Chapitre VI
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CHAPITRE VI :LE RIRE ET LES JEUX

 

I. La vertu d'eutrapélie et le rire. — Le Démocrite chrétien. — Etienne Binet et la dévotion en belle humeur. — La consolation et réjouissance pour les malades. — La goutte. — Médecine et médecins. — L'imagination et les maladies. — Cure par le rire. — Symbolismes médicaux.

 

II. Les jeux de la plume. — L'écriture artiste. — Les vers latins. — Les Lusus allegorici du P. Sautel. — Les mouches. — Marche funèbre d'une puce.

 

III. Emblèmes et allégories.

 

Il y a dans le commun du monde des esprits si mal faits que quand ils voient rire un religieux, ils l'estiment un perdu et réprouvé... Mais, mon Dieu, que voudraient ces gens de nous ? Que nous fussions toujours en larmes? Que nous gémissions comme les marmousets des voûtes qui font une grimace pleurarde, comme si la voûte les crevait de pesanteur, quoiqu'ils ne portent aucune charge. (1)

 

Ainsi parle le P. Garasse dans son Apologie. Rire est humain et bon; quand on fait métier de prêcher ou d'écrire, faire rire, est sinon devoir strict, du moins vertu et vertu chrétienne.

 

Il y a, continue Garasse qui porta cette vertu jusqu'à l'héroïsme, une vertu nommée Eutrapélie, qui est entre la trop grande sévérité et la bouffonnerie, par laquelle vertu un homme d'esprit fait de bonnes et agréables rencontres qui réveillent l'attention des auditeurs ou des lecteurs, appesantie par la longueur d'une écriture ennuyeuse ou d'un discours trop sérieux. Et cette humeur est non seulement compatible avec la sainteté de vie, mais encore une marque évidente de cette

 

(1) Apologie du P. François Garassus (1624), p. 45.

 

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allégresse intérieure que Dieu demande à ses serviteurs : hilarem enim datorem diligit Deus (1).

 

Le Démocrite chrétien de Pierre de Besse, qui suivit l'Héraclite chrétien du même auteur, professe les mêmes principes légèrement panachés de stoïcisme.

 

(Ami lecteur), tu as vu... le ploreur (Héraclite) ; voici maintenant le gausseur qui se présente. S'il rit, ne pense pas pour cela qu'il se moque ; car, en riant, il dit les vérités et, faisant le railleur ne laisse pas d'être sage. J'ai bien estimé les larmes de ce dolent, mais je fais encore plus d'état des moqueries de ce folâtre. Car se laisser aller à la passion, c'est entrer en appréhension et s'adonner aux larmes est montrer une lâcheté de coeur et se défier de son courage. Mais rire et se moquer au fort des afflictions, c'est braver les vanités du monde, c'est montrer de la vertu et faire paraître qu'on est homme... Il faut que je rie, que je gausse, que je bouffonne et que je me moque de toutes choses (2).

 

Ce lourdaud n'y entend rien. Il ne rit pas lui-même et ne peut que nous agacer. Néanmoins, tenons-lui compte de son intention. L'essentiel est ici pour nous de constater que nos écrivains, en cela tout à fait d'accord avec les principes directeurs de l'humanisme, revendiquent très haut le droit de plaisanter, comme plaisantent les honnêtes gens de leur époque. Je ne dis pas qu'ils usent tous de ce droit. Il y a chez eux des auteurs constamment graves, mais nous en avons aussi de fort gais, quelques-uns même de franchement comiques, un entre autres qui nous fera nécessairement penser à Molière. Celui dont je parle et qui doit nous suffire n'est pas un excentrique, un suspect, un enfant perdu; c'est au contraire un des maîtres spirituels de son époque, un auteur des plus populaires, un saint homme, l'un des représentants officiels d'un grand Ordre. Du reste nous le connaissons déjà, bien que nous

 

(1) Apologie..., pp. 41, 42.

(2) Le Démocrite chrétien, p. I, 2.

 

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ne sachions pas encore jusqu'où s'aventure sa verve bouffonne : il s'appelle Etienne Binet.

Cet insigne personnage que, bon gré mal gré, nous rencontrons sur toutes nos voies, n'a peut-être jamais rien écrit de plus singulier que sa Consolation et réjouissance pour les malades et personnes affligées (1). Le livre est en forme de dialogue entre le malade ou l'affligé d'une part, le consolateur de l'autre, réels, vivants tous les deux, le second surtout, et vrais personnages de comédie. Du reste on nous tient dans le concret presque tout le temps : un chapitre sur la goutte, un sur « le mal des yeux n et la surdité, un sur les hypocondriaques, un sur la médecine et les médecins, un sur la fièvre et le manque d'appétit : dans ces titres, que de promesses ! Elles sont largement tenues.

On devine déjà qu'il ne ressemble pas aux consolateurs ordinaires. Pieux certes, et par moments jusqu'au melliflu, il emploie ordinairement une méthode moins onctueuse. Dur, bourru, trivial, et d'une jovialité débordante, étourdissante, ou bien il bouscule, il humilie, il nargue, il harcèle de toutes façons le malade, ou bien il s'emploie à le faire, comme il dit, « crever de rire ».

 

Le Malade. — J'ai la goutte bien serrée.

Le Consolateur. — Certes, mon bon ami, je vous plains bien.

 

Et pour le lui prouver, il décrit par le menu, longuement, amoureusement, en bourreau, les tortures de la goutte. Rien qu'à le lire, on se sent devenir goutteux.

 

Le M. — Hélas ! que le ciel est donc rigoureux !...

Le C. — Je vois bien clair que vous avez la goutte non seulement au pied, mais au cerveau... C'est la maladie du monde la plus noble et qui ne se plaît qu'es lits dorés. Les autres maux sont roturiers. Celui-ci tranche du gentilhomme. Il n'appartient

 

(1) Je cite ce livre d'après la réédition qui en est faite dans le recueil des oeuvres spirituelles du R. P. Et. Binet. La première édition (séparée) doit être de 16ao. J'ai vu aussi la seconde qui est de 1627.

 

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qu'aux rois... et aux grands hommes d'avoir la goutte. C'est... le relief des plaisirs de haute lice... On vous traite en prince, ingrat, et vous vous plaignez (1) !

 

On voit le ton. Il n'est pas jusqu'aux thèmes dévots sur

la fonction providentielle de la douleur qui ne prennent, nus sa plume, une tournure cocasse.

 

Le Paradis, écrit-il, est fait comme la France où nos anciens Gaulois avaient de coutume, étant à la porte de l'église quand le prêtre mariait les fiancés, de charger de coups le nouveau marié ; à force de coups de poing le menaient tambour battant jusques au grand autel. Ce n'était pas par haine ; non, mais par une vieille courtoisie de ce bon temps-là. Car, au reste, ces beaux batteurs étaient les père, frères, parents et amis de ce pauvre battu qui aussi ne faisait que rire sous la grêle de coups ; et, au bout, il leur fallait dire grand merci et leur faire bonne chère.

Cette coutume dure encore pour le Paradis. La fièvre, la goutte, la pierre, les tristesses, mille maux sont les batteurs qui s'accordent comme maréchaux sur l'enclume, nous martelant les uns après les autres, et ne nous laissent jamais qu'ils ne nous aient poussé dedans le temple du Dieu vivant (2).

 

Avec cela, une pluie d'allusions à l'instrument de Molière et d'anecdotes bouffonnes.

 

A propos, il n'est pas que vous n'ayez lu l'histoire de France. Sous Charles neuvième, le bon M. l'archevêque de Bourges était attaché à son lit avec des gouttes cruellement opiniâtres. Messieurs les médecins l'avaient manié de toute sorte. Et toujours la goutte aux pieds. Il échut que la ville fut prise. Le bruit en vola à Monseigneur qui ne se le fit pas dire deux fois, mais trouva tout aussitôt ses jambes. Et là vous eussiez vu le bon prélat courir à la porte comme un dromadaire, quatre à quatre sauter les degrés. Le voilà : il gagne la grosse tour et vous monte si vite qu'il laissa en mi chemin ses gouttes et ne les trouva onques plus (3).

 

(1) La consolation..., pp. 474-477.

(2) Ib., pp. 686-687.

(3) Ib., p. 525.

 

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Il a comme cela, tout un répertoire de contes plaisants qui ne sont pas dans une musette. Il ne tarit pas sur la médecine et les médecins. Malade et consolateur, ce beau sujet met d'accord les deux personnages.

 

Ils nous viennent ici avec des visages hippocratiques : leur seule ombre est capable d'altérer le pouls d'un pauvre patient... le soleil éclaire leur venue et la terre couvre leurs fautes... un bon soldat et un mauvais médecin rabaissent bien le louage des maisons. Je vous prie, donnez quelque chose à mon mal, il faut que je me dégorge, il me semble que, criant contre les médecins, j'épouvante ma fièvre (1).

 

On apprend beaucoup à les entendre gémir tous deux sur les drogues dont ces messieurs donnent le « recipe en arabe que personne ne sait lire ».

 

Si on pouvait entamer l'estomac d'un malade et ouvrir sa poitrine ou bien y enchâsser une glace de Venise, pour voir à travers, mon Dieu, après qu'un pauvre corps a passé par les mains de ces messieurs, que vous y verriez un étrange mélange! Combien d'amer, de douceâtre, de noir... ; de la corne d'un cerf, de la queue d'un jeune loup, de la mousse séchée d'un prunier, du bout de la hante d'un javelot tirée de la douille et canon d'icelui, de la coque d'une tortue, du pied gauche d'un élan, de la chair d'une momie d'Egypte; hélas, qui le croirait ce qu'ils nous font dévaler dans nos pauvres estomacs (2)!

 

En revanche, trois et trois fois heureux

 

ces simples villageois qui vivent encore à la bonne vieille gauloise ! Car sont-ils malades d'une fièvre bien forte, aussitôt on vous leur présente le plus gras chapon de la maison, on fait provision d'une bouteille du plus fort vin et là, devant un beau grand feu, on vous le fait bien dîner. Le pauvre garçon sue à grosses gouttes et à tant il faut bien, en dépit des médecins, que la fièvre, bon gré mal gré s'en aille, et bien vite, car le bonhomme ou crève bientôt ou guérit bientôt. Aussi bien n'a-t-il pas le loisir d'être longtemps malade. Le lendemain, il

 

(1) La consolation, pp. 527, 522.

(2) Ib., pp. 510, 509.

 

 

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va à la charrue ou bien au cimetière. Que sert cela de tant et tant languir et puis au bout mourir (1) !

 

Quand le malade a fini de « se dégorger », le consolateur lui prêche, mais un peu à la Molière, le respect des médecins.

 

S'ils font quelque petit coin du cimetière bossu, sans eux tout le monde ne serait qu'un cimetière... Ont-ils d'autres recettes pour eux que pour vous ? S'ils donnent à leurs femmes et à leurs enfants ce qu'ils vous ordonnent, qu'avez-vous à clabauder contre eux (2)?

 

Ce dernier trait est d'une humanité charmante.

 

Qui fit médecin, ne fit pas devin... Est-ce si grand cas d'en envoyer tous les ans une demi-douzaine en Paradis un peu plus tôt qu'ils n'eussent fait d'eux-mêmes (3) ?

 

On devine aisément où vont ces propos. Plus le malade s'échauffe contre les médecins et plus il oublie son mal. A un certain moment, comme il s'arrêtait, un peu confus de ses invectives, Binet l'engage à continuer.

 

Dites, dites. Vous voilà en belle humeur. La couleur vous monte déjà au visage. A Dieu ne plaise que je coupe votre discours ! Qui sait si vous guérirez point, disant des injures à votre médecin (4) ?

 

Ces mots nous découvrent la stratégie du bon Père. Qu'il secoue un peu violemment la torpeur ou qu'il fouette la verve de son malade, c'est toujours le cerveau qu'il entend guérir.

L'imagination « est un peintre qui est ivre », elle

 

(1) La consolation... p. 522. Binet estime fort ce genre de remède. a Ce bon médecin de Bourgogne, qui, assailli d'une fièvre bouillante, faisait percer le meilleur vin blanc de sa cave... et à grands coups de verres de vin de Beaune, il vous chassait la fièvre de Chalon » (p. 569). Binet avait connu ce digne homme qui du reste mourut un jour de ce traitement.

(2) La consolation..., p. 526.

(3) Ib., p. 511.

(4) Ib., p. 524.

 

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« peint dans le tableau de notre esprit les plus étranges grotesques du monde» ; elle exaspère nos maladies authentiques, elle nous en donne que nous n'avons pas.

 

Cyppus, roi d'Italie, s'imagina toute la nuit que les cornes perçaient son front, le matin il se trouva de la confrérie des bêtes à cornes (1).

 

Par tous les moyens, il faut occuper, divertir cette faculté qui peut également ou nous perdre ou nous guérir.

 

Ces années passées, il y avait en Languedoc un honnête homme (quoique ce soit chose assez rare d'en trouver aujourd'hui en Europe) qui à la seule vue du gobelet (2), sans autre injection que par les yeux de son imagination faisait tout ce qu'il se devait faire en tel cas; et tiens pour assuré que si les médecins pouvaient brider l'imagination et lui donner de bonnes serres, ils feraient des merveilles (3).

 

La brider, ou mieux encore, lui ouvrir de plus nobles carrières.

 

Ne fut-ce pas un trait digne d'être écrit en lettres de diamant au temple de l'Eternité, ce qu'Alphonse, roi d'Aragon, lâcha en dépit des médecins ? On avait fait de son estomac un réservoir de sirops et de son pauvre corps une vraie anatomie cicarrizée, sans l'avoir aucunement soulagé. Il fit casser les gobelets, chasser tous les médecins et à tant se mit à lire Quinte-Curce des prouesses d'Alexandre, mais ce fut bien avec une telle volupté que par le charme d'un si noble plaisir il brisa l'opiniâtreté de son mal. Et adonc s'écria Vive Quinte-Curce! Dieu vous garde, mon souverain médecin ! Pour vous autres, Messieurs, je vous baise les mains, vous, empereur Hippocrate, vous, roi Galenus, vous, Avicenne, prince de siringues, roi des gobelets, empereur des médecines (4).

 

(1) La consolation..., pp. 159, 160.

(2) Le gobelet paraît à toutes les pages du livre : « Vous croyez, dit-il ailleurs, que chaque mouche qui bruit à vos oreilles, ce soit le garçon de l'apothicaire qui vous porte le triste gobelet » ; p. 562.

(3) La consolation..., p. 560. Binet tient beaucoup à cette dernière anecdote et la répète à plusieurs reprises. Il la savait de l'intéressé lui-même, cf. Ib., p. 514.

(4) La consolation..., p. 526. I1 a pris cette anecdote dans Aeneas Sylvius.

 

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Honni soit qui mal y pense! L'humanisme et l'esprit gaulois s'entendent fort bien. Pour ma part j'aime cette allégresse vaillante et saine. Assurément ce n'est pas à ce franc rire que s'adresse l'anathème de l'Evangile. Quoi qu'il en soit, la médecine dévote du P. Binet était du goût de nos pères qu'elle guérissait peut-être ou que du moins elle mettait en belle humeur. Ne serait-ce que pour la curiosité, la verdeur et la vivacité du style, j'en veux citer une dernière page où se trouvent follement combinés tous les éléments du livre, sa tendre piété, sa préciosité, son burlesque, son entrain joyeux.

 

Le Malade. — Notre-Dame, que vous m'en baillez ici de belles !... J'attendais quelque recette de votre main, bien aisée... Je parlais du corps et vous vous êtes rué sur l'esprit pour médicamenter ses maladies.

Le Consolateur. — Je croyais que vous fussiez malade sans plus, mais à ce que je vois, vous êtes fol d'abondant. Quand votre esprit sera bien rassis, votre corps sera bientôt remis en nature. Or ça, voulez-vous donc que je fasse le médecin... Vraiment je veux vous consoler, niais trouvez bon que je joigne le spirituel avec le temporel. Autrement je m'en déporte.

Etes-vous oppillé et vous sentez-vous persécuté de tranchées? Usez de la flambe... Si vous prenez six dragmes de vrai amour de Dieu cela désopillera votre coeur.

 

A chaque maladie, son remède, aussitôt suivi du remède spirituel qui guérira la maladie morale correspondante. Indigestion, sciatique, tout y passe.

 

Le M. — Ce qui me persécute le plus est une jambe qui est cassée.

Le C. — Me voulez-vous donc faire chirurgien ? Ça, ça, pour ses amis, il faut tout hasarder. Il est bien sot, ce dit-on en Suisse qui ne sait faire qu'un métier... (Prenez) un baume de vermolissure de vieux bois... voire les vers éclos de ce bois pourri... ajoutez du sang de dragon. Savez-vous ce qui a cassé les jambes à vos vertus ?...

Le M. — Auriez-vous point de remède pour la palmitation de coeur?

Le C. — Que me dites-vous là? Quoi, vous m'estimez donc

 

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pour un homme qui n'ignore rien ? Savez-vous ce que c'est que cela ! C'est la rate qui s'est voulu jouer avec votre coeur... Le jus de rose soulage bien fort... C'est un médicament bénin... Ne suis-je pas un singulier médecin qui ne vous ordonne que sucre et roses ? Mais à bon escient savez-vous qui secoue ainsi votre coeur... C'est la conscience... Employez-y des roses d'une juste rougeur...

Le M. — Que dites-vous du mal de dents? J'en ai un couple de creuses qui me font dépassionner souvent.

Le C. — Seigneur Dieu... me ferez-vous encore un arracheur de dents ! Jetez dans ce creux... un peu de cédrie... Disons mieux, ce mal de dents vient de la pomme d'Eve... Le haut cèdre, c'est la croix ; le fruit, Jésus-Christ ; la cédrie, son précieux sang (1).

 

A-t-on jamais dit qu'il eût du goûtMais il est vivant; mais on entend, on voit ses deux bonshommes, mais on finit bien par rire avec eux. Binet n'en demande pas davantage. Rire est bienfaisant, chasse le diable, ouvre la voie aux inspirations divines. Quel malade refuserait au zèle bouffon du jésuite, un acte de résignation joyeuse ou de mépris

des souffrances ? Répétons enfin que ces vieux auteurs dévots ont bien travaillé à l'éducation de notre langue. Ils ont plié le français aux tendresses mystiques. Après cela, si d'aventure, ils ont préparé Molière, leur en voudra-t-on?

II. Avec le rire, tous les jeux littéraires sont permis à nos humanistes. Nombres parfaits ou rares, dosage savant de l'ionien et de l'attique, itérations de synonymes (2), métaphores

 

(1) La consolation..., pp. 621-624.

(2) M. Rébelliau (histoire de la langue et de la littérature française publiée sous la direction de M. P. de Julleville, t. III, chap. VII, II) a vu dans ces a iterations de synonymes » : « pensées et cogitations » ; « avis et conseils » ; « suade et exhorte » ; etc., etc. — un des caractères de la langue et du style de François de Sales. Il a raison certes, mais cette habitude se remarque chez presque tous les écrivains de ce temps-là, et chez nombre d'écrivains plus récents. M. Delplanque estime de son côté, avec juste raison, que cette habitude littéraire vient de la langue latine. (François de Sales humaniste, p. 165.) Cette langue, dit-il, aime les répétitions « pour la plénitude et l'ampleur de l'expression, pour la symétrie et l'harmonie de la phrase u. Mais de combien d'autres langues n'en pourrait-on pas dire autant, à commencer par l'hébreu dont la poésie est faite, en partie du moins, d'itérations analogues ? N'y a-t-il pas là un instinct commun à presque tous les hommes ? Nous sentons si bien que les mots ne rendent pas notre pensée, que nous éprouvons comme le besoin de répéter au moins deux fois ce que nous voulons dire. Le peuple répète mot pour mot. On peut étudier à ce sujet les paysans de G. Eliot. Plus cultivés, non avons recours aux synonymes et, comme il arrive souvent, de cet instinct naturel, dûment raffiné, Cicéron et les humanistes ont fait une élégance.

 

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longuement filées, désinences qui se font écho, allusions, calembours, on n'imagine plus aujourd'hui la quantité d'artifices délectables qui tentaient les bonnes plumes de ce temps-là. Classiques et décadents, deux et trois fois stylistes — et c'est une triple joie, puisqu'ils dis-posent simultanément de trois claviers, le grec, le latin et le français. Ils adaptent à chacune de ces langues les tours des deux autres. Quand on les étudie à la loupe, on est ébloui de leur virtuosité. Que du reste, parmi tant et tant de contraintes, François de Sales, Camus, Binet, Garasse, aient pu conserver leur verve naturelle, c'est là pour nous un mystère. La rhétorique des collèges leur avait appris à ciseler, à tarabiscoter leurs phrases. On fait toujours bien ce que l'on aime, et ils aimaient fort ces jeux-là. L'écriture artiste ne date pas chez nous de Balzac ou de Mal-herbe. Avant eux, il n'y avait déjà que trop de chaînes, mais celles-ci paraissaient légères et ne gênaient que les maladroits.

De tous ces jeux, rappelons seulement celui qui fut le plus cher à nos humanistes, le hochet, le cerceau, la balle de ces grands enfants. C'est le vers latin que je veux dire. Ici encore, notre imagination, par trop dépaysée, demeure impuissante. Ainsi des autres plaisirs auxquels nous n'avons pas goûté, de tel repas de Lucullus par exemple ou d'un hors-d'oeuvre circassien. Non, nous ne pouvons ni sentir, ni même comprendre la parfaite volupté que trouvaient nos pères dans l'achèvement d'un distique bien venu (1).

 

(1) Saint Pierre Fourier, pendant ses humanités à Pont-à-Mousson, fit le vers suivant : Animosus ore pete perosus omina, c'est-à-dire : « encouragez-vous, et prenez la hardiesse de consulter vous-même l'oracle et d'en prendre les présages » traduction libre donnée par le P. Bedel dans la vie du saint. Le biographe découvre « deux merveilles de cette poésie à ceux qui ne l'entendent pas ; la première que lisant ce vers à rebours... on y trouve les mêmes paroles qu'en lisant à l'ordinaire... ; la seconde que coupant ce vers justement au milieu après la lettre T inclusivement, et de là retournant en haut vers le commencement, vous trouvez le vers entier dans cette moitié, et de même, commençant par la fin... vous trouvez pareillement le vers entier dans cette autre moitié, qui sont les plus grands miracles que puissent faire les déesses du Parnasse ». « Je conjecture, continue le P. Bedel, qu'il fit ce chef-d'oeuvre pour la solennité annuelle de l'Académie, car ensuite il dit que le P. Sirmond, qui était son maître, digne maître d'un tel écolier, voulut que sa pièce fût affichée. » « J'écrivis donc, — raconte le saint lui-même et longtemps après, —la moitié de ce vers et mis au-dessous une épigramme que j'ai oubliée, mais il disait en substance : Passant, arrête et lis ici un vers entier puisqu'il y est écrit : tu t'étonnes et dis qu'il n'y est qu'à demi ; n'arrête donc plus, mais recule et tu trouveras ce que je dis : passe et dis que les écoliers de notre classe sont savants jusqu'au miracle, puisqu'ils font que la moitié soit égale à son tout. » La vie du T. R. P. Pierre Fournier, par le R. P. Jean Bedel (1670), pp. 26,27.

 

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Qu'on me permette de célébrer en peu de mots un des représentants de cette race disparue. « Pierre-Juste Sautes, né à Valence en Dauphiné l'an 1613, fut, dit l'abbé Coupé qui s'y connaissait mieux que moi, l'un des plus ingénieux et des plus élégants poètes des jésuites. Il adopta un genre assez froid en lui-même, le genre allégorique, surtout lorsqu'il est prolongé. Mais il y répandit tant de grâce et une morale si douce qu'on le lit encore avec intérêt (1). » Nous savons en effet que jusqu'à la Révolution française, Sautel a été lu autant que Rapin et Commire. On peut même croire sans témérité que La Fontaine l'a mis à profit

Il a chanté les fleurs, les fourmis, les abeilles, les araignées, les mouches, surtout les mouches. Il avait de la tendresse pour ces bestioles. « Tu n'étais pas méchante, dit-il à l'une d'elles qui vient de se noyer dans une jatte de lait, ta minuscule trompe n'a jamais fait de mal à personne,

 

Sed blando affrictu titillatura volentem

Molliter illecebras deliciosa dabas (2).

 

(1) Les soirées littéraires, t. XII (An VI de la R.), p. 152.

(2) Sautel a été réédité souvent. L'édition que j'ai de lui vient de chez Barbon, ce qui est bon signe. Son poème à la louange du perroquet : Psittacus loquax, a peut-être inspiré l'auteur de Vert-Vert. Qu'on en juge sur ce vers : Et modo blanditias dicit, modo jurgia nectit. — Lusus poetici allegorici, (Barbou), p. 4o. Coupé a traduit un certain nombre sis ces poèmes, mais platement.

(3) Lusus..., p. 4.

 

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Quand Ovide sommeille, il n'écrit presque pas mieux. Mais le distique en soi est une telle merveille que, si peu qu'il s'élève au-dessus du très médiocre, il berce toujours agréablement certains amateurs. C'est bien le cas des vers de Sautel. Autre mérite, ils ne prêchent pas. Ces menus drames — une mouche qui se noie, une autre qui s'embarrasse dans une toile d'araignée — l'intéressent pour eux 'mêmes, pour leur pittoresque et leur pathétique. Se rappelant que l'art n'est pas le tout de l'homme, il termine ordinairement ses élégies par quelque allégorie morale ; au demeurant, tant qu'il est avec ses mouches, il ne songe qu'à s'amuser. Dans un livre aussi grave que le mien, oserai-je écrire en toutes lettres le titre de tel de ses poèmes? Pourquoi pas? Un jour donc qu'il était mollement couché sur la rive du Rhône, l'idée lui vint — on ne sait ou l'on devine trop à quelle occasion — de mettre en vers latins la mort sanglante et la marche funèbre d'une puce (1). Au jour fixé, parents, alliés, amis de la morte s'empressent au rendez-vous funèbre.

 

Festinavit apis, festinavere locustæ...

Huc fratres venere, piæ veneres sorores,

Nubilis hic venit filia, venit avus.

 

 

Ces imaginations enfantines rappelleront sans doute à plusieurs la joie extrême, inépuisable, que nous donnaient jadis les Animaux peints par eux-mêmes.

Larmes, chants funèbres. « Si l'on peut en un sujet si mince évoquer ces grandes infortunes, ainsi se lamentaient les Troyens sur Hector traîné dans la poussière... » « L'heure est venue de former le cortège. Quatre fourmis rampent sous le cercueil et le lèvent sur leurs épaules; le ver-luisant ouvre la marche avec son flambeau... les premiers derrière le cercueil, les parents

 

 

(1) Hoc ego quæ patula ludebam lentus in umbra. — Qua Rhodanus properis currit in aequor aquis (p. 153). Il était sans doute professeur au collège de Tournon quand il écrivait ainsi.

 

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éplorés en robe brunâtre, à pas égaux et lents. L'abeille, en guise de pleureuse, bourdonne le long du chemin une dolente mélopée... Enfin, arrivés au terme, la petite dépouille est descendue dans la fosse qu'on lui a creusée... O terre, sois-lui légère comme elle te fut légère. Elle est moins lourde en vérité que le grain de sable qui la couvre toute (1). »

Tardivement confus d'avoir consacré tant de vers à si peu de chose, le poète se ravise bientôt et prend l'offensive. Il cite l'Ecclésiaste : ecce universa vanitas. Suis-je donc seul, s'écrie-t-il, à m'occuper de bagatelles? Combien d'hommes, prétendus graves, et pourtant moins sérieux que moi ! Et puis rien n'est inutile de ce qui amuse un honnête homme :

 

Parce hilares lusus, eacuæ joca carpere Musae

Parce, nec ad sensus exige cuncta tuos.

 

III. Cette jeunesse d'âme, dont je viens d'apporter un nouvel exemple, inspirait à d'autres humanistes la pensée de voiler sous des apparences aimables ou piquantes le sérieux foncier de la doctrine spirituelle. Séries d'emblêmes, palais, jardins, tapisseries, galeries de statues ou de tableaux, autant de façons de solliciter l'attention et de condescendre à la frivolité du public. C'est ainsi qu'en 1602, le capucin Laurent de Paris offrait à Marie de Médicis Le Palais d'amour divin de Jésus et de l'âme chrétienne; ainsi qu'en 1627, Alexis de Jésus publiait son Theopneste, où l'on apprend les secrets de la vie dévote en se promenant le long d'un parterre et dans les salles d'une demeure princière (2); ainsi qu'en 1643, le P. Fichet insérait une longue fable quasi pré-raphaélite dans son histoire de sainte Chantal (3). Aussi bien, Richeome d'abord,

 

(1) Lusus... p. 141 sqq. Pulicis exequiae.

(2) Miroir de toute sainteté en la vie (de)... Bernard de Menton avec le Cours de la vie spirituelle sous le nom de Theopneste.

(3) Les Saintes reliques de l'Erothée, chap. XIV de la IVe partie. Sainte-Beuve a déjà remarqué le déluge d'ouvrages allégoriques qui furent consacrés à François de Sales, « sa vie symbolique par Gambart, avec figures et emblèmes, les Caractères ou les Peintures et la vie du bienheureux François, par Nicolas de Hauteville, le magnifique triomphe de saint François ». Il cite encore Cynosura mysticce navigationis, c'est-à-dire, la petite ourse de la mystique navigation de saint François. Il a tout à fait raison de railler cette littérature amphigourique, tout à fait tort de croire que la littérature de ce temps-là se réduit à ces « fadaises séraphiques ». Cf. Port-Royal, I, 246,247.

 

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Camus ensuite et François de Sales lui-même nous ont-ils déjà donné l'occasion d'étudier cette tendance. Le plus souvent ces beaux prometteurs ne tiennent pas leurs engagements, ou bien, s'ils les tiennent, souvent aussi nous sommes déçus. Sérieux, ils se fatiguent vite de l'allégorie qu'ils ont choisie et finissent par l'oublier; ainsi Laurent de Paris. Courts d'esprit, ou par trop gauches, ils s'enlisent dans leurs symboles et deviennent plus difficiles à suivre qu'un auteur franchement abstrait. Le genre est bon toutefois, puisque tant et tant d'essais malheureux ont préparé l'un des chefs-d'oeuvre de la littérature universelle, le Pilgrim's progress de Bunyan

 

(1) Je ne parle pas ici de certains livres aux titres grotesques : La tabatière spirituelle pour faire éternuer les âmes dévotes vers le Seigneur; La douce moelle et sauce friande des saints et savoureux os de l'Avent ; Lunettes spirituelles;... Seringue mystique pour les âmes constipées en dévotion, etc., etc. Je n'en parle pas, dis-je, parce que je n'ai pas entrepris d'écrire une histoire bibliographique de la littérature dévote ; parce que, défauts ou qualités, je ne m'intéresse ici qu'à des écrivains raisonnables; enfin parce que nous sommes très mal renseignés sur la plupart de ces livres. De la part des écrivains de cette époque, rien ne doit nous surprendre, mais enfin qui a vu tel ou tel de ces livres, et par exemple, la Seringue spirituelle ? Ce dernier et plusieurs autres ne feraient-ils pas partie de ces catalogues mythiques mis à la mode par Rabelais ? S'ils existent en réalité, ces livres ne seraient-ils pas souvent de véritables parodies, comme le sermon bouffon de Haute-Bruyère composé vraisemblablement par Fléchier ? —Dans ses Variétés sérieuses et amusantes, Sablier imagine une « bibliothèque curieuse ou liste de livres pour former le cabinet d'une dévote de profession : Il cite le Petit pistolet du prêtre qui tire contre les hérétiques, puis, sans transition, les opuscules spirituels de Mme Guyon et la Théologie de l'amour ou la vie et les ouvres de sainte Catherine de Gênes. Tous ces livres lui causent un même fou rire.

 

 

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