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COMMENTAIRE SUR L’ÉPÎTRE AUX COLOSSIENS.

 

HOMÉLIE PREMIÈRE. PAUL, APOTRE DU CHRIST, PAR LA VOLONTÉ DE DIEU, ET TIMOTHÉE SON FRÈRE. — AUX SAINTS ET FIDÈLES FRÈRES EN JÉSUS-CHRIST QUI SONT A COLOSSES. — QUE DIEU VOTRE PÈRE ET JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR VOUS DONNENT LA GRÂCE ET LA PAIX. (CHAP. I, 1 A 3.)

 

Analyse.

1. Date de l'épître aux Colossiens et de certaines épîtres de saint Paul.

2. Explication des versets 4, 5, 6, 7 et 8 du chapitre i.

3. Des divers genres d'amitié.

4. La table des pauvres préférable à celle des riches.

5 honte et suites fâcheuses qui s'attachent à l'intempérance.

6. Avantages de l'aumône.

 

1. Toutes les épîtres de Paul sont édifiantes; mais celles qui sont datées de sa prison offrent surtout ce caractère : de ce genre sont les épîtres aux Ephésiens, à Philémon, à Timothée et l'épître actuelle : car cette épître aussi a été écrite, quand Paul était dans les fers , comme l'attestent ces mots : « Ce mystère pour lequel je suis dans les liens, afin que je le découvre aux hommes en la manière que je dois le découvrir ». (Col. IV, 3, 4.) Mais cette épître semble postérieure à l'épître aux Romains. L'épître aux Romains a été écrite quand Paul n'avait pas encore vu Rome. Lorsque celle-ci a été écrite, au contraire, Paul avait vu Rome et touchait au terme de sa prédication. Voici la preuve évidente de ce fait dans son épître à Philémon, il dit : « Quoique je sois déjà vieux » (Philém. 9), en le priant pour Onésime. Dans cette épître-ci, c'est Onésime lui-même qu'il envoie, comme il le dit lui-même : « J'envoie aussi Onésime, mon cher et fidèle frère ». (Col. IV, 9.) Il l'appelle son cher et fidèle frère. Il prend aussi un ton plein de fermeté, en disant dans cette épître : « Demeurez inébranlables, dans l'espérance que vous donne l'Evangile que vous avez entendu et qui a été prêché à toutes les créatures qui sont sous le ciel ». Car la prédication durait déjà depuis un certain temps. C'est ce qui me fait croire aussi que cette épître a précédé l'épître à Timothée, qui a été écrite vers l'époque de sa mort, puisqu'il y est dit « Quant à moi, je suis comme une victime qui a déjà reçu l'aspersion, pour être sacrifiée ». (II Timothée, IV, 6.) Cette épître est plus ancienne que celle qui est adressée aux Philippiens. Elle semble dater des premières années de sa captivité à Rome. Pourquoi donc est-ce que je dis que ces épîtres offrent plus d'intérêt que les autres? Parce qu'elles datent de sa captivité. Il fait comme ces héros qui prennent la plume, après avoir déposé le glaive, en se reposant sur leurs trophées. Cette captivité, il le savait bien, était sa gloire. « Le fils que j'ai eu quand j'étais dans les liens », écrit-il à Philémon. (Philém.10.) Par ces paroles, il nous engage à nous réjouir au sein même de l'adversité et de la détresse, loin de nous laisser abattre.

Philémon était là parmi eux. Car, en lui écrivant, il dit : « Paul à Archippe, le compagnon de nos combats » (Philém. 2); et dans l'épître aux Colossiens, on trouve ces mots : « Dites à Archippe » (Col. IV, 17) ; cet Archippe était probablement chargé de quelque fonction ecclésiastique. Quant à Paul, il n'avait jt mais vu ni les Colossiens, ni les Romains, ni les Hébreux, quand il leur écrivait. C'est un fait auquel il fait allusion en plusieurs endroits. Ici notamment écoutez-le: « Pour tous (102) ceux qui ne me connaissent point de visage, et ne m'ont jamais vu »; et plus bas: « Si je suis absent de corps, je suis néanmoins avec vous en esprit ». (Col. II, 1, 5.) Il savait donc que sa présence était partout chose très-importante, et même quand il est absent, il veut se faire passer pour présent. Quand il punit le fornicateur, il veut qu'on se figure qu'il assiste à la sentence : « Pour moi », dit-il, « étant absent de corps, mais présent en esprit, j'ai déjà porté, comme présent, ce jugement contre celui qui a fait une telle action »; et ailleurs : « Je viendrai à vous et je sonderai non pas le langage, mais la vertu de ces hommes qui sont enflés de vanité » (I Cor. V, 3 et III, 19) ; et ailleurs : « Non-seulement quand je suis présent parmi vous, mais surtout quand je suis absent ». (Gal. III, 18.)

« Paul, apôtre de Jésus-Christ, par la volonté de Dieu ». Il est bon de dire d'abord quel est le sujet de cette épître. Quel est donc ce sujet? Nous trouvons la réponse dans l'épître elle-même. C'était par l'intermédiaire des anges que les Colossiens voulaient avoir accès auprès de Dieu. Ils avaient encore plusieurs observances ou judaïques ou païennes que saint Paul veut abolir, et c'est pour cela qu'il dit dès le commencement de sa lettre: « Par la volonté de Dieu». — « Et Timothée, son frère», dit-il. Ce Timothée était donc aussi un apôtre. Il était vraisemblablement connu des Colossiens. « Aux saints qui sont à Colosse », ville de Phrygie, voisine de Laodicée. Et  « aux fidèles, frères en Jésus-Christ ». D'où vient, dit-il, je vous le demande, que vous êtes saint? D'où vous vient ce nom de fidèle? N'est-ce pas de ce que vous avez été sanctifié par la mort du Christ? N'est-ce pas de ce que vous croyez au Christ? Comment êtes-vous devenu notre frère? Car ce n'est ni par vos œuvres, ni par vos paroles, ni par une conduite pleine de droiture que vous vous êtes montré fidèle. D'où vient, je vous prie, que tant de mystères vous ont été confiés ? N'est-ce pas à cause du Christ? — « Que Dieu notre Père vous donne la grâce et la paix ! » D'où vous vient la grâce? D'où vous vient la paix? « De Dieu notre Père », dit-il. — Il n'a pas dit de Dieu, le Père du Christ. Je dirai à ceux qui poursuivent l'Esprit-Saint de leurs calomnies : D'où vient que Dieu est devenu le Père de ceux qui étaient des esclaves? Qui a pu opérer ces merveilles? Qui vous a rendu saint? Qui vous a rendu fidèle? Qui a fait de vous un enfant de Dieu? Celui qui vous a rendu digne de foi, celui-là a été cause que l'on vous a tout confié.

2. Si nous portons le nom de fidèles, ce n'est pas seulement à cause de notre foi, c'est parce que Dieu nous a confié des mystères qui n'ont pas même été connus des anges avant nous. Mais Paul parle ici sans distinguer. « Nous « rendons grâces à Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Il a l'air de tout rapporter au Père , pour ne pas les offenser d'abord. « Et nous le prions sans cesse pour vous ». Non-seulement son action de grâces, mais encore cette oraison perpétuelle montre sa tendresse pour ces hommes qu'il avait toujours devant les yeux sans les avoir vus jamais. « Depuis que nous avons appris quelle est votre foi en Jésus-Christ (4) ». Plus haut il a dit : « Notre-Seigneur »; ici il dit : « Jésus-Christ ». C'est lui qui est Notre-Seigneur, dit-il ; mais il ne prononce pas le mot « d'esclaves » du Christ; titre qui est pourtant le symbole de sa bonté pour nous : car c'est lui, dit l'évangéliste, qui délivrera son peuple du péché. (Matth. I, 21.) « Depuis que nous avons appris quelle est votre foi en Jésus-Christ et votre charité envers tous les saints». Il se concilie ses auditeurs et cherche à gagner leur bienveillance. C'est Epaphrodite qui lui a appris ce qu'il dit, et il envoie sa lettre par Tychique, en retenant Epaphrodite auprès de lui. « Et votre charité envers tous les saints ». Non pas envers tel ou tel, mais envers nous aussi. — « Dans l'espérance des biens qui vous sont réservés dans le ciel (5) ». II est question des biens à venir. C'est un rempart qu'il leur donne contre les tentations, afin qu'ils ne cherchent pas ici-bas le repos et la tranquillité. Il ne fallait pas qu'on pût dire : Et que leur sert leur charité envers les saints, au milieu de leurs angoisses et de leurs douleurs? Voilà pourquoi il s'écrie : Nous nous réjouissons à la vue des grandes et splendides récompenses que vous vous préparez dans le ciel. « Dans l'espérance des biens qui vous sont réservés », dit-il. C'est une récompense assurée qu'il leur fait entrevoir. « Dont vous avez déjà reçu la connaissance par la parole véritable de l'Evangile (3) ». C'est ici une expression de blâme. Cette parole, ils l'ont observée (103) longtemps et ont fini par la négliger. « Dont vous avez déjà reçu la connaissance par la parole véritable de l'Evangile ». Il rend ici témoignage à la vérité évangélique et il a raison; car l'Evangile, c'est la vérité pure. — « De l'Evangile ». Il ne dit pas : « De la prédication », mais il appelle l'Evangile en témoignage, leur rappelant sans cesse les bienfaits de Dieu ; il a commencé par leur donner des éloges; puis il leur remet les bienfaits de Dieu en mémoire.

« Qui subsiste chez vous comme dans le monde entier (6) » : ce sont encore là des paroles flatteuses. « Qui subsiste » est une expression métaphorique. L'Evangile n'est point parvenu jusqu'à eux pour disparaître; l'Evangile demeure et subsiste parmi eux. Puis, comme rien n'est plus capable d'affermir la croyance que d'avoir beaucoup de gens qui la partagent, il ajoute : « Comme dans le monde entier». L'Evangile est partout, dit-il, partout il domine et règne. « Dans le monde entier il fructifie et croit, ainsi qu'il a fait parmi vous ». Il fructifie par ses oeuvres; il croît par les prosélytes qu'il fait, par les profondes raisons qu'il jette de tous côtés. Car les plantes aussi deviennent touffues, quand elles deviennent robustes. « Ainsi qu'il a fait parmi vous ». Il s'empare d'abord par la louange de l'âme de ses auditeurs, pour qu'ils ne s'éloignent de lui qu'à regret. « Du jour où vous a avez entendu ». Ce qu'il y a d'admirable, c'est la rapidité avec laquelle vous êtes arrivés à la lumière , avec laquelle vous avez cru, avec laquelle vous avez porté des fruits. « Du jour où vous avez connu et entendu la grâce de Dieu, selon la vérité ». Ce n'est point par des discours, par des effets illusoires, c'est par des actes que vous l'avez connu. Voilà ce que signifie le mot : « L'Evangile fructifie ». Vous avez accueilli les signes et les miracles, et vous avez connu la grâce de Dieu. Puisqu'il vous a montré tout d'abord sa puissance, comment feriez-vous pour ne pas croire en lui? « Comme vous en avez été instruit par notre très-cher Epaphras, notre compagnon dans le service de Dieu (7) ». Il est vraisemblable que cet Epaphras avait prêché à Colosses : vous avez appris de lui l'Evangile, dit saint Paul. Puis, pour montrer que c'est là un maître digne de foi, l'apôtre dit : « Qui est un fidèle ministre de Jésus-Christ, pour le bien de vos âmes ».

« Et de qui nous avons appris aussi votre charité toute spirituelle (8) ». Ne doutez pas, dit-il, des biens à venir. Vous voyez que le monde change de face. Qu'est-il besoin de vous dire ce qui se passe chez les nations étrangères? Sans parler de ces événements, ce qui se passe chez vous est bien digne de foi. « Vous avez connu », dit-il, « la grâce de Dieu par la vérité », c'est-à-dire, par les faits. Il y a donc deux motifs bien propres à raffermir votre espérance des biens à venir : c'est la croyance universelle, c'est votre propre croyance, et les faits sont d'accord avec les paroles d'Epaphras. « Qui est un fidèle » ministre, dit-il, c'est-à-dire, un ministre véridique. « Qui est un fidèle maître, pour le bien de vos âmes », c'est-à-dire, qui est venu à nous et « de qui nous avons appris votre charité toute spirituelle pour nous ». S'il est le ministre du Christ, pourquoi dites-vous que vous êtes amenés et gagnés à Dieu par le ministère des anges? — « De qui nous avons appris aussi votre charité toute spirituelle pour nous ». Voilà une admirable charité, une charité ferme et stable. Les autres espèces de charité n'en ont que le nom. Il y en a quelques-unes de ce genre. Mais ce n'est pas là de l'amitié. Aussi un semblable attachement est-il loin d'être indissoluble.

3. Qu'ils sont nombreux les liens qui peuvent former l'amitié! Les liaisons honteuses, nous les passerons sous silence; car on ne peut pas nier que de semblables liaisons ne soient blâmables. Mais parlons, si vous voulez, de ces liaisons toutes naturelles qui s'offrent dans la vie. En voici quelques-unes : vous avez rendu service à un homme; cet autre était lié avec votre famille. Cet autre s'est assis à la même table que vous; c'est votre compagnon de voyage; c'est votre voisin. Cet autre exerce la même profession que vous : encore cette amitié-là n'est-elle pas bien sincère , puisqu'elle contient un germe de rivalité jalouse. Quant à l'attachement qu'engendre la nature, c'est celui du père pour le fils, du fils pour le père, du frère pour le frère, de l'aïeul pour son petit-fils, de la mère pour ses enfants, de l'épouse pour son mari, si vous voulez. Tous ces genres d'attachement qui dérivent du mariage nous entourent en cette vie terrestre. Ils semblent plus forts que les premiers. Je dis : « Ils semblent », parce qu'ils sont quelquefois moins forts. Que de fois n'a-t-on pas vu des amis plus étroitement et plus (104) franchement unis que des frères, que des fils et des pères entre eux ! Souvent un fils laisse son père sans secours, et le secours vient d'un inconnu. Mais l'amitié spirituelle, c'est la suprême amitié. C'est une reine qui étend son empire sur les siens, une reine brillante. Il n'en est pas de cette amitié comme de l'autre. Ce n'est pas un intérêt terrestre, ce n'est ni l'habitude, ni le bienfait, ni la nature, ni l'or qui l'engendre; c'est d'en-haut; c'est du ciel qu'elle descend. Quoi d'étonnant, si elle n'a pas besoin du bienfait pour subsister, puisque les mauvais traitements eux-mêmes ne peuvent compromettre son existence?

Voulez-vous savoir combien cette amitié l'emporte sur l'autre? Ecoutez Paul qui vous dit : « Pour mes frères, je voudrais être une victime soumise à l'anathème par le Christ ». (Rom. IX, 10.) Quel père voudrait s'exposer à un tel malheur pour son fils? Ecoutez encore cette parole : « Ce qu'il y aurait sans contredit de plus heureux pour moi, ce serait d'être dégagé des liens du corps, pour me réunir au Christ; mais il est plus utile pour vous que je demeure encore en cette vie ». (Philipp. I, 23, 24.) Quelle mère sacrifierait ainsi ses intérêts? Ecoutez encore l'apôtre : « Nous avons été », dit-il, « pour un peu de temps, séparés de vous de corps, mais non pas de coeur ». (I Thess. II,17.) Un père outragé ôte à son fils sa tendresse; mais le chrétien n'agit pas ainsi; il va trouver ceux qui l'ont lapidé, pour les combler de bienfaits. Car il n'y a rien, non, il n'y a rien d'aussi fort que le lien spirituel. Celui qui vous est attaché par le bienfait, sera votre ennemi, quand vous cesserez de lui faire (lu bien. Celui que l'habitude enchaînait à vous, ne sera plus votre ami, quand la chaîne de l'habitude viendra à se rompre. La discorde et les querelles entrent-elles dans le ménage? Voilà la femme qui laisse là son mari et qui ne l'aime plus. Le fils lui-même ne voit pas sans impatience que la vie de son père se prolonge. Mais, dans l'attachement spirituel, rien de semblable. Il n'a pas les mêmes chances de se rompre, parce qu'il ne repose pas sur les mêmes bases. Ni le temps, ni la longévité, ni les mauvais traitements, ni les médisances, ni le ressentiment, ni les outrages, rien en un mot ne peut l'attaquer ni le dissoudre. Voulez-vous en être convaincus? Voyez Moïse priant pour ceux qui le lapident. (Exod. XVII.) Quel père en aurait fait autant. pour le fils qui l'aurait lapidé ? Ne l'aurait-il pas, au contraire, accablé à son tour d'une grêle de pierres? Appliquons-nous donc à serrer les noeuds de cette amitié spirituelle forte et indissoluble, et non les noeuds de cette amitié qui prend naissance au milieu des festins; car, pour cet attachement vulgaire, il nous est interdit.

Ecoutez cette parole évangélique du Christ « Quand vous donnez un festin, n'invitez ni vos voisins ni vos amis; invitez les pauvres et les estropiés ». (Luc, XIV, 12, 13.) Elle est bien vraie cette parole: elle nous promet, si nous la suivons, une grande récompense. — Mais vous ne vous sentez ni la farce ni le courage de faire asseoir à votre table des boiteux et des aveugles. C'est peut-être pour vous une corvée que vous refusez nettement. Vous devriez pourtant ne pas vous y dérober; mais enfin elle n'est pas nécessaire. Ne les faites point asseoir à votre table, soit; mais envoyez-leur des mets de votre table. Quand on invite ses amis, on ne fait rien là de bien méritoire, et l'on reçoit ici-bas sa récompense. Mais quand on invite un pauvre et un estropié, c'est Dieu même que l'on a pour débiteur. Affligeons-nous, non de ne pas recevoir ici-bas notre récompense, mais de la recevoir sur cette terre; car, si nous sommes payés sur cette terre, nous ne serons pas payés là-haut. Si les hommes nous paient, Dieu ne nous paiera pas ; si les hommes ne nous paient pas, c'est Dieu,qui nous paiera. Ne cherchez donc pas à faire du bien à ceux qui peuvent nous le rendre; que nos bienfaits ne soient pas intéressés ; car ce serait là un froid calcul. Si vous invitez un ami, il vous en est reconnaissant jusqu'au soir, et cette amitié éphémère se fond avant l'argent du festin. Mais invitez un pauvre et un estropié, vous vous acquérez des droits à une reconnaissance éternelle , car c'est Dieu qui se souvient toujours , c'est Dieu qui n'oublie jamais qui devient votre débiteur. Quelle est, je vous le demande, cette petitesse, quelle est cette faiblesse de ne pouvoir s'asseoir, avec les pauvres, à la table du festin? C'est, dites-vous, un convive malpropre et dégoûtant. Mettez-le dans un bain avant de le conduire à table. Mais il a des vêtements grossiers. Faites-lui-en changer et habillez-le proprement.

4. Ne voyez-vous pas e que ce festin peut vous rapporter? C'est le Christ en personne (105) qui vient s'asseoir à votre table, et, quand il s'agit du Christ, vous usez de parcimonie? C'est un roi que vous invitez et vous craignez? Faites dresser deux tables: l'une pour cette foule d'aveugles, d'estropiés, de boiteux , d'hommes aux membres mutilés, qui s'en vont pieds nus et sans chaussures, avec une tunique usée; l'autre pour les puissants, pour les généraux, pour les gouverneurs, pour les grands et pour les princes qui ont des habits précieux, de fins tissus de lin, avec des ceintures d'or. Sur la table des pauvres, point d'argenterie, peu de vin, juste ce qu'il en faut pour égayer le repas, des coupes et des vases en verre uni. Sur la table des riches au contraire, que toute la vaisselle soit d'or et d'argent; qu'un homme ne suffise pas pour apporter cette table demi-circulaire; que deux jeunes serviteurs aient de la peine à la faire mouvoir; qu'il y ait une fiole d'or du poids d'un demi-talent, assez lourde pour que deux robustes esclaves puissent à peine la remuer; rangez ces amphores avec symétrie, et que ces amphores soient en argent ou mieux d'un or massif fait pour éblouir les yeux; que la table demi circulaire soit entourée de toutes parts de coussins et de tapis moelleux. Qu'il y ait là une foule de serviteurs empressés revêtus aussi d'ornements et d'habits splendides avec d'amples hauts-de-chausses. Qu'ils soient beaux; que la fleur de la jeunesse brille sur leurs visages, qu'ils soient propres et d'un extérieur avenant.

Qu'à la table des pauvres au contraire, il n'y ait que deux serviteurs foulant aux pieds tout ce faste. Pour les riches, un service élégant et somptueux; pour les pauvres, juste ce qu'il faut pour apaiser la faim et entretenir la gaieté. Est-ce bien tout? Les deux tables sont-elles mises et dressées comme il faut ? manque-t-il quelque chose? Je ne le crois pas; j'ai passé en revue les invités, je me suis arrêté sur le luxe et la magnificence de la vaisselle, des tapisseries et des mets. Si nous avons omis quelques détails, nous les trouverons en continuant. Eh bien ! maintenant que les deux tables ont été mises et dressées comme il faut, à laquelle vous assiérez-vous, je vous le demande? Quant à nous, c'est vers la table des aveugles et des boiteux que je me dirige: plusieurs d'entre vous choisiront peut-être la table des généraux, cette table où règne une gaieté brillante. Voyons quelle est celle de ces deux tables où l'on est mieux. Ne nous plaçons pas encore au point de vue de l'avenir. Sous ce rapport, la table des pauvres, la table de mon choix, est supérieure à l'autre. Pourquoi? C'est qu'on y trouve le Christ, tandis qu'à l'autre il n'y a que des hommes : l'une est la table du maître, l'autre est celle des esclaves. Mais ce n'est point encore ce dont il s'agit; voyons quelle est celle où l'on est le mieux, pour le moment. D'abord on est mieux à celle des pauvres, en ce sens qu'il vaut mieux manger à la table du roi qu'à cette des serviteurs. Mais omettons encore ce détail et examinons la chose elle-même. Moi et les autres qui avons choisi cette table, nous allons nous entretenir en toute liberté, tout à loisir et tout à notre aise. Quant à vous, convives de l'autre table, tremblants et craintifs, de peur de déplaire à vos commensaux, vous n'oserez pas même étendre la main, comme si vous étiez à l'école et non dans un festin, comme si vous étiez des enfants en présence d'un maître terrible.

A notre table, il n'en est pas ainsi. Mais, me direz-vous, l'honneur est ici pour beaucoup. Eh bien ! je me trouve plus honoré que vous. Vous qui partagez ce festin de princes, vos propos serviles font encore ressortir votre bassesse. Car la condition de l'esclave rie se trahit jamais mieux que lorsqu'il est assis à côté de son maître. C'est alors qu'il n'est point à sa place; plus rabaissé qu'honoré par cette condescendance que l'on a pour lui, c'est alors surtout qu'il semble petit et abject. L'esclave, le pauvre peut avoir sa dignité ; mais il ne l'a plus quand il marche à côté de son maître. La bassesse, près de la grandeur, est toujours bassesse; et le contraste, loin de l'élever, le rabaisse encore. Ainsi, vous qui êtes assis à la table des grands, le rang élevé de vos commensaux vous rend encore plus humbles et plus abjects; mais il n'en est pas ainsi de nous. Nous avons sur vous le double avantage de l'honneur, et: de la liberté, double avantage in. comparable aux yeux d'un convive qui veut avoir ses aises. Car je préfère le pain de la liberté aux innombrables mets de la servitude, et, comme dit le livre des Proverbes (XV, 17) « mieux vaut manger des légumes à la table de la charité que de manger un veau gras à la table de la haine ». Quoi que disent ces grands auprès desquels vous êtes assis, vous êtes, sous peine de les choquer, obligés de leur (106) accorder vos éloges, en vous conduisant comme des parasites, plus mal encore que des parasites. Les pauvres ont beau être méprisés , ils ont leur franc parler cependant: vous autres, vous ne l'avez même pas. Tel est l'état de bassesse et d'abjection où vous êtes : vous avez peur, vous tremblez, et vos commensaux ne daignent pas faire attention à vous. Le plaisir est donc banni de cette table des grands; tandis qu'à l'autre ce n'est que contentement et joie.

5. Mais examinons le repas en lui-même. A la table des grands, il faut, bon gré mal gré, boire avec excès; à la table des pauvres, on peut, si l'on veut, s'abstenir de boire et de manger. A la première de ces tables le plaisir que fait naître la sensualité est donc banni d'abord par la gêne, puis par le malaise qui suit la satiété. La plénitude est aussi funeste et aussi douloureuse que la faim. Que dis-je ? Elle est plus funeste encore. Qu'on me livre un homme, j'en viendrai plutôt à bout par les excès que par la faim. C'est qu'en réalité la faim est plus facile à supporter. Tel est capable de résister à la faim, durant vingt jours, qui ne résistera pas à deux jours d'excès. Ces paysans toujours en butte avec la faim sont bien portants et n'ont pas besoin des secours de la médecine; mais ceux qui vivent dans l'orgie, n'y résistent qu'à force de remèdes, encore la débauche, devenue tyrannique, rend-elle souvent inutile l'art du médecin. Sous le rapport du plaisir qu'on y trouve, la seconde table a donc l'avantage sur la première. Car si l'honneur vaut mieux que la honte, la liberté que la dépendance, l'assurance que la crainte et l'effroi, la frugalité que l'intempérance qui se noie dans les délices, la seconde table, même au point de vue purement sensuel, vaut mieux que l'autre. Sous le rapport de la dépense, elle a encore l'avantage: elle est peu coûteuse, tandis que l'autre engloutit des sommes immenses.

Mais quoi? n'est-ce qu'aux convives, n'est-ce pas aussi à l'amphitryon que cette table est plus agréable que l'autre ? Celui qui invite les grands s'y prend plusieurs jours à l'avance pour faire ses préparatifs; il se donne nécessairement beaucoup de mal, beaucoup de peine, beaucoup de tracas; il ne dort ni jour ni nuit; il se met l'imagination à la torture; il entre en pourparler avec les cuisiniers, avec les pourvoyeurs, avec ceux qui dressent la table. Quand le grand jour arrive, regardez-le bien: le voilà plus inquiet qu'un athlète qui va disputer le prix du pugilat. Il craint les accidents, les jaloux, les mauvaises langues. L'amphitryon des pauvres, au contraire, est libre de tout soin et de tout tracas ; il met lui-même la table; il ne s'inquiète pas plusieurs jours d'avance. Et puis les grands ne savent pas longtemps gré à celui qui les invite, tandis que celui qui traite les pauvres est le créancier de Dieu; il est plein d'espérance, et chaque jour il savoure la joie de ce festin. Le gré qu'on lui sait ne disparaît pas comme les mets. Il est plus heureux chaque jour que celui qui s'est gorgé de vin. Le meilleur aliment de l'âme en effet, c'est l'espoir, c'est l'attente du bonheur. Mais voyons la suite.

Au festin des grands, les cithares, les flûtes, les instruments de toute sorte font entendre leurs accords. Au festin du pauvre point de bruits discordants; des hymnes et des psaumes s'élèvent dans les airs. Là ce sont des chants en l'honneur du démon ; ici c'est Dieu notre souverain maître que l'on bénit. Ici quelles actions de grâces ! Là quelle ingratitude ! quelle légèreté ! quel abrutissement ! Comment ! c'est Dieu qui vous nourrit, et, au lieu de le remercier de la nourriture qu'il vous donne, c'est le démon que vous invoquez ! Car tous vos concerts ne sont que des hymnes au démon. Quoi ! au lieu de dire: Vous êtes béni, ô mon Dieu, parce que vous m'avez nourri de vos biens, vous perdez le souvenir de ces biens comme un chien sans pudeur, et c'est le démon que vous invoquez ! Mais que dis-je? Les chiens, qu'on leur donne ou non quelque chose, caressent les gens de la maison; mais vous, ce n'est pas là ce que vous faites. Le chien caresse son maître, lors même que son maître ne lui donne rien, et vous aboyez, vous, contre la main qui vous nourrit. Le chien, quand une personne qui lui est antipathique, lui fait du bien, ne cesse pas, pour cela, d'être son ennemi et ne s'attache pas à elle. Et vous, à qui le démon a fait tant de mal, vous le faites figurer dans vos festins. Vous valez donc deux fois moins qu'un chien.

J'ai bien fait de citer l'exemple du chien à ces hommes dont la reconnaissance est toujours intéressée. Oui, rendez hommage aux chiens qui, même affamés, caressent leurs maîtres; vous, si vous entendez dire que le démon a rendu quelques services à un homme, (107) vous abandonnez aussitôt votre maître, ô serviteur plus déraisonnable qu'un chien ! Mais les courtisanes, dites-vous, font plaisir à voir. Le beau plaisir ! Dites plutôt qu'elles font honte à voir. Votre maison est devenue un mauvais lieu, un lieu d'orgies et de folies; ne rougissez-vous pas de trouver du plaisir là dedans? Si vous goûtez ce plaisir en son entier, la honte et le dégoût qui en résultent n'en sont que plus grands. Comment n'en serait-il pas ainsi, lorsque vous faites de votre maison un antre de débauches où l'on se vautre dans la fange, à l'exemple des pourceaux? Si l'on ne va pas jusque-là, on souffre davantage. Car la vue de ces courtisanes ne suffit pas; elle ne fait qu'enflammer les désirs. Voulez-vous savoir à quoi tout cela aboutit? Quand ces gens-là sortent de table, ils sont sans pudeur, ils sont irascibles, ils sont même pour les valets un objet de risée. Les serviteurs ont leur sang-froid ; les maîtres sont ivres. Quelle honte ! Mais parmi les pauvres, il ne se passe rien de pareil. Ils rentrent chez eux, après avoir ter. miné le repas par une action de grâces rendues au Seigneur; ils sont joyeux quand ils se couchent, joyeux quand ils se lèvent; ils n'ont pas à rougir; ils n'ont aucun reproche à se faire.

6. Examinez maintenant ces illustres invités, vous verrez qu'ils sont au dedans ce que les autres sont au dehors, c'est-à-dire aveugles, estropiés, boiteux. L'hydropisie et la fièvre attaquent le corps chez les autres; chez eux elle attaque l'âme. Tel est en effet l'orgueil ; après le plaisir, l'âme est mutilée. Voilà ce que c'est que la satiété et l'ivresse; l'âme ne sort de là qu'estropiée et boiteuse. Les pauvres, au contraire, sont au moral ce que les grands sont au physique. Leur âme est belle et parée. Car, lorsqu'on vit en rendant grâces au Seigneur, quand on ne demande que le nécessaire, quand on possède cette haute raison, voilà le bonheur dans tout son éclat ! Mais voyons comment tout cela se termine. Là règnent l'intempérance, le rire immodéré, l'ivresse, la bouffonnerie, l'obscénité dans les propos; la présence des courtisanes bannit des entretiens toute pudeur. Ici règnent la douceur et la bienveillance. Celui qui invite les grands est cuirassé d'orgueil; celui qui invite les pauvres n'écoute que l'humanité et son bon coeur. C'est l'humanité qui dresse cette table; cette autre a été préparée par la vanité, par la dureté du coeur, fille de l'injustice et de la cupidité. Et cette vaine gloire, je le répète, aboutit à l'arrogance, à l'abrutissement, à la folie, fruits de la vaine gloire, tandis que l'humanité mène à remercier et à glorifier Dieu. Celui qui traite les pauvres reçoit ici-bas plus d'éloges; tandis que l'autre est un objet d'envie, et est regardé comme le père commun des pauvres même que ses bienfaits n'ont pas atteints. Les victimes de l'injustice trouvent parmi ceux même que l'injustice a épargnés des êtres compatissants qui font cause commune avec eux contre l'homme injuste. De même ceux qui ont rencontré une main bienfaisante trouvent dans ceux-là même qui n'ont pas reçu de bienfaits des gens tout prêts à louer, à admirer avec eux le bienfaiteur. L'amphitryon des grands est exposé à tous les traits de l'envie ; l'amphitryon des pauvres voit tout le monde s'intéresser à lui, entend le concert des voeux que l'on fait pour lui.

Voilà ce qui se passe ici-bas ! Et là-haut, quand viendra le Christ, le bienfaiteur du pauvre comparaîtra devant lui avec assurance, et, devant l'univers entier, le Christ lui dira : « J'avais faim, et vous m'avez nourri; j'étais nu, et vous m'avez habillé; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli » ( Matth. XXV, 35); et autres choses pareilles. A l'autre, au contraire, il dira: «Esclave méchant et paresseux»; et puis : « Malheur à ceux qui s'étendent avec délices sur leurs couches moelleuses; qui dorment dans des lits d'ivoire, qui boivent des vins délicats ! » (Amos, VI, 4.) Malheur à ceux qui, s'inondant de parfums exquis, croient à la durée de ces plaisirs éphémères ! J'avais mon but en vous tenant un pareil langage. J'ai voulu changer vos coeurs. J'ai voulu vous engager à chercher en tout votre intérêt véritable. Mais, me direz-vous, si je fais les deux; si j'invite les grands et les pauvres! Voilà les mots qui sont dans toutes les bouches ! Mais dites-moi: pourquoi donc, au lieu de diriger toutes vos actions vers un but d'utilité, les diviser ainsi; pourquoi vous jeter d'un côté dans des dépenses inutiles, quand de l'autre vous dépensez utilement votre avoir? Si, tout en semant, vous jetiez votre grain en partie sur la pierre, en partie sur un bon terrain, seriez-vous content et me diriez-vous Qu'est-ce que cela fait si je sème à la fois au hasard et sur une bonne terre? Pourquoi en effet ne pas jeter tout ce grain sur une bonne terre; pourquoi diminuer ainsi votre profit? Quand (108) il s'agira d'amasser des richesses, vous raisonnerez, vous en amasserez de tous côtés. Et ici, pourquoi ne raisonnez-vous pas? Et, s'il faut placer votre argent à intérêt, vous ne direz pas: Pourquoi ne pas placer « telle somme chez les riches, telle autre chez les pauvres? » Vous placerez le tout le mieux possible. Ici donc, et quand il s'agit d'intérêts aussi grands, pourquoi êtes-vous moins sage; pourquoi ne pas faire trêve aux folles dépenses, aux profusions inutiles?

Mais ces dépenses que vous blâmez me profitent aussi. — Comment cela? Elle me font des amis. Tristes amis que ceux qui le deviennent de cette manière ! Tristes amis que ces parasites qui hantent votre table, pour s'y gorger de vos mets! Est-il rien de plus fade qu'une amitié qui jaillit d'une semblable source ! Ah ! ne faites pas une telle injure à un sentiment aussi admirable que la charité. Ne la faites pas sortir d'une racine aussi impure. — C'est comme si vous donniez à un arbre chargé de fruits, d'or et de diamants, non pas une racine aussi précieuse que ses fruits, mais une racine putréfiée. Oui, vous faites ici de même; car si l'amitié s'engendrait ainsi, il n'y aurait rien de plus froid que l'amitié. Mais ces repas, ceux dont je parle, nous gagnent le coeur non pas des hommes, mais de Dieu, et, quand ils sont toujours les mêmes, c'est toujours le même ami qu'ils nous conservent. Semer son argent de côté et d'autre, c'est peut-être dépenser beaucoup, mais ce n'est rien faire qui vaille; dépenser tout son avoir, comme je l'entends, c'est peut-être dépenser peu, mais, devant Dieu, c'est tout. Que l'on donne peu ou beaucoup, la question n'est pas là; il s'agit de donner, selon ses moyens. Pensons à ces hommes dont l'un gagna cinq talents et l'autre deux ; pensons à la femme qui donna ses deux oboles; pensons à la veuve du temps d'Elie. La femme aux deux oboles n'a pas dit : Qu'importe que je garde une obole, puisque j'en ai donné une; elle a sacrifié tout son avoir. Et vous, avec toutes vos richesses, vous voilà plus parcimonieux que cette femme ! Ah ! songeons bien à notre salut et faisons l'aumône. Nous ne pouvons rien faire de mieux; nous ne pouvons rien faire qui nous soit plus profitable. C'est ce que nous prouvera l'avenir, et déjà le présent nous le prouve. Vivons donc pour la gloire de Dieu, et faisons ce qui lui plaît, pour nous montrer dignes des biens qu'il nous a promis. Puissions-nous les obtenir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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