, étant réduit au terme où il le doit être. Il est mauvais et faux quand on s'attribue les bonnes actions et les bonnes volontés actuelles. Il est juste, quand il nous sert à reconnaître sincèrement que nous sommes coupables dans les mauvaises actions... Au contraire, quoiqu'il soit juste d'attribuer à Dieu toutes les bonnes volontés... on peut.., abuser de cette doctrine en ne s'attribuant pas assez les mauvaises et en les regardant plutôt comme des misères inévitables que comme des péchés »... Grâce générale, I, pp. 243, 244.

 

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elle passent pour fausses parmi tout. le reste du monde. Elles n'expliquent donc point suffisamment les expressions (des Pères) où il est dit que les hommes ont pu se sauver, et un pouvoir garrotté par un lien naturel est de nul usage pour cela. On veut faire voir que c'est la faute des hommes de ne pas faire le bien et que cela dépendait d'eux ; or, le pouvoir garrotté d'un lien naturel n'y sert de rien. Il n'en est pas de même d'un pouvoir qui n'est empêché d'agir que par la volonté, quelque inflexible qu'elle soit. Toute la terre est pleine de volontés déterminées infailliblement par la concupiscence dominante ; et ces deux expressions : Il peut et ne peut, subsistent également dans le langage ordinaire et sont aussi fréquentes l'une que l'autre. On dira du prince d'Orange qu'il peut rendre la couronne au roi Jacques et qu'il ne le peut, selon qu'on sera frappé oui de l'idée du pouvoir qu'il en a par sa volonté, ou de l'impuissance oit le met sa cupidité.

Ainsi quand on ne fait dépendre l'impuissance de l'homme que de la seule concupiscence, on dit raisonnablement et non philosophiquement, qu'il peut et ne peut pas. Mais si vous admettez ce lien naturel qui garrotte son pouvoir, on a beau l'appeler physique et suffisant, on ne trouvera personne qui dise qu'avec un tel pouvoir on puisse, et que cette impuissance ne soit pas antécédente. Voilà, monsieur, ce qui me donne inclination à cet aide sine quo non (une grâce donnée à tous), avec lequel on est de plus uni à un million de théologiens qui l'admettent. Mettez-le, si vous voulez, dans ces lumières que vous appelez naturelles,

 

Il me suffit que ces lumières viennent de Dieu et qu'elles ne soient refusées à personne (1).

 

Ces derniers mots nous conduisent à une des thèses

 

(1) Grâce générale, I, pp. 495-503. Nicole, montre en passant, que, sur ce point là, Jansénius enseigne le oui et le non.

 

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maîtresse de Nicole. Motions ou lumières, il estime en effet, au grand scandale d'Arnauld, qu'il faut appeler grâce, mais vraie grâce et surnaturelle, tous les secours que Dieu donne à l'homme, chrétien ou non, pour l'aider à faire le bien, à gagner le ciel.

 

 

Quand on me vient dire que les lumières du bien et de la justice qu'avaient les païens, n'étaient que naturelles, je leur demande comment ils le savent. C'est vouloir s'embarrasser inutilement que de vouloir soutenir dogmatiquement que les païens n'ont point eu de pensées surnaturelles ; et c'est charger inutilement la doctrine de saint Augustin de propositions odieuses. L'Inquisition a condamné par son dernier décret ceux qui disent que les païens n'ont reçu aucune influence de grâce. Je ne sais si elle a eu assez de fondement pour le faire (1); mais je sais qu'on en aurait encore moins pour dire que toutes les pensées véritables qu'ils ont eues étaient toutes des suites de la nature. Car d'où pourrait-on le savoir (2) ?

 

N'en doutez pas, ces lignes paisibles que je viens da transcrire et que j'espère on aura lues sans horreur, un vrai janséniste doit les trouver, les trouve en effet, sacrilèges Des pensées surnaturelles formées par Dieu lui-même clans l'âme d'un païen, ou bien M. Nicole n'est qu'un jésuite déguisé, ou bien ce malheureux a perdu la raison. Or, j'avoue bien que cette résistance aurait dû éclairer Nicole sur le calvinisme profond, bien qu'inaperçu d'Arnauld, mais, ne nous lassons pas de le redire, cet excellent homme ne veut, ne peut admettre qu'un si grand docteur méconnaisse

à ce point la théologie catholique. D'accord sur le fond, l'on ne s'entend pas sur les mots.

 

Voilà donc, — continue-t-il après une longue liste de citations

 

 

(1) Qu'on l'entende bien : il est tout à fait du même avis que l'Inquisition, mais il n'est pas certain que la thèse implicitement soutenue par le Décret puisse être donnée comme de foi définie. N'oublions pas que tous les écrits de Nicole sur la grâce générale, sont un plaidoyer pro domo sua, présenté aux arnaldins intransigeants... D'où une tendance à minimiser le désaccord.

(2) Grâce générale, I, pp. 502-502.

 

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patristiques, — cette lumière commune écrite de Dieu dans nos esprits, dont l'âme est arrosée comme d'une rosée, qui est une participation de Jésus-Christ comme Verbe et une impression de l'image de Dieu ; et j'avoue que je ne vois pas pourquoi l'on ne prendrait pas cette grâce pour une grâce suffisante, semblable à celle d'Adam, puisque, selon saint Augustin, cette grâce était aussi une participation de la lumière de Dieu et une lumière qui brillait dans son esprit.

 

Ici, nouveaux anathèmes du côté janséniste. Essayons de les calmer. Cicéron nous aidera peut-être :

 

Ce que Cicéron disait des Stoïciens, qui ôtant aux douleurs et aux autres peines de la vie, le nom de maux, leur en laissaient plusieurs autres équivalents, et qui formaient la même idée dans l'esprit, que c'était là définir la douleur, mais non pas l'ôter. — Definis tu mihi, non tollis dolorem — se peut dire

 

de ceux qui ne veulent pas entendre parler d'une vraie grâce donnée aux païens.

 

Ils définissent en effet les grâces surnaturelles (celles qui sont réservées aux seuls élus) par les divers titres qu'ils sont obligés de donner à cette lumière qui nous découvre Dieu comme vérité, comme justice, comme sainteté, et qui nous fait connaître les premiers principes de la loi naturelle. Ce n'est pas, disent-ils, une grâce surnaturelle : c'est un nom qu'il ne leur plaît pas d'y donner.

 

Simple querelle de mots, pense Nicole, mais enfin bizarre dangereuse répugnance, et qu'il n'est pas loin de trouver absurde. A son tour, il s'anime, il s'irrite presque, et bientôt oubliant toute prudence, il osera porter un coup droit à Jansénius lui-même. Appelez cette grâce, comme vous voudrez, dit-il, mais enfin,

 

c'est, selon saint Thomas, une irradiation de la vérité éternelle que tout le monde connaît.

Elle est écrite dans les coeurs, non par la main des hommes, mais par la main du Créateur, manu formatoris nostri, dit saint Augustin.

 

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Elle consiste dans des vérités que nous n'avons pas besoin d'apprendre des hommes. Et c'est pourquoi saint Augustin demande souvent, à l'égard des préceptes de la loi naturelle : Quis te docuit ?... Ce sont des vérités que Dieu manifeste aux hommes et dont saint Paul dit : Deus enim illis manifestavit.

C'est le Verbe de Dieu qui illumine tous les hommes venant au monde, et le Verbe de Dieu est lui-même cotte lumière C'est un rayon de 1a lumière de Dieu, c'est sa voix, et cette voix et ce rayon sont le Verbe même. C'est un je ne sais quoi dont notre âme est arrosée ; unde illud nescio quid quo aspergitur anima tua . C'est un je ne sais quoi qui brille dans nos esprits : nescio quid quod coruscat menti tuae.

Ce sont là, selon les SS. Pères, les semences des vertus, restées à la nature. Ce sont des linéaments de l'image de Dieu. Or, selon les Pères, cette image, en tant qu'elle pouvait être effacée et que nous devons la retracer en nous, consistait en des grâces de Dieu que l'homme a perdues et les linéaments doivent être de même nature que les traits formés.

Mais, dit Jansénius, ce ne sont pas là tant des semences de vertus que des ruines : non tam semina quam ruinas, ex illa primæca integritate superstites. Je le veux, mais les ruines d'un édifice sont de même nature que l'édifice. Ainsi les ruines d'un édifice surnaturel sont surnaturelles (1).

 

Après cela, si le P. Rapin ne tend pas la main à Nicole, je désespère du P. Rapin, lequel, soit dit en passant, n'a jamais si bien parlé. « Et ne croyez pas qu'il s'agit ici d'un rayon lointain et glacé ». La « grâce générale » de M. Nicole est tout ensemble lumière et motion ; elle ne s'arrête pas à la surface de l'intelligence, elle pénètre le coeur :

 

Quam me delectat Theramenes, dit Cicéron, quant excelso animo est! Etsi enim flemus, cum legimus, tamen non miserabiliter vir clarus emollitur. C'est qu'il y avait dans sa mort un certain éclat de vertu, de justice, de constance et de fermeté qui plaisait à ceux qui n'y avaient point d'intérêt.

 

Cicéron pleure en lisant le récit de cette mort de Théramène ; c'est la grâce générale qui le touche, qui, par

 

(1) Grâce générale, I, pp. 208-211.

 

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ce beau spectacle, réveille en lui l'amour de la vertu. Que nous sommes loin de Pascal : « Les exemples des morts de Lacédémoniens et autres ne nous touchent guère. Nous n'avons pas de liaison avec eux » (1)! Du point de vue janséniste, il est dans le vrai. Mais, pour l'orthodoxe Nicole, nous avons liaison avec tous les hommes, baptisés ou non, qui ont pu faire le bien, puisque ce bien, ils n'auraient pute faire, sans une grâce de notre Christ.

 

Il semble donc que les lumières du Verbe qui éclairent l'esprit (celui de Cicéron par exemple) ne sont pas absolument sans chaleur et sans mouvement. Et saint Augustin joint l'un et l'autre dans ce passage : Possunt homines percipere sapientiam, si se illius luci et calori admoverint. Cette lumière a donc de la chaleur, c'est-à-dire qu'elle produit du mouvement dans la volonté. Il faut juger de cette illumination par ses effets : elle excite, elle pousse, elle veut entrer : pulsar, excitat, vult introire, selon les Pères, à moins que la malice du coeur ne lui ferme la porte (2).

 

Telle est sa jolie manière, « raisonnable », humaine, vivante, de dogmatiser. Rien ne ressemble moins aux « lemmes » tranchants d'Arnauld. Sainte-Beuve cependant — qui l'eût jamais pensé? — préfère la massue du docteur géomètre. «Selon moi, écrit-il, si on avait cru (Nicole) un grand théologien », il en fallut rabattre quand furent publiés ses écrits posthumes sur la grâce générale, — ceux-là même qui présentement nous occupent. « Un grand théologien voit les choses bien autrement... Nicole est tout dans les intervalles, dans les nuances... il n'est qu'un psychologiste habile et surtout un moraliste » (3). Rien qu'un « psychologiste» ! Excusez du peu. Sainte-Beuve lui-même, dans son ordre, est-il autre chose et se croit-il, pour autant, plus petit que M. Cousin ? Mais, en vérité, il a lu très vite ces écrits sur la grâce, qui, moins prévenu, l'auraient

 

(1) Pensées et Opuscules, p. 551.

(2) Grâce générale, II, pp. 247, 248.

(3) Port-Royal, IV, p. 5o6.

 

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enchanté. Il reste fidèle aux consignes de son clan ; il juge Nicole comme l'ont jugé les farouches de Port-Royal. Résumons tout ce débat : Pour éviter les « brouilleries »,

 

il faudrait convenir du sens de ces mots, naturel et surnaturel. Pour moi, toute impression de Dieu séparable de la nature de l'homme (1) et qui tend à le rendre bienheureux, me paraît surnaturelle (dans l'état présent). Le Verbe est la vie de l'homme, et il le vivifie en l'éclairant et le portant à aimer. Toute lumière qui tend donc à vivifier l'homme est surnaturelle. Hais cette lumière de vie a différents degrés. Ce qui en reste dans l'homme (depuis la faute... est souvent appelé naturel par quelques auteurs.., mais peut être aussi très légitimement appelé surnaturel. Cette lumière, jointe au libre arbitre, ôte le non potest, qui naît de la nature, et ne laisse plus qu'une impuissance volontaire, qui nuit de la concupiscence ; le libre arbitre n'est lié par aucun lien naturel, mais il est lié sua ferrea voluntate. La grâce efficace (distincte de la grâce générale donnée à tous) est nécessaire pour rompre celien, et je ne crois pas que vous trouviez dans saint Augustin un autre usage de cette grâce. Mais quoique ceux qui ne l'ont pas soient dans une impuissance qui les prive de toute bonne action, néanmoins cette impuissance n'est pas physique, parce qu'elle subsiste avec un pouvoir physique, libre et non garrotté par aucun lien naturel, qui est pareil à tous les pouvoirs que l'on a des choses contraires à la concupiscence dominante. Ainsi il est vrai de dire que l'on peut et ne peut pas ; que Dieu ne nous ôte pas la possibilité, comme dit saint Prosper, et néanmoins que la possibilité du bien est perdue, comme dit saint Augustin. Mais elle est perdue, dit Jansénius, non detractione gratiae, sed laesione naturae, et cette laesio naturae n'est rien que la concupiscence dominante.

 

Je ne dis certes pas que la doctrine soit ce qu'on peut imaginer de plus consolant, mais seulement que Nicole se sépare des jansénistes, en ne faisant dépendre que de la volonté humaine, l'impuissance dont il parle. Manifestement il avait encore à faire un petit bout de chemin avant de rejoindre

 

(1) Et celle dont il parle, en est séparable, puisque —nous l'allons voir — les damnés ne l'auront pas.

 

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Molina (1). Il est mort trop tôt. Voici néanmoins pour nous égayer et tout ensemble nous réconforter :

 

Il y a toujours quelques degrés de cette lumière dans cette vie; mais, après la mort, elle sera soustraite aux réprouvés, soit

 

(1) En effet et comme les théologiens l'avaient déjà deviné, la médaille a son revers, mais orthodoxe, mais thomiste. Cela peut nous chagriner ou nous réjouir ; mais, pour moi, il me suffit présentement de montrer que Nicole n'est pas janséniste. Voici, plus en forme, ses propositions fondamentales. Je les tire du petit écrit qui a pour titre : Système entier selon cette opinion de la grâce générale.

 

III. En considération de l'Incarnation de son Fils, (Dieu) a continué dans la même volonté de... donner à l'homme, (à tous les hommes) la béatitude, s'il voulait se repentir, et de lui fournir pour cela un grand nombre de grâces intérieures et extérieures.

IV.  Il a résolu de plus par une bonté particulière de donner à un certain nombre d'hommes des grâces victorieuses de leur malice, qui leur font effectivement obtenir le salut...

V. Jésus-Christ est entré dans les mêmes sentiments... Il donne moyen à tous

de participer (ans mérites de sa mort).

VI. Mais de plus, il a une volonté efficace et absolue de procurer le salut à un certain nombre de prédestinés... qu'il exécute par une suite de grâces victorieuses de la cupidité...

X. L’homme a un véritable pouvoir physique de reconnaître Dieu.., d'obtenir de plus grands secours... Rien ne lui manque que la volonté.

XI. Ceux qui font le bien ne le font jamais par les seules grâces communes et générales, mais par les grâces spéciales de Jésus-Christ, qu'il ne donne qu'à ceux à qui son Père les a destinées. Ib., I, pp. 253-257.

 

Bref, faute d'une nouvelle grâce, et qui sera refusée à beaucoup, cette « puissance de faire le bien » que Nicole suppose chez tous et qu'il défend coutre les jansénistes ne passe « jamais jusqu'à l'action ». C'est là une des raisons pour lesquelles Nicole se croyait moins éloigné d'Arnauld qu'il ne l'était en effet, une des raisons pour lesquelles la vive querelle que lui cherchaient ses amis, lui semblait n'être qu'une querelle de mots. Avec mon système, aurait-il pu leur dire, vous n'aurez pas un damné de moins ; alors de quoi vous plaignez-vous? Puisque ma grâce générale, eu fait, laisse l'homme dans son impuissance d'aller au ciel, qu'est-il besoin d' « augmenter d'un degré » cette impuissance, en lui donnant aussi pour cause une volonté antécédente de Dieu, amenant le refus de toute grâce? (Ib., I, p. 46). Quoi qu'on pense de cette doctrine, on ne doit pas la confondre avec le jansénisme, oui est presque tout entier dans ce « degré » de plus. On trouvera du reste dans ces mêmes écrits sur la grâce générale, une réfutation humoristique du thomisme. En voici un échantillon :

« Si un laquais, dans le dessein de voler son maître, ayant tenté de passer dans son cabinet par une fenêtre fermée par des barreaux de fer, s'était trouvé pris par le milieu du corps entre deux des barreaux, sans pouvoir avancer ni reculer, comme je sais effectivement que cela est arrivé à quelqu'un, on ne trouverait nullement à redire que son maître le fit rouer. — Mais si, au lieu de cela, le maître, dans le dessein de se faire honneur d'une extrême modération, lui venait dire : « Vous êtes un malheureux ; vous mériteriez que je vous fisse rompre bras et jambes, mais j'ai pitié de vous ; il ne vous sera fait aucun mal, on ne vous rompra ni bras ni jambes, car, comme je veux que vous continuiez à me servir, je ne veux pas vous réduire à l'impuissance de le faire, je veux vous laisser un pouvoir physique de me suivre et de travailler. — Il n'y a seulement que l'impuissance volontaire où vous vous êtes précipité en vous garrottant... ainsi vous-même, que je ne veux pas vous ôter. Et je défends qu'on vous retire de ce lieu. C'est assez que vous ayez des bras et des jambes. Vous avez en cela une preuve sensible de ma bouté pour vous, et un vrai pouvoir physique de me servir. Si vous y manquez et que vous ne me suiviez pas dans tous mes voyages, vous êtes inexcusable et je vous ferai éprouver de beaucoup plus grands supplices que ceux que vous venez de mériter par ce crime ».

« De bonne foi, que pourrait-on penser du procédé de ce maître ?... Et ce laquais n'aurait-il pas raison de lui dire : « Je vous remercie, M., de votre prétendue faveur. J'aime bien mieux que vous me fassiez rouer dès à présent que de me réserver à de plus grands supplices, sous prétexte d'un prétendu pouvoir de vous servir que je ne réduirai jamais en acte, et qui ne me servira de rien, tant que vous ne me délivrerez pas de l'impuissance que vous appelez volontaire ». — Et la comparaison continue de plus en plus pressante.

Le thomiste Nicole répond que « ce qu'il y a de plus éblouissant dans cette objection » n'est que rhétorique. C'est là, en effet, raisonner « de Dieu trop humainement » et mesurer ce qui est en lui « à l'aune des affections et des désirs des hommes ». Qu'on embrasse du reste, « le parti des pélagiens, des molinistes, des congruistes, des thomistes, des augustiniens, enfin que l'esprit humain forme tel système qu'il lui plaira, comme il y trouvera toujours des abîmes impénétrables à notre intelligence, il sera contraint d'y attribuer à Dieu des conduites contraires aux lumières de notre misérable raison... Jamais notre raison, dans l'état où elle est, ne goûtera que Dieu produis, des créatures dans la prévision certaine qu'elles abuseront de toutes ses grâces... Si l'homme, avec les lumières qu'il a, était en pouvoir de créer de telles créatures, il ne le ferait jamais avec de telles conditions. Or, c'est une condition inséparable de tout système. » Grâce générale, I, pp .353-362. La réplique, hélas ! n'est que trop forte. Ce laquais pourtant... mais de quoi vais-je me mêler ? Cf. Duguet, Lettre sur la grâce générale, passim. Sur toutes ces controverses, on peut lire aussi les Instructions théologiques et morales sur le Symbole par feu M. Nicole, Paris, 1742, I, pp. 204-407. Je n'ai jamais rien lu de plus clair. Remarquons toutefois que dans cet ouvrage écrit pour le grand public, Nicole atténue singulièrement la doctrine de ses écrits sur la grâce générale. il fait profession de s'appuyer sur les P. P. Pétau et Thomassin, deux anti-jansénistes, comme l'on sait.

 

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qu'ils soient privés de toute lumière véritable à l'égard de la justice, soit qu'ils soient seulement privés d'un certain sentiment de cette justice, qui y est toujours joint dans cette vie, et qui cause une horreur des grandes injustices et une approbation de la justice, lorsqu'elle n'est pas contraire à nos intérêts et aux passions... Une personne (lui, peut-être, ou M. de Tréville) tirait de là une assez plaisante conséquence, c'est que, comme il supposait que c'était par un sentiment d'honnêteté qu'il y a très peu de gens qui ne répondent civilement quand on leur demande par où il faut aller quelque part, et QU'IL ATTRIBUAIT CETTE HONNÊTETÉ A UNE VUE DE CETTE VÉRITÉ ÉTERNELLE, que c'est une injustice de ne pas faire du bien au prochain, quand on le peut faire sans se nuire, il en concluait que, qui demanderait en

 

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enfer le chemin d'un lieu à un autre, ne trouverait personne qui y répondit, parce qu'il supposait que ce sentiment d'honnêteté, (impression en nous de la lumière du Verbe) ne serait plus en enfer. Mais, dira-t-on, ce sentiment qui fait répondre civilement les gens quand on leur demande leur chemin, est-ce une grâce? Appelez le comme il vous plaira; mais c'est un sentiment et une approbation d'une vérité éternelle, séparable de la nature de l'homme, car l'homme peut n'être point du tout touché de cette vérité et ce sera apparemment l'état des damnés (1).

 

Bien que développée un peu lourdement, celte charmante fantaisie nous révélerait, à elle seule, le platonisme informulé sans doute et à peine conscient, mais vivace, ou pour mieux dire, l'humanisme dévot de Nicole. « Que l'humanité est belle », s'écriait Shakespeare! Oui certes, et plus belle encore que vous ne pensez, ou plutôt, belle pour des raisons que vous pressentez confusément, mais que vous ne sauriez définir. C'est le novus ordo de Virgile, la nova creatura des poètes chrétiens. Belle, parce que le surnaturel l'enveloppe, la dore de toutes parts, parce que le plus chétif des rayons qui l'éclairent, émane du Verbe, splendeur du Père, lumière vivante du monde. On nous avait appris que, donner un verre d'eau en son nom, nous serait compté. Nicole veut encore que l'idée même de donner ce verre d'eau ne puisse nous venir que du Christ. Ainsi, que nous le sachions ou non, tout ce que nous faisons de bien nous le faisons en son nom, en lui, par lui, avec lui. Un verre d'eau, une politesse dans la rue, dès qu'une ombre de bonté s'ébauche dans un acte humain, cette ombre est un reflet de la bonté divine. La lumière du visage de Dieu est inscrite comme un sceau indélébile sur notre front : Signatum est super nos lumen vultus tui. How beauteous mankind is ! J'entends bien que cette merveille n'a plus de quoi nous surprendre, après tout ce que nos humanistes dévots nous ont répété, mais peut-être ne s'attendait-on pas à retrouver le même

 

(1) Grâce générale, I, pp. 510-511.

 

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cantique sur les lèvres de Nicole. L'harmonie serait complète si Nicole, ainsi rallié, en dépit de lui-même, à l'humanisme dévot, consentait encore à ne pas se raidir contre

la mystique ; mais c'est là trop lui demander, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

III. Il différait encore des jansénistes intransigeants par l'idée beaucoup plus orthodoxe qu'il se faisait de la tradition. Il ne croyait pas que la moindre ligne de saint Augustin fût inspirée, ni qu'on eût le droit de sacrifier à cet unique docteur l'ensemble des Pères. Cette grâce donnée à tous, leur disait-il, et dont vous ne voulez pas,

 

est utile pour ne pas rejeter comme des erreurs tendantes au semi-pélagianisme une infinité de passages des Pères grecs et latins, qui se peuvent concilier, par ce moyen, avec saint Augustin, ce qui est un avantage très considérable, cette contrariété prétendue produisant de très mauvais effets. Car elle affaiblit d'une part l'autorité de saint Augustin et elle diminue l'autorité de la Tradition, eu donnant lieu de regarder la plupart des Pères comme ayant été dans l'erreur.

Elle donne moyen de comprendre que la plupart des saints d'Orient et d'Occident n'ont point établi leur piété sur... de fausses maximes : ce que l'on serait obligé de dire sans cela. Car il est certain qu'ils ont tous regardé Dieu comme rapportant toutes choses au salut des hommes par une volonté sincère... C'est sur cela qu'ils ont fondé leur gratitude envers Dieu et la condamnation de l'ingratitude des hommes, enfin l'admiration et l'amour de la bonté de Dieu; c'est ce qu'ils ont prêché à tous les hommes (1).

 

Après les Pères, il en venait aux docteurs du moyen âge, puis aux modernes — car Nicole a tout lu — et il concluait :

 

Il me serait facile d'entasser encore plusieurs passages d'auteurs qui précèdent Molina... Et sur cela, je vous prie, monsieur, de considérer si c'est faire un grand honneur à la doctrine de saint Augustin, de mettre (tous les Pères d'abord, puis) tous les théologiens au nombre de ses adversaires.... (2)

 

(1) Grâce générale, II, pp. 24o, 241.

(2) Ib., I, p. 55o.

 

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Et puis saint Augustin n'est pas l'Eglise, dépend de l'Eglise, ne saurait prévaloir contre l'Eglise. Apprenez donc à vous « modérer davantage » dans ce que vous dites « de l'autorité de saint Augustin » :

 

Car encore qu'il puisse arriver qu'on ait raison de préférer un sentiment de saint Augustin à celui d'un Pape, ce n'est jamais par la seule autorité de saint Augustin, c'est uniquement par celle de l'Eglise qui y est jointe. De sorte que, comparant autorité à autorité, il semble juste de préférer celle du Pape (1).

 

Ai-je besoin d'ajouter que, sous ce mot d'Eglise, aucune

équivoque sectaire ne se glisse. Ecoutez-le plutôt répondre à qui lui reproche ses variations :

 

Il n'est point vrai que j'aie changé de sentiments sur aucun point de doctrine. Je n'en ai jamais eu de différents de l'Eglise catholique, apostolique et romaine. J'ai toujours reconnu, non seulement l'Eglise ancienne, nais aussi l’Eglise présente, qui n'en est pas différente, comme la règle de ma foi, sans avoir jamais eu la moindre pente à soutenir aucun dogme condamné par cette Église (2).

 

(1) Lettres, III, p. 235.

(2) Lettres, III, p. 294. A propos de cette obéissance et dévotion de Nicole à l'Eglise présente, je veux citer quelques passages d'une lettre de lui extrêmement curieuse sur le bloc de la foi, sur la part de fantaisie ou de caprice qui se mêle aux tentations contre la foi, sur l'impossibilité d'examiner une 5 une toutes les difficultés contre la foi, et, par suite, sur la nécessité de se tenir aveuglément attaché à l'autorité de l'Église. Sainte-Beuve reproche à Nicole de n'avoir pas eu l'esprit critique. Le reproche est tout à fait mérité pour ce qui touche à la critique biblique, inaugurée par Richard Simon et à laquelle Nicole n'entendait absolument rien. (C'est lui, soit dit eu passant. qui armait Bossuet contre Simon.) — Mais, dans le domaine de l'histoire du dogme, il n'est pas vrai du tout que Nicole ait manqué d'esprit critique, on le verra bien à certains passages de la lettre suivante, on verra aussi comment Nicole s'est cru obligé à enchaîner cet esprit critique :

« C'est une espèce de peine que je n'ai jamais éprouvée que celle qui regarde la foi, soit que je n'aie pas l'esprit si pénétrant ni si actif, soit que Dieu m'en ait préservé par une grâce particulière. Il est certain que j'ai eu toujours l'esprit tellement assujetti à l'autorité de l'Eglise, et si pénétré de la nécessité de cet assujettissement que je n'ai jamais vu que de fort loin les difficultés qui la combattaient. Ainsi, quoique j'aie été obligé de lire un assez grand nombre de livres hérétiques, ces lectures n'out jamais fait d'autre effet sur moi que de me donner plus d'aversion pour leur esprit et pour leurs erreurs. Et c'est ce qui a fait que toutes les accusations d'erreur et d'hérésie dans lesquelles j'ai été enveloppé avec beaucoup d'honnêtes gens, au lieu de me troubler, m'ont été toujours un sujet de consolation, parce que ma conscience me rendait témoignage qu'en matière de foi, je n'avais pas la moindre chose à me reprocher... »

Il passe ensuite à « certaines considérations... qui peuvent, pense-t-il, beaucoup contribuer à préserver l'esprit de ces doutes incommodes et dangereux ».

« Ce qui fait ordinairement qu'on a des difficultés sur certains articles de la doctrine catholique, c'est... que l'on fait peu de réflexions sur a les difficultés que présenteraient aussi bien les autres articles de cette doctrine. « J'ai vu... des gens à qui les décisions du dernier concile faisaient de la peine (Saint-Cyran, par exemple) et qui étaient blessés de ce qui s'y est passé ; mais, pour moi, je n'ai jamais pu donner entrée à ces sortes de peines, parce que je voyais clairement qu'il faudrait en donner à tant d'autres que l'on en serait accablé. Croit-on, par exemple, qu'on n'en pût pas dire autant des conciles d'Ephèse et de Chalcédoine que de celui de Trente ? Croit-on que les matières du Nestorianisme, de l'Eutychianisme, du Monothélisme aient été mieux discutées ? Croit-on que les auteurs, qui ont combattu ces anciens hérétiques, fussent plus bustes dans leurs raisonnements que ceux qui ont combattu les derniers ? Ce sont, monsieur, pensées de gens qui n'ont guère examiné ces anciennes disputes. »

Il voit donc fort bien les difficultés de cet ordre, et beaucoup mieux peut-être que n'eût fait Bossuet. Ce n'est donc pas le sens critique qui lui fait défaut. Mats ces difficultés vues ou plutôt entrevues, il en détourne aussitôt sa pensée Telle est la force et la sérénité de sa foi. Mais si l'on peut, si l'on doit prêcher cette méthode aux simples fidèles, ne semble-t-il pas qu'un théologien comme Nicole, qu'un défenseur de l'Eglise et qui a devant lui de subtils antagonistes, Daillé entre autres, devrait montrer plus de courage? Ces difficultés que suggère l'histoire vraie des anciens conciles, Newman ne s'est pas contenté de les entrevoir, il a voulu les discuter, les résoudre (Historical Sketches, passim). N'est-ce pas mieux ? Ce qui suit me parait bien intéressant :

« La plupart de nos peines sont donc des peines de caprice et non de raison. Il nous plaît de n'avoir aucune peine sur ces anciennes questions, parce que nous ne voulons pas nous y appliquer : et il nous plaît au contraire d'en avoir sur les dernières décisions de l'Eglise, parce que nous primons la liberté de nous en rendre les juges : mais tout cela n'est qu'un pur effet de fantaisie. (Voilà de quoi pulvériser Saint-Cyran et les autres primitivistes de son école.) Si nous voulons nous arrêter aux difficultés que noire esprit peut former, pourquoi en excluons-nous tant d'autres qui ne sont pas moindres ; et si nous pouvons bien assujettir notre esprit aux anciennes décisions, nonobstant les difficultés qui les accompagnent, que ne pratiquons-nous le même à l'égard des nouvelles ?

« La multitude des difficultés que l'on pourrait former sur les matières de théologie doit donc avoir pour effet de nous délivrer de toutes difficultés. Prétendre les examiner toutes est une pure folie ; en choisir quelques-unes en négligeant les autres, est un pur caprice. Il n'y a donc rien de plus raisonnable que de se tenir fortement attaché à l'autorité de I'Eglise, qui peut seule délivrer nos esprits de cette agitation inquiète et infinie. » II y a dans cette attitude, un je ne sais quoi qui d'assez loin annonce Newman. Citons encore ces quelques lignes qui résument excellemment la pensée de Nicole : « Entre les illusions humaines, je n'en trouve point de plus extravagante dans le fond que celle de vouloir établir sa foi sur l'examen particulier des dogmes. Car, si on ne veut point s'aveugler soi-même, on trouvera que cette voie n'a peut-être jamais été suivie de personne. Que les Calvinistes disent tant qu'il voudront qu'ils n'établissent leur foi que sur la parole de Dieu, je mets en fait qu'il n'y en a peut-être pas un qui ne l'établisse sur une autorité humaine. On examine deux ou trois articles avec quelque soin et l'on embrasse tout le reste sur l'autorité et le consentement de la société à laquelle on est uni ». C'est aussi le procédé des catholiques, mais raisonnable de leur part, « parce qu'ils admettent (et sur bonnes preuves) l'autorité de l'Eglise ». Lettres, III, PP. 37-42.

 

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En s'exprimant de la sorte, Nicole n'avait certes pas en vue, comme un malveillant pourrait le croire, d'endormir la vigilance ou de s'attirer la sympathie des théologiens

 

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orthodoxes. Dans les écrits tout confidentiels que je viens de citer, et oit perce en plus d'un endroit la peur du cabinet noir (1), il s'adressait exclusivement à l'extrême droite du parti, à ceux qui lui reprochaient, ainsi que doit le faire un jour Sainte-Beuve, d'amoindrir, d'énerver, de réduire à néant la pure doctrine de M. d'Ypres. Il n'avait affaire qu'à l'inquisition janséniste. A vrai dire, on ne l'excommuniait pas selon les rites, on ne lui donnait pas, en public, du faux-frère, du moliniste, du jésuite. Port-Royal n'avoue ses divisions intestines que lorsqu'il ne peut pas t'aire autrement ; il cache ses blessés et ses morts. C'est ainsi que, sans la déclaration du P. Beurrier, à laquelle il fallut répondre en faisant la part du feu, nous ignorerions aujourd'hui encore sans doute, les violents démêlés sur la signature. Mais, à portes fermées, on se gênait moins, et Nicole, suspect de thomisme, a pu dire qu'il n'y avait pas, de son temps, d'homme plus décrié que lui. Magnanime à ses heures, Arnauld, qui devait tant au véritable auteur de la Grande Perpétuité — livre en remerciement duquel l'insigne docteur qui ne l'avait pas écrit avait reçu un bref du Pape — Arnauld prenait sa défense, mais comme d'un soldat fatigué qu'on doit laisser mourir en repos. Nicole était d'ailleurs si aimable, il consentait si volontiers à ne rien publier de ses hérésies, qu'on pouvait souffrir avec plus de sérénité sa révolte silencieuse contre le pape de Port-Royal. Et puis

 

(1) Il a, par exemple, recours au grec, pour désigner un tiers qu'il ne veut pas compromettre. Il ne dit que le moins possible, par « la crainte de nuire à nos amis en traitant ces matières dans des lettres qui peuvent être surprises ». Lettres, III, p. 354.

 

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on s'expliquait le scandale par des raisons extra-théologique, l'humeur pacifique de M. Nicole, sa timidité morbide. Un homme qui ne pouvait monter sans mille terreurs au haut d'un clocher, comment aurait-il pu tenir tête à la Cour de Rome et aux jésuites ? Les sectes vont ainsi ; leur intolérance ne le cède à aucune autre. Donnez-leur un gage, si insignifiant soit-il, elles ne vous permettent plus de respirer. C'est ainsi encore que le bon Nicole se plaignait en souriant qu'on voulût le dépouiller de son petit moi (1). D'autres pourtant allaient plus loin. A les en croire, Nicole, dans toute cette affaire, aurait joué double jeu. « Janséniste, écrit l'un d'eux, mais « peut-être par la crainte seule de déplaire à M. Arnauld, puisque, dès 1689, il écrivait au P. Quesnel, qu'il y avait plus de trente ans qu'il était dans les pensées qu'il a exprimées dans son Traité de la grâce générale ; c'est-à-dire, qu'il écrivait pour le jansénisme, pendant qu'il avait dans l'esprit un système qui y est diamétralement opposé » (2). Nous avons entendu plus haut, du côté catholique, un même reproche, mais en sens inverse : il n'aurait défendu la distinction du fait et du droit que pour donner le change et masquer son hérésie : janséniste d'esprit et de coeur, catholique de bouche, disent les uns. Janséniste de bouche, reprennent les autres, catholique

 

(1) Sainte-Beuve a cité à ce sujet la très jolie réplique de Nicole à ceux qui le voulaient charger « du personnage de Caton ». Port-Royal, IV, p. 487. Je continue la citation, qui éclaire ce qui vient d'être dit sur le despotisme des sectes, despotisme capricieux qui, dans le cas présent, permettait à M. Hamon, à M. Le Roy, A M. de Pontchâteau de se tenir coi, d'éviter les coups, et qui prétendait maintenir le pacifique Nicole dans les tranchées de première ligne : « Il y a de certaines gens qu'on regarde en eux-mêmes et qui subsistent par eux-mêmes dans l'esprit des autres, et d'autres au contraire qu'on ne considère que par rapport à autrui. On a égard aux besoins, aux peines, aux difficultés, aux dispositions des premiers ; mais, pour les derniers, on s'accoutume à ne considérer ni leur âme, ni leur corps... On décide uniquement de leur sort par rapport à ceux à qui on les a attachés. C'est à peu près la manière dont bien des gens m'ont regardé jusqu'ici,... Quelque démarches que j'aie faites pour cela en me séparant de M. Arn, il y a plus de dix ans, je n'ai pu jamais parvenir à faire considérer que J'AVAIS UN CORPS ET UNE AME A PART et que par conséquent je pouvais avoir des besoins et des devoirs séparés ». Lettres, III, pp. 351-352. La page reste bonne à méditer, même aujourd'hui.

(2) Port-Royal, IV, p. 516.

 

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d'esprit et de coeur. Pauvre Nicole, pris entre deux feux également meurtriers ! S'il est janséniste, pense-t-on encore, qu'il l'avoue franchement et qu'il abandonne sa distinction déloyale ; sinon, qu'il se sépare de M. Arnauld. A merveille, mais, pour échapper à ce beau dilemme, Nicole n'a qu'un mot à dire : je n'ai jamais écrit pour le jansénisme; je n'ai jamais défendu que le thomisme ; quant à M. Arnauld, je ne le crois pas janséniste ; entre l'Eglise et lui, je n'ai donc pas à choisir.

Nicole, en effet, je ne le répéterai jamais trop, ne mettait pas en doute l'orthodoxie frontière de son ami. Naïveté ? Oui et non. Loyauté surtout. Eh quoi! cette distinction du droit et du fait, M. Arnauld ne l'avait-il pas acceptée, reconnaissant par là-même qu'un vrai catholique ne pouvait défendre les propositions condamnées ? N'avait-il pas souscrit aux cinq articles thomistes formulés par Nicole et approuvés par le Pape ? N'avait-il pas même laissé croire que de ces articles il était l'auteur? Après cela, Nicole devait-il le prendre pour un maître fourbe? Non, puisque nous-mêmes, plus libres certes et tout détachés, nous faisons scrupule d'aller jusque-là. En somme, Nicole jugeait fort bien son ami. Sous le fracas et le tranchant d'une dialectique trop louée, il discernait très justement, d'après moi, l'inconsciente détresse d'une pensée peu sûre d'elle-même et qu'embarrassaient encore davantage les involontaires résistances d'un coeur obstiné. C'est qu'en effet, même parvenu à l’âge mûr, Arnauld restait le prisonnier de ses engouements, de ses éclats de jeunesse. Excité au combat par la parole ardente et fumeuse de Saint-Cyran, il avait couru sur la brèche avec plus de fougue que de réflexion, et sans calculer les risques théologiques de son équipée. Ayant une fois pris position étourdiment, bruyamment, à l'extrême frontière de l'orthodoxie, pour ne pas dire plus loin, la difficulté de reculer était grande. Le « psychologiste » Nicole a bien diagnostiqué cet état d'esprit.

 

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Il faut toujours, écrivait-il au P. Quesnel, bannir de toute élection et de toute rejection d'une doctrine théologique, tout préjugé et tout éloignement sans fondement et sans examen. Cependant, si l'on n'y prend garde, on ne saurait s'empêcher d'avoir certains dégoûts qui viennent de cette source. ON COMBAT UN SENTIMENT PARCE QU'ON L'A COMBATTU... CE N'EST POINT QUE LES RAISONS DE L'ÉLOIGNEMENT QUE L'ON A EUES SUBSISTENT DANS L'ESPRIT, MAIS C'EST QU'AU LIEU DE CES RAISONS, IL SE FORME UNE CERTAINE DISPOSITION D'HORREUR ET D'ENTÊTEMENT, QUI FAIT A PEU PRÉS LES MÊMES EFFETS. Il faut avouer qu'il y avait autrefois quelque chose de cet esprit parmi ceux qu'on disait avoir le plus de zèle pour ce qu'on appelait la vérité (Arnauld manifestement). Le thomisme leur déplaisait, et les expressions de ces théologiens leur étaient suspectes, et je sais des gens (Nicole lui-même) que l'usage de ces expressions a perdus de réputation, lors même qu'on en ressentait l'utilité pour la paix que l'on (toujours Nicole, avec les cinq articles) avait procurée par ce moyen (1).

 

Développez ces précieuses lignes et obus arriverez à la construction suivante : d'abord séduit par l'erreur janséniste, mais éclairé bientôt par la résistance de la Sorbonne et par les décrets de Rome, Arnauld serait prudemment, sincèrement revenu à une théologie plus sûre, moins indéfendable, laquelle ne peut être que le thomisme; mais cette retraite, non content de la dissimuler de son mieux aux spectateurs du conflit, il aurait encore essayé de ne pas se l'avouer à lui-même ; attitude instinctive, innocente, et qui s'explique d'autant plus aisément que la nouvelle stratégie, poursuivie par l'ami Nicole, détournait, concentrait sur d'autres points les spéculations, la vigilance, la passion de ce disputeur éternel. Thomiste donc, mais thomiste honteux et continuant à fronder par des chicanes puériles la doctrine à laquelle il avait dû se raccrocher sous peine de rompre avec l'unité catholique. Ce disant, j'explicite Nicole, mais sans trop le tirer à moi. C'est bien ainsi qu'il a voulu voir, qu'il a vu son illustre

 

(1) Grâce générale, II, pp. 12, 13.

 

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compagnon, après l'avoir observé, interrogé, ausculté, confessé — lui, Nicole, le moraliste sans pareil — pendant tant d'années.

Aucun Pape n'ayant encore défini — et pour cause — les dispositions intérieures, la «psychologie» d'Arnauld, libre à chacun d'apprécier, comme il l'entendra, l'analyse de Nicole. Pourmoi, dans l'ensemble, elle me satisfait pleine-. ment, car elle s'adapte seule aux faits qui nous sont connus, le sais bien que des deux côtés, on nous propose du grand Arnauld d'une image ou plus héroïque ou plus inflexible. Mais quoi! oublie-t-on que, dans l'ordre doctoral comme dans les autres, les plus intransigeants, les plus rigides sont parfois les plus incertains et les plus fuyants? Et puis, si Nicole l'a mal vu, si, pour Arnauld, la distinction du droit et du fait ne fut qu'une ruse de guerre, l'en trouverez-vous plus grand ? Révolte pour révolte, n'aimeriez-vous pas mieux la franchise, l'intrépidité de Calvin ?Je crois toutefois que Nicole exagère un peu lo. squ'il se persuade que plus rien ne subsistait dans l'esprit d'Arnauld des premières impressions intellectuelles, qui d'abord l'avaient fait pencher vers le jansénisme authentique. Quo semel est imbuta recens... Arnauld a toujours pensé que Nicole ne donnait pas assez à la grâce, toujours apporté d'inquiètes et de grondeuses réserves, soit à la distinction du fait et du droit, soit aux cinq articles. Mais il y a loin de ces velléités doctrinales à un système lié, à une hérésie proprement dite. Pour bien des raisons, au premier rang desquelles il faut mettre les insinuations persévérantes de Nicole, le calvinisme latent d'Arnauld n'est jamais arrivé à s'épanouir. Thomiste honteux et tout ensemble calviniste honteux, voilà pour le docteur, pour le chercheur de querelle. L'homme est beaucoup plus simple, un brave homme, le fils d'une sainte mère, le frère d'une légion d'héroïnes héros lui-même à ses heures, enfin et avant tout, catholique et très sincèrement stupéfait quand on lui reproche d'avoir médité un schisme. Heureux les ingénus qui

 

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s'étonneront de ce mélange et qui nous trouveront trop subtils. Leur propre intérieur s'ils y pénétraient jamais, les scandaliserait bien davantage (1) !

Mais alors même que l'on reprocherait à cette analyse ou trop de rudesse ou trop d'indulgence, notre erreur, quelle qu'elle fût, n'intéresserait d'aucune manière la solution du problème qui présentement nous occupe. Ce qu'il nous importe ici de connaître, ce n'est pas Antoine Arnauld pris en lui-même, c'est le Dr Arnauld de M. Nicole, c'est l'idée particulière que Nicole, à tort ou à raison, s'est faite de son ami et de son chef. Car tout se ramène là en effet, si, comme je le crois, cette idée est, pour ainsi dire, le noeud central de l'imbroglio, le facteur essentiel dans l'évolution historique du jansénisme. Nul ne l'ignore, en effet, ces deux hommes, l'un sur la scène, l'autre dans les coulisses, mènent le parti, lui fixent son programme doctrinal et ses orientations pratiques, ils président à ses destinées. Or, par une rencontre qui tiendrait du vaudeville, si les conséquences n'en devaient pas être aussi graves, non seulement ces deux hommes ne s'entendent pas sur l'objet précis de la campagne commune, mais encore ils n'arrivent jamais, ni l'un ni l'autre, à réaliser clairement ce désaccord, à en fixer l'étendue, à en mesurer la portée : Arnauld, parce que, toujours moins

 

(1) J'entrevois bien — mais sans avoir le droit de l'indiquer autrement que dans une note — un autre trait qu'on pourrait ajouter au portrait d'Arnauld et qui achèverait de justifier le jugement de Nicole. Ce chef, si décidé en apparence et si inflexible, n'aurait-il pas été plus mené que meneur? La petite bande, fanatique ou intrigante, que nous connaissons, n'aurait-elle pas veillé sur lui, attentive à paralyser par une excitation continue, l'influence apaisante de Nicole ? Je le croirais volontiers, et Sainte-Beuve lui-même n'est pas loin de ce sentiment. Il dira par exemple : « M. de Pontchâteau et la Mère Angélique de Saint-Jean avaient conseillé qu'on tâchât de .. déterminer (Nicole) à aller à Rome... ; on craignait qu'à Paris il n'affaiblit trop M. Arnauld ». (Port-Royal, IV, pp. 484,485, cf. Ib., IV, p 44). Malheureusement l'histoire intime de Port-Royal nous est trop peu connue pour que l'on puisse s'abandonner en toute sécurité à ces conjonctures. Pontchâteau a joué certainement un rôle des plus actifs et des plus brouillons. Il était la bête noire de Nicole qui, de sou côté, le gênait et l'agaçait fort. Pour Angélique de Saint-Jean, je serais beaucoup moins affirmatif. C'était une femme d'un mérite extraordinaire, et Nicole semble l'avoir beaucoup estimée.

 

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soucieux de comprendre et d'éclairer que de réfuter et de vaincre, il ne sait pas bien lui-même ce qu'il pense ; Nicole, parce qu'il refuse a priori de mettre en doute l'orthodoxie et la docilité foncière d'Arnauld, et aussi, ajoutons-le, parce que sa timidité l'empêche d'exiger, per fas et nefas, les explications nécessaires. Dès qu'Arnauld dans l'embarras fronce les sourcils, Nicole biaise, bégaie, recule, s'efface; il ne retrouve son courage que loin du danger. Si, du moins, la plume en main, il avait poussé pointe, mais non, il n'est pas homme à prendre le taureau par les cornes. Non pas qu'il abandonne ses propres vues, bien plus assurées que celles d'Arnauld, mais il expose plus qu'il ne combat; il se définit lui-même au lieu de vicier à fond son adversaire, si j'ose m'exprimer ainsi ; il se défend plus qu'il n'attaque, stratégie désastreuse en face d'Arnauld.

Car il est plus facile à ce dernier de railler le thomisme de Nicole que de lui opposer une doctrine positive, nettement distincte et du thomisme et du jansénisme. En quelques « lemmes » dédaigneux, cassants, le docteur a bientôt balayé les échafaudages de Nicole, et comme celui-ci, même dans ses plus grandes audaces, s'obstine à soutenir qu'il ne s'agit après tout que d'une querelle de mots, cette passe d'armes inégale et confuse, les laisse tous les deux sur leurs positions, mais toujours unis. D'où les complications inextricables de l'aventure janséniste, l'apparente duplicité des chefs, l'ambiguïté constante des consignes qu'ils passent à leurs troupes, et des déclarations officielles qu'ils lancent d'une même voix, mais auxquelles ils ne donnent pas le même sens. Le jansénisme serait mort presque avant de naître, si l'on eût éclairé à temps cet imbroglio : enfant mal venu, que méconnaissait l'oeil même de son père, mais qui, recueilli, ranimé, couvé, transformé par la tendresse imprudente de Nicole, est devenu l'invraisemblable créature, frêle et robuste à la fois, toujours agonisante et toujours vivace, qui désolera, pendant près de deux siècles, l'Eglise de France.

 

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Dans toute cette affaire, Nicole me paraît en effet, non pas certes plus coupable, mais plus responsable qu'Arnauld. Je me le représente comme un médecin appelé auprès d'un malade, qui ne connaît pas son mal ou qui le soupçonne à peine. Au médecin de le connaître et de le traiter en conséquence. Il arrive tout souriant, persuadé que la famille se monte la tête. Qu'y a-t-il? Une je ne sais quelle tumeur au front ; beaucoup de rouge et, d'ici de là, quelques taches noires. Peut-être un peu de fièvre, mais assez naturelle : le prétendu malade vient justement d'abattre un chêne, sa récréation de chaque matin. Les nuits sont bonnes, l'appétit superbe. A la vérité, ces points noirs étonnent, mais la nature est si bizarre! En ce temps-là sans doute, on traitait bosses et tumeurs comme faisaient hier encore les borines d'enfants, on les écrasait sous un gros sou. Déjà il n'y parait plus et notre médecin tant-mieux s'en va soigner ailleurs des affections plus sérieuses.

Ainsi notre excellent Nicole. L'idée qu'une infection dangereuse travaille M. Arnauld, ce colosse, lui paraîtrait simplement absurde. II est vrai que la famille — l'Eglise s'inquiète de voir ce grand homme prendre avec tant de chaleur la défense d'un livre plus que suspect. Il est vrai encore que ce docteur manifeste une répugnance fort singulière à l'endroit de la doctrine thomiste, dernière limite pourtant de l'orthodoxie, puisqu'il ne veut pas du molinisme. S'il repousse avec mépris cette grâce donnée à tous dont le fatigue M. Nicole, ne serait-ce pas qu'au plus profond de son intelligence, il inclinerait vers le jansénisme authentique? Ces taches noires ne trahiraient-elles pas l'obscure activité de quelque foyer purulent? Ne faudrait-il pas ouvrir Ies chairs, atteindre jusqu'aux dernières racines d'un mal peut-être bénin, peut-être mortel? Nicole ne se pose même pas la question ; il hausse les épaules. Le moraliste en lui fait taire les scrupules du théologien. Il a déjà vu tant de docteurs ; ils sont tous les mêmes : manie querelleuse,

 

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obstination, chicanes verbales et, par là-dessous, une orthodoxie décidée. Encore une hérésie imaginaire, dit-il, et là-dessus il tourne le dos. Que si l'Eglise insiste et gronde, une opération de bonne femme l'aura bientôt rassurée ; c'est la distinction du fait et du droit ; le gros sou de tout à l'heure.

Or, selon toutes les vraisemblances, il se trompait (1). Et, dans tous les cas, la plaie avait assez mauvaise mine pour mériter un examen plus approfondi. Grave ou non, il y avait là un foyer, facile à éteindre, étant donné la religion d'Arnauld, mais qu'on ne supprimerait pas en le niant, et qui risquait plutôt de s'enflammer davantage sous la pression hâtive qui prétendait en avoir raison. Une hérésie n'est pas tout à fait imaginaire lorsqu'elle détermine tels réflexes, lorsqu'elle entraîne telles convulsions. Nicole ne pouvait pas ne pas voir qu'Arnauld acceptait de mauvais coeur cette distinction du droit et du fait qu'il aurait défendue plus allègrement, si elle avait répondu à sa véritable pensée. Mêmes symptômes chez quelques autres jansénisants, thomistes par contrainte, mais jansénistes de tendance. Et de fait, s'ils avaient tous professé la même théologie que Nicole, on n'aurait pas tant épilogué stir la distinction, on n'aurait pas saisi avec tant d'empressement cette occasion de remplacer la première fronde par une seconde et de rester sur la brèche. Si la tumeur avait disparu, le foyer restait intact: la propagande continuerait plus sourde qu'auparavant, mais d'autant plus dangereuse. Le loyal, le pénétrant, mais trop optimiste Nicole n'a pas vu cela, et par suite, il n'a pas senti qu'avec sa distinction prématurée, il allait insuffler une nouvelle vie au jansénisme. Nous l'avons déjà

 

(1) Il va sans dire que tout le petit système, péniblement échafaudé dans ce chapitre, s'écroulerait net, si l'on admettait, comme Arnauld faisait sans doute. que le thomisme lui-même ne fut jamais qu'un jansénisme honteux. Mais à Dieu ne plaise que je me permette d'envisager, fût-ce pour deux secondes, la possibilité d'une telle identification ! On sait du reste qu'il est rigoureusement défendu aux deux grandes écoles catholiques — thomiste, moliniste — de se renvoyer l'accusation d'hérésie.

 

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dit : sans lui, Arnauld et son petit bataillon d'intellectuels auraient dû promptement choisir entre le demi-calvinisme de Jansénius condamné par l'Eglise et le thomisme; entre la révolte franche et la soumission totale. Ils n'auraient pas choisi la révolte. Pourquoi faut-il que Nicole les ait dispensés de choisir ? Au lieu de cela, on a battu en retraite ; on n'a plus osé soutenir les cinq propositions ; on a même pu se persuader qu'on ne les avait jamais soutenues ; mais, d'un autre côté, l'on n'a pas voulu se rallier franchement, et par une adhésion positive à la doctrine catholique ; on a préféré se jeter dans le maquis des équivoques, des négations et des procédures. La bonne foule a suivi, sans bien savoir où on la menait, uniquement désireuse de se modeler sur l'infaillible M. Arnauld; troupeau lamentable, petite église ridicule et douloureuse que le P. Quesnel achèvera bientôt de fanatiser, mais qui, sans M. Nicole, n'eût pas été une secte. Vit-on jamais pareille chose : de maussades chouettes couvées par une colombe?  Imbellis feroces progenuit.

Il me paraît toutefois, certain que si, dès leur naissance Nicole avait eu seul la direction de cette couvée encore incertaine, que s'il avait pu les élever, les former à son image, il en aurait fait des colombes. La politique, habile, mais loyale, qu'il avait imaginée, aurait tout apaisé en quelques semaines, si elle n'avait pas été appliquée par les violents du parti sans Nicole, contre Nicole (1).

 

(1) Par là s'expliquent, et c'est dans ce sens qu'il faut entendre les déclarations vingt fois répétées de Nicole. Aux intransigeants qui lui reprochaient d'avoir tourné casaque, il ne cesse de répondre : « Je fus engagé avec M. Arnauld pour l'aider dans ce qu'il croyait devoir faire pour sa défense... L'étude qu'il me fallut faire du fond des différends dont il s'agissait, ne lit qu'augmenter en moi la persuasion où j'étais déjà de la bonté de la cause... et je vous puis dire que sur ce point il ne s'est point levé le moindre doute dans mon esprit durant tout le cours de ces contestations. Je n'ai jamais aussi été ébranlé le moins du monde dans l'estime et l'affection que j'ai toujours eue et pour la maison de P.-R. et pour M. Ara. eu particulier ». Lettres, III, pp. 38s, 383. Entendez : j'ai toujours cru que notre cause commune était le pur thomisme. On comprendra mieux cette assurance si l’on veut bien se reporter à la lettre citée plus haut (p. 443). Il y a des difficultés que Nicole s'interdit à lui-même d'éclaircir. « Je n'ai jamais eu, Dieu merci, de sentiments que je puisse être tenté de changer, parce que je n'en ai jamais eu d'autres que ceux de l'Église catholique... et JE N'AI JAMAIS EU DE LIAISON AVEC PERSONNE QUE PAR LA CONVICTION PLEINE ET ENTIÉRE QUE J'AI EUE QU'ILS ÉTAIENT DANS LES MÊMES DISPOSITIONS.... Les ayant connus de plus près, j'ai mieux connu que personne la pureté de leurs sentiments et la droiture de leurs intentions et de leur conduite ». Lettres, III, p. 410. Oui certes, mais il aurait encore fallu discuter à fond et en toute liberté la cohérence de leur doctrine, sonder l'inexplicable répugnance que leur inspirait le thomisme, savoir enfin si, oui ou non, le fond de leur pensée n'était pas janséniste.

 

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IV. Sa ligne à lui n'est pas d'un sectaire. Après cette fameuse « paix de l'Eglise », à laquelle il avait contribué plus efficacement que personne, il aurait voulu que l'on s'abstint de toute espèce de polémique. Non seulement plus d'offensive contre les jésuites — plus de Provinciales — mais encore, plus de défensive. Prière, étude, silence. Trop faible pour faire prévaloir ces vues pacifiques, il y conformait du moins, envers et contre tous, sa propre conduite, refusant, par exemple, en 1679, de rejoindre Arnauld qui l'appelait en Hollande pour commencer une nouvelle campagne, ou encore promettant à l'archevêque de Paris (Harlay) qu'il éviterait désormais «tout ce qui peut faire du bruit ». Là-dessus, on avait naturellement

crié à la trahison, et l'on avait essayé de le mettre en contradiction avec lui-même, en lui rappelant ses premières luttes pour la bonne cause. Nicole a souvent répondu à cette difficulté et, parfois, d'une manière qui trahit quelque embarras.

 

Vous demanderez peut-être pourquoi j'ai cru avoir autrefois engagement et vocation à écrire de ces matières de contestation et que je crois présenteraient n'y en point avoir; quelle raison j'ai pour ne me point mêler de l'affaire présente, que je n'eusse point alors. Je vous puis dire, monsieur, que j'ai des réponses certaines et décisives sur toutes ces difficultés, mais qu'elles sont néanmoins du nombre de celles dans lesquelles je ne crois point devoir entrer, et qui sont fondées sur un grand nombre de vues de conscience que la prudence m'oblige de tenir secrètes. Ainsi je suis contraint de me remettre sur cela à votre équité qui trouvera peut-être assez de raisons pour suspendre son jugement dans l'obscurité des dispositions des

 

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âmes, et dans la défense que Jésus-Christ fait de juger des choses secrètes (1).

 

Le curieux passage ! Quelles pouvaient bien être ces « vues de conscience » dont parle Nicole, et qui lui avaient fait d'abord un devoir de s'engager à fond dans le conflit janséniste — Provinciales, Imaginaires, Visionnaires et le reste ? Ne serait-ce pas qu'il aurait voulu disputer le grand Arnauld, soit à l'inclination confuse qui l'attirait vers les propositions condamnées, soit à la funeste pression de l'extrême gauche janséniste? Retenons du moins que Nicole ne s'était jeté ni étourdiment ni joyeusement dans cette aventure.

 

 

Je ne fais... point difficulté d'avouer que, quoique je n'aie jamais douté de la justice de la cause, à la défense de laquelle j'ai contribué ce que j'ai pu pendant quelque temps, cette nécessité néanmoins m'a été extraordinairement pénible. J'en ai souhaité ardemment la délivrance (2).

 

Tant s'en faut du reste que tout lui partit irréprochable dans ce qu'il avait fait ou écrit pendant cette période belliqueuse. II savait bien que les meilleures intentions du monde ne justifient pas un à un les détails des démarches qu'elles inspirent

 

Il y a, disait-il, des écrits que j'ai faits autrefois sur lesquels je ne me saurais rassurer quant à la manière, car, pour le fond, je vous répète... que je n'en ai pas eu le moindre doute, parce que des personnes sages les ont désapprouvés (ces écrits) quoiqu'ils aient été approuvés par d'autres (3).

 

Ainsi, volontiers, Nicole aurait plaidé coupable. Mais, quoi qu'il en fût, sa conscience ne lui permettait plus désormais (1679) de rester le théologien occulte du parti, le second de M. Arnauld :

 

(1) Lettres, III, pp. 320, 321.

(2) Ib., III, p. 290.

(3) Ib., III, p. 344. Ne penserait-il pas notamment à sa part de collaboration aux Provinciales ?

 

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Cet engagement qu'on me reproche d'avoir refusé n'avait pour fin que d'écrire contre des personnes autorisées dans l'Eglise. Sans cela, il aurait été fort inutile que nous demeurassions ensemble, M. Arnauld et moi. Or, toutes les vues que j'ai eues m'ont persuadé qu'on ne saurait prendre de parti plus dangereux... Tout le fruit qu'on peut espérer de ces écrits est d'attirer quelques louanges stériles et de contenter la malignité de certaines gens. Mais tout cela n'est que passager et vain, au lieu que les maux, qu'on s'attirerait par cette conduite, seraient stables et permanents; qu'on aurait scandalisé une infinité de faibles ; qu'on engagerait le Roi à mettre son honneur à exterminer le nom de P. R... et qu'on perdrait le seul bien qui reste, qui est la réputation d'être persécuté injustement (1).

 

Aussi bien, de quel droit interviendrait-il ?

 

Que ne dirait-on... point dans le monde, si on voyait un simple clerc attaquer par des écrits publics ce qui aurait été fait par l'autorité publique?... Ne croirait-on pas avoir réfuté tout ce que je pourrais écrire, en répliquant que c'est un simple clerc qui a l'insolence d'attaquer l'archevêque de Paris (2)?

Le pis est que, si l'on me faisait ces reproches, ma conscience, bien loin de m'en défendre, y consentirait. Car je trouve bien des exemples de clercs et de laïques qui ont écrit contre des hérétiques, ou sur des matières ecclésiastiques non contestées, mais je n'en trouve point qui se soient élevés par des écrits publics contre les premiers ministres de l'Eglise (3).

 

(1) Lettres, III, p. 334.

(2) Nicole répète souvent qu'un simple clerc, écrivant contre l'archevêque de Paris serait ridicule. « Or, ajoute-t-il fort joliment, il est rare que Dieu appelle les gens à se rendre ridicules, parce qu'il est rare qu'un écrit qu'on tourne en ridicule puisse être utile ». Ib., p. 367.

(3) Lettres, III, p. 338. A ceux qui lui auraient objecté derechef qu'il avait mis bien du temps à s'aviser de tout cela, il répond : « Il est vrai que j'ai eu dès ce temps-là même une partie de ces vues, mais, comme il faut plus de mesures et de raisons pour sc dégager que pour ne se pas engager, elles ne produisaient que des irrésolutions, que des doutes, qu'un désir ardent de nie voir délivré de ces occupations, et de fortes résolutions de ne m'y plus engager, si j'en étais une fois délivré s. Et puis, il ne s'agissait plus de la même affaire. 1° Les religieuses ne sont plus privées des sacrements ; on ne les accuse plus d'hérésie ; 2° Les temps sont changés ; 3° On avait alors avec soi plusieurs évêques, et l'on y agissait en leur nom. « Il n'y en a point ici » ; 4° « Le nom de M. Arnauld me couvrait presque entièrement... Il ne me couvre plus » ; 5° Il s'agissait alors de se conserver dans la communion de l'Eglise, en montrant qu'on n'était point hérétique... Il ne s'agit (plus maintenant) que de la privation de quelques emplois... et de la réduction d'un monastère à cinquante religieuses, etc. Ib., 348-351.

 

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Ou encore :

 

Ne voyant pas clairement si j'avais dû attaquer... des ministres de l'Eglise, ma conscience ne m'assurerait pas assez que je ne fusse pas du nombre des médisants (1).

 

Triste débat et qui en dit long sur les effets démoralisants de l'esprit de secte ! Etrange renversement! Harcelé, décrié par ses amis —il y a là des prêtres, d'excellents prêtres — le pauvre Nicole en est réduit à s'excuser de bien faire, à supplier qu'on lui pardonne l'extraordinaire résolution qu'il a prise de ne pas médire.

 

La vocation de Dieu à certains ministères se manifeste par les instincts et les inclinations de l'esprit de ceux qu'on y veut appliquer. J'ai toujours vu qu'on a eu beaucoup d'égards à ces instincts, quand il s'est agi des autres. Il ne faut pas, dit-on, engager M. H. (amon) à écrire, parce que ce n'est pas son instinct. Or, on ne peut pas avoir moins d'instinct pour ces sortes d'écrits que j'en ai. Il y faut parler des défauts des supérieurs ecclésiastiques et les publier ; et c'est sur quoi je ne me saurais rassurer. J'ai une aversion terrible d'avoir part à des écrits où l'on se croît obligé de faire connaître leurs dérèglements. On s'est plaint de ce que je n'ai point approuvé la Morale pratique (de M. Arnauld). J'avais peut-être tort, mais cela venait de ce fond, quoique les jésuites ne soient pas mes supérieurs (2).

 

Retenons cette dernière confidence, qui, avec tant d'autres indices, nous apprend à ne pas croire au prétendu bloc janséniste. En pleine bataille, Nicole critiquait hardiment les erreurs du grand chef. Il n'admettait pas

comme Arnauld que tout fût permis. Il allait bien jusqu'aux Provinciales, dont la « manière » devait l'inquiéter plus tard, mais celles-ci marquaient pour lui l'extrême limite, passé laquelle le livre devient libelle.

 

(1) Lettres, III, p. 348.

(2) Ib., III, p. 345.

 

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Personne, écrira-t-il, ne peut avoir plus d'éloignement que j'en ai pour tout ce qu'on appelle libelle, et mon aversion sur ce point est si connue que jamais personne ne se hasardera de m'en faire confidence (1).

 

Arnauld y mettait moins de façons, ou plutôt il voyait plus gros. Il n'a jamais soupçonné que sa Morale pratique pût être un libelle. N'était libelle à ses yeux que ce

que l'on écrivait contre lui.

Nicole ne prétendait pas néanmoins qu'il fût toujours défendu de critiquer, dans des écrits publics, les ministres de l'Eglise. On pouvait avoir mission du ciel pour cela, comme saint Bernard, un de ses maîtres préférés. Mais le premier venu ne devait pas se croire appelé à une besogne aussi délicate et pleine de tant de périls.

 

 

Car il ne s'agit pas ici de faire des écrits humains qui puissent avoir quelque approbation dans le monde. Il ne s'agit pas même d'en faire qui soient solides et véritables. Quelque convaincu que je sois de la petitesse de mes talents, peut-être y pourrais-je réussir jusqu'à quelque point. Il s'agit de faire des écrits qui soient agréables à Dieu, qui soient des fruits de son esprit, qui soient animés par sa charité, qui soient réglés par la lumière de sa sagesse, où l'on garde toutes les mesures et tous les tempéraments de prudence qu'elle prescrit, où l'on rende à la vérité, à la justice, à la charité, à l'autorité de l'Eglise, à celle des rois, ce qui leur est dû, et enfin qui puissent contribuer à la sanctification de ceux qui y travaillent (2).

Le monde n'y considère autre chose que quelques talents pour soutenir une cause avec éclat, pour faire des écrits... qui soient capables de mettre les habiles gens de son côté, mais il faut bien d'autres qualités que celles-là pour pouvoir s'en charger avec conscience.

 

Je cite longuement, car tous ceci déborde de tous les côtés la petite querelle janséniste. Nous aurons à nous rappeler ces admirable textes quand nous étudierons la polémique religieuse du siècle dernier.

 

(1) Lettres, III, p. 4o4.

(2) Ib., III, p. 341.

 

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Il faut qu'une personne qui prétend soutenir la vérité et la justice dans des temps comme celui-ci, qui ont besoin de tant de ménagements,

 

tous les temps en ont besoin,

 

ait une exemption entière de passions et surtout une patience invincible pour ne s'échapper jamais, et pour se tenir tellement dans les bornes d'une exacte modération que rien ne soit capable de l'en faire sortir, et de le porter à dire des choses qui, quoique justes en elles-mêmes, ne laisseraient pas de faire de mauvais effets.

Il faut qu'il ait une lumière extraordinaire pour conserver une infinité d'égards qu'il faut avoir, et pour éviter tout ce qui peut nuire et donner prise... Une ligne de la seconde lettre de M. Arn., très véritable en soi, mais dont il se fût peut-être bien passé, l'a fait exclure de Sorbonne avec soixante et dix docteurs... Il faut une charité qui ne s'irrite de rien et qui empêche que le coeur ne conçoive aucune aigreur... Il faut avoir une âme recueillie et fort attentive à Dieu pour n'être pas entièrement possédé de ces écrits (1).

 

De cette dernière condition, l'on fait d'ordinaire assez bon marché. L'on se dit que l'on quitte Dieu pour Dieu, et, sur cette belle raison, on se tranquillise. Nicole est plus scrupuleux :

 

Il faudrait que ces écrits fussent faits avec un esprit recueilli et appliqué à Dieu, et qu'ils en fussent des fruits. Cependant, bien loin que je sois capable de ce recueillement, il est certain qu'ils me serviraient d'un obstacle perpétuel à le prière, et cela par suite de mon tempérament qui ne peut changer que par miracle. Car j'ai l'esprit naturellement si étroit qu'aussitôt que je l'applique à quelque affaire importante et embarrassée, cet objet le remplit tout entier. Il saisit mon imagination, il m'est présent en marchant, en mangeant et en priant. Il exclut toute autre application et toute autre pensée. Il me possède et m'empêche de me posséder. Il excite une foule de pensées et de mouvements qui me confondent et me mettent hors d'état de penser à moi et de veiller sur mes actions... Je ne

 

(1) Lettres, III, pp. 364-366.

 

vois (donc) pas qu'une personne vraiment spirituelle... me voulût porter à choisir, pour l'occupation de toute ma vie, des écrits qui m'engageraient à une telle dissipation et qui seraient ainsi des fruits, non de mes prières, mais de mes distractions, ou plutôt qui feraient de toute ma vie une distraction continuelle (1).

 

Qu'on ne lui oppose donc plus l'exemple de M. Arnauld, A chacun son âme.

 

M. Arn. a des qualités qui lui rendent cet emploi proportionné. Il est prêtre, docteur, directeur; on ne s'étonnera donc point qu'il entreprenne la défense de l'Eglise, dans les choses où il la croira blessée. Sa lumière apparemment l'y porte... Cette occupation ne lui fera point perdre le repos. Il ne s'empressera point. Il a plus de confiance que de défiance, plus de zèle que de crainte. Je suis dans des dispositions intérieures et extérieures toutes contraires (2).

 

Je n'ai pas besoin de souligner l'imperceptible ironie de ces lignes où le roseau juge le chêne. Aussi bien Nicole s'est-il assez défendu. Qu'il déclare donc hardiment que la morale qu'il vient de se prêcher à lui-même regarde tout le parti, sans en excepter M. Arnauld. Vous me direz, répond-il, que, a par l'union avec M. Arnauld », dans cette campagne recommencée, j'aurai l’ « assurance » qui me manque de faire ce que Dieu veut de moi,

 

(1) Lettres, III, pp. 342,343. Sur l'agitation cérébrale et la nervosité de Nicole cf. un joli texte donné par Sainte-Beuve, Port-Royal, IV, pp. 491-493

(2) Lettres, III, pp. 353, 354.
Habitué à s'examiner indéfiniment, à ne rien se pardonner, et, d'un antre côté, controversiste lui-même et vivant au milieu d'une controverse éternelle, Nicole avait beaucoup réfléchi sur la psychologie, la morale et la casuistique des contestations, Cf. à ce sujet un de ses chefs-d'oeuvre, la lettre à M. de Sainte-Marthe : « Réflexions sur les contestations qui arrivent antre les amis ». En voici un paragraphe : « Il ne faut pas seulement que nos paroles soient vraies, il faut aussi qu'elles soient proportionnées à la disposition du prochain. il faut que ce soit la charité qui les emploie. Ce que l'on a dit peut être vrai, mais, servant d'armes à notre passion, il s'est revêtu de ses qualités. OR, C'EST UN GRAND OUTRAGE QUE L'ON FAIT A LA VÉRITÉ QUE DE L'EMPLOYER A BLESSER LES AUTRES, ELLE QUI EST DESTINÉE A LES GUÉRIR ». Lettres, II, p. 133.

 

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mais je vous réponds qu'en cette occasion je ne l'aurais point du tout. Car comme je doute de la nécessité et de l'utilité de ces écrits, JE DOUTE AUSSI QUE QUI QUE CE SOIT Y SOIT APPELÉ.

 

«Qui que ce soit ». Ne vous frottez pas les yeux. Vous avez bien lu. Il ne s'agit donc plus des scrupules particuliers qu'inspire à M. Nicole et sa propre insignifiance — un petit clerc — et la difficulté qu'il éprouve à mener de front la polémique et la prière. C'est toute l'agitation janséniste qui lui paraît suspecte, pour ne rien dire de

plus. Lui qui n'a jamais vu clans le jansénisme qu'une hérésie imaginaire, il en est venu à trouver également imaginaire la mission batailleuse que s'arroge M. Arnauld. Venant d'une plume aussi précautionnée, ceci est extrêmement grave. Notez encore que Nicole s'adresse au plus agité, au plus indiscret du parti, à M. de Pontchâteau, qui demain, promènera dans tout Paris ces confidences scandaleuses. Nicole insiste pourtant :

 

L'âme a besoin dans tout emploi et dans tout engagement de quelques principes clairs, qui la puissent soutenir dans les découragements et les défiances qui lui arrivent... Or, je puis vous dire avec vérité que je n'en vois point ici. Je ne me puis appuyer sur l'autorité extérieure de l'Eglise, puisqu'il n'y en a point qui s'applique à ces écrits ; ni sur la nécessité de quelque ministère, puisque je n'en ai aucun ; NI SUR LA VOCATION DE M. ARNAULD, PUISQUE J'EN DOUTE ; ni sur les conseils que l'on m'en donne, puisqu'ils sont de gens sans autorité dans l’Eglise ..., ET QUI ME PARAISSENT TÉMÉRAIRES; ni sur mes dispositions et mes mouvements intérieurs, puisque je n'en ai point qui n'y soient contraires.

Qui me soutiendrait donc ?... Serait-ce la justice de la cause? Mais je sais bien que tout le monde n'est pas appelé à soutenir les causes les plus justes, et qu'on peut être téméraire en s'engageant à défendre et la justice et l'Eglise. Serait-ce la nécessité ou l'utilité de ces écrits ? MAIS C'EST LA CHOSE DU MONDE DONT JE DOUTE LE PLUS. Je me regarderais donc dans cet emploi comme un homme qui serait au haut d'un clocher sans appui et sans avoir rien à quoi il se pût tenir (1).

 

(1) Lettres, III,pp. 345-3.47. On sait que la moindre échelle lui faisait peur.

 

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Bref, « il faut laisser là cette querelle » (1), prier et se taire.

 

J'ai toujours bien de l'inclination pour la mort civile. Rien n'est plus capable de mettre à bout les ennemis (2).

 

Se taire, et non pas seulement de cet habile silence qui souvent blesse l'ennemi plus qu'une riposte, mais en toute sérénité, mais devant Dieu. Au lieu de se tenir constamment en posture de persécuté, au lieu de s'hypnotiser sur l'iniquité du persécuteur, il faut s'attacher à la grâce que Dieu a cachée pour nous dans la persécution elle-même (3). Soit, par exemple, les nouvelles mesures prises contre la sainte abbaye, en 1679 :

 

Ces bonnes religieuses ne travailleront donc plus h former des filles et des pensionnaires, c'est-à-dire que Dieu veut qu'elles travaillent davantage sur elles-mêmes ; il n'y a qu'à s'en tenir là.

Quand on regarde comme son unique affaire celle de son salut, on trouve facilement la paix dans les orages, parce que rien ne nous peut empêcher d'y travailler (4).

 

Eh! quoi, ne faut-il pas que l'injustice noms irrite, au mois en secret? Oui, mais si nous sommes vraiment capables d'une indignation exclusivement surnaturelle :

 

(1) Lettres, III, p. 175.

(2) Ib., III, p. 175.

(3) Lorsqu'il fut question de publier les lettres de M. de Saci, Nicole écrivait à la Sceur Briquet : « Entre les lettres que M. Picot (le censeur) a laissé passer, il y en a qui donnent l'idée que P.-R. souffre une persécution et qui portent les religieuses à prendre leurs maux pour des grâces et des faveurs... que Dieu fait aux innocents et aux saints. Ce qui est bien contraire à l'idée que les jésuites voudraient qu'on en eût. Ils seraient donc bien plus indulgents qu'il n'y a lieu de l'espérer, s'ils n'attaquaient pas ce livre par cet endroit, et je ne vois pas ce qui les pourrait empêcher de réussir à le faire supprimer, en disant au roi qu'on y donne l'idée que sa conduite a été une persécution injuste de saintes religieuses... Il faudrait donc délibérer s'il ne serait point à propos de ne rien laisser dans ces lettres qui pût donner ces idées » . Sauf, bien entendu, et le détail a son prix, sauf à réserver ce qu'on aurait retranché des lettres, « pour ajouter quelque jour à quelque édition qui s'en fera aux pays étrangers ». Lettres, III, pp. 171,172,

(4) Lettres, III, p. 5.

 

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On regarde souvent trop humainement ces traverses, qui sont causées aux gens de bien par la malice et par l'injustice des hommes. En les considérant plus par les yeux des sens et de la raison que par ceux de la foi, on ajoute aux sentiments que l'amour de la vérité et de la justice nous peut inspirer beaucoup d'autres mouvements, qui n'ont pour principe que la nature. Car il n'y a rien de plus ordinaire que de passer ainsi de la foi aux sens et de concevoir des passions toutes humaines pour une cause qui est elle-même toute sainte. La raison en est que l'amour-propre se fait un intérêt de tout, et prend part à tout. De sorte que, sitôt qu'on est entré en union avec quelques gens de bien pour les sujets du monde les plus légitimes, on se rend propre leur cause, on se revêt de leur intérêt, on regarde leur abaissement comme le sien, et on conçoit sur tout ce qui leur arrive les mêmes passions que les gens du monde ressentent dans les affaires temporelles de leurs amis.

 

Si donc la sainte colère est une de nos grâces, mieux vaut l'appliquer à des objets qui ne nous toucheront pas de trop près, soit par exemple aux persécuteurs des premiers siècles ou aux simoniaques d'aujourd'hui.

 

C'est... de l'injure que reçoit la vérité qu'il faut s'attrister, et non de celles que l'on fait aux hommes. Et si c'est là le sujet de notre douleur, nous ne la renfermerons pas dans une seule ville, ni dans un seul diocèse (ni dans le seul Port-Royal); nous serons touchés des outrages que les hommes font à Dieu, en quelque lieu que ce soit (1).

 

Bien sectaire, après tout cela, qui l'accuserait d'être sectaire! Et ce ne sont pas là seulement de vagues sermons, ce sont des actes. Dans presque tous les passages que je viens de citer, Nicole s'adresse courageusement aux plus brouillons et aux plus exaltés du parti, à l'abbé Le Roy, à M. de Pontchâteau, au P. Quesnel. Eux gagnés, la secte entière se fût pacifiée sans retard. Que si, pour une raison ou pour une autre, décence, timidité, il ne va pas droit au grand Arnauld — rien du reste ne prouve

 

(1) Lettres, I, pp.  202, 203.

 

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qu'il ne l'ait pas fait — il sait parfaitement que toutes ses lettres seront soumises à la critique impatiente du vieil athlète. En tout cas, il a conformé scrupuleusement sa conduite à ses paroles. « C'est le Mélanchthon d'Arnauld », a dit Sainte-Beuve (1) ; passe, mais avec cette différence, que Mélanch thon exécute, bien qu'en gémissant, des consignes qu'il désapprouve, tandis que le timide Nicole suit inflexiblement et coûte que coûte, malgré son maître, contre son maître, les lumières de sa propre conscience. Nous le comparerions plus volontiers à Gerbet, et avec la conviction que ce rapprochement les honore tous les deux. Car pour moi, je ne vois pas à quelles enseignes on tiendrait plus rigueur à Nicole qu'on ne fait aux anciens disciples de Lamennais, à Gerbet, à Lacordaire, à Rohrbacher et aux autres. Ceux-ci avaient adhéré d'esprit et de coeur à la philosophie de leur maître, une philosophie que le Saint-Siège devait bientôt condamner. Nicole n'a jamais professé que le pur thomisme. Si, bien malgré lui, et souvent d'autant plus excessif qu'il était plus hésitant, il a participé, entre le grand Arnauld et Pascal, à la première agitation janséniste, je ne sache pas que l'Avenir ait été un journal si modéré. Enfin, à tout péché miséricorde. Pendant les seize dernières années de sa vie (1679-1695), Nicole n'a pas écrit une seule ligne à tendance schismatique ou sectaire. Seuls l'ont tenu pour suspect les irréconciliables de son parti, ceux-là même avec lesquels une vague tradition et simpliste et téméraire s'obstine à le confondre. Théologien ordinaire de Bossuet, théologien officieux de l'archevêque de Paris, qu'on l'appelle janséniste, si l'on veut, mais comme on appelle Gerbet mennaisien.

V. Ce n'est pas à dire que Nicole nous paraisse un auteur de tout repos, un François de Sales. Pour peu que l'on ait le sens de la direction et l'expérience des

 

(1) Port-Royal, IV, p. 423.

 

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âmes, on ne conseillera pas les Essais de morale au premier venu. Comme à peu près tous les maîtres de l'école française, il tend à exagérer la corruption, l'impuissance

de l'homme déchu, et comme tous ses amis de Port-Royal, les misères de l'Eglise finissante.

 

C'est (la justice de Dieu) écrira-t-il, qui permet (aux) démons, non seulement de posséder entièrement toutes les nations infidèles,

 

entièrement ? Qui le lui a dit ? Mais Nicole était persuadé que pas un « Américain a n'irait au ciel.

 

mais de causer des ravages étranges dans l'Eglise même dont ils usurpent souvent les ministères, en y faisant entrer des gens vides de charité, dans lesquels ils habitent et excitent leur puissance. Ce qui fait dire au Prophète : « J'assemblerai toutes les lignées des royaumes d'Aquilon, et ils viendront tous mettre leur trône à l'entrée des portes de Jérusalem... » Car plusieurs de ceux qui sont comme établis pour garder les portes de l'Eglise... et un grand nombre de ceux à qui sa discipline est commise... sont des habitants d'Aquilon, c'est-à-dire des gens sans charité et qui n'ont point en eux la chaleur de l'Esprit de Dieu...

Ainsi le monde entier est un lieu de supplices où l'on ne découvre, par les yeux de la foi, que des effets effroyables de la justice de Dieu... Figurons-nous un lieu vaste, plein de tous les instruments de la cruauté des hommes, et rempli, d'une part de bourreaux, de l'autre d'un nombre infini de criminels abandonnés à leur rage...

Nous passons nos jours au milieu de ce carnage spirituel, et nous pouvons dire que nous nageons dans le sang des pécheurs ; que nous en sommes tout couverts et que ce monde qui nous porte est un fleuve de sang (1).

 

Ce cauchemar n'est pas janséniste et n'en vaut pas mieux pour cela. I1 a du moins un rare mérite, c'est que, si j'ose dire, il ne prend pas. La foudre de Nicole est toujours mouillée. Ces tristes imaginations, il y croit sans

 

(1) Essais de morale, I, pp. 153-157, cf. Port-Royal, IV, pp. 471-475.

 

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doute, mais son Ame placide et tendre ne les réalise point. Il plaisante agréablement dans une de ses lettres sur la grâce que Dieu lui a faite en lui refusant l'éloquence, terrible don qui entraîne des responsabilités si redoutables, et qui tourne si vite à la rhétorique, au fléau. Tel n'est pas du reste le ton ordinaire des Essais et, pour ma part, je ne connais pas de professeur d'indulgence, pas de pacificateur égal à Nicole. Ni dureté, ni amertume. Il a beau promener sa lanterne dans les bas-fonds de nos coeurs, rien ne l'irrite, rien ne l'étonne. Il nous humilie sans relâche, il ne nous décourage jamais. Tendre et sévère tout ensemble, il poursuit l'amour-propre dans ses dernières retraites et cependant il ne nous permet pas de nous mépriser tout entiers. A sa discrète et judicieuse façon, il transpose l'esprit janséniste, beaucoup plus commun, en ce temps-là, que le jansénisme ; il le fait remonter du coeur à la tête, et par là il lui enlève presque tout son venin. Evidemment, le péché originel nous a réduits à ne pas valoir grand'chose, mais enfin notre volonté n'est pas aussi dérangée que notre cervelle. « Il faut, répète Nicole, extrêmement distinguer les fautes d'obscurcissement et de défaut de lumière, des fautes de passion ; les fautes d'esprit, des fautes du coeur. » La distinction n'a rien d'imprévu, mais n'est-il pas vrai que, dans la pratique, nous l'oublions presque toujours. Nicole s'y tient, s'y obstine. C'est un pli qu'il s'est donné et qu'il laisse à ses vrais disciples. Si la charité s'accommode fort de cette perspective morale, l'orgueil n'y trouve pas son compte. A parler franc, nous aimerions mieux pécher par le coeur que par l'esprit. Tout le monde se plaint de sa malice et personne de son jugement. Tant pis et tant mieux pour nous, notre malice n'est jamais aussi parfaite, aussi mortelle que notre orgueil voudrait nous la faire voir. Jusque dans l'horreur du crime le plus authentique, la lanterne de Nicole discernerait quelques « faute d'obscurcissement » et quelque « défaut de lumière ». Et si le plus pénétrant des moralistes

 

 

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chrétiens nous trouve des excuses, quelle indulgence ne devons-nous pas attendre de la pénétration infinie ? « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font » (1).

Mais si l'inspiration habituelle de Nicole me paraît foncièrement saine et presque voisine de l'optimisme salésien, sa méthode morale ne risque-t-elle point ou de faire naître, ou d'entretenir, ou d'exaspérer dans beaucoup de consciences la maladie du scrupule ? Imaginez en effet telle maxime de La Rochefoucauld, devenue un traité ou une lettre, retournée lentement sous tous ses aspects, appliquée minutieusement aux cas particuliers que présente le train ordinaire de la vie dévote. Ajoutez à cela une sorte d'acharnement à distinguer jusqu'aux nuances les plus imperceptibles du bien et du mal. Lisez, par exemple, à la fin de son traité sur les jugements téméraires, le curieux chapitre, troublant tour à tour et réconfortant, dont voici le sommaire :

 

Qu'il n'est pas permis de juger témérairement des morts ni de nous-mêmes. Qu'il n'est pas permis non plus de juger témérairement en bien. Mauvaises suites de ces jugements téméraires en bien (2).

 

Tout cela, pris en soi, est excellent. Pour un esprit bien équilibré, une Sévigné, par exemple, ou une Mme de Rémusat — « mon Nicole », disait cette dernière — rien de plus sain, de plus stimulant, mais en retour, je crains bien que les Essais n'affolent, ne détraquent même ces pauvres

 

(1) C'est ici un des principes fondamentaux des morales de Nicole, cf. Essais, tome I. Des moyens de conserver la paix parmi les hommes ; Des jugements téméraires; III. Des rapports ; De la guérison des soupçons ; Qu'il ne faut pas se scandaliser des défauts des gens de bien. V. Qu'il y a beaucoup a craindre dans les contestations mérite pour ceux qui ont raison. Lettres, I. Lettres 7 et 8 sur les Préventions ; II. Lettre 78 sur les Contestations, 100 ; De la manière dont on peut être mécontent des hommes ; III, presque tout entier.

(2) Essais de morale, I, pp. 325-327.

(3) Lettres de Mme de Rémusat, I, p. 312. Cf. Léon Séché. Sainte-Beuve, Paris, 19o4, I, pp. 176, 177.

 

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têtes — nombreuses dans les milieux fervents — à qui le moindre examen de conscience est une torture, et que François de Sales, infiniment plus sage, pacifierait en leur répétant qu'il faut aller avec Dieu comme avec les hommes, « à la grosse mode », « à la bonne franquette ». Aussi ne douté-je point que Nicole, si bienfaisant à tant d'autres, n'ait contribué à maintenir l'angoisse dans cette société janséniste du XVIIIe siècle, où il n'a pas été moins lu que le P. Quesnel.

Je sais bien que Pasteur n'est pas responsable de tant de folies déchaînées par la peur des microbes, et qu'après tout, n'importe quel traité de morale produirait plus ou moins les mêmes effets sur une âme déjà surtendue et découragée par la théologie janséniste. Mais précisément ce que je reproche le plus à Nicole, c'est en somme de n'avoir composé que des essais de morale, et dont la partie la plus exquise s'ajusterait aussi bien au Manuel d'Epictète qu'à la Perfection du jésuite Rodriguez. Il y a deux hommes chez lui, le chrétien et le moraliste. Ils s'entendent à merveille, vivent sur le même palier et se voient souvent. Lorsqu'il s'agit pour l'un ou pour l'autre de faire une conférence, ils se passent leurs cahiers. Mais enfin, ils se distinguent l'un de l'autre ; ils pourraient un jour se brouiller. Il se trouve d'ailleurs que, de ces cieux, c'est le second — le moraliste — qui parle le plus souvent et le mieux, qui seul nous intéresse, nous prenne et nous pénètre. Nous ne supportons guère les amplifications religieuses du premier que dans l'espérance d'y voir bientôt reparaître les analyses morales du second. Singulier dualisme, gros de signification et de conséquences. Sainte-Beuve a fart bien senti cela, mais sans prendre la peine de l'expliquer. Savez-vous ce qu'il s'est imaginé d'aller trouver surprenant dans les écrits de Nicole ? Sa foi sereine et inébranlable. Pesez tous les mots :

 

Nicole, qui a des parties si fines d'analyse et de critique

 

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morale, est AU FOND un croyant très solide.., et n'a jamais douté des fondements du christianisme (1).

 

Saint-Cyran, la Mère Angélique, Pascal non plus. Sainte-Beuve pourtant ne s'en était pas étonné. Mais Nicole croyant, voilà une surprise et qui méritait d'être soulignée. Et il y revient, comme si la fenêtre qu'il enfonce lui paraissait mal ouverte,

 

Nicole CROIT DONC très fort et ferme qu'il y a une vérité et une justice qui est Dieu, et le Dieu chrétien (2).

 

Ne dirait-on pas qu'ayant fait un mauvais rêve — Nicole incrédule ! — il tâche de se rassurer et nous avec lui? Ou bien que Nicole l'a déçu. Il promettait un Bayle, un Fontanelle, un Renan, et il va jusqu'à croire au diable. Heureux ou penaud, ne riez pas, car Sainte-Beuve a raison, eu quelque manière, et plus qu'il ne pense. Que Nicole ait une foi entière, cela n'est qu'un heureux accident. Cela pourrait ne pas être, ne découle pas nécessairement de sas livres. Bayle aurait écrit le meilleur des Essais de morale, ou Sainte-Beuve, ou Renan, tandis qu'on les défie bien d'écrire jamais une seule ligne du Mystère de Jésus. Après Sainte-Beuve, Joubert :

 

Ce n'est pas ce qu'il dit, mais ce qu'il pense, qui est sublime; il ne l'est pas par l'élévation naturelle de son esprit, mais par celle de ses doctrines (2).

 

 

Autre façon d'insinuer que le vrai et le plus profond Nicole, c'est le moraliste; que sa religion, plus sublime eu soi que sa morale, ne domine pas, ne transfigure pas celle-ci, et lui reste subordonnée. Il manque à Nicole ce je ne sais quoi, cette noblesse, ce sublime particulier que donne à Pascal, à la Mère Angélique, à Saint-Cyran,

 

(1) Port-Royal, IV, p. 439.

(2) Ib., IV, p. 439.

(3) Ib., IV, p. 441.

 

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le contact de Dieu. Morale très pure, très haute; religion bourgeoise. « Chose singulière, disait Vinet, quand le christianisme est raisonnable, il n'a plus de force (1) ! » Nous tenons enfin la clef de l'énigme. Nicole est trop raisonnable ; ou plutôt Nicole n'est que raisonnable. Tranchons le mot : Nicole n'est pas mystique.

 

(1) Cité par G. Goyau, Une Ville-Eglise, Genève, Paris, 1919, II, 57.

(2) Je profite de ce vaste blanc que me laissent les hasards de la mise en pages pour préciser, sur un point de conséquence, la pensée qui domine ce chapitre. Un ami me fait remarquer en effet que je m'exprime d'une manière assez équivoque lorsque je semble attribuer à Nicole la paternité de la distinction entre le fait et le droit. En vérité la distinction n'était pas nouvelle. Coeffeteau s'en sert dans sa Réponse au Mystère d'iniquité du sieur du Plessis, et c'est à Coeffeteau que s'en réfère Arnauld dans le Fantôme du jansénisme, Cologne, 2e édit., 1688, p. 129 (Cf. Ch. Urbain, Nicolas Coeffeteau, p. 192). De Nicole ou d'Arnauld qui a, le premier, employé cette distinction, je l'ignore et, du point de vue où je me place, il importe peu. Ce que je veux dire est que le grand Arnauld n'a vu d'abord dans cette distinction qu'un expédient, tandis que Nicole y retrouvait toute sa propre pensée. D'où l'allégresse de conviction avec laquelle Nicole l'a soutenue.

 

 

 

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