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ADDITION IMPORTANTE
AU LIVRE XIV.
Après cette impression achevée,
il me tombe entre les mains un livre latin que l'infatigable Jurieu vient de
faire éclore, et dont il faut que je rende compte au public. Le titre est :
Consultation amiable sur la paix entre les Protestants. Il y traite cette
matière avec le docteur Daniel-Severin Scultet, qui de son côté se propose
d'aplanir les difficultés de cette paix si souvent et si vainement tentée. La
question dont il s'agit principalement est celle de la prédestination et de la
grâce. Le luthérien ne peut souffrir ce qui a été défini dans le synode de
Dordrect sur les décrets absolus et la grâce «irrésistible; » il trouve encore
plus insupportable ce qu'enseigne le même synode sur l'inamissibilité de la
justice et sur la certitude du salut, n'y ayant rien selon lui de plus impie que
de donner, au milieu des plus grands crimes, à l'homme une fois justifié , une
assurance certaine que ses crimes ne lui feront perdre ni son salut dans
l'éternité, ni même le Saint-Esprit et la grâce de l'adoption dans le temps. Je
n'explique plus ces questions qu'on doit avoir entendues par l'explication qu'on
en a vue dans cette histoire (2) ; et je dirai seulement que c'est ce qu'on
appelle parmi les luthériens le Particularisme des calvinistes :
2 Liv. IX et XIV.
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hérésie si abominable, qu'ils ne l'accusent de rien moins
que de faire Dieu auteur du péché, et de renverser toute la morale chrétienne en
inspirant une pernicieuse sécurité à ceux qui sont plongés dans les plus
abominables excès. M. Jurieu ne nie pas que le synode de Dordrect n'ait enseigné
les dogmes qu'on lui impute : il tâche seulement de les purger des mauvaises
conséquences qu'on en tire ; et il pousse lui-même si loin la certitude du
salut, qui est le dogme où nous avons vu que tout aboutit, qu'il dit que l'ôter
aux fidèles, c'est faire de la vie chrétienne une insupportable torture (1). Il
demeure donc d'accord au fond des sentiments imputés aux calvinistes : mais afin
de faire la paix malgré une si grande opposition dans des articles si
importants, après avoir proposé quelques adoucissements qui ne sont que dans les
paroles, il conclut à la tolérance mutuelle. Les raisons dont il l'appuie se
réduisent à deux, dont l'une est la récrimination , et l'autre la compensation
des dogmes.
Pour la récrimination, voici le
raisonnement de M. Jurieu. Vous nous accusez, dit-il au docteur Scultet, de
faire Dieu auteur du péché ; c'est Luther qu'il en faut accuser, et non pas nous
: et là-dessus il lui produit les passages que nous avons rapportés (2), où
Luther décide que la prescience de Dieu rend le libre arbitre impossible : « que
Judas par cette raison ne pouvait éviter de trahir son Maître : que tout ce qui
se fait en l'homme de bien et de mal, se fait par une pure et inévitable
nécessité : que c'est Dieu qui opère en l'homme tout ce bien et tout ce mal qui
s'y fait, et qu'il fait l'homme damnable par nécessité : que l'adultère de David
n'est pas moins l'ouvrage de Dieu que la vocation de saint Paul : enfin qu'il
n'est pas plus indigne de Dieu de damner des innocents que de pardonner comme il
fait à des coupables (3). »
Le calviniste démontre ensuite
que Luther ne parle point ici en doutant mais avec la terrible décision que nous
avons remarquée ailleurs (4) et qu'il ne permet sur ce sujet aucune réplique : «
Vous, dit-il, qui m’écoutez, n'oubliez jamais que c'est moi qui l'enseigne
1 I part., chap. VIII; II part., chap. VI, p. 191, etc.; XI
n. 223, 254. — 2 Ci-dessus, liv II, n. 17. — 3 Jur., II part., cap. VIII, p.
210 et seq. — 4 Ci-dessus, liv. II, n. 17.
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ainsi ; et sans aucune nouvelle recherche acquiescez à
cette parole. »
Le luthérien pensait échapper, en disant
que Luther s'était rétracté : mais le calviniste l'accable en lui demandant : «
Où est cette rétractation de Luther? Il est vrai, poursuit-il, qu'il a
prié qu'on excusât dans ses premiers livres quelques restes du papisme sur les
indulgences : mais pour ce qui regarde le libre arbitre,, il n'a jamais rien
changé dans sa doctrine (1). » Et en effet, il est bien certain que les prodiges
d'impiété qu'on vient d'entendre n'avaient garde d'être tirés du papisme, où
Luther reconnaît lui-même dans tous ces endroits qu'ils étaient en exécration.
M. Jurieu est sur cela de même
avis que nous, et il déclare « qu'il a en horreur ces dogmes de Luther comme des
dogmes impies, horribles, affreux et dignes de tout anathème, qui introduisent
le manichéisme et renversent toute religion (2). » Il est fâché de se voir forcé
de parler ainsi du chef de la Réforme. « Je le dis, poursuit-il, avec douleur,
et je favorise autant que je puis la mémoire de ce grand homme. » C'est donc ici
de ces confessions que l'évidence de la vérité arrache de la bouche malgré qu'on
en ait ; et enfin l'auteur de la Réforme, de l'aveu des réformés, est convaincu
d'être un impie qui blasphème contre Dieu : grand homme après cela, tant que
vous voudrez ; car ces titres ne coûtent rien aux réformés, pourvu qu'on ait
sonné le tocsin contre Rome. Mélanchthon est coupable de cet attentat qui
renverse toute religion. M. Jurieu l'a convaincu d'avoir proféré les mêmes
blasphèmes que son maître (3); et au lieu de les détester comme ils méritaient,
de ne les avoir jamais rétractés que trop mollement, et comme en doutant. Voilà
sur quels fondements la Réforme a été bâtie.
Mais parce que M. Jurieu semble
ici vouloir excuser Calvin, il n'a qu'à jeter les yeux sur les passages de cet
auteur que j'ai marqués dans cette histoire (4), Il y trouvera « qu'Adam ne
pouvait éviter sa chute, et qu'il ne laisse pas d'en être coupable, parce qu'il
est tombé volontairement ; qu'elle a été ordonnée de Dieu,
1 Jur., ibid., p. 217, 218. — 2 Ibid., 211,
214 et seq. — 3 Jur., ibid., p. 24.— 4 Ci-dessus, liv. XIV, n. 4.
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et qu'elle était comprise dans son secret dessein (1). » Il
y trouvera « qu'un conseil caché de Dieu est la cause de l'endurcissement ;
qu'on ne doit point nier que Dieu n'ait voulu et décrété la défection d'Adam,
puis qu'il fait tout ce qu'il veut ; que ce décret à la vérité fait horreur,
mais enfin qu'on ne peut nier que Dieu n'ait prévu la chute de l'homme, parce
qu'il l'avait ordonnée par son décret; qu'il ne faut point se servir du terme de
permission, puisque c'est un ordre exprès ; que la volonté de Dieu fait la
nécessité des choses, et que tout ce qu'il a voulu arrive nécessairement ; que
c'est pour cela qu'Adam est tombé par un ordre de la providence de Dieu, et
parce que Dieu l'avait ainsi trouvé à propos, quoiqu'il soit tombé par sa faute;
que les réprouvés sont inexcusables, quoi qu'ils ne puissent éviter la nécessité
de pécher, et que cette nécessité leur vient par l'ordre de Dieu; que Dieu leur
parle, mais pour les rendre plus sourds; qu'il leur met la lumière devant les
yeux, mais pour les aveugler (2); qu'il leur adresse la saine doctrine, mais
pour les rendre plus insensibles ; qu'il leur envoié des remèdes, mais afin
qu'ils ne soient point guéris (3). » Que fallait-il ajouter afin de rendre
Calvin aussi parfait manichéen que Luther?
Que sert donc à M. Jurieu de nous avoir
rapporté quelques passages de Calvin, où il semble dire que l'homme a été libre
en Adam et qu'en Adam il est tombé par sa volonté (4) puisque d'ailleurs il est
constant par Calvin même que cette volonté d'Adam était l'effet nécessaire d'un
ordre spécial de Dieu? Aussi est-il véritable que ce ministre n'a pas prétendu
excuser absolument son Calvin, se contentant de dire seulement « qu'à
comparaison de Luther il était sobre (5): » mais on vient de voir ses paroles,
qui ne sont pas moins emportées ni moins impies que celles de Luther. J'ai aussi
produit celles de Bèze, qui rapporte manifestement tous les péchés à la volonté
de Dieu comme à leur cause première (6). Ainsi sans contestation les chefs des
deux partis de la Réforme , Luther et Mélanchthon d'un côté, Calvin et Bèze de
l'autre, les maîtres et les disciples sont également convaincus de
1 Opusc. de praed., p. 704, 705. — 2 Instit.,
III, XXIII, 1, 7, 8, 9. — 3 Ibid., XXIV, n. 13. — 4 Jur., ibid.,
p. 214. — 5 Ibid. — 6 Ci-dessus, liv. XIV, n. 2, 3.
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manichéisme et d'impiété; et M. Jurieu a eu raison d'avouer
de bonne foi des réformateurs en général, qu'ils ont enseigné que Dieu
poussait les méchants aux crimes énormes (1).
Le calviniste revient à la
charge, et voici une autre récrimination qui n'est pas moins remarquable. «Vous
nous reprochez, dit-il aux luthériens, notre grâce irrésistible : mais
pour faire qu'on y résiste, vous allez à l'extrémité opposée ; et dissemblables
à votre maître Luther, au lieu qu'il outrait la grâce jusqu'à se rendre
suspect de manichéisme (2), vous outrez le libre arbitre jusqu'à devenir
demi-pélagiens, puisque vous lui attribuez le commencement du salut. » C'est ce
qu'il démontre par les mômes preuves dont nous nous sommes servis dans cette
Histoire (3), en faisant voir aux luthériens que selon eux la grâce de la
conversion dépend du soin qu'on prend par soi-même d'entendre la prédication.
J'ai démontré clairement ce demi-pélagianisme des luthériens par le livre de la
Concorde, et par d'autres témoignages : mais le ministre fortifie mes
preuves par celui de son adversaire Scultet, qui a dit en autant de mots que «
Dieu convertit les hommes lorsque les hommes eux-mêmes traitent la prédication
de la parole avec respect et attention (4). » En effet c'est en cette sorte que
les luthériens expliquent la volonté universelle de sauver les hommes, et ils
disent avec Scultet, que « Dieu veut répandre dans le cœur de tous les adultes
la contrition et la foi vive, à condition toutefois qu'ils fassent auparavant le
devoir nécessaire pour convertir l'homme. » Ainsi ce qu'ils attribuent à la
puissance divine, c'est la grâce qui accompagne la prédication ; et ce qu'ils
attribuent au libre arbitre, c'est de se rendre auparavant, par ses propres
forces, attentif à la parole annoncée : c'est dire aussi clairement que les
demi-pélagiens aient jamais fait, que le commencement du salut vient purement du
libre arbitre ; et afin qu'on ne doute pas que ce ne soit l'erreur des
luthériens, M. Jurieu produit encore un passage de Calixte, où il transcrit de
mot à mot les propositions condamnées dans les demi-pélagiens , puisqu'il dit en
termes formels, « qu'il reste dans tous les hommes quelques forces de
1 Ci-dessus, liv. XIV, n. 4. — 2 Jur.,
ibid., 117. — 3 Liv. VIII, n. 48 et 53; liv. XIV, n. 116. — 4
Jur., p. 117.
171
l'entendement et de la volonté et des connaissances
naturelles ; et que s'ils en font un bon usage, en travaillant autant qu'ils
peuvent à leur salut, Dieu leur donnera tous les moyens nécessaires pour arriver
à la perfection où la révélation nous conduit (1) : » ce qui, encore un coup,
fait dépendre la grâce de ce que l'homme fait précédemment par ses propres
forces.
J'ai donc eu raison d'assurer
que les luthériens sont devenus véritablement demi-pélagiens : c'est-à-dire
pélagiens dans la partie la plus dangereuse de cette hérésie, puisque c'est
celle où l'orgueil humain est le plus flatté. Car ce qu'il y a de plus malin
dans le pélagianisme est de mettre enfin le salut de l'homme entre ses mains
indépendamment de la grâce. Or c'est ce que font ceux qui, comme les luthériens,
font dépendre la conversion et la justification du pécheur d'un commencement qui
entraîne tout le reste, et que néanmoins le pécheur se donne à lui-même purement
par son libre arbitre sans la grâce, comme je l'ai démontré et comme M. Jurieu
vient encore de le faire voir par l'aveu dès luthériens.
Il ne faut donc point qu'ils se
flattent d'avoir échappé l'anathème qu'ont mérité les pélagiens sous prétexte
qu'ils ne le sont qu'à demi, puisqu'on voit que cette partie qu'ils ont avalée
d'un poison aussi mortel que le pélagianisme en contient toute la malignité :
par où on peut voir l'état déplorable de tout le parti protestant, puisque d'un
côté les calvinistes ne savent point de moyen de soutenir la grâce chrétienne
contre les pélagiens, qu'en la rendant inamissible avec tous les inconvénients
que nous avons vus; et que d'autre part les luthériens croient ne pouvoir éviter
ce détestable particularisme de Dordrect et des calvinistes qu'en devenant
pélagiens, et en abandonnant le salut de l'homme à son libre arbitre.
Le calviniste poursuit sa
pointe; et, dit-il aux luthériens, « il n'est pas possible de dissimuler » votre
doctrine contre la nécessité des bonnes œuvres. « Je ne veux pas, poursuit-il,
aller rechercher les dures propositions de vos docteurs anciens et modernes sur
ce sujet là (2). » Je crois qu'il avait en vue le décret de Vorms,
1 Jur., p. 118; Calix., Epit. — 2 Jur., II part.,
cap. II, 243.
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où nous avons remarqué qu'il fut décidé que les bonnes
œuvres ne sont pas nécessaires au salut (1). Mais sans s'arrêter à cette
assemblée et aux autres semblables décrets des luthériens, j'observerai
seulement, dit-il à Scultet, ce que vous avez enseigné vous-même : « qu'il ne
nous est permis de donner aux pauvres aucune aumône, pas même une obole, dans le
dessein d'obtenir le pardon de nos péchés ; » et encore : « que l'habitude et
l'exercice de la vertu n'est pas absolument nécessaire aux justifiés pour être
sauvés : que l'exercice de l'amour de Dieu, ni dans le cours de la vie, ni même
à l'heure de la mort, n'est la condition nécessaire sans laquelle on ne puisse
pas être sauvé : » enfin « que ni l'habitude ni l'exercice de la vertu n'est
nécessaire au mourant pour obtenir la rémission de ses péchés; » c'est-à-dire «
qu'un homme est sauvé, comme conclut le ministre, sans avoir fait aucune bonne
œuvre, ni à la vie ni à la mort (2). »
Voilà de justes et terribles
récriminations, et le docteur Scultet ne s'en tirera jamais : mais en voici
encore une qu'il ne faut pas oublier. «Vous nous objectez comme un crime, lui
dit M. Jurieu, la certitude du salut établie dans le synode de Dordrect : mais
vous, qui nous l'objectez, vous la tenez vous-mêmes. » Là-dessus il produit les
thèses où le docteur Jean Gérard, le troisième homme de la Réforme après Luther
et Chemnice, si l'on en croit ses approbateurs, avance cette proposition : «Nous
défendons contre les papistes la certitude du salut comme étant une certitude de
foi (3). » Et encore : « Le prédestiné a le témoignage de Dieu en soi, et il se
dit en lui-même : Celui qui m'a prédestiné de toute éternité m'appelle, et me
justifie dans le temps par sa parole. » Il est vrai qu'il a écrit ce qu'on vient
de voir, et d'autres choses aussi fortes rapportées par M. Jurieu (4) : elles
sont familières aux luthériens. Mais ce ministre leur reproche avec raison
qu'elles ne s'accordent pas avec leur dogme de l'amissibilité de la
justice, qu'ils regardent comme capital : c'est aussi ce que j'ai marqué dans
cette Histoire (5), et je n'ai pas oublié le dénouement
1 Ci-dessus, liv. VIII, n. 32.— 2 P. 243, 244. — 3 Jur., I
part., cap. VIII, 128, 129; Gérard., de Elect. et rep., cap. XIII;
Thes. 210, 211. — 4 Jur., ibid., p. 129.— 5 Ci-dessus, liv. III, n.
39; liv. VIII, n. 60, 61.
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que proposent les luthériens et même le docteur Gérard :
mais je ne garantis pas les contradictions que le ministre Jurieu leur reproche
en ces termes : « C'est une chose incroyable que des gens sages, et qui ont des
yeux , soient tombés dans un si prodigieux aveuglement, que de croire qu'on soit
assuré de son salut d'une certitude de foi, et qu'en même temps le vrai fidèle
puisse déchoir de la foi et du salut éternel (1). » Il prend de là occasion de
leur reprocher que toute leur doctrine est contradictoire , et que leur
universalisme introduit contre les principes de Luther, a mis une telle
confusion dans leur théologie, qu'il n'y a personne qui ne sente qu'elle n'a
plus aucune suite ; qu'elle ne se peut accorder avec elle-même, et qu'il ne leur
reste aucune excuse (2). » Voilà comme ces messieurs se traitent quand ils
s'accordent : que ne font-ils pas quand ils se déchirent ?
Outre ce qui regarde la grâce,
le ministre reproche encore avec force aux luthériens le prodige de l'ubiquité,
« digne, dit-il, de tous les éloges que vous donnez aux décisions de Dordrect :
monstre affreux, énorme et horrible, d'une laideur prodigieuse en lui-même et
encore plus prodigieuse dans ses conséquences, puis qu'il ramène au monde la
confusion des natures en Jésus-Christ, et non-seulement celle de l’âme avec le
corps, mais encore celle de la divinité avec l'humanité, et en un mot
l'eutychianisme détesté unanimement de toute l'Eglise (3). »
Il leur fait voir qu'ils ont
ajouté à la Confession d'Augsbourg ce monstre de l'ubiquité, et à la
doctrine de Luther leur excessif universalisme qui les a fait revenir à
l'erreur des pélagiens. Tous ces reproches sont très-véritables, comme nous
l'avons fait voir (4) ; et voilà les luthériens, les premiers de ceux qui ont
pris la qualité de réformateurs, convaincus par les calvinistes d'être
tout ensemble pélagiens en termes formels, et eutychiens, par des conséquences à
la vérité, mais « que tout le monde voit (5), » et qui sont aussi claires que le
jour. Après toutes ces vigoureuses récriminations, on croirait que le
1 Ci-dessus, liv. III, n. 39; liv.
VIII, n. 60, 61. — 2 Jur., ibid., p. 129, 131, 135. — 3 Ibid.,
p. 341. — 4 Ci-dessus, liv. VIII, n. 46. — 5 Jur., ibid.
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ministre Jurieu va conclure à détester dans les luthériens
tant d'abominables excès, tant de visibles contradictions, un aveuglement si
manifeste : point du tout. Il n'accuse les luthériens de tant d'énormes erreurs
que pour en venir à la paix, en se tolérant mutuellement malgré les erreurs
grossières dont ils se convainquent les uns les autres.
C'est donc ici qu'il propose
cette merveilleuse compensation, et cet échange de dogmes où tout aboutit à
conclure : « Si notre particularisme est une erreur, nous vous offrons la
tolérance pour des erreurs beaucoup plus étranges (1). » Faisons la paix sur ce
fondement, et déclarons-nous mutuellement de fidèles serviteurs de Dieu, sans
nous obliger de part ni d'autre à rien corriger dans nos dogmes. Nous vous
passons tous les prodiges de votre doctrine : nous vous passons cette
monstrueuse ubiquité : nous vous passons votre demi-pélagianisme qui met le
commencement du salut de l'homme purement entre ses mains (2) : nous vous
passons ce dogme affreux qui nie que les bonnes œuvres et l'habitude de la
charité, non plus que son exercice, soient nécessaires au salut, ni à la vie ,
ni à la mort (3) : nous vous tolérons, nous vous recevons à la sainte table,
nous vous reconnaissons pour enfants de Dieu malgré ces erreurs : passez-nous
donc aussi et passez au synode de Dordrect, et ses décrets absolus avec sa grâce
irrésistible, et sa certitude du salut avec son inamissibilité de la justice, et
tous nos autres dogmes particuliers, quelque horreur que vous en ayez.
Voilà le marché qu'on propose ;
voilà ce qu'on négocie à la face de tout le monde chrétien; une paix entre des
églises qui se disent, non-seulement chrétiennes, mais encore réformées, non pas
en convenant de la doctrine qu'elles croient .expressément révélée de Dieu, mais
en se pardonnant mutuellement les plus grossières erreurs.
Quel sera l'événement de ce
traité ? Je veux bien ne le pas prévoir : mais je dirai hardiment que les
calvinistes n'y gagneront rien, que d'ajouter à leurs erreurs celles des
luthériens, dont ils
1 Jur., II part., cap. VIII et seq.; X,
XI, p. 240. — 2 I part., cap. III, p. 123. — 3 Ibid., 243.
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se rendront complices en recevant à la sainte table, comme
de véritables enfants de Dieu, ceux qui font profession de les soutenir. Pour ce
qui est des luthériens, s'il est vrai, comme l'insinue M. Jurieu (1), qu'ils
commencent pour la plupart à devenir plus traitables sur le point de la présence
réelle, et qu'ils offrent la paix aux calvinistes, pourvu seulement qu'ils
reçoivent leur unir versalisme demi-pélagien : tout l'univers sera témoin qu'ils
auront fait la paix en sacrifiant aux sacramentaires ce que Luther a le plus
défendu contre eux jusqu'à la mort, c'est-à-dire la réalité; et en leur faisant
avouer ce que le même Luther déteste le plus ; c'est-à-dire le pélagianisme
auquel il a préféré l'extrémité opposée, et l'horreur de faire Dieu auteur du
péché.
Mais voyons encore le moyen que
propose M. Jurieu pour parvenir à ce merveilleux accord. « Premièrement, dit-il,
ce pieux ouvrage ne se peut faire sans le secours des princes de l'un et de
l'autre parti, parce que, poursuit-il, toute la Réforme s'est faite par leur
autorité (2). » Ainsi on doit assembler pour le promouvoir, « non des
ecclésiastiques toujours trop attachez à leurs sentiments; mais des politiques
(3), » qui apparemment feront meilleur marché de leur religion. Ceux-ci donc
examineront « l'importance de chaque dogme, et pèseront avec équité si telle et
telle proposition, supposé que ce soit une erreur, n'est pas capable d'accord,
ou ne peut pas être tolérée (4) : » c'est-à-dire qu'il s'agira dans cette
assemblée de ce qu'il y a de plus essentiel à la religion, puisqu'il y faudra
décider ce qui est fondamental ou non ; ce qui peut être ou ne peut pas être
toléré. C'est la grande difficulté : mais dans cette difficulté si essentielle à
la religion, « les théologiens parleront comme des avocats, les politiques
écouteront et seront les juges sous l'autorité des princes (5). » Voilà donc
manifestement les princes devenus souverains arbitres de la religion, et
l'essentiel de la foi remis absolument entre leurs mains. Si c'est là une
religion ou un concert politique, je m'en rapporte au lecteur.
Cependant il faut avouer que la
raison qu'apporte M. Jurieu pour tout déférer aux princes est convaincante,
puisqu'en effet,
1 II part., cap. XII, p. 261. — 2 Jur.,
II part., cap. XII. p. 260, n. 1. — 3 Ibid., n. 4. — 4 Ibid., 269,
n. 8. — 5 Jur., ibid.
176
comme il vient de dire, « toute la Réforme s'est faite par
leur autorité. » C'est ce que nous avons montré par toute la suite de cette
Histoire : mais enfin on ne pourra plus disputer ce fait si honteux à nos
réformés. M. Jurieu le reconnaît en termes exprès; et il ne faut plus s'étonner
qu'on accorde aux princes l'autorité de juger souverainement d'une Réforme
qu'ils ont faite.
C'est pourquoi le ministre a mis
pour fondement de l'accord, « qu'avant toute conférence et toute dispute, les
théologiens des deux partis feront serment d'obéir au jugement des délégués des
princes, et de ne rien faire contre l'accord. » Ce sont les princes et leurs
délégués qui sont devenus infaillibles : on jure par avance de leur obéir, quoi
qu'ils ordonnent : il faudra croire essentiel ou indifférent, tolérable ou
intolérable dans la religion ce qu'il leur plaira, et le fond du christianisme
sera décidé par la politique.
On ne sait plus en quel pays on
est, ni si c'est des chrétiens qu'on entend parler, quand on voit le fond de la
religion remis à l'autorité temporelle, et les princes en devenir les arbitres.
Mais ce n'est pas tout ; il faudra enfin convenir d'une confession de foi, et ce
devait être le grand embarras : mais l'expédient est facile. On en fera une en
termes si vagues et si généraux, que tout le monde en sera content (1) : chacun
dissimulera ce qui déplaira à son compagnon : le silence est un remède à tous
les maux : on se croira les uns les autres tout ce qu'on voudra dans son cœur,
pélagiens, eutychiens, manichéens; pourvu qu'on n'en dise mot, tout ira bien, et
Jésus-Christ ne manquera pas de réputer les uns et les autres pour des chrétiens
bien unis. Ne disons rien : déplorons l'aveuglement de nos frères, et prions
Dieu que l'excès de l'égarement leur fasse enfin ouvrir les yeux à leur erreur.
En voici le comble. Nous avons
vu ce que Zuingle et les zuingliens, Calvin et les calvinistes ont cru de la
Confession d'Augsbourg : comment dès son origine ils refusèrent de la
souscrire, et se séparèrent de ses défenseurs ; comment dans toute la suite ceux
de France, en la recevant dans tout le reste, ont toujours excepté l'article X,
où il est parlé de la Cène (2). On a vu entre
1 Jur., ibid., cap. XI, 245 et seq.; cap. XII, 261.
— 2 Liv. III, n. 3; liv. IX, n. 88, 89, 100 et suiv.
177
autres choses ce qui en fut dit au colloque de Poissy (1);
et on n'a pas oublié ce que Calvin écrivait alors « tant de la mollesse que de
la brièveté obscure et défectueuse » de cette confession : ce qui faisait,
dit-il, « qu'elle déplaisait aux gens de bon sens, et même que Mélanchthon son
auteur s'était souvent repenti de l'avoir dressée : » mais maintenant, que ne
peut point l'aveugle désir de s'unir aux luthériens? On est prêt à souscrire
cette confession ; car on sent bien que les luthériens ne s'en départiront
jamais. Hé bien, dit notre ministre (2) « ne faut-il que la souscrire? L'affaire
est faite : nous sommes prêts à la souscription, pourvu que vous vouliez nous
recevoir. » Ainsi cette confession si constamment rejetée depuis cent cinquante
ans, tout à coup, sans y rien changer, deviendra la règle commune des
calvinistes, comme elle l'est des luthériens, à condition que chacun aura son
intelligence, et y trouvera ce qu'il a dans l'esprit. Je laisse au lecteur à
décider lesquels paraissent ici le plus à plaindre, ou des calvinistes qui
tournent à tout vent, ou des luthériens dont on ne souscrit la confession que
dans l'espérance qu'on a d'y trouver ses fantaisies à la faveur des équivoques
dont on l'accuse. Chacun voit combien serait vaine, pour ne rien dire de pis, la
réunion qu'on propose; ce qu'elle aurait de plus réel, c'est enfin, comme le dit
M. Jurieu, « qu'on pourrait faire une bonne ligue, et que le parti protestant
ferait trembler les papistes (3) » Voilà ce qu'espérerait M. Jurieu; et sa
négociation lui paraîtrait assez heureuse, si au défaut d'un accord sincère des
esprits, elle pouvait les unir assez pour mettre en feu toute l'Europe : mais
par bonheur pour la chrétienté les ligues ne se font pas au gré des docteurs.
Dans cette admirable négociation
il n'y a rien de plus surprenant que les adresses dont s'est servi M. Jurieu
pour fléchir la dureté des luthériens. «Quoi! dit-il, serez-vous toujours
insensibles à la complaisance que nous avons eue de vous passer la présence ;
corporelle? Outre toutes les absurdités philosophiques qu'il nous a fallu
digérer, combien périlleuses sont les conséquences de ce dogme (4) ! » Ceux-là
le savent, poursuit-il, qui ont à soutenir en
1 Liv. IX, In. 107. — 2 Jur.,
chap. XIII, p. 278. — 3 Ibid., p. 202. — 4 Ibid.,
p. 240.
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France ce reproche continuel : « Pourquoi rejeter les
catholiques après avoir reçu les luthériens? Nos gens répondent : Les luthériens
n'ôtent pas la substance du pain : ils n'adorent pas l'Eucharistie : ils ne
l'offrent pas en sacrifice : ils n'en retranchent pas une partie. Tant pis pour
eux, nous dit-on, c'est en cela qu'ils raisonnent mal, et ne suivent pas leurs
principes; car si le corps de Jésus-Christ est réellement et charnellement
présent, il faut l'adorer : s'il est présent, il faut l'offrir à son Père : s'il
est présent, Jésus-Christ est tout entier sous chaque espèce. Ne dites pas que
vous niez ces conséquences : car enfin elles coulent mieux et plus naturellement
de votre dogme que celles que vous nous imputez. Il est certain que votre
doctrine sur la Cène a été le commencement de l'erreur : le changement de
substance a été fondé là-dessus : c'est sur cela qu'on a commandé l'adoration ;
et il n'est pas aisé de s'en défendre : la raison humaine va là, qu'il faut
adorer Jésus-Christ par tout où il est. Ce n'est pas que cette raison soit
toujours bonne; car Dieu est bien dans le bois et dans une pierre, sans qu'il
faille adorer la pierre ou le bois ; mais enfin l'esprit va là par son propre
poids, » et aussi naturellement que les éléments à leur centre : il faut un
grand effort pour « l'empêcher de tomber dans ce précipice (ce précipice, c'est
d'adorer Jésus-Christ où il est) : et je ne doute nullement, poursuit notre
auteur, que les simples n'y retombassent parmi vous, s'ils n'en étaient empêchés
par les disputes continuelles avec les papistes. » Ouvrez les yeux, ô
luthériens, et permettez que les catholiques à leur tour vous parlent ainsi.
Nous ne vous proposons pas d'adorer du bois ou de la pierre à cause que Dieu y
est : nous vous proposons d'adorer Jésus-Christ où vous avouez qu'il se
rencontre par une présence si spéciale attestée par un témoignage si particulier
et si divin : « la raison va là naturellement; l'esprit y est porté par son
propre poids. » Les gens simples et qui ne sont pas contentieux, suivraient une
pente si naturelle, si des disputes continuelles ne les retenaient, et ce n'est
que par un esprit de contention qu'on s'empêche d'adorer Jésus-Christ où on le
croit si présent.
Telles sont les conditions de
l'accord qui se traite aujourd'hui
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entre les luthériens et les calvinistes, tels sont les
moyens qu'on a pour y parvenir ; et telles sont les raisons dont on se sert pour
persuader et attendrir les luthériens. Et que ces messieurs n'aillent pas
penser que nous en parlions comme nous faisons par quelque crainte que nous
ayons de leur accord, qui après tout ne sera jamais qu'une grimace et une
cabale; car enfin se persuader les uns les autres est une chose jugée
impossible, même par M. Jurieu. « Jamais, dit-il, aucun des partis ne se
laissera mener en triomphe, et proposer un accord entre les luthériens et les
calvinistes, à condition que l'un des partis renonce à sa doctrine, c'est de
même que si on avait proposé pour moyen d'accord aux Espagnols de remettre
toutes leurs provinces et toutes leurs places entre les mains des François.
Cela, dit-il, n'est ni juste, ni possible (1). » Qui ne voit sur ce fondement
que les luthériens et les calvinistes sont deux nations irréconciliables et
incompatibles dans le fond ? Ils peuvent faire des ligues, mais qu'ils puissent
jamais parvenir à un accord chrétien par la conformité de leurs sentiments,
c'est une folie manifeste de le croire. Ils diront néanmoins toujours, et autant
les uns que les autres, que les Ecritures sont claires, quoiqu'ils sentent dans
leur conscience que seules elles ne peuvent terminer le moindre doute ; et tout
ce qu'ils pourront faire, c'est de s'accorder, et dissimuler ce qu'ils croiront
être la vérité clairement révélée de Dieu, ou en tout cas de l'envelopper, comme
on l'a tenté mille fois, dans des équivoques.
Qu'ils fassent donc ce qu'il
leur plaira, et ce que Dieu permettra qu'ils fassent sur ces vains projets
d'accommodement; ils seront éternellement le supplice et l'affliction les uns
des autres : ils se seront les uns aux autres un témoignage éternel qu'ils ont
usurpé malheureusement le titre de Réformateurs, et que la méthode qu'ils
ont prise pour corriger les abus ne pouvait tendre qu'à la subversion du
christianisme.
Mais voici quelque chose de pis pour
eux. Quand ils seraient parvenus à cette tolérance mutuelle, nous aurons encore
à leur demander en quel rang ils voudront mettre Luther et Calvin, qui
1 Jur., II part., chap. I, p. 138, 141.
180
font Dieu en termes exprès auteur du péché, et par là se
trouvent convaincus d'un dogme que leurs disciples ont maintenant en horreur?
Qui ne voit qu'il arrivera de deux choses l'une, ou qu'ils mettront ce
blasphème, ce manichéisme, cette impiété qui renverse toute religion parmi les
dogmes supportables, ou qu'enfin, pour un opprobre éternel de la Réforme, Luther
deviendra l'horreur des luthériens, et Calvin des calvinistes?
FIN DE
L'HISTOIRE DES VARIATIONS.
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