Chapitre IV
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CHAPITRE IV : LES ENCYCLOPÉDISTES DÉVOTS

 

I. L'encyclopédisme avant l'Encyclopédie. — La passion de tout connaître. — Moyen âge, Renaissance, première moitié du XVIIe siècle. — Les écrivains dévots et la vulgarisation encyclopédique. — L'essai des merveilles de Binet. — Modernité et caractère « objectif » de l'ouvrage. — Tableau de la France et de Paris en 1620. — L'encyclopédisme annexé à la rhétorique. — « Richesses d'éloquence » dans les glossaires et lexiques spéciaux. — Morceaux de bravoure.

 

II. Curiosité et vie dévote. — Nos auteurs passent outre à ces antinomies apparentes et propagent l'esprit de curiosité dans les milieux pieux. — Le P. Léon. François Chevillard et son Petit-Tout. — L'Encyclopédie dialoguée. — L'éléphant. — La leçon d'anatomie. — Condren et la pierre philosophale. — De l'humanisme encyclopédique au mysticisme.

 

I. A cette époque, on pouvait encore se flatter de tout savoir. En fait, paraissaient, d'ici de là, des hommes qui savaient tout, Peiresc, Gassendi, Mersenne, pour ne parler que de quelques français. On admirait ces omniscients, on les enviait, on essayait de les suivre. Du reste, et au moins depuis Aristote, qui disait : philosophie, science, disait : encyclopédie. Ainsi l'avaient compris Albert le Grand, saint Thomas, Grosseteste et Bacon. Au Moyen âge, tout ce qui était capable de quelque culture, ne se montrait pas moins avide. Des écrits en langue vulgaire, l'Image du monde, par exemple, répondaient tant bien que mal au commun besoin Loin de favoriser, comme on le croit trop souvent les goûts spéciaux, étroits des lettrés ou des esthètes, la Renaissance n'avait fait, au contraire,

(1) Cf. le précieux manuel de M. Ch. V. Langlois. La connaissance de la nature et du monde au Moyen âge. Paris, 1911.

 

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qu'enflammer cette passion de tout connaître. « Les oeuvres de l'Antiquité, dit excellemment M. Villey, n'étaient pas seulement, comme aujourd'hui, une source de plaisirs esthétiques : elles étaient avant tout une source de connaissances et souvent la source unique de connaissances qui apparaissaient tout à coup comme très nécessaires à la vie et auxquelles l'autorité des anciens donnait un prix démesuré (1). » D'où venait l'amitié extrême vouée par les humanistes à Pline l'ancien. La découverte de l'Amérique, les textes récemment publiés des classiques, les conquêtes de l'astronomie et de la physique, tant de nouveautés enfin, n'effrayaient aucunement une curiosité qui se croyait encore et qui était, bon gré mal gré, capable de tout engloutir. Si nous n'avions pas la fabuleuse correspondance de Peiresc et cent documents de même taille, nous refuserions de croire aux prouesses de ces géants. On voit d'ailleurs que ce formidable appétit n'était pas uniquement le fait de quelques prodiges. C'est là même un des phénomènes qui m'ont le plus impressionné pendant que je préparais le présent travail, je veux dire la quantité et la variété des livres de tout genre qu'ont lus et bien digérés nos auteurs dévots. L'encyclopédisme, ainsi conçu, ne pouvait naturellement pas survivre à ces générations héroïques. Les plus ambitieux durent enfin avouer leur impuissance à tout embrasser des choses de la nature et de la grâce. Peu à peu s'accrédita, s'imposa le principe de la division du travail. L'ère des spécialistes s'ouvrit.

Je me demande si le premier découragement qu'on éprouva vers la fin du règne de Louis XIII, devant l'immensité des connaissances possibles, n'expliquerait pas en partie l'orientation de plus en plus moralisante qui marque

 

(1) Bibliothèque française; XVI° siècle; Les sources d'idées, Paris, 1913, p. 13. Je me suis déjà expliqué plus haut sur la soudaineté prétendue de la Renaissance, sur le « tout à coup » de M. Villey. Dans l’histoire des idées, il n'y a jamais de « tout à coup ».

 

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la seconde moitié du XVII° siècle. Le monde s'étendant à perte de vue, on se sera replié d'instinct sur le microcosme. Après Marin Mersenne est venu Pierre Nicole, pleinement heureux avec sa Bible, saint Augustin, Térence et la petite lanterne qu'il promène dans les retraites du coeur humain. Quant à la fièvre encyclopédique du XVIII° siècle, cela n'est plus de notre sujet.

Cette curiosité universelle, les humanistes dévots ne se contentèrent pas de la partager eux-mêmes, ils vouturent aussi la stimuler autour d'eux et l'entretenir même dans les milieux les plus endormis. Leur message ne s'adressait pas directement aux savants que du reste il atteignait, mais à la foule. Ils avaient reçu la mission providentielle de continuer, de vulgariser et de sanctifier en même temps l'oeuvre de la Renaissance. Parmi tant de livres qui d'une façon ou d'une autre concouraient à ce dessein, si nous rencontrons des encyclopédies proprement dites, la chose nous paraîtra naturelle, mais peut-être n'apprendrons-nous pas sans étonnement que l'un au moins de ces humbles manuels d'omniscience est un vrai trésor (1).

 

(1) Je ne parle bien entendu que des encyclopédies en langue vulgaire et compilées par des auteurs proprement dévots dans une pensée d'édification plus ou moins directe. Les gros livres latins abondent. En France et en Angleterre surtout c'est une fureur. Encyclopédiste lui-même, le P. Léon, carme, dont nous parlerons plus loin, fait allusion à ses nombreux devanciers et leur reproche une érudition chaotique. « Ailleurs, dit-il, principalement du côté d'Allemagne, vous trouvez des monceaux et des forêts. Un tas confus qui ne fait qu'accumuler les sciences et les arts, sans ordre, sans liaison et sans dépendance naturelle ni artificielle. (Le Portrait de la sagesse universelle, préface). Charles Sorel cite plusieurs de ces ouvrages dans sa Science universelle (IV, p. 344). Il y eut aussi beaucoup de sommes particulières. J'en ai vu trois, reliées ensemble, par les soins de l'éditeur lyonnais Soubron : le de sacra philosophia de Vallesius (philosophie, mais au sens large) ; l'étude de Lemnius sur la bota nique biblique et celle de Ruceus sur les gemmes apocalyptiques (1622). Dans son Petit-Tout dont nous parlerons aussi, Chevillard mentionne quelques-uns de ces dictionnaires, « le petit Cluver », un autre manuel encyclopédique qui s'appelle : Le Monde, la botanique de Daleschamps, etc.) Je ne connais pas de bibliographie générale du sujet, mais qui étudierait, à la manière de M. Duhem, cet encyclopédisme d'avant l'Encyclopédie, ferait de précieuses trouvailles. On distinguerait bientôt trois courants : l'encyclopédisme objectif, exclusivement curieux et scientifique — courant qui aura mis bien du temps à triompher des deux autres ; l'encyclopédisme moralisateur qui me semble avoir dominé pendant le XVI° siècle (ainsi Chasseneuz) et l'encyclopédisme à tendances métaphysiques, occultistes, mystiques. Notons en passant l'influence de Raycuoud Lulle sur la diffusion de cet esprit de reductio ad unitatem.

 

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Celui-ci, un in-12 de 600 pages, arbore un titre digne de lui, juste et alléchant. Essais des merveilles de nature et des plus nobles artifices — et il a pour auteur René François, prédicateur du roi, pseudonyme aisément déchiffrable (René = bis né) de notre ami, le P. Etienne Binet (1). Théophile Gautier qui raffolait de ce genre d'ouvrages, aurait fait de l'Essai des merveilles un de ses livres de chevet. Romanciers, historiens, simples amateurs le liraient avec délices. Malgré sa jolie patine archaïque, cette encyclopédie est conçue dans un esprit déjà tout moderne. Très différent sur ce point des compilateurs qui l'ont précédé et de la plupart de ses contemporains, Binet n'emprunte pas son érudition à l'autorité des anciens. Merveilles de la nature, des métiers et des arts, il semble avoir tout observé de ses yeux. Il s'est fait jardinier, médecin, chasseur, astronome et que sais-je encore.

 

Mon grand ami, dit-il dans sa préface..., j'ai vogué sur mer pour apprendre le pilotage ; j'ai tourné la roue pour épier les

 

 

(1) L'édition dont je me sers, la onzième, est de 1638. J'en ai vu d'autres mais toutes mal imprimées. Binet étant loin, on a pris toutes les libertés imaginables avec son manuscrit. Il y a eu certainement des éditions contrefaites comme pour tous les livres à succès. Un travail critique sur les enrichissements progressifs de l'édition originale serait fort curieux. Il n'est pas douteux que le livre ne mérite d'être réimprimé. On le trouve sans trop de peine, mais il exigerait une impression plus décente et force notes. A cause de l'importance de ce livre, je crois bon de donner ici la table des matières, chef-d'oeuvre de désordre épique ou de fantaisie : La Vénerie ; Lièvre charmé; La Fauconnerie; Les Oiseaux; Le Phénix; Le Paon; Le Moucheron; Le Rossignol; L'Abeille; Le Miel; L'Arondelle; La Marine; L'Eau; Les Poissons; Remora; Tempête; La Guerre; Tirage des armes; L'Artillerie; Duel à cheval; Les Pierreries; L'Orfèvrerie; La Coupelle; Le Départ de l'or; L'Or battu, filé; De l'émail; L'or battu en feuille; De l'or en général; Les Métaux: Les Fleurs; Fleurs et fruits; Ambre gris; Jardinage; Les Entes; Le Citron; Epi de blé; Le Vin; L'Imprimerie ; Plate-peinture ; L'Imagerie ; Broderie; Les Armoiries; Le Papier ; Le Verre; La Teinture; La Médecine; Architecture; Perspective; La Menuiserie; Mathématiques; Style du Palais; Enrichissements d'éloquence ; La Musique; La Voix; L'Homme; Le Cheval; Vers de soie; Le Ciel; Le Feu et l'air; La Rosée; L'Arc-en-ciel.

 

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secrets de l'affinage des pierreries ; j'ai visité les boutiques et disputé avec de fort bons maîtres pour apprendre quelque chose que vous puissiez apprendre après moi (1).

 

Il se vante à peine quand il parle ainsi. Mieux encore et plus moderne: l'intérêt qu'il porte à chacune de ses recherches est direct et tout objectif, si l'on peut ainsi dire. Attitude héroïque pour un auteur dévot de cette époque, pour un salésien, les applications symboliques ne l'occupent en somme presque jamais (2). Observer pour observer lui suffit. Autre sacrifice, plus méritoire, peut-être. La moraliste s'efface presque tout à fait et de bon coeur devant le savant, je devrais dire, devant le poète (3). Le jésuite se donne en effet avec un enthousiasme qui n'est certainement pas de commande, à chacun des objets qu'il entreprend de décrire. Il a bientôt fait de se mettre en règle avec les scrupules qui viendraient le refroidir. Arrivé à son long chapitre de la guerre,

 

Cruelle barbarie, s'écrie-t-il, or quand j'aurai bien crié, certes il n'en sera autre chose, et tant que le monde sera monde, je le vois bien, il y faut de la guerre... A tout le moins, je vous veux donner les termes, afin de la maudire de meilleure grâce et la détester comme il faut (4).

 

(1) Essai, préface.

(2) De ce point de vue on peut l'opposer, par exemple, à un autre encyclopédiste pieux, Dinet. Cf. « Cinq livres des hiéroglyphiques où sont contenus les plus rares secrets de la nature et propriétés de toutes choses, (publié en 1614 mais plus ancien). Voici, en gros, le sommaire des Hieroglyphiques. I. Terre ; métaux; pyramides; colonnes; colosses; autels; eau; feu; vents ; galères; torches; chariots. II. Plantes ; champignons; ognons, incidemment des larmes. III. Animaux; araignées. IV. Homme; centaures ; tritons ; satyres ; sirènes; pygmées; cyclopes; lyre ; armes; habits; ceintures ; noeud gordien. V. Des dieux des anciens ; de la lune ; Hécate ; de la lune selon les chrétiens ; du songe ; ciel ; vertu; éternité.

(3) La préoccupation morale domine dans la plupart des recueils antérieurs. C'est ainsi que Barthélemy de Chasseneuz, l'illustre président du Parlement de Provence, a composé son Catalogue de la gloire du monde en vue de « montrer à l'homme les conditions de stabilité dont il ne peut s'écarter sans que le trouble paraisse ». Cf. H. PIGNOT. Un jurisconsulte au XVI° siècle. Barthélemy de Chasseneuz, Paris, 1880. Sur d'autres recueils plus ou moins semblables, cf. Visses. Les sources d'idées, pp. 215-217.

(4) Essai..., p. 133.

 

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Là-dessus, le voilà parti, expliquant le maniement des armes, l'organisation des milices, le détail de l'artillerie moderne avec enthousiasme d'un sergent-recruteur. La même casuistique lui permet de s'attarder indéfiniment dans la boutique des orfèvres.

 

Fallait-il, détestable, fouir dans le coeur de la terre... pour nous empoisonner de ce maudit métal ? Mais par crier, on ne gagnera guère... A peine le monde était éclos que déjà les orfèvres avaient façonné des pendants à Rebecca, à Rachel... (1)

 

D'où sa logique, un peu complaisante, déduit qu'il faut « savoir le moyen de parler » de cet affreux métier, en « connaître la façon et les termes ». Binet s'acquitte de ce devoir avec un zèle où ne perce aucune répugnance. Semblable au prophète Balaam, il est peut-être venu pour maudire, mais il ne sait que bénir (2).

Enfin le jésuite, au lieu de poursuivre des problèmes chimériques ou bizarres, au lieu de disserter sur les êtres fabuleux ou sur les monstres, s'intéresse au contraire presque uniquement aux objets les plus simples, aux spectacles de la vie commune. Cela encore est d'un novateur 3. A la faune et à la flore fantastique, il préfère les fleurs et les oiseaux de France; au crocodile et à l'éléphant qui fascinaient ses contemporains, nos chiens de chasse et les poissons de nos mers; aux tritons et aux

 

(1) Essai..., pp. 196-197.

(2) Une fois seulement,, il s'abandonne à cette verve lourde et grasse que nous avons déjà regretté de rencontrer souvent chez lui. C'est, naturellement, dans le chapitre sur la beauté féminine, chapitre encore plus épais que la satire de Boileau. « Une belle question me monte en tête, dit-il en finissant, c'est de savoir qui est plus fol ou les hommes qui se laissent coiffer et si aisément mener à la boucherie pour acheter de la chair déguisée et toute boursouflée, ou les femmes qui prennent tant de peine pour emmufler des veaux. » (Essai..., pp. 559-560. Singulière époque ! Celui qui ne rougissait pas d'écrire aussi bassement, était pourtant l'intime confident des femmes les plus délicates, de Marguerite d'Arbouze, de Mme Acarie, de Jeanne de Chantal.

(3) De ce point de vue que l'on compare l'Essai avec les fameuses Leçons de Pierre Martyr, l'un des livres les plus populaires à la fin de la Renaissance, ou aux lettres non moins fameuses de Guevara. Cf. PIERRE VILLEY, op. cit., p. 211 sq.

 

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sirènes, les boutiquiers de la Place royale. C'est un bourgeois de Paris, dont le rêve a les ailes courtes, ami de tout ce qui brille ou fait tapage, l'oeil et l'oreille toujours au guet, musant aux devantures, ne manquant pas une parade, avec cela curieux de tout, ayant quelque chose à apprendre du moindre compagnon, harcelant de ses questions les hommes de l'art, suivant sur la carte les mouvements de nos troupes, critiquant nos généraux et dessinant du bout de sa canne les fortifications de la Rochelle. Chaque soir, pendant vingt ans, il a consigné sur un gros registre ses découvertes quotidiennes, préparant ainsi une histoire naturelle, un art de se passer du médecin, une collection de manuels Roret, une bibliothèque des merveilles, un tableau de Paris et de la France. N'ai-je pas raison de célébrer ce livre extraordinaire sur le mode lyrique, de le recommander à tous ceux que délecte l'histoire des progrès humains et l'évocation du passé?

Encore n'ai-je pas tout dit. Dès le sous-titre de l'Essai, Binet présente son livre comme une « pièce très nécessaire à ceux qui font profession d'éloquence ». Son encyclopédie est un chapitre de l'Art de parler et d'écrire. Rien que pour cette idée, le jésuite mériterait une statue. Brillant causeur, écrivain, prédicateur, c'était d'abord pour son usage personnel qu'il avait réuni les éléments de ce prodigieux répertoire, pour n'être jamais pris de court et pour avoir toujours le mot propre sur quelque sujet que ce fût. S'étant bien trouvé de cette méthode, il veut nous faire profiter de son immense travail.

 

Peu de gens, dit-il, parlent des artifices et des choses qui ne sont pas de leur métier, sans faire de vilains barbarismes... Combien pensez-vous qu'il y ait d'affineurs qui rient au sermon quand ils entendent dire aux jeunes prédicateurs que le sang de bouc mollit le diamant et que le marteau et l'enclume se casseront plus tôt que jamais ébrécher la dureté opiniâtre du même diamant? Il y a mille choses où, pensant faire merveille de bien dire, certes on ne dit chose qui vaille et les gens du

 

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métier s'en moquent tout leur saoul. C'est bien pis quand faute de savoir le propre mot de quelque chose, ils vont tournoyant tout autour du pot et par une périphrase languissante ou une grande traînée de paroles, ils font pitié à l'auditeur qui reconnaît assez qu'ils sont au bout du monde et au bout de leur français... Tous les grands orateurs ont pris une peine incroyable pour savoir cette science... On les a vus dans les simples boutiques, les tablettes au poing, prendre leurs leçons et disputer avec les compagnons à dessein de leur ouvrir la bouche et de les faire parler. Là ils remarquaient les mots, les maximes, les ouvrages, les proverbes, mille et mille secrets ; de là ils tiraient des comparaisons si naïves, si bien prises, si riches, que l'auditeur d'aise ne pouvait se tenir de rire et par ce souris témoigner son contentement (1).

 

Encore Rabelais et le « train d'études » de son héros! Déjà le P. Richeome nous avait imposé ce souvenir. Dans chacune de ses vingt ou trente préfaces — car chaque chapitre de l'encyclopédie a la sienne — Binet revient énergiquement sur la même idée. Ainsi pour le chapitre des fleurs :

 

Quelle vergogne, dit-il, de voir qu'on ne sait pas parler de ces belles beautés, et quelle fantaisie de savoir leurs noms en grec et en latin, et en français ne savoir ni les noms ni les parties des fleurs... Quand les plus huppés ont dit la rose, le lis, l'oeillet, le bouton et la feuille... ils sont au bout de leur savoir (2).

 

A vrai dire, le motif de sa curiosité est d'ordre littéraire ou même mondain, plutôt que scientifique. Professeur de rhétorique, il forme de beaux parleurs à qui les mots ne manquent jamais et qui paraissent toujours à leur avantage.

 

Pour en parler donc, écrit-il, en façon que vous puissiez acquérir de l'honneur, je vous dirai... que les chiens blancs, dits baux, surnommés greffiers, sont de race de Barbarie. Le premier, en France, s'appelle Souillard (3).

 

(1) Essai..., épître (passim).

(2) Ib., pp. 244, 245.

(3) Ib., p. 6.

 

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J'aime mieux Rabelais qui va droit au but, qui veut d'abord savoir pour savoir et non pas savoir pour parler. Mais dans la pratique tout cela revient au même. On n'apprend pas les mots sans apprendre aussi les choses. Pour le reste, comptez sur la fascination des objets eux-mêmes. Vivement curieux, d'une fraîcheur et d'un enthousiasme juvénile, nous avons déjà rappelé que tout passionne le P. Binet.

 

C'est un plaisir de roi que la volerie et c'est un parler royal que de savoir parler du vol des oiseaux (1).

 

Pharmacie et médecine ne le ravissent pas moins :

 

On ne croirait pas les richesses d'éloquence qui y sont cachées... Il y a là mille mots qui sont aussi beaux que mille diamants quand ils sont bien enchâssés dans le discours et sont là comme étoiles dans le ciel... Sauriez-vous que veut dire : anodin, essuyer et décharger le suif, prendre l'esprit des choses, humer l'odeur des métaux, mondifier et ressouder les plaies, scaréfier, tarir les eaux flottantes entre cuir et chair, écailler les ulcères, épierrer les reins.., si vous ne l'apprenez des médecins, et le sachant, quelle grâce cela donne à vos propos ! (2)

 

Ne me citez pas le Malade imaginaire, ne raillez pas cette lexicomanie délirante. A tous ceux qui aiment le français et qui pleurent, avec Vaugelas, sur tant de vieux mots qu'on a laissé mourir, pareille maladie doit être sacrée. Qui ne verrait sans émotion cet excellent homme se résigner douloureusement à ne pas tout connaître du

langage de la Marine !

 

Les mariniers qui hantent diverses contrées de l'océan, ont aussi divers patois et des termes fort dissemblables. Ceux de Provence... ont beaucoup de mots écorchés d'Italie, de Barbarie... et cela mêlé avec un peu de fin provençal fait un étrange langage. Les autres qui font vie sur l'Océan... tiennent

 

(1) Essai..., p. 34.

(2) Ib., p. 393, 394.

 

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un autre jargon, car ils ont tiré beaucoup de mots d'Espagne, des Indes, des Anglais et de ces diables de mers qui sont aujourd'hui si puissants sur les deux océans (1).

 

Qu'on lui pardonne donc si, dans un chapitre de vingt pages, il doit renoncer à nous donner la clef de toutes ces langues. Du moins a-t-il vu « l'une et l'autre mer », à notre intention, car, dit-il, « les plus riches pièces d'éloquence et de poésie sont empruntées de la mer » (2) . En effet bien que tout l'enchante, il a ses prédilections à savoir, si je l'ai bien compris, la Marine, l'orfèvrerie, la vénerie et les fleurs (3).

Binet prend un plaisir si manifeste à chacune de ses promenades, il égrène si joyeusement les mille et mille

 

(1) Essai, p. 303.

(2) Si parva... magnis... on peut comparer la méthode que Binet a suivie dans ce chapitre de la marine et dans tous les autres, à celle de Mistral préparant le Trésor du Félibrige. « Je le vis à Maguelonne, raconte Gaston Paris, s'enquérant auprès des pêcheurs de tous les termes spéciaux qu'ils pouvaient employer... Il était là, assis dans le bateau, maniant en connaisseur chacun des agrès, touchant chacune des parties du petit bâtiment et disant : Nous autres, chez moi, nous appelons ça ainsi, et vous ? — et les pêcheurs, riants et émerveillés, lui disaient tout leur vocabulaire. »

(3) Je n'ai pas besoin d'insister sur l'intérêt que présente ce recueil aux amis du vieux français. Ainsi pour le langage des oiseaux : « Chaque oiseau a son ramage à part et ses cris propres : la colombe roucoule ; le pigeon caracoule ; la perdrix cacabe ; le corbeau croaille ou croasse ; on dit du coq, coqueliquer ; du coq d'Inde, glougoter ; des poules, clocloquer, cracqueter, clouser; ... des cailles, carcailler ; du geai, cageoler ; du rossignol, gringotter ; du grillon, gresillonner ; de l'harondelle, gazouiller; du milan, huyr; ... du pinson, frigotter; ... de la cigale, claqueter; des huppes, pupuler ; ... de l'alouette, tirelirer, adieu Dieu, Dieu adieu.., le moineau dit piliery », p. 60. Recueil de mots, recueil d'épithètes, mais mieux ordonné, plus descriptif que le recueil de la Porte. « La fleur est en mille façons : mince, charnue, molle, cotonnée, rude, replissée, aplatie, relevée, voûtée, torse, renversée à mode de tuile, recoquillée, pointue, fendue, en ovale... à l'abandon, en coeur, en amande, découpée, bordée, dentelée, unie, hérissée de pointelettes, ayant des barbes entassées, poussant des filets en amont, des martelets au bout... tranchée de veines..., marquetée et mouchetée de bigarrures, fouettée à veines rouges, pommée, godronnée, déchiquetée, recourbée, entortillée, crespée et ridée, à rebordements passementés. L'odeur est aussi admirable qu'innombrable : douce, forte, pesante, brusque, aiguë, punaise, sombre, endormie, vive, délicate, sèche, malfaisante, chancie, bâtarde..., amortie, pénétrante, fuyante, affadie, âcre, mortifiée..., attrempée, fade, sucrine, parfumante, aromatisante, qui sent le hâle, passée, subtile..., émoussée, noyée dans la pluie, éveillée... Les couleurs sont infinies... » p. 246, 247.

 

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grains de ses divers lexiques, il évoque en passant des traits do moeurs si pittoresques, que son encyclopédie se lit tout uniment comme un livre proprement dit. Mais les hommes de cette époque, enfants eux-mêmes, nous font toujours la grâce de nous traiter comme des enfants. Est-ce uniquement pour nous divertir, n'est-ce pas aussi pour mieux nous montrer les ressources que présente à l'écrivain ce vaste répertoire, je ne saurais dire ; quoi qu'il en soit les chapitres lexicographiques se trouvent périodiquement coupés par des morceaux de bravoure, descriptions ou récits d'une verve extraordinaire (1). Ce Larousse devient tour à tour un Walter Scott ou un Buffon ; Binet nous raconte une chasse à courre ou un duel à cheval », il célèbre lyriquement le moucheron ou le cheval, le miel et le citron (2). Hélas, que ne puis-je citer ici l'histoire du jeune roi des abeilles et de son escorte — ces petites gens ne sont que feu et colère qui vole » (3) ; la frénésie du rossignol défié par l'écho — « tout honteux il se jette dans le bois où il crève de rage » (4) ; et surtout la chasse gracieuse d'un lièvre charmé » (5). Ce dernier morceau, épique et bouffon, est un chef-d'oeuvre. Quand il n'écoute que son démon, quand il oublie sa préciosité et sa vulgarité coutumières, ce jésuite égale presque les meilleurs écrivains de son temps.

II. On pensera peut-être que pour un historien de la littérature et de la vie religieuse, je me montre bien frivole. Tréfilage de l'or, taille du diamant, galiotes et caravennes,

 

(1) A propos du cheval, Binet cite un long fragment de du Bartas. Rencontre significative. Il me parait certain en effet que la première Semaine a beaucoup impressionné et stimulé la plupart de nos descriptifs dévots.

(2) Pour le dire en passant, le citron occupait fort à cette date le monde lettré. Le président de Nesmond lui consacre toute une harangue.

(3) Essai..., p. 85.

(4) Ib., P. 75.

(5) Ib., p. 29. Sur le livre de Binet, cf. une note de M. Paul Godefroy (Rev. d'hist. litt. de la Fr., est.-déc., 1902, p. 640-5) et l'édition critique de l’éloquence française de Du Vair par M. Radouant, pp. 179-180.

 

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richesses de notre langue, qu'y a-t-il en effet de commun entre tout cela et la dévotion ? Rien, certes, mais précisément, qu'un religieux, qu'un maître de la vie spirituelle, non seulement s'occupe lui-même de ces objets que du point de vue céleste il doit regarder comme bagatelles, mais encore qu'il fasse profession d'y intéresser les autres, voilà, pour nous, une rencontre significative. Le prestige du P. Binet était considérable : devant un livre de lui, bibliothèques de couvents ou de presbytères s'ouvraient d'elles-mêmes. Le jésuite répandait ainsi, et, manifestement de propos délibéré, l'esprit encyclopédique de l'humanisme, dans ces milieux simples et retirés où le nom de Mersenne ou de Peiresc n'était pas connu. Saine et bienfaisante propagande. Quelques saintes parenthèses, jetées d'ici de là suffisaient à rassurer les âmes scrupuleuses, leur apprenant qu'il est beaucoup de voies pour aller à Dieu et que, même après la chute d'Adam, le monde reste une merveille. Cantique des créatures, des métiers, des jeux, de toutes les formes honnêtes de l'activité humaine, une douce et facile harmonie rapprochait le ciel et la terre. C'était bien ainsi que l'entendaient nos auteurs. L'antinomie apparente que nous signalons ne leur était pas moins sensible qu'à nous. Ils la relèvent souvent, mais pour passer outre avec une généreuse confiance. L'un des plus excellents parmi les encyclopédistes dévots, le P. Léon de Saint-Jean, provincial des Carmes réformés, auteur du Portrait de la sagesse universelle avec l'idée générale des sciences, écrit par exemple :

 

Dieu, par sa miséricorde, m'a fait la grâce il y a assez longtemps de mettre le gros et le détail des sciences, au nombre de toutes ces grandes vanités, dont le monde est rempli... Cette si grande variété et multiplicité me semblent un peu éloignées de cette chère Unité pour laquelle j'ai tant d'amour (1).

 

(1) Le Portrait de la Sagesse... A celui qui lit.

 

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C'était un mystique et il avait eu pour maître le fameux Jean de Saint-Simon. Il n'en publie pas moins coup sur coup une énorme encyclopédie latine en deux volumes, et un résumé français de cette oeuvre à l'usage des simples fidèles, particulièrement du sexe dévot. Pour le dire en passant, il estimait que « la distinction des sexes ne se trouve point dans les esprits », et que les femmes, plus faibles, plus délicates « à cause de cela même sont bien moins éloignées qu'elles ne pensent peut-être elles-mêmes, de l'étude des plus subtiles et de plus sublimes vérités » (1).

Pendant une même période, toutes les encyclopédies se ressemblent nécessairement plus ou moins. Il n'y a donc pas lieu de nous étendre plus longuement sur ce sujet qui nous conduirait à des diversions ou trop savantes ou trop peu sérieuses. Si toutefois je laissais dans l'ombre le plus universellement docte et le plus ingénu de nos encyclopédistes, les érudits me trouveraient sans excuse.

Dans un éclatant sonnet liminaire, bâti par un poète de ses amis, François Chevillard, curé de Saint-Germain d'Orléans, laisse comparer les quatre volumes de son encyclopédie à la création elle-même.

 

Ainsi de l'univers, l'Eternel est le père,

De ta plume féconde il en a fait la mère

Et comme il fit un grand, tu fais un petit tou .

 

(1) Préface. Ce livre a eu quelque succès. J'en connais plusieurs éditions. Il est touffu, lourd, mais intéressant. Léon a ses idées à lui sur tout, même sur l'orthographe. Il jure par Raymond Lulle. J'aurai du reste plusieurs fois l'occasion de citer d'autres ouvrages de lui. Ce n'était certainement pas le premier venu, même comme prédicateur, malgré de graves défauts. Au point de vue où je me place, le grand mérite du P. Léon est d’avoir vulgarisé Ies enseignements mystiques de Jean de Saint-Samson. Pour son portrait de la sagesse, je suis très porté à croire qu'il s'inspire plus d'une fois du livre de Binet. Orateur lui aussi, il annexe son encyclopédie à la rhétorique. Il veut apprendre aux prédicateurs à parler couramment de tout. Il importe de le rappeler, l'esprit oratoire joue, dans le développement de la littérature religieuse, le même rôle absorbant que l'esprit journalistique dans le développement de la littérature profane contemporaine. Lorsque les historiens de la chaire se bornent à étudier les sermons proprement dits, ils négligent ou la moitié ou les trois quarts de leur sujet.

 

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Le Petit-tout, tel est en effet le litre de cette oeuvre où l'on trouve un exposé de toutes les sciences imaginables : théologie, anatomie, physiologie, géographie, histoire naturelle, droit canon, histoire de l'Église et du monde connu (1). Malgré son ambition démesurée, ce je sais tout, bien que toujours plaisant, n'est presque pas ridicule. Il a beaucoup vu, beaucoup lu, et même beaucoup réfléchi. Condescendant comme ses pareils de ce temps-là, il dramatise son érudition. Le Petit-tout se présente à nous sous la forme d'un dialogue à trois personnages : Adelphe, le maître, Chevillard lui-même ; Egisthon, le disciple, yeux ronds et bouche bée; enfin l'opérateur dont on a parfois besoin, Clite.

 

— Comment est-il possible, seigneur Adelphe, que l'homme (Adam) ait pu pécher et se laisser tromper en cet état?

— La question est belle, Egisthon...

— Quel péché avait-il commis?...

— L'Angélique en compte beaucoup...

— Qui fut la femme de Caïn?

— Il fallut que ce fût sa soeur, Egisthon (2).

 

Ils vont ainsi, de ce pas tranquille, dans les jardins de . la connaissance ; on les accompagne sans le moindre ennui, avec moins de fatigue encore. Souvent assez prévues, les leçons d'Adelphe ne manquent pas de grâce. « L'ancolie, nous dit-il, est une fleur jolie. » «Les crapauds sont des grenouilles terrestres. » Egisthon, discret et ravi, n'en demande pas davantage. Du reste il a un peu l'air de tomber de la lune. Il n'a jamais entendu « le murmure obscur » que font entendre les chats lorsqu'on les flatte en leur « passant la main sur le dos ». Nous n'ignorions pas ce détail, mais la sérénité, l'humour inconscient

 

(1) Le Petit-tout a été publié en 1664, niais il a été vécu, si j'ose dire, pendant l'époque qui nous intéresse. De toutes façons, il est à nous car Chevillard est assurément beaucoup moins moderne, beaucoup plus retardataire que Binet.

(2) Petit-tout. J'ai perdu la référence et n'ai plus sous la nain ce livre rarissime. Ce passage est dans un des premiers chapitres de la IIIe partie.

 

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d'Adolphe nous mettent en joie. On songe aux mille découvertes qui ont fait de la vie de ce digne homme une longue extase.

 

Je ne sais pas si tout ce qu'on... dit (des éléphants) est véritable, mais je sais fort bien que j'en ai vu, moi et plusieurs autres de la ville d'Orléans. On y en amena deux en divers temps, dont le dernier prenant une enseigne avec sa trompe la faisait voltiger adroitement autour de son corps; puis, prenant une épée, s'en escrimait contre son maître avec autant d'adresse que si c'eût été un maître de salle. On montait librement tantôt sur son oreille et tantôt sur sa trompe..., il frappait du pied contre terre autant de coups que son gomite en désirait (1).

 

C'est un homme prudent et qui n'affirme rien à l'aventure. Non pas qu'il méprise les légendes, mais, comme il dit fréquemment, il « s'en rapporte ». Heureux état d'esprit qui nous est devenu plus difficile. Il croit et ne croit pas tout ensemble aux belles histoires de Pline, « ce grand

secrétaire de la nature », à la magie, à la chiromancie, à l'astrologie judiciaire. Il ne demande qu'à s'émerveiller. Le voici dans la salle de dissection.

 

Entrez, Egisthon, dans ce cabinet; considérez ces deux corps par dehors attentivement, auparavant qu'ils soient ouverts ; ne vous offensez pas de voir ces nudités ; s'il y a quelque chose de honteux, ce n'est pas la nature qui l'a fait, c'est le péché.

Prenez garde, Egisthon, que toutes ces parties tiennent de la figure ronde... admirez cette face... peu de poils sur le corps.

 

Suit un hymne à l'excellence du corps humain. « Lui seul se peut asseoir! » Clite est de la fête avec son scalpel. Clite, ouvrez-moi ce ventre et faites adroitement » ; Clite, coupez ce péritoine depuis le haut, jusques en bas» ; Clite, ouvrez le scrotum » ; « Clite, rasez ce poil ».

 

(1) Petit-tout, II, p. 131.

 

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Cependant, Egisthon, gagné à l'enthousiasme de son maître, va de découvertes en découvertes.

 

            — Intestins et boyaux, c'est donc la même chose, seigneur Adelphe?

— Oui, Egisthon.

— Que la nature est merveilleuse, seigneur Adelphe !

— Ce n'est rien encore, Egisthon, voici... le foie... Clite, ouvrez cette femme! (1)

 

 

N'ayant jamais ouvert personne, je ne puis juger de la science anatomique de François Chevillard. Que nous importe! Le beau est de voir ce prêtre, visiblement très pieux et qui s'intéresse passionnément à tant de choses, au corps humain, aux bêtes de l'Arche de Noé, à la danse des derviches, à d'impossibles histoires de chasse que lui a contées un Münchausen « de Guyenne », aux cantiques de la Bible qu'il traduit en vers, aux « maladies du poil », à la théologie de la grâce — il était fervent moliniste ; — à « la marche du grand Seigneur allant en public » ; — un chapitre là-dessus, — en un mot à tout. — Curiosité enfantine ou sérieuse que nous rencontrons chez tous nos amis de cette époque et qui ne gênait aucunement leur ascension mystique (2). Avant d'entrer dans les ordres, le futur P. de Condren avait écrit force traités sur « les secrets de la nature ». Dès sa jeunesse, nous raconte le biographe de ce grand spirituel, « il apprit par la seule conférence avec un excellent homme de ses parents, l'art et les secrets de la chimie et s'y perfectionna tellement avec le temps, par

 

(1) Petit-tout, II, 3-62.

(2) On trouverait dans le Petit-tout quelques remarques vraiment curieuses. Chevillard se demande par exemple si les plantes n'auraient pas s une espèce de sentiment ». Moins évocateur que Binet, il nous aide pourtant à ressusciter la France de l'ancien régime. Il m'a appris, entre autres choses, que la chasse au furet était alors « rigoureusement défendue ». Il proteste contre l'abandon e des anciens motets » et contre les « branles, gigues et sarabandes » qu'on joue dans les églises. Je n'ai rien dit de son mérite d'écrivain qui n'est pas toujours médiocre. Il a quelques bons croquis d'animaux. Enfin on peut lire avec profit ses remarques sur la controverse protestante et sur les cérémonies de l'Eglise.

 

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l'entretien qu'il eut avec diverses personnes très curieuses qui le recherchaient, que, sans avoir mis la main au charbon ni au fourneau, il a connu les plus grandes raretés de cette philosophie. Je lui ai ouï dire que si la pierre philosophale était possible, il croyait savoir le moyen de la faire » (1). Ainsi tous les chemins de l'humanisme dévot conduisent au mysticisme. Telle devrait être, à mon sens, la haute conclusion du présent volume. « Ces bons esprits sont si épurés et si démêlés de la terre, écrit le P. Hilarion de Coste dans sa vie du P. Mersenne, et ont les yeux si nets et si brillants qu'ils s'enflamment par la moindre amorce à la méditation des choses du ciel et à l'amour de Dieu (2). » Quoi de plus simple et de plus logique ! « La présence de Dieu dans une créature quelque peu considérable qu'elle soit en elle-même, l'oblige (le mystique) à la considérer et à se comporter envers elle avec modestie et à ne la regarder qu'avec respect, à ne la toucher qu'avec révérence et à ne lui être point fâcheux de peur de l'être à Dieu..., mais plutôt à lui être doux et bénin, croyant que tout ce qu'elle est, ou pour lui ou contre lui, elle l'est de la part de Dieu et que Dieu agit véritablement en elle et par elles. »

A côté des encyclopédistes, je devrais citer ici les auteurs dévots qui se sont appliqués, et dans un esprit dévot, à l'étude de quelque science particulière, mais leur nombre est infini. J'indiquerai seulement deux traités de

 

(1) Amelote, Vie du P. de Condren, pp. 465, 466. L'auteur ajoute ces plaisants détails. « Je lui demandai en riant pourquoi donc il ne la faisait pas (la pierre philosophale), à quoi il me répondit des choses dignes de sa piété et de son esprit. Que si elle était faisable, infailliblement Adam l'avait sue, mais qu'il avait mieux aimé faire pénitence durant l'espace de neuf cent trente ans... Je crois, disait-il, que si elle n'est pas une pure imagination, Salomon ne l'a pas ignorée. »

(2) La vie du R. P. Marin Mersenne..., p. 103. Mersenne chantait souvent le verset : Omnis spiritus laudet Dominum (cf. ibid., p. 101). Comme il ne manquait pas de subtilité, j'imagine qu'il sanctifiait par cette « aspiration », ses grands travaux sur la musique.

(3) L'homme intérieur ou l'idée du parfait chrétien..., par le R. P. Timothée de Régnier..., p. 97, 98.

 

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politique Les politiques chrétiennes d'E. Molinier (1647) et La véritable politique du prince chrétien, du jésuite Mugnier (1647). Ce que fait Molinier n'est jamais banal (1) ; le livre de Mugnier est plus médiocre (2). Il se laisse lire néanmoins et tous deux nous rappellent que saint Pierre Fourier lui-même rédigea, pour un gentilhomme de ses amis, le manuel de l'ambassadeur chrétien (3).

 

(1) Ses chapitres sur l'éloquence, notamment celui de la fausse éloquence de ce temps, sont tout à fait curieux.

(2) En revanche, le frontispice, dessiné et gravé par Boulanger, est des plus intéressants. Le livre étant dédié au jeune vainqueur de Rocroy, et continuant le panégyrique de Henri de Bourbon, modèle du prince chrétien, l'artiste montre à sa façon, que le prince de Condé est et sera la vive image de son père.

(3) Cf. le texte de cette oeuvre dans la vie du saint par Bedel, pp. 298-313.

 

 

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