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PREMIÈRE PARTIE.
SAINT FRANÇOIS DE SALES, LES ORIGINES ET LES TENDANCES DE L'HUMANISME DÉVOT
CHAPITRE PREMIER : DE L'HUMANISME CHRÉTIEN
A L'HUMANISME DÉVOT
I.
L'humanisme dévot, être de raison qui représente pour nous les tendances
communes, les directions principales de la littérature religieuse pendant la
première moitié du XVII° siècle.
II.
Qualités et défauts des humanistes. — Qu'il ne faut pas les juger sur quelques
enfantillages. — Particularités de l'humanisme au temps de la Renaissance. — Le
lettré du Moyen âge et le lettré d'aujourd'hui. — Térence et Shakespeare. —
How beauteous mankind is!
III. Que
l'humanisme de la Renaissance est une culture morale et une philosophie. —
Glorification plus ou moins enthousiaste de la nature humaine.
IV.
Chaque humaniste adapte à sa propre conception religieuse l'esprit de
l'humanisme. — Humanisme naturaliste et humanisme chrétien. — L'Eglise et
l'humanisme chrétien. — Adversaires de l'humanisme; les Occamistes. — Le
cardinal Morone et Salmeron. — Que la plupart des théologiens des XVe et XVIe
siècles sont des humanistes. — Les jésuites et l'humanisme.
V.
L'humanisme dévot, moins spéculatif, plus pratique et plus populaire que
l'humanisme chrétien.
I. Du Père Richeome au Père Yves de Paris, du
plus ancien au plus jeune, les auteurs dévots dans l'intimité desquels nous
allons entrer, bien qu'ayant publié leurs ouvrages entre 1590 et 166o,
appartiennent tous encore à ce grand seizième siècle qui ne s'est décidé à
mourir pour de bon qu'après la mort de Louis XIII et qui, d'ailleurs,
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n'avait pas attendu pour
naître l'année 1499. A bien prendre les choses, cela est vrai plus ou moins des
écrivains profanes, mais les religieux, moins soucieux ou moins au courant de la
mode, sont rarement des écrivains d'avant-garde. Stat crux dum volvitur orbis.
Ils savent que le siècle qui les a précédés a travaillé pour eux; ils
moissonnent, dans la joie et dans la clarté, les semences déjà anciennes qui ont
grandi, souvent dans la tristesse et presque toujours dans les ténèbres.
Omnia propter electos... sinite crescere. Ainsi l'histoire dévote du temps
d'Henri IV et de Louis XIII est le dernier chapitre de l'histoire de la
Renaissance. Ainsi nos auteurs achèvent l'oeuvre de Pic de la Mirandole et de
Sadolet. Humanistes comme ceux-ci, mais d'un nouveau genre. Pour les distinguer
de leurs pères nous les appelons humanistes dévots.
Ai-je besoin de le dire? L'humanisme dévot
n'est qu'un être de raison, comme l' « esprit classique » de Taine, la «
sociabilité française » de Brunetière, ou le « romantisme » de M. Lasserre. Nous
rassemblons un certain nombre de témoignages sur la vie religieuse, morale,
politique ou littéraire d'une période ; nous tâchons de réduire ces témoignages
à l'unité — seul moyen pour nous de connaître ou de croire que nous connaissons
; enfin cette synthèse, d'abord provisoire, puis de plus en plus confirmée par
des observations nouvelles, nous la cristallisons en deux mots. Chaque historien
fait ainsi, bien inspiré si, d'une part, il n'impose pas despotiquement aux
faits qu'il étudie un ordre que ces faits repoussent, et si d'autre part, il ne
prête pas à de simples abstractions la solidité des choses réelles. Ai-je su
discerner et interpréter les textes, le lecteur en jugera puisqu'on va mettre
ces textes sous ses yeux, mais, avant d'aller plus loin il reste bien entendu,
premièrement, que sur une foule de points que mon hypothèse veut secondaires,
tel humaniste dévot peut et doit différer de tel autre, comme le jour de la
nuit; secondement, que
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chez ses représentants
les plus authentiques, cet humanisme dévot, est et doit être ou modifié ou même
combattu par d'autres esprits.
II. C'est une règle que nous apprenons à nos
dépens et que trop d'historiens ont méconnue, quand on aborde l'étude de la
Renaissance, il faut se décider une fois pour toutes à n'attacher qu'une
importance secondaire aux enfantillages de tant d'humanistes, à leurs
pantagruélismes, leurs outrances de plume et d'attitude — affectations
conscientes, voulues, qui ne prouvent rien. La mesure n'était pas la qualité
maîtresse des humanistes pris dans leur ensemble. Ils jettent leur gourme, ils
montrent les qualités et les défauts, l'enthousiasme, l'ardeur, l'indiscrétion,
l'impatience, les bizarreries et les folies de leur âge. Car ce sont des hommes
nouveaux ou qui se croient tels — et cela revient au même : magnifiques
parvenus, mais qui ont brûlé l'étape, et chez qui s'étale parfois la naïve
outrecuidance, commune aux primaires de tous les temps ; enfants drus et bien
nourris qui battent leur nourrice, le Moyen âge. Je les traite avec le
sans-façon que permet une longue amitié, une admiration sûre d'elle-même. Comme
tout homme d'aujourd'hui, je suis leur fils et je m'en fais gloire. Ils ont
fait, pour mieux dire, ils ont commencé de grandes choses et qui ne passeront
pas. Mais j'ai d'autres pères, ceux dont ils descendent eux-mêmes et qu'au
besoin je saurais défendre contre eux. Après tout, qu'ont-ils inventé? Détail
par détail, que trouve-t-on chez eux dont le germe ou la fleur ne se trouve pas
déjà dans la Patrologie de Migne? En fait de résultats dogmatiques
proprement nouveaux, leur « nouvelle science » nous parait courte. Où est la
Somme de cette science, où leur saint Thomas? Bégaiements spéculatifs,
aspirations et non pas systèmes. Burckhardt, insigne d'ailleurs, s'est donné une
peine infinie h tâcher de les « construire », et le résultat est médiocre. La
plupart des historiens de la Renaissance irritent fort quiconque n'ignore pas
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tout à fait la pensée
complexe, hardie, vivante du Moyen âge. Quoi qu'il en soit, ne jugez pas les
humanistes sur leurs airs de bravoure, ne prenez pas Gargantua pour un géant,
Erasme pour un Voltaire. Les meilleurs d'entre eux sont beaucoup plus timides
qu'ils ne veulent le paraître. Individualistes, va-t-on répétant. J'aime peu ce
mot que je n'arrive pas à comprendre, mais je sais que l'humaniste, frondeur à
ses heures, est au fond un ami de l'ordre, un conservateur. L'Eglise ne s'est
pas mal trouvée de leur avoir fait un si large crédit, puisqu'enfin la plupart
d'entre eux, les plus grands, les plus libres, les plus frondeurs, ont
terriblement déçu les espoirs et gêné les progrès de la Réforme. Au demeurant,
l'expérience, les bonnes lettres, leur propre vertu aussi, peu à peu les
rendront sages. Morus, le futur martyr, collabore joyeusement à l'Eloge de la
Folie. « Nous aurions écrit avec moins de liberté, dira-t-il plus tard, si
nous avions prévu Luther. » Léon X l'avait-il prévu? Pardonnez-leur d'être
jeunes. Le jour n'est pas loin où un nouvel humanisme, moins exubérant mais
aussi moins croyant, moins traditioniste que le premier, causera des
inquiétudes plus sérieuses. Du point de vue chrétien, l'ivresse platonisante de
Pic et de Ficin, les saillies d'Erasme et de Morus, paraissent moins redoutables
que la tranquille sagesse des Essais.
Bien qu'on les appelle souvent du même nom,
l'humaniste de la Renaissance ne ressemble que de loin à nos lettrés ou à nos
scholars modernes — Rapin, Jouvency, Fénelon, Rollin, l'abbé Barthélemy,
Boissonnade, Sainte-Beuve, sir Richard Jebb ou nos deux Croiset. Ce type
d'humaniste qui menace à son tour de disparaître bientôt se rencontre, toutes
choses égales d'ailleurs, beaucoup plus fréquemment au Moyen âge que pendant le
siècle de Léon X (1).
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Pourquoi nous reprocher d'étudier les anciens
— écrit Pierre de Blois, lequel est mort aux environs de 1200 — n'est-il pas dit
que : in antiquis est scientia ? Jérôme se vante d'avoir lu Origène,
Horace, d'avoir relu cent fois son Homère.
Origène, Homère, remarquez ce rapprochement.
Quel profit pour moi, quand j'étais gamin, à
mettre en vers des histoires vraies ; quel profit encore à savourer les lettres
de Hildebert du Mans, ces lettres d'un si joli ton et d'une si exquise
gentillesse ! Enfant, on me les faisait apprendre par
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coeur. J'ai vécu dans
l'intimité de Trogne-Pompée, de Josèphe, de Suétone... de Tacite et de
Tite-Live... et j'en ai la d'autres, oh ! tant d'autres, qui ne sont pas, mais
pas du tout, des historiens. Chez tous, que de fleurs charmantes n'ai-je pas
cueillies et quelles bonnes leçons d'urbanité ne nous donne pas leur doux style
! (1)
N'est-ce pas déjà tout Fénelon, et le culte
des bonnes lettres comme on l'a pratiqué depuis? Culte paisible et modeste.
Semblable à nos modernes, l'humaniste du XIX° siècle est un sage, un délicat, un
raffiné. Il a laissé tomber l'ardeur des folles passions. Quel que soit son âge
— il ne peut avoir moins de trente ans — nous le voyons presque vénérable et
nous le reconnaissons dans le portrait de l' « honnête homme n tracé par un des
plus fameux humanistes du Moyen âge, Bernard de Chartres. « Le grand vieillard
de Chartres, senex carnotensis, nous dit Jean de Salisbury, avait énuméré
les clefs de la sagesse dans ces vers dont je goûte médiocrement la musique,
mais dont le sens me va tout à fait :
Mens humilis, studium quærendi, vita quieta,
Scrutinium tacitum, paupertas, terra aliena
(2). »
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Lettré fervent, discret, qui n'est fanatique
de rien, pas même des lettres, auxquelles il ne demande que ce qu'elles peuvent
donner. Elles ne gênent pas sa religion, s'il en a une, mais elles ne s'y mêlent
qu'à peine. Sa vie morale s'organise en dehors d'elles, à cette exception près
qu'elles le rendent plus humain en tout. Humanisme indépendant, séparé. Le
plaisir que lui donne la contemplation des chefs-d'oeuvre est très noble, très
civilisant, mais enfin il n'est qu'un plaisir. Grecs et latins le ravissent,
mais ne l'exaltent point au-dessus de lui-même; ils le déprimeraient plutôt
s'ils ne lui avaient appris que la médiocrité est toute dorée. Que si dans les
rêves que ses livres lui procurent, il lui arrive parfois de prendre quelque
attitude héroïque, de refaçonner le monde, de jouer à l'imperator ou au
demi-dieu, il se réveille bientôt, souriant de ses propres enfantillages,
content de sa vie cachée, résigné à son néant.
Then, smilingly, contentedly,
awakes
To the old solitary nothingness
(1).
L'humaniste de la Renaissance est tout
différent. Ne lui parlez pas de son néant, du néant de l'homme ; il crierait au
sacrilège. Les délices du goût, savourer mollement quatre vers d'Horace,
qu'est-ce que cela? Ce qu'il demande avant tout aux modèles antiques, c'est de
le rendre lui-même plus homme. Dans ces vieux textes, il a retrouvé les titres
perdus de sa propre noblesse, la carte des immenses domaines qui lui
appartiennent de droit et qu'il entend conquérir. A lire Platon ou Virgile, il
s'enivre d'orgueil plus que de plaisir. On répète qu'ils ont restauré te culte
de la beauté ; dites plutôt le culte de l'homme glorifié par la beauté qu'il
imprime à ses ouvrages. Beauté, science, philosophie, autant d'esclaves qui
poussent le char ,de son propre triomphe. L'anima mi s'aggrandisce,
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mi se magnifica
l'intelletto, disait Giordano
Bruno. Tout son être se dilate, se gonfle, se soulève, il se sent devenir — ou
redevenir — roi, presque dieu : il touche du front les étoiles.
D'où vient que la découverte de l'Amérique n'a
pas moins d'importance dans l'histoire de l'humanisme, que la fameuse apparition
des savants grecs et de leurs manuscrits exilés de Constantinople. Maîtres d'un
continent et d'un ciel nouveau, ils se sentirent plus hommes. Les Indiens que
l'on exhiba chez nous et que Ronsard acclamait si chaudement, c'étaient des
survivants de « l'âge doré », des hommes d'avant les livres, d'avant la
mythologie classique et par suite, encore plus vrais, encore plus hommes. Ils
n'avaient pas écrit le Manuel d'Epictète, ils le vivaient, maîtres
d'eux-mêmes, « capitaines de leurs âmes », libres de s'épanouir à leur guise.
Vivez heureusement, sans peine et sans souci
Vivez joyeusement, je voudrais vivre ainsi.
Mais ils voudraient vivre aussi toutes les
vies imaginables, tout pouvoir et pour cela tout savoir. Humani nil alienum,
c'est leur devise. Devise aussi de l'humanisme éternel, mais pour nous et le
Moyen âge, devise d'humilité, d'indulgence, de compassion, d'humanité au sens le
plus tendre de ce mot. Quand nous répétons le vers de Térence, nous voulons
surtout dire que nulle des humaines faiblesses ne nous étonne et que nous
prenons notre part de la commune misère. Pleurant près de sa mère morte,
François de Sales s'écrie : « hélas, je suis tant homme que rien plus ! » — en
d'autres termes : je ne rougis pas de n'être qu'un homme. Pour la Renaissance au
contraire, Humani nil alienum est consigne d'assaut, d'espérance,
promesse et cri de victoire. Rien de ce que peuvent atteindre les facultés de
l'homme n'est trop pour nous. Vous n'êtes qu'un homme! Eh quoi! N'est-ce pas
déjà assez beau ? Un homme, la splendide chose, dira le dernier
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et le plus grand des
poètes de la Renaissance : How beauteous mankind is ! (1)
III. Ces deux humanismes qu'on vient de
décrire, l'humanisme éternel et celui que je voudrais qu'on appelât l'humanisme
flamboyant, malgré les particularités qui les distinguent, s'inspirent d'un même
esprit, traduisent une même philosophie, le premier avec plus de modération, le
second avec plus de fougue. L'esprit commun qui les anime est cette curiosité,
cette sympathie qui nous inclinent vers toutes les manifestations de l'activité,
vers tous les aspects de l'histoire humaine; tendance extra-littéraire, si l'on
peut ainsi parler, morale plutôt et sans laquelle il n'y a pas d'humanisme au
sens propre; — morale ici ne veut pas dire ascétique. Education, civilisation,
mais par le plaisir. Humanisme n'est pas vertu. Il ne se confond pas avec la
charité, ni même avec la bienveillance, la tendresse qu'il développe en nous
n'ayant pour objet que des êtres imaginaires, ou mieux n'ayant en définitive,
d'autre objet que nous-mêmes. « Nous sommes charmés de la douleur que Nisus et
Euryale nous coûtent. » « On croit être au milieu de Troie. » « Il faut... que
je m'imagine voir ce beau lieu... que j'envie le bonheur de ceux qui sont dans
cet autre lieu dépeint par Horace. » — C'est toute la Lettre de Fénelon à
l'Académie, ce parfait manuel d'humanisme, qu'il faudrait citer. Dans la vie
réelle, beaucoup d'humanistes manquent tout à fait d'humanité. Tel pleure sur
Didon qui n'a pas le droit de jeter la pierre au pieux Enée. « Le danger d'une
éducation littéraire et élégante, disait Newman, est de rompre la relation entre
le sentiment et l'action. » De là vient peut-être en partie du moins, soit dit
en passant, la faiblesse morale de certains humanistes, même chrétiens.
L'humanisme dévot, comme nous
verrons, exclut nécessairement cette faiblesse.
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Quant à la doctrine fondamentale de
l'humanisme, elle est simple. En effet on ne s'intéresse pas longtemps, on
s'attache moins encore à ce que l'on méprise. L'humaniste ne croit pas l'homme
méprisable. Il prend toujours et cordialement le parti de notre nature. Même
s'il la voit misérable et impuissante, il l'excuse, il la défend, il la relève.
Confiance inébranlable dans la bonté foncière de l'homme, toute sa philosophie
tient dans ces deux mots et s'adapte sans peine aux autres philosophies —
naturalistes, mystiques, peu importe pour l'instant — qui s'accommodent
elles-mêmes d'un tel optimisme. Aussi bien, dans l'expression de ce dogme
unique, et dans les sentiments qui en découlent, autant de nuances que
d'humanistes particuliers. Humble toujours et content de peu, l'humaniste
ordinaire mêle beaucoup de pitié à la confiance que lui inspire ou son propre
moi ou celui des autres ; l'humaniste flamboyant, au contraire, ne connaît que
notre grandeur et la sienne propre. Il magnifie la nature humaine avec un
enthousiasme éperdu. La splendide chose que l'homme. How beauteous mankind is
! (1) Mais extrême ou modérée, il n'est pas d'humaniste qui ne se fasse une
haute idée de l'homme, et qui ne règle sur cette idée sa propre vie littéraire,
sociale, intérieure et religieuse. Aspiration plus ou moins indéterminée, ou
doctrine précise,
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l'humanisme est
essentiellement une tendance à la glorification de la nature humaine. Seule
définition, me semble-t-il, qui convienne à tout le défini, qui aille vraiment
au fond des choses et qui nous permette de distinguer l'humaniste du simple
lettré. Helléniste distingué, grand écrivain, Calvin nous humilie et nous
accable, il désespère de nous il n'est donc pas humaniste.
IV. Qu'est-ce que l'homme, d'où vient-il, où
va-t-il, l'humanisme, livré à ses seules lumières, n'est pas en mesure de
répondre à ces questions. A chacun de les résoudre d'après sa philosophie ou sa
théologie particulière. D'où les deux groupes qui se partagent les vrais
renaissants, d’une part l’humanisme chrétien, le seul qui nous intéresse
présentement, d'autre part l'humanisme naturaliste. En face des uns et des
autres se dresse la Réforme protestante.
L'humanisme chrétien plie aisément aux dogmes
et à l'esprit de l'Eglise les deux devises que nous avons dites; avec Térence,
et mieux et plus que Térence, il entend bien que rien d'humain ne lui soit
étranger, et cela, parce que dans tout ce qui est humain il reconnaît l'image de
Dieu, et un frère dans chaque homme; avec Shakespeare et plus haut que
Shakespeare, il s'écrie lui aussi : que l'humanité est belle ! et cela
parce que l'humanité a été rachetée par un Dieu fait homme et que la grâce
l'élève au-dessus de sa naturelle perfection. Eh quoi! N'est-ce rien de plus
nouveau, de plus rare? — Qu'attendait-on de plus ? Comme théologie, l'humanisme
chrétien accepte purement et simplement celle de l'Eglise. Le prenait-on pour
une secte? Il n'est qu'un esprit. Sans négliger aucune des vérités essentielles
du christianisme, il met de préférence en lumière celles qui paraissent les plus
consolantes, les plus épanouissantes, en un mot les plus humaines, qu'il tient
du reste pour les plus divines, si l'on peut dire, pour les plus conformes à la
bonté infinie: Ainsi il ne croit pas que le dogme central, c'est le péché
originel, mais
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la Rédemption. Qui dit
Rédemption dit faute, mais faute bienheureuse, puisqu'elle nous a valu un tel et
si grand et si aimable Rédempteur : o felix culpa! Ainsi encore, il ne
met pas en question la nécessité de la grâce, mais cette grâce, loin de la
mesurer parcimonieusement à quelques prédestinés, il la voit libéralement
présentée à tous, plus anxieuse de nous atteindre que nous ne pouvons l'être de
la recevoir. L'homme qu'il exalte n'est pas uniquement ni principalement, mais
il est aussi l'homme naturel, avec les dons simplement humains que celui-ci
aurait eus dans l'état de pure nature et qu'il garde aujourd'hui encore, plus ou
moins blessé depuis cette chute, mais non pas vicié, corrompu dans ses
profondeurs et incapable de tout bien. Sur tous ces points, l'Eglise condamne
des exagérations opposées, d'une part Pélage et les semi-pélagiens, d'autre
part, Calvin, Baïus et Jansénius. Entre ces extrêmes, elle permet aux docteurs
d'interpréter à leur guise le dogme commun, de mettre l'accent où ils veulent,
de faire pencher la balance en faveur du rigorisme ou de l'humanité. L'humanisme
chrétien va d'instinct à cette crémière. Qu'on les prenne, par exemple,
lorsqu'ils discutent le sort des enfants morts sans baptême. Le système qu'ils
combattent, ils le jugent faux parce qu'il est inhumain. Le mot y est et
souvent.
Pourquoi n'y serait-il pas? Le jansénisme
accréditera plus tard cette idée que plus on élève l'homme et plus on l'invite à
se passer de Dieu. Nos humanistes disent au contraire, avec l'un des auteurs
préférés de sainte Thérèse, le grand scotiste Ossuna : Quo major est creatura,
eo amplius eget Deo (1). Mais à quoi bon prolonger cette description ! En
matière doctrinale, humanisme chrétien et humanisme dévot ne font qu'un et ce
dernier nous dira i bientôt ce qu'il pense.
Je n'ai pas à présenter ici l'apologie — eh!
qu'a-t-il
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besoin d'être défendu,
lui que tant de papes ont encouragé? — ni à résumer l'histoire — près de trois
siècles — de l'humanisme, mais je dois dire un mot de ses adversaires.
En face de lui se dressent en effet, non pas
seulement, comme je l'ai déjà rappelé, la réforme protestante, mais encore une
école que l'Église a tolérée jusqu'aux décisions de Trente et qui a compté de
nombreux adeptes dans les milieux catholiques les plus fervents. Occamistes, au
moins d'esprit, ceux-ci n'étaient pas des révoltés, mais ardemment soucieux de
maintenir en face du naturalisme toujours menaçant, en face du paganisme
éternel, la doctrine fondamentale du christianisme — la gratuité, la
transcendance, la nécessité du don divin qui nous fait enfants de Dieu — ils
tiraient de ces vérités essentielles des conséquences inacceptables, concevant
de la façon la plus dure, les droits de Dieu, les principes de la morale, la
misère de l'homme déchu. Un Dieu terrible, façonnant au gré de son caprice des
lois morales qu'il pourrait aussi bien remplacer par un code tout contraire ;
l'intelligence humaine, raisonnant à vide, condamnée à ne produire que des
concepts abstraits et purement « nominaux », incapable d'atteindre à une réalité
quelconque; la foi en contradiction flagrante avec la raison, la surnature avec
la nature : bref en religion, la terreur; en morale, le rigorisme; en
philosophie, le scepticisme, Luther et Calvin plus encore ont sans doute exagéré
cette doctrine inhumaine mais ils ne furent pas les premiers à la soutenir. De
1450 à 1550, je parle à vue de pays, cet esprit dont la contre-réforme
commençante s'est inspirée mais pour s'en affranchir peu à peu, cet esprit, plus
ou moins explicitement formulé, plus ou moins atténué par l'esprit contraire a
possédé, en les exaltant et en les déprimant tout ensemble, des âmes très
hautes, Michel-Ange par exemple, Vittoria Colonna, Morone, Contarini. Et voilà
qui suffit à nous expliquer la résistance
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prolongée que l'humanisme
chrétien a rencontrée dans l'Église même. Ajoutez à cela les imprudences, les
hardiesses, le seini-naturalisme, ou foncier ou du moins apparent, de quelques
représentants de la « science nouvelle ».
Un bel épisode nous rend ce conflit sensible.
Je veux parler de la mémorable querelle entre l'humaniste Salmeron, jésuite,
l'un des théologiens de Trente, et l'insigne cardinal Morone, l'un des Pères du
même concile, catholique certes décidé mais séduit, plus que de raison, par le
pessimisme d'Occam.
Très lié avec les premiers compagnons de saint
Ignace, Morone avait fait venir Salmeron dans sa ville épiscopale que menaçait
la propagande luthérienne. J'assistai à un de ses sermons, racontera-t-il plus
tard « et je l'entendis exalter tellement les mérites des oeuvres qu'il me
sembla donner par là aux hommes l'occasion d'être plus arrogants et superbes
envers Dieu. Je l'appelai en particulier; nous commençâmes une conférence tous
les deux et nous en vînmes au point en question. Lui, jeune, hardi, savant, me
parlait avec vivacité, et je l'ai reconnu depuis, uniquement guidé par la
ferveur de son zèle. J'eus peu de patience : moins poli que mon interlocuteur,
et irrité par ses discours, je me levai le premier et lui dis, je pense, maintes
sottises. Je me rappelle celle-ci seulement : que je ne connaissais pas tous ces
mérites; que même en disant la messe, la plus sainte des oeuvres que l'homme
puisse accomplir, je faisais un péché. Salmeron me répliqua que c'était là une
opinion mauvaise. Elle l'est en effet, si l'on entend que dire la messe est un
péché; mais ma pensée était qu'il m'arrivait souvent, à cause de mon peu de
dévotion et de respect, ou des distractions de mon esprit, d'être forcé de me
repentir des manquements commis dans un si grand mystère. Toutefois, je confesse
avoir mal agi dans cette rencontre, et depuis, j'ai réparé mes torts envers
Salmeron, non seulement par des paroles, mais par des
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actes » (1). En bon
humaniste, le jésuite n'admettait pas que pour une peccadille, on mît en
question le mérite des bonnes oeuvres, il ne permettait pas non plus que l'on
présentât Dieu comme un maître inhumain. Morone, de son côté, n'allait
certainement pas à ces extrêmes, mais d'une conscience délicate et plus ou moins
sous l'influence des doctrines occamistes, il n'avait pas assez le courage de
son humanisme. Beaucoup des écrivains que nous allons étudier sont ainsi très
indulgents, très larges avec le prochain, impitoyables vis-à-vis d'eux-mêmes.
Mais en rapportant ce trait, je voulais surtout qu'il symbolisât l'étroite
alliance qui fut scellée de bonne heure entre l'humanisme et la Contre-Réforme.
On sait bien que la Compagnie de Jésus a collaboré à celle ci d'une manière
assez efficace, mais beaucoup d'historiens semblent ignorer que, pendant leur
premier siècle, les jésuites ont soutenu, sans relâche, et continué brillamment
les traditions de l'humanisme chrétien. Laynès, Salmeron, Canisius, Campion,
l'helléniste délicat, le martyr, Maldonat, le grand Maldonat, Molina, Lessius,
Possevin — l'humaniste errant à la vie épique, le maître de François de Sales, —
Petau enfin et combien d'autres, c'est bien toujours le même esprit, la même
doctrine. Croyez-en plutôt la belle injure que leur prodigueront leurs
adversaires: pélagien, semi-pélagien, façon un peu sommaire, un peu vive de dire
: humaniste chrétien. Ainsi quand les barbares disent : pédant, il faut entendre
: lettré (1).
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Ceci nous rappelle qu'on n'a pas encore écrit
l'histoire vraie de l'humanisme. On oublie toujours de faire leur juste part
dans cette histoire aux théologiens proprement dits. Parmi ceux-ci les
humanistes abondent, l'esprit de l'humanisme domine. Pour s'en convaincre à vue
de pays, que l'on prenne par exemple les auteurs si bien résumés par Dupin dans
sa Bibliothèque. On se laisse absorber et étourdir par le fracas des grandes
batailles publiques. Or il n'y a là souvent que des frères ennemis que la
passion aveugle et qu'un entretien pacifique de quelques heures aurait mis
d'accord. On accorde trop d'importance aux prétendus défenseurs du passé —
ennemis du grec, troyens, comme on disait à Oxford du temps de Morus, — minorité
plus bruyante que dangereuse et vaincue d'avance, puisque très certainement l'Eglise
n'était pas avec elle. Le Dr Barry l'a fort justement remarqué, les humanistes,
Erasme notamment, ne se sont jamais plaint que les chefs de l'Eglise eussent
manqué à leur devoir de protéger la science (1). Laissons-les se débattre et
songeons au bon et paisible travail qui se poursuivait dans les cellules et qui
préparait les définitions dogmatiques de Trente; à l'union facile et nécessaire
qui se nouait insensiblement, à la transfusion féconde qui s'opérait entre la
vieille scolastique et le jeune humanisme. Historiquement voilà ce qui compte,
mais cela, pour le bien connaître, il faudrait suivre de près le mouvement
théologique de cette longue période, les grands théologiens du Concile et
l'élite qui les a suivis, Maldonat, Molina, Bellarmin, Ripalda, Lugo, Petau et
tant d'autres. Pas de révolution — cela eût été providentiellement et moralement
impossible — mais progrès constant. Lentement on s'est corrigé, on a laissé
tomber les inutiles subtilités de la scolastique décadente, on a parlé une
langue moins barbare — Cano,
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Maldonat, Bellarmin,
Petau, autant d'écrivains de marque; mais surtout on a continué activement la
vie ancienne, on s'est enrichi, développé et toujours selon les directions
convergentes de la théologie traditionnelle et de l'humanisme chrétiens.
V. L'humanisme chrétien est plus spéculatif
que pratique, plus aristocratique que populaire ; il cherche d'abord le vrai et
le beau plutôt que le saint, il s'adresse à l'élite plutôt qu'à la foule. Ces
deux traits le distinguent de l'humanisme dévot. Celui-ci en effet est avant
tout une école sainteté personnelle ; une doctrine, une théologie sans doute,
mais affective et toute dirigée vers la pratique. D'un autre cote s propagande
veut atteindre tous les fidèles, même les plus simples. Philothée n'aurait
compris ni Pic de la Mirandole, ni Sadolet, ni Molina; elle pourra comprendre
François de Sales. En d'autres termes l'humanisme dévot applique aux besoins de
la vie intérieure, met à la portée de tous et les principes et l'esprit de
l'humanisme chrétien.
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