SECONDE PARTIE.
PROGRÈS ET MANIFESTATIONS DIVERSES DE L'HUMANISME DÉVOT.
CHAPITRE PREMIER : IN HYMNIS ET CANTICIS
I. Printemps de la
dévotion. — Attardés et égarés. — Le culte des poètes. — Citations poétiques. —
Garasse et la poésie française. — Les derniers défenseurs de Ronsard.
II. Le sacré et le
profane. — L'humanisme dévot et les poètes païens. — Richesses de l'Egypte. —
Richeome, Binet et les larcins poétiques de l'antiquité. — Le mythe
d'Hermaphrodite et la réunion des églises.
III. Les poètes
chrétiens. — « Les muses françaises... bientôt toutes chrétiennes ». — Martial
de Brives et son cantique des créatures.
IV. Les cantiques
populaires. — Le Parnasse séraphique. — Propagande précieuse et pieuse. — Paul
de Barry. — Lazare de Selve. — Les miracles de sainte Fare.
V. Les cantiques
mystiques. — Le P. Surin et Béranger. — Le dénuement, l'abandon, la quiétude. —
Les cantiques de Surin et la controverse du quiétisme. — Les cantiques et
l'extase. — Sainte Chantal.
1. The April's in her eyes;
it is love's spring. Avril est dans
ses yeux, c'est le printemps de l'amour. Que ce vers de Shakespeare serve
d'épigraphe au présent chapitre et à toute notre seconde partie. Les écrivains
oubliés que nous allons ressusciter pour une heure ont avril dans les yeux;
leurs oeuvres respirent l'allégresse du printemps. Je ne m'arrêterai pas à
dénoncer leurs défauts qu'aussi bien ils ne cachent guère. Ils manquent de goût
sinon de génie; ils n'ont pas écrit pour l'éternité. Mais ils sont
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jeunes, mais ils
chantent. Que ne pardonne-t-on pas à la jeunesse et à ses chansons ? Avril est
dans leurs yeux : c'est le printemps de la dévotion, de l'amour sacré. Qu'ils
écrivent en vers ou en prose, ils sont poètes :
Les bons rimeurs, pris d'une frénésie,
Comme des dieux gaspillaient l'ambroisie,
Si bien qu'enfin pour mettre le holà,
Malherbe vint et que la poésie
En le voyant arriver s'en alla.
Malherbe est déjà venu, tyran des mots et des
syllabes. S'il n'y avait que lui, le mal ne serait pas grand. Malherbe
gênera-t-il beaucoup le grand Corneille? Mais il y a Saint-Cyran, tyran plus
redoutable, qui va bientôt déprimer les consciences. Pour l'instant, nos libres
et joyeux chanteurs ne l'écoutent guère, le narguent plutôt. Attardés, égarés,
comme dit M. Lanson des écrivains rebelles à la révolution classique. Oui, sans
doute, et pour le goût qui n'est pas ici notre affaire, et surtout pour les
idées, pour la philosophie de la vie. En retard, très en retard, sûre façon
quelquefois d'être aussi très en avance, puisque, grâce à Dieu, rien d'excellent
ne finit ici-bas que pour recommencer quelque jour. Combien la plupart des
vaincus avec qui nous allons lier connaissance paraissent-ils plus voisins de
nous que leurs vainqueurs, que le grand Arnauld, par exemple, ou que Pierre
Nicole! Comme nous les comprenons mieux ! Attardés, égarés, oui encore mais, à
peu d'exceptions près, leur siècle étincelant et bizarre, le siècle de Louis
XIII s'attarde, s'égare avec eux. Ils retardent pourtant même sur leur siècle,
sur les penseurs et les poètes profanes ou semi-profanes de la même génération,
Balzac, Descartes, Régnier, Théophile, Bertaut, le vieux Duperron lui-même. Leur
doctrine est plus joyeuse, leur poésie plus lyrique. Ils sont de leur temps, ils
savent le prix d'un Malherbe, ils vont à l'école de Sénèque et de Balzac. ils
adorent l'Italie précieuse dont
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volontiers ils aiguisent
les pointes, mais, tète et coeur, ils remontent jusqu'au temps de la Pleïade,
plus loin encore, jusqu'aux premiers humanistes. Il en va souvent ainsi avec les
dévots. Leur montre n'est pas à l'heure ; ils attendent les dernières mesures du
concert pour entonner leur cantique. Ils sentent un peu leur province. De nos
jours encore, les derniers romantiques, c'est parmi le clergé ou ses élèves
qu'il faut les aller chercher. Doux collège ecclésiastique, aux pinèdes sonores,
au cloître fleuri, à la chapelle moyen âge, où nos maîtres, vers 1880,
découvraient Musset deux mois avant nous, où, quand ils disaient : Virgile, ils
nous permettaient d'entendre aussi : Victor Hugo. Ainsi de nos humanistes, ou du
moins de beaucoup d'entre eux. Dans le monde qui les entoure, l'entrain commence
à se ralentir, la gravité succède à la joie, le lyrisme replie ses ailes, ils
continuent pourtant de s'écrier avec Jean-Pierre Camus : « Qui nous empêchera,
comme des David, de sauter devant cette arche retirée des mains des Philistins ;
pourquoi ne trépignerons-nous point au son des instruments musicaux? (1) »
Ils lisent les poètes avec passion et ils ne
peuvent écrire vingt lignes de prose sans y glisser quelques vers. Dès le
collège, ils avaient commencé des recueils de citations poétiques qu'ils
sauraient par coeur et qu'ils utiliseraient plus tard dans leurs livres, leurs
plaidoyers ou leurs sermons (2). Ainsi mis en goût, ils ne s'arrêteraient plus.
A
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vingt ans, Polycarpe de
la Rivière, l'un des amis de Peiresc, connaissait déjà d'original tous les
poètes des deux antiquités classiques, presque tous ceux de la Renaissance
italienne et de la française. Ses préférences vont, nie semble-t-il, à Homère, à
Virgile, à Sénèque le tragique, à Martial, à Pétrarque, à Ronsard qui est pour
lui « le prince des poètes français Les muses le conduisirent à la Grande
Chartreuse, et lui tinrent compagnie dans sa solitude. Nous avons de lui
plusieurs ouvrages pieux, notamment l'Adieu du monde ou le mépris de ses
vaines grandeurs et plaisirs périssables. Je conseillerais la lecture de ce
gros livre à qui voudrait ou repasser ou même faire ses humanités en huit jours.
Ce n'est là qu'un exemple auquel je me suis arrêté parce qu'il nous présente un
humaniste dévot de haut goût. Beaucoup moins érudit, François de Sales s'en
tient le plus souvent, pour Ies poètes classiques, à ses cahiers de collège,
mais il a toujours, sous la main, les Cent psaumes de Desportes. Polir
Jean-Pierre Camus, de Ronsard à Théophile, tout le Parnasse français bourdonne
dans sa merveilleuse mémoire. « Gentils poètes, que je vous aime, écrit le P.
Binet, et que j'aime vos nobles larcins, empruntant l'étoffe de la vérité pour
la broder de mille gaietés fabuleuses voirement, mais bien mystérieuses »,
c'est-à-dire ici, religieuses (2). Ainsi des autres qu'il serait inutile de
citer. Parmi ces dévots amis des beaux vers, le fameux Garasse mérite pourtant
une mention particulière. « Les esprits médiocres qui n'ont jamais hanté que les
collèges, disait Racan dans sa harangue de réception à l'Académie (1635), font
un si grand mépris de notre langue qu'ils ne pensent pas qu'il s'y puisse rien
faire de raisonnable. Ils ne craignent point d'appeler divin et incomparable le
plus fin galimatias de Pindare et de Perse et se contentent d'appeler agréables
et jolis les
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vers miraculeux de
Bertaut et de Malherbe. » On ne fera pas ce reproche au P. Garasse. C'est une
joie de voir ce terrible lutteur s'attendrir soudain lorsqu'il rencontre ou fait
venir une occasion de célébrer nos poètes. Il les aime, il les juge en
connaisseur. « MM. Duperron, Malherbe et Bertaut, écrit-il dans la Somme
théologique, qui font le noble triumvirat des esprits excellents et qui ont
été, de nos jours, comme les principaux légataires des Muses mourantes (1). » On
voit le ton qui est exquis. Il reprend cet éloge dans son livre contre Pasquier.
Pour les odes pindariques, horatiennes, anacréontiques, il
ne faut point flatter l'antiquité jusques à ce point que nous ne reconnaissions
les faveurs que Dieu fait à notre nation... (en nous donnant) Malherbe, Bertaut
et Lingendes (2).
Il invoque souvent l'autorité de Malherbe en
matière poétique, et avec une insistance qui, vers 1620, n'était pas chez nous
si commune.
Je suis de l'avis du sieur Malherbe en fait de poésie, en
ce qu'il tient et montre par expérience qu'on ne saurait être trop sévère pour
les rimes françaises, d'autant que nous, n'ayant d'autre contrainte en notre
poésie que celle de la rime, si nous relâchons en celle-là, nous rendons notre
poésie trop triviale et la mettons entre les mains des barbiers (3).
Pour les vers satiriques « qui s'approchent de
l'épique » — jolie et juste remarque — on pense bien que Mathurin,
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« le sieur Régnier »,
était son homme. « Jamais, dit-il, la langue et l'esprit des romains n'est
parvenu jusques à cette naïveté » (1).
Quoiqu'en plusieurs endroits, dit-il encore, on voie les
imitations toutes crues, néanmoins elles sont si bien dépaysées du latin, elles
sont si naturalisées à l'air de notre langue, qu'il semble que les intentions
d'Horace soient contretirées sur celles de Régnier... Par la lecture de cet
homme seul les nations étrangères et la postérité pourront connaître ce que
peuvent nos esprits lorsqu'ils se forcent à bien faire (2).
La belle assurance! Ainsi plus tard, Fénelon,
un autre dévot, dira de Molière : « Encore une fois, je le trouve grand. » Mais,
au-dessus de tous les poètes, vivants ou morts, cet insigne amateur exalte
Ronsard.
Je sais bien, écrit-il magnifiquement dans sa
Doctrine curieuse, que nos beaux esprits prétendus me diront qu'ils ne sont pas
de mon avis, en ce qui touche l'esprit de Ronsard et tâcheront de le mettre au
rabais comme un esprit fainéant, inculte, rimailleur, qui n'avait autre dessein
que de faire de gros livres. Il est vrai que je ne suis pas gagé pour défendre
tout ce qui est dans les écrits de Ronsard, et je suis en cela de l'avis de
Malherbe, que s'il revenait, il retrancherait ou polirait beaucoup de pièces,
qui lui sont un peu trop aisément échappées de la main : mais qu'il ne fut
excellent en pensées, héroïque et généreux en desseins, sublime en inventions et
comparable à la force du meilleur esprit qui jamais mania les lettres, c'est
cela que je maintiens ; et pour les répréhensions renchéries de nos grises
mines, je leur réponds ce que le sieur Régnier répondit aux mépriseurs de
Desportes son oncle :
Or, Rapin, quant à moi, je n'ai point tant d'esprit,
Je vais le grand chemin que mon oncle m'apprit (3).
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L'heureux temps, où des religieux, des
théologiens aimaient les bonnes lettres d'un tel amour, où un Garasse défendait
avec une si noble émotion, avec un discernement si rare, nos plus hautes gloires
déjà menacées ! Certes les beaux esprits ne manqueront pas dans le monde
religieux du grand siècle. Racine soumettra ses tragédies à la lime d'un autre
jésuite. Mais, de Garasse à Bouhours, quelle transformation ! Décadence,
progrès, comme il vous plaira. La dévotion va suivre exactement la même courbe.
Décadence, progrès ? Le présent volume et les trois suivants ont pour but de
répondre à cette question.
II. Bien qu'elle paraisse très significative
et par suite très intéressante à l'historien, cette rage de souvenirs,
d'allusions et de citations poétiques, qui possède la plupart de nos écrivains
dévots n'en est pas moins assez ridicule. On l'a remarqué vingt fois à propos
des prédicateurs de ce temps-là, Valladier, Pierre de Besse et les autres ; il
n'y a pas lieu d'y revenir. Encore faut-il comprendre le vrai sens, les raisons
lointaines d'une pareille tendance et ne pas la critiquer de travers, comme on
le fait trop souvent. « Le sacré et le profane ne se quittaient point, dit La
Bruyère, ils s'étaient glissés ensemble jusque dans la chaire. Saint Cyrille,
Horace, saint Cyprien, Lucrèce parlaient alternativement. Les poètes étaient de
l'avis de saint Augustin et de tous les Pères. » Le trait est piquant sans
doute, moins peut-être qu'il ne l'a voulu. Mêler gauchement le sacré et le
profane, les réunir par des soudures subtilement artificielles, assurément c'est
manquer de goût et parfois de tact; mais trop les séparer, mais ne pas saisir
les convenances naturelles ou surnaturelles qui les
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rapprochent, c'est
peut-être manquer d'un autre sens et plus précieux que le goût. Trouve-t-on si
plaisant qu'un noble esprit, aimant l'ordre et l'unité, s'efforce de rassembler,
dans un seul et même concert, toutes les voix qui émeuvent les profondeurs de
son être, Virgile, par exemple et saint Augustin ? Fils de l'humanisme, nos
dévots prétendent — et pourquoi pas? — que les richesses de l'Egypte, je veux
dire, ce qu'il y a de vraiment exquis chez les classiques, appartient au peuple
de Dieu. Trésor incorruptible, inaliénable et qu'ils purifieront aisément des
souillures
qu'il a contractées entre
les mains de ses détenteurs éphémères. Richeome le dit à propos de l'arbre de
vie et des autres symboles de notre immortalité :
Les vieux poètes parlant de leur ambroisie et nectar,
qu'ils disaient être la viande et le vin des dieux, ne signifiaient autre chose
que cet arbre, ne sachant toutefois, ni même croyant ce qu'ils disaient et
jargonnaient de la vérité, comme les perroquets imitent le vrai langage des
hommes, sans rien entendre.
Ainsi du nepenthes et de l'herbe moly «
souvent louée par Homère ».
Le diable, continue Richeome, selon son ancienne et
malicieuse routine, avait fait proférer cette vérité, comme plusieurs autres,
par la bouche de ses suppôts menteurs, afin de la rendre odieuse et suspecte aux
gens de bien, ne plus ne moins que si quelqu'un faisait apprêter et tâter une
bonne viande à quelque sale cuisinier, afin que les gens honnêtes en eussent
horreur ; ou qui mettrait une fille d'honneur parmi des p... pour la rendre
infâme. Cette fraude diabolique a fait branler à l'athéisme et autres
infidélités plusieurs de ce siècle qui aveuglés de leur orgueil et trop
gourmands des curiosités profanes, n'ayant su apercevoir les ruses de ce vieux
serpent, ont si fort rempli leur estomac de fables qu'ils estiment que tout est
fable, ne reconnaissant plus la femme d'honneur, à laquelle ils étaient mariés,
parmi les femmes impudiques.
Mais s'ils eussent retenu la modestie chrétienne, en
quelque part que la vérité se fût présentée devant eux, quoique parmi les
fables, ils eussent fort bien aperçu les traits de son visage,
195
et su
cueillir les perles parmi les fumiers et retirer l'or d'entre les mains des
Egyptiens, et ramener la vraie doctrine à sa source (1).
Binet pense tout de même. Les poètes païens ne
sont pour lui que d'heureux voleurs. « Sait-on pas bien qu'ils ont dérobé
quelques mots de Moyse ou des autres ? » (2) Qu'ils nous rendent ce qu'ils nous
ont pris ! « Je ne veux pas découvrir le larcin de l'antiquité qui a fait
semblant de croire qu'Orphée, etc., etc. » (3) Orphée, c'est le Christ.
Que les poètes sont fols, écrit-il encore, quand ils disent
que Dieu ne pouvant forcer un coeur invincible d'une chaste princesse..., il se
coula dans son sein en forme d'une rosée d'or!... Ce sont fables ou plutôt
larcins (4).
Ils ont sali un de nos symboles.
Cieux, répandez votre rosée
Et que la terre enfante son
sauveur !
« Je n'ai jamais vu aucun professeur de
lettres humaines qui sût tant de vers que lui — raconte le P. Amelote dans sa
vie du P. de Condren — ce fut par cette lecture des poètes qu'il se rendit si
intelligent dans les cérémonies et dans les religions des païens, qu'il en
remarquait les moindres particularités et il employait tout à l'éclaircissement
de l'Ecriture sainte et des vérités catholiques (5). »
Ne brûlons pas ces poètes, gardons-les plutôt
en nous armant de « l'antidote » de notre foi, et « dans un esprit de
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chrétienté ». Nous
lisons, écrit Dom Laurent Bénard, cet insigne bénédictin dont je parlerai
bientôt,
en la
vie de sainte Ode, abbé de Cluny, l'un des plus lettrés de son siècle et qui
faisait la poésie fort joliment pour un homme de son temps et de son état, que
Dieu, un jour, lui fit entendre en une vision quel jugement il devait faire de
Virgile. Il lui fit voir un beau vase à merveille, mais il était tout grouillant
de serpents, à raison que ce poète avait rempli sa poésie si bien dorée, son
style tant éloquent, d'une quantité de fables, d'idolâtries et de blasphèmes qui
sont pour emprisonner, comme serpents venimeux, un esprit qui les lirait sans
l'antidote et préservatif d'un esprit de chrétienté (1).
Ces principes posés, le reste n'était plus
qu'affaire de discrétion et de mesure, deux vertus que l'esprit français ne
possédait pas encore et qu'il n'achètera pas sans les payer chèrement. C'était
le temps où, par l'entremise des dramaturges et des autres poètes, les fables
antiques descendaient jusqu'à la foule. Façonnés par leurs prêtres à cette
méthode symbolique, souvent bizarre mais en somme très élevée, les simples
fidèles s'étaient faits à des rapprochements qui nous surprennent aujourd'hui,
qui parfois nous choquent, mais qui leur donnaient de la dévotion. On leur
disait par exemple : « Dieu, ayant formé sa sapience que les gentils appellent
Minerve, nous le Verbe ». On leur apprenait à considérer « en l'image de Cupidon
l'amour divin » (2) et on leur faisait chanter :
Sainte Diane de nos bois,
Seule maîtresse de mon âme
Vierge et mère, écoute ma voix (3).
Je serais infini si je voulais discuter ici,
en détail, les imaginations de nos chercheurs de symboles. Toute
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l'antiquité y a passé. La
vérité chrétienne, cette « fille d'honneur », comme dit Richeome, a beau prendre
les déguisements les plus ténébreux, les plus impurs, les plus saugrenus, ils la
reconnaissent toujours, ils l'enlèvent, ils l'épousent. De ces prouesses je ne
donnerai qu'un exemple, mais deux fois rare, et parce qu'il me parait d'une
absurdité charmante, et
parce que l'auteur à qui je l'emprunte est aussi peu connu que possible.
Celui-ci s'appelle Alexandre Filère, il est toulousain je crois, et il a écrit
en 1607, un discours poétique à messieurs de la religion prétendue réformée,
étrange discours, tendre et pressant, dont voici la péroraison (1).
On dit qu'une naïade, au temps que dedans l'eau
Pénétrait le pouvoir de l'amoureux flambeau,
Voyant Hermaphrodite au gracieux visage,
De la flamme d'amour alluma son courage...
Un jour ce beau mignon voulut en la fontaine
Eviter la chaleur que l'été nous amène...
Il ne fut pas plutôt dans le sein de cette onde,
Que la nymphe accourut, que de sa tresse blonde
Que de ses bras divins son corps elle embrassa
Et au sien amoureux doucement le pressa;
Mais ce froid et revêche, empêchant que la flamme
De l'archerot vainqueur ne l'éprît en son âme,
Rejetait, dénouait ces amoureuses mains.
La nymphe invoque les dieux : « Faites, leur
dit-elle, que nos deux corps en un corps soient réduits ». Sa prière fut
exaucée. On savait déjà cette fable, mais on se demande sans doute ce qu'elle
vient faire ici. Rien de plus simple :
Ainsi semble à mes yeux que l'Eglise amoureuse
Appelle l'hérésie, et que, trop dédaigneuse,
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Cette nouvelle secte, hélas ! qui l'aurait cru !
Refuit de s'allumer à l'ardeur de son feu.
L'Eglise tend ses bras, lui découvre sa flamme,
Montre les traits d'amour qui lui traversent l'âme,
Pour elle, de soupirs importune les cieux,
Mignarde, lui sourit et lui fait les doux yeux.
Mais, las ! cette hérésie à son mal obstinée
Refuit de l'embrasser par un saint hyménée.
Elle veut ignorer les doux embrassements
Et les charmeurs plaisirs de deux parfaits amants.
Mais cette sainte église, en voyant que sa glace
Ne peut fondre aux beaux rais de sa divine face,
Ira tant réclamant le céleste secours
Qu'elle verra mûrir le fruit de ses amours ;
Qu'elle verra bientôt, par un saint assemblage
Ne vivre dans deux corps qu'un semblable courage,
Et la divine main bannissant leurs discors
De leurs membres divers ne composer qu'un corps.
Je l'ai déjà dit : ce sont des enfants ; ils
ont le coeur pur, l'imagination en fête. Laissons-les chanter.
III. On le voit, ils ne se contentent pas
d'admirer les vers d'autrui, de les citer à tout propos et hors de propos. La
prose qui pour se plier à leurs transports se fait ou reste lyrique, à l'heure
même où Balzac travaille à la rendre éloquente, la vieille prose du XVI° siècle,
drue, haletante, crépitante, torrentielle ne leur suffit pas. Bons ou mauvais,
peu importe, et il en est d'excellents, le nombre des poètes religieux atteint,
pendant la période qui nous intéresse, à des proportions fabuleuses. Formidable
concert dans le bruit duquel se perdaient les grelots du Parnasse
satirique, les flûtes
précieuses et les grandes orgues de Malherbe. « Les muses françaises, écrivait
Godeau vers la fin du règne de Richelieu, ne furent jamais si modestes et je
crois qu'elles seront bientôt toutes chrétiennes. (1) »
199
Et, de son côté, M.
Lachèvre, l'aimable érudit qui possède le mieux l'histoire poétique de ce
temps-là : « La bibliographie du-xvue siècle, écrit-il, met en pleine lumière la
prédominance de l'idée religieuse aussi bien dans les classes les plus
instruites et les plus élevées de la société française que dans les plus
modestes. Des avocats, des magistrats, des grands seigneurs traduisaient alors à
l'envi les psaumes ou les livres sacrés ; la même fièvre animait laïcs,
séculiers et réguliers. Jamais, depuis l'invention de l'imprimerie on n'avait vu
une pareille floraison de poésie chrétienne et cependant cette floraison a passé
inaperçue' ». Qu'on se rassure ou qu'on nous pardonne. Notre intention n'est
aucunement d'écrire ici l'histoire de cette poésie religieuse. Choisir est notre
devise, choisir, non pas toujours les textes les plus beaux, mais ceux qui
mettent le mieux en lumière les tendances dominantes de ce vaste mouvement, je
veux dire, ce que nous avons nommé l'humanisme dévot, et pour l'instant, parmi
ces multiples tendances, la joie, la vivacité printanière de nos humanistes, les
rythmes bondissants de leur prière chantée. Mousse légère, ivresse verbale et
pindarisme d'adolescents, nous leur demanderons ailleurs, au chapitre de la vie
intérieure, des cantiques moins sonores et plus émouvants (2).
199
Entre ces innombrables recueils poétiques, je
choisirai le Parnasse séraphique du P. Martial de Brives, d'abord parce que
cette « muse... capucine » est une véritable muse, ensuite parce qu'elle
représente excellemment les principaux caractères du lyrisme pieux à cette
époque (1). Lettré des plus rares, le P. Martial est en même temps un homme
d'oraison. Il médite, il prie en vers, suivant une habitude assez répandue.
Poète savant, raffiné même, il est aussi un poète populaire. Ainsi Pierre
Corneille. A cette date on n'a pas encore coupé tous les ponts entre
201
l'élite et la foule.
Moins à la mode, moins précieux, notre capucin aurait eu moins de succès chez
les simples fidèles. D'ailleurs très inégal, parfois recherché jusqu'au
ridicule, parfois, bien que plus rarement, d'une extrême platitude, mais dans
ses bons moments, poète au vrai sens du mot. Comme Desportes, Bertaut, Godeau,
comme tout le monde, le P. Martial aime à mettre en vers les poèmes bibliques.
Il ne les traduit pas, il les paraphrase, un seul mot du texte sacré lui
fournissant la matière d'une grande strophe héroïque. Voici, par exemple,
quelques fragments
d'un de ses cantiques des
créatures, de son Benedicite omnia opera Domini Domino.
Lampe d'argent au ciel pendue,
De qui le pâle feu nous luit
Pendant que l'horreur de la nuit
Dessus la terre est épandue ;
Lune, de qui les pâles rais,
Ensemble lumineux et frais,
Possèdent des clartés sans flammes,
Bénissez le Dieu des bontés
Qui n'extermine pas nos âmes
Les voyant sans amour connaître vos beautés.
A la lune du même cantique, Desportes avait
donné un demi-vers « soleil ardent, humide lune »; Bertaut, un alexandrin sans
intérêt, Godeau, souvent plus heureux, cette strophe trop prévue...
Bénis sa main toute-puissante
Toi qui d'un coeur si diligent,
Sur un char d'ébène et d'argent,
Fournis ta carrière inconstante;
Astre que le silence suit
Lune, qui de l'obscure nuit
Illumines les sombres voiles,
Qui régnant au ciel à ton tout,
Te fais un trône des étoiles
Et consoles nos yeux de la perte du jour.
Malgré ce joli vers sur « la carrière
inconstante »,
202
refusera-t-on le prix au
P. Martial ? Il a plus de couleur et plus de piété. Cette lumière pâle le touche
et l'instruit, symbole pour lui de la connaissance qui « ne se tourne pas à
aimer ».
Paillettes d'or, claires étoiles,
Dont la nuit fait ses ornements,
Et que, comme des diamants,
Elle sème dessus ses voiles ;
Fleurs des parterres azurés,
Points de lumière, clous dorés
Que le ciel porte sur sa roue,
De vous soit à jamais béni
L'Esprit souverain qui se joue
A compter sans erreur votre nombre infini.
Dans une autre pièce, il donne aux étoiles de
nouvelles louanges :
Roses d'or sur l'azur semées,
Agréables yeux de la nuit,
Beaux astres qui campez sans bruit
Vos étincelantes armées.
Car il ne tarit pas. Dans le Cantique des
trois enfant, la neige est pour lui une « belle soie au ciel raffinée. », le
« tremblant albâtre de nos plaines ». Le psaume Laudate Dominum la chante
d'une autre façon :
Céleste et délicate laine,
Neige dont les flocons liés
Font de grands tapis dépliés,
Sur la surface de la plaine ;
Litière de l'air épaissi,
Marbre sur l'ivoire adouci,
Couche des perles distillées,
Louez d'une étude jaloux
L'adorable lys des vallées,
Qui vous fait la faveur d'être blanc comme vous.
Montes et colles,
Bertaut avait écrit :
Faites-la dire (la gloire de Dieu) aux bois dont vos fronts se couronnent
Grands
monts, qui comme roi les plaines maîtrisez :
Et vous,
humbles coteaux, où les pampres foisonnent.
203
Très noble musique, et déjà lamartinienne,
mais un peu courte, peut-être même un peu vide. « Grands monts », « humbles
coteaux », ces épithètes suffisent sans doute à la description classique, mais
elles ne portent aucune leçon. Notre muse capucine, d'ailleurs plus fidèle au
symbolisme biblique, humilie volontiers les « orgueilleuses montagnes » « dont
le sommet choque les cieux », elle tremble pour tant de superbe audace.
Piliers du monde, arcs triomphaux...
Bénissez Dieu, craignez ses coups
Et sachez que votre hautesse
Ne vous sert qu'à sentir sa main plus près de vous.
Plus heureux, plus tendrement aimés et loués,
les « humbles coteaux » :
Collines utiles et belles
Que, pour l'entretien des brebis,
La terre, sous ses beaux habits
Soulève comme des mamelles ;
Agréables voûtes d'émail,
Où l'on monte avec un travail,
Plus doux que n'est le repos même,
Trône de la fertilité,
Bénissez l'arbitre suprême
Qui donne tant de gloire à votre humilité.
Ecoutons encore son cantique de la rosée :
Grains de cristal, pures rosées
Dont la marjolaine et le thin,
Pendant leur fête du matin,
Ont leurs couronnes composées;
Liquides perles d'Orient,
Pleurs du ciel qui rendez riant
L'émail moirant de nos prairies,
Bénissez Dieu qui par les pleurs
Redonne à nos âmes flétries
De leur éclat perdu les premières couleurs (1).
204
Mignard, précieux, les belles nouvelles ! mais
le cantique intérieur ne l'est pas. Il y a là un sentiment tout franciscain, une
émotion vraie (1).
IV. On trouve aussi dans le Parnasse
séraphique un certain nombre de pièces populaires sur les commandements,
le Pater, les sacrements, et que sais-je encore. La vogue de ces
mnémotechnies poétiques est presque aussi vieille que le monde, mais, aux vers
dorés, aux lourds quatrains moraux d'autrefois, le siècle de Louis XIII
préférait des rythmes plus légers et plus chantants. Le P. Richeome avait déjà
mis toute la doctrine chrétienne en strophes menues. D'autres Jésuites qui
furent longtemps
205
temps goûtés par les âmes
pieuses, le P. Adam, le P. Coyssart avaient fait de même. Bien que plus raffiné,
le P. Martial, non seulement ne dédaignait pas ce genre modeste, mais encore il
y trouvait, je crois, un aliment pour sa propre dévotion.
Bien d'autrui tu ne prendras
Que ton âme insensée,
Pressée
Par une avare faim,
Ne dévore en pensée
Le bien de ton prochain (1).
206
Panem nostrum.
Notre unique tout,
Sevrez notre goût
Des douceurs infâmes,
Et que votre main
Nous donne le pain
Des corps et des âmes (1).
Si l'on trouvait ces mélodies enfantines dans
les oeuvres de Verlaine, on n'en serait pas trop surpris. Avec cela, nombre de
cantiques proprement dits, qui, très curieusement, propageaient à la fois chez
les simples et le goût précieux et la dévotion.
Adoration des yeux de Jésus naissant.
Nul brillant ne luit dans les cieux
Devant ses beaux yeux,
Et le flambeau
Sans qui la terre n'aurait rien de beau,
Devant ces yeux cachant la pourpre fière
De sa lumière,
Dit tout honteux
Qu'il faut enfin qu'un soleil cède à deux (2).
Ce chapitre des cantiques populaires aurait
certes son intérêt, mais n'ayant pas entrepris d'écrire l'histoire de la poésie
religieuse, je me contenterai de cueillir une ou deux fleurettes dans cet
immense parterre. Soit, par exemple, les vers du P. Paul de Barry — une des
victimes de Pascal — à l'honneur de sainte Madeleine.
J'ai quitté tous mes promenoirs,
J'ai cassé tous mes beaux miroirs,
J'ai rompu mes robes de soie.
Mes rubis et riches brillants
Je les ai tous donnés en proie
Aux pauvres et à mes servants.
207
J'ai décousu tous mes clinquants,
J'ai ôté du col mes carquants,
J'ai jeté par la fenêtre
Toutes mes pommes de senteur
Et mes fards, pour ne plus paraître
Belle aux yeux du monde menteur.
J'ai brûlé tous mes vieux romans
Et les lettres de mes amants.
J'ai craché dessus la peinture
De ce portrait que je gardais
Et que je voyais à toute heure,
Pensant à celui que j'aimais (1).
Fleurs de papier, mais dont le calice garde un
peu d'histoire, s'il est permis de parler ainsi. Tel autre cantique du même
rimeur nous rappelle un fait très important et très mystérieux, la poussée des
dévotions nouvelles et le déclin des anciennes.
Alexis fut jadis
Le saint du paradis
Pour qui mon coeur sans cesse soupirait.
Rien qu'Alexis mon esprit n'admirait.
Joseph le non-pareil
A pris sa place,
Comme un beau soleil
Qui tous les saints en tout efface (1).
Comme le livre du P. de Barry est dédié aux
élèves des Ursulines, voici des élévations subtiles sur la patronne de
ces pensionnats.
Jamais aucun martyr
Ne s'est trouvé pâtir
208
Comme Ursule voyant d'un air serein
Ses compagnes trépasser sur le Rhin...
Présente à chaque mort
Sa belle vie
Par ce grand effort
Lui fut autant de fois ravie...
Ayant ce bonheur
D'être onze mille fois martyre (1).
La date n'y est pour rien. Le bon Père
aujourd'hui encore ne ferait pas mieux. Voici des vers contemporains ale ce
monstre (1620) et d'un style un peu différent.
Levez-vous de cette prairie,
Et quittant votre bergerie,
Venez voir le fils de Marie
Tout plein d'amour ;
Levez-vous, pasteurs, je vous prie
Et venez tôt, car il est jour.
Déjà la luisante aurore
La cime de ces monts redore
Et ce petit Dauphin honore,
Pleine d'amour ;
Venez et que chacun l'adore,
Et venez tôt, car il est jour.
L'Ange en, a porté la nouvelle
Ecoutez comme il vous appelle,
Il chante une chanson si belle
Toute d'amour ;
Venez donc voir cette pucelle,
Et son fils plus beau que le jour...
Venez voir sa bouche pourprine,
Sa main et sa façon poupine,
Venez voir sa face enfantine,
Pleine d'amour ;
Venez voir sa clarté divine,
Et venez tôt car il fait jour (2).
209
Ecoutons enfin une rustique et joyeuse
merveille que j'ai eu la bonne fortune de trouver dans une histoire de sainte
Fare.
En août le troisième,
Fête de saint Etienne
Mil six cent vingt-deux,
La Patronne de Brie
Fit en son abbaye
Des effets merveilleux.
L'événement est bien connu. A cette date, et
pendant les jours qui suivirent, de nombreux malades avaient été guéris auprès
de la châsse de la sainte abbesse. Dans le cantique, chacun des miraculés,
religieuses de l'abbaye ou bonnes gens du voisinage, a son petit couplet.
La bonne Claude Alleaume
Ne peut chanter de psaume
Pour n'avoir plus de voix;
Elle lui est rendue,
La relique ayant vue
Seulement une fois.
N'oublions pas Martine
Dont je vous acertine
Que Dieu par sa bonté,
Guérit la surdité...
Marie la meunière,
Ayant fait sa prière
Avec dévotion
Par la sainte relique
De sa grand sciatique
Reçut la guérison.
Puis le petit Modène
Est délivré de peine...
La rime est assez riche et le style n'a pas
vieilli. Peut-on rien trouver de plus populaire, de plus entraînant! Auprès du
barde anonyme, qui a rimé ces miracles, Béranger fait la figure d'un poète de
cour. Tout ensemble
210
émue, égayée, on entend
la bonne foule chanter à pleins poumons ces vers légers sous les voûtes de
l'antique abbaye, et, dans le choeur, la soeur Alleaume s'unir de toute sa voix
au psaume qui célèbre sa guérison. De tels cantiques vivent plus de soixante
ans. L'abbaye de Sainte-Pare est dans le diocèse de Meaux. Les alouettes ne
tremblent pas devant l'aigle. Pardonnant à cet « acertine » que l'Académie
réprouve, pourquoi Bossuet n'aurait-il pas entendu complaisamment ces humbles
strophes, les achevant lui-même à sa façon par un verset de l'Ecriture : ex
ore infantium et lactentium perfecisti laudem?
V. Que diront maintenant les délicats, si je
leur rappelle que le cantique des âmes les plus hautes, égale parfois la
rusticité, le sans-façon, la joyeuse liberté des cantiques populaires ? Il en
est ainsi pourtant. Bien que, de son vol naturel, la poésie mystique s'élève
bien au-dessus de Shelley et de Lamartine, il lui arrive souvent de descendre un
peu plus bas que Nadaud. Egalement imparfaite et bégayante, également sublime et
dans sa grandeur et dans sa bassesse. Les mystiques emploient fatalement le
vocabulaire commun, mais les objets et les émotions qu'ils essaient de rendre
n'en sont pas moins au delà des mots. Que leur parole nous semble ou sublime ou
vulgaire, elle échappe d'un même élan à la critique profane ; que celle-ci les
admire ou les méprise, elle ne les entend jamais qu'à moitié. Du reste
n'oublions pas que le premier effort des mystiques est d'atteindre à la
simplicité de l'enfance. Dépris de nos conventions, de nos vanités et de nos
mensonges, les expressions, les musiques les plus humbles leur suffisent. Ils
élèvent, ils divinisent tout à leur façon qui trop souvent nous reste cachée.
Quoi qu'il en soit, bien ou mal, ils chantent, ils ne peuvent pas ne pas
chanter. C'est là même une des lois qui semblent régir ce monde mystérieux.
Plusieurs, et notamment l'historien des Minimes, le P. Louis Dony d'Atticby,
l'ont fait observer avant nous.
211
« Chose remarquable,
écrit celui-ci, en tous les saints qui ont été contemplatifs et anagogiques,
qu'ils se sont grandement plu à la musique et harmonie. » Le « P. de Binans,
continue le même auteur, était grand amateur de musique et prenait un singulier
contentement à l'entendre comme un moyen fort propre à hausser... son esprit...
vers Dieu... Il avait même composé certains airs spirituels ou plutôt mondains
dont il avait spiritualisé la lettre, qu'il chantait volontiers allant par les
champs (1) ». Mettre des paroles saintes sur des airs frivoles, cette pratique
était alors universellement répandue. Le plus souvent, l'on se contentait d'une
poésie primitive. Sainte Chantal disait qu' « elle ne se souciait point de la
bonne rime pourvu qu'elle trouvât de la dévotion » dans ces cantiques (2). Il
s'agissait bien des règles de l'art ! Pour les airs, on ne se montrait pas moins
accommodant; on prenait les premiers venus, ceux des salons ou du Pont-Neuf,
ceux que serinaient les boîtes à musique familiales et que tout le monde savait
par coeur : Contre mon gré je chéris l'eau; Vive Condé, vive Conti; En filant
ma quenouillette; Ami ne passe pas Créteil; Bergère en passant — d'un coeur
gémissant. C'était encore les dépouilles de l'Egypte, une façon ingénue
d'exorciser le malin, de purifier le souvenir du passé, les bruits de la rue.
Les jolis titres qu'on vient de lire, je les ai pris à l'un des maîtres
suréminents de la vie intérieure, au P. Surin lui-même, ce grand homme, que nous
étudierons plus tard à loisir, ayant en effet composé sur les airs populaires de
son temps, une série de cantiques où se trouvent exposés les principes les plus
élevés de la vie mystique. « J'ai tâché, nous dit-il dans sa préface, de régler
tellement les saillies et la liberté de la poésie que je puis assurer qu'il est
fort peu de points importants à la conduite spirituelle que je n'aie
212
marqués dans la
simplicité de ces vers, afin que ceux qui voudront s'en servir, rencontrent,
dans un abrégé moins étudié que les grands ouvrages, ce qui appartient aux
mystères cachés de la perfection. (1) » L'entreprise n'était pas banale, mais
l'exécution l'est encore moins. Rappelez-vous les bribes de Béranger qui
flottent dans votre mémoire : reluite et style, appliquez-les aux mystères
ineffables de l'union divine et vous aurez les cantiques du E. Surin. C'est là
du moins la première impression que nous laisse ce livre étrange.
Délaissement de tout pour vivre parfaitement
AIR : l'Archevêque de
Rouen.
Mon esprit n'est plus en gêne,
Puisque je vis sans effroi,
Et Socrate et Diogène
Etaient moins contents que moi.
Je ne sens ni poids ni charge
Mon coeur a trouvé le large.
Après avoir tout quitté
J'ai trouvé ma liberté...
Il me faudrait d'Hippocrate,
Les maximes observer,
Contre les maux de la rate
Mille remèdes trouver ;
Médecins, Apothicaires,
Je renonce à vos mystères.
Après avoir, etc...
L'oiseau par l'air se promène,
Louant l'auteur de tout bien,
Il ne prend ni soin ni peine,
Sans jamais manquer de rien.
Mon coeur en fait tout de même,
Je ne plante ni ne sème.
Après avoir, etc...
213
On dit qu'on arme la flotte
Pour aller jusqu'au Levant ;
Partout la gazette trotte,
L'on n'attend plus que le vent ;
Que l'on tourne, que l'on vire
De tout je ne fais que rire.
Après avoir, etc... (1)
Comme je montrerai plus loin que nos mystiques
étaient patriotes, je ne me suis pas fait scrupule de garder ce dernier couplet.
Abandon pour arriver à l'amour de Dieu.
AIR : Amaryllis, je
renonce à vos charmes.
Je veux aller courir parmi le monde
Où je vivrai comme un enfant perdu ;
J'ai pris l'humeur d'une âme vagabonde
Après avoir tout mon bien répandu.
Ce m'est tout un que je vive
ou je meure
Il me suffit que l'Amour me
demeure...
Allons, Amour, allons à l'aventure,
Avecques toi je n'appréhende rien;
Quelque travail que souffre la nature
Te possédant je serai toujours bien.
Ce m'est tout un, etc...
Je ne veux plus ni lettres, ni science ;
J'aime bien mieux demeurer ignorant.
J'ai tout remis jusqu'à ma conscience,
Puisque l'Amour en veut être garant.
Ce m'est tout un, etc... (2)
« Jusqu'à sa conscience » ! Bossuet dresse
l'oreille. Ne sommes-nous pas en plein quiétisme? Bossuet? nous l'attendons de
pied ferme.
Je vois un Docteur qui s'avance,
Et d'un accent plein de terreur,
214
M'avertit, me presse et me tance
Disant que je suis en erreur.
Il se forme une épaisse nue
Dont mon âme serait émue.
Je suis au pouvoir de l'Amour
Je lui servirai nuit et jour
(1).
Je n'ai du reste pas besoin de dire que la
doctrine de ce profond théologien est très sûre et très bienfaisante.
Ecoutez-le définir en maître la vraie
quiétude. Sa muse, encore trop facile, s'élève d'un vol plus noble, lorsqu'elle
Vient à parler de l'action même de Dieu.
Comme, quand d'une main subtile
Le peintre accomplit son tableau,
Il faut qu'une toile immobile
Reçoive les traits du pinceau;
Ainsi Dieu ne se représente
Dans le fonds d'une âme mouvante.
Je suis au pouvoir, etc...
Pendant que ce Maître paisible,
Verse dans l'âme un si grand bien,
L'effet en est si peu sensible
Que les yeux n'en découvrent rien.
Plus cette merveille est sublime,
Et plus au coeur elle est intime.
Je suis au pouvoir, etc...
La lumière est d'autant plus pure
Que moins elle paraît en l'air...
Lorsque cette âme est attentive
A l'Amour qui la veut régir,
L'homme qui croit qu'elle est oisive,
S'empresse pour la faire agir:
Il prend le feu, puis il l'allume
Il met le fer et bat l'enclume.
Je suis au pouvoir, etc...
215
S'il ne voit de longues prières,
S'il n'y reconnaît des ferveurs,
Et des manifestes lumières,
Ou d'autres divines faveurs,
Il croit pour lors qu'elle recule,
Mais en secret, Amour la brûle.
Je suis au pouvoir, etc... (1)
et plus loin, ces vers
magnifiques au sujet des parole.
presque insensibles de
l'Amour.
Il chante une chanson secrète
Que le cœur même ne sait pas (2).
Mais ceci est encore trop savant, trop loin de
l'enfance. Aussi riche de sens, le cantique du pèlerin mystique ressemble tout à
fait à une berçeuse. Le pèlerin chante, une à une, les étapes de son voyage au
pays de l'oraison, chaque nouvelle étape, commençant par un « Quand nous fûmes »
qui est charmant.
Quand nous fûmes dans la demeure
Du saint repos
On nous fit bien attendre une heure
Fort à propos.
Nous y fûmes reçus par un
Dévot ermite,
Qui nous dit ici : mes enfants
On ne va guère vite.
« Quand nous fûmes dedans
les landes », puis, « dans les montagnes », puis ce vers où courent des frissons
délicieux :
Quand nous fûmes au pont qui
tremble...
Ne croyez-vous pas entendre le : Tout au beau
milieu des Ardennes? — Enfin, enfin,
Quand nous fûmes dedans la ville
Du saint Amour,
216
Nous la trouvâmes si gentille
Que nuit et jour
Nous ne faisions rien que
chanter (1).
De tels vers auront éclairé et rasséréné bien
des consciences. On ne peut les lire, encore moins les chanter, sans être
aussitôt gagné par la joie invincible qu'ils respirent. J'aurais pu les citer
moins longuement, épargner davantage les oreilles dédaigneuses. Mais, quoi !
n'est-il pas capital de montrer que d'une extrémité à l'autre du monde religieux
à cette époque, chez Philothée et chez Théotime, chez les commençants et chez
les parfaits, domine la même allégresse ; n'est-il pas utile de constater une
fois de plus la merveilleuse harmonie qui règle les âmes dévotes et qui les
rattache à l'humanité commune ? Humbles et divins poèmes, ils mettent à la
portée d'une pauvre femme ignorante, des mystères qui, soixante ans plus tard,
exciteront dans l'Église gallicane, de si vains et de si lamentables conflits.
Comme nous le verrons mieux dans les prochains
volumes, nos mystiques sont tous ainsi. De leurs pauvres rimes, ou de leur prose
souvent maladroite, rayonne l'extase. Quand le P. César de Bus vit sa mort
prochaine, raconte le biographe du saint, « il écrivit à M. Paul d'Agar de lui
faire quelques vers de dévotion, dont il lui donna la matière : car, disait-il,
je veux faire comme le cygne, sortir de cette vie en chantant puisque j'y suis
entré en pleurant » (2). « Le jour de Saint-Basile 1632, raconte la Mère de
Chaugy dans son Mémoire sur sainte Chantal, notre bienheureuse Mère
soutint un assaut très grand de l'amour divin qui l'empêchait de pouvoir parler
à la récréation ; elle demeurait les yeux fermés avec un visage tout enflammé ;
elle tâchait de se divertir à filer sa quenouille, et demeurait prise à la
moitié de son aiguillée. Quand elle
217
vit qu'elle ne pouvait
faire autrement, elle fit chanter et s'essaya de chanter elle-même ce cantique
qu'elle s'était fait faire autrefois par notre très honorée Mère de Bréchard :
Pourquoi donner à mon âme
Quelque travail ou souci,
Puisque l'amour qui l'enflamme
Ne le permet pas ainsi ?
Il me meut et me gouverne
Tout au gré de son désir,
Et je n'ai ni but, ni terme
Que son céleste plaisir.
Mon coeur n'a de complaisance
Qu'aux entretiens amoureux
De cette divine essence,
Seul objet des Bienheureux.
« Ce chant la divertit un peu et pour cacher
la grâce, elle s'essaya de nous parler, mais avec des paroles de feu...
« Mes chères filles (dit-elle), saint Basile,
ni la plupart de nos saints Pères et piliers de l'Église n'ont pas été
martyrisés : pourquoi vous semble-t-il que cela soit arrivé ? » Après que
chacune eut répondu : « et moi, dit cette bienheureuse Mère, je crois que c'est
parce qu'il y a un martyre qui s'appelle le martyre d'amour, dans lequel Dieu
soutenant la vie de ses serviteurs et servantes, pour les faire travailler à sa
gloire, il les rend martyrs et confesseurs tout ensemble... Le divin amour fait
passer son glaive dans les plus secrètes et intimes parties de nos âmes et nous
sépare nous-mêmes de nous-mêmes. Je sais une âme, ajouta-t-elle, laquelle
l'amour a séparée des choses qui lui ont été plus sensibles que si les tyrans
eussent séparé son corps de son âme par le tranchant de leurs épées ». Nous
connûmes bien qu'elle parlait d'elle-même (1). »
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