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LIVRE IV.
Depuis 1530
jusqu'à 1537.
SOMMAIRE.
Les lignes des protestons, et la résolution de prendre
les armes autorisées par Luther. Embarras de Mélanchthon sur ces nouveaux
projets si contraires au premier plan. Bucer déploie ses équivoques pour unir
tout le parti protestant et les sacramentaires avec les luthériens. Les
zuingliens et Luther les rejettent également. Bucer à la fin trompe Luther, en
avouant que les indignes reçoivent la vérité du corps. Accord de Vitenberg
conclu sur ce fondement. Pendant qu'on revient au sentiment de Luther,
Mélanchthon commence à en douter, et ne laisse pas de souscrire tout ce que veut
Luther. Articles de Smalcalde, et nouvelle explication de la présence réelle par
Luther. Limitation de Mélanchthon sur l'article qui regarde le Pape.
Le décret de la diète
d'Augsbourg contre les protestants fut rigoureux. Comme l'Empereur y établissait
une espèce de ligue
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après défensive avec tous les Etats catholiques contre la
nouvelle religion, les protestants de leur côté songèrent plus que jamais à
s'unir entre eux : mais la division sur la Cène, qui avait si visiblement éclaté
à la diète, était un obstacle perpétuel à la réunion de tout le parti. Le
Landgrave peu scrupuleux fit son traité avec ceux de Bâle, de Zurich et de
Strasbourg (1). Mais Luther n'en voulait point entendre parler; et l'électeur
Jean Frideric demeura ferme à ne faire avec eux aucune ligue : ainsi pour
accommoder cette affaire, le Landgrave fit marcher Bucer, le grand négociateur
de ce temps pour les affaires de doctrine, qui s'aboucha par son ordre avec
Luther et avec Zuingle.
En ce temps un petit écrit de
Luther mit en rumeur toute l'Allemagne. Nous avons vu que le grand succès de sa
doctrine lui avait fait croire que l'Eglise romaine allait tomber d'elle-même ;
et il soutenait fortement alors qu'il ne fallait pas employer les armes dans
l'affaire de l'Evangile, pas même pour se défendre de l'oppression (2). Les
luthériens sont d'accord qu'il n'y avait rien de plus inculqué dans tous ses
écrits, que cette maxime. Il voulait donner à sa nouvelle église ce beau
caractère de l'ancien christianisme : mais il n'y put pas durer longtemps.
Aussitôt après la diète (3) et pendant que les protestants travaillaient à
former la ligue de Smalcalde, Luther déclara qu'encore qu'il eût toujours
constamment enseigné jusqu'alors « qu'il n'était pas permis de résister aux
puissances légitimes, maintenant il s'en rapportait aux jurisconsultes, dont il
ne savait pas les maximes quand il avait fait ses premiers écrits; au reste, que
l'Evangile n'était pas contraire aux lois politiques ; et que dans un temps si
fâcheux on pourrait se voir réduit à des extrémités, où non-seulement le droit
civil, mais encore la conscience obligèrent les fidèles à prendre les armes, et
à se liguer contre tous ceux qui voudraient leur faire la guerre, et même contre
l'Empereur (4). »
La lettre que Luther avait
écrite contre le duc George de Saxe (5), avait déjà bien montré qu'il n'était
plus question parmi les siens de
1 Recess. Aug., Sleid., liv. VII, 111. — 2
Ci-dessus, liv. I, n. 3; liv. II, n. 9. — 3 Sleid.,
lib. .VII, VIII. — 4 Sleid., lib. VIII, 217. — 5 Ci-dessus, liv. II, n. 42.
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cette patience évangélique tant vantée dans leurs premiers
écrits : mais ce n'était qu'une lettre écrite à un particulier. Voici maintenant
un écrit public, où Luther autorisait ceux qui prenaient les armes contre le
prince.
Si nous en
croyons Mélanchthon (1), Luther n'avait pas été consulté précisément sur les
ligues : on lui avait un peu pallié l'affaire, et cet écrit était échappé sans
sa participation. Mais ou Mélanchthon ne disait pas tout ce qu'il savait, ou
l'on ne disait pas tout à Mélanchthon. Il est constant par Sleidan, que Luther
fut expressément consulté, et on ne voit pas que son écrit ait été publié par un
autre que par lui-même : car aussi qui l'eût osé faire sans son ordre (2)? Cet
écrit mit toute l'Allemagne en feu. Mélanchthon s'en plaignit en vain :
«Pourquoi, dit-il, avoir répandu l'écrit par toute l'Allemagne? Et fallait-il
ainsi sonner le tocsin pour exciter toutes les villes à faire des ligues (3)? »
Il avait peine à renoncer à cette belle idée de réformation que Luther lui avait
donnée, et qu'il avait lui-même si bien soutenue, quand il écrivit an Landgrave
« qu'il fallait plutôt tout souffrir, que de prendre les armes pour la cause de
l'Evangile (4) » Il en avait dit autant des ligues que traitaient les
protestants (5) ; et il les avait empêchées de tout son pouvoir au temps de la
diète de Spire, où son prince l'électeur de Saxe l'avait mené, « C'est mon
sentiment, dit-il, que tons les gens de bien doivent s'opposer à ces ligues (6)
: » mais il n'y eut pas moyen de soutenir ces beaux sentiments dans un tel
parti. Quand on vit que les prophéties ne marchaient pas assez vite, et que le
souffle de Luther était trop faible pour abattre cette Papauté tant haïe, au
lieu de rentrer en soi-même, on se laissa entraîner à des conseils plus
violents. A la fin Mélanchthon vacilla : ce ne fut pas sans des peines extrêmes;
et l'agitation où il paraît dorant qu'on tramait ces ligues, fait pitié. Il
écrit à son ami Camérarius : « On ne nous consulte plus tant sur la question,
s'il est permis de se défendre en faisant la guerre; il peut y en avoir de
justes raisons. La malice de quelques-uns est si grande, qu'ils seraient
capables de tout entreprendre s'ils nous trouvaient sans
1 Lib. IV, ep. CXI.— 2 Sleid., lib.
VIII, ep. CXVII — 3 Lib. IV, ep. CXI. — 4 Lib. III, ep. XVI. — 5 Lib. IV, ep.
LXXXV, 111. — 6 Lib. IV, ep. LXXXV.
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défense. L'égarement des hommes est étrange, et leur
ignorance est extrême. Personne n'est plus touché de cette parole : « Ne vous
inquiétez pas, parce que votre Père céleste sait ce qu'il vous faut. » On ne se
croit point assuré si on n'a de bonnes et sûres défenses. Dans cette faiblesse
des esprits, nos maximes théologiques ne pourraient jamais se faire entendre
(1). » Il fallait ici ouvrir les yeux et voir que la nouvelle Réforme, incapable
de soutenir les maximes de l'Evangile, n'était pas ce qu'il en avait pensé
jusqu'alors. Mais écoutons la suite de la lettre : «Je ne veux, dit-il,
condamner personne ; et je ne crois pas qu'il faille blâmer les précautions de
nos gens, pourvu qu'on ne fasse rien de criminel ; à quoi nous saurons bien
pourvoir. » Sans doute ces docteurs sauront bien retenir les soldats armés, et
donner des bornes à l'ambition des princes, quand ils les auront engagés dans
une guerre civile. Hé ! comment espérait-il empêcher les crimes durant cette
guerre, si cette guerre elle-même, selon les maximes qu'il avait toujours
soutenues, était un crime? Mais il n'osait avouer qu'on avait tort ; et après
qu'il n'a pu empêcher les desseins de guerre, il se voit encore forcé à les
appuyer de raisons. C'est ce qui le faisait soupirer. « Ha! dit-il, que j'avais
bien prévu tous ces mouvements à Augsbourg ! » C'était lorsqu'il y déplorait si
amèrement les emportements des siens, qui poussaient tout à bout, et « ne se
mettaient, disait-il, en peine de rien (2). » C'est pourquoi il pleurait sans
fin, et Luther par toutes les lettres qu'il lui écrivait ne pouvait le consoler.
Ses douleurs s'accrurent quand il vit tant de projets de ligues autorisés par
Luther même. Mais « enfin, mon cher Camérarius (c'est ainsi qu'il finit sa
lettre), cette thèse est toute particulière, et peut être considérée de
plusieurs côtés : c'est pourquoi il faut prier Dieu. »
Son ami Camérarius n'approuvait
pas plus que lui dans le fond du cœur ces préparatifs de guerre, et Mélanchthon
tâchait toujours de le soutenir le mieux qu'il pouvait : surtout il fallait bien
excuser Luther. Quelques jours après la lettre que nous avons vue, il mande au
même Camérarius « que Luther a écrit très-modérément, et qu'on a eu bien de la
peine à lui arracher sa consultation. Je crois,
1 Lib. IV, ep. CX. — 2 Ci-dessus, liv. III, n. 63.
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poursuit-il, que vous voyez bien que nous n'avons point de
tort. Je ne pense pas que nous devions nous tourmenter davantage sur ces ligues;
et pour dire la vérité, la conjoncture du temps fait que je ne crois pas les
devoir blâmer : ainsi revenons à prier Dieu (1). »
C'était bien fait. Mais Dieu se
rit des prières qu'on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne
s'oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? quand on l'approuve
et qu'on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance, Mélanchthon le sentait
bien ; et troublé de ce qu'il faisait autant que de ce que faisaient les autres,
il prie son ami de le soutenir : «Ecrivez-moi souvent, lui dit-il : je n'ai de
repos que par vos lettres. »
Ce fut donc un point résolu dans
la nouvelle Réforme, qu'on pouvait prendre les armes, et qu'il fallait se
liguer. Dans cette conjoncture, Bucer entama ses négociations avec Luther; et
soit qu'il le trouvât porté à la paix avec les zuingliens par le désir de former
une bonne ligue, ou que par quelque autre moyen il ait su le prendre en bonne
humeur, il en remporta de bonnes paroles. Il part aussitôt pour joindre Zuingle
: mais la négociation fut interrompue par la guerre qui s'émut entre les cantons
catholiques et les protestants. Les derniers, quoique plus forts, furent
vaincus. Zuingle fut tué dans une bataille, et ce disputeur emporté sut montrer
qu'il n'était pas moins hardi combattant. Le parti eut peine à défendre cette
valeur à contre-temps d'un pasteur, et on disait pour excuse qu'il avait suivi
l'armée protestante pour y faire son personnage de ministre plutôt que celui de
soldat (2) : mais enfin il était constant qu'il s'était jeté bien avant dans la
mêlée, et qu'il y était mort l'épée à la main. Sa mort fut suivie de celle
d'Oecolampade. Luther dit qu'il fut accablé des coups du diable, dont il n'avait
pu soutenir l'effort (3); et les autres, qu'il était mort de douleur, et n'avait
pu résister à l'agitation que lui causaient tant de troubles. En Allemagne, la
paix de Nuremberg tempéra les rigueurs du décret de la diète d'Ausgbourg : mais
les zuingliens furent exceptés de l'accord, non-seulement parles catholiques,
mais encore par les luthériens; et l'électeur
1 Lib. IV, ep. CXI. — 2 Hosp., ad ann.
1531. — 3 Tract, de abrog. Miss., tom. VII, 230.
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Jean Frideric persistait invinciblement à les exclure de la
ligue y jusqu'à ce qu'ils fussent convenus avec Luther de l'article de la
Présence. Bucer poursuivait sa pointe sans se rebuter, et par toute sorte de
moyens il s'efforçait de surmonter cet unique obstacle de la réunion du parti.
Se persuader les uns les autres
était une chose jugée impossible, et déjà vainement tentée à Marpourg. La
tolérance mutuelle, en demeurant chacun dans ses sentiments, y avait été rejetée
avec mépris par Luther; et il persistait avec Mélanchthon à dire qu'elle faisait
tort à la vérité qu'il défendait. Il n'y avait donc plus d'autre expédient pour
Bucer que de se jeter dans des équivoques , et d'avouer la présence
substantielle d'une manière qui lui laissât quelque échappatoire.
Le chemin par où il vint à un
aveu si considérable, est merveilleux. C'était un discours commun des
sacramentaires, qu'il se fallait bien garder de mettre dans les sacrements de
simples signes. Zuingle même n'avait point fait de difficulté d'y reconnaître
quelque chose de plus; et pour vérifier son discours, il suffisait qu'il y eût
quelque promesse de grâce annexée aux sacrements. L'exemple du baptême le
prouvait assez. Mais comme l'Eucharistie n'était pas seulement instituée comme
un signe de la grâce, et qu'elle était appelée le corps et le sang : pour
n'en être pas un simple signe, constamment le corps et le sang y devaient être
reçus. On dit donc qu'ils y étaient reçus par la foi : c'était le vrai corps qui
était reçu, car Jésus-Christ n'en avait pas deux. Quand on en fut venu à dire
qu'on recevait par la foi le vrai corps de Jésus-Christ, on dit qu'on en
recevait la propre substance. Le recevoir sans qu'il fût présent, n'était pas
chose imaginable. Voilà donc, disait Bucer, Jésus-Christ substantiellement
présent. Il n'était plus besoin de parler de la foi, et il suffisait de la
sous-entendre. Ainsi Bucer avoua dans l'Eucharistie, absolument et sans
restriction, la présence réelle et substantielle du corps et du sang de
Notre-Seigneur, encore qu'ils demeurassent uniquement dans le ciel ; ce qu'il
adoucit néanmoins dans la suite. De cette sorte, sans rien admettre de nouveau,
il changea tout son langage; et à force de parler comme Luther, il se mit à dire
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qu'on ne s'était jamais entendu, et que cette longue
dispute, dans laquelle on s'était si fort échauffé, n'était qu'une dispute de
mots.
Il eût parlé plus juste, en
disant qu'on ne s'accordait que dans les mots, puisqu'enfin cette substance
qu'on disait présente, était aussi éloignée de l'Eucharistie que le ciel l’était
de la terre, et n'était non plus reçue par les fidèles que la substance du
soleil est reçue dans l'œil. C'est ce que disaient Luther et Mélanchthon. Le
premier appelait les sacramentaires une « faction à deux langues (1), » à cause
de leurs équivoques, et disait qu'ils faisaient « un jeu diabolique des paroles
de Notre-Seigneur. » La présence que Bucer admet, disait le dernier, n'est «
qu'une présence en parole, et une présence de vertu. Or c'est la présence du
corps et du sang, et non celle de leur vertu, que nous demandons. Si ce corps de
Jésus-Christ n'est que dans le ciel, et n'est point avec le pain ni dans le
pain; si enfin elle ne se trouve dans l'Eucharistie que par la contemplation de
la foi, ce n'est qu'une présence imaginaire (2). »
Bucer et les siens se fâchaient
ici de ce qu'on appelait imaginaire ce qui se faisait par la foi, comme si la
foi n'eût été qu'une pure imagination, « N'est-ce pas assez, disait Bucer, que
Jésus-Christ soit présent au pur esprit et à l'âme élevée en haut (3) ? »
Il y avait dans ce discours bien
de l'équivoque. Les luthériens convenaient que la présence du corps et du sang
dans l'Eucharistie était au-dessus des sens, et de nature à n'être aperçue que
par l'esprit et par la foi. Mais ils n'en voulaient pas moins que Jésus-Christ
fût présent en sa propre substance dans le sacrement : au lieu que Bucer voulait
qu'il ne fût présent en effet que dans le ciel, où l'esprit l'allait chercher
par la foi ; ce qui n'avait rien de réel, rien qui répondit à l'idée que
donnaient ces mots sacrés : «Ceci est mon corps, ceci est mon sang. »
Mais quoi donc! ce qui est
spirituel n'est-il pas réel? et n'y a-t-il rien de réel dans le baptême à cause
qu'il n'y a rien de corporel ? Autre équivoque. Les choses spirituelles, comme
la grâce et le Saint-Esprit, sont autant présentes qu'elles peuvent
1 Luth., ep. ad Sen. Francof.,
Hosp., ad 1533,128.— 2 Epist. Mel., ap. Hosp., 1530, 110. — 3 Ibid.,
111.
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l'être quand elles le sont spirituellement. Mais qu'est-ce
qu'un corps présent en esprit seulement, si ce n'est un corps absent en effet,
et présent seulement par la pensée? Présence qui ne peut, sans illusion, être
appelée réelle et substantielle.
Mais voulez-vous donc, disait
Bucer, que Jésus -Christ soit présent corporellement? Et vous-mêmes
n'avouez-vous pas que la présence de son corps dans l'Eucharistie est
spirituelle?
Luther et les siens ne niaient
non plus que les catholiques que la présence de Jésus-Christ dans l'Eucharistie
ne fût (a) spirituelle quant à la manière, pourvu qu'on leur avouât qu'elle
était corporelle quant à la substance; c'est-à-dire, en termes plus simples, que
le corps de Jésus-Christ était présent, mais d'une manière divine, surnaturelle,
incompréhensible, où les sens ne pouvaient atteindre ; spirituelle en cela, que
le seul esprit soumis à la foi la pouvait connaître, et qu'elle avait une fin
toute céleste. Saint Paul avait bien appelé le corps humain ressuscité un
corps spirituel (1), à cause des qualités divines, surnaturelles et
supérieures aux sens dont il était revêtu : à plus forte raison le corps du
Sauveur mis dans l'Eucharistie d'une manière si fort incompréhensible pouvait-il
être appelé de ce nom.
Au reste, tout ce qu'on disait,
que l'esprit s'élevait en haut pour aller chercher Jésus-Christ à la droite de
son Père, n'était encore qu'une métaphore peu capable de représenter une
réception substantielle du corps et du sang, puisque ce corps et ce sang
demeuraient uniquement dans le ciel, comme l'esprit demeurait uniquement uni à
son corps dans la terre, et qu'il n'y avait non plus d'union véritable et
substantielle entre le Adèle et le corps de Notre-Seigneur, que s'il n'y eût
jamais eu d'Eucharistie, et que Jésus-Christ n'eût jamais dit : «Ceci est mon
corps. »
Feignons en effet que ces
paroles ne soient jamais sorties de sa bouche; la présence par l'esprit et par
la foi subsistait toujours également, et jamais on ne se serait avisé de
l'appeler substantielle. Que si les paroles de Jésus-Christ obligent à des
expressions plus fortes, c'est à cause qu'elles nous donnent ce qui ne nous
1 I Cor., XV, 44, 46.
(a) 1ère édit. : Qu'elle fût.
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serait point donné sans elles, c'est-à-dire le propre corps
et le propre sang, dont l'immolation et l'effusion nous ont sauvés sur la croix.
Il restait encore à Bucer deux
fécondes sources de chicane et d'équivoque : l'une dans le mot de local,
et l'autre dans le mot de sacrement ou de mystère.
Luther et les défenseurs de la
présence réelle n'avaient jamais prétendu que le corps de Notre-Seigneur fût
enfermé dans l'Eucharistie comme dans un lieu par lequel il fût mesuré et
compris à la manière ordinaire des corps ; au contraire ils ne croyaient dans la
chair de Notre-Seigneur, qui leur était distribuée à la sainte table, que la
simple et pure substance avec la grâce et la vie dont elle était pleine, mais au
surplus dépouillée de toutes qualités sensibles et des manières d'être que nous
connaissons. Ainsi Luther accordait facilement à Bucer que la présence dont il
s'agis-soit n'était pas locale, pourvu qu'il lui accordât qu'elle était
substantielle ; et Bucer appuyait beaucoup sur l'exclusion de la présence
locale, croyant affaiblir autant ce qu'il était forcé d'avouer de la présence
substantielle. Il se servait même de cet artifice pour exclure la manducation du
corps de Notre-Seigneur qui se faisait par la bouche. Il la trouvait
non-seulement inutile, mais encore grossière, charnelle et peu digne de l'esprit
du christianisme : comme si ce gage sacré de la chair et du sang offert sur la
croix, que le Sauveur nous donnait. encore dans l'Eucharistie pour nous
certifier que la victime et son immolation était toute nôtre, eût été une chose
indigne d'un chrétien; ou que cette présence cessât d'être véritable, sous
prétexte que dans un mystère de foi Dieu n'avait pas voulu la rendre sensible;
ou enfin que le chrétien ne fût pas touché de ce gage inestimable de l'amour
divin, parce qu'il ne lui était connu que par la seule parole de Jésus-Christ :
choses tellement éloignées de l'esprit du christianisme, qu'on ne peut assez
s'étonner de la grossièreté de ceux qui, ne pouvant pas les goûter, traitent
encore de grossiers ceux qui les goûtent.
L'autre source des équivoques
était dans le mot de sacrement et dans celui de mystère.
Sacrement dans notre usage ordinaire veut dire un signe sacré ; mais dans la
langue latine, d'où ce mot
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nous est venu, sacrement veut dire souvent chose
haute, chose secrète et impénétrable. C'est aussi ce que signifie le mot de
mystère. Les Grecs n'ont point d'autre mot pour signifier sacrement que
celui de mystère ; et les Pères latins appellent souvent le mystère de
l'Incarnation, sacrement de l'Incarnation, et ainsi des autres.
Bucer et ses compagnons
croyaient tout gagner, quand ils disaient que l'Eucharistie était un mystère, ou
qu'elle était un sacrement du corps et du sang; ou que la présence qu'on y
reconnaissait et l'union qu'on y avait avec Jésus-Christ, était une présence et
une union sacramentelle : et au contraire, les défenseurs de la présence réelle,
catholiques et luthériens, entendaient une présence et une union réelle,
substantielle et proprement dite, mais cachée, secrète, mystérieuse,
surnaturelle dans sa manière et spirituelle dans sa fin, propre enfin à ce
sacrement; et c'était pour toutes ces raisons qu'ils l'appelaient
sacramentelle.
Ils n'avaient donc garde denier
que l'Eucharistie ne fut un mystère au même sens que la Trinité et
l'Incarnation, c'est-à-dire une chose haute autant que secrète, et tout à fait
incompréhensible à l'esprit humain.
Ils ne niaient pas même qu'elle
ne fût un signe sacré du corps et du sang de Notre-Seigneur ; car ils savaient
que le signe n'exclut pas toujours la présence : au contraire il y a des signes
de telle nature qu'ils marquent la chose présente. Quand on dit qu'un malade a
donné des signes de vie, on veut dire qu'on voit par ces signes que l’âme est
encore présente en sa propre et véritable substance : les actes extérieurs de
religion sont faits pour marquer qu'on a en effet la religion au fond du cœur,
et lorsque les anges ont paru en forme humaine, ils étaient présents en personne
sous cette apparence qui nous les représentait : ainsi les défenseurs du sens
littéral ne disaient rien d'incroyable, quand ils enseignaient que les symboles
sacrés de l'Eucharistie accompagnés de ces paroles : «Ceci est mon corps, ceci
est mon sang, » nous marquent Jésus-Christ présent, et que le signe était
très-étroitement et inséparablement uni à la chose.
Bien plus, il faut reconnaître
que tout ce qui est le plus vérité,
151
pour ainsi parler, dans la religion chrétienne, est tout
ensemble mystère et signe sacré. L'Incarnation de Jésus-Christ nous figure
l'union parfaite que nous devons avoir avec la divinité dans la grâce et dans la
gloire. Sa naissance et sa mort sont la figure de notre naissance et de notre
mort spirituelle : si dans le mystère de l'Eucharistie il daigne s'approcher de
nos corps en sa propre chair et en son propre sang, par là il nous invite à
l'union des esprits, et nous la figure ; enfin jusqu'à ce que nous soyons venus
à la pleine et manifeste vérité qui nous rendra éternellement heureux, toute
vérité nous sera la figure d'une vérité plus intime : nous ne goûterons
Jésus-Christ tout pur en sa propre forme et dégagé de toute figure, que lorsque
nous le verrons dans la plénitude de sa gloire à la droite de son Père : c'est
pourquoi s'il nous est donné dans l'Eucharistie en substance et en vérité, c'est
sous une espèce étrangère. C'est ici un grand sacrement et un grand mystère, où
sous la forme du pain on nous cache un corps véritable ; où dans le corps d'un
homme on nous cache la majesté et la puissance d'un Dieu ; où on exécute de si
grandes choses d'une manière impénétrable au sens humain.
Quel jeu aux équivoques de Bucer
dans ces diverses significations des mots de sacrement et de mystère
! Et combien d'échappatoires se pouvait-il préparer dans des termes que chacun
tirait à son avantage ? S'il mettait une présence et une union réelle et
substantielle, encore qu'il n'exprimât pas toujours qu'il l'entendait par la
foi, il croyait avoir tout sauvé en cousant à ses expressions le mot de
sacramentel : après quoi il s'écriait de toute sa force qu'on ne disputait que
des mots, et qu'il était étrange de troubler l'Eglise et d'empêcher le cours de
la réformation pour une dispute si vaine.
Personne ne l'en voulait croire.
Ce n'était pas seulement Luther et les luthériens qui se moquaient quand il
voulait faire une dispute de mots de toute la dispute de l'Eucharistie : ceux de
son parti lui disaient eux-mêmes qu'il trompait le monde par sa présence
substantielle, qui n'était au fond qu'une présence par la foi. Oecolampade avait
remarqué combien il embrouillait la matière par sa présence substantielle du
corps et du sang, et lui avait écrit
152
un peu avant que de mourir, qu'il y avait seulement dans
l'Eucharistie pour ceux « qui croyaient une promesse efficace de la rémission
des péchés par le corps livré et par le sang répandu : que nos âmes en étaient
nourries, et nos corps associés à la résurrection par le Saint-Esprit : qu'ainsi
nous recevions le vrai corps, et non pas seulement du pain, ni un simple signe (
il se gardait bien de dire qu'on le reçût substantiellement ) : qu'à la vérité
les impies ne recevaient qu'une figure ; mais que Jésus-Christ était présent aux
siens comme Dieu, qui nous fortifie et qui nous gouverne (1). » C'était toute la
présence que voulait Oecolampade ; et il finissait par ces mots : « Voilà, mon
cher Bucer, tout ce que nous pouvons donner aux luthériens. L'obscurité est
dangereuse à nos églises. Agissez de sorte, mon frère, que vous ne trompiez pas
nos espérances. »
Ceux de Zurich lui témoignaient
encore plus franchement que c'était une illusion de dire, comme il faisait, que
cette dispute n'était que de mots, et l'avertissaient que ces expressions le
menaient à la doctrine de Luther, où il arriva en effet, mais pas sitôt (2).
Cependant ils se plaignaient hautement de Luther qui ne voulait pas les traiter
de frères : ils ne laissaient pas de le reconnaître « pour un excellent
serviteur de Dieu (3) ; » mais on remarqua dans le parti que cette douceur ne
fit que le rendre « plus inhumain et plus insolent (4) »
Ceux de Bâle se montraient fort
éloignés et des sentiments de Luther et des équivoques de Bucer. Dans la
Confession de foi qui est mise dans le recueil de Genève en l'an 1532 et dans
l'histoire d'Hospinien en l'an 1534, peut-être parce qu'elle fut publiée la
première fois en l'une de ces années et renouvelée en l'autre, ils disent que, «
comme l'eau demeure dans le baptême, où la rémission des péchés nous est
offerte, ainsi le pain et le vin demeurent dans la Cène, où avec le pain et le
vin le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ nous est figuré et offert par
le ministre (5). » Pour s'expliquer plus nettement, ils ajoutent « que nos âmes
sont nourries du corps et du sang de Jésus-Christ par une foi véritable, »
1 Epist. Oecol., ap. Hosp., an. 1530,
112. — 2 Hosp. 127. — 3 Ep. ad March. Brand., ibid. — 4 Hosp.,
ibid. — 5 Conf. Bas., 1532, art. 7, synt. I, part. LXXII.
153
et mettent en marge, par forme d'éclaircissement, « que
Jésus-Christ est présent dans la Cène, mais sacramentelle ment et parle souvenir
de la foi qui élève l'homme au ciel, et n'en ôte point Jésus-Christ. » Enfin ils
concluent, en disant « qu'ils n'enferment point le corps naturel, véritable et
substantiel de Jésus-Christ dans le pain et dans le breuvage, et n'adorent point
Jésus-Christ dans les signes du pain et du vin, qu'on appelle ordinairement le
sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ ; mais dans le ciel, à la
droite de Dieu son Père, d'où il viendra juger les vivants et les morts. »
Voilà ce que Bucer ne voulait
point dire ni expliquer clairement, que Jésus-Christ n'était qu'au ciel en
qualité d'homme, quoiqu'autant qu'on en peut juger il fût alors de ce sentiment
: mais il se jetait de plus en plus dans des pensées si métaphysiques, que ni
Scot, ni les plus fins des Scotistes n'en approchaient pas, et c'est sur ces
abstractions qu'il faisait rouler ses équivoques.
En ce temps Luther publia ce
livre contre la messe privée, où se trouve le fameux entretien qu'il avait eu
autrefois avec l'ange de ténèbres, et où forcé par ses raisons, il abolit comme
impie la messe qu'il avait dite durant tant d'années avec tant de dévotion, s'il
l'en faut croire. C'est une chose merveilleuse de voir combien sérieusement et
vivement il décrit son réveil, comme en sursaut, au milieu de la nuit;
l'apparition manifeste du diable pour disputer contre lui ; « la frayeur dont il
fut saisi, sa sueur, son tremblement et son horrible battement de cœur dans
cette dispute ; les pressants arguments du démon qui ne laisse aucun repos à
l'esprit ; le son de sa puissante voix; ses manières de disputer accablantes, où
la question et la réponse se font sentir à la fois. Je sentis alors, fit-il,
comment il arrive si souvent qu'on meure subitement vers le matin : c'est que le
diable peut tuer et étrangler les hommes ; et sans tout cela les mettre si fort
à l'étroit par ses disputes, qu'il ya de quoi en mourir, comme je l'ai plusieurs
fois expérimenté (1). » Il nous apprend en passant que le diable l'attaquait
souvent de la même sorte ; et à juger des autres attaques par celle-ci, on doit
croire qu'il avait appris de lui beaucoup d'autres choses que la
1 De abrog. Miss., priv., tom. VII, 216.
154
condamnation de la messe. C'est ici qu'il attribue au malin
esprit la mort subite d'Oecolampade, aussi bien que celle d'Emser autrefois si
opposé au luthéranisme naissant. Je ne veux pas m'étendre sur une matière tant
rebattue : il me suffit d'avoir remarqué que Dieu, pour la confusion ou plutôt
pour la conversion des ennemis de l'Eglise, ait permis que Luther tombât dans un
assez grand aveuglement pour avouer, non pas qu'il ait été souvent tourmenté par
le démon, ce qui pouvait lui être commun avec plusieurs saints ; mais, ce qui
lui est particulier, qu'il ait été converti par ses soins, et que l’esprit de
mensonge ait été son maître dans un des principaux points de sa Réforme.
C'est en vain qu'on prétend ici
que le démon ne disputa contre Luther que pour le jeter dans le désespoir, en le
convainquant de son crime ; car la dispute n'est pas tournée de ce côté-là.
Lorsque Luther paraît convaincu et n'avoir plus rien à répondre, le démon ne
presse pas davantage, et Luther croit avoir appris une vérité qu'il ne savait
pas. Si la chose est véritable , quelle horreur d'avoir un tel maître ! Si
Luther se l'est imaginée, de quelles illusions et de quelles noires pensées
avait-il l'esprit rempli ! Et s'il l'a inventée, de quelle triste aventure se
fait-il honneur !
Les Suisses furent scandalisés
de la conférence de Luther, non tant à cause que le diable y paraissait comme
docteur ; ils étaient assez empêchés à se défendre d'une semblable vision dont
nous avons vu que Zuingle s'était vanté (1) : mais ils ne purent souffrir la
manière dont il y traitait Oecolampade. Il se lit sur ce sujet des écrits
très-aigres : mais Bucer ne laissait pas de continuer sa négociation ; et on
tint par son entremise une conférence à Constance pour la réunion des deux
partis (2). Là ceux de Zurich déclarèrent qu'ils s'accommoderaient avec Luther,
à condition que de son côté il leur accorderait trois points : l'un, que la
chair de Jésus-Christ ne se mangeait que par la foi; l'autre, que Jésus-Christ
comme homme était seulement dans un certain endroit du ciel ; la troisième,
qu'il était présent dans l'Eucharistie par la foi, d'une manière propre aux
sacrements. Ce discours était clair et sans équivoque. Les autres Suisses, et en
particulier ceux de Bâle,
1 Hosp., ad an. 1533, 131. — 2 Hosp.
136.
155
approuvèrent une déclaration si nette de leur sentiment
commun. Aussi était-elle conforme en tout à la Confession de Bâle : mais
encore que cette Confession donnât une idée parfaite de la doctrine du sens
figuré, ceux de Bâle, qui l'avaient dressée, ne laissèrent pas d'en dresser une
autre deux ans après, à l'occasion que nous allons dire.
En 1536, Bucer et Capiton
vinrent de Strasbourg. Ces deux fameux architectes des équivoques les plus
raffinées s'étant servis de l'occasion des confessions de foi que les églises
séparées de Rome se préparaient d'envoyer au concile que le Pape venait
d'indiquer, prièrent les Suisses d'en dresser une, « qui fût tournée de sorte
qu'elle pût servir à l'accord dont on avait beaucoup d'espérance (1) ; »
c'est-à-dire qu'il était bon de choisir des termes que les luthériens, ardents
défenseurs de la présence réelle, pussent prendre en bonne part. On dresse dans
cette vue une nouvelle Confession de foi, qui est la seconde de Bâle : on y
retranche de la première, que nous avons rapportée, les expressions qui
marquaient trop précisément que Jésus-Christ n'était présent que dans le ciel,
et qu'on ne reconnaissait dans le sacrement qu'une présence sacramentelle et par
le seul souvenir. À la vérité les Suisses parurent fort attachés à dire
toujours, comme ils avaient fait dans la première Confession de Bâle, « que le
corps de Jésus-Christ n'est pas enfermé dans le pain. » Si on eût usé de ces
termes sans quelque adoucissement, les luthériens auraient bien vu qu'on en
voulait nettement à la présence réelle; mais Bucer avait des expédiera pour
toutes choses. Par ses insinuations ceux de Bâle se résolurent à dire « que le
corps, et le sang ne sont pas naturellement unis au pain et au vin; mais que le
pain et le vin sont des symboles par lesquels Jésus-Christ lui-même nous donne
une véritable communication de son corps et de son sang, non pour servir au
ventre d'une nourriture périssable, mais pour être un aliment de vie éternelle
(2). » Le reste n'est autre chose qu'une assez longue explication des fruits de
l'Eucharistie, dont tout le monde convient.
1 Synt. Conf. Gen., de Helv. Conf., Hosp., part. II,
141. — 2 Conf. Bas., 1536, art 22, Synt., part. I, p. 70.
156
Il n'y avait là aucun terme dont
les luthériens ne pussent demeurer d'accord ; car ils ne prétendent pas que le
corps de Jésus-Christ soit un aliment pour notre estomac, et ils enseignent que
Jésus-Christ est uni au pain et au vin d'une manière incompréhensible, céleste
et surnaturelle; de sorte qu'on peut dire, sans les offenser, qu'il n'y est pas
« naturellement uni. » Les Suisses ne pénétrèrent pas plus avant. Tellement qu'à
la faveur de cette expression l'article passa en des termes dont un luthérien
peut s'accommoder, et où l'on ne pouvait en tout cas désirer que des expressions
plus précises et moins générales.
De la présence substantielle
dont il s'agissait en ce temps-là, ils n'en voulurent dire ni bien ni mal, et ce
fut tout ce que Bucer en put obtenir. Ils ne se tinrent dans la suite ni à la
première ni à la seconde Confession de foi qu'ils avaient publiée d'un commun
accord, et nous en verrons dans son temps paraître une troisième avec des
expressions toutes nouvelles.
Ceux de Zurich , nourris par
Zuingle et pleins de son esprit, n'entrèrent avec Bucer dans aucune composition;
et au lieu de donner, comme ceux de Bâle, une nouvelle confession de foi ; pour
montrer qu'ils persistaient dans la doctrine de leur maître, ils publièrent
celle qu'il avait adressée à François Ier et qui a déjà été rapportée, où il ne
veut d'autre présence dans l'Eucharistie que celle qui s'y fait « par la
contemplation » de la foi, en excluant nettement la présence substantielle.
C'est ainsi qu'ils continuaient
à parler naturellement. Ils étaient les seuls qui le fissent parmi les
défenseurs du sens figuré, et on peut voir en ce temps que dans la nouvelle
Réforme chaque église agissait selon l'impression qu'elle avait reçue de son
maître. Luther et Zuingle ardents et extrêmes mirent les luthériens et ceux de
Zurich dans de semblables dispositions, et éloignèrent les tempéraments. Si
Oecolampade fut plus doux, on voit aussi ceux de Bâle plus accommodants ; et
ceux de Strasbourg entrèrent dans tous les adoucissements, ou pour mieux parler,
dans toutes les équivoques et dans toutes les illusions de Bucer.
Il poussa la chose si avant,
qu'après avoir accordé tout ce qu'on pouvait souhaiter sur la présence réelle,
essentielle, substantielle,
157
naturelle même, c'est-à-dire sur la présence de
Jésus-Christ selon sa nature, il trouva encore des expédients pour le faire
réellement recevoir aux fidèles qui communiaient indignement. Il demandait
seulement qu'on ne parlât point des impies et des infidèles, pour lesquels ce
saint mystère n'a point été institué; et disait néanmoins que sur ce sujet il ne
voulait avoir de démêlé avec personne (1).
Avec toutes ces explications il
ne faut pas s'étonner s'il sut adoucir Luther jusqu'alors implacable. Luther
crut qu'en effet les sacramentaires revenaient à la doctrine de la Confession
d’Augsbourg et de l’Apologie. Mélanchthon, avec lequel Bucer
négociait, lui manda qu'il trouvait Luther plus traitable, et qu'il commençait à
parler plus amiablement de lui et de ses collègues s. Enfin on tint l'assemblée
de Vitenberg en Saxe, où se trouvèrent les députés des églises d'Allemagne des
deux partis. Luther le prit d'abord d'un ton bien haut. Il voulait que Bucer
déclarât que lui et les siens se rétractaient, et rejeta bien loin ce qu'ils lui
disaient, que la dispute n'était pas tant dans la chose que dans la manière.
Mais enfin, après beaucoup de discours où Bucer montra toute sa souplesse,
Luther prit pour rétractation ces articles que lui accordèrent ce ministre et
ses compagnons :
I « Que suivant les paroles de
saint Irénée, l'Eucharistie consiste en deux choses : l'une terrestre, et
l'autre céleste ; et par conséquent que le corps et le sang de Jésus-Christ sont
vraiment et substantiellement présents, donnés et reçus avec le pain et le vin.
II. « Qu'encore qu'ils
rejetassent la transsubstantiation, et ne crussent pas que le corps de
Jésus-Christ fût enfermé localement dans le pain, ou qu'il eût avec le pain
aucune union de longue durée hors l'usage du sacrement, il ne fallait pas
laisser d'avouer que le pain était le corps de Jésus-Christ par une union
sacramentelle : c'est-à-dire que le pain étant présenté, le corps de
Jésus-Christ était tout ensemble présent et vraiment donné. »
III. Ils ajoutaient néanmoins, «
que hors de l'usage du sacrement, pendant qu'il est gardé dans le ciboire, ou
montré dans les
1 Hosp., part. II, fol. 135. — 2
Ibid., an. 1535,1536.
158
processions, ils croient que ce n'est pas le corps de
Jésus-Christ. »
IV. Ils concluaient en disant :
« Que cette institution du sacrement a sa force dans l'Eglise, et ne dépend pas
de la dignité ou indignité du ministre, ni de celui qui reçoit.
V. « Que pour les indignes, qui
selon saint Paul mangent vraiment le sacrement, le corps et le sang de
Jésus-Christ leur sont vraiment présentés, et qu'ils les reçoivent
véritablement, quand les paroles et l'institution de Jésus-Christ sont
gardées.
VI. « Que néanmoins ils le
prennent pour leur jugement, comme dit le même saint Paul, parce qu'ils abusent
du sacrement en le recevant sans pénitence et sans foi (1). »
Luther n'avait rien, ce semble,
à désirer davantage. Quand on lui accorde que l'Eucharistie consiste en deux
choses : l'une céleste, et l'autre terrestre ; et que de là on conclut que le
corps de Jésus-Christ est substantiellement présent avec le pain (2), on montre
assez qu'il n'est pas seulement présent à l'esprit et par la foi : mais Luther,
qui n'ignorait pas les subtilités des sacramentaires, les pousse encore plus
avant, et leur fait dire que ceux-là même « qui n'ont pas la foi ne laissent pas
de recevoir véritablement le corps de Notre-Seigneur (3). »
On n'avait garde de les
soupçonner de croire que le corps de Jésus-Christ ne nous fût présent que par la
foi, puisqu'ils avouaient qu'il était présent, et véritablement reçu par ceux
qui étaient sans « foi et sans pénitence. »
Après cet aveu des
sacramentaires, Luther se persuada aisément qu'il n'avait plus rien à en exiger,
et il jugea qu'ils avaient dit tout ce qu'il fallait pour confesser la réalité :
mais il n'avait pas encore assez compris que ces docteurs ont des secrets
particuliers pour tout expliquer. Quelque claires que lui parussent les paroles
de l'accord, Bucer savait par où en sortir. Il a fait plusieurs écrits, où il
explique aux siens en quel sens il a entendu chaque parole de l'accord; là il
déclare que « ceux qui, selon saint Paul, sont coupables du corps et du sang, ne
reçoivent pas seulement le sacrement, mais en effet la chose même, et qu'ils ne
1 Hosp., part. II, an. 1535, fol. 145;
in lib. Conc., 729. — 2 Art. 1. — 3 Art. 5 et 6.
159
sont pas sans foi, encore, dit-il, qu'ils n'aient pas cette
foi vive qui nous sauve, ni une véritable dévotion de cœur (1). »
Qui aurait jamais cru que les défenseurs
du sens figuré pussent avouer dans la Cène une véritable réception du corps et
du sang de Notre-Seigneur sans avoir la foi qui nous sauve? Quoi donc ! Une foi
qui ne suffit pas pour nous justifier, suffit-elle selon leurs principes pour
nous communiquer vraiment Jésus-Christ? Toute leur doctrine résiste à ce
sentiment de Bucer ; et ce ministre lui-même, fût-il cent fois plus subtil, ne
peut jamais accorder ce qu'il dit ici avec ses autres maximes. Mais il ne s'agit
pas en ce lieu d'examiner les subtilités par lesquelles Bucer se démêle de
l'accord qu'il avait signé à Vitenberg : il me suffit de remarquer ce fait
constant, que toutes les églises d'Allemagne qui défendaient le sens figuré,
assemblées en corps par leurs députés, ont accordé par un acte authentique « que
le corps et le sang de Jésus-Christ sont vraiment et substantiellement présents,
donnés et reçus dans la Cène avec le pain et le vin ; et que les indignes qui
sont sans foi, ne laissent pas de recevoir ce corps et ce sang, pourvu
qu'ils gardent les paroles de l'institution. »
Si ces expressions peuvent
s'accorder avec le sens figuré, on ne sait plus désormais ce que les mots
signifient, et nous trouverons tout en toutes choses. Des hommes qui ont
accoutumé leur esprit à tourner en cette sorte le langage humain, feront dire ce
qu'il leur plaira et à l'Ecriture et aux Pères ; et il ne faut pas s'étonner de
tant de violentes interprétations qu'ils donnent aux passages les plus clairs.
Savoir maintenant si Bucer avait
un dessein formel d'amuser le monde par des équivoques affectées, ou si quelque
idée confuse de réalité lui fit croire qu'il pouvait de bonne foi souscrire à
des expressions si évidemment contraires au sens figuré, j'en laisse le jugement
aux protestants. Ce qui est certain, c'est que Calvin son ami et en quelque
façon son disciple, quand il voulait exprimer une obscurité blâmable dans une
profession de foi, disait « qu'il n'y avait rien de si embarrassé, de si obscur,
de si ambigu, de si tortueux dans Bucer même (2). »
1 Buc., Declar. Conc. Vit., id. ap. Hosp.,
1536, 148 et seq. — 2 Ep. Calv., p. 50.
160
Ces artificieuses ambiguïtés
étaient tellement de l'esprit de la nouvelle Réforme, que Mélanchthon même,
c'est-à-dire le plus sincère de tous les hommes par son naturel, et celui qui
avait le plus condamné les équivoques dans les matières de foi, s'y laissa
entraîner contre son inclination. Nous trouvons une lettre de lui en 1541, où il
écrit que rien n'était plus indigne de l'Eglise, « que d'user d'équivoques dans
les confessions de foi, et de dresser des articles qui eussent besoin d'autres
articles pour les expliquer ; que c'était en apparence faire la paix, et en
effet exciter la guerre (1); » que c'était enfin, « à l'exemple du faux concile
de Syrmic et des Ariens, mêler la vérité avec l'erreur (2). » Il avait raison;
et néanmoins dans le même temps, lorsqu'on tenait la première assemblée de
Ratisbonne pour concilier la religion catholique avec la protestante, « Mélanchthon
et Bucer (ce ne sont pas les catholiques qui l'écrivent, c'est Calvin qui était
présent et intime confident de l'un et de l'autre), Mélanchthon, dis-je, et
Bucer composaient sur la transsubstantiation des formules de foi équivoques et
trompeuses, pour voir s'ils pourraient contenter leurs adversaires en ne leur
donnant rien (3). »
Calvin était le premier à
condamner ces obscurités affectées et ces honteuses dissimulations, « Vous
blâmez, dit-il, et avec raison, les obscurités de Bucer. Il faut parler avec
liberté, disait-il en un autre endroit; il n'est pas permis d'embarrasser par
des paroles obscures ou équivoques ce qui demande la lumière.... Ceux qui
veulent ici tenir le milieu abandonnent la défense de la vérité (4). » Et à
l'égard de ces pièges dont nous venons de parler, que Bucer et Mélanchthon
tendaient dans leurs discours ambigus aux catholiques nommés pour conférer avec
eux à Ratisbonne, voici ce qu'en dit le même Calvin : «Pour moi je n'approuve
pas leur dessein, encore qu'ils aient leurs raisons : car ils espèrent que les
matières s'éclairciront d'elles-mêmes. C'est pourquoi ils passent par-dessus
beaucoup de choses, et n'appréhendent point ces ambiguïtés ; ils le font à bonne
intention, mais ils s'accommodent trop au temps (5). » C'est ainsi que, par de
mauvaises raisons, les
1 Lib. I, ep. XXV, 1541.— 2 Lib. I, ep.
LXXVI. — 3 Ep. Calv.,
p. 38. — 4 Ep., p. 50. — 5 Ep., p. 38.
161
auteurs de la nouvelle Réforme ou pratiquaient, ou
excusaient la plus criminelle de toutes les dissimulations, c'est-à-dire les
équivoques affectées dans les matières de la foi. La suite nous fera paraître si
Calvin, qui paraît ici autant éloigné de les pratiquer lui-même qu'il témoigne
de facilité à les excuser dans les autres, sera toujours de même humeur, et il
nous faut revenir aux artifices de Bucer.
Au milieu des avantages qu'il
donna aux luthériens dans l’accord de Vitenberg, il gagna du moins une chose :
c'est que Luther lui laissa passer que le corps et le sang de Jésus-Christ
n'avaient pas d'union durable hors l'usage du sacrement avec le pain et le vin;
et que le corps n'était pas présent quand on le montrait, ou qu'on le portait en
procession (1).
Ce n'était pas le sentiment de
Luther; jusqu'alors il avait toujours enseigné que le corps de Jésus-Christ
était présent dès qu'on avait dit les paroles, et qu'il demeurait présent
jusqu'à ce que les espèces fussent altérées (2) : de sorte que, selon lui, il
était présent , « même quand on le portait en procession, » encore qu'il ne
voulût pas approuver cette coutume.
En effet, si le corps était
présent en vertu des paroles de l'institution et qu'il fallût les entendre à la
lettre, comme Luther le soutenait, il est clair que le corps de Notre-Seigneur
devait être présent à l'instant qu'il dit : «Ceci est mon corps, » puisqu'il ne
dit pas : «Ceci sera, » mais : «Ceci est. » Il était digne de la puissance et de
la majesté de Jésus-Christ, que ses paroles eussent un effet présent, et que
l'effet en subsistât aussi longtemps que les choses demeureraient en même état.
Aussi n'avait-on jamais douté dès les premiers temps du christianisme que la
partie de l'Eucharistie qu'on réservait pour la communion des malades, et pour
celle que les fidèles pratiquaient tous les jours dans leurs maisons, ne fût
autant le vrai corps de Notre-Seigneur que celle qu'on leur distribuait dans
l'assemblée de l'église. Luther l'avait toujours entendu de cette sorte ; et
néanmoins on le porta je ne sais comment à tolérer l'opinion contraire que Bucer
proposa au temps de l'accord.
1 Art. 2, 3.— 2 Luth., Serm. cont.
Sverm.; it. Epist. ad quemd., Hosp., IIe part., p. 14,
44,132, etc.
162
Il ne lui souffrit pourtant pas
de dire que le corps ne se trouvât dans l'Eucharistie précisément que dans
l'usage, c'est-à-dire dans la réception, mais seulement « que hors l'usage il
n'y avait point d'union durable entre le pain et le corps. » Elle était donc
cette union, même hors de l'usage, c'est-à-dire hors de la communion ; et Luther
qui faisait lever et adorer le Saint-Sacrement, même pendant que se fit l'accord
(1), n'eût pas souffert qu'on lui eût nié que Jésus-Christ y fût présent durant
ces cérémonies : mais pour ôter la présence du corps de Notre-Seigneur dans les
tabernacles et dans les processions des catholiques, qui était ce que Bucer
prétendait, il suffisait de lui laisser dire que la présence du corps et du sang
dans le pain et le vin n'étaient pas de longue durée.
Au reste, si on eût demandé à
ces docteurs combien donc devait durer cette présence, et à quel temps ils
déterminaient l'effet des paroles de Notre-Seigneur, on les eût vus dans un
étrange embarras. La suite le fera paraître, et on verra qu'en abandonnant le
sens naturel des paroles de Notre-Seigneur, comme on n'a plus de règle, on n'a
plus aussi de termes précis, ni de croyance certaine.
Tel fut l'événement de l'accord
de Vitenberg. Les articles en sont rapportés de la même sorte parles deux partis
de la nouvelle Réforme, et furent signés sur la fin de mai en 1536 (2). On
convint que l'accord n'aurait de lieu qu'étant approuvé par les églises. Bucer
et les siens doutèrent si peu de l'approbation de leur parti, qu'aussitôt après
l'accord signé ils firent la Cène avec Luther en signe de paix perpétuelle. Les
luthériens ont toujours loué cet accord. Les sacramentaires y ont recours comme
à un traité authentique qui avait réuni tous les protestants. Hospinien prétend
que les Suisses, du moins une partie de ce corps, et Calvin même l'ont approuvé
(3). On en trouve en effet l'approbation expresse parmi les lettres de Calvin
(4) : de sorte que cet accord doit avoir rang parmi les actes publics de la
nouvelle Réforme, puisqu'il
1 Form. Miss.,
tom. II; Hosp., an. 1536,148. — 2 Conc., p. 729; Hosp., IIe part., fol.
145; Chyt., Hist. Conf. Aug.— 3 An. 1536, 1537, p. 38.— 4
Calv., Ep. 324.
163
contient les sentiments de toute l'Allemagne protestante,
et presque de la Réforme tout entière.
Bucer eût bien voulu le faire
agréer à ceux de Zurich. Il leur alla tenir dans leur assemblée de grands et
vagues discours, et leur présenta ensuite un long écrit (1). C'est dans de
telles longueurs que se cachent les équivoques; et à expliquer simplement la
foi, on n'a besoin que de peu de paroles. Mais il eut beau déployer toutes ses
subtilités, il ne put faire digérer aux Suisses sa présence substantielle, ni sa
communion des indignes : ils voulurent toujours expliquer leur pensée telle
qu'elle était, en termes simples, et dire, comme Zuingle, qu'il n'y avait point
de présence physique ou naturelle, ni substantielle, mais une présence « par la
foi, » une présence « par le Saint-Esprit, » se réservant la liberté de parler
de ce mystère comme ils trouveraient le plus convenable, et toujours le plus
simplement et le plus intelligiblement qu'il se pourrait. C'est ce qu'ils
écrivirent à Luther; et Luther qui à peine revenu d'une dangereuse maladie et
fatigué peut-être de tant de disputes, ne voulait alors que du repos, renvoya de
son côté l'affaire à Bucer (2) avec lequel il croyait être d'accord.
Mais comme il avait mis dans sa
lettre qu'en convenant de la présence, il fallait abandonner la manière à la
toute-puissance divine, ceux de Zurich étonnés qu'on leur parlât de
toute-puissance dans une action où ils n'avaient rien conçu de miraculeux, non
plus que leur maître Zuingle, s'en plaignirent à Bucer, qui se tourmenta
beaucoup pour les satisfaire : mais plus il leur disait qu'il y avait quelque
chose d'incompréhensible dans la manière dont Jésus-Christ se donnait à nous
dans la Cène, plus les Suisses lui répétaient au contraire que rien n'était plus
aisé. Une figure dans cette parole : « Ceci est mon corps, » la méditation de la
mort de Notre-Seigneur, et l'opération du Saint-Esprit dans les cœurs, n'avaient
aucune difficulté, et ils n'y voulaient point d'autres miracles. C'est en effet
comme parleraient les sacramentaires, s'ils voulaient parler naturellement. Les
Pères, à la vérité, ne partaient pas de cette sorte, eux qui ne trouvaient point
d'exemple
1 Hosp., part. II, fol. 150 et seq. — 2 Ibid., fol.
157.
164
trop haut pour amener les esprits à la croyance de ce
mystère ; et y employaient la création, l'incarnation de Notre-Seigneur, sa
naissance miraculeuse, tous les miracles de l'Ancien et du Nouveau Testament, le
changement merveilleux d'eau en sang et d'eau en vin; persuadés qu'ils étaient
que le miracle qu'ils reconnaissaient dans l'Eucharistie n'était pas moins un
ouvrage de toute-puissance, et ne cédait rien aux merveilles les plus
incompréhensibles de la main de Dieu. C'est ainsi qu'il fallait parler dans la
doctrine de la présence réelle, et Luther avait retenu avec cette foi les mêmes
expressions. Par une raison contraire les Suisses trouvaient tout facile, et
aimaient mieux tourner en figure les paroles de Notre-Seigneur, que d'appeler sa
toute-puissance pour les rendre véritables : comme si la manière la plus simple
d'entendre l'Ecriture sainte était toujours celle où la raison a le moins de
peine, ou que les miracles coûtassent quelque chose au Fils de Dieu, quand il
nous veut donner un témoignage de son amour.
Quoique Bucer ne pût rien gagner
sur ceux de Zurich durant deux ans qu'il traita continuellement avec eux après
l'accord de des villes Vitenberg, et qu'il prévît bien que Luther ne serait pas
longtemps aussi paisible qu'il l'était alors, il n'oubliait rien pour
l'entretenir dans cette douce disposition. Pour lui, il persista tellement dans
l'accord, que toujours depuis il fut regardé par ceux de la Confession
d’Augsbourg comme membre de leurs églises, et agit en tout conjointement
avec eux.
Pendant qu'il traitait avec les
Suisses, et qu'il tâchait de leur faire entendre dans la Cène quelque chose de
plus haut et de plus impénétrable qu'ils ne pensaient, il leur disait entre
autres choses, qu'encore qu'on ne pût douter que Jésus-Christ ne fût au ciel, on
n'entendait pas bien où était ce ciel, ni ce que c'était, et que « le ciel était
même dans la Cène (1) ; » ce qui emportait une idée si nette de la présence
réelle, que les Suisses ne purent l'écouter.
Les comparaisons dont il se
servait, tendaient plutôt à inculquer la réalité qu'à l'affaiblir. Il alléguait
souvent cette action ordinaire de toucher dans la main les uns des autres (2) :
exemple
1 Hosp. p. 162. — 2 Ep. ad Ital.,
int. Calv. ep. p. 44.
165
très-propre à faire voir que la même main dont on se sert
pour exécuter les traités, peut être un gage de la volonté qu'on a de les
accomplir; et qu'un contact passager, mais réel et substantiel, peut devenir par
l'institution et par l'usage des hommes le signe le plus efficace qu'ils
puissent donner d'une perpétuelle union.
Depuis qu'il eut commencé à
traiter l'accord, il n'aimait point à dire avec Zuingle que l'Eucharistie était
le corps, comme la pierre était Christ et comme l'Agneau était la Pâque : il
disait plutôt qu'elle l’était comme la colombe est appelée le Saint-Esprit : ce
qui montre une présence réelle, puisque personne ne doute que le Saint-Esprit ne
fût présent, et encore d'une façon particulière sous la forme de la colombe.
Il apportait aussi l'exemple de
Jésus-Christ soufflant sur les apôtres, et leur donnant en même temps le
Saint-Esprit (1) : ce qui démontrait encore que le corps de Jésus-Christ n'est
pas moins communiqué, ni moins présent que le Saint-Esprit le fut aux apôtres.
Avec tout cela il ne laissa pas
d'approuver la doctrine de Calvin (2), toute pleine des idées des
sacramentaires, et ne craignit point de souscrire à une confession de foi où le
même Calvin disait que la manière dont on recevait le corps et le sang de
Jésus-Christ dans la Cène, consistait en ce que le Saint-Esprit y unissait ce
qui était séparé de lieu. C'était, ce semble, clairement marquer que
Jésus-Christ était absent. Mais Bucer expliquait tout, et il avait sur toute
sorte de difficultés des dénouements merveilleux. Ce qu’il y a ici de plus
remarquable, c'est que les disciples de Bucer et, comme nous l'avons dit, les
villes entières qui s'étaient tant éloignées sous sa conduite de la présence
réelle, rentraient insensiblement dans cette croyance. Les paroles de
Jésus-Christ forent tant considérées et tant répétées, qu'enfin elles firent
leur effet; et on revenait naturellement au sens littéral.
Pendant que Bucer et ses
disciples, ennemis si déclarés de la rai. doctrine de Luther sur la présence
réelle, s'en rapprochaient Mélanchthon, le cher disciple du même Luther,
l'auteur de la Confession d’Augsbourg et de l'Apologie, où il
avait soutenu la
1 Epist. ad Ital., int. Ep.
Calv., p. 44. — 2 Int. Ep. Calv., p. 398.
166
réalité jusqu'à paraître incliner vers la
transsubstantiation, commençait à se laisser ébranler.
Ce fut en 1535 ou environ que ce
doute lui vint dans l'esprit (1); car auparavant on a pu voir jusqu'à quel point
il était ferme. Il avait même composé un livre du sentiment des saints Pères sur
la Cène, où il avait recueilli beaucoup de passages très-exprès pour la présence
réelle. Comme la critique en ce temps n'était pas encore fort fine, il s'aperçut
dans la suite qu'il y en avait quelques-uns de supposés (2), et que les copistes
ignorants ou peu soigneux, avaient attribué aux anciens des ouvrages dont ils
n'étaient pas les auteurs. Cela le troubla, encore qu'il eût produit un assez
bon nombre de passages incontestables. Mais ce qui l'embarrassa davantage, c'est
de trouver dans les anciens beaucoup d'endroits où ils appelaient l'Eucharistie
une figure (3). Il ramassait les passages; et il était étonné, disait-il,
« d'y voir une grande diversité : » faible théologien, qui ne songeait pas que
l'état de la foi ni de cette vie ne permettait pas que nous jouissions de
Jésus-Christ à découvert : de sorte qu'il se donnait. sous une forme étrangère,
joignant nécessairement la vérité avec la figure, et la présence réelle avec un
signe extérieur qui nous la couvrait. C'est de là que vient dans les Pères cette
diversité apparente qui étonnait Mélanchthon. La même chose lui eût paru, s'il y
eût pris garde de près, sur le mystère de l'Incarnation et sur la divinité du
Fils de Dieu, avant que les disputes des hérétiques eussent obligé les Pères à
en parler plus précisément ; et en général toutes les fois qu'il faut accorder
ensemble deux vérités qui semblent contraires, comme dans le mystère de la
Trinité et dans celui de l'Incarnation être égal et être au-dessous, et dans le
sacrement de l'Eucharistie être présent et être en figure, il se fait
naturellement une espèce de langage qui paraît confus, à moins qu'on n'ait, pour
ainsi parler, la clef de l'Eglise et l'entière compréhension de tout le mystère
: outre les autres raisons qui obligeaient les saints Pères à envelopper les
mystères en certains endroits, donnant en d'autres des moyens certains de les
entendre. Mélanchthon
1 Hosp., an. 1535, p. 137 et seq. — »
Lib. III, epist cXIV, adJoan. Brent.— » Ibid.
167
n'en savait pas tant. Ebloui du nom de Réforme et de
l'extérieur alors assez spécieux de Luther, il s'était d'abord jeté dans son
parti. Jeune encore et grand humaniste, mais seulement humaniste nouvellement
appelé par l'électeur Frideric pour enseigner la langue grecque dans
l'université de Vitenberg, il n'avait guère pu apprendre d'antiquité
ecclésiastique avec son maître Luther; et il était tourmenté d'une étrange sorte
des contrariétés qu'il croyait voir dans les saints Pères.
Pour achever de l'embarrasser,
il fallut encore qu'il allât tomber sur le livre de Bertram ou de Ratramne, qui
commençait alors à paraître (1) : ouvrage ambigu, où l'auteur constamment ne
s'entendait pas toujours lui-même. Les zuingliens en font leur fort. Les
luthériens le citent pour eux, et trouvent seulement à dire qu'il ait jeté des
semences de transsubstantiation (2). Il y a en effet de quoi contenter, ou
plutôt de quoi embarrasser les uns et les autres. Jésus-Christ dans
l'Eucharistie est si fort un corps humain par sa substance, et il est si
dissemblable à un corps humaiu dans ses qualités, qu'on peut dire que c'en est
un et que ce n'en est pas un à divers égards : qu'en un sens et en n'y regardant
que la substance, c'est le même corps de Jésus né de Marie ; mais que dans un
autre sens et en n'y regardant que les manières, c'en est un autre qu'il s'est
fait lui-même par sa parole, qu'il cache sous des ombres et sous des figures,
dont la vérité ne vient pas jusqu'aux sens, mais se découvre seulement à la foi.
C'est ce qui fit au temps de
Ratramne une dispute parmi les fidèles. Les uns ayant égard à la substance,
disaient que le corps de Jésus-Christ était le même dans les entrailles de la
sainte Vierge et dans l'Eucharistie : les autres ayant égard aux qualités ou
plutôt à la manière d'être, voulaient que c'en fût un autre. Ainsi voit-on que
saint Paul, parlant du corps ressuscité, en fait comme un autre corps fort
différent de celui que nous avons en cette vie mortelle (3), quoiqu'au fond ce
soit le même : mais à cause des qualités différentes dont ce corps est revêtu,
saint Paul en fait comme deux corps, dont il appelle l'un corps animal,
et l'autre corps
1 Lib. III, ep. CLXXXVIII, ad Vit.
Theod. — 2 Centur., IX, cap. IV, Inclin. doct.,
tit. de Caen. — 3 I Cor., XV, 37 et seq.
168
spirituel (1). Dans ce même sens, et à plus forte
raison, on pouvait dire que le corps qu'on recevait dans l'Eucharistie, n'était
pas celui qui était sorti des entrailles bénites de la Vierge. Mais quoiqu'on le
pût dire ainsi en un certain sens, d'autres craignaient en le disant de détruire
la vérité du corps. C'est ainsi que les docteurs catholiques, d'accord dans le
fond, disputaient des manières; les uns suivant les expressions de Paschase
Radbert, qui voulait que l'Eucharistie contint le même corps sorti de la Vierge
; les autres s'attachant à celles de Ratramne, qui voulait que ce ne fût pas le
même. A cela se joignit un autre embarras; c'est que la forte persuasion de la
présence réelle, qui était (a) dans toute l’Eglise, et en Orient comme en
Occident, avait porté beaucoup de docteurs à ne pouvoir plus souffrir dans
l'Eucharistie le terme de figure, qu'ils croyaient contraire à la vérité
du corps; et les autres qui considéraient que Jésus-Christ ne se donne pas dans
l'Eucharistie en sa propre forme, mais sous une forme étrangère et d'une manière
si pleine de mystérieuses significations, voulaient bien que le corps du Sauveur
se trouvât réellement dans l'Eucharistie, mais sous des figures, sous des voiles
et dans des mystères : ce qui leur paraissait d'autant plus nécessaire, qu'il
était constant d'ailleurs que c'était un privilège réservé au siècle futur, de
posséder Jésus-Christ en sa vérité manifeste, sans qu'il fût couvert d'aucune
figure. Tout cela était vrai dans le fond : mais avant qu'on l'eût bien
expliqué, il y avait de quoi disputer longtemps. Ratramne, qui suivait le
dernier parti, n'avait pas assez pénétré toute cette matière ; et sans différer
au fond d'avec les autres catholiques, il se jetait quelquefois dans des
expressions obscures et qu'il était assez malaisé de bien concilier ensemble :
c'est ce qui a fait que tous ses lecteurs, et les protestants aussi bien que les
catholiques, l'ont pris en tant de divers sens.
Mélanchthon trouvait que cet
auteur donnait plutôt à deviner qu'il n'expliquait clairement sa pensée (2); et
il se perdait avec lui dans une matière que ni lui ni son maître Luther
n'avaient jamais bien entendue.
1 I Cor., XV, 42-44, 46. — 2
Mel., lib. III, ep. CLlXXVIII.
(a) 1ère édit. : Qui était alors.
169
Par ces lectures et ces réflexions il tomba dans une
déplorable incertitude : mais quelle qu'ait été son opinion, dont nous parlerons
dans la suite, il commençait à s'éloigner de son maître, et il souhaitait avec
une ardeur extrême qu'on fît une assemblée où la matière se traitât de nouveau,
« sans passion, sans sophisterie et sans tyrannie (1). »
Ce dernier mot regardait
visiblement Luther : car dans toutes les assemblées qui s'étaient tenues
jusqu'alors dans le parti, dès que Luther y était et qu'il avait parlé,
Mélanchthon nous apprend lui-même que les autres n'avaient qu'à se taire, et
tout était fait. Mais pendant que dégoûté d'un tel procédé, il demandait de
nouvelles délibérations, et qu'il s'éloignait de Luther, il ne laissait pas de
se réjouir de ce que Bucer s'en rapprochait avec les siens. Noos venons de le
voir lui-même approuver l'accord où la présence réelle est plus que jamais
attachée aux symboles extérieurs (2), puisqu'on y convient qu'elle se trouve
dans la communion des indignes, « quoiqu'il n'y ait ni foi ni pénitence. » Qu'on
jette ici un moment les yeux sur les termes de l'accord de Vitenberg,
non-seulement souscrit, mais encore procuré par Mélanchthon , pour bien voir
combien positivement il y convient d'une chose sur laquelle il était entré dans
un doute si violent.
C'est que Luther avançait
toujours, et qu'il était si ferme sur cette matière, qu'il n'y avait pas moyen
de le contredire. L'année d'après l'accord, c'est-à-dire en 1537, pendant que
Bucer continuait à négocier avec les Suisses, les luthériens se trouvèrent à
Smalcalde, lieu ordinaire de leurs assemblées et où se sont traitées Smalcalde
tontes leurs ligues. Cette assemblée fut tenue à l'occasion du concile convoqué
par Paul III. Il fallait bien que Luther ne fût pas tout à fait content de la
Confession d’Augsbourg et de l’Apologie, ni de la manière dont sa
doctrine y avait été expliquée, puisqu'il dresse lui-même de nouveaux articles,
« afin, dit-il, qu'on sache quels sont les points dont il ne se veut jamais
départir (3) ; » et c'est pour cela qu'il procura cette assemblée. Là Bucer
s'expliqua si formellement sur la présence réelle, « qu'il satisfit, » dit
Mélanchthon,
1 Lib. II, ep. XL; lib. III, ep.
CLXXXVIII, CLXXXIX. — 2 Lib. III, ep. CXIV, ad Brent. — 3 Art.
Smalc., Prœf., in lib. Conc.
170
et le dit avec grande joie, « même ceux des nôtres qui
avaient été les plus difficiles (1). » Il satisfît par conséquent Luther : et
voilà encore Mélanchthon ravi qu'on s'attachât aux sentiments de Luther, lorsque
lui-même il s'en détachait, c'est-à-dire qu'il était ravi de voir l'Allemagne
protestante toute réunie. Bucer avait donné les mains : la ville de Strasbourg
s'était déclarée avec son docteur pour la Confession d’Augsbourg : la
politique était contente, c'est ce qui pressait ; et pour la doctrine, on
verrait après.
Il faut pourtant avouer que
Luther y allait de meilleure foi. Il voulait parler nettement sur la matière de
l'Eucharistie ; et voici comme il coucha l'article VI du sacrement de l'autel :
«Sur le sacrement de l'autel, dit-il, nous croyons que le pain et le vin sont le
vrai corps et le vrai sang de Notre-Seigneur ; et qu'ils ne sont pas seulement
donnés et reçus par les chrétiens qui sont pieux, mais encore par ceux qui sont
impies (2). » Ces derniers mots sont les mêmes que nous avons vus dans l'accord
de Vitenberg; sinon, qu'au lieu du terme d’indignes, il se sert de celui
d'impies, qui est plus fort et qui éloigne encore davantage l'idée de la
foi.
Il faut aussi remarquer que
Luther ne dit rien dans cet article contre la présence hors de l'usage, ni
contre l'union durable, mais seulement « que le pain était le vrai corps, » sans
déterminer quand il l'était, ni combien de temps.
Au reste cette expression,
que le pain était le vrai corps, jusque-là n'avait été insérée par Luther
dans aucun acte public. Les termes ordinaires dont il se servait, c'est que le
corps et le sang étaient donnés « sous le pain et sous le vin (3) : » c'est
ainsi qu'il s'explique dans son Petit catéchisme. Dans le grand il ajoute
un mot, et dit « que le corps nous est donné dans le pain et sous le pain (4). »
Je n'ai pas pu démêler encore dans quel temps ont été faits ces deux catéchismes
: mais il est certain que les luthériens les reconnaissent comme des actes
authentiques de leur religion. Aux deux particules en et sous, la Confession
d’Augsbourg ajoute avec ; et c'est la phrase ordinaire des vrais
luthériens, « que le
1 Ap. Hosp., an. 1537, p. 155; Mel.,
lib. IV, ep. CXCVI. — 2 Conc., p. 330.— 3 Conc., p. 380. —
4 Conc., p. 553.
171
corps et le sang sont reçus dans, sous et avec le pain et
le vin ; » mais on n'avait dit encore dans aucun acte public de tout le parti,
que le pain et le vin fussent le vrai corps et le vrai sang de Notre-Seigneur.
Luther tranche ici le mot ; et il fallut que Mélanchthon, avec toute la
répugnance qu'il avait à unir le pain avec le corps, passât même jusqu'à
souscrire que le pain était le vrai corps.
Les luthériens nous assurent
dans leur livre de la Concorde (1), que Luther fut porté à cette expression par
les subtilités des sacramentaires, qui trouvaient moyen d'accommoder à leur
présence morale ce que Luther disait de plus fort et de plus précis pour la
présence réelle et substantielle ; par où en passant on voit encore une fois
qu'il ne faut pas s'étonner si les défenseurs du sens figuré trouvent moyen de
tirer à eux les saints Pères, puisque Luther même, vivant et parlant, lui qui
connaissait leurs subtilités et qui entreprenait de les combattre, avait peine à
trouver des termes qu'ils ne fissent venir à leur sens avec leurs
interprétations : fatigué de leurs subtilités, il voulut chercher quelque
expression qu'ils ne pussent plus détourner, et il dressa l'article de Smalcalde
en la forme que nous avons vue.
En effet, comme nous l'avons
déjà remarqué (2), si le vrai corps de Jésus-Christ, selon l'opinion des
sacramentaires, n'est reçu que parle moyen de la foi vive, on ne peut pas dire
avec Luther que «les impies le reçoivent ; » et tant qu'on soutiendra que le
pain n’est le corps de Jésus-Christ qu'en figure, assurément on ne dira pis avec
l'article de Smalcalde « que le pain est le vrai corps de Jésus-Christ ; » ainsi
Luther par cette expression excluait le sens figuré et toutes les
interprétations des sacramentaires. Mais il ne s'aperçut pas qu'il n'excluait
pas moins sa propre doctrine, puisse nous avons fait voir que le pain ne peut
être le vrai corps, Qu'il ne le devienne par ce changement véritable et
substantiel que Luther ne veut point admettre.
Ainsi quand Luther et les
luthériens, après avoir tourné en tant de diverses façons l'article de la
présence réelle, tâchent enfin d'expliquer si précisément que les équivoques des
sacramentaires demeurent tout à fait bannies, on les voit insensiblement
1 Conc., p. 730. — 2 Ci-dessus, liv. II, n. 3, 31.
172
tomber dans des expressions qui n'ont aucun sens selon
leurs principes, et ne peuvent se soutenir que dans la doctrine catholique.
Luther s'explique à Smalcalde
très-durement contre le Pape, dont, comme nous avons vu, on n'avait fait nulle
mention dans les articles de foi de la Confession d’Augsbourg, ni dans l’Apologie
; et il met parmi les articles dont il ne se veut jamais relâcher, « que le Pape
n'est pas de droit divin ; que la puissance qu'il a usurpée est pleine
d'arrogance et de blasphème ; que tout ce qu'il a fait et fait encore en vertu
de cette puissance est diabolique ; que l'Eglise peut et doit subsister sans
avoir un chef; que quand le Pape aurait avoué qu'il n'est pas de droit divin,
mais qu'on l'a établi seulement pour entretenir plus commodément l'unité des
chrétiens contre les sectaires, il n'arriverait jamais rien de bon d'une telle
autorité; et que le meilleur moyen de gouverner et de conserver l'Eglise, c'est
que tous les évêques, quoiqu'inégaux dans les dons, demeurent pareils dans leur
ministère sous un seul chef, qui est Jésus-Christ ; qu'enfin le Pape est le vrai
Antéchrist (1). »
Je rapporte exprès tout au long
ces décisions de Luther, parce que Mélanchthon y apporta une restriction qui ne
peut être assez considérée.
A la fin des articles on voit
deux listes de souscriptions, où paraissent les noms de tous les ministres et
docteurs de la Confession d’Augsbourg (2). Mélanchthon signa avec tous
les autres : mais parce qu'il ne voulait pas convenir de ce que Luther avait dit
du Pape, il fit sa souscription en ces termes : «Moi Philippe Mélanchthon,
j'approuve les articles précédents comme pieux et chrétiens. Pour le Pape, mon
sentiment est que s'il voulait recevoir l'Evangile , pour la paix et la commune
tranquillité de ceux qui sont déjà sous lui ou qui y seront à l'avenir, nous lui
pouvons accorder la supériorité sur les évêques, qu'il a déjà de droit humain
(3).»
C'était l'aversion de Luther que
cette supériorité du Pape, en quelque manière qu'on l'établît. Depuis que le
Pape l'avait condamné, il était devenu irréconciliable avec cette puissance, et
il avait fait signer à Mélanchthon même un acte par lequel toute la
1 Art. 4, p. 312. — 2 Conc., p. 336. — 3 Conc.,
p. 338.
173
nouvelle Réforme disait en corps : «Jamais nous
n'approuverons que le Pape ait pouvoir sur les autres évêques (1). » Mélanchthon
s'en dédit à Smalcalde. Ce fut la première et la seule fois qu'il dédit son
maître par acte public; et parce que sa complaisance, ou sa soumission, ou
quelqu'autre semblable motif, quel qu'il soit, lui firent passer malgré tous ses
doutes le point bien plus difficile de l’Eucharistie, il faut croire que de
puissantes raisons l'engagèrent à résister sur celui-ci. Ces raisons sont
d'autant plus dignes d'être examinées, que nous verrons dans cet examen l'état
véritable de la nouvelle Réforme ; les dispositions particulières de Mélanchthon
; la causé de tous les troubles dont il ne cessa d'être agité jusqu'à la fin de
sa vie ; comment on s'engage dans un mauvais parti avec de bonnes intentions
générales, et comment on y demeure au milieu des plus violentes agitations que
puisse jamais sentir un homme vivant. La chose mérite bien d'être entendue, et
ce sera Mélanchthon lui-même qui nous la découvrira dans ses écrits.
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