Chapitre VIII
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CHAPITRE VIII : OPTIMISME CHRÉTIEN

 

 

I. L'humanisme dévot foncièrement optimiste. — Au confluent des deux optimismes, celui de la Renaissance et celui des mystiques, il fait la synthèse entre l'un et l'autre. — « Tous les biens de cette vie en attendant un autre monde meilleur ». — Laurent de Paris et les litanies de l'homme. — L'honnête homme. — Les vertus naturelles. — Le P. Le Moyne et le « portrait du sauvage ». — Le P. Hayneufve. — Eloge du temps présent. — Misères de cette époque. — « L'esprit purement et parfaitement chrétien ne s'est pas retiré de notre siècle ».

 

II. Fondements théologiques de cet optimisme. — Les humanistes disciples des grands docteurs du XVI° siècle. — Douceur et a précieux ajustements « de la grâce prévenante ». — « Le tambour bat, mais la cloche sonne ». — Condescendances de la grâce. — Felix culpa. — Le grand nombre des élus. — « Le consolateur des âmes scrupuleuses ». — « Soit donc ton exercice d'avoir bonne opinion de moi ». —Camus et les hardiesses de l'espérance chrétienne.

 

III. De la dévotion aisée de Le Moyne et du vain tapage que l'on a fait autour de ce livre.

 

I. Comment l'humanisme dévot ne serait-il pas optimiste? Son nom même parle de sérénité, de confiance, de joie. Des éléments qui le composent, aucun ne menace de le déprimer, tous promettent de l'épanouir. Il a greffé le mysticisme de la contre-réforme sur les orangers de la renaissance ; il garde l'éblouissement et les transports de la « nouvelle science » ; il les corrige, il les exalte par une foi plus haute et invinciblement heureuse. Quelle privation le rendrait triste, quelle inquiétude l'assombrirait-elle? Terre et ciel, nature et grâce, les deux mondes lui appartiennent : sa raison d'être, sa mission est de les unir dans une pieuse synthèse. Ce n'est plus tout à fait la joie claustrale, le jardin fermé. François de Sales est venu et

 

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l'on ne dit plus avec le petit Joas : « Tout profane exercice est banni » de la vie dévote. Pendant que le futur P. de Condren faisait « sa retraite d'élection », un des anciens de l'Oratoire le vint voir et lui tint les discours ordinaires sur les avantages de la vie religieuse et les dangers d'une vocation séculière. « Ce bon Père, dit Condren, faillit à tout gâter. Je ne trouvais point que le monde m'empêchât de servir Dieu et si je n'eusse regardé la vie régulière que comme un asile, je l'eusse beaucoup moins estimée (1). » Forte pensée, humaine et sainte à la fois, mais qui, cent ans plus tôt aurait paru suspecte à plusieurs. On n'oublie pas la malédiction qui pèse sur les mondains, mais l'on annexe le monde lui-même au royaume de la dévotion. Le Théopneste du P. Alexis de sus est un des nombreux enfants de Théotime. La grâce

 

lui montre un palais sur le roc, tout étoffé de diamants, à trois cent cinquante pavillons et davantage où (se trouvent) diverses mansions correspondantes à celles de l'Empyrée.

 

Est-ce le ciel, ou le cloître? non, c'est le tableau de la vie du monde. Là

 

divers s'exerçaient en diverses vertus, qui en la miséricorde, qui en la sapience... qui en l'exercice de la justice, noblesse, lettres, armes, tous néanmoins sous la régence de la dévotion, tous la face angélique, la conversation céleste..., aimés et prisés du ciel et de la terre, contents et heureux au Paradis de tous les biens de cette vie, en attendant un autre encore meilleur.

Puis le voyant épris et désireux de tel sort : eh bien, lui dit (la grâce) ne vaut-il pas mieux un dévot qu'un. monde d'indévots ?... — Comme une perle vaut mieux que tous les grains de sable, répondit-il. Mais ce qui me plaît le plus est que je les vois es mêmes charges et exercices que les autres, sauf le péché : en la Cour, aux Parlements, aux armes, aux licites récréations, conversations, visites, n'ayant que la diversité d'intention et mode qui dore de grâce et mérite

 

(1) Vie du P. de Condren..., p. 304.

 

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toutes leurs actions... Tant peut un vol de volonté conforme à son Dieu ! (1)

 

La splendide chose que l'humanité, disait Shakespeare! Nos humanistes pensent comme lui. Un d'eux, le capucin Laurent de Paris, dans son Palais de l'Amour divin, va jusqu'à écrire les litanies de l'homme. En voici quelques versets :

 

L'homme contemplé honorable en sa nature.

 

Le modèle de concorde, de tous les animaux le plus accostable, le plus sociable...

Homme de son naturel, animal politique et civil...

Seul entre les bêtes, se plaisant aux odeurs, signe de sou naturel honnête, amateur de vertus...

Le compas et mesure de toutes choses...

Divin intellect, lié de terrestres liens...

La possession de Dieu, difficile héritage, qui ne peut être vil esclave puisque Dieu l'a choisi pour son peculium...

Amas et assemblage de toutes perfections...

Grand Protée et noble caméléon qui peut-être fait toutes

choses et revêtu de toutes formes créées et incréées...

Le très droit et très prudent, le très noble et très haut...

Perfection de l'univers, abîme de capacité en son intellect,

en son estimative, en sa volonté...

Provide animal, sage, caut, plein de desseins et de replis, subtil, mémoratif, plein de raison et de conseil, constant de corps et d'âmee..., né pour la justice et la vertu...

Perle des créatures, le joyau du monde...

Jusques ici s'étend le pourpris de l'excellence humaine, quant à sa nature et capacité naturelle (2).

 

Si l'homme considéré en sa nature » les enthousiasme à ce point, ne craignez pas qu'ils refusent leur admiration aux « vertus naturelles » qui font « l'honnête homme ».

 

Anciennement — écrit le P. Timothée de Régnier dans son Idée du parfait chrétien, — quand on voulait louer un homme

 

(1) Miroir de toute sainteté... avec le cours de la vie spirituelle sous le

nom de Theopneste... (1627), pp. 31-33.

(2) Le palais de l'amour divin (1602), pp. 9-4.

 

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d'honneur on disait que c'était un homme pudique. Le temps n'a pas effacé mais plutôt poli cette façon de parler et on dit aujourd'hui de meilleure grâce : c'est un honnête homme, c'est-à-dire un homme plein d'honnêteté qui n'est autre que la pudeur. La pudeur est un amour de sa propre réputation (1).

 

Juliane Morelle, dominicaine d'Avignon que ses contemporains comparaient à Pic de la Mirandole, parle dans le même sens et cite, à l'appui de son dire, l'autorité du grand mystique, Alvarez de Paz.

 

Il faut aussi, dit-elle, que nous parlions d'une façon douce, bénigne, affable, bannissant de nous toutes paroles qui ressentent âpreté, rudesse ou rusticité, comme fort éloignées de l'Institut religieux. Car, comme dit ce miroir de doctrine et, de piété en notre siècle, le R. P. de Paz, la vie religieuse est une vie ensemble très sainte et très agréable : en tant qu'elle aime la sainteté, elle recherche toute sorte d'honnêtetés es moeurs et en la vie ; et en tant qu'elle est agréable, elle a en horreur tout vice de rusticité et malgracieuseté (2).

 

Il y aurait plaisir à suivre nos écrivains sur cette voie, à montrer que sans perdre de vue leur but premier qui était l'édification, ils n'ont pas laissé d'enseigner la gentillesse et l'urbanité à nombre de lecteurs que n'aurait pas atteints la propagande précieuse (3). Mais nous avons là-dessus un

 

(1) L'homme intérieur ou l'idée du parfait chrétien... (1602),

(2) Traité de la vie spirituelle par saint Vincent Ferrier..., traduit par soeur Juliane Morelle (1617), p. 83. Nous retrouverons Juliare quand nous parlerons des mystiques.

(3) C'est ainsi, notamment, qu'ils ont contribué à purger la littérature dévote et la chaire, de la grossièreté répugnante qui semblait jadis permise à l'égard des femmes. Qu'on lise par exemple, le Traité de l’amour de Dieu de l'augustin Fonseca, traduit par le Fr. Nicolas Maillard, célestin de Paris (1604). L'auteur est amené par son sujet à nous mettre en garde contre les séductions féminines, et, par suite, à faire le procès des femmes. Mais il a toujours peur d'en dire trop et de blesser de justes délicatesses. Son embarras est touchant. « Si on lit quelque chose qui ne soit en faveur des femmes, dit-il, cela doit être entendu des abandonnées femmes... car, pour parler des femmes d'honneur..., qui pourra nier qu'icelles ne surpassent les hommes en dévotion, piété, miséricorde, libéralité, en bonté et religion chrétienne ?... Si un pauvre frappe à leur porte, jamais ne se partira mal satisfait : car, le cas venant qu'elles ne puissent lui donner quelque chose... le renvoient avec telle compassion en paix que le pauvret estime plus une bonne parole d'une femme qu'une pièce de pain de la main d'un homme », pp. 454, 455. «Toujours nous devons porter respect et honneur aux femmes. Ce qui se pratique en toutes les cours des rois. Car celui lequel se porte mal envers les dames est tenu et estimé pour vilain et indigne. Et semble que cette usance soit fondée sur l'Evangile », p. 476. Il a un mot délicieux sur le malheureux que Dieu travaille, de toute façon, à détacher d'une amour funeste, « et cependant ne la peut oublier », p. 460. Il conte et fort joliment, avant tel autre conteur, l'aventure du jeune moine qui, rencontrant une compagnie de femmes, demande à un vieil ermite « quels animaux ce devaient être ». A quoi sagement répondit le saint homme que c'étaient des diables, et le reste. Nous savons d'ailleurs que ce progrès fut très lent. Je trouve en 1658, chez le P. Paul de Barry, à propos des nudités de gorge, une atroce histoire que je n'ai pas le droit de reproduire. L'auteur ne se contente pas de rappeler que Louis XIII a témoigna toujours une grande aversion de ces gorges découvertes », mais il nous donne de cette aversion des preuves écoeurantes. Le roi est à Dijon : il déjeune ; il a, en face de lui, une « demoiselle... habillée et découverte à la mode ». « Le roi s'en prit garde, et tint son chapeau enfoncé et l'aile abattue tout le temps du dîner du côté de cette curieuse pour ne la voir, et la dernière fois qu'il but, il retint une gorgée de vin en la bouche... » Je n'achève pas. Gorgée, gorge, le bel esprit de Barry ajoute à l'ignominie de cette aventure. (La mort de Paulin et d'Alexis..., p. 94). Ai-je besoin d'ajouter que je ne serais pas à court d'exemples analogues ? Il n'y en a que trop.

 

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texte jadis fameux qui peut nous suffire puisqu'il résume, en les outrant jusqu'aux limites du bouffon, les autres témoignages analogues que je pourrais apporter. Je veux parler du portrait du Sauvage où le P. Le Moyne a voulu représenter « les moeurs d'un homme insensible aux affections honnêtes et naturelles ».

 

Le Sauvage... est sans coeur pour les devoirs naturels et pour

les obligations civiles... Il est sans yeux pour les beautés de la nature et pour celles des arts : les roses et les tulipes n'ont rien de plus agréable pour lui que les épines et les orties... ; la plus rare statue du monde ne sera pas traitée de lui plus civilement qu'un tronc d'arbre... La musique qui est une beauté invisible et demi-spirituelle, qui ne saurait être aimée qu'honnêtement et qui ne peut plaire qu'aux âmes harmonieuses et réglées... est pour lui une criarde importune... Il n'est pas moins ennemi des parfums que de la musique ; cela pourtant est étrange qu'il soit tourmenté par des choses si douces et si bienfaisantes...

 

 

Quel goût de la vie ne respirent pas ces quelques lignes! Le jésuite ne ressemble-t-il pas au duc de Comme il vous plaira à qui tout donne du plaisir, un arbre, un ruisseau,

 

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une pierre, and good in everything? Hélas ! Il court à sa honte. Port-Royal s'est reconnu dans le portrait du sauvage et Le Moyne a scandalisé Pascal. J'ai souligné les passages qu'a stigmatisés l'auteur des Provinciales et je vais le faire encore.

 

Quant aux affronts et aux injures, il y est aussi peu sensible que s'il avait des yeux et des oreilles de statue... Il s'aime mieux dans une grotte ou dans le tronc d'un arbre que dans un palais ni sur un trône... Il croirait s'étre chargé d un fardeau fort incommode, s'il avait pris quelque matière de plaisir pour soi et de bienfait pour les autres... Les jours de fêtes et de réjouissances lui sont des jours de deuil et d'affliction. La joie qui a tant de poursuivants et d'amoureux... n'a que ce seul ennemi dans le monde. Elle l'offense parce qu'elle n'a rien de rude ni de farouche ; parce qu'elle est agréable et parée ; parce qu'elle porte des bouquets et qu'elle est couronnée de fleurs.

 

Il ira plus loin encore, le malheureux jésuite. Et qui ne le voit venir. Le voici déjà au bord de l'abîme. Préparons-nous à rougir pour lui.

 

Les Grâces mêmes, si elles s'étaient présentées devant lui, en seraient maltraitées ; et au lieu de leur chanter des hymnes et de leur donner de l'encens et des guirlandes, il leur donnerait des malédictions et leur jetterait de la boue au visage. Une belle personne lui est un spectre; il n'en saurait souffrir la vue ; et ces visages impérieux et souverains, ces agréables tyrans, qui font partout des prisonniers volontaires et sans chaînes, ont le même effet sur ses yeux que le soleil a sur ceux

des hiboux... Ce caractère est une peinture du sauvage qui n'ayant pas les affections honnêtes et naturelles qu'il devrait avoir est opposé au tempérant qui les a justes et modérées et à l'intempérant qui les a déréglées et excessives (1)

 

(1) Les peintures morales (1640), p. 620 sq. On trouvera le passage reproduit intégralement dans la thèse du P. Chérot sur Le Moyne. (Pièces justificatives, XI.) Le Moyne a-t-il voulu faire la caricature du janséniste, la chose est possible, mais non pas certaine. J'y verrais surtout un morceau de bravoure. Quant à la justification morale et dogmatique du passage, on la trouvera dans les notes de Maynard (édition des Provinciales) et dans le P. Chérot. Ainsi, pour la ligne la plus critique « rappelons-nous, écrit le docte chanoine, que le P. Le Moyne était un peu homme du monde et que d'un autre côté, il n'est pas nécessaire, pour être saint, qu'un beau visage blesse les yeux comme le soleil ceux des hiboux » (I, p. 412) . C'est trop évident, mais comment ni Chérot ni Maynard n'ont-ils songé à demander à Le Moyne de se défendre lui-même ? Il l'a fait excellemment, à mon gré. Le portrait du sauvage est inséré, à sa place, dans une discussion philosophique sur « la bonté et la malice des passions s. Il n'est qu'une application de principes énoncés plus haut, à savoir que les passions « ne peuvent d'elles-mêmes être mauvaises puis-qu'elles ont été données par la nature, qui est la meilleure de toutes les mères, et qui n'a jamais fait que de bons présents à ses enfants s, I, p. 464. Voilà le point. Si Pascal, comme l'a fait Bossuet, confond plus ou moins péché originel et concupiscence, il a raison de poursuivre Le Moyne. Mais cette malheureuse confusion n'est plus admise aujourd'hui par les théologiens. Passons maintenant au 2e volume des Peintures morales (1654). Nous y trouvons une réponse directe au scandale de Pascal. « Pourquoi regardons-nous les belles personnes plus grossièrement et d'une vue plus sauvage que les belles statues ? Que n'employons-nous là cette intelligence si fine et ces abstractions si subtiles et si judicieuses qui nous permettent à la vue d'un beau corps d'y reconnaître incontinent le caractère de Dieu et l'impression de ses doigts?... Est-ce qu'il travaille moins savamment... que Phidias ?... Est-ce que sa lumière laisse moins d'éclat où elle tombe ? » p. 847. Plus loin il nous propose diverses autres considérations spirituelles par lesquelles « la beauté peut être estimée saintement », p. 859. Il dit enfin (p. 864) « Nous devrions rougir d'être si prompts à suivre un petit rayon qui nous donne dans la vue, de prendre feu si aisément à la lueur d'un peu de neige tiède ; de porter avec tant de complaisance le joug qui nous est imposé par des mains de terre peinte qui ne seront demain que de la pourriture et d'être si froids et si pesants s à la beauté divine. S'il en était besoin, le voilà vengé. « Beauty, disait G. Eliot, has an expression beyond and far above Me one woman's soul that it clothes ;... it is more Chan a woman's love that moves us in a woman's eyes... The noblest nature sees Me most ofthis impersonal expression in beauty ». — Enfin quoi qu'il en soit de cette application particulière, la philosophie générale de ce portrait du sauvage est la philosophie même de l'Ecole, celle qu'un éminent scolastique, le dominicain Massoulié résume en ces termes : « Ce n'est pas ce qui est naturel et sensible qu'on doit s'étudier de rejeter ou d'étouffer ; on doit plutôt apprendre à en bien user, à le soumettre et à le faire servir à le charité ». Traité de l’Amour de Dieu..., pp. 230, 231.

 

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Laissons Pascal lorsqu'il cesse d'être humain, et disons bien haut que cette page nous paraît non seulement inoffensive, mais encore saine et bienfaisante. Très peu de nos auteurs l'auraient écrite, cela ne venant pas à leur sujet, mais aucun d'eux n'aurait eu le droit de la condamner, car elle formule bravement et sans fausse honte un des principes essentiels de l'humanisme dévot. Aussi bien de quoi s'agit-il ? Le Moyne a-t-il oublié que l'Évangile nous conseille de mortifier souvent nos « affections honnêtes et naturelles ? » Non, il estime simplement que ces affections sont bonnes, que tout homme bien né les « devrait avoir ». Le sauvage les ignore ou les salit; le saint voit

 

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en elles un reflet de la divine ressemblance, prêt d'ailleurs a se refuser à lui-même le plaisir innocent qu'elles nous offrent. Dira-t-on qu'il n'est pas besoin qu'un religieux nous apprenne le charme d'un beau paysage, d'une belle musique, d' « une belle personne » ? Non encore; il est bon néanmoins qu'un religieux, d'ailleurs approuvé par les théologiens de son Ordre et par la rigide Sorbonne, nous apprenne à ne jamais mépriser notre nature et à nous moquer des puritains. La transparente candeur de Le Moyne ajoute du reste à l'efficacité de sa leçon.

J'aime qu'il ne songe même pas à nous indiquer les conséquences fâcheuses qu'on pourrait tirer de sa doctrine, à nous rappeler expressément que la vue d'une belle personne n'est pas toujours sans dangers. Eh ! l'ignore-t-on et quel jugement ferions-nous du niais ou de l'hypocrite qui s'armerait de l'autorité du jésuite pour braver les bonnes moeurs? Il parle en honnête homme à d'honnêtes gens. Sans penser à mal, il répète avec Shakespeare et avec le psalmiste : que l'homme est une belle chose et que le monde est bien fait ! Benedicite omnia opera Dominai Domino!

Veut-on là-dessus le témoignage plus grave, plus calme d'un théologien de marque, d'un spirituel insigne; qu'on parcoure le très beau livre du jésuite Julien Hayneufve : L'ordre de la vie et des moeurs qui conduit l'homme à son salut et le rend parfait en son état (1).

 

Ces pauvres passions, dit le P. Hayfneuve, qui avaient été condamnées par les stoïques, en ont appelé aux chrétiens qui, cassant par arrêt la sentence de ces philosophes impertinents, ont déclaré hautement qu'on ne pouvait accuser ces premiers mouvements sans injustice, qu'il n'y avait rien de plus naturel de plus indifférent, de plus innocent (2).

 

En effet, ces mouvements n'étant que des effets de

 

(1) Paris, 1639.

(2) L'Ordre..., I, p. 328.

 

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notre nature « nous ne saurions les blâmer qu'en blâmant la sagesse de Celui qui nous a faits comme nous sommes » (1). « Nos inclinations sont tellement dans la main de notre raison qu'elles ne sauraient faire le moindre mal sans sa permission. » Notre volonté régente de très haut sur ce monde tumultueux et imaginaire. Elle est « tellement libre en ses actions que Dieu même ne la voudrait contraindre »; libre de même en face de cet « aiguillon de la chair (qui) est émoussé par les pointes de l'esprit qui sont plus fortes » ; car « ce corps de péché demeure sans âme quand la volonté ne lui donne point son consentement ».

 

J'avoue bien que depuis le malheur qui nous a fait naître esclaves du démon... notre volonté a été beaucoup affaiblie de son pouvoir naturel. Mais aussi il faut confesser qu'elle est tellement renforcée surnaturellement par le secours de la grâce que si elle a perdu d'un côté, elle a incomparablement plus gagné de l'autre (2).

 

Aussi, donnera-t-il de longues pages à la considération de l'ordre naturel pris en général et au mystère de chaque « naturel u en particulier.

Adorons dans notre naturel cette loi éternelle de notre Dieu qui par sa providence admirable nous l'a départi tout particulièrement pour être glorifié de nous d'une façon particulière... Si nous savions bien nous servir de notre naturel, que nous deviendrions surnaturels (3) !

 

Puisque Dieu veut bien

 

s'accommoder à notre naturel pour trouver de l'entre dans nos âmes, n'est-il pas juste que nous nous accommodions à ses volontés, et que, conspirant avec une si grande bonté pour accomplir notre bonheur, nous nous servions de nos inclinations naturelles pour consentir à ses grâces, comme ses grâces

 

(1) L'Ordre.... I, p. 333.

(2) Ib., I, p. 456-461.

(3) Ib., I, pp. 457, 458.

 

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et ses inspirations se servent de nos inclinations pour nous attirer et pour nous persuader (1).

 

Mais, dira Jansénius,

 

A quoi bon nous rompre la tête avec le naturel puisque nous sommes élevés dans un ordre tout surnaturel... Ne nous citez donc personne, ou citez-nous toujours un Saint Paul qui ne parle que d'un Jésus-Christ... ne nous parlez donc plus de Socrate ni de Platon, puisque ils ne sont pas canonisés; ne nous parlez plus ni de la raison, ni de l'appétit, ni du naturel, ni des passions, puisque tout cela sent le profane et le païen. Il faut que nos écrits soient sacrés et que tout ce qui sortira de nos bouches et de nos plumes, ne soit que mystique, que surnaturel, que divin, que grâce, qu'onction et qu'esprit.

 

C'est en deux mots tout le procès de l'humanisme dévot. Au jésuite de répondre :

 

Voilà un discours qui semblé favoriser entièrement la dévotion et qui cependant n'est capable que de la décréditer dans le monde et de faire passer cette sainte vertu qui s'accorde avec tout ce qui n'est point déraisonnable, pour une farouche et une sauvage dont personne ne voudrait s'approcher (2).

 

S'émerveiller devant la nature humaine, consentir un si long crédit à l'homme en soi, tout humaniste a cet optimisme dans le sang; mais il est plus difficile d'admirer les hommes, de ne pas céder à la tentation quotidienne de noircir le présent et de le maudire. Nos auteurs ont cet héroïsme. Certes, ils ne se faisaient pas faute de regretter l'âge d'or. Passons-leur ce lieu commun qui ne tire pas à conséquence. Ils n'étaient non plus ni des naïfs ni des chimériques . Ils connaissaient et déploraient

autant que personne les nombreuses misères de leur temps. Libertins et a machiavélistes » faisaient rage. Si je ne crois pas du tout à l'arithmétique fabuleuse du Père Mersenne — cinquante mille athées dans le seul Paris —si les pièces mêmes du procès de Théophile ne semblent

 

(1) L'Ordre..., I, pp. 427-49.

(2) Ib., 1, pp. 527-529.

 

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pas toutes décisives, il est certain que le rationalisme montait sourdement, beaucoup moins conscient, résolu, ne le sera pendant la seconde moitié du siècle, mais déjà très redoutable. Ajoutez à cela une foule de désordres sociaux, vingt fléaux que notre imagination, pétrie par le Code civil, a peine à réaliser. On fut saisi d'horreur, il y a cinquante ans, lorsque parut le livre de Feillet sur la Misère au temps de la Fronde. Que d'autres livres aussi désolants ne pourrait-on pas écrire, sans même fureter dans les inédits et à la seule lumière des ouvrages religieux de ce temps-là — traités de morale, sermons, biographies pieuses ! Que l'on prenne entr'autres l'histoire des couvents dans les pays frontières, en Lorraine par exemple. Menaces constantes, sièges, famines, fuites, vie errante à la débandade, c'est à n'y pas croire. De tels abus et tant d'autres encore avaient naturellement leur contre-coup sur la vie religieuse elle-même. Alors, du reste, comme de tout temps, la médiocrité, la tiédeur étaient partout, dans toutes les classes. C'était néanmoins le temps des miracles, une des périodes les plus saintes que l'Église ait jamais connues. Nous savons aujourd'hui le reconnaître, mais chose rare, nos humanistes l'avouaient déjà. Ils jugeaient la France chrétienne du XVII° siècle comme j'espère montrer qu'on doit la juger.

 

Cet esprit purement et parfaitement chrétien, écrivait en 1675 un des derniers témoins de cette glorieuse époque, le jésuite Camaret, ne s'est pas retiré de notre siècle : il se produit tous les jours en des coeurs nobles, triomphant de l'esprit du monde au milieu du monde par la grâce de Jésus-Christ qui fait toujours gloire d'avoir à soi les mille forts d'Israël (1).

 

Camaret n'est pas un enthousiaste. Sceptique plutôt, il ne croyait guère aux historiens. « Jugez de ce que fait l'histoire, disait-il très joliment, par ce que vous en voyez vous-même. N'est-il pas vrai que les choses que vous

 

(1) Le pur et parfait christianisme. Cette phrase est tirée de la dédicace (non paginée) à la marquise de Piennes.

 

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avez vu passer devant vos. yeux, sont tellement déguisées dans les livres qui les racontent que vous ne les connaissez plus (1). » Le témoignage qu'il rend à la vie religieuse du XVII° siècle n'en est que plus précieux. Il parle visiblement d'après son expérience et ses impressions personnelles. Il dit encore :

 

On ne peut démentir ce que l'on voit, qu'il n'y a pas toute la perfection qu'on y pourrait souhaiter. Disons sans déguisement la vérité. Jésus-Christ n'est pas obéi partout avec la fidélité qu'on lui doit. Mais Jésus-Christ ne laisse pas d'y être souverain. Il y a bien de saintes âmes qui lui sont connues et qui le connaissent pour roi. J'ose dire qu'il y en a peu qui ne reviennent à lui dans le fonds de leurs coeurs et qui ne reçoivent ses commandements et qui ne lui rendent hommage. Si la fragilité de la volonté humaine, si l'attrait charmant des objets les détournent de l'obéissance, elles s'en condamnent, elles en font pénitence (2).

 

Il va sans dire que de pareilles affirmations sont plus rares chez les sermonnaires. On les trouve plutôt dans les biographies contemporaines, les auteurs de ces ouvrages étant naturellement amenés à rappeler que « le bras de Dieu n'est pas raccourci », que l'âge des saints dure encore. Mais presque tous, ils se refusent à gémir sur la décadence du christianisme.

Tout ce qui a été fait, écrit, hardiment le P. Binet, se peut encore bien faire… L’Eglise est faite comme le ciel qui rouant et roulant sans cesse sur nos têtes… jamais ne nous montre aucune partie qui ne soit luisante et toute semblable à  celles qui sont passées devant. Partem coeli unam qui viderit, viderit totum Chriysostome). Ainsi, dans le ciel de l’Eglise on voit passer ce qui est déjà passé et ce qui viendra après nous sera ce que nous sommes et jamais il n’y aura nul des rangs de l’Eglise où il n’y ait des saints et de belles étoiles, possible des soleils (3).

 

(1) Le pur et parfait christianisme, I, p. 275.

(2) Ib., I, pp. 311-312. Tout le livre est d'ailleurs très beau.

(3) De la sainte hiérarchie. Vie de Saint Aderald, pp. 25-26.

 

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II. Une théologie très clairement définie soutient et nourrit cet optimisme, la théologie de Trente et des grands docteurs du XVI° siècle, que nos humanistes ont précisément pour mission d'illustrer à l'usage des simples

fidèles et d'appliquer à l'ordre dévot. C'est ainsi qu'ils reviennent avec un goût particulier à cette doctrine de la grâce prévenante qui n'était pas sans doute une découverte nouvelle mais que les modernes écoles, plus

curieuses de psychologie naturelle et surnaturelle, avaient creusée plus à fond. De quelle manière attrayante et pacifiante le P. Léon ne présente-t-il pas

 

ces bénédictions de douceur, ces préventions de miséricorde, ces précieux ajustements qui accommodent la grâce aux inclinations de la nature et aux occasions qui se présentent comme naturellement, et, ce semble, presque par hasard, pour faire la conjonction de notre vocation et l'heureux moment de notre salut (1).

 

Cortade nous donne quelques exemples pittoresques de ces ajustements » providentiels.

 

Pendant que la comédie arrête des oiseux en un quartier de la ville, une sainte octave appelle à l'autre les dévots : le tambour bat, mais la cloche sonne. Lorsque le cours entraîne ce qu'on appelle beau monde à la promenade ; que le mélancolique échiquier fait perdre le temps et l'argent aux mauvais ménagers de l'un et de l'autre, l'office qu'on sonne, la bénédiction qu'on va donner, retirent de toutes ces mauvaises occasions les âmes qui, bien souvent, eussent risqué d'y périr. Dans les badines mais, d'ordinaire criminelles licences du carnaval... une oraison de quarante heures...; l'engagement d'une confrérie où il faut parer les autels et fréquenter les sacrements; les affiches d'Indulgences attachées à la porte de l'Eglise, tout cela qu'est-ce qu'autant d'attraits à inviter les voisins et les passants? Ils entrent, quelquefois sans dessein formé, mais ils ne s'en retournent jamais sans quelque profit (2).

 

(1) La France convertie... (1661), p. 119.

(2) Octave du Saint-Sacrement «(1666), pp. 114-115.

 

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« Le tambour bat, mais la cloche sonne » : l'appel au plaisir et l'appel à la prière: s'il y a beaucoup de tambours, il y a aussi tant de cloches. Dieu nous attire à lui de tant de façons!

 

Aussi est-ce un trait de la divine Providence, écrit Dom Laurent Bénard, de porter chaque chose à son but et à sa perfection, par une douce traînée et disposition de moyens accorts. Ce qu'elle fait si doucement qu'elle semble n'y point toucher, mais que les choses s'y coulent d'elles-mêmes parce que les moyens qu'elle tient sont si proportionnés l'un à l'autre qu'ils semblent nés l'un pour l'autre, le corps pour l'esprit, l'esprit pour la vertu, la vertu pour la grâce, la grâce pour la gloire (1).

 

De tous les côtés nous sommes enveloppés dans un réseau, saisis par un engrenage de grâces. Bossuet tonnera plus tard contre les maudites fascinations de la nouveauté. Admirez plutôt, dit Molinier, comment

 

entre toutes les circonstances extérieures qui, pour être plus conformes à la commune inclination des hommes, donnent à la grâce la victoire sur les volontés, l'une des principales, c'est la nouveauté des occasions que la Providence divine ne cesse de produire pour nous retirer du mal, et nous porter au bien : nouveauté de soi-même agréable à l'esprit humain, curieux de sa nature, et qui, comme une amorce ajoutée à l’hameçon de la grâce, sait gagner finement les coeurs, lorsque ne pensant que se prendre à l'appât de la curiosité, ils se trouvent sans y penser pris à la dévotion. De là nous voyons continuellement sortir au jour tant de nouveaux ordres religieux, tant de nouvelles confréries, tant de nouvelles chapelles où les peuples accourent à la foule, tant de nouveaux livres, pratiques, méthodes, introductions, acheminements, adresses de la vie spirituelle, qui, comme fleurs de tous les jours nouvelles... peignent le jardin de l'Eglise (2).

 

Comme les jansénistes, ils ramènent tout à la théologie de la grâce mais au rebours des jansénistes, c'est dans

 

(1) Parénèses chrétiennes..., p. 3.

(2) Le lys du Val de Guaraison..., pp. 6-8.

 

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cette théologie elle-même qu'ils trouvent la raison dernière de leur optimisme. A ce dogme du péché originel sur lequel Jansénius a construit son pessimisme, ils appuient leur invincible espérance. Ils prennent à la lettre et sans en restreindre le bénéfice à un petit nombre d'élus, le fameux texte de l'Exultet : O Félix culpa. « O l'heureux péché qui a mérité d'avoir un si excellent et si puissant Rédempteur (1)! » Sévères pour eux-mêmes, ils atténuent le plus qu'ils le peuvent et le nombre et surtout la malice des péchés d'autrui. Marie de Valence, l'insigne mystique dont nous aurons à parler plus tard, contemple, dans une vision, les foules innombrables auxquelles ses propres prières doivent mériter le ciel : pécheurs convertis, pénitents, innocents et autres.

 

Les innocents, raconte Louis de la Rivière secrétaire et biographe de la voyante, lui semblaient être distingués en deux bandes : l'une était de ceux qui à cause de leur bas-âge ne savaient ce que c'est que de pécher et l'autre comprenait ceux qui à force d'être stupides et grossiers sont incapables de se savoir bien adresser au créateur et de pratiquer ce que l'Eglise commande.

 

Et Louis de la Rivière se rallie allègrement à cette doctrine :

 

De fait, continue-t-il, nous voyons des gens si pesants d'esprit et notamment en nos montagnes du Dauphiné qu'onques on ne leur a su faire entendre ce que c'est qu'excommunication, que péché mortel, que véniel, ni même apprendre le Pater, Qui n'admirera la bonté de notre Dieu qui excuse les fautes

 

 

(1) Le P. Saint-Pé de l'Oratoire a écrit tout un livre, Le nouvel Adam, pour commenter cette exclamation. C'est un catéchisme théologique dune limpidité et d'une onction admirables. « Ces paroles (O feux cuba), dit-il, contiennent en abrégé... le fonds de la religion chrétienne et, sans rien diminuer de la malice du péché, comprennent les avantages inestimables de l'état des chrétiens sous Jésus-Christ, par-dessus la condition que devaient avoir les hommes sous Adam, même considéré revêtu de tous les ornements et de tous les privilèges de l'état d'innocence. s Le nouvel Adam, I, p. 4. Un janséniste pourrait souscrire à cette doctrine mais, comme je viens de le dire, il en restreindrait le bénéfice à un très petit nombre de privilégiés.

 

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des idiots et qui veut même que leur peu de jugement serve en quelque façon à leur salut (1).

 

Frères mystiques des casuistes, ils voudraient tout excuser chez les autres, minimiser le mal, ouvrir mille brèches à l'espérance. Ils ne se résignent pas à voir Dieu farouche, impitoyable, moins humain que nous.

 

Stillabit furor meus super Jerusalem, dit en chaire le P. Séguiran, remarquez ce mot : Stillabit, il distillera. Il ne dit pas : fluet, ô nenni, mais : il distillera. Cette ire de Dieu petit à petit descendra... ce sera goutte à goutte, tout bellement et avec tardiveté. Mais voulez-vous ouïr parler de ce qui touche son amour : Fundam fluvium pacis super te... Dieu, tout clément et miséricordieux, est lent et tardif à châtier et punir ses créatures, et les punit loin à loin de sorte qu'à peine le peuvent-elles ressentir?... Que diriez-vous, chrétiens, de voir que Dieu va si lâchement en ce qui est de son courroux, de sorte qu'il semble qu'il soit en chartre lorsqu'il veut punir ?... Et m'avantagerai jusque-là même que de dire qu'il a plus de paroles pour le regard des châtiments que non pas d'effets... Pour châtier, il semble que Dieu aie des pieds de plomb... Mais pour faire grâce et pardon, non seulement il court, mais il vole (2).

 

Guillaume Gazet, chanoine d'Aire, publie, en 1610, « pour les pusillanimes » son Consolateur des âmes scrupuleuses. L'excellent homme n'a pas d'autre originalité que la tendresse communicative de son optimisme. Il a lu et bien lu tous les mystiques de la renaissance. Une tradition consacrée nous parle par lui. Dans le dernier chapitre du livre, il abandonne la forme didactique et laisse le Christ consoler lui-même l'âme pécheresse.

 

Tu diras : j'ai commis des péchés infinis, dois-je avoir contrition de chacun particulièrement? — Ma fille... j'ai remis à Marie-Madeleine beaucoup d'offenses, parce qu'elle a aimé beaucoup et non pour ce qu'elle a aimé beaucoup de fois...

 

(1) Histoire de la vie et moeurs de Marie Tessonnière... (1650), PP. 543-544.

(2) Sermons sur la parabole de l'enfant prodigue... (1612), pp. 52I-523.

 

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D'autant plus que tu as de péchés, d'autant plus volontiers je te pardonne. Je ne suis pas dur, je ne suis pas chiche... aine entièrement libéral et large en ton regard, ô ma fille...

Sache donc m'être surtout agréable que tu juges et opines de moi en bonté... Estime-moi bénin, doux, pitoyable, plein de compassion, miséricorde et très bon... Tu ne me peux estimer trop pitoyable... tu ne te peux aussi trop confier en moi.

Soit donc ton exercice d'avoir bonne opinion de moi... Si tout le monde n'était qu'une boule de feu et au milieu d'icelui fût jetée une poignée de lin, icelle, de sa naturelle inclination, ne serait éprise et allumée aussitôt que le pénitent et désireux de se convertir est reçu dans l'abîme de mes misérations. Car en la susdite opération naturelle est requis quelque espace de temps, petite qu'elle soit et presque imperceptible, mais ici, il n'y a nulle ni quelconque espace ou retardement entre le gémissant et celui qui exauce les gémissements (1).

 

Disons enfin, pour montrer sous tous ses aspects ce môme sentiment de confiance, qu'ils vont parfois jusqu'à une sorte de pieuse audace. Ils semblent défier le Très-Haut de leur refuser sa grâce et le ciel. Qu'on en juge sur ces beaux vers très profanes de Bertaut, qui, dûment retouchés par Jean-Pierre Camus, chantent les certitudes de l'espérance chrétienne. Dans la transcription que j'en vais faire, je soulignerai les mots, en somme peu nombreux, qui sont de Camus.

 

I.         D'avoir contre vos lois révolté ma pensée

Je l'avoue, ô Seigneur, votre grandeur blessée

De ces rébellions à bon droit se ressent ;

Mais voyez quel ennui m'en fait payer l'amende,

Si mes péchés sont grands, ma repentance est grande ;

Qui se repent du mal, il est presque innocent.

 

II.       Vous pouvez, s'il vous plaît, d'un trait impitoyable

Saccager en fureur cette place coupable,

Ce coeur qui contre vous a bien osé tenir ;

Mais d'un tel châtiment qu'aurez-vous que dommage?

Car vous irez en moi ruinant votre image

Et vous vous détruirez en me voulant punir.

 

(1) Le consolateur des âmes scrupuleuses..., pp. 663-687.

 

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III.      Jadis un puissant roi différa de surprendre

Un lieu qu'il assiégeait, de peur de mettre en cendre

Un tableau dont les traits honoraient une tour;

Puisqu'il révéra tant une morte peinture

Conservez, ô grand Dieu, votre vive figure

Peinte dedans mon cœur, par votre pur amour...

 

IV.       De rien vous fîtes tout et de ce tout encore

Pouvez faire un néant; c'est vous que l'on honore

Du titre de tout bon comme de tout-pouvant;

Aussi votre bonté fait sa force reluire

En montrant le pouvoir qu'elle a de tout détruire,

Non en détruisant tout, mais en tout conservant...

 

V.        Certes, j'ai fait du mal, mais j'ai fait du service;

Que l'un se récompense et l'autre se punisse,

Soyez juste au loyer autant qu'au châtiment.

A bon droit par l'erreur la peine est établie

Vous n'êtes pas celui qui tout le bien oublie

Et ne se ressouvient que du mal seulement...

 

VI.       Mais, ô Roi de nos cœurs, vos plus chères ouvrages,

Si les nobles esprits, oubliant les outrages,

Vont des services seuls la mémoire gardant,

Puisque, étant à vos lois ma franchise asservie,

Vous avez dessus moi droit de mort ou de vie

Montrez-le en me sauvant plutôt qu'en me perdant (1).

 

Nous n'avons pas à discuter ici la méthode littéraire de Camus. Il rencontre de beaux vers adressés à une dame

 

(1) C'est dans Bertaut, la pièce : D'avoir contre vos lois (p. 450 sq.) Voici, rétablis, strophe par strophe, les mots corrigés par Camus I : rébellé. — J'ai failli... et votre âme offensée. — De ce jeune forfait. Si le péché fut grand. II : D'une âme. — Vous irez, détruisant votre propre héritage. — Et vous appauvrirez. III : Vous respectez un peu. — Que je porte en mon coeur faite des mains d' IV : Dieu qui de rien fit tout et qui de tout encore. — Peut faire un antre rien. — Aussi fait sa bonté sa puissance. — Et montre le pouvoir qu'il a  V : Mais ingrat est celui. VI : O Reine des. — Camus a supprimé quelques strophes, notamment les deux dernières, l'envoi si curieux :

 

D'un style de soldat, je vous écris ces plaintes

Au front de deux cités que nos armes ont ceintes

Et qu'encor vingt canons battent d'infinis coups.

Bien peu me souciant si les grands de la terre

Y viendront faire entre eux ou la paix ou la guerre,

Car ma guerre et ma paix ne dépend que de vous.

Mille balles..., etc.

 

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et il les transforme en cantique. Ainsi faisait la primitive église, consacrant au vrai Dieu les temples des idoles. Quant à la doctrine du poème, laissons Camus l'excuser et la défendre.

 

Je sais, dit-il, qu'en ces vers, il y a quelques traits qui semblent relever le mérite des oeuvres par-delà les bornes de l'humilité : mais où ne se haussent Ies opérations accompagnées de la grâce, puisqu'un verre d'eau, donné avec amour, a pour salaire l'éternité ? Qui saura comme Job traite avec Dieu, se plaignant d'être manié bien rudement et contrebalançant son châtiment à ses fautes, trouvera que cette poésie ne prend point plus de licences que s'en donne ce grand saint... Les âmes des justes ont en elles de certaines confiances.., qui ne doivent pas être mesurées aux règles communes : car comme elles parlent en Dieu, Dieu parle en elles et y parle des paroles de paix et d'un amour très tendre (1).

 

III. La logique du présent chapitre veut que nous parlions ici d'un livre à scandale, de la Dévotion aisée du P. Le Moyne. Nous aurons bientôt fait, car rien n'est moins sérieux que le tapage mené par les jansénistes autour de ce livre. Qui ne voit en effet que, sur de tels sujets, on peut soutenir le pour et le contre avec une égale vraisemblance, et en évoquant, des deux côtés du rempart, l'autorité de l'Évangile ? Les fardeaux dont le Seigneur charge nos épaules sont légers et cependant le royaume de Dieu souffre violence. Suivant qu'il s'adresse aux outrecuidants ou aux timides, un sage directeur appuiera davantage sur l'un ou sur l'autre de ces deux principes. Tout est difficile, même un signe de croix : tout est facile, même le martyre.

La dévotion aisée est de 1652. Quelques années plus tôt, un autre jésuite, le P. Mugnier avait soutenu dans sa Véritable politique du prince chrétien que « la perfection chrétienne est aisée » (2). Thèse beaucoup plus hardie que

 

(1) Roselis..., p. 497—504.

(2) La véritable politique du prince chrétien... (1647), p. 185 sqq. — Au reste, l'idée ne viendra jamais à personne de classer le P. Le Moyne ou tel autre humaniste, parmi les maîtres de la vie spirituelle, et de former sur la seule Dévotion aisée les apprentis à la perfection. De ces livres la doctrine est irréprochable, l'esprit, je ne dirai pas frivole, mondain, mais moins fervent qu'on ne le voudrait. Un chrétien qui n'aurait pour se guider que les conseils du bon Père, inclinerait peut-être assez vite, soit au naturalisme, soit à la morale relâchée. Quant à montrer que l'optimisme chrétien, pris en soi, se concilie aisément avec le sérieux et la sévérité de la vie chrétienne, nous l'avons déjà fait plusieurs fois, notamment dans le chapitre consacré à François de Sales. Nous allons le faire une fois de plus dans le chapitre suivant.

 

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l'autre où il n'est parlé que de dévotion. Personne pourtant ne s'était voilé la face. Lorsque plus tard le mélancolique Brébeuf tâchera de prouver en vers a que la vertu est facile à tout le monde », on ne jettera pas les hauts cris. Qu'arrivera-t-il, au XIX° siècle, lorsque d'astucieux conspirateurs, pour ameuter le public contre l'immoralité des jésuites, auront l'idée saugrenue de rééditer la Dévotion aisée? On trouvera le livre plaisant, innocent, pieux même ; on ne comprendra pas l'indignation de Pascal. Après tout, le livre de Le Moyne ne fait que paraphraser quelques chapitres de l'Introduction à la vie dévote. Le bel esprit remplace l'onction, mais c'est de point en point, ensemble et détail, la même doctrine. Port-Royal s'en doutait bien, mais ceux qui le mènent ont de la prudence. N'osant pas s'en prendre au maître, ils livrent les disciples au fouet de Pascal (1).

 

(1) Sur la Dévotion aisée et les satires jansénistes du livre ef. la thèse du P. Chérot. Celui-ci trouve regrettable, non pas le livre lui-méme, mais le titre. Je n'ai pas compris pourquoi. Du reste le P. Chérot — je ne sais pas non plus, pourquoi — fait l'impossible en vue de ne pas paraître trop favorable à Le Moyne. En revanche l'abbé Maynard va beaucoup trop loin lorsqu'il se dit ravi par la Dévotion aisée. Cf. son édition des Provinciales.

 

 

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