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DEUXIÈME HOMÉLIE.

 

ANALYSE. La moitié de cette homélie roule sur la circonstance malheureuse ou se trouvait la ville ; l'orateur en fait la peinture la plus touchante dans un style qu'on trouvera peut-être trop plein d'images pour un homme affligé; mais l'orateur, rempli de la lecture de l'Ecriture sainte, et surtout des prophètes, emprunte leur langage pour déplorer la triste situation de sa patrie. — Il s'efforce de ranimer le courage de ses auditeurs abattus: il leur reproche de n'avoir point profité de sa dernière instruction : négligence à laquelle il impute les excès sur lesquels ils gémissent maintenant. — Ensuite (et c'est comme la seconde partie de son discours) il entreprend d'expliquer un passage de saint Paul , par lequel il montre d'une manière fort étendue l'incertitude et les inconvénients des richesses, les avantages de la pauvreté, qu'il établit surtout en comparant le pauvre au riche dans les principales circonstances de la vie. — Il finit par un magnifique éloge du prophète Elie , qui, au sein de la pauvreté, ne possédant qu'un seul manteau, jouissait de la plus grande considération.

 

1. Que dirai-je, mes frères, et de quoi vous entretiendrai-je dans ces jours de tristesse? ce sont des larmes qu'il faut aujourd'hui, et non des paroles ; des lamentations, et non des discours; il faut adresser des voeux au Ciel, et non des instructions aux hommes : tant est grave l'attentat dont nous nous sommes rendus coupables! tant le coup affreux que nous nous sommes porté à nous-mêmes, supérieur à tout remède humain, ne peut être guéri que par un secours céleste ! Ainsi après avoir tout perdu, Job était assis sur un fumier; ses amis étant accourus au bruit de ses malheurs, du plus loin qu'ils l'aperçurent, ils déchirèrent leurs vêtements , se couvrirent de cendre et poussèrent des cris lamentables (Job, II, 12.) Toutes les villes d'alentour devraient accourir de même vers notre cité, gémir sur l'événement qui nous désole, et partager nos douleurs. Job était alors assis sur un fumier, aujourd'hui notre ville est comme enveloppée d'un vaste filet. Le démon alors avait exercé sa rage sur tous les troupeaux, sur tous les biens de l'homme juste; aujourd'hui il s'est déchaîné contre notre ville entière. C'est Dieu qui dans l'une et l'autre circonstance a laissé un libre cours à la malice de cet esprit impur; il voulait donner plus d'éclat à la vertu du juste par la grandeur des épreuves, il veut nous rendre plus sages par l'excès de l'affliction. Qu'il me soit donc permis de gémir sur nos maux présents ! je me suis tu pendant sept jours comme les amis de Job (Job,  II, 13), je puis donc enfin rompre le silence, et déplorer les malheurs communs.

Hélas ! quel ennemi jaloux de notre bonheur a porté envie à nos prospérités? D'où est venu le triste changement dont nous sommes les témoins ? Rien jusqu'alors de plus majestueux que notre cité; rien de plus déplorable que sa (546) situation actuelle. Ce peuple si doux, si bien réglé; ce peuple, comme un coursier généreux, dressé par un écuyer habile, si docile à la voix et à la main de ses chefs, est devenu tout à coup rebelle au point de se livrer à des excès inouïs et sans exemple. Je pleure maintenant et je gémis moins sur la rigueur de la peine dont nous sommes menacés, que sur la fureur à laquelle nous nous sommes abandonnés sans réserve. Oui, quand même le Prince ne serait pas animé contre nous, quand il ne serait pas irrité, quand il ne songerait pas à nous punir, pourrions-nous, dites-moi, supporter la honte de nos emportements criminels? La douleur qui m'accable ne me laisse pas la liberté de vous instruire; je ne puis que gémir et pleurer, à peine ai-je le courage d'ouvrir la bouche et de proférer quelques mots; tant l'excès de l'affliction, comme un frein, enchaîne ma langue et arrête mes paroles ! Quoi de plus heureux naguère encore que notre ville ! quoi de plus malheureux aujourd'hui et de plus à plaindre ! Semblables à des abeilles qui bourdonnent autour de leur demeure, on voyait tous les jours une foule d'habitants remplir et parcourir la place publique ; tous nos voisins admiraient cette immense multitude qui donnait la vie à notre cité. Mais cette cité florissante est devenue tout à coup déserte ; une frayeur mortelle nous chasse tous et nous éloigne comme la fumée chasse les abeilles. Ce que le prophète Isaïe disait de Jérusalem en déplorant son désastre, ne s'est que trop vérifié à notre égard : Notre ville est comme un térébinthe dépouillé de ses feuilles, et comme un jardin sans eau. (Is. I, 30.) Un jardin qui ne reçoit plus les eaux salutaires qui l'arrosaient, ne montre que des arbres desséchés, sans feuilles et sans fruits; telle est maintenant Antioche : parce qu'elle ne reçoit plus aucun secours d'en-haut, la voilà changée en une vaste solitude , et presque tous ses habitants ont disparu. Notre patrie, qui offrait à tous les yeux un spectacle si beau , n'est plus qu'un objet affligeant pour la vue. Tous fuient le sol qui les a nourris comme un filet et un piège , tous l'abandonnent comme un gouffre et un abîme, tous s'éloignent comme dans un incendie. Lorsqu'une maison est embrasée, non-seulement ceux qui l'habitent, mais encore tous les voisins, se retirent avec précipitation, et chacun s'empresse de sauver sa personne, Ainsi, maintenant que la colère de l'empereur, comme un incendie fatal, menace de venir bientôt fondre sur nous, chacun s'empresse de se retirer et de sauver ses jours, avant que le feu gagnant de proche en proche n'arrive jusqu'à lui.

Nos calamités, quoique trop réelles, ont quelque chose d'étrange et d'incroyable. Sans que l'ennemi nous poursuive, nous fuyons; sans avoir livré de combat, nous abandonnons notre pays, comme si nous étions emmenés en captivité ; sans avoir soutenu les assauts des barbares, sans avoir vu la face de l'ennemi, nous éprouvons les mêmes maux que les captifs d'un vainqueur superbe. Tous les peuples voisins apprennent maintenant nos disgrâces nos citoyens fugitifs qui sont reçus dans leurs murs , les instruisent du coup funeste qui vient de nous être porté.

2. Mais le bruit que notre calamité fait dans le monde ne m'afflige pas, je n'en rougis pas. Ah ! que toutes les villes voisines apprennent les malheurs de notre cité, afin que, partageant l'affliction de cette métropole, elles élèvent de concert leurs voix vers le Souverain des cieux, et que toutes d'un commun accord lui demandent le salut de leur mère commune. Antioche, il n'y a pas longtemps, a été agitée par un tremblement de terre; aujourd'hui les coeurs de ses citoyens sont livrés à de violentes inquiétudes : alors c'étaient les fondements des maisons qui étaient ébranlés; aujourd'hui ce sont les âmes des habitants que secoue une commotion terrible. La mort se présente chaque jour à nos yeux : nous vivons dans de continuelles terreurs; et plus misérables que des criminels qui attendent dans la prison l'exécution de leur sentence, nous éprouvons dans toute sa rigueur le supplice du fratricide Caïn. Le siège que nous essuyons est d'un genre tout à fait nouveau, il est bien plus cruel que les sièges ordinaires : ceux qui sont investis par l'ennemi, renfermés dans leurs murs, ne sont exclus que des dehors de leur ville. Pour nous, renfermés chacun dans l'intérieur de nos maisons, nous n'osons pas même nous montrer dans la place publique; et comme des assiégés ne peuvent impunément sortir de leurs remparts par la crainte des ennemis qui les environnent, de même le plus grand nombre de nos citoyens ne peuvent sortir impunément, ni paraître en public, parce qu'ils redoutent ces hommes qui de tous côtés observent les (547) innocents comme les coupables, les enlèvent du milieu de la place, et traînent tout le monde ! sans distinction devant les tribunaux. Aussi les personnes libres sont-elles retenues et comme enchaînées au fond de leurs demeures avec leurs esclaves: Qui a été arrêté aujourd'hui? qui a été traîné en prison? qui a subi le supplice? demandent-elles sans cesse avec inquiétude, désirant d'apprendre ces nouvelles, dans le plus grand détail, de la bouche de ceux par qui elles peuvent être instruites sans danger, obligées chaque jour de déplorer les malheurs d'autrui, tremblant pour elles-mêmes, mourant à chaque instant de frayeur, et plus malheureuses que si elles étaient mortes réellement.

Celui qui par hasard se trouve à l'abri de ces craintes et de ces alarmes, veut-il se rendre dans la place publique, les tristes objets qu'il y rencontre le forcent bientôt de rentrer dans sa maison. Un ou deux hommes qui, la tête baissée , marchent d'un air morne et taciturne, voilà tout ce qu'il aperçoit dans ce même lieu où peu de jours auparavant les citoyens se rassemblaient en foule comme les flots de la mer. Toute cette multitude est maintenant disparue ; et de même qu'une vaste campagne dépouillée du plus grand nombre de ses arbres, n'offre plus qu'un spectacle aussi déplaisant qu'une tête qui a perdu la plus grande partie de sa chevelure : ainsi le sol de notre ville dont la plupart des habitants se sont enfuis, et où l'on ne voit plus que quelques hommes épars, est devenu un objet pénible à voir et qui répand sur les yeux du spectateur comme un nuage de tristesse. La terre que nous habitons, le ciel même, semble avoir changé pour nous de nature, et le soleil ne paraît plus briller de son éclat ordinaire. Non que les éléments ne soient plus les mêmes, mais nos yeux obscurcis par la douleur ne sont plus disposés de même pour recevoir l'éclat des rayons qui les frappent. Ainsi nous voyons s'accomplir ce que disait autrefois un prophète dans ses lamentations : Le soleil se couchera pour eux en plein midi, et le jour sera converti en ténèbres. (Amos, VIII, 9.) Ce n'est pas que l'astre qui nous éclaire se cachât, ni que le jour disparût; mais, des hommes plongés dans l’affliction ne pouvaient voir, même en plein midi, la lumière, que la tristesse, comme un nuage épais, dérobait à leurs regards; et telle est notre situation actuelle. De quelque côté que nous tournions les yeux, soit que nous les jetions sur le sol de la ville, sur ses murs, sur ses colonnes; soit que nous les promenions sur les objets d'alentour, nous ne croyons plus voir qu'une nuit affreuse, une obscurité profonde tant la plus extrême consternation règne et domine partout ! Un morne silence, une solitude pleine d'horreur, ont remplacé l'agréable tumulte d'une multitude en mouvement ; et comme si tous les citoyens avaient été ensevelis sous terre , ou changés en statues de pierre , toute la ville maintenant muette , toutes les langues comme enchaînées par le malheur qui nous opprime, présentent partout le calme triste, morne et lugubre que laissent après elles les dévastations d'un ennemi dont le fer et la flamme ont tout ravagé et tout consumé. C'est bien aujourd'hui qu'on peut s'écrier avec le Prophète : Appelez les femmes qui pleurent dans les funérailles; faites venir les plus habiles (1). {Jér. IX, 17.) Que tous les yeux, comme des fontaines, s'ouvrent pour verser des larmes en abondance. Collines, affligez-vous; lamentez-vous, montagnes. Invitons toutes les créatures à prendre part à nos disgrâces. Une ville puissante, la capitale de tout l'Orient, est peut-être à la veille d'être effacée de dessus la terre. Celle qui comptait dans son sein un nombre infini d'enfants, a perdu tout à coup ses enfants, et se voit entièrement délaissée. Eh ! qui pourrait la secourir dans ses maux? Celui que nous avons outragé n'a point d'égal en ce monde; c'est l'Empereur élevé au-dessus de tous les hommes, le chef de tous les mortels. Recourons d one au Souverain des cieux, et implorons son assistance. Non, si le secours d'en-haut nous manque, notre malheur est sans remède.

3. J'aurais voulu terminer ici mon discours, car ceux dont l'âme est oppressée par la douleur, n'aiment pas à s'étendre en longs discours ; comme une nuée épaisse venant à couvrir la surface du soleil nous dérobe tout son éclat, de même, lorsqu'un nuage de tristesse enveloppe notre âme, il ferme le passage aux paroles, il les étouffe, et les retient au dedans de nous; effet qui s'opère également dans celui qui écoute et dans celui qui parle. Le même obstacle qui empêche que la parole ne sorte de la bouche de l'un avec sa facilité ordinaire , fait qu'elle ne peut s'introduire dans le coeur de l'autre avec l'efficacité qui lui est propre.

 

1 On louait chez les Hébreux , ainsi que chez les Romains , des femmes pour pleurer dans les funérailles.

 

548

 

Ainsi les Juifs opprimés par un roi cruel, assujettis à des travaux pénibles, n'avaient pas le courage d'entendre Moïse qui les entretenait souvent de leur délivrance (Exod. VI, 9), parce que la tristesse fermait leurs coeurs et leurs oreilles à tous les discours. J'aurais donc voulu moi-même terminer ici ce que j'avais à vous dire; mais quand je viens à considérer que le nuage qui par sa nature intercepte quelquefois les rayons du soleil, cède souvent lui-même aux rayons de cet astre, qui le pénètre peu à peu, le divise, et se découvrant enfin tout entier, se montre à nos regards dans toute sa splendeur : j'espère que mon discours produira aujourd'hui chez vous le même effet; que, pénétrant vos âmes par une chaleur utile, il s'y arrêtera quelques moments, dissipera le nuage de tristesse qui les obscurcit, et par des instructions solides leur rendra enfin la paix et la sérénité. Prêtez-moi donc, je vous supplie, quelque attention, ne fermez pas l'oreille à mes paroles, écartez un peu la douleur qui vous accable. Reprenons notre ancienne habitude, et montrant ici le même zèle que nous montrâmes toujours, jetons toutes nos peines dans le sein de Dieu. Cette confiance en son secours pourra mettre fin à nos disgrâces, et s'il voit que nous écoutons attentivement sa parole , que la rigueur des temps ne diminue rien de notre application à la méditer, il s'empressera de nous recevoir sous sa protection, il fera succéder le calme à la tempête. Le chrétien a cet avantage sur les infidèles; qu'il supporte courageusement le malheur, et que, soutenu par l'espérance des biens futurs, il se met au-dessus de tous les maux de cette vie. Appuyé sur la pierre ferme, le fidèle ne peut être renversé par les vagues qui viennent l'assaillir. Oui, à quelque hauteur que s'élèvent les flots de la tentation , ils ne peuvent arriver jusqu'aux pieds de celui qui est placé dans un lieu élevé, à l'abri de tous leurs assauts. Ne nous laissons donc pas abattre : le Dieu qui nous a créés est plus occupé de notre salut que nous-mêmes; nous ne veillons pas à ce qu'il ne nous arrive aucun mal autant que ce même Dieu qui nous a donné une âme, et avec elle tous les avantages dont notre nature est susceptible. Que ces espérances vous soutiennent, et vous fassent écouter nos instructions avec votre empressement ordinaire.

Dernièrement je vous entretins assez longtemps sur une matière importante: vous me suiviez tous avec la plus grande attention sans rien perdre de ce que je vous disais. Je vous rends grâce de cette ardeur à m'écouter, et je la regarde comme une des récompenses de mes travaux. Mais je vous en demandais encore une autre, vous vous le rappelez, sans doute

et que vous demandais-je? de reprendre publiquement et de punir les blasphémateurs, de réprimer ces hommes dont les actions et les paroles outragent la Divinité. Ce n'était pas de moi-même que je vous tenais ces discours, c'était Dieu, à qui l'avenir est connu, c'était Dieu lui-même qui offrait ces réflexions à vos esprits. En effet, si dès lors nous avions puni ces audacieux coupables, ce que nous voyons maintenant ne serait pas arrivé. Quand nous aurions couru des risques pour nos jours en cherchant à les faire rentrer dans l'ordre, n'aurait-il pas mieux valu essuyer de leur part des violences qui nous auraient mérité la couronne du martyre, que de craindre aujourd'hui et de trembler à cause de leurs excès., et d'attendre la mort à chaque instant? La faute n'est l'ouvrage que d'un petit nombre, et la responsabilité en retombe sur toute la ville. Nous sommes tous dans la frayeur pour quelques criminels, nous subissons tous la peine de leurs emportements. Si nous avions arrêté le mal dans le principe , et que nous les eussions obligés de s'éloigner; si du moins nous avions travaillé à les corriger, à guérir des membres malades, nous ne serions pas aujourd'hui en proie à ces mortelles alarmes. Nos citoyens en général, je le sais, sont par eux-mêmes sages et honnêtes : ce sont de misérables étrangers, des gens sans aveu, venus d'autres pays chez nous, hommes perdus, et scélérats déterminés; ce sont eux qui ont commis l'attentat dont nous gémissons. Aussi je ne cessais de crier contre les coupables , d'élever la voix pour vous dire : Punissons les excès des blasphémateurs , travaillons à les corriger s'il est possible, occupons-nous de leur salut quand même ce soin nous exposerait à la mort. La réforme nous procurera de grands avantages. Ne laissons pas outrager le Maître de l'univers. Notre négligence à arrêter le désordre pourrait jeter la ville dans quelque affreuse calamité voilà ce que je disais, et vous voyez ce qui est arrivé, vous voyez combien nous sommes punis de notre indifférence.

4. Vous avez laissé outrager Dieu , et Dieu a permis qu'on outrageât le prince. Nous appréhendons tous en ce moment de subir le dernier (549) supplice, terreur qui est la juste punition de notre mollesse. Etait-ce donc à tort et sans motif que je vous avertissais, que j e vous fatiguais, que je vous importunais ? Mes avertissements et mes importunités n'ont rien produit alors; agissons du moins aujourd'hui, et devenus sages par le malheur, réprimons les excès des coupables, fermons la bouche des blasphémateurs; ce sont des sources de mort qu'il faut supprimer sans délai. Opérons d'utiles réformes, et nous verrons s'évanouir les maux qui accablent notre ville. L'église, non , l'église n'est pas un théâtre où l'on doive venir entendre des discours agréables. Il faut sortir d'ici éclairé et touché, il faut emporter de nos assemblées, non une satisfaction frivole, mais des avantages solides. C'est en vain que vous venez nous entendre, si, après avoir goûté un plaisir passager, vous vous retirez sans recueillir d'ailleurs aucun fruit de nos discours. A quoi me servent vos louanges, vos cris d'admiration, vos applaudissements? Mes paroles justifiées par vos oeuvres, voilà mon éloge : et ce ne sera point quand vous vous bornerez à une admiration stérile, mais quand vous agirez avec ardeur, que je serai satisfait, et que j'aurai lieu de m'applaudir moi-même. Que chacun corrige donc son prochain : Edifiez-vous les uns les autres, dit saint Paul. ( I Thess. V, 11 .) Si nous négligeons ce précepte, les fautes de chaque particulier plongeront toute la ville dans les plus horribles disgrâces. Vous le voyez, quoique nous n'ayons eu aucune part à l'attentat qui vient d'être commis, nous éprouvons les mêmes terreurs que les coupables, nous tremblons que le prince ne nous enveloppe tous dans son juste courroux. Et il ne suffit point, pour nous justifier, de dire : Je n'étais pas présent, je n'ai été ni complice ni participant de la révolte: vous serez puni pour cela même, vous subirez les derniers châtiments parce que vous n'étiez pas présent, que vous n'avez pas empêché le désordre, que vous n'avez pas réprimé les séditieux, que vous ne vous êtes pas exposé pour l'honneur du prince. Vous n'avez point participé à la révolte, je vous loue et je vous approuve; mais vous n'en avez point arrêté les fureurs, et en cela vous méritez des reproches. On nous fera les mêmes réponses par rapport à Dieu, si nous voyons d'un oeil indifférent les outrages faits à sa Majesté divine. Le serviteur qui avait enfoui son talent (Matth. XXV, 24), ne fut pas jugé pour des fautes personnelles, puisqu'il avait rendu tout son dépôt; il fut jugé pour ne l'avoir point fait valoir, pour ne l'avoir point déposé à la banque : c'est-à-dire, c'est pour n'avoir point instruit son prochain, pour ne l'avoir point averti, repris, conseillé, pour n'avoir point corrigé les méchants dans le crime, c'est pour cela qu'il a été condamné sans miséricorde aux plus cruels supplices. J'espère qu'à présent du moins vous aurez le courage de reprendre les blasphémateurs, et que vous ne souffrirez plus que Dieu soit outragé. Vous n'avez pas même besoin qu'on vous exhorte, et les tristes événements dont nous avons été les témoins, ne sont que trop propres à persuader aux plus insensibles de s'occuper à l'avenir de leur propre salut.

Mais il est temps d'alimenter vos âmes de la nourriture ordinaire, de la nourriture sacrée que nous fournissent les Epîtres de saint Paul. Nous allons vous servir pour mets spirituel les paroles saintes dont vous avez entendu la lecture. Quel est donc le passage qui nous a été lu aujourd'hui? Avertissez, dit l'Apôtre, les riches de ce siècle de ne pas se livrer à l'orgueil. (I Tim. VI, 17.) Quand il dit les riches de ce siècle, il veut faire entendre qu'il est d'autres riches, les riches du siècle futur, tels que Lazare, qui était pauvre dans cette vie, et qui est riche dans l'autre; qui possède pour toujours, non de l'or, de l'argent, ni toutes ces matières que le temps corrompt et détruit, mais ces biens ineffables que l'oeil n'a pas vus, que l'oreille n'a pas entendus, et que l'esprit de l'homme ne peut comprendre (I Cor. II, 9); car la vraie richesse, la véritable opulence, consiste à jouir de ces biens qui ne peuvent recevoir ni altération, ni changement. Ce n'était pas ainsi qu'était riche, ce riche superbe et cruel qui dédaignait Lazare ; dans ce sens il était le plus pauvre des mortels; aussi lorsque plongé dans les enfers il ne demandait qu'une goutte d'eau, il ne put l'obtenir, tant l'indigence où il se vit alors était extrême ! L'Apôtre a donc appelé ces sortes de riches, les riches de ce siècle, parce que leurs richesses s'évanouissent avec la vie présente. Non, elles ne vont pas au delà de cette vie, elles ne les accompagnent pas lorsqu'ils en sortent ; souvent même elles les abandonnent avant ce dernier voyage ; et c'est ce que veut dire le même Apôtre quand il ajoute : Et de ne pas compter sur l'incertitude des richesses. (I Tim. VI, 17.) Rien, sans doute, rien d'aussi peu sûr que les (550) richesses. L'argent, je l'ai dit plus d'une fois, et je ne cesserai de le répéter, l'argent est un esclave fugitif, ingrat et perfide ; quand on le chargerait de mille liens, il emporte ses liens et s'enfuit. En vain ceux qui le possèdent doublent-ils les portes et les serrures pour l'enfermer, vainement ils apposent des gardes pour empêcher qu'on ne l'enlève, il séduit ses gardes mêmes, et, les entraînant comme sa chaîne, il s'enfuit avec eux, en sorte qu'on ne gagne rien à le faire garder. Quoi de moins sûr que les richesses ? je le répète. Quoi de plus malheureux que ces hommes qui prennent tant de peines et de soins pour augmenter une possession aussi passagère et aussi peu solide, sans écouter ce que dit le Prophète: Malheur à ceux qui s'appuient sur leurs forces, et qui se glorifient de la multitude de leurs richesses! (Ps. XLVIII, 7.) Pourquoi malheur au riche ? Il amasse, dit le même David, et il ignore pour qui il amasse. (Ps. XXXVIII, 17.) Le travail est certain, la jouissance incertaine. Souvent vous travaillez et vous vous fatiguez pour vos ennemis. Souvent après votre mort, votre héritage passe à ceux qui vous ont fait et qui ont cherché à vous faire le plus de mal, à vous donc les crimes qu'il a coûtés, à d'autres la jouissance qu'il peut procurer.

5. Mais il est à propos d'examiner pourquoi l'Apôtre ne dit pas : Avertissez les riches de ce siècle de ne point s'enrichir, avertissez-les de se réduire à la pauvreté, avertissez-les de se dépouiller de leurs biens; mais : Avertissez-les de ne point se livrer à l'orgueil. C'est qu'il était convaincu que là source et le principe de l'attachement aux richesses, c'est l'orgueil, et que si l'on savait se modérer, on ne se donnerait point tant de peine pour augmenter sa fortune; car, je vous le demande, pourquoi le riche se fait-il accompagner de tant d'esclaves, de tant de parasites, de tant de flatteurs? pourquoi enfin tout ce faste dont il s'environne ? Ce n'est que par orgueil et non pour le besoin, c'est afin de donner aux autres hommes une plus magnifique idée de lui-même. Le même apôtre savait encore que les richesses ne sont pas défendues, si l'on s'en sert uniquement pour le besoin. Ce n'est pas le vin qui est un mal, c'est l'ivresse; de même ce n'est pas la richesse qui est un mal, mais la cupidité et l'avarice. Ne confondons pas le riche avec l'avare. L'avare n'est pas riche l'avare est toujours dévoré de désirs ; or, celui qui désire toujours ne sera jamais dans l'abondance. L'avare est le gardien, non le possesseur de ses richesses; il en est l'esclave, non le maître. Il donnerait plutôt de son sang que de l'or qu'il a enfoui; cet or est pour lui un dépôt qu'il retient et qu'il garde avec autant d'attention que si on lui défendait d'y toucher. Il use aussi peu de ses possessions que si elles lui étaient étrangères; et elles lui sont vraiment étrangères ; car des biens dont il ne pourrait se résoudre à faire part aux autres, dont il ne voudrait pas soulager les besoins de l'indigence, de quelque punition qu'on menaçât son avarice, peut-on dire que ses biens lui appartiennent ? peut-on dire qu'il ait la possession d'une fortune dont il n'a pas même la libre jouissance ? J'ajoute que saint Paul n'est pas dans l'usage de donner à tous les mêmes préceptes, mais qu'il condescend à la faiblesse de ceux qui l'écoutent, comme a fait Jésus-Christ. Ce divin Maître ne dit pas tout d'abord au riche qui vient le trouver pour l'interroger sur la vie éternelle : Allez, vendez tous vos biens; mais avant d'émettre ce conseil, il lui donne d'autres préceptes. Et lorsque ce même riche, l'interrogeant de nouveau, lui demande ce qu'il lui reste à faire, il ne lui dit pas absolument Vendez tous vos biens, mais : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous possédez. (Matth. XIX, 21.) J'abandonne à votre choix cette démarche, je vous en laisse le maître, je , ne vous en fais pas un précepte absolu. De même saint Paul ne parle pas aux riches de pauvreté, mais d'humilité, pour se prêter à la faiblesse de ses auditeurs, et parce qu'il savait que la modération les ferait bientôt renoncer à l'orgueil et à l'empressement de s'enrichir. Après les avoir avertis de ne pas se livrer à l'orgueil, il leur montre le moyen d'éviter cette passion ; et quel est ce moyen ? c'est de leur faire connaître la nature des richesses, de leur apprendre combien elles sont incertaines et peu sûres. Aussi , au premier précepte en ajoute-t-il un second : Et de ne pas compter sur l'incertitude des richesses.

Celui-là est riche, non qui possède beaucoup, mais qui donne beaucoup. Abraham était riche, il n'était pas avare. Il n'enviait pas la maison et les biens de son prochain; mais il se plaçait comme en sentinelle pour examiner s'il ne passerait pas quelque étranger ou quelque pauvre, afin de soulager un indigent ou d'accueillir un voyageur. Il n'habitait point (551) sous des lambris dorés, mais dans une tente dressée au pied d'un chêne, dont le feuillage le mettait à l'abri , et cette demeure simple était plus noble, plus auguste, plus distinguée que les palais des rois. Quel est le roi qui ait reçu des anges dans son palais? Abraham a reçu des esprits célestes dans une tente rustique, dans une habitation faite à la hâte : glorieux privilège dont il a été redevable, non à l'éclat de son domicile, mais aux vertus qui décoraient son âme, et aux richesses précieuses renfermées au dedans de lui-même. A l'exemple de ce patriarche, répandons nos biens dans le sein des pauvres, décorons nos âmes plutôt que nos maisons. Eh ! n'est-il pas honteux de couvrir nos murs de marbres inutiles, et de laisser Jésus-Christ même marcher nu? A quoi vous servent, dites-moi, vos demeures magnifiques? vous ne les emportez pas avec vous ; votre âme seule fera le voyage.  Dans le péril qui nous presse maintenant , que nos édifices superbes nous garantissent et nous mettent à l'abri ! non, ils ne le pourraient pas. Vous m'êtes témoins de ce que je dis, vous qui abandonnez vos maisons pour vous retirer dans les déserts, vous qui redoutez vos propres demeurés comme des filets et des pièges. Que nos richesses viennent maintenant à notre secours, mais elles sont inutiles dans les circonstances fâcheuses où nous nous trouvons. Or, si pour fléchir le courroux d'un mortel, elles ont si peu de pouvoir, à plus forte raison n'en auront-elles aucun devant le tribunal incorruptible du souverain Juge. Si lorsqu'un homme est irrité, l'or ne nous sert de rien, à quoi nous servira-t-il, et quelle sera sa vertu pour apaiser la colère d'un Dieu qui n'a aucun besoin de nos richesses? Bâtissons-nous des maisons pour nous procurer des asiles, et non pour satisfaire notre vanité. Ce qui excède le nécessaire est superflu, et par conséquent incommode. Vous prenez une chaussure trop large; elle vous embarrasse et vous empêche de marcher; ainsi une maison trop vaste vous empêche d'avancer vers le ciel. Voulez-vous vous construire de grandes et magnifiques demeures, je ne m'y oppose pas; mais que ce ne soit point sur la terre. Construisez-vous dans le ciel des tentes où vous puissiez recevoir vos frères, des tentes inaltérables et indestructibles.

D'où vient cette fureur à poursuivre des biens fugitifs et terrestres? Rien de si perfide que les richesses. Elles sont aujourd'hui avec vous, demain elles seront contre vous; elles provoquent de tous côtés l'envie; ce sont des ennemis domestiques, des compagnons dangereux. Vous m'êtes témoins que je dis vrai, vous qui enfouissez et qui cachez avec tant d'inquiétude votre or et votre argent, cet or et cet argent qui vous exposent maintenant aux plus affreux périls. Les pauvres, vous le voyez, sont exempts de soucis et libres d'inquiétude, tandis que les riches éprouvent mille embarras, et vont cherchant de toute part en quel lieu ils pourront enfouir leur or, à quelles mains ils pourront le confier. Eh ! pourquoi, riches du siècle, pourquoi chercher de malheureux mortels comme vous? Jésus-Christ est prêt à recevoir votre or et à vous garder ce dépôt. Que dis-je, il est prêt à le garder? il le fera profiter même, il vous le rendra avec usure sans que personne puisse l'enlever de ses mains. Et il ne se contente pas de garder vos richesses, il vous paie d'avoir bien voulu les lui confier, en vous mettant à l'abri des dangers auxquels elles vous exposent. Les hommes qui reçoivent nos dépôts exigent notre reconnaissance pour le soin qu'ils prennent de les garder . Jésus-Christ, au contraire, loin d'exiger de vous aucun retour, est reconnaissant lui-même d'avoir reçu vos dépôts, et ne vous demande aucune récompense pour garder vos richesses.

6. Serions-nous donc excusables, si, négligeant de nous adresser à Celui qui peut garder nos trésors, qui même nous est obligé des soins qu'il se donne, qui paie notre confiance en nous comblant des plus grandes faveurs, de faveurs ineffables; si, dis-je, négligeant de nous adresser à Jésus-Christ, nous remettions ces mêmes trésors à des hommes faibles, qui veulent qu'on leur ait obligation, et qui ne rendent jamais que le dépôt tel qu'ils l'ont reçu ?

Vous êtes étranger et voyageur ici-bas, votre patrie est dans le ciel : transportez-y tous vos biens, afin de jouir dès ce monde de la récompense qui vous est réservée dans l'autre. Celui qui, soutenu par de grandes espérances, étend ses vues dans l'avenir, goûte dès cette vie les douceurs du royaume céleste. Rien de plus propre à guérir votre âme et à la perfectionner, que de vivre dans l'espoir des biens futurs, et de transporter dans le ciel vos richesses pour vous occuper avec toute l'attention convenable de la partie la plus précieuse de (552) vous-même. Ceux qui s'appliquent uniquement à embellir leur maison terrestre, brillants et magnifiques au dehors, négligent leur âme, et la laissent dans un état d'abandon quij défigure la beauté de ses traits. Mais si, peu attentifs à l'éclat extérieur d'un vain faste, ils emploient tous leurs soins à orner leur intérieur, à décorer la partie d'eux-mêmes la plus noble, elle deviendra dès lors une habitation digne de Jésus-Christ : or, quoi de plus heureux que d'avoir Jésus-Christ même pour hôte? Voulez-vous vous enrichir, ayez Dieu pour ami, et vous serez le plus riche des hommes. Voulez-vous vous enrichir, ne vous laissez pas dominer par l'orgueil. La modestie est utile, non-seulement pour la vie future, mais dans la vie présente. Rien de si exposé à l'envie qu'un homme riche; et si l'arrogance se joint à ses richesses, il se trouve alors placé sur un double précipice, et tous lui déclarent une guerre cruelle. Mais si vous savez vous modérer , votre humilité arrête les fureurs de l'envie, et vous n'en possédez que plus sûrement tous vos biens. Car tel est le caractère de la vertu, qu'elle nous procure dès ce monde une récompense solide.

Ne vous enorgueillissez donc pas des richesses, ni d'aucun autre avantage terrestre. Si celui qui est fier de ses avantages spirituels, se perd lui-même, combien plusse perdra celui qu'une prospérité temporelle rend vain et superbe ! Pensons à la faiblesse de notre nature, rappelons-nous la multitude de nos fautes sachons qui nous sommes et nous aurons un motif suffisant pour nous humilier. Ne me dites pas : J'ai des trésors en réserve pour tant et tant d'années, j'ai des milliers de talents d'or, mes revenus augmentent tous les jours. Tout ce que vous pourrez me dire je le considère comme rien. Souvent toute cette fortune est enlevée de votre maison en une heure, en un moment, avec la même promptitude qu'un vent impétueux dissipe une poussière légère. Toute la vie est pleine de pareils exemples, les Ecritures sont remplies de ces leçons. Aujourd'hui riche , demain pauvre. Aussi n'écoute .je qu'avec pitié ces clauses des testaments : Qu'un tel ait la propriété de mes terres ou de ma maison, et un autre la jouissance. Nous n'avons tous que la jouissance des richesses, personne n'en a la propriété. Quand elles nous resteraient pendant toute notre vie, qu'elles ne seraient sujettes à aucunes vicissitudes, ne faudrait-il pas toujours à la mort les céder à d'autres malgré nous, et passer dans un autre monde, dépouillés de la propriété de ces biens dont nous n'aurons fait que jouir quelques instants. D'où il résulte que le seul moyen d'avoir la propriété des richesses, c'est d'en mépriser la jouissance, d'en dédaigner la possession. Celui qui, nullement attaché à ses biens, les jette dans lé sein des pauvres, en fait un usage utile; ils l'accompagnent au sortir de cette vie, et loin d'en perdre la propriété à la mort, c'est alors au contraire qu'il les retrouve avec des intérêts immenses, lorsqu'au jour du jugement il a le plus besoin de leur secours, lorsqu'on nous redemande à tous le compte de nos actions. Si donc un riche veut avoir et la jouissance et la propriété. de ses biens, qu'il s'en détache ici-bas : sinon, ils se sépareront de lui dans les derniers moments; souvent même, après l'avoir exposé à mille périls, après lui avoir causé mille maux, ils l'abandonneront avant cette heure fatale, et il aura la douleur, non-seulement d'éprouver un changement soudain, mais encore de gémir sous le fardeau d'une indigence à laquelle il n'était point préparé.

Il n'en est pas de même du pauvre, parce que ce n'est pas dans des matières inanimées, dans l'or et l'argent, qu'il met sa confiance, mais en Dieu seul qui pourvoit abondamment à tous nos besoins. (I Tim. VI, 17.) Aussi sa condition est-elle plus assurée que celle du riche , dont la fortune est exposée à de fréquents et cruels revers. Quand je dis que le Seigneur pourvoit abondamment à tous nos besoins, voici ma pensée. Il distribue à tous les hommes d'une main libérale des avantages beaucoup plus essentiels que les richesses, tels que l'air, l'eau, le feu, le soleil et autres biens de cette nature. Non, on ne peut dire que le pauvre ait une moindre jouissance que le riche des rayons qui nous éclairent ou de l'air que nous respirons ; ils en jouissent également l'un et l'autre. Pourquoi donc Dieu a-t-il rendu communs les biens les plus importants, les plus essentiels, les plus nécessaires à la conservation de notre être, et qu'il n'a pas rendu communes les richesses qui sont moins importantes et moins précieuses? pourquoi ! c'est afin de mettre notre vie en sûreté, et de nous fournir des occasions de signaler notre vertu. En effet, si les avantages les plus nécessaires n'étaient pas communs, peut-être les (553) riches, n'écoutant qu'une injuste cupidité, auraient-ils voulu étouffer les pauvres; car s'ils cherchent à se saisir de tout l'or qui existe, à plus forte raison auraient-ils prétendu jouir seuls de biens plus précieux que l'or. D'un autre côté, si les richesses étaient communes, et que tous les hommes pussent les posséder également, on n'aurait pas eu d'occasion d'exercer l'aumône et de signaler sa charité.

7. Afin donc de mettre en sûreté nos jours, Dieu a voulu que les éléments, conservateurs de notre vie, fussent communs; mais il n'a pas voulu que les richesses fussent communes, afin que nous puissions mériter des louanges et des couronnes, afin qu'aussi ennemis de la cupidité qu'amis de la justice, nous partagions nos trésors avec les indigents, et qu'ainsi nous ayons un moyen de réparer et d'expier nos fautes. Dieu vous a fait riche, pourquoi vous faites-vous pauvre ? Dieu vous a fait riche pour soulager les indigents, et pour racheter vos péchés par vos libéralités envers vos frères. Il vous a donné des biens, non afin que, renfermés dans des coffres, ils ne servent qu'à votre perte, mais pour que, distribués par d'utiles largesses, ils puissent contribuer à votre salut. Il en a rendu la possession incertaine et passagère, afin d'éteindre l'ardeur de votre amour pour ces avantages périssables. Car si les riches, malgré la fragilité de leurs richesses, malgré les dangers auxquels elles les exposent, sont toujours enflammés de passion pour elles, que n'auraient-ils donc pas fait si la possession en eût été stable et permanente? qui de leurs semblables auraient-ils épargné ? quelles veuves, quels orphelins , quels pauvres auraient-ils ménagés?

Ainsi ne regardons pas les richesses comme un grand avantage : ce n'est pas un grand avantage d'être possesseur de grands biens, mais de posséder la crainte de Dieu et l'amour de sa loi. Aujourd'hui, par exemple, un homme juste qui aurait une parfaite confiance en Dieu, fût-il le plus pauvre des mortels, pourrait se mettre à l'abri des maux présents. Il lui suffirait de lever les mains au ciel, d'implorer le secours d'en-haut; et l'orage suspendu sur sa tête serait à l'instant dissipé : tandis que les plus riches dépôts d'or sont plus inutiles que la boue pour nous garantir des malheurs qui nous menacent. Et ce n'est pas seulement dans notre situation actuelle, mais dans une maladie, aux approches de la mort, et dans toute autre disgrâce, que l'on reconnaîtra combien les richesses sont impuissantes par elles-mêmes, combien elles sont peu propres à nous consoler dans les adversités qui peuvent nous survenir.

Si l'opulence pouvait avoir quelque avantage sur la pauvreté, ce serait par rapport aux délices qu'elle peut goûter sans cesse, et aux plaisirs de la table dont elle se rassasie à son aise. Mais c'est à la table des pauvres que l'on goûte les vraies délices; le pauvre jouit tous les jours d'une plus grande volupté que nos riches sensuels. Et ne soyez pas surpris de ce discours, ne le prenez pas pour un paradoxe; c'est une vérité certaine dont je vais vous convaincre d'une manière sensible. Vous savez, sans doute, et vous convenez tous, que ce n'est point la nature des aliments, mais la disposition de ceux qui les prennent, qui fait l'agrément des repas. Je m'explique. Celui qui se présente à une table avec la faim, goûtera une nourriture simple avec plus de satisfaction que les mets les plus délicats, les mets apprêtés par la main la plus habile; au lieu que celui qui, ainsi que le riche, n'attend pas le besoin, et que la faim ne conduit pas à la table, ne trouvera aucun goût aux mets les plus exquis, parce que son appétit n'est pas excité. Ici, mes frères, j'en appelle à votre propre expérience et au témoignage de l'Ecriture. Voici en quels termes elle s'exprime : L'âme rassasiée dédaigne le rayon de miel; l'âme pressée de la faim trouve de la douceur dans ce qui est amer. (Prov. XXVII, 7.) Quoi de plus doux cependant que le miel? mais il n'est pas agréable pour celui qui n'éprouve pas la faim. Quoi de plus rebutant que l'amertume? mais l'amertume a des douceurs pour celui qui manque du nécessaire. Or, il est évident que le pauvre apporte à ses repas le besoin et la faim, et que le riche n'attend ni l'un ni l'autre; d'où il arrive que celui-ci ne goûte jamais un plaisir pur et réel.

Ce que nous venons de dire de la faim avant le repas , qu'elle fait tout l'agrément des mets, peut s'appliquer de même à la soif; et il n'est pas moins vrai que la soif rend agréable le breuvage le plus simple, qu'elle fait boire l'eau même avec délices. C'est ce que le Prophète a voulu faire entendre par ces paroles : Il les a rassasiés du miel tiré du rocher. (Ps. LXXX, 17.) Toutefois nous ne lisons nulle part (554) dans l'Ecriture que Moïse ait tiré le miel des rochers, mais nous voyons partout qu'il en a fait jaillir des fontaines d'eau claire et limpide. Que veut donc dire l'Ecriture, qui ne peut mentir ? Comme les Israélites , altérés. et fatigués par le besoin , rencontrèrent tout à coup des eaux fraîches, le Prophète , voulant exprimer le plaisir qu'ils éprouvèrent alors, donne le nom de miel à l'eau : non que l'eau eût changé de nature, mais la disposition de ceux qui buvaient lui donnait une douceur que n'a pas le miel même. Vous comprenez comment la soif peut rendre toute boisson agréable. Aussi voit-on souvent que le pauvre, fatigué, épuisé, tourmenté par une soif ardente, boit avec délices une eau fraîche et pure : tandis que le riche superbe, en buvant les vins les plus exquis, des vins parfumés de l'odeur des roses, est bien loin d'éprouver la même satisfaction.

8. On peut raisonner de même par rapport au sommeil. C'est moins le duvet délicat, c'est moins un lit superbe où brillent l'or et l'argent, c'est moins le silence qui règne dans toute la maison, c'est moins tous ces avantages et d'autres semblables, qui procurent un sommeil doux et tranquille, que le travail, la fatigue, et l'usage de ne chercher le repos que lorsqu'on éprouve le besoin de dormir, lorsque les yeux appesantis se ferment d'eux-mêmes. L'Ecriture s'accorde encore ici avec l'expérience pour confirmer ce que nous disons. Salomon, nourri dans les délices, voulant exprimer cette vérité, disait : L'esclave goûte les douceurs du sommeil, soit qu'il prenne peu ou beaucoup de nourriture. (Eccl. V, 2.) Pourquoi a-t-il ajouté ces mots : soit qu'il prenne peu ou beaucoup de nourriture? La faim et l'intempérance causent également l'insomnie; l'une, parce qu'elle dessèche les poumons, et qu'endurcissant les paupières, elle ne permet pas même aux yeux de se fermer;. l'autre, parce qu'elle gêne et arrête la respiration, et qu'elle fait éprouver des douleurs cruelles. Mais tel est le privilège du travail, que l'un ou l'autre de ces deux inconvénients n'empêche pas l'esclave de dormir. Après s'être tourmenté tout le jour pour servir ses maîtres, sans avoir pu respirer un instant, épuisé, harassé, il trouve à la fin de la journée le plaisir du sommeil comme la juste récompense de ses fatigues. Et c'est un effet de la bonté de Dieu que le plaisir ne s'achète pas au prix de l'or, mais qu'il soit le fruit d'un genre de vie dur et pénible suivi par système ou par nécessité. Quelle différence entre le riche et le pauvre ! Le riche, couché sur le duvet, veille souvent toute la nuit, et, malgré tous ses soins pour dormir tranquillement, il ne peut jouir de cette satisfaction. Le pauvre, après avoir travaillé tout le jour, laisse tomber ses membres fatigués, et avant de les avoir étendus, goûte déjà un sommeil paisible et profond, digne et légitime salaire de son labeur et de ses peines.

Puis donc que le pauvre dort, boit et mange avec plus de plaisir que le riche, les richesses mériteraient-elles encore d'être recherchées avec tant d'ardeur, lorsqu'elles sont privées du seul avantage qu'elles paraissent avoir sur la pauvreté? Aussi Dieu, dès le commencement, a-t-il condamné l'homme au travail, moins pour le châtier et le punir que pour l'instruire et le corriger: lorsqu'Adam coulait des jours tranquilles , exempts de peine, il s'est vu chassé du Paradis terrestre; lorsque Paul menait une vie dure et laborieuse, et que, comme il le dit lui-même, il travaillait jour et nuit, sans repos et sans relâche, il s'est vu transporté au troisième ciel. Ne nous plaignons donc point de la peine et du travail, puisque même avant de nous obtenir le royaume céleste, ils nous procurent ici-bas la plus grande récompense, je veux dire un plaisir pur, prix de ce qu'ils nous ont coûté; et non-seulement un plaisir pur, mais, ce qui est bien plus essentiel, une santé inaltérable. Le riche est assailli d'une foule de maladies fâcheuses: le pauvre est dispensé de recourir à l'art du médecin; ou, s'il tombe quelquefois malade, il se rétablit bientôt, parce qu'il possède un corps robuste, et qu'il se trouve éloigné de tout ce qui peut l'amollir.

La pauvreté est un avantage important pour qui la supporte avec courage; c'est un trésor qu'on ne saurait nous ravir, un soutien qui ne nous manquera jamais, une possession qui ne peut nous nuire, un asile à l'abri de toutes les attaques. Mais le pauvre, dira-t-on, est plus exposé aux injustices. — Oui, mais le riche a plus d'ennemis à craindre. Le pauvre est méprisé et outragé; mais le riche est envié. Le pauvre est moins facile à vaincre que le riche, qui donne mille avantages , mille prises au démon comme à ses ennemis, et que ses possessions immenses rendent esclave de tout ce qui l'entoure. Comme il a besoin d'une infinité de (555) personnes, il est obligé de flatter une infinité de personnes, de leur faire la cour avec bassesse. Le pauvre, s'il sait être sage, est invincible, et le démon même ne peut triompher de lui. Job était fort, avant de tomber dans la pauvreté; mais, après avoir perdu tousses biens, il acquit de nouvelles forces, et remporta sur le démon une victoire éclatante.

J'ajoute que le pauvre, avec de la sagesse, est même à l'abri de l'injure, et ce que je disais du plaisir de la table, qu'il résulte moins de la délicatesse des aliments que de la disposition de ceux qui les prennent, je le dis aussi de l'injure qui dépend moins de l'intention de ceux qui la font que de la disposition de ceux qui la souffrent. Je m'explique. On vous accable de paroles injurieuses: si vous méprisez ces paroles, si vous ne les écoutez pas même, si vous vous mettez au-dessus des traits qu'on vous lance, vous n'avez pas été injurié. Et comme avec un corps d'airain nous ne pourrions être blessés, quand on lancerait sur nous des traits de toute part ( car ce n'est pas tant la main d'où partent les traits qui fait les blessures que la nature des corps qui en sont le but) : de même ici ce n'est pas la fureur de ceux qui outragent, mais la faiblesse de ceux qui sont outragés, qui constitue l'injure et l'affront. La vraie sagesse nous met à l'abri des outrages et des insultes. On vous a outragé de paroles, mais vous n'y avez fait aucune attention, vous n'y avez été nullement sensible ; vous n'avez donc pas été outragé; vous avez porté un coup, vous n'en avez pas reçu. En effet, lorsque l'auteur d'un outrage voit que le trait injurieux n'est pas parvenu à celui qu'il avait dessein de mortifier, c'est lui seul alors qui éprouve une peine réelle, et le silence de ceux qu'il attaque fait retourner contre lui-même le coup qu'il voulait porter à d'autres.

9. Réglons-nous donc en tout par la sagesse, et la pauvreté, loin de nous causer aucun préjudice, nous procurera les plus grands avantages, elle nous comblera de biens et de gloire. Je vous le demande: Qu'y avait-il de plus pauvre qu'Elie? mais il l'emportait sur tous les riches par cela même qu'il était pauvre, et que les vertus dont son âme était enrichie lui avaient fait embrasser par choix la pauvreté. Ce grand prophète regardait toutes les richesses de ce monde comme au-dessous de lui, comme peu dignes de la noblesse de sa nature et de la grandeur de son âme. S'il n'eût pas été dans ces principes, il ne se serait pas réduit à un seul manteau; mais comme il ne faisait aucun cas de tous les avantages frivoles de ce siècle, comme tous les monceaux d'or n'étaient à ses yeux que des amas de boue, il se contentait du plus simple vêtement. Aussi le roi d'Israël recourait-il à ce pauvre; et celui qui possédait une immense quantité d'or était jaloux de converser avec celui qui ne possédait qu'un manteau; tant ce manteau était plus éclatant que la pourpre des rois, tant la caverne du juste était plus magnifique que les palais des princes ! Aussi, lorsqu'il fut transporté dans le ciel, le Prophète ne laissa-t-il à son disciple que son manteau. Avec ce manteau, lui dit-il, j'ai combattu le prince des démons; prenez-le, et couvrez-vous-en comme d'une armure: car la pauvreté est une arme puissante, un refuge assuré, une tour inébranlable. Elisée reçut le manteau comme un riche héritage; et c'était en effet un riche héritage, plus précieux que tous les trésors ensemble. Elie dès lors exista, pour ainsi dire, doublement: il était à la fois dans le ciel et sur la terre.

Je sais que vous enviez le bonheur du juste Elisée, et que vous voudriez jouir de l'avantage dont il a hérité de son maître. Mais est-il difficile de prouver que nous tous qui participons aux mystères (1) nous avons reçu de Jésus-Christ un bien infiniment plus estimable ? Elie a laissé son manteau à son disciple; le Fils de Dieu, en montant au ciel, nous a laissé sa propre chair. Elie s'est dépouillé; Jésus-Christ a emporté avec lui ce qu'il nous laissait (2). Ainsi ne perdons pas courage, ne nous lamentons pas, ne craignons pas le malheur des ,temps; le Dieu qui, après être mort sur la croix pour nous tous, a bien voulu encore nous communiquer sa chair et son sang; que ne fera-t-il pas aujourd'hui pour notre salut? Animés par ces espérances , invoquons-le sans cesse, adressons-lui nos prières, ne négligeons rien pour nous maintenir par la suite dans la vertu, afin de pouvoir éviter les dangers présents et mériter les biens futurs. Puissions-nous les obtenir, ces biens ineffables, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui toute gloire soit rendue au Père et à l'Esprit-Saint dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

1 C'est-à-dire à la communion eucharistique.

2 C'est-à-dire son corps, son sang, son âme et sa divinité

 

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