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SECOND AVERTISSEMENT
AUX PROTESTANTS
SUR LES LETTRES  DU MINISTRE JURIEU
CONTRE
L'HISTOIRE DES VARIATIONS.

 

 

La Réforme convaincue d'erreur et d'impiété par ce ministre.

 

Vous avez vu, mes chers Frères, selon ma promesse, dans un premier Avertissement le christianisme flétri et le socinianisme autorisé par votre ministre. Vous avez été étonnés de ce qu'il a dit en faveur d'une secte qui se vante d'avoir porté la Réforme à perfection, en niant la Divinité du Fils de Dieu et en affaiblissant tout le christianisme. Mais cessez de vous arrêter à tant de choses étranges que vous avez vu qu'il a avancées sur le sujet des sociniens : il en a dit de plus essentielles contre lui-même et contre toute la Réforme, puisqu'il l'a chargée d'erreurs capitales et dans son commencement et dans son progrès. Il en a dit encore de plus importantes en faveur de l'Eglise catholique, puisqu'il a dit qu'on se peut sauver dans sa communion. Il a dit tout cela, mes Frères; vous l'allez voir dans la dernière évidence. Il a nié de l'avoir dit : vous ne le verrez pas moins clairement. Il ne s'agit pas de conséquences que je veuille tirer de sa doctrine; ce sont des termes formels pour l'affirmative, et formels pour la négative, que j'ai à vous rapporter; c'est-à-dire qu'il y a des vérités contraires à la Réforme et favorables à l'Eglise, si claires qu'un ministre ne les a pu nier; et à la fois si décisives contre lui, qu'il a honte de les avoir avouées. Si à ce coup vous n'ouvrez les yeux, vous les aurez bien assoupis. Commençons.

 

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Ecoutez-le, mes chers Frères; c'est lui qui parle dans la dixième Lettre de cette année, et la cinquième de celle qu'il oppose aux Variations . Il s'agit d'une addition au livre XIV, qui a jeté M. Jurieu dans d'étranges emportements. « Si, dit-il, cette Addition est importante, c'est à faire voir le caractère de M. Bossuet; car il est vrai que rien n'est plus propre à le faire reconnaître dans le monde pour un déclamateur sans honneur et sans sincérité. » Voici la cause de ces reproches : « On trouve, continue-t-il, dans cette belle Addition, que je suis demeuré d'accord que Luther dans son livre de Servo arbitrio, avait employé des termes trop durs au sujet de la nécessité qui repose sur la volonté ; et tout ce que j’ai conclu, c'est que l'on ne doit pas condamner les gens sur des expressions dures, quand les sentiments dans le fond sont innocents, et qu'on doit se tolérer dans ces expressions (1). » Il poursuit : « On trouvera dans cette Addition ces paroles pleines de calomnies et indignes d'un homme d'honneur : M. Jurieu a raison d'avouer de bonne foi des réformateurs en général, qu'ils ont enseigné que Dieu poussait les pécheurs aux crimes énormes. M. Jurieu n'a point avoué cela; et M. Bossuet rendra compte quelque jour devant Dieu d'une imposition aussi fausse et aussi maligne. »

Mais s'il craignait ce jugement de Dieu où il m'appelle, il songerait qu'un jour on y récitera ces paroles, où traitant la paix avec les luthériens (2), après leur avoir reproché que leurs premiers réformateurs, c'est-à-dire Mélanchthon et Luther même, ont approuvé du moins par leur silence les écrits de Calvin, ceux de Zuingle, ceux de Zanchius, que les luthériens d'aujourd'hui accusent de ce détestable particularisme, comme ils l'appellent, qui ôte le libre arbitre et fait Dieu auteur du péché, il continue ainsi son discours : « Mais ce n'est pas seulement par leur silence, ou par l'approbation que vos réformateurs ont été de durs prédestinateurs, et ont enseigné en paroles expresses et encore des plus dures le particularisme, la prédestination et la réprobation avec une nécessité qui provient de la force des décrets. Que Mélanchthon paraisse  le premier : c'est de lui qu'est cette parole

 

1 Lett., X, p. 77.— 2 Consult. de ineund.pac., p. 209.

 

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que nos calomniateurs ont tant relevée, que l'adultère de David et la trahison de Judas, n'est pas moins l'œuvre de Dieu, que la conversion de saint Paul. »

Il cite en marge le Commentaire de cet auteur sur le chapitre vin aux Romains où il est vrai qu'on trouve en autant de mots cet exécrable blasphème. Sont-ce donc là seulement des paroles dures, comme M. Jurieu avoue qu'il en a lui-même imputé aux premiers réformateurs; ou, comme nous le disons, une doctrine abominable? Il continue : « Mais on lisait ces paroles dans les premières éditions des Lieux communs de Mélanchthon : La divine prédestination ôte la liberté à l'homme ; car tout arrive selon ses décrets dans toutes les créatures ; et non-seulement les œuvres extérieures, mais encore les pensées intérieures *. » Tout arrive selon les décrets de Dieu, et au dedans et au dehors de l'homme, par conséquent toutes ses pensées bonnes et mauvaises, et autant ses crimes que ses bonnes œuvres : et de peur qu'on ne crût que Mélanchthon eût enseigné ces blasphèmes sans l'aveu de Luther, M. Jurieu ajoute : « Luther a vu cela et il a approuvé le livre de Mélanchthon, jusqu'à le juger digne non-seulement de l'immortalité, mais encore d'être inséré parmi les Ecritures canoniques. » Il cite pour le prouver le livre du Serf arbitre de Luther, où il est vrai que se trouve cette approbation très-expresse des blasphèmes de Mélanchthon ; et pour ne laisser aux luthériens aucun moyen de s'échapper, il se fait cette objection : « Mais, dites-vous, Mélanchthon a rétracté cette opinion dans les éditions suivantes de ses Lieux communs, au titre de la cause du péché. Il est vrai, il l'a rétractée et avec raison : car qui pourrait souffrir cette parole qui détruit toute religion, que la divine prédestination ôte à l'homme son libre arbitre (2)? » Voilà l'objection proposée, et Mélanchthon, bien convaincu d'avoir enseigné une impiété manifeste « et détruit toute religion. » Mais de peur qu'il ne lui échappe, non plus que son maître Luther, il ajoute premièrement contre Mélanchthon, « qu'il n'a rétracté cette opinion que mollement et en doutant ; » et contre Luther, que lorsqu'il approuva les Lieux communs de Mélanchthon, ils n'avaient point

 

1 Jur., Consult., de ineund. pac. p. 209. — 2 Ibid., p. 211.

 

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encore été corrigés : « donc, poursuit-il, il a admis cette dure opinion de la prédestination, qui ôtait le libre arbitre à l'homme. » Est-ce là dire seulement des paroles dures, « et non pas admettre une opinion qui détruit toute religion » et établit l'impiété?

C'en est assez pour confondre ce téméraire ministre dans le jugement de Dieu, où il m'appelle : mais il passe encore plus avant; et voici comme il parle de Luther : « Il n'a pas seulement approuvé les paroles de Mélanchthon, mais il en a dit de semblables dans le livre du Serf arbitre, dont le titre seul fait connaître le sentiment de l'auteur. Ecoutons donc comme il parle : C'est le fondement de la foi de croire que Dieu est clément, quoiqu’il sauve si peu d'hommes et en damne un si grand nombre ; de croire qu'il est juste, quoiqu'il nous fasse damnables nécessairement par sa volonté; en sorte qu'il semble prendre plaisir au supplice des malheureux, et être plus digne de haine que d'amour. Si donc je pouvais entendre par quelque moyen que Dieu est miséricordieux et juste, pendant qu'il ne fait paraître que colère et injustice, je n'aurais pas besoin de foi. Dieu caché dans sa majesté ni ne déplore la mort des pécheurs, ni ne la détruit; mais il opère la vie et la mort, et toutes choses dans tous. Il ne veut point la mort du pécheur en parole, je l'avoue, mais il la veut par cette secrète et impénétrable volonté (1). » Voilà les paroles de Luther, où il reconnaît que Dieu fait les hommes damnables par sa volonté, et les fait inévitablement et nécessairement damnables. Les faire damnables de cette sorte, c'est sans doute les faire pécheurs ; et Luther l'enseigne ainsi en termes formels, puisqu'il prouve ce qu'il avance en disant « qu'il fait toutes choses, » et par conséquent le péché « dans les hommes. » D'où il s'ensuit que Dieu veut effectivement leur péché et leur perte, quoiqu'à l'entendre parler (c'est toujours Dieu qu'il entend), il fasse semblant de ne les vouloir pas; in verbo scilicet. Qui jamais parla ainsi de Dieu, si ce n'est ceux qui n'en croient point, ou qui ont perdu toute la révérence qu'inspire naturellement un si grand nom ? Voilà ce que M. Jurieu a tiré du livre du Serf arbitre de Luther ; et il ose encore prendre Dieu en son redoutable tribunal à témoin,

 

1 Consult. p. 211.

 

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comme il n'attribue à Luther que des paroles trop dures, pendant qu'il le convainc avec tant de force de ces exécrables sentiments. Mais il le presse encore par des paroles tirées de ce même livre du Franc arbitre : « C'est en vain, disait Luther, qu'on tâche d'excuser Dieu en accusant le libre arbitre. S'il a prévu la trahison de Judas, Judas était fait traître par nécessité; et il n'était point en son pouvoir ni dans celui d'aucune créature de faire autrement ni de changer la volonté de Dieu (1). » En est-ce assez pour convaincre Luther? Mais, pour ne lui laisser pas le loisir de respirer, le ministre lui reproche encore d'avoir dit : « Si nous trouvons bon que Dieu couronne des indignes, il ne faut pas trouver moins bon qu'il damne des innocents : en l'un et en l'autre, il est excessif selon les hommes; mais il est juste et véritable en lui-même. C'est maintenant une chose incompréhensible de damner des innocents; mais on le croit jusqu'à ce que le Fils de l'homme soit révélé (2). » C'est donc l'objet de la foi, que Dieu damne les innocents et les fait lui-même coupables, puisque les faire damnables, comme dit Luther, et les faire pécheurs et coupables, c'est la même chose; et voilà, selon Luther, le grand mystère qui nous sera révélé dans la vision bienheureuse.

Luther est terriblement pressé, vous le voyez; mais le ministre revient encore à la charge : « Voici, dit-il, par où il finit, » c'est toujours de Luther qu'il parle : « Si nous croyons qu'il est vrai que Dieu prévoit et préordonne toutes choses, et que d'ailleurs il n'est pas possible qu'il se trompe, ou qu'il soit empêché dans sa science et dans la prédestination, et enfin que rien ne se fait sans sa volonté : la même raison nous fait voir qu'il ne peut y avoir aucun libre arbitre ni dans l'homme, ni dans l’ange, ni dans aucune créature. Tout ce qui se fait par nous dans ce qui regarde le salut et la damnation, se fait par une pure nécessité, et non point par le libre arbitre : l'homme n'en a point; il est esclave et captif de la volonté de Dieu ou de celle de Satan; en sorte qu'il n'a aucune liberté ni libre arbitre de se tourner d'un autre côté ou de vouloir autre chose, tant que l'esprit ou la grâce de Dieu dure en l'homme : et j'appelle nécessité, poursuit Luther cité par

 

1 Consult., p. 212. — « Ibid.

 

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le ministre, non pas la nécessité de contrainte, mais celle d'immutabilité (1), » et le reste toujours soutenu de la même force ; ce qu'il achève de prouver par Calixte luthérien, dont voici les propres termes cités par M. Jurieu : « Tout le but du livre de Luther est de faire voir que toutes les actions des hommes, et tous les événements qui en dépendent, ne peuvent arriver autrement qu'ils arrivent, ni se faire avec contingence ou par la volonté du libre arbitre de l'homme, mais par la pure et unique volonté, disposition et ordre de Dieu (2). » Ce n'est donc pas seulement le sentiment de Luther, que Dieu veut et fait tout le bien et tout le mal qui se trouve dans le monde, mais c'est là encore tout le but de son traité du Serf arbitre : et ce n'est pas seulement M. Jurieu ou les calvinistes qui objectent ces énormes excès à Luther; mais ce sont encore ses sectateurs mêmes et les luthériens les plus doctes et les plus célèbres, du nombre desquels est Calixte, dont les paroles citées par le ministre Jurieu se trouvent en effet dans le livre de ce fameux luthérien, intitulé Jugement sur les Controverses, etc.

Et parce qu'on pourrait penser que Luther aurait dit ces choses comme «douteuses, » ou «problématiques, » continue M. Jurieu: au contraire, dit ce ministre, « il les pose comme des dogmes certains, qu'il n'est ni permis ni sûr de révoquer en doute ; » et pour les prouver il allègue ces paroles, par où Luther conclut : « Ce que j’ai dit dans ce livre, je ne l'ay pas dit comme en disputant ou en conférant, mais je l'ay assuré et je l'assure ; et je n'en laisse le jugement à personne, mais je conseille à tout le monde de s'y soumettre (3). » Ce qu'il veut qu'on reçoive avec une entière soumission, c'est que tout est nécessaire d'une absolue nécessité : « Et souvenez-vous, poursuit-il, vous qui m'écoutez, que c'est moi qui l'ai enseigné ; » en sorte qu'il ne paraît pas seulement que Luther a établi ces dogmes impies, mais encore qu'il les a établis avec toute la certitude qu'on peut jamais donner à un dogme, et comme un des fondements qu'il veut le plus inculquer à ses sectateurs.

Si j'avais à convaincre Luther devant Dieu et devant les hommes de ces horribles impiétés, je ne produirais autre chose que ce que

 

1 Consult., p. 212. — 2 Pag. 213. — 3 Ibid.

 

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produit ici M. Jurieu. Mais pour le convaincre lui-même d'avoir regardé tous ces discours de Luther, non-seulement comme durs, mais comme impies; et non-seulement comme contenant des expressions excessives, mais encore comme contenant des dogmes affreux : je n'ai encore qu'à produire ces paroles de ce ministre au luthérien Scultet. « Voilà, lui dit-il, toute cette suite de dogmes que vous appelez dans nos auteurs de grands monstres, des monstres affreux et horribles. Voilà tous nos dogmes, et beaucoup plus que nous n'en disons, et ce que nous serions bien fâchés de dire (1). » C'est donc de tous ces dogmes qu'on vient de voir et dont il témoigne lui-même tant d'horreur, qu'il a convaincu Luther; et afin de ne nous laisser aucun doute de ce qu'il déteste dans ce chef de la Réforme, après avoir rapporté tous les dogmes qu'il en reçoit : « Nous embrassons, dit-il, de tout notre cœur tous ces dogmes de Luther ; mais en voici qui lui sont propres : que Dieu par sa volonté nous rend damnables nécessairement; que c'est en vain qu'on excuse Dieu en accusant le libre arbitre; qu'il n'était point au pouvoir de Judas de n'être point traître ; que Dieu damne les hommes par sa propre volonté; qu'il damne des innocents comme il couronne des indignes ; qu'il ne peut y avoir de libre arbitre, ni dans l'homme, ni dans l'ange, ni dans aucune créature, et que tout ce qui se fait par nous, se fait non point par le libre arbitre, mais par une pure nécessité. Nous rejetons, poursuit-il, toutes ces choses, et nous les rejetons avec horreur, comme choses qui détruisent toute religion , et qui ressentent le manichéisme. Je le dis à regret et malgré moi, favorisant autant que je le puis la mémoire de ce grand homme (2) : » grand homme, comme vous voyez, qui vomit des impiétés et des blasphèmes qu'on n'entendra peut-être pas dans l'enfer même : mais voilà les grands hommes de la Réforme, et voilà comme ils sont traités par ceux-là mêmes qui font profession de les révérer.

Et parce qu'on pourrait penser en faveur de Luther, qu'il aurait du moins changé de sentiment, quoiqu'en avoir eu un seul moment de si damnables et avoir commencé par de tels blasphèmes la réformation de l'Eglise, ce serait toujours une preuve d'un

 

1 Jur., Consult., p. 213. — 2 Pag. 214.

 

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homme livré à Satan, il ne laisse pas même aux luthériens cette misérable consolation : « Car, poursuit-il, on me dira qu'il s'est rétracté : mais qu'on me montre où est cette rétractation. On ne voit, dit-il, sur le libre arbitre aucune rétractation. S'il a rétracté et condamné son livre du Libre arbitre, où est l'anathème qu'il lui a dit? comment l'a-t-il laissé parmi ses ouvrages? Il a parlé plus doucement dans la Visite Saxonique, en reconnaissant le libre arbitre dans les choses civiles et morales et pour les œuvres extérieures de la loi ; mais il ne nie nulle part ce qu'il avait assuré dans son livre du Serf arbitre ; et on peut aisément concilier ce qu'il a dit dans ces deux livres (1). » Il le concilie en effet, en remarquant que Luther pourrait avoir admis le libre arbitre, « en entendant sous ce mot qu'on n'ait pas malgré soi, mais très-volontairement ; ce qui, poursuit-il, n'empêcherait pas qu'il ne fût toujours véritable, comme Luther l'avait dit dans le livre du Serf arbitre, que Dieu par sa volonté rend les hommes nécessairement damnables, et que par sa pure volonté il damne des innocents : Luther, dit-il, n'a point rétracté cela (2). » Il a raison; on a quelque part adouci, quoique faiblement, les expressions; on a nommé le libre arbitre même dans la Confession d'Augsbourg, sans bien expliquer ce que c'était : mais on ne trouve en aucun endroit la condamnation d'un livre si abominable, ni aucune rétractation de tous ces excès. Il ne fallait pas attendre de Luther que jamais il avouât, ou qu'il crût avoir failli; et il valait mieux laisser en leur entier tous les blasphèmes du livre du Serf arbitre, que de se rabaisser jusque-là. Ainsi le luthérien n'a point de réplique; et le bienheureux Luther (car c'est ainsi qu'on affecte de le nommer dans le parti) demeure convaincu par notre ministre, non-seulement d'avoir commencé sa Réforme, mais encore d'avoir persévéré jusqu'à la fin dans cette impiété.

Il est donc plus clair que le jour que le ministre n'a pas seulement avoué, mais encore qu'il a prouvé invinciblement les impiétés de Luther; et s'il les nie maintenant, s'il tâche de révoquer son aveu, c'est qu'il a honte pour la Réforme de la voir commencer par des blasphèmes, et de lui voir pour ses chefs des blasphémateurs

 

1 Jur., Consult.,p. 217. — 2 Pag. 218.

 

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et des impies : et si pour repousser ce juste et inévitable reproche , il s'emporte jusqu'à m'appeler au redoutable tribunal de Dieu et à invoquer contre moi à témoin ce juste juge, il ressemble manifestement à ces profanes qui se servent d'un si grand nom pour éblouir les simples et donner de l'autorité au mensonge.

Ce n'a donc pas été une calomnie, mais une vérité non-seulement avouée, mais encore démontrée par M. Jurieu, de dire que les réformateurs ont fait Dieu auteur du péché. Ce ministre passe déjà condamnation pour Luther et pour Mélanchthon, c'est-à-dire pour les premiers réformateurs. Mais j'ai fait voir que Calvin et Bèze n'en avaient pas moins dit que les deux autres (1); et qu'aussi M. Jurieu, sans oser entreprendre de les justifier, n'en avait pu dire autre chose, sinon « qu'ils étaient sobres en comparaison de Luther (2) : » Ce qui montre, non pas qu'il les croit innocents, mais qu'il les croit seulement moins coupables, c'est-à-dire moins impies et moins grands blasphémateurs. Mais en cela il se trompe : car j'ai produit les passages de Calvin et de Bèze, où ils disent « que Dieu fait toutes choses selon son conseil défini, voire même celles qui sont méchantes et exécrables; qu'ayant ordonné la fin (qui est de glorifier sa justice dans le supplice des réprouvés), il faut qu'il ait quant et quant ordonné les causes qui amènent à cette fin (c'est-à-dire sans difficulté les péchés); que le péché du premier homme, quoique volontaire, est en même temps nécessaire et inévitable; qu'Adam n'a pu éviter sa chute, et qu'il ne laisse pas d'en être coupable; qu'elle a été ordonnée de Dieu, et qu'elle était comprise dans son secret dessein ; qu'un conseil caché de Dieu est la cause de l'endurcissement; qu'on ne peut nier que Dieu n'ait voulu et décrété la désertion d'Adam, puisqu'il fait tout ce qu'il veut; que ce décret fait horreur, mais qu'enfin on ne peut nier que Dieu n'ait prévu la chute de l'homme, puisqu'il l'avait ordonnée par son décret; qu'il ne faut point se servir du terme de permission, puisque c'est un ordre exprès; que la volonté de Dieu fait la nécessité des choses, et que tout ce qu'il ordonne arrive nécessairement; que c'est pour cela qu'Adam est

 

1 Var., lib. XII, n. 12, 34; Addit., n. 9. — 2 Jur., De pac., p. 214.

 

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tombé par un ordre de la providence de Dieu, et parce que Dieu l'avait ainsi trouvé à propos ; que les réprouvés sont inexcusables, quoi qu'ils ne puissent éviter la nécessité de pécher, et que cette nécessité leur vient par ordre de Dieu ; que Dieu leur parle, mais que c'est pour les rendre plus sourds; qu'il leur envoie des remèdes, mais afin qu'ils ne soient point guéris ; et que si les hommes veulent répliquer qu'ils n'ont pu résister à la volonté de Dieu, il les faut laisser plaider contre celui qui saura bien défendre sa cause (1).» Sans qu'il soit permis, comme on voit, de la défendre, en disant qu'il laisse l'homme à sa liberté et qu'il ne veut point son péché. Voilà ce qu'ont dit Calvin et Bèze; ce qui, comme on voit, n'est pas moins mauvais que ce qu'ont dit Luther et Mélanchthon.

Aussi voyons-nous manifestement que si le calviniste ferme la bouche au luthérien sur son Mélanchthon et sur son Luther, le luthérien ne remporte pas un moindre avantage sur les calvinistes : car écoutez comme les presse le docteur Gérard : « Qu'ils donnent donc gloire à Dieu et à la vérité, en désavouant publiquement telles et semblables expressions qui se trouvent dans les écrits des gens de leur parti : que Dieu a préordonné par un décret absolu certains hommes, et même la plupart des hommes, aux péchés et aux peines des péchés ; que la Providence divine a créé quelques hommes, afin qu'ils vivent dans l'impiété; que Dieu pousse les méchants aux crimes énormes ; que Dieu en quelque sorte est cause du péché : qu'ils condamnent de semblables propositions qui se trouvent en autant de termes dans leurs écrits publics, s'ils veulent être réconciliés avec l'Eglise (2). «Voilà les impiétés que les luthériens reprochent aux calvinistes; et le passage qu'on vient de voir du docteur Gérard est cité mot à mot par M. Jurieu (3). Mais qu'y répond ce ministre? Nie-t-il le fait, je veux dire, nie-t-il que ceux de son parti aient enseigné que Dieu « préordonne les hommes aux péchés, les pousse aux crimes énormes, et soit en quelque sorte cause du péché?» Point du tout. Voici sa réponse : « Il est vrai : nous reconnaissons qu'entre ces expressions il y en a de trop dures. Nous n'avons pas pour

 

1 Var., liv. XII, 12, 34. — 2 Ger., De elect. et reprob., cap. X,   n. 137. — 3 Jug. sur les Méth., p. 142.

 

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nos auteurs la même soumission que ces messieurs les luthériens ont pour Luther ; et nous ne nous faisons pas une honte d'abandonner leurs manières, quand elles nous paraissent propres à scandaliser et dures à digérer. Telles sont celles que nous venons de voir, dont aussi nul des nôtres ne se sert plus aujourd'hui, et dont on ne s'est plus servi depuis cent ans (1).»

Il avoue donc en termes formels que ses auteurs ont avancé ces propositions impies : « Que Dieu préordonne aux péchés ; que Dieu pousse aux crimes énormes; qu'il est en quelque sorte cause du péché. » Il ne sert plus rien de le nier, ni de dire que je lui fais une calomnie « aussi fausse que maligne, » en disant qu'il a avoué des réformateurs en général, et même de ceux de son parti, qu'ils enseignent que « Dieu pousse l'homme aux crimes énormes ; » le docteur Gérard lui reproche que cette proposition et d'autres aussi impies « se trouvent en autant de mots » dans ses auteurs. Loin de dire ici qu'on le calomnie, ou d'appeler le docteur Gérard au redoutable tribunal de Dieu, il confesse tout, quoiqu'il tâche de pallier ce fait honteux, et d'adoucir ces propositions qui sont autant de blasphèmes, en les appelant seulement « des expressions trop dures et des manières propres à scandaliser; » enfin il avoue la chose : ces propositions se trouvent dans les auteurs du calvinisme comme dans ceux du luthéranisme : il n'y a point d'aveu plus formel que de dire tout simplement : « Il est vrai : » la Réforme ne trouve d'excuse à cet excès, qu'en disant qu'on n'y tombe « plus depuis cent ans, » et se trouve bien honorée, pourvu qu'on accorde qu'elle n'a été que soixante ou quatre-vingts ans dans le blasphème. Mais encore n'aura-t-elle pas cette misérable excuse : on lui montre qu'elle y est encore, et on le montre par les paroles du ministre même qui la défend. Si elle était bien revenue de. l'abominable erreur de faire Dieu auteur du péché, de dire « qu'il le préordonne, et pousse les hommes aux crimes énormes, » elle ne dirait pas seulement que ce sont « des expressions trop dures, des manières propres à scandaliser et dures à digérer : » car en parler de cette sorte, c'est en avouant qu'on a avancé des propositions si impies, soutenir qu'au fond on

 

1 Jug. sur les Méth., p. 142.

 

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les tient encore pour véritables ; qu'on tient, dis-je, pour véritable, « que Dieu pousse aux crimes énormes, et qu'il est cause du péché. » Que le ministre ne réponde pas que selon la proposition on dit qu'il en est cause a en quelque sorte : car outre que ce pitoyable adoucissement ne se trouve pas dans les autres propositions qu'on vient de voir, c'est en se tenant à celle-ci une proposition assez impie contre le Saint d'Israël, que le faire « en quelque sorte, » et pour peu que ce soit, cause du péché; car c'est de quoi il est éloigné jusqu'à l'infini par sa sainteté, par sa bonté, par sa perfection : il n'est donc cause du péché en aucune sorte. Le ministre veut s'imaginer que ses auteurs, qui ont dit que « Dieu le préordonne, » et que « Dieu y pousse (1), » n'entendaient pas néanmoins le lui attribuer. Mais que fallait-il donc dire pour cela, si ce n'est pas assez de dire que Dieu préordonne, que Dieu pousse, que Dieu est cause? Qu'il pense donc tout ce qu'il voudra de ses réformateurs ; le fait demeure pour constant : les propositions impies, qui font Dieu cause du péché, se trouvent, non par conséquence, mais en termes formels, dans leurs écrits. S'il ne tient qu'à dire que ce sont seulement des expressions ou des manières trop dures, j'excuserai quand il me plaira toutes les impiétés et tous ceux qui les profèrent, et dans le fond il n'y aura plus de blasphémateurs ni d'hérétiques.

Mais voici bien plus. Je maintiens à la Déforme et à M. Jurieu, que les adoucissements qu'ils prétendent avoir apportés à leurs expressions « depuis cent ans, » ne sont qu'en paroles, et qu'ils croient toujours dans le fond que Dieu est la vraie cause du péché. M. Jurieu cite ces paroles du livre des Variations (2) : « Car enfin tant qu'on ôtera au genre humain la liberté de son choix, et qu'on croira que le libre arbitre subsiste avec une entière et inévitable nécessité, il sera toujours véritable que ni les hommes ni les anges prévaricateurs n'ont pas pu ne pas pécher, et qu'ainsi les péchés où ils sont tombés sont une suite nécessaire des dispositions où le Créateur les a mis, et M. Jurieu est de ceux qui laissent en son entier cette inévitable nécessité (3). » Voilà en effet mes propres

 

1 Lett. X. — 2 Lett. X, p. 76 ; Hist. des Var., liv. XIV, n. 93. — 3 Jur., Jug. sur les Méth., sect. 15, p. 129, 130.

 

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paroles ; et on m'avouera qu'il n'y a aucune réponse à une preuve aussi concluante, que « de nier cette entière et inévitable nécessité » de pécher ou de bien faire : mais M. Jurieu ne la nie pas; au contraire il la reconnaît, comme on va voir. « M. de Meaux, dit-il devrait nous apprendre comment la prédétermination physique des thomistes subsiste avec l'indifférence de la volonté. Il nous devrait faire comprendre comment la grâce efficace par elle-même, que lui-même défend, n'apporte à la volonté aucune nécessité. Enfin il devrait nous expliquer comment les décrets éternels, qui imposent une vraie nécessité à tous les événements et une nécessité inévitable, ne ruinent pas la liberté (1). » Voilà donc, selon ce ministre, en vertu des décrets de Dieu, « une vraie et inévitable nécessité; et cela dans tous les événements, » parmi lesquels manifestement les péchés mêmes sont compris. Qu'a dit de pis Luther pour faire Dieu cause du péché, comme ce ministre l'en a convaincu? Est-ce peut-être que Luther a dit que Dieu contraignait les hommes à pécher, malgré qu'ils en eussent, et qu'ils ne péchaient pas volontairement? Mais on a vu le contraire (2); et le ministre lui-même a rapporté les passages où il dit en termes formels, que la nécessité qu'il admet n'est pas « une nécessité de contrainte, mais une nécessité d'immutabilité (3). » Ainsi pour faire Dieu auteur du péché, Luther n'a dit autre chose, si ce n'est que les hommes y tombaient nécessairement, quoiqu'en même temps volontairement par une vraie et inévitable nécessité provenue du décret de Dieu. Or c'est ce que dit encore M. Jurieu en termes formels : donc par la même raison qu'il a convaincu Luther d'impiété , il s'en est convaincu lui-même , et sa preuve porte contre lui.

Aussi pour aller au fond de ses sentiments, nous lui avons démontré dans le livre des Variations (4), qu'il pose un principe qui ne lui permet pas de décider si c'est Dieu ou l'homme qui est l'auteur du péché. Ce principe, c'est ce qu'il dit dans son Jugement sur les Méthodes, que « nous ne savons rien de notre âme, sinon qu'elle pense (5). » Nous ne savons donc pas si elle a, ou si

 

1 Lett. X, P. 76. — 2 Ci-dessus, n. 4. — 3 Luth., De Ser. arb. — 4 Var., liv. XIV, n. 93. — 5 Jur., Jug. sur les Méth., p. 129, 130.

 

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elle n'a pas la liberté de son choix, s'il est en son pouvoir de choisir ou ne choisir pas une chose plutôt qu'une autre : d'où il conclut en effet que « c'est une témérité de définir que la liberté est cela ou n'est pas cela ; que pour être libre, il faut être en tel ou en tel état; qu'une telle chose, ou une autre, ruine la liberté. » Il pousse donc son ignorance jusqu'à ne pas vouloir sentir, quand il pèche, s'il pouvait ne pécher pas : en faisant le philosophe, il est sourd à la voix de la nature et il étouffe sa conscience, qui lui dit comme à tous les autres hommes, à chaque péché où il tombe, surtout à ceux où il tombe délibérément, qu'il aurait pu s'empêcher d'y tomber, c'est-à-dire d'y consentir ; car c'est en cela que consiste le remords : et s'il fait aller son ignorance jusqu'à douter si cela est, il ignore donc aussi s'il agit ou s'il n'agit pas dans le mal comme dans le bien avec une nécessité inévitable ; c'est-à-dire s'il n'est pas poussé à l'un comme à l'autre par une force supérieure et toute-puissante ; ce qui est douter finalement si c'est Dieu ou l'homme qui est l'auteur du péché, puisqu'une nécessité contre laquelle il ne peut y avoir en nous aucune résistance ne peut venir que de la nature de la volonté, également déterminée au mal comme au bien, selon les dispositions où elle est mise par une force majeure, et en un mot par la force de celui qui nous donne l'être.

Voilà ce qu'on lui objecte dans le livre des Variations ; voilà d'où on a conclu qu'il ne sait encore lui-même si c'est Dieu ou lui qui est auteur de son péché : doute qui emporte le manichéisme, puisque s'il n'est pas constant que celui qui pèche a été libre à ne pécher pas, il n'est pas constant que le péché ne vienne pas de la nature, et qu'il n'y ait pas hors de l'homme un principe inévitable du mal autant que du bien. Il ne sert de rien d'objecter que dans toute opinion où l'on reconnaît un péché originel, on reconnaît un péché inévitable ; car pour ne nous point ici jeter sur des questions qui ne sont pas de ce sujet, il doit du moins être constant que le péché a dû être tellement libre dans son origine, qu'il ait été au pouvoir de l'homme de l'éviter : on ne peut donc point douter de la nature de la liberté ; et le ministre, qui en veut douter, doute en même temps du principe par lequel seul on peut

 

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assurer que Dieu n’est pas celui qui nous pousse au crime. C’est à quoi il fallait répondre, s'il avait quelque chose à dire ; mais il se tait, et montre qu'il ne sait pas qui est l'auteur du péché, de Dieu ou de l'homme.

Pour sortir de ce doute impie, il voudrait que je lui apprise comment s'accorde le libre arbitre ou le pouvoir de faire ou ne faire pas avec la grâce efficace et les décrets éternels (1). Faible théologien, qui fait semblant de ne savoir pas combien de vérités il nous faut croire, quoique nous ne sachions pas toujours le moyen de les concilier ensemble ! Que dirait-il à un socinien qui lui tiendrait le même langage qu'il me tient, et le presserait en cette sorte : Je voudrais bien que M. Jurieu nous expliquât comment l'unité de Dieu s'accorde avec la Trinité ? Entrera-t-il avec lui dans la discussion de cet accord , et s'engagera-t-il à lui expliquer le secret incompréhensible de l'être divin ? Ne croirait-il pas l'avoir vaincu, en lui montrant que ces deux choses sont également révélées ; et par conséquent, malgré qu'il en ait, et malgré la petitesse de l'esprit humain qui ne peut les concilier parfaitement , qu'il faut bien que l'infinité immense de l'être de Dieu les concilie et les unisse? Mais sans nous arrêter à ce mystère, qu'est-ce en tout et partout que notre foi, qu'un recueil de vérités saintes qui surpassent notre intelligence, et que nous aurions, non pas crues, mais entendues parfaitement et évidemment, si nous pouvions les concilier ensemble par une méthode manifeste? Car par là nous en verrions, pour ainsi parler, tous les tenants et tous les aboutissants ; nous en verrions les dénouements autant que les nœuds, et nous aurions en main la clef du mystère pour y entrer aussi avant que nous voudrions. Mais cela n'est pas ainsi : et quand cela sera, ce ne sera plus cette vie, mais la future ; ce ne sera plus la foi, mais la vision. Que faut-il faire en attendant, sinon croire et adorer ce qu'on n'entend pas, unir par la foi ce qu'on ne peut encore unir par l'intelligence, et en un mot, comme dit saint Paul, « réduire son esprit en captivité sous l'obéissance de Jésus-Christ (1)? »

Ceux qui ne peuvent s'y résoudre ne trouvent que des écueils

 

1 Lett. X. — 2 II Cor., X, 5.

 

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dans la doctrine chrétienne, et font autant de naufrages qu'ils décident de questions : car il y a partout la difficulté à laquelle si on succombe, on périt. Et pour venir en particulier à celle où nous sommes, le socinien éprouve en lui-même la liberté de son choix : nulle raison ne lui peut ôter cette expérience ; mais ne pouvant accorder ce choix avec la prescience de Dieu, il nie cette prescience ; il succombe à la difficulté ; il se brise contre recueil ; et, comme dit saint Paul, « il fait naufrage dans la foi (1). » Le naufrage du calviniste , qui pour soutenir la prescience ou la providence , ôte à l'homme la liberté de son choix et fait Dieu auteur nécessaire de tous les événements humains, est-il moindre? Point du tout : l'un et l'autre s'est brisé contre la pierre. Celui qui tient ensemble les deux vérités que les autres commettent ensemble et détruisent l'une par l'autre , qui les concilie le mieux qu'il peut, et sachant bien qu'il n'est pas ici dans le lieu d'entendre, les surmonte par la foi en attendant qu'il y atteigne par l'intelligence : faudrait-il dire à M. Jurieu, s'il était théologien, que c'est le seul qui navigue sûrement et qui seul pourra parvenir à la vérité comme au port? Que sert donc d'alléguer ici la grâce efficace et les thomistes? Ces docteurs, comme les autres catholiques, sont d'accord à ne point mettre dans le choix de l'homme une inévitable nécessité, mais une liberté entière de faire et ne faire pas. S'ils ont de la peine à l'accorder avec l'immutabilité des décrets de Dieu, ils ne succombent pourtant pas à la difficulté : ils rament de toutes leurs forces pour s'empêcher d'être jetés contre l'écueil. M. Jurieu qui pour tout brouiller lorsqu'il s'agit simplement d'établir la foi, voudrait m'engager à discuter les moyens par lesquels on tâche de l'expliquer, ne veut qu'amuser le monde ; et c'est assez qu'on ait vu que ce n'est point par des conséquences, mais par un aveu formel, que Luther, Mélanchthon, Calvin, Bèze et les autres réformateurs ont fait Dieu auteur du péché ; que lui-même tantôt l'avoue et tantôt le nie ; que dans le fond il est prêt à retomber dans l'erreur dont il semble vouloir excuser la Réforme ; qu'il y retombe en effet sans avoir pu s'en défendre ; et que semblable à un criminel pressé par des preuves invincibles,

 

1 I Tim., I, 19.

 

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il ne peut pas demeurer un seul moment dans la même contenance, ni se soutenir devant ses accusateurs.

En effet, ne voyez-vous pas comme il vacille? D'abord il faisait le fier ; et pendant que je l'accusais, il m'accusait moi-même comme un calomniateur devant le jugement de Dieu ; mais quand le luthérien s'est élevé contre lui, en accusant les auteurs du calvinisme « de faire Dieu cause du péché » jusqu'à nous pousser lui-même aux crimes énormes par une immuable et inévitable nécessité, il n'a pas eu de réplique , et il a dit : « Il est vrai. » Le voilà vaincu de son aveu propre ; et il n'a plus songé, comme on a vu, qu'à pallier le crime. Mais il n'a pas été moins fort contre le luthérien que le luthérien l'a été contre lui ; et il a très-bien convaincu, non-seulement Mélanchthon, mais encore Luther lui-même, de n'avoir pas moins blasphémé que Calvin et les calvinistes. Entendez ceci, mes chers Frères : les deux que nous accusons, s'accusent entre eux : nous n'avons plus besoin de parler, et ils se convainquent l'un l'autre sans se laisser aucune évasion. Car le ministre Jurieu croyait échapper; et pour pallier le mieux qu'il pouvait les blasphèmes de son parti, il les appelle seulement des « expressions dures, des manières propres à scandaliser et dures à digérer. » Mais il a lâché le mot contre Luther ; et quoique Luther n'en ait pas dit davantage que Calvin et les calvinistes, non content de lui attribuer, comme à eux , seulement des « expressions dures, » M. Jurieu est contraint par la vérité à lui attribuer des dogmes affreux, « qui tendent au manichéisme et renversent toute religion. » Que dira-t-il maintenant ? Le fait est constant de son aveu : la qualité du crime n'est pas moins certaine ; et lui-même l'a qualifié d'impiété. Il n'y a donc plus qu'à le condamner par sa propre bouche , et dans une cause égale faire tomber sur son parti la même sentence.

Saint Paul écrit à Timothée : « O Timothée, gardez le dépôt, en évitant les profanes nouveautés de paroles, et les contradictions de la science faussement appelée de ce nom (1). » Quelle nouveauté plus profane que celle de parler de Dieu comme de celui qui nous pousse aux crimes énormes ; et qui en ruinant notre libre arbitre

 

1 I Tim., VI, 20.

 

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par ses décrets, impose aux démons comme aux hommes la nécessité de tomber dans tous les péchés qu'ils commettent ? Déjà la Réforme n'a pas évité ces profanes nouveautés dans les paroles, puisqu'elle a proféré celles-ci. Mais saint Paul ne s'arrête pas à condamner seulement les paroles ; dans les paroles il a regardé le sens, et il a voulu nous faire entendre que les profanes nouveautés dans les paroles marquaient de nouveaux prodiges dans les sentiments : c'est pourquoi il a condamné dans ces « paroles profanes la science faussement nommée d'un si beau nom. » Reconnaissons donc dans la Réforme, je dis dans ses deux partis, et autant dans le calvinisme que dans le luthéranisme, cette fausse et dangereuse science, qui pour montrer qu'elle entendait les plus hauts mystères de Dieu, a trouvé dans ses décrets immuables la ruine du libre arbitre de l'homme, et en même temps l'extinction du remords de conscience. Car si tout, et le péché même nous arrive par nécessité, et que nous n'ayons non plus de pouvoir d'éviter le crime que la mort et les maladies, nous pouvons bien nous affliger d'être pécheurs comme d'être sourds ou paralytiques, mais nous ne pouvons nous imputer notre péché comme une chose arrivée par notre faute et que nous pouvions éviter : qui est précisément en quoi consiste cette douleur qu'on nomme remords de la conscience. Avec elle s'en va aussi la pénitence : on se peut croire malheureux, mais non pas coupable : on se peut plaindre d'être pécheur, impudique, avare, orgueilleux, comme on se plaint d'avoir la fièvre ; encore peut-on quelquefois reconnaître qu'on a la fièvre par sa faute, et pour l'avoir contractée par des excès qu'on pouvait éviter : mais si tout et la faute même est inévitable, l'idée de faute s'en va ; personne ne frappe sa poitrine, « ni ne se repent de son péché » en s'accusant soi-même, et « en disant, Qu'ai-je fait (1) ? » La conscience dit à un chacun : « Je n'ai rien fait » qu'une force supérieure et divine ne m'y ait poussé, et Dieu m'entraîne au péché comme à la peine.

Telle est la fausse science que la Réforme a professée, quand elle a cru pouvoir pénétrer tous les mystères de Dieu; mais voici en même temps ses contradictions. Prenez garde, disait saint

 

1 Jerem., VIII, 6.

 

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Paul « aux contradictions de cette fausse science; » c'est que toute fausse science se contredit elle-même. Il en est ainsi arrivé à la Réforme ; et parce que sa science est fausse, elle est tombée dans de visibles contradictions. Elle a fait Dieu cause du péché : elle a eu honte de cette erreur, et a voulu s'en dédire : elle a voulu qu'on crût du moins qu'elle s'en était corrigée; et s'en dédisant, elle a posé des principes pour y retomber. Elle y retombe en effet dans le temps qu'elle tâche de s'en excuser ; et ne voulant pas avouer ce que la nature et sa propre conscience lui dictent sur son libre arbitre, elle établit dans tous les maux, même dans celui du péché, la nécessité dont nul que Dieu ne peut être auteur.

Voilà l'esprit de blasphème au milieu de ceux qui se sont dits des chrétiens réformés; et le voilà même dans ceux qu'ils appellent les Réformateurs. Le voilà dans Luther, dans Mélanchthon, dans Calvin, dans Bèze, dans les deux partis des protestants, de l'aveu de M. Jurieu ; et le voilà dans M. Jurieu lui-même, qui tâche d'en excuser la Réforme. Qu'elle écoute donc la sentence de la bouche de Dieu : « Chassez du camp le blasphémateur et celui qui a maudit son Dieu (1), » c'est-à-dire « qui a dit du mal contre lui. » Mais qui dit plus de mal contre son Dieu, que ceux qui disent qu'il fait tout le mal? Pouvait-on le maudire davantage? L'Eglise a obéi à la voix de Dieu, et a chassé ces impies, qui aussi bien « se séparaient déjà eux-mêmes, » selon la prédiction et contre le précepte de saint Jude (2), ou plutôt de tous les apôtres, comme saint Jude l'a marqué. Mais vous, ô troupeau errant, vous les avez mis à votre tête, et vous en avez fait vos réformateurs. Ah! revenez à vous-mêmes, du moins à la voix de votre ministre, qui vous a montré le blasphème au milieu de vous !

Souvenez-vous maintenant, mes Frères, des outrageantes paroles dont a usé M. Jurieu, en m'appelant déclamateur, calomniateur, homme sans honneur et sans foi, devant Dieu et devant son juste jugement. Vous voyez qu'il avait tort; et il employait cependant pour vous tromper, non-seulement les expressions et les injures les plus atroces, mais encore ce qu'il y a de plus saint

 

1 Levit., XXIV, 11. — 2 Epist. Jud., 5, 17, 19.

 

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et de plus terrible parmi les hommes. Pour toute réparation de tous ces excès, je vous demande seulement, mes Frères, de bien connaître (a), et de ne vous plus laisser émouvoir à ses clameurs, lorsqu'il se plaint qu'on le calomnie. Mais passons à un autre endroit où il fait encore la même plainte, et avec une égale injustice. « Il est faux, dit-il, pareillement qu'on soit demeuré d'accord que les luthériens soient semi-pélagiens (1). » Mais sa propre preuve le réfute, la voici : « Car encore, continue-t-il, qu'ils donnent à l'homme quelque chose à faire avant la grâce, savoir d'écouter et se rendre attentif, cependant selon eux la première grâce est de Dieu; et c'est cette première grâce qui fait la conversion. » Aveugle, qui ne voit pas que les semi-pélagiens n'ont jamais seulement pensé que la première grâce, c'est-à-dire ce qui est de Dieu, ne fût pas de Dieu; mais qu'ils étaient semi-pélagiens en ce qu'ils attachaient cette première grâce à quelque chose qui dépendait purement du libre arbitre de l'homme, comme à prier, à demander, à désirer du moins son salut, et par là le commencer tout seul. M. Jurieu osera-t-il dire que les luthériens n'en font pas autant, puisqu'en mettant que la grâce fait par elle-même la conversion de l'homme, ils font dépendre cette grâce de l'attention que l'homme prête par lui-même à la parole de Dieu? Qu'est-ce être semi-pélagien, si cela ne l'est? Car être semi-pélagien n'est pas nier que Dieu n'achève l'ouvrage ; c'est dire qu'il ne l'achève que parce que l'homme l'a auparavant commencé. La grâce, dit le luthérien, est inséparablement attachée à la parole, d'où elle ne manque jamais de sortir avec efficace. A la bonne heure. L'homme qui se rend attentif à la prédication, aura sans doute la grâce, selon ces principes. Je le veux bien. Mais pourquoi aura-t-il la grâce? Parce qu'il s'est rendu attentif. Je le veux encore. Allons plus avant. Est-ce la grâce qui lui a donné cette attention, ou bien se l'est-il donnée à lui-même? C'est lui-même, dit le luthérien. Il se doit donc à lui-même d'avoir la grâce : c'est à lui-même qu'il doit le commencement de son salut.  Non, dit

 

1 Lett. X, 77.

(a) Les anciennes éditions : De bien connaître; les éditions modernes : De le bien connaître.

 

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M Jurieu (1) ; la grâce prévient et se présente d'elle-même avant toiit acte de la volonté. Illusion. Car quelle est la grâce qui se présente de cette sorte? C'est la grâce de la doctrine et des promesses, c'est-à-dire la grâce des pélagiens anciens et modernes; la grâce que ces hérétiques, que les sociniens, que les pajonistes, nouveaux hérétiques de la Réforme, qui ne reconnaissaient de grâce que dans la prédication, admettaient; une grâce extérieure qui frappe l'oreille, et qui n'excite l’âme que par le dehors. Mais, dit-on, le luthérien va plus avant ; et pourvu qu'on écoute par soi-même cette parole qui est présentée, il en sortira une grâce qui agira dans le cœur. Je l'avoue ; mais il faut auparavant que l'homme vienne de lui-même; de lui-même se rendre attentif, c'est commencer son salut sans aucun besoin de la grâce intérieure. Mais dans le commencement est renfermé le salut entier, puisqu'il entraîne nécessairement la conversion toute entière : tout cet ouvrage se réduit enfin à une opération purement humaine comme à sa première cause; et l'homme se glorifie en lui-même et non pas en Dieu, ce qui est l'erreur la plus mortelle à la piété. Qu'on démêle ce nœud, ou qu'on cesse d'excuser les luthériens du semi-pélagianisme ; c'est-à-dire, comme je l'ai démontré, du plus dangereux poison que le pélagianisme  verse dans le cœur.

Mais que nous importe? direz-vous : ce n'est pas cette question que vous avez à démêler avec M. Jurieu; et il ne s'agit pas de savoir si les luthériens sont devenus demi-pélagiens, mais si ce ministre en est d'accord, comme vous l'en accusez. Eh! je vous prie, que veut-il donc dire par les paroles que vous venez d'entendre : « Ils donnent à l'homme quelque chose à faire avant la grâce, savoir d'écouter et de se rendre (a) attentif (2). » Si cela est avant la grâce, il n'est donc pas de la grâce, et le salut commence par quelque chose d'humain. Qu'y a-t-il de plus demi-pélagien? Mais où prend-on que l'attention à la parole, lorsqu'elle est aussi sérieuse et aussi sincère qu'il faut, n'est pas encore un

 

1 Lett. X, 77. — 2 Jur., lett. x.

(a) L'édition originale, rapportant le même passage, a dit tout à l'heure : Et se rendre.

 

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don de Dieu? Ceux « qui viennent à Jésus-Christ » pour écouter sa parole, ne sont-ils pas de ceux « que son Père tire (1) ; » c'est-à-dire comme il l'explique lui-même, de ceux « à qui son Père donne d'y venir (2)? » N'est-ce pas là qu'ils commencent à « être enseignés de Dieu, à écouter la voix du Père et à apprendre de lui ? » Ces brebis, qui écoutent si volontiers la « voix du pasteur, » ne sont-elles pas de celles que le pasteur a auparavant rendues dociles, « qu'il connaît et qui le suivent (3) ? » On sait que l'efficace de la parole se fait quelquefois sentir aux profanes, que la curiosité, ou la coutume, ou d'autres semblables motifs y attirent, mais ce n'est pas la voie commune : ordinairement de tels auditeurs sont de ceux qui n'ont pas d'oreilles pour entendre (4); » ils sont de ces sourds spirituels à qui Jésus-Christ n'a pas encore ouvert l'oreille (5). Les luthériens veulent-ils promettre à de semblables auditeurs, que la parole sera toujours efficace pour eux? Non sans doute : cette promesse n'est que pour ceux qui viennent poussés par la foi et avec une bonne intention. Mais cette foi, mais cette bonne intention, à la prendre dès son premier commencement, si ce n'est pas Dieu qui la donne, il n'y a plus de grâce chrétienne, et Jésus-Christ est mort en vain ; car c'est tout ôter à la grâce que de lui ôter le commencement de notre sanctification, puisque même ce commencement n'est pas moins attribué à la grâce dans l'Ecriture, que l'entier accomplissement de notre salut. « J'espère, disait saint Paul, que celui qui a commencé en vous ce saint ouvrage, y donnera l'accomplissement (6). » Voilà ce qu'il fallait dire aux luthériens, et non pas les excuser dans une erreur si bien reconnue et tant de fois condamnée du commun consentement de toute l'Eglise, ni leur permettre d'attacher la grâce à la volonté que nous avons « d'écouter et de nous rendre attentifs avant la grâce. »

Mais, mes Frères, je ne craindrai point de vous le dire : on ne connaît point parmi vous cette exactitude qu'il faut garder dans les dogmes; et si M. Jurieu prend soin de convaincre les luthériens de leur erreur, c'est pour leur faire valoir la facilité qu'on a

 

1 Joan., VI, 44, 66. — 2 Ibid., 45. — 3 Joan., X, 3, 27. — 4 Matth., XIII, 9. — 5 Marc., VII, 34, 35. — 6 Phil., I, 6.

 

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de les tolérer. Voici en effet comme il leur parle : « Il semble, dit-il que les protestants de la Confession d’Augsbourg ayant passé à l'opinion directement opposée à cette Confession, et fassent dépendre l'efficace de la grâce de la volonté humaine et du bon usage du libre arbitre (1). C'est ainsi, dit-il à Scultet (2), que vous avez dit souvent vous-même que Dieu convertit les hommes, quand eux-mêmes ils prestent l'oreille attentive et respectueuse à la parole. Donc la conversion dépend de cette attention précédente, qui ne dépend que du libre arbitre et précède toute grâce convertissante et excitante. Vous ajoutez, poursuit-il, que lors qu'on ne se met pas en devoir de convertir et réparer l'homme, Dieu le laisse aller par les voies criminelles. Donc, conclut M. Jurieu, devant que Dieu retire l'homme du péché, il doit lui-même et par ses propres forces se mettre en devoir de se convertir. Vous poursuivez, continue-t-il, parlant toujours au docteur Scultet, et vous dites que Dieu veut donner à tous les adultes (à tous ceux qui sont arrivés à l'âge de raison) la contrition et la foi vive, à condition qu'auparavant ils se mettront en devoir de convertir l'homme. Donc, encore un coup, conclut votre ministre, l'homme doit se préparer par le bon usage de ses propres forces à la contrition et à l'infusion de la foi vive. Je ne puis assez m'étonner, continue M. Jurieu, comment et par quelle destinée vous vous êtes si éloignés de Luther, votre auteur, qui a haï le pélagianisme et le demi-pélagianisme jusqu'à se rendre suspect du manichéisme et d'avoir entièrement renversé la liberté. » C'est ce qui m'étonne aussi bien que lui, et qu'on soit passé de l'extrémité de nier le libre arbitre, dont Luther est plus que suspect, comme on a vu, quoique M. Jurieu veuille bien employer ici un si doux terme, jusqu'à celle de faire dépendre avec les pélagiens et semi-pélagiens le salut de l'homme de ses propres forces.

Mais votre ministre poursuit encore : « Calixte, dit-il, un des plus célèbres de vos théologiens, dit dans son Abrégé de la théologie, qu'il reste aux hommes des forces d'entendement et de volonté, et des connaissances naturelles dont, s'ils usent bien, s'ils ont soin de leur salut, et qu'ils y travaillent autant qu'ils peuvent,

 

1 Jur., Cons. de Pac., p. 116. — 3 Ibid.

 

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Dieu pourvoira à leur salut par des moyens qui les conduiront à une plus grande perfection, c'est-à-dire à celle qui est appuyée sur la révélation. Il parle, poursuit le ministre, de ceux qui n'ont pas seulement oui parler de Jésus-Christ ni du christianisme : ceux-là, par leur propre mouvement, peuvent bien user des forces de la volonté et des connaissances naturelles, prendre soin de leur salut et y travailler (1). » Voilà, sans doute le semi-pélagianisme tout pur dans les luthériens. M. Jurieu a raison de s'en donner. « Quel changement, ô bon Dieu! dit-il; comment peut-on passer à cette opinion de celle où on reconnaissait le libre arbitre tellement esclave ou de Satan ou de Dieu, qu'il ne pouvait pas même commencer un ouvrage tendant au salut sans Dieu et sa grâce? » C'est-à-dire, comme on voit, en d'autres termes : Comment peut-on passer du manichéisme ou du stoïcisme qui détruisent le libre arbitre, au demi-pélagianisme qui lui attribue le salut en le lui faisant commencer et l'attachant tout entier à ce commencement? C'est de quoi les luthériens sont coupables. M. Jurieu ne les en a pas accusés seulement, quoique depuis il l'ait voulu nier ; mais encore il les en a convaincus ; et si on ajoute à ces preuves celles que j'ai rapportées du livre de la Concorde (2), qui contient, non les sentiments des particuliers, mais les décisions de tout le parti, il n'y aura rien à désirer pour la conviction.

Le premier parti de la Réforme est tombé dans cette effroyable variation; mais il ne faut pas que les calvinistes, c'est-à-dire le second parti, se vante d'en être innocent, puisque, comme nous l'avons dit, ils ne s'étudient à convaincre les luthériens de leur erreur que pour leur faire valoir l'offre qu'on leur fait de la tolérer. Ainsi ce que les luthériens font par erreur, les calvinistes le font par consentement, en leur offrant la communion, en les ad-i mettant à la table et au nombre des enfants de Dieu malgré l'injure qu'ils font à sa grâce. Ce qui fait dire décisivement à M. Jurieu, contre les maximes de sa secte et contre les siennes propres, que le « semi-pélagianisme ne damne pas (3). » Quel intérêt, mes chers Frères, prend-on parmi vous aux semi-pélagiens ennemis de la

 

1 Jur., Cons. de Pac., p. 118. — 2 Var., liv. VIII, n. 32 et suiv. — 3 Syst., liv. II, ch. III, p. 249, 253; Hist. des Var., liv. VIII, 59; liv. XIV, 84.

 

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grâce de Jésus-Christ ? Que peut-il y avoir de commun entre ceux qui donnent tout au libre arbitre, et ceux qui lui ôtent tout? Et d'où vient que votre ministre en est venu jusqu'à dire que le semi-pélagianisme ne damne pas? Ne voyez-vous pas plus clair que le jour que c'est qu'on sacrifie tout aux luthériens? La doctrine de la grâce chrétienne autrefois si fondamentale parmi vous, cesse de l'être; et il ne tient qu'aux luthériens de vous faire changer, autant qu'ils voudront, les maximes qu'on croyait les plus sûres parmi vous.

En effet ce même M. Jurieu, qui dans sa huitième et dans sa dixième Lettre s'emporte si violemment contre moi de ce que je range le semi-pélagianisme parmi les erreurs mortelles, en a dit beaucoup plus que moi quand il a parlé naturellement, puisqu'il a dit ces paroles : « On a beau faire, on ne rendra jamais les vrais chrétiens pélagiens et semi-pélagiens. » Et encore : « Il n'y a que deux articles généraux que le peuple doit bien savoir, et sur lesquels tout le reste doit être bâti : le premier, que Dieu est le principe et la cause de tout notre bien ; cela est d'une nécessité absolue pour servir de fondement au service de Dieu, à la prière et à l'action de grâces (1) ; » ce qui arrache jusqu'aux moindres fibres de la doctrine de Pelage, comme incompatible avec le salut et avec le fondement de la piété. Il dit encore en un autre endroit et dans sa Consultation, qui est son dernier ouvrage : « Qu'il est nécessaire en toutes manières de bien enseigner au peuple qu'on ne doit point tolérer l'hérésie pélagienne dans l'Eglise ; que Dieu est la cause de tout le bien qui est en nous, en quelque manière que ce soit; que le libre arbitre de l'homme, en tout ce qui regarde les choses divines et les œuvres par lesquelles nous obtenons le salut, est tout à fait mort ; que dans l'œuvre de la conversion Dieu est la cause du commencement, du milieu et de la fin (2). » Tout cela c'est, ou les rameaux, ou la racine, ou les fibres du pélagianisme qu'il ne faut pas supporter. Mais le semi-pélagianisme est exclus par là. Car dira-t-on qu'il faut laisser avaler au peuple la moitié d'un poison si mortel ? S'il faut que le peuple sache que le libre arbitre « est mort » dans toutes les œuvres qui

 

1 Lett. VIII, p. 61 ; X, 7. —  2 Jur., Consult., p. 282.

 

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ont rapport au salut, il est donc mort pour écouter et se rendre utilement attentif à la parole comme à tout le reste. S'il faut, encore un coup, que le peuple sache que Dieu « est l'auteur du commencement, » comme du milieu et de la fin, que reste-t-il aux semi-pélagiens, qui sont d'ailleurs convaincus d'attribuer à l'homme tout le salut, en lui attribuant ce commencement auquel est attachée toute la suite ? Ainsi, selon M. Jurieu, le semi-pélagianisme est intolérable.

Il est vrai pourtant qu'il dit ailleurs, et le répète par deux fois, que le semi-pélagianisme ne damne pas (1) : il est vrai qu'il s'échauffe dans ses Lettres jusqu'à l'emportement pour soutenir une doctrine favorable à cette hérésie (2). S'il a cru sauver ses contradictions, en disant comme il a fait que ces semi-pélagiens, qu'il sauve dans la Confession d’Augsbourg et ailleurs, « pendant qu'ils sont semi-pélagiens dans l'esprit, sont disciples de saint Augustin dans le cœur (3), il ne connaît guère ce que c'est ni que l'esprit ni que le cœur. Car par où est-ce que le poison d'une mauvaise doctrine passe dans le cœur, si ce n'est par l'esprit ? C'est donc par l'esprit qu'il faut commencer à empêcher le poison d'entrer, et ne pas tolérer une doctrine qui portera la mort dans le cœur aussitôt qu'elle y arrivera.

Mais le ministre s'entend encore moins lui-même, lorsqu'en posant comme un fondement que l'hérésie pélagienne ne doit pas être tolérée parmi les fidèles, il ne laisse pas de décider que « dans les exhortations il faut nécessairement parler à la pélagienne (4). » Parole insensée s'il en fut jamais, sur laquelle il n'ose aussi dire un seul mot, quoiqu'on la lui ait objectée dans l'Histoire des Variations (5). Mais qu'il y réponde du moins maintenant et qu'il nous explique, s'il petit, ce que c'est que parler à la pélagienne. Est-ce presser vivement l'obligation et la pratique des bonnes œuvres? C'est la gloire du christianisme et celle de Jésus-Christ, qu'il ne faut pas transporter à Pelage et à ses disciples. Ou bien est-ce qu'il ne faut prêcher que la justice des œuvres et l'obligation

 

1 Jur., Syst., p. 249, 253; Par., liv. VIII, n. 59; liv. XIV, n. 83, 84. — 2 Lett. VIII et X. — 3 Jur., Jug. sur les Méth., p. 114 ; Var., liv. XIV, n. 92. — 4 Jug. sur les Mét., sect. XV, p. 131. — 5 Var., liv. XIV, n. 92; ibid., n. 83, 84.

 

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de les faire, sans parler de la grâce par laquelle on les fait? C'est établir la justice pharisaïque, tant réprouvée par saint Paul (1). On ne sait donc ce que veut dire ce téméraire docteur, qui non content de conseiller de prêcher «à la pélagienne, » ajoute encore qu'il le faut nécessairement, comme s'il n'y avait point d'autre moyen d'exciter les hommes à la vertu que de flatter leur présomption. Tout cela ne s'accorde pas : mais sachez que Dieu n'aveugle votre ministre jusqu'à permettre, qu'il tombe dans de si visibles et si surprenantes contradictions, qu'afin que vous entendiez qu'on ne peut parler conséquemment parmi vous. Pour être bon calviniste, il faut concilier trop de choses opposées. Le calvinisme voudrait une chose; le luthéranisme, qu'il faut contenter, en fait dire une autre : on tourne à tout vent de doctrine, et il n'y a point de sable si mouvant.

Quant à ce que pour récriminer, M. Jurieu nous objecte que nos « molinistes sont demi-pélagiens (2), » et que l'Eglise romaine «tolère un pélagianisme tout pur et tout cru (3). » Pour ce qui regarde les molinistes, s'il en avait seulement ouvert les livres, il aurait appris qu'ils reconnussent pour tous les élus une préférence gratuite de la divine miséricorde : une grâce toujours prévenante , toujours nécessaire pour toutes les œuvres de piété ; et dans tous ceux qui les pratiquent, une conduite spéciale qui les y conduit. C'est ce qu'on ne trouvera jamais dans les semi-pélagiens. Que si on passe plus avant, ou qu'on fasse précéder la grâce par quelque acte purement humain à quoi on l'attache, je ne craindrais point d'être contredit par aucun catholique, en assurant que ce serait de soi une erreur mortelle qui ôterait le fondement de l'humilité et que l'Eglise ne tolérerait jamais après avoir décidé tant de fois, et encore en dernier lieu dans le concile de Trente, que tout le bien, jusqu'aux premières dispositions de la conversion du pécheur, vient « d'une grâce excitante et prévenante, qui n'est précédée par aucun mérite (4); » et avait ensuite prononcé : « Si quelqu'un dit qu'on peut croire, espérer, aimer et faire pénitence sans la grâce prévenante du Saint-Esprit, et que cette grâce est nécessaire

 

1 Rom., III, IV, VIII, X. — 2 Lett. VIII. p. 61. — 3 Lett. X, p. 77. — 4 Sess. VI, cap. V.

 

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pour faire plus facilement le bien, comme si on pouvait le faire, quoique plus difficilement, sans ce secours; qu'il soit anathème (1) » Voilà comme l'Eglise romaine « tolère un pélagianisme tout pur et tout cru, » pendant qu'elle en arrache jusqu'aux moindres fibres, en attribuant à la grâce jusqu'aux moindres commencements du salut : et on ne veut pas revenir de calomnies si atroces et ensemble si manifestes!

Tout ce que dit M. Jurieu pour soutenir celle-ci, c'est « qu'on donne à l'homme le pouvoir de résister à la grâce (2). » Si c'est là être pélagien, il y a longtemps que les luthériens le sont, puisqu'ils enseignent dans la Confession d'Augsbourg, qu'on peut résister à la grâce jusqu'à la perdre entièrement après l'avoir reçue (3).

Saint Augustin est aussi du nombre des pélagiens, puisqu'il répète si souvent, même contre ces hérétiques, que la grâce vient de Dieu ; mais qu'il appartient à la volonté d'y consentir ou de n'y consentir pas (4). Mais ce n'est pas ici le lieu de traiter cette question; et nous en dirons davantage, si le ministre entreprend un jour de nous prouver ce paradoxe inouï jusqu'à présent, qu'on ait condamné les pélagiens pour avoir dit qu'on peut résister à la grâce, ou qu'on y résiste souvent jusqu'à en rendre les inspirations inutiles, quand même on dirait avec cela que Dieu, dont les attraits sont infinis, a des moyens sûrs pour prévenir et pour empêcher cette résistance. Qu'on me montre, encore un coup, que les conciles qui ont condamné les pélagiens, ou saint Augustin, ou quelque autre auteur, quel qu'il soit, les aient condamnés pour cela, ou qu'on ait mis ce sentiment parmi leurs erreurs : c'est ce que j'oserai bien assurer qu'on ne montrera jamais, et qu'on ne tentera même pas de le montrer; ainsi ce pélagianisme tout pur et tout cru, que M. Jurieu impute à l'Eglise romaine, n'est assurément que dans sa tête.

Mais voici une autre objection que je l'accuse d'avoir faite aux luthériens : « Il n'est pas possible, leur dit-il, de dissimuler votre doctrine sur la nécessité des bonnes œuvres (5). » Il est vrai, il faut

 

1 Can. 2, 3. — 2 Lett. VIII, p. 61. — 3 Conf. Aug., art. 11 ; Var., liv. III, n. 37. — 4 De spirit. et litt., cap. XXXIII, n. 57 et 58. — 5 Consult. de pac., p. 243.

 

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renoncer au christianisme pour dissimuler l'erreur des luthériens, lorsqu'ils ont osé condamner cette proposition : «Les bonnes œuvres sont nécessaires au salut. » Nous en avons pourtant rapporté la condamnation faite par le consentement unanime des luthériens dans l'assemblée de Vorms en 1557 (1). Le ministre avoue qu'il ne peut dissimuler cette doctrine des luthériens; et il semble montrer par ces paroles qu'il en a l'horreur qu'elle mérite ; mais cependant il entre en traité avec eux; et pour ne point les exclure de la société de l'Eglise, il est contraint de tolérer une erreur si préjudiciable à la piété. Que dira-t-il ? Quoi ? peut-être que les luthériens ont depuis changé d'avis? Mais au contraire il rapporte avec une espèce d'horreur ce passage de Scultet lui-même, où il dit « qu'il n'est pas permis de donner une obole des richesses bien acquises pour obtenir le pardon de ses péchés; » et encore, « que l'habitude et l'exercice des vertus n'est pas absolument nécessaire aux justifiés pour le salut ; que ce n'est pas même ni dans le cours ni à la fin de leur vie une condition sans laquelle ils ne l'obtiendraient pas, que Dieu n'exige pas d'eux les œuvres de charité, comme des conditions sans lesquelles il n'y a point de salut. » Voilà des blasphèmes, puisque, poursuit M. Jurieu, « si ni l'habitude, ni l'exercice des vertus n'est nécessaire, pas même à l'heure de la mort, un homme pourrait être sauvé quand il n'aurait fait ni dans tout le cours de sa vie, ni même à la mort, aucun acte d'amour de Dieu (2). » Ces impiétés, que votre ministre déteste avec raison dans les luthériens d'aujourd'hui, viennent du fond de leur doctrine, et sont des suites inévitables du dogme de la justice par imputation; car par là on est mené à dire que la justice que Dieu même fait en nous par l'infusion et par l'exercice des vertus et même de la charité, est la justice des œuvres réprouvée par l'Apôtre; de sorte que la grâce de la justification précède la charité même ; d'autant plus que, selon les principes de la secte, il n'est pas possible d'aimer Dieu qu'après s'être parfaitement réconcilié avec lui; d'où il s'ensuit que le pécheur est justifié sans avoir la moindre étincelle de l'amour de Dieu : ce qui est une suite affreuse

 

1 Var., liv. V, n. 11; liv. VII, n. 108; liv. VIII, n. 32. — 2 Consult. de pac., p. 244.

 

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de la justice par imputation, et ce qu'aussi nous avons vu établi en conséquence de cette doctrine dès l'origine du luthéranisme (1).

Je ne puis ici m'empêcher de me réjouir avec M. Jurieu de ce qu'il semble vouloir corriger ce mauvais endroit du système protestant ; mais en même temps il fait deux fautes capitales ; l'une de tolérer dans les luthériens cette insupportable doctrine, ce qui le fait consentir au crime de la soutenir; l'autre, de l'imputer par une insigne calomnie à l'Eglise romaine et à moi-même. A mon égard, voici ce qu'il dit dans la vingtième Lettre de cette année : « L'évêque de Meaux, qui fait profession pourtant de n'être pas de la doctrine des nouveaux casuistes, établit dans son Catéchisme que la contrition imparfaite, c'est-à-dire celle qui naît seulement de la crainte de l'enfer, suffit pour obtenir la rémission des péchés (2). » Il ne faut plus s'étonner de rien après les hardis mensonges qu'on a vus dans les discours de ce ministre ; mais il est pourtant bien étrange de me faire dire une chose quand je dis tout le contraire en termes exprès. Voici l'endroit qu'il produit de mon Catéchisme (3) : « Ceux qui n'ont pas cette contrition parfaite, ne peuvent-ils pas espérer la rémission des péchés? » A quoi on répond : « Ils le peuvent par la vertu du sacrement, pourvu qu'ils y apportent les dispositions nécessaires. » Il faudrait donc examiner quelles étaient ces dispositions que j'appelais nécessaires. Mais sans en prendre la peine, le ministre croit avoir droit de décider de son chef sur mes sentiments : « Et, dit-il, ces dispositions ne sont autre chose que la peur de l'enfer : ainsi, conclut-il, un scélérat, qui à la fin de sa vie se confessera avec la crainte de la mort éternelle, pourra être sauvé, sans jamais avoir fait aucun acte d'amour de Dieu ; c'est à quoi se réduit la morale sévère de notre convertisseur. »

Il croit avoir triomphé, quand il me donne ce titre que je voudrais avoir mérité ; mais pour le confondre, il n'y a qu'à lire la suite du passage qu'il produit. Car en expliquant ces dispositions nécessaires, que le ministre a interprétées de la seule crainte de l'enfer, je dis selon le concile de Trente , « que ces dispositions,

 

1 Var., liv. I, n. 7 et suiv. — 2 Jur., lett. XX, 154. — 3 Catéch. de Meaux, inst. sur la Pénit. dans le IIe Catéch., leçon II, p. 110.

 

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nécessaires pour obtenir le pardon de ses péchés, sont, premièrement   de considérer la justice de Dieu et s'en laisser effrayer; secondement, de croire que le pécheur est justifié , c'est-à-dire remis en grâce par les mérites de Jésus-Christ, et espérer en son nom le pardon de nos péchés ; et enfin, de commencer à l'aimer comme la source de toute justice, c'est-à-dire comme celui qui justifie le pécheur gratuitement et par une pure bonté (1). » Il faut donc nécessairement, du moins commencer à aimer Dieu ; et cela par le motif le plus propre à la grâce de la conversion, en l'aimant comme celui qui justifie le pécheur par une pure et gratuite miséricorde. Ainsi manifestement, pour avoir la  rémission des péchés, si l'on n'a pas la contrition parfaite en charité, qui d'abord réconcilie le pécheur, il faut du moins commencer à aimer Dieu à cause de sa bonté gratuite ; et par cet amour commencé se préparer le chemin à l'amour parfait qui consomme en nous la justice , et qui même serait capable de nous justifier avec le vœu du sacrement, quand on ne l'aurait pas actuellement reçu. Loin de me contenter de la seule crainte de l'enfer, j'explique pourquoi la crainte ne suffit pas seule, en peu de mots à la vérité, comme il fallait à des enfants, mais de la manière qui me paraissait la plus propre à s'insinuer dans ces tendres esprits; à quoi j'ajoute expressément qu'il faut apprendre plus clairement à ceux qui sont plus avancés, que ce qu'il faut faire dans le sacrement de pénitence « pour y assurer son salut autant qu'on y est tenu, c'est de désirer vraiment d'aimer Dieu, et s'y exciter de toutes ses forces (2) ; » où non content du désir de l'amour de Dieu, qui ne peut être sans un amour déjà commencé, je demande encore qu'on s'excite de toutes ses forces à exercer cet amour. Votre infidèle ministre a supprimé toutes ces paroles de mon Catéchisme, non-seulement pour prendre de là occasion de me calomnier, lui qui m'impute sans raison tant de calomnies , mais encore de peur que vous ne voyiez les saintes dispositions que nous proposent les Pères de Trente, c'est-à-dire toute l'Eglise catholique, pour obtenir le pardon de nos péchés.

Mais la plus coupable infidélité de cet écrivain et celle où il vous

 

1 Catéch. de Meaux, p. 110. — « Ibid.

 

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fait voir qu'il n'a plus aucun égard à la bonne foi, a été celle de me faire dire dans ce même Catéchisme, « qu'on pouvait être sauvé sans avoir jamais fait aucun acte d'amour de Dieu. » A Dieu ne plaise que j'instruise si mal le peuple que le Saint-Esprit a commis à ma conduite, et que je donne aux enfants ce poison mortel, au lieu du lait que je leur dois. Voici quelle est ma doctrine dans la leçon où je traite expressément cette matière. J'y enseigne très-soigneusement, entre autres choses « que celui qui manque à aimer Dieu, manque à la principale obligation de la loi de Jésus-Christ, qui est une loi d'amour, et à la principale obligation de la créature raisonnable, qui est de reconnaître Dieu comme son premier principe, c'est-à-dire la première cause de son être, et comme sa fin dernière, c'est-à-dire celle à laquelle on doit rapporter toutes ses actions et toute sa vie; en sorte qu'étant difficile de déterminer les circonstances particulières où il y a une obligation spéciale de donner à Dieu des marques de son amour, nous en devons tellement multiplier les actes, que nous ne soyons pas condamnés pour avoir manqué à un exercice si nécessaire (1). » On serait donc condamné, si on y manquait, faute d'avoir satisfait à la principale de ces obligations, et comme chrétien, et même comme homme; et voilà comme j'ai dit qu'on peut être sauvé sans aimer Dieu.

Le ministre ne rougit pas de me l'imputer, pendant que je m'étudie à établir précisément tout le contraire. Mais ce n'est pas là son plus grand crime : l'excès de son aveuglement, c'est qu'en m'accusant faussement d'une erreur si opposée à l'amour de Dieu, il en convainc les luthériens, et en même temps il les supporte ; de sorte que tout le zèle qu'il a pour la charité et pour l'Evangile, c'est qu'il condamne sévèrement dans les catholiques, à qui il l'impute par calomnie, ce qu'il trouve effectivement et ce qu'il tolère dans les luthériens.

Mais de peur qu'il ne s'imagine que ce qu'il trouve dans mon Catéchisme soit ma doctrine particulière, je veux bien lui déclarer que s'il s'est trouvé des auteurs parmi nous qui aient ôté l'obligation d'aimer Dieu par un acte spécial, ou qui aient voulu la

 

1 II Catéch., de Meaux, IV part., leçon V, p. 95.

 

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réduire à quatre ou cinq actes dans la vie, les Papes, les évêques et les facultés de théologie s'y sont opposés par de sévères censures : témoin ces propositions censurées à Rome par les papes Alexandre VII et Innocent XI (1), avec l'applaudissement de tout l'ordre épiscopal et de toute l'Eglise catholique : « L'on n'est tenu de former en aucun temps de la vie des actes de foi, d'espérance et de charité, en vertu des préceptes qui appartiennent à ces vertus (2). Nous n'osons pas décider si c'est pécher mortellement que de ne former qu'une seule fois en sa vie un acte d'amour de Dieu : il est probable que le précepte de l'amour de Dieu n'oblige pas, même à la rigueur, tous les cinq ans ; il n'oblige que lorsqu'il est nécessaire pour être justifié et que nous n'en avons point d'autre moyen (3). » On fait voir en condamnant ces propositions autant absurdes qu'impies, que le précepte de l'amour de Dieu oblige les chrétiens, et ne les oblige pas pour une fois ni dans un certain temps seulement, mais continuellement et toujours, à la manière qu'on vient d'expliquer.                                         

Il serait aisé de vous faire voir que de semblables propositions ont été souvent condamnées par les Papes, par les évêques et par les universités, si c'en était ici le lieu. Ecoutez-moi donc, mes chers Frères, et ne vous laissez point séduire par ces paroles de mensonge : «Les catholiques tolèrent toutes les mauvaises doctrines, et jusqu'à celle qui nie la nécessité d'aimer Dieu. » Vous voyez par ces censures comme on les tolère : mais, ô Dieu, vous êtes juste ! Ceux qui nous accusent faussement de les tolérer, livrés à l'esprit d'erreur en punition de leurs calomnies, sont eux-mêmes coupables du crime qu'ils nous imposent, puisqu'ils tolèrent ces erreurs dans les luthériens, parmi lesquels ils sont forcés de les reconnaître d'une manière plus insupportable qu'elles ne se sont jamais trouvées dans aucuns auteurs.

C'est à quoi les pousse , malgré qu'ils en aient, cette malheureuse compensation de dogmes qu'ils ne cessent de négocier avec ceux de la Confession d’Augsbourg par toutes sortes de moyens. Votre ministre s'est offensé d'une manière terrible, de ce que j'ai

 

1 Prop. damn. ab. Alex. VII, 24 sept. 1665; et ab Inn. XI, 2 mart 1679. — 2 Prop., I, Alex. VII. — 3 Innoc. XI, Prop. 5, 6, 7.

 

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osé lui reprocher ce commerce infâme : « Je n'ai pu, dit-il, lire sans pitié ces paroles de M. de Meaux (1) : après toutes ces vigoureuses récriminations que font les calvinistes aux luthériens, on croirait que le ministre Jurieu va conclure à détester dans les luthériens tant d'abominables excès, tant de visibles contradictions, un aveuglement si manifeste. Point du tout; il n'accuse les luthériens de tant d'énormes erreurs, que pour en venir à la paix... Nous vous passons tous les prodiges de votre doctrine; nous vous passons votre monstrueuse ubiquité ; nous vous passons votre demi-pélagianisme ; nous vous passons ce dogme affreux qui veut que les bonnes œuvres ne soient pas nécessaires au salut : passez-nous donc aussi les décrets absolus, la grâce irrésistible, la certitude du salut, etc. (2). » Je reconnais mes paroles, il les a fidèlement rapportées; et « voilà, poursuit-il, ce que j'appelle faire le comédien et le déclamateur sans jugement et sans foi. Il n'est point vrai qu'on reconnaisse dans les luthériens des dogmes énormes, des prodiges de doctrine, d'abominables excès (3). » Prêtez l'oreille, mes Frères; l'ubiquité constamment enseignée par les luthériens, n'est plus un monstre de doctrine : laissons celui-là qui trouvera sa place ailleurs : l'erreur d'attribuer à l'homme le commencement, et par là tout l'ouvrage de son salut ; celle de dire que les bonnes œuvres ne sont pas nécessaires au salut, et qu'en effet on est sauvé sans les vertus, sans leur exercice et sans celui de l'amour de Dieu , n'est pas un dogme énorme , ni un abominable excès : tout cela est supportable ; car il a la marque du luthéranisme, qui rend tout sacré et inviolable. Retenez bien, mes Frères, ce que dit ici votre ministre ; mais écoutez comme il continue : « C'est être comédien, encore une fois, que d'appeler ainsi des erreurs humaines. » Remarquez encore : toutes ces erreurs des luthériens ne sont plus que des erreurs humaines, c'est-à-dire très-supportables, « auprès desquelles les erreurs des molinistes et celles des défenseurs de la souveraine autorité papale, sont de vrais monstres, que M. Bossuet tolère pourtant dans son église, quoiqu'il fasse profession de ne les croire pas. Je n'offre point la tolérance aux luthériens pour les abominables dogmes, que l'amour

 

1 Lett. X, p. 77. — 2 Var., Addit. au liv. XIV, n. 8. — 3 Jur., lett. X, p. 77  

 

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de Dieu n'est pas nécessaire pour être sauvé. » Rompez donc avec eux, puisque vous venez de les convaincre de cette erreur. Mais après ce petit mot d'interruption, reprenons les paroles du ministre. « Je n'offre point, poursuit-il, la tolérance aux luthériens, pour les abominables dogmes que la fornication n'est point un péché mortel ; que la sodomie et les autres impuretés contre nature ne sont que des péchés véniels ; qu'on peut tuer un ennemi pour un écu, à plus forte raison pour mettre son honneur en sûreté. Ce sont là des abominations que M. Bossuet tolère dans son Eglise (1). » Quoi ! mes Frères, sous les yeux de Dieu oser dire qu'aucun auteur catholique ait pu tenir pour péchés véniels les impuretés qu'on vient d'entendre ! J'en rougis pour votre ministre. Il n'en nommera jamais un seul. Que s'il y a quelque malheureux qui ait enseigné dans quelques cas métaphysiques, qu'on peut s'opposer à la violence jusqu'à tuer un voleur qui veut vous ravir un écu, son opinion est réprouvée par les censures dont on a parlé , et on n'en souffre les auteurs dans l'Eglise que parce qu'ils sont soumis à ses décrets.

Mais voyons s'il en est ainsi de l'échange qu'on négocie avec les luthériens. Le ministre se tourmente en vain pour s'en excuser ; c'est lui-même qui parle en ces termes au docteur Scultet dans sa Consultation pour la paix entre les protestants. « Le dernier argument, dit-il, qui persuade une mutuelle tolérance, c'est que les réformés ne demandent rien qu'ils n'offrent. Nous demandons la tolérance pour notre dogme que vous appelez particularisme, » c'est-à-dire pour la certitude du salut et les autres de cette nature dont nous avons tant parlé. « On ne doit point la tolérance, mais le consentement à la vérité : mais supposé que le particularisme soit une erreur, nous vous offrons la tolérance pour des erreurs bien plus importantes. » Là il fait un long dénombrement des erreurs des luthériens qu'on vient de voir : il est tout prêt à communier avec ceux qui les enseignent; ou plutôt en tant qu'en lui est, il y communie en effet, lui et tous ceux de son parti, puisqu'ils offrent la communion aux luthériens avec ces erreurs ; et ils ont trouvé le moyen,  en faisant semblant de les

 

1 Jur., Lett. X, p. 77.

 

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rejeter, de s'en rendre en effet coupables, puisqu'ils y consentent.

Après cela faut-il avoir de la conscience pour nier qu'on ait proposé ce honteux échange de dogmes? Le voilà en termes formels dans les écrits de votre ministre ; et le public peut voir à présent qui est le comédien, qui est le déclamateur, qui est l'homme sans jugement et sans foi, de moi qui lui reproche ce lâche traité, ou de lui qui le fait. Mais je ne m'étonne pas qu'il en ait honte; car après tout, qui vous a permis de négocier à la face de tout l'univers de tels accommodements, et d'acheter la communion des luthériens aux dépens de la grâce de Jésus-Christ et des préceptes les plus sacrés de l'Evangile? Qui vous a, dis-je, donné le pouvoir de recevoir à la sainte table les ennemis de la grâce qui en attribuent les premiers dons au libre arbitre, et les ennemis de ces saints préceptes, qui nient qu'il soit nécessaire de les pratiquer pour se sauver? On voit bien que la sainte table ne vous est de rien; et si vous vous en croyiez les dispensateurs véritables, vous ne l'abandonneriez pas à des gens que vous avez convaincus de tant d'erreurs capitales. Mais encore, par quels moyens prétendez-vous parvenir à cette union tant désirée avec les luthériens? Par l'autorité des princes. Selon vous ce sera aux princes à déterminer les articles dont on pourra convenir, et ceux qu'on pourra du moins tolérer (1). M. Jurieu ne nie pas du moins qu'il n'ait fait la proposition de rendre les princes et leurs conseillers souverains arbitres des points qu'on pourra concilier, et de la manière de le faire; ce qui est remettre entre leurs mains l'essentiel de la religion. Et pourquoi leur donner tout ce pouvoir? « Parce que, dit-il, toute la Réforme s'est faite par leur autorité (2). » Vous ne m'en croyez pas, quand je vous le dis; mais votre ministre l'avoue : à ce coup il a raison. On a vu dans toute l’Histoire des Variations que la Réforme est l'œuvre des princes et des magistrats; c'est par eux que les ministres se sont établis; c'est par eux qu'ils ont chassé les anciens pasteurs, aussi bien que les anciens dogmes; après de si grands engagements il est trop tard pour en revenir; et l'accord des religions doit être l'ouvrage de ceux par

 

1 Consult. De pace, cap. XII, p. 260 et seqq.; Var., Addit. Au liv. XIV, n. 9.— 2 Consult., ibid.: Var., ibid.

 

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qui elles se sont formées. Mais il y a encore une autre raison de leur soumettre tout, « parce que, ajoute M. Jurieu, les ecclésiastiques sont toujours trop attachés à leurs sentiments. » C'est pourquoi il faut appeler les politiques, qui apparemment feront meilleur marché de la religion. Jugez-en vous-mêmes, mes Frères : qu'est-ce qu'une religion où la politique domine, et domine jusqu'à un excès si honteux? C'est aux princes et aux politiques que votre ministre permet de déterminer de la doctrine, et de prescrire les conditions sous lesquelles on donnera le sacrement de Notre-Seigneur. Les théologiens commenceront par jurer qu'ils se soumettront à l'accord des religions qu'auront fait les princes (1) : c'est la loi que leur impose M. Jurieu, sans quoi il ne voit point d'union à espérer : les pasteurs prêcheront ce que les princes auront ordonné, et distribueront la Cène à leur mandement. Mais qui les a préposés pour cela? Est-ce aux princes que Jésus-Christ a dit : « Faites ceci; » et : « Je serai avec vous jusqu'à la consommation de siècles?» Ou bien est-ce sur la confession et la foi des princes qu'il a fondé son Eglise, et qu'il lui a promis une éternelle stabilité contre l'enfer? Les luthériens se tiennent plus fermes, je l'avoue, et ne semblent pas disposés à entrer dans ces honteux accommodements : les ministres calvinistes ont toujours fait toutes les avances, et celle que fait ici M. Jurieu ne dégénère pas de toutes les autres.

Le ministre n'a osé toucher tous ces endroits : je vois bien qu’il a rougi pour la Réforme, où l'on négocie de tels traités à la vue de tout l'univers. Mais, direz-vous, qui l'en avoue? Ce serait à vous à le savoir. Mais non. Quand la politique du parti fit résoudre qu'on recevrait les luthériens à la Cène, et que le synode de Charenton en eut fait la décision, il fallut bien y passer. Il en serait de même en cette occasion. On vous dira éternellement qu'on vous laisse la liberté de juger de tout et même de vos synodes ; mais on sait bien qu'on ne manque pas de vous mener où l'on veut sous ce prétexte.

Vous pouvez voir maintenant combien est vain le discours de M. Jurieu, lorsqu'en tant d'endroits de ses Lettres il tâche de vous

 

1 Consult. De pace, cap. XII, p. 260 et seqq.; Var., Addit. au liv. XIV, n. 9.

 

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faire accroire que les erreurs des luthériens ne font rien contre vous. Elles font si bien contre vous, qu'elles vous convainquent de tolérer l'anéantissement de la grâce, celui de la charité et des bonnes œuvres, et toutes les autres impiétés que le ministre Jurieu a reprochées aux luthériens. Je ne m'étonne donc pas s'il ne veut plus maintenant les en avoir convaincus : c'est visiblement qu'il rougit d'avoir par là convaincu toute la Réforme d'une impiété manifeste. Toute la Réforme est convaincue d'avoir commencé par le blasphème, en faisant Dieu auteur du péché et en niant le libre arbitre. Le calviniste persiste dans cette impiété : que si le luthéranisme s'en corrige, c'est pour aller à l'impiété opposée, et de l'excès de nier le libre arbitre à l'excès de lui donner tout. Le calvinisme à la vérité n'enseigne pas une erreur si préjudiciable au salut ; mais il l'approuve dans les luthériens assez pour les recevoir au nombre des enfants de Dieu. Il approuve de la même sorte d'autres grossières et insupportables erreurs, et même celle d'avoir rejeté la nécessité des bonnes œuvres pour obtenir le salut. Ainsi les luthériens sèment ces erreurs; les calvinistes marchent après pour les recueillir; et ce que ceux-là font par erreur, les autres, comme on a vu, le font par consentement, et voilà en trois. mots l'état présent de la Réforme.

Mais il faut passer à d'autres matières ; et après vous avoir montré la Réforme condamnée par son propre jugement, il reste encore à vous faire voir l'Eglise romaine, elle que les protestants chargent de tant d'opprobres, justifiée néanmoins, non-seulement par des conséquences tirées de leurs principes, mais encore en termes formels et de leur aveu. Ce sera le sujet de l'Avertissement suivant. En attendant qu'il paraisse ,  ô Seigneur, écoutez-moi ! O Seigneur, on m'a appelé à votre terrible jugement comme un calomniateur qui imputait des impiétés, des blasphèmes, d'intolérables erreurs à la Réforme; et qui, non-seulement lui imputait tous ces crimes, mais encore qui accusait un ministre de les avoir avoués : ô Seigneur, c'est devant vous que j'ai été accusé; c'est aussi sous vos yeux que j'ai écrit ce discours, et vous savez combien je suis éloigné de vouloir rien ajouter aux excès déjà si étranges des prétendus réformés. Si j'ai dit la vérité, si j'ai

 

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convaincu de blasphème et de calomnie ceux qui m'ont appelé à votre jugement comme un calomniateur, un homme sans foi, sans honneur, sans conscience, justifiez-moi devant eux. Qu'ils rougissent; qu'ils soient confondus : mais, ô Dieu, je vous en conjure, que ce soit de cette confusion salutaire qui opère le repentir et le salut.

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