Accueil Remonter Remarques Préface Variations I Variations II Variations III Variations IV Variations V Variations VI Variations VII Variations VIII Variations IX Variations X Variations XI Variations XII Variations XIII
| |
LIVRE X.
Depuis 1558
jusqu'à 1570.
SOMMAIRE.
Réformation de la reine Elisabeth. Celle d'Edouard
corrigée, et la présence réelle qu'on avait condamnée sous ce prince tenue pour
indifférente. L'église anglicane persiste encore dans ce sentiment. Autres
variations de cette église sous Elisabeth. La primauté ecclésiastique de la
reine adoucie en apparence, en effet laissée la même que sous Henri et sous
Edouard malgré les scrupules de cette princesse. La politique l'emporte partout
dans cette réformation. La foi, les sacrements et toute la puissance
ecclésiastique est mise entre les mains des rois et de parlements. La même chose
se fait en Ecosse. Les calvinistes de France improuvent cette doctrine, et s'y
accommodent néanmoins. Doctrine de l'Angleterre sur la justification. La reine
Elisabeth favorise les protestants de France. Ils se soulèvent aussitôt qu'ils
se sentent de la force. La conjuration d'Amboise sous François II. Les guerres
civiles sous Charles IX. Que cette conjuration et ces guerres sont affaires de
religion, entreprises par l'autorité des docteurs et des ministres du parti, et
fondées sur la nouvelle doctrine qu'on peut faire la guerre à son prince pour la
religion. Cette doctrine expressément autorisée par les synodes nationaux.
Illusion des écrivains protestants, et entre autres de M. Burnet, qui veulent
que le tumulte d'Amboise et les guerres civiles soient affaires politiques. Que
la religion a été mêlée dans le meurtre de François duc de Guise. Aveu de Bèze
et de l'amiral. Nouvelle confession de foi en Suisse.
L'Angleterre bientôt revenue
après la mort de Marie à la réformation d'Edouard VI, songeait à fixer sa foi,
et à y donner la
408
dernière forme par l'autorité de sa nouvelle reine.
Elisabeth fille de Henri VIII et d'Anne de Boulen, était montée sur le trône, et
gouvernait son royaume avec une aussi profonde politique que les rois les plus
habiles. La démarche qu'elle avait faite du côté de Rome incontinent après son
avènement à la couronne , avait donné sujet de penser ce qu'on a publié
d'ailleurs de cette princesse, qu'elle ne se serait pas éloignée de la religion
catholique, si elle eût trouvé dans le Pape des dispositions plus favorables.
Mais Paul IV, qui tenait le Siège apostolique, reçut mal les civilités qu'elle
lui fit faire comme à un autre prince, sans se déclarer davantage, par le
résident de la feue reine sa sœur. M. Burnet nous raconte qu'il la traita de
bâtarde (1). Il s'étonna de son audace de prendre possession de la couronne
d'Angleterre, qui était un fief du Saint-Siège, sans son aveu ; et ne lui donna
aucune espérance de mériter ses bonnes grâces, qu'en renonçant à ses prétentions
et se soumettant au Siège de Rome. De tels discours, s'ils sont véritables,
n'étaient guère propres à ramener une reine. Elisabeth rebutée s'éloigna
aisément d'un Siège dont aussi bien les décrets condamnaient sa naissance, et
s'engagea dans la nouvelle réformation : mais elle n'approuvait pas celle
d'Edouard en tous ses chefs. Il y avait quatre points qui lui faisaient peine
(2) : celui des cérémonies, celui des images, celui de la présence réelle, et
celui de la primauté ou suprématie royale : et il faut ici raconter ce qui fut
fait de son temps sur ces quatre points.
Pour ce qui est des cérémonies ,
« elle aimait, dit M. Burnet, celles que le roi son père avait retenues ; et
recherchant l'éclat et la pompe jusques dans le service divin, elle estimait que
les ministres de son frère avaient outré le retranchement des ornements
extérieurs, et trop dépouillé la religion (3). » Je ne vois pas néanmoins
qu'elle ait rien fait sur cela de considérable.
Pour les images, « son dessein
était surtout de les conserver dans les églises et dans le service divin : elle
faisait tous ses efforts pour cela; car elle affectionnait extrêmement les
images, qu'elle croyait d'un grand secours pour exciter la dévotion, et tout
au-moins elle estimait que les églises en seraient bien plus
1 Burn., liv. III, p. 555. — Ibid.,
p. 558. — 3 Ibid., p. 557.
409
fréquentées (1). » C'était en penser au fond tout ce qu'en
pensent les catholiques. « Si elles excitent la dévotion » envers Dieu, elles
pouvaient bien aussi en exciter les marques extérieures ; c'est là tout le culte
que nous leur rendons : « y être affectionné » dans ce sens, comme la reine
Elisabeth, n'était pas un sentiment si grossier qu'on veut à présent nous le
faire croire ; et je doute que M. Burnet voulût accuser une reine, qui selon lui
a fixé la religion en Angleterre, d'avoir eu des sentiments d'idolâtrie. Mais le
parti des iconoclastes avait prévalu : la reine ne leur put résister ; et on lui
fit tellement outrer la matière, que non contente « d'ordonner qu'on ôtât les
images des églises, elle défendit à tous ses sujets de les garder dans leurs
maisons (2); » il n'y eut que le crucifix qui s'en sauva, encore ne fut-ce que
dans la chapelle royale, d'où l'on ne put persuader à la reine de l'arracher
(3).
Il est bon de considérer ce que
les protestants lui représentèrent pour l'obliger à cette ordonnance contre les
images, afin qu'on en voie ou la vanité, ou l'excès. Le fondement principal est
que « le deuxième commandement défend de faire des images à la similitude de
Dieu (4) : » ce qui manifestement ne conclut rien contre les images ni de
Jésus-Christ en tant qu'homme, ni des Saints, ni en général contre celles où
l'on déclare publiquement, comme fait l'Eglise catholique, qu'on ne prétend
nullement représenter la divinité. Le reste était si excessif que personne ne le
peut soutenir : car ou il ne conclut rien, ou il conclut à la défense absolue de
l'usage de la peinture et de la sculpture : faiblesse, qui à présent est
universellement rejetée de tous les chrétiens, et réservée à la superstition et
grossièreté des mahométans et des Juifs.
La reine demeura plus ferme sur
le point de l'Eucharistie. Il est de la dernière importance de bien comprendre
ses sentiments, selon que M. Burnet les rapporte : « Elle estimait qu'on s'était
restreint du temps d'Edouard, sur certains dogmes, dans des limites trop
étroites et sous des termes trop précis ; qu'il fallait user d'expressions plus
générales, où les partis opposés trouvassent leur compte (5). » Voilà ses idées
en général. En les appliquant
1 Burn., liv. III, p. 551, 558. — 2 P.
590. — 3 Thuan., lib. XXI, an. 1559. — 4 Burn., ibid. — 5 Ibid.,
557.
410
à l'Eucharistie, « son dessein était de faire concevoir en
des paroles un peu vagues la manière de la présence de Jésus-Christ dans
l'Eucharistie. Elle trouvait fort mauvais que, par des explications si subtiles,
on eût chassé du sein de l'Eglise ceux qui croyaient la présence corporelle. »
Et encore : « Le dessein était de dresser un office pour la communion, dont les
expressions fussent si bien ménagées, qu'en évitant de condamner la présence
corporelle, on réunit tous les Anglais dans une seule et même Eglise (1). »
On pourrait croire peut-être que
la reine jugea inutile de s'expliquer contre la présence réelle, à cause que ses
sujets se portaient d'eux-mêmes à l'exclure : mais au contraire « la plupart des
gens étaient imbus de ce dogme de la présence corporelle ; ainsi la reine
chargea les théologiens de ne rien dire qui le censurât absolument, mais de le
laisser indécis, comme une opinion spéculative que chacun aurait la liberté
d'embrasser ou de rejeter. »
C'était une étrange variation
dans un des principaux fondements de la réformation anglicane. Dans la
Confession de foi de 4551, sous Edouard, on avait pris avec tant de force le
parti contraire à la présence réelle, qu'on la déclara impossible et contraire à
l'ascension de Notre-Seigneur. Lorsque sous la reine Marie, Cranmer fut condamné
comme hérétique, il reconnut que le sujet principal de sa condamnation « fut de
ne point reconnaître dans l'Eucharistie une présence corporelle de son Sauveur.
» Ridley, Latimer et les autres prétendus martyrs de la réformation anglicane
rapportés par M. Burnet, ont souffert pour la même cause. Calvin en dit autant
des martyrs français, dont il oppose l'autorité aux luthériens (2). Cet article
paraissait encore si important en 1549 et durant le règne d'Edouard, que
lorsqu'on y voulut travaillera faire « un système de doctrine qui embrassât, dit
M. Burnet, tous les points fondamentaux da la religion, on approfondit surtout
l'opinion de la présence de Jésus-Christ dans le sacrement (3). » C'était donc
alors non-seulement un des points fondamentaux, mais
1 Burn., liv. III, p. 579. — 2 Calv.,
Diluc. Explic. Opusc., p. 861. — 3 Liv. II p. 158.
411
encore parmi les fondamentaux un des premiers. Si c'était
un point si fondamental et le principal sujet de ces martyres tant vantés , on
ne pouvait l'expliquer eu termes trop précis. Après une explication aussi claire
que celle qu'on avait donnée sous Edouard , en revenir, comme voulait Elisabeth,
« à des expressions générales» qui laissassent la chose « indécise, et où les
partis opposez trouvassent leur compte, » en sorte qu'on en put croire tout ce
qu'on voudrait, c'était trahir la vérité et lui égaler l'erreur. En un mot, «
ces termes vagues » dans une confession de foi n'étaient qu'une illusion dans la
matière du inonde la plus sérieuse, et qui demande le plus de sincérité. C'est
ce que les réformés d'Angleterre eussent dû représenter à Elisabeth. Mais la
politique l'emporta contre la religion, et l'on n'était pas d'humeur à tant
rejeter la présence réelle. Ainsi « l'article XXIX » de la confession d'Edouard,
où elle était condamnée, « fut fort changé (1) : » on y ôta tout ce qui montrait
la présence réelle impossible et contraire à la séance de Jésus-Christ dans les
cieux. « Toute cette forte explication, dit M. Burnet, fut effacée dans
l'original avec du vermillon. » L'historien remarque avec soin qu'on peut encore
la lire : mais cela même est un témoignage contre la doctrine qu'on efface. On
voulait qu'on la put lire encore, afin qu'il restât une preuve que c'était
précisément celle-là qu'on avait voulu retrancher. On avait dit à la reine
Elisabeth sur les images, « que la gloire des premiers réformateurs serait
flétrie, si l'on venait à rétablir dans les églises ce que ces zélés martyrs de
la pureté évangélique avaient pris soin d'abattre (2). » Ce n'était pas un
moindre attentat de retrancher de la Confession de foi de ces prétendus martyrs
ce qu'ils y avaient mis contre la présence réelle, et d'en ôter la doctrine pour
laquelle ils avaient versé leur sang. Au lieu de leurs termes simples et précis
on se contenta de dire selon le dessein d'Elisabeth, « en termes vagues, que le
corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ est donné et reçu d'une manière
spirituelle, et que le moyen par lequel nous le recevons est lu foi ». » La
première partie de l'article est très-véritable , en prenant la « manière
spirituelle » pour une manière au-dessus des sens et de la nature
1 Burn , liv. III, 601. — 2 P. 588.— 3
P. 601.
412
comme la prennent les catholiques et les luthériens ; et la
seconde n'est pas moins certaine, en prenant la réception pour la réception
utile et au sens que saint Jean disait en parlant de Jésus-Christ, que « les
siens ne le reçurent pas (1), » encore qu'il fût au monde en personne au milieu
d'eux, c'est-à-dire qu'ils ne reçurent ni sa doctrine ni sa grâce. Au surplus ce
qu'on ajoutait dans la confession d'Edouard sur la communion des impies, qui ne
reçoivent que les symboles, fut pareillement retranché ; et on prit soin de n'y
conserver sur la présence réelle que ce qui pou-voit être approuvé par les
catholiques et les luthériens.
Par la même raison on changea
dans la liturgie d'Edouard ce qui condamnait la présence corporelle : par
exemple, on y expliquait qu'en se mettant à genoux lorsqu'on recevait
l'Eucharistie, « on ne prétendait rendre par là aucune adoration à une présence
corporelle de la chair et du sang, cette chair et ce sang n’étant point ailleurs
que dans le ciel (2). » Mais sous Elisabeth on retrancha ces paroles, et on
laissa la liberté toute entière d'adorer dans l'Eucharistie la chair et le sang
de Jésus-Christ comme présents. Ce que les prétendus martyrs et les auteurs de
la réformation anglicane avaient regardé comme une grossière idolâtrie, devint
sous Elisabeth une action innocente. Dans la seconde liturgie d'Edouard on avait
ôté ces paroles qu'on avait laissées dans la première : « Le corps ou le sang de
Jésus-Christ garde ton corps et ton âme pour la vie éternelle ; » mais ces mots,
qu'Edouard avait retranchés parce qu'ils semblaient « trop favoriser la présence
corporelle, furent rétablis par Elisabeth (3). » La foi allait au gré des rois ;
et ce que nous venons de voir ôté dans la liturgie par la même reine, y fut
depuis remis sous le feu roi Charles II.
Malgré tous ces changements dans
des choses si essentielles, M. Burnet veut, que nous croyions qu'il n'y eut
point de variations dans la doctrine de la Réforme en Angleterre. « On y
détruisait, dit-il, alors, » tout de même qu'aujourd'hui, le dogme de la
présence corporelle ; et « seulement on estima qu'il n'était ni nécessaire ni
avantageux de s'expliquer trop nettement là
1 Joan., I, 10, 11. — 2 Burn.,
liv. II, p. 580. — 3 Burn., liv. I, p. 259.
413
dessus (1) ; » comme si on pouvait s'expliquer trop
nettement sur la foi. Mais il faut encore aller plus avant. C'est varier
manifestement dans la doctrine, non-seulement d'en embrasser une contraire, mais
encore de laisser indécis ce qui auparavant était décidé. Si les anciens
catholiques, après avoir décidé en termes précis l'égalité du Fils de Dieu avec
son Père, avaient supprimé ce qu'ils en avaient prononcé à Nicée, pour se
contenter simplement de l'appeler Dieu en termes vagues et au sens que
les ariens n'avaient pu nier, en sorte que ce qu'on avait si expressément décidé
devînt indécis et indifférent, n'auraient-ils pas manifestement changé la foi de
l'Eglise, et fait un pas en arrière ? Or c'est ce qu'a fait l'Eglise anglicane
sous Elisabeth ; et on ne peut pas en convenir plus clairement que M. Burnet en
est convenu dans les paroles que nous avons rapportées, où il paraît en termes
formels que ce ne fut ni par hasard ni par oubli qu'on omit les expressions du
temps d'Edouard, mais par un dessein bien médité « de ne rien dire qui censurât
la présence corporelle, et au contraire de laisser ce dogme indécis, en sorte
que chacun eût la liberté de l'embrasser ou de le rejeter : » ainsi, ou
sincèrement ou par politique, on revint de la foi des réformateurs, et on laissa
pour indifférent le dogme de la présence corporelle, contre lequel ils avaient
combattu jusqu'au sang.
C'est là encore l'état présent
de l'église d'Angleterre, si nous en croyons M. Burnet. C'a été sur ce fondement
que l'évêque Guillaume Bedel, dont il a écrit la vie, crut qu'un grand nombre de
luthériens qui s'étaient réfugiés à Dublin, pouvaient communier sans crainte
avec l'église anglicane, « qui en effet, dit M. Burnet, a eu une telle
modération en ce point (de la présence réelle), que n'y ayant aucune définition
positive de la manière dont le corps de Jésus-Christ est présent dans le
sacrement, les personnes de différent sentiment peuvent pratiquer le même culte
sans être obligées de se déclarer et sans qu'on puisse présumer qu'elles
contredisent leur foi (2). » C'est ainsi que l'église d'Angleterre a reformé ses
réformateurs et corrigé ses maîtres.
Au reste ni sous Edouard, ni
sous Elisabeth, la réformation
1 Burn., liv. 111, p. 602. — 2 Vie de Guill. Bedel,
p. 132, 133.
414
anglicane n'employa jamais dans l'explication de
l'Eucharistie ni la substance du corps, ni ces opérations incompréhensibles tant
exaltées par Calvin. Ces expressions favorisaient trop une présence réelle, et
c'est pourquoi on ne s'en servit ni sous Edouard où on la voulait exclure , ni
sous Elisabeth où on voulait laisser la chose indécise ; et l'Angleterre sentit
bien que ces mots de Calvin peu convenables à la doctrine du sens figuré, n'y
pouvaient être introduits qu'en forçant trop visiblement leur sens naturel.
Il reste que nous expliquions
l'article de la suprématie. Il est vrai qu'Elisabeth y répugnait ; et ce titre
de chef de l'Eglise trop grand à son avis, même dans les rois, lui parut encore
plus insupportable , pour ne pas dire plus ridicule, dans une reine (1). Un
célèbre prédicateur protestant lui avait, dit M. Burnet, « suggéré cette
délicatesse; » c'est-à-dire qu'il y avait encore quelque reste de pudeur dans
l'église anglicane, et que ce n'était pas sans quelques remords qu'elle
abandonnait son autorité à la puissance séculière; mais la politique l'emporta
encore en ce point. Avec toute la secrète honte que la reine avait pour sa
qualité de chef de l'Eglise, elle l'accepta et l'exerça sous un autre nom. Par
une loi publiée en 1559, « on attacha de nouveau la primauté ecclésiastique à la
couronne. On déclara que le droit de faire les visites ecclésiastiques, et de
corriger ou de réformer les abus de l'Eglise, était annexé pour toujours à la
royauté; et qu'on ne pourrait exercer aucune charge publique, soit civile, ou
militaire, ou ecclésiastique, sans jurer de reconnaître la reine pour souveraine
gouvernante dans tout son royaume en toutes sortes de causes séculières et
ecclésiastiques (2). » Voilà donc à quoi aboutit le scrupule de la reine; et
tout ce qu'elle adoucit dans les lois de Henri VIII sur la primauté des rois,
fut qu'au lieu que sous ce roi on perdait « la vie » en la niant, sous Elisabeth
« on ne perdait que ses biens (3). »
Les évêques catholiques se
souvinrent à cette fois de ce qu'ils étaient; et attachés invinciblement à
l'Eglise catholique et au Saint-Siège, ils furent déposés pour avoir constamment
refusé de
1 Burn., liv. III, p. 558, 571.
— 2 Ibid., p. 770 et seq. — 3 Ibid., p. 571.
415
souscrire à la primauté de la reine (1), aussi bien qu'aux
autres articles de la Réforme. Mais Parker archevêque protestant de Cantorbéry,
fut le plus zélé à subir le joug (2). C'était à lui qu'on adressait les plaintes
contre le scrupule qu'avait la reine sur sa qualité de Chef; on lui rendait
compte de ce qu'on faisait pour engager les catholiques à la reconnaître, et
enfin la réformation anglicane ne pouvait plus compatir avec la liberté et
l'autorité que Jésus-Christ avait donnée à son Eglise. Ce qui avait été résolu
dans le Parlement en 1559 en faveur de la primauté de la reine, fut reçu dans le
synode de Londres en 1562 du commun consentement de tout le clergé, tant du
premier que du second ordre.
Là on inséra en ces termes la
suprématie parmi les articles de foi : « La majesté royale a la souveraine
puissance dans ce royaume d'Angleterre et dans ses autres domaines; et le
souverain gouvernement de tous les sujets, soit ecclésiastiques ou laïques, lui
appartient en toutes sortes de causes, sans qu'ils puissent être assujettis à
aucune puissance étrangère (3). » On voulut exclure le Pape par ces derniers
mots : mais comme ces autres mots « en toutes sortes de causes, » mis ici sans
restriction, comme on avait fait dans l'acte du Parlement, emportaient une
pleine souveraineté, même dans les causes ecclésiastiques, sans en excepter
celles de la foi : ils eurent honte d'un si grand excès, et y apportèrent ce
tempérament : « Quand nous attribuons à la majesté royale ce souverain
gouvernement dont nous apprenons que plusieurs calomniateurs sont offensés, nous
ne donnons pas à nos rois l'administration de la parole et des sacrements ; ce
que les ordonnances de notre reine Elisabeth montrent clairement : «mais nous
lui donnons seulement la prérogative que l'Ecriture attribue aux princes pieux,
de pouvoir contenir dans leur devoir tous les ordres, soit ecclésiastiques, soit
laïques, et réprimer les contumaces par le glaive de la puissance civile. »
Cette explication est conforme à
une déclaration que la reine avait publiée, où elle disait d'abord « qu'elle
était fort éloignée
1 Burn., liv. III, p. 572, 586, etc. — 2 Ibid., p.
571 et seq. — 3 Syn. Lond., art 37; Synt. Gen., I part., p. 107.
416
de vouloir administrer les choses saintes (1). » Les
protestants aisés à contenter sur le sujet de l'autorité ecclésiastique, crurent
par là être à couvert de tout ce que la suprématie avait de mauvais, mais en
vain : car il ne s'agissait pas de savoir si les Anglais attribuaient à la
royauté l'administration de la parole et des sacrements. Qui les a jamais
accusés de vouloir que leurs rois montassent en chaire, ou administrassent la
communion et le baptême ? Et qu'y a-t-il de si rare dans cette déclaration où la
reine Elisabeth reconnaît que ce ministère ne lui appartient pas ? La question
était de savoir si dans ces matières la majesté royale a une simple direction et
exécution extérieure , ou si elle influe au fond dans la validité des actes
ecclésiastiques. Mais encore qu'en apparence on la réduise dans cet article à la
simple exécution, le contraire paraissait trop dans la pratique. La permission
de prêcher s'accordait par lettres-patentes et sous le grand sceau. La reine
faisait les évêques avec la même autorité que le roi son père et le roi son
frère , et pour un temps limité, si elle voulait. La commission pour les
consacrer émanait de la puissance royale. Les excommunications étaient décernées
par la même autorité. La reine réglait par ses édits, non-seulement le culte
extérieur, mais encore la foi et le dogme, ou les faisait régler par son
Parlement, dont les actes recevaient d'elle leur validité (2); et il n'y a rien
de plus inouï que ce qu'on y fit alors.
Le Parlement prononça
directement sur l'hérésie , il régla les conditions sous lesquelles une doctrine
passerait pour hérétique ; et où ces conditions ne se trouveraient pas dans
cette doctrine, il défendit de la condamner, et « s'en réserva la connaissance
(3). » Il ne s'agit pas de savoir si la règle que le Parlement prescrivit est
bonne ou mauvaise ; mais si le Parlement, un corps séculier dont les actes
reçoivent du prince leur validité, peut décider sur les matières de la foi, et «
s'en réserver la connaissance ; » c'est-à-dire se l'attribuer et l'interdire aux
évêques, à qui Jésus-Christ l'a donnée : car ce que disait le Parlement, qu'il
agirait « de concert avec l'assemblée du clergé (4), » n'était qu'une illusion,
puisqu'enfin
1 Burn., liv. III, p. 591. — 2 Burn.,
IIe part., liv. III, p. 560, 570, 573, 579, 580, 583, 590, 591, 593, 594, 597,
etc. — 3 Ibid., 571. — 4 Ibid.
417
c'était toujours réserver la suprême autorité au Parlement,
et écouter les pasteurs plutôt comme consulteurs dont on prenait les lumières,
que comme juges naturels à qui seuls la décision appartenait de droit divin. Je
ne crois pas qu'un cœur chrétien puisse écouter sans gémir un tel attentat sur
l'autorité pastorale et sur les droits du sanctuaire.
Mais de peur qu'on ne s'imagine
que toutes ces entreprises de l'autorité séculière sur les droits du sanctuaire
fussent simplement des usurpations des laïques sans que le clergé y consentît,
sous prétexte qu'il aurait donné l'explication que nous avons vue à la
suprématie de la reine dans l'article XXXVII de la Confession de foi : ce qui
précède et ce qui suit fait voir le contraire. Ce qui précède, puisque ce synode
composé, comme on vient de voir, des deux ordres du clergé, voulant établir la
validité de l'ordination des évêques, des prêtres et des diacres, la fonde sur
la formule contenue « dans le livre de la consécration des archevêques et
évêques, et de l'ordination des prêtres et des diacres, fait depuis peu,
dans le temps d'Edouard VI, et confirmé par l'autorité du Parlement (1). »
Faibles évêques, malheureux clergé, qui aime mieux prendre la forme de la
consécration dans le livre fait depuis peu, il n'y avait que dix ans sous
Edouard VI, et confirmé par l'autorité du Parlement, que dans le livre des
Sacrements de saint Grégoire auteur de leur conversion, où ils pouvaient
lire encore la forme selon laquelle leurs prédécesseurs et le saint moine
Augustin leur premier apôtre avaient été consacrés, quoique ce livre fût appuyé,
non point à la vérité par l'autorité des Parlements, mais par la tradition
universelle de toutes les églises chrétiennes.
Voilà sur quoi ces évêques
fondèrent la validité de leur sacre et celle de l'ordination de leurs prêtres et
de leurs diacres (2) ; et cela se fit conformément à une ordonnance du Parlement
de 1559, où le doute sur l'ordination fut résolu par un arrêt qui autorisait le
cérémonial des ordinations joint avec la liturgie d'Edouard : de sorte que, si
le Parlement n'avait pas fait ces actes, l'ordination de tout le clergé serait
demeurée douteuse.
1 Syn. Lond., art. 30; Synt.
Gen., p. 107. — 2 Burn., ibid., p. 580.
418
Les évêques et leur clergé, qui
avaient ainsi mis sous le joug l'autorité ecclésiastique, finissent d'une
manière digne d'un tel commencement, lorsqu'ayant expliqué leur foi dans tous
les articles précédents au nombre de XXXIX, ils en font un dernier où ils
déclarent que « ces articles, autorisés par l'approbation et le consentement,
per assensum et consensum, de la reine Elisabeth, doivent être reçus
et exécutés par tout le royaume d'Angleterre, » où nous voyons l'approbation de
la reine, et non-seulement « son consentement » par soumission, mais encore
son assentement, pour ainsi parler, par expresse délibération, mentionné
dans l'acte comme une condition qui le rend valable ; en sorte que les décrets
des évêques sur les matières les plus attachées à leur ministère reçoivent leur
dernière forme et leur validité dans le même style que les actes du Parlement
par l'approbation de la reine, sans que ces faibles évêques aient osé témoigner,
à l'exemple de tous les siècles précédents, que leurs décrets valables par
eux-mêmes et par l'autorité sainte que Jésus-Christ avait attachée à leur
caractère, n'attendaient de la puissance royale qu'une entière soumission et une
protection extérieure. C'est ainsi qu'en oubliant avec les anciennes
institutions de leur église le chef que Jésus-Christ leur avait donné, et se
donnant eux-mêmes pour chefs leurs princes que Jésus-Christ n'avait pas établis
pour cette fin, ils se sont de telle sorte ravilis, que nul acte ecclésiastique,
pas même ceux qui regardent la prédication, les censures, la liturgie, les
sacrements et la foi même, n'a de force en Angleterre qu'autant qu'il est
approuvé et validé par les rois ; ce qui au fond donne aux rois plus que la
parole et plus que l'administration des sacrements, puisqu'il les rend
souverains arbitres de l'un et de l'autre.
C'est par la même raison que
nous voyons la première confession de l'Ecosse, depuis qu'elle est protestante,
publiée au nom des Etats et du Parlement (1), et une seconde confession du même
royaume, qui porte pour titre : Générale Confession de la vraie foi
chrétienne, selon la parole de Dieu et les actes de nos Parlements (2).
Il a fallu une infinité de
déclarations différentes pour expliquer
1 Synt. Gen., I part., p. 109.— 2
Ibid., 126.
419
que ces actes n'attribuaient pas la juridiction épiscopale
à la royauté : mais tout cela n'est que des paroles, puisqu'au fond il demeure
toujours pour certain que nul acte ecclésiastique n'a de force dans ce
royaume-là, non plus qu'en celui d'Angleterre, si le roi et le Parlement ne les
autorisent.
J'avoue que nos calvinistes
paraissent bien éloignés de cette doctrine; et je trouve non-seulement dans
Calvin, comme je l'ai déjà dit, mais encore dans les synodes nationaux, des
condamnations expresses de ceux qui confondent le gouvernement civil avec le
gouvernement ecclésiastique, « en faisant le magistrat chef de l'Eglise, ou en
soumettant au peuple le gouvernement ecclésiastique (1). » Mais il n'y a rien
parmi ces messieurs qui ne s'accommode, pourvu qu'on soit ennemi du Pape et de
Rome : tellement qu'à force d'explications et d'équivoques les calvinistes ont
été gagnés, et on les a fait venir en Angleterre jusqu'à souscrire la
suprématie.
On voit par toute la suite des
actes que nous avons rapportés, que c'est en vain qu'on nous veut persuader que
sous le règne d'Elisabeth cette suprématie ait été réduite à des termes plus
raisonnables que sous les règnes précédents (2), puisqu'on n'y voit au contraire
aucun adoucissement dans le fond. Un des fruits de la primauté fut que la reine
envahit les restes des biens de l'Eglise sous prétexte d'échanges désavantageux
, même ceux des évêchés, qui seuls jusqu'alors étaient demeurés sacrés et
inviolables (3). A l'exemple du roi son père, pour engager sa noblesse dans les
intérêts de la primauté et de la Réforme, elle leur fit don d'une partie de ces
biens sacrés ; et cet état de l'église, mis sous le joug dans son spirituel et
dans son temporel tout ensemble, s'appelle la réformation de l'Eglise, et le
rétablissement de la pureté évangélique.
Cependant, si on doit juger
selon la règle de l'Evangile de cette réformation par ses fruits , il n'y a
jamais eu rien de plus déplorable, puisque l'effet qu'a produit ce misérable
asservissement du clergé, c'est que la religion n'y a plus été qu'une politique
: on y
1 Syn. de Paris, 1565 ; Syn. de la Rochelle,
1571. — 2 Burn., liv. III, p. 571, 592, etc. — 3 Thuan., lib. XXI, 1559 ; Burn.,
liv. III, p. 584.
420
a fait tout ce qu'ont voulu les rois. La réformation
d'Edouard, où l'on avait changé toute celle de Henri VIII, a changé elle-même en
un moment sous Marie, et Elisabeth a détruit en deux ans tout ce que Marie avait
fait.
Les évêques réduits à quatorze,
demeurèrent fermes avec cinquante ou soixante ecclésiastiques (1) : mais, à la
réserve d'un si petit nombre dans un si grand royaume, tout le reste fut
entraîné par les décisions d'Elisabeth avec si peu d'attachement à la doctrine
nouvelle qu'on leur faisait embrasser, « qu'il y a même de l'apparence , de
l'aveu de M. Burnet, que si le règne d'Elisabeth eût été court, et si un prince
de la communion romaine eût pu parvenir à la couronne avant la mort de tous ceux
de cette génération , on les aurait vus changer avec autant de facilité qu'ils
avaient fait sous l'autorité de Marie (2). »
Dans cette même confession de
foi confirmée sous Elisabeth en 4562, il y a deux points importants sur la
justification. Dans l'un on rejette assez clairement l'inamissibilité de la
justice, en déclarant « qu'après avoir reçu le Saint-Esprit nous pouvons nous
éloigner de la grâce donnée, et ensuite nous relever et nous corriger (3). »
Dans l'autre la certitude de la prédestination semble tout à fait exclue,
lorsqu'après avoir dit que « la doctrine de la prédestination est pleine de
consolation pour les vrais fidèles, en confirmant la foi que nous avons
d'obtenir le salut par Jésus-Christ , » on ajoute « qu'elle précipite les hommes
charnels ou dans le désespoir, ou dans une pernicieuse sécurité malgré leur
mauvaise vie. » Et on conclut « qu'il faut embrasser les promesses divines comme
elles nous sont proposées en termes généraux dans l'Ecriture, et suivre dans nos
actions la volonté de Dieu, comme elle est expressément révélée dans sa parole ;
» ce qui semble exclure cette certitude spéciale où on oblige chaque fidèle en
.particulier à croire, comme de foi, qu'il est du nombre des élus et compris
dans ce décret absolu par lequel Dieu les veut sauver : doctrine, qui en effet
ne plaît guère aux protestants d'Angleterre, quoique non-seulement ils la
souffrent dans les calvinistes, mais
1 Burn., liv. III, p. 594. — 2
Ibid., 595. — 3 Synt. Gen., I part. ; Conf. Angl., art. 16,
17, p. 102.
421
encore que les députés de cette église l'aient autorisée,
comme nous verrons (1), dans le synode de Dordrect.
La reine Elisabeth favorisait
secrètement la disposition que ceux de France avaient à la révolte (2) : ils se
déclarèrent à peu près dans le même temps que la réformation anglicane prit sa
forme sous cette reine. Après environ trente ans, nos réformés se lassèrent de
tirer leur gloire de leur souffrance ; leur patience n'alla pas plus loin. Ils
cessèrent aussi d'exagérer à nos rois leur soumission. Cette soumission ne dura
qu'autant que les rois furent en état de les contenir. Sous les forts règnes de
François Ier et de Henri II ils furent à la vérité, fort soumis, et ne firent
aucun semblant de vouloir prendre les armes. Le règne aussi faible que court de
François II leur donna de l'audace : ce feu longtemps caché éclata enfin dans la
conjuration d'Amboise. Cependant il restait encore assez de force dans le
gouvernement pour éteindre la flamme naissante : mais durant la minorité de
Charles IX et sous la régence d'une reine dont toute la politique n'allait qu'à
se maintenir par de dangereux ménagements, la révolte parut toute entière, et
l'embrasement fut universel par toute la France. Le détail des intrigues et des
guerres ne me regarde pas, et je n'aurais même point parlé de ces mouvements, si
contre toutes les déclarations et protestations précédentes, ils n'avaient
produit dans la Réforme cette nouvelle doctrine, qu'il est permis de prendre les
armes contre son prince et sa patrie pour la cause de la religion.
On avait bien prévu que les
nouveaux réformés ne tarderaient pas à en venir à de semblables attentats. Pour
ne point rappeler ici les guerres des albigeois, les séditions des vicléfites en
Angleterre, et les fureurs des taborites (a) en Bohême, on n'a voit que trop vu
à quoi avaient abouti toutes les belles protestations des luthériens en
Allemagne. Les ligues et les guerres au commencement détestées, aussitôt que les
protestants se sentirent, devinrent permises et Luther ajouta cet article à son
évangile. Les ministres des vaudois avaient encore tout nouvellement enseigné
cette doctrine ; et la guerre fut entreprise dans les Vallées contre les ducs
1 Liv. XIV. — 2 Burn., liv. III, p. 559,
617.
(a) 1ère édit. : les calixtins.
422
de Savoie, qui en étaient les souverains (1). Les nouveaux
réformés de France ne tardèrent pas à suivre ces exemples, et on ne peut pas
douter qu'ils n'y aient été engagés par leurs docteurs.
Pour la conjuration d'Amboise,
tous les historiens le témoignent , et Bèze même en est d'accord dans son
Histoire ecclésiastique. Ce fut sur l'avis des docteurs que le prince de
Condé se crut innocent, ou fit semblant de le croire, quoiqu'un si grand
attentat eût été entrepris sous ses ordres. On résolut dans le parti de lui
fournir « hommes et argent, » afin que « la force lui demeurât : » de sorte
qu'il ne s'agissait de rien moins, après l'enlèvement violent des deux Guises
dans le propre château d'Amboise où le roi était, que d'allumer dès lors dans
tout le royaume le feu de la guerre civile (2). Tout le gros de la Réforme entra
dans ce dessein, et la province de Xaintonge est louée par Bèze en cette
occasion, « d'avoir fait son devoir comme les autres (3). » Le même Bèze
témoigne un regret extrême de ce qu'une si juste entreprise a manqué, et en
attribue le mauvais succès à la déloyauté de quelques-uns.
Il est vrai qu'on voulut donner
à cette entreprise, comme on a fait à toutes les autres de cette nature, un
prétexte de bien public pour y attirer quelques catholiques, et sauver à la
Réforme l'infamie d'un tel attentat. Mais quatre raisons démontrent que c'était
au fond une affaire de religion, et une entreprise menée par les réformés. La
première, est qu'elle fut faite à l'occasion des exécutions de quelques-uns du
parti, et surtout de celle d'Anne du Bourg, ce fameux prétendu martyr. C'est
après l'avoir racontée avec les autres mauvais traitements qu'on faisait aux
luthériens (alors on nommait ainsi toute la Réforme), que Bèze fait suivre
l'histoire de la conspiration ; et à la tête des motifs qui la firent naître, il
met « ces façons de faire ouvertement tyranniques et les menaces dont on usait à
cette occasion envers les plus grands du royaume, » comme le prince de Condé et
les Châtillons ; c'est alors, dit-il, « que plusieurs seigneurs se réveillèrent
comme d'un
1 Thuan., lib. XXVII, 1560, tom. II, p. 17; La Poplin.,
liv. VII, p. 246, 255. — 2 Thuan., tom. I, lib. XXIV,
p. 752; La Poplin., liv. VI ; Bèze, Hist. Eccles. lib.
III, p. 250, 254, 270. — 3 Ibid.,
313.
423
profond sommeil : d'autant plus, continue cet historien,
qu'ils considéraient que les rois François et Henri n'avaient jamais voulu
attenter à la personne des gens d'état (c'est-à-dire, des gens de qualité), se
contentant de battre le chien devant le loup ; et qu'on faisait tout le
contraire alors; qu'on devait pour le moins, à cause de la multitude, user de
remèdes moins corrosifs et n'ouvrir pas la porte à un million de séditions. »
En vérité l'aveu est sincère.
Tant qu'on ne punit que la lie du peuple, les seigneurs du parti ne s'émurent
pas, et les laissèrent traîner au supplice. Lorsqu'ils se virent menacés comme
les autres, ils songèrent à prendre les armes, ou, comme parle l'auteur, «
chacun fut contraint de penser à son particulier ; et commencèrent plusieurs à
se rallier ensemble pour regarder à quelque juste défense, pour remettre sus
l'ancien et légitime gouvernement du royaume. » Il fallait bien ajouter ce mot
pour couvrir le reste : mais ce qui précède fait assez voir ce qu'on prétendait,
et la suite le justifie encore plus clairement. Car ces moyens de juste défense
furent, que la chose « étant proposée aux jurisconsultes et gens de renom de
France et d'Allemagne, comme aussi aux plus doctes théologiens, il se trouva
qu'on se pouvait légitimement opposer au gouvernement usurpé par ceux de Guise,
et prendre les armes à un besoin pour repousser leur violence, pourvu que les
princes du sang qui sont nez en tels cas légitimes magistrats, ou l'un d'eux, le
voulût entreprendre, surtout à la requête des Etats de France, ou de la plus
saine partie d'iceux (1). » C'est donc ici une seconde démonstration contre la
nouvelle Réforme, en ce que les théologiens que l'on consulta étaient
protestons, comme il est expressément expliqué par M. de Thou, auteur non
suspect (2). Et Bèze le fait assez voir, lorsqu'il dit qu'on prit l'avis « des
plus doctes théologiens, » qui, selon lui, ne pouvaient être que des réformés.
On en peut bien croire autant des jurisconsultes, et jamais on n'en a nommé
aucun qui fût catholique.
Une troisième démonstration, qui
résulte des mêmes paroles, c'est que ces princes du sang, « magistrats nez dans
cette affaire, »
1 Bèze, Hist. Eccles., lib. III, p. 249. — 2 Lib.
XXIV, p. 372, édit. Genev.
424
furent réduits au seul prince de Condé, protestant déclaré,
quoiqu'il y en eût pour le moins cinq ou six autres, et entre autres le roi de
Navarre, frère aîné du prince et premier prince du sang, mais que le parti
craignait plutôt qu'il n'en était assuré : circonstance qui ne laisse pas le
moindre doute, que le dessein de la nouvelle Réforme ne fût d'être maîtresse de
l'entreprise.
Et non-seulement le prince est
le seul qu'on met à la tête de tout le parti; mais, ce qui fait la quatrième et
dernière conviction contre la Réforme, c'est que « cette plus saine partie des
Etats » dont on demandait le concours, furent presque tous de ces réformés. Les
ordres les plus importants et les plus particuliers s'adressaient à eux, et
l'entreprise les regardait seuls (1). Car le but qu'on s'y proposa était, comme
l'avoue Bèze, « qu'une Confession de foi fût présentée au roi, pourvu d'un bon
et légitime conseil (2). » On voit assez clairement « que ce conseil n'aurait
jamais été bon et légitime, » que le prince de Condé avec son parti n'en fût le
maître, et que les réformés n'eussent obtenu ce qu'ils voulaient. L'action
devait commencer par une requête qu'ils eussent présentée au roi pour avoir la
liberté de conscience ; et celui qui conduisait tout fut La Renaudie, un
faussaire et condamné comme tel à de rigoureuses peines par l'arrêt d'un
parlement, où il plaidait un bénéfice; qui ensuite réfugié à Genève, hérétique
par dépit, « brûlant du désir de se venger, et de couvrir l'infamie de sa
condamnation par quelque action hardie (3) » entreprit de soulever autant qu'il
pourrait trouver de mécontents; et à la fin retiré à Paris chez un avocat
huguenot, ordonnait tout de concert avec Antoine Chandieu, ministre de Paris,
qui depuis se fit nommer Sadaël.
Il est vrai que l'avocat
huguenot chez qui il logeait, et Lignères autre huguenot, eurent horreur d'un
crime si atroce, et découvrirent l'entreprise (4) : mais cela n'excuse pas la
Réforme, et ne fait que nous montrer qu'il y avait des particuliers dans la
secte dont la conscience était meilleure que celle des théologiens et des
ministres, et que celle de Bèze même et de tout le gros du parti,
1 La Poplin., ibid., 164, etc. — 2 Hist.
Eccl., lib. III, p. 313. — 3
Thuan., t. I, lib. XXIV, p. 733, 738. — 4 Bèze; Thuan.; La Poplin.,
ibid.
425
qui se jeta dans la conspiration par toutes les provinces
du royaume. Aussi avons-nous vu (1) que le même Bèze accuse « de déloyauté» ces
deux fidèles sujets, qui seuls dans tout le parti eurent horreur du complot et
le découvrirent : de sorte que, de l'avis des ministres, ceux qui entrèrent dans
ce noir dessein sont les gens de bien, et ceux qui le découvrirent sont les
perfides.
Il ne sert de rien de dire que
La Renaudie et tous les conjurés protestèrent qu'ils ne voulaient rien attenter
contre le roi, ni contre la reine, ni contre la famille royale : car s'ensuit-il
qu'on soit innocent pour n'avoir pas formé le dessein d'un si exécrable
parricide ? N'était-ce rien dans un Etat que d'y révoquer en doute la majorité
du roi, et d'éluder les lois anciennes qui la mettaient à quatorze ans du commun
consentement de tous les ordres du royaume (2) ? d'entreprendre sur ce prétexte
de lui donner un conseil tel qu'on voudrait? d'entrer dans son palais à main
armée? de l'assaillir et de le forcer? d'enlever dans cet asile sacré et entre
les mains du roi le duc de Guise et le cardinal de Lorraine, à cause que le roi
se servait de leurs conseils? d'exposer toute la cour et la propre personne du
roi à toutes les violences et à tout le carnage qu'une attaque si tumultuaire et
l'obscurité de la nuit pouvait produire? enfin de prendre les armes par tout le
royaume, avec résolution de ne les poser qu'après qu'on aurait forcé le roi à
faire tout ce qu'on voulait (3)? Quand il ne faudrait ici regarder que l'injure
particulière qu'on faisait aux Guises, quel droit avait le prince de Condé de
disposer de ces princes; de les livrer entre les mains de leurs ennemis, qui, de
l'aveu de Bèze (4), faisaient une grande partie des conjurés; et d'employer le
fer contre eux, comme parle M. de Thou (5), s'ils ne consentaient pas
volontairement à se retirer des affaires? Quoi! sous prétexte d'une commission
particulière donnée, comme le dit Bèze (6), «à des hommes d'une prud'hommie bien
approuvée (tel qu'était un La Renaudie), de s'enquérir secrètement, et toutefois
bien et exactement des
1 Ci-dessus, n. 26. — 2 Ordonnance de Charles V,
1373 et 74, et les suiv. — 3 Voyez La Poplin., liv. VI, 155 et suiv. — 4 Bèze,
p. 250. — 5 Thu., p. 732, 738. — 6 Bèze, ibid.
426
charges imposées à ceux de Guise, » un prince du sang, de
son autorité particulière les tiendra pour bien convaincus, et les mettra an
pouvoir de ceux qu'il saura être « aiguillonnez d'appétit de vengeance pour les
outrages reçus d'eux, tant en leurs personnes que de leurs parents et alliez ! »
car c'est ainsi que parle Bèze. Que devient la société, si de tels attentats
sont permis? Mais que devient la royauté, si on ose les exécuter à main armée
dans le propre palais du roi, arracher ses ministres d'entre ses bras, le mettre
en tutelle, mettre sa personne sacrée dans le pouvoir des séditieux qui se
seraient emparés de son château, et soutenir un tel attentat par une guerre
entreprise dans tout le royaume? Voilà le fruit des conseils « des plus doctes
théologiens » réformés « et des jurisconsultes du plus grand renom. » Voilà ce
que Bèze approuve, et ce que défendent encore aujourd'hui les protestants (1).
On nous allègue Calvin, qui
après que l'entreprise eut manqué, a écrit deux lettres, où il témoigne qu'il ne
l'a voit jamais approuvée (2). Mais lorsqu'on est averti d'un complot de cette
nature, en est-on quitte pour le blâmer sans se mettre autrement en peine
d'empêcher le progrès d'un crime si noir? Si Bèze eût cru que Calvin eût autant
détesté cette entreprise qu'elle méritait de l'être, l'aurait-il approuvée
lui-même, et nous aurait-il vanté l'approbation « des plus doctes théologiens »
du parti? Qui ne voit donc que Calvin agit ici trop mollement, et ne se mit
guère en peine qu'on hasardât la conjuration, pourvu qu'il pût s'en disculper en
cas que le succès en fût mauvais? Si nous en croyons Brantôme, l'amiral était
bien dans une meilleure disposition (3) : et les écrivains protestants nous
vantent ce qu'il a écrit dans la vie de ce seigneur, qu'on n'osa jamais lui
parler de cette entreprise, « parce qu'on le tenait pour un seigneur de probité,
homme de bien, aimant l'honneur ; et pour ce eût bien renvoyé les conjurateurs
rabrouez et révélé le tout, voire aidé à leur courir sus (4). » Mais cependant
la chose fut faite, et les historiens du parti
1 Burn., liv. III, p. 6I6. — 2 Crit.
de Maimb., tom. I, lett. XV, n. 6, p. 263-Calv., Ep., p. 312, 313. —
3 Crit., ibid., lett. II, n. 2. — 4 Brant., Vie de
l'amiral de Chastil.
427
racontent avec complaisance ce qu'on ne devrait regarder
qu'avec horreur.
Il n'est pas ici question
d'éluder un fait constant, en discourant sur l'incertitude des histoires et sur
les partialités des historiens (1). Ces lieux communs ne sont bons que pour
éblouir. Quand nos réformés douteraient de M. de Thou qu'ils ont imprimé à
Genève, et dont un historien protestant vient d'écrire encore que la foi ne leur
fut jamais suspecte (2), ils n'ont qu'à lire la Poplinière un des leurs, et Bèze
un de leurs chefs, pour trouver leur parti convaincu d'un attentat, que
l'amiral, tout protestant qu'il était, trouva si indigne d'un homme d'honneur.
Mais cependant ce grand homme
d'honneur qui eut tant d'horreur de l'entreprise d'Amboise, ou parce qu'elle
était manquée, ou parce que les mesures en étaient mal prises, ou parce qu'il
trouva mieux ses avantages dans la guerre ouverte, ne laissa pas deux ans après
de se mettre à la tète des calvinistes rebelles. Alors tout le parti se déclara.
Calvin ne résista plus à cette fois, et la rébellion fut le crime de tous ses
disciples. Ceux que leurs histoires célèbrent comme les plus modérés, disaient
seulement qu'il ne fallait point commencer (3). Au reste on se disait les uns
aux autres que se laisser égorger comme des moutons sans se défendre, ce n'était
pas le métier de gens de cœur : mais quand on veut être gens de cœur de cette
sorte, il faut renoncer à la qualité de réformateurs, et encore plus à celle de
confesseurs de la foi et de martyrs : car ce n'est pas en vain que saint Paul a
dit après David : « On nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie
(4) ; » et Jésus-Christ lui-même : « Je vous envoie comme des brebis au milieu
des loups (5). » Nous avons en main des lettres de Calvin tirées de bon lieu, où
dans les commencements des troubles de France il croit avoir assez fait d'écrire
au baron des Adrets contre les pillages et les violences, contre les
brise-images et contre la déprédation des reliquaires et des trésors des églises
« sans l'autorité publique. » Se contenter, comme il fait, de dire à des soldats
ainsi enrôlés : « Ne faites point de violence, et contentez-vous de
1 Critiq., libid., n. 1,
l. — 2 Burn., tom. I, Préf. — 3 La Poplin., liv. VIII ; Bèze, tom.
II, liv. VI, p. 5. — 4 Rom., VIII, 36. — 5 Matth., X, 16.
428
votre paye (1), » sans rien dire davantage, c'est parler de
cette milice comme on fait d'une milice légitime : et c'est ainsi que saint
Jean-Baptiste a décidé en faveur de ceux qui portaient les armes sous l'autorité
de leurs princes. La doctrine qui permettait de les prendre pour la cause de la
religion fut depuis autorisée, non plus seulement par tous les ministres en
particulier, mais encore en commun dans les synodes ; et il en fallut venir à
cette décision pour engager à la guerre ceux des protestants, qui ébranlés par
l'ancienne foi des chrétiens et par la soumission tant de fois promise au
commencement de la nouvelle Réforme, ne croyaient pas qu'un chrétien dût
soutenir la liberté de conscience autrement qu'en souffrant, selon l'Evangile,
en toute patience et humilité. Le brave et sage La Noue, qui d'abord était dans
ce sentiment, fut entraîné dans un sentiment et dans une pratique contraire par
l'autorité des ministres et des synodes. L'Eglise alors fut infaillible, et on
céda aveuglément à son autorité contre sa propre conscience.
Au reste les décisions expresses
sur cette matière furent faites pour la plupart dans les synodes provinciaux :
mais pour n'avoir pas besoin de les y aller rechercher, il nous suffira de
remarquer que ces décisions furent prévenues par le synode national de Lyon en
1563, art. XXXVIII, des faits particuliers, où il est porté « qu'un ministre de
Limosin, qui autrement s'était bien porté, par menace des ennemis a écrit à la
reine mère, qu'il n'avait jamais consenti au port des armes, jaçoit qu'il y ait
consenti et contribué. Item, qu'il promettait de ne point prêcher jusqu'à ce que
le roi lui permettrait. Depuis connaissant sa faute, il en a fait confession
publique devant tout le peuple, et un jour de Cène, en la présence de tous les
ministres du pais et de tous les fidèles. On demande s'il peut rentrer dans sa
charge? On est d'avis que cela suffit : toutefois il écrira à celui qui l’a fait
tenter, pour lui faire reconnaître sa pénitence, et le priera-t-on qu'on le
fasse ainsi entendre à la reine, et là, où il adviendrait que le scandale en
demeurât à son église, sera en la prudence du synode de Limosin de le changer de
lieu. »
1 Luc., III, 14.
429
C'est un acte si chrétien et si
héroïque dans la nouvelle Réforme de faire la guerre à son souverain pour la
religion, qu'on fait un crime à un ministre de s'en être repenti, et d'en avoir
demandé pardon à la reine. Il faut faire réparation devant tout le peuple dans
l'action la plus célèbre de la religion, c'est-à-dire dans la Cène, des excuses
respectueuses qu'on en a faites à la reine, et pousser l'insolence jusqu'à lui
déclarer à elle-même qu'on désavoue ce respect, afin qu'elle sache que
dorénavant on ne veut garder aucunes mesures ; encore ne sait-on pas après cette
réparation et ce désaveu, si on a ôté le scandale que cette soumission avait
causé parmi le peuple réformé. Ainsi on ne peut nier que l'obéissance n'y fût
scandaleuse : un synode national le décide ainsi. Mais voici dans l'article
XLVIII , une autre décision, qui ne paraîtra pas moins étrange : « Un abbé, venu
à la connaissance de l'évangile, a brûlé ses titres, et n'a pas permis depuis
six ans qu'on ait chanté messe en l'abbaye. » Quelle réforme! Mais voici le
comble de la louange : « Ainsi s'est toujours porté fidèlement, et a porté
les armes pour maintenir l'évangile. » C'est un saint abbé, qui très-éloigné
du papisme et tout ensemble de la discipline de saint Bernard et de saint
Benoît, n'a souffert dans son abbaye ni messe ni vêpres, quoi qu'aient pu
ordonner les fondateurs; et qui de plus, peu content de ces armes spirituelles
tant célébrées par saint Paul, mais trop faibles pour son courage, a
généreusement porté les armes et tiré l'épée contre son prince pour la défense
du nouvel évangile. « Il doit être reçu à la Cène, » conclut tout le synode
national; et ce mystère de paix est la récompense de la guerre qu'il a faite à
sa patrie.
Cette tradition du parti s'est
conservée dans les temps suivants; et le synode d'Alais en 1620, remercie M. de
Châtillon, qui lui avait écrit « avec protestation de vouloir employer, à
l'exemple de ses prédécesseurs, tout ce qui était en lui pour l'avancement du
règne de Christ. » C'était le style. La conjoncture des temps et les affaires
d'Alais expliquent l'intention de ce seigneur, et on sait ce qu'entendaient par
le règne de Christ l'amiral de Châtillon et Dandelot ses prédécesseurs.
Les ministres qui enseignaient
cette doctrine crurent imposer
430
au monde, en établissant dans leurs troupes cette belle
discipline tant louée par M. de Thou. Elle dura bien environ trois mois : lu
surplus les soldats bientôt emportés aux derniers excès, s'en crurent assez
excusés, pourvu qu'ils sussent crier : « Vive l'évangile ; » et le baron des
Adrets connaissait bien le génie de cette milice, lorsqu'au rapport d'un
historien huguenot (1), sur le reproche qu'on lui faisait, que l'ayant quittée
on ne lui voyait plus rien entreprendre qui fût digne de ses premiers exploits,
il s'en excusait en disant, qu'en ce temps il n'y avait rien qu'il ne put oser
avec des troupes « soudoyées de vengeance, de passion et d'honneur, » à qui même
il avait « ôté tout l'espoir du pardon » par les cruautés où il les avait
engagées. Si nous en croyons les ministres, nos réformés sont encore dans les
mêmes dispositions; et celui de tous qui écrit le plus, l'auteur des nouveaux
systèmes, et l'interprète des prophéties, vient encore d'imprimer, que « la
fureur où sont aujourd'hui ceux à qui on fait violence, et la rage qu'ils ont
d'être forcez, fortifie l'amour et l'attache qu'ils avaient pour la vérité (2).
» Voilà, selon les ministres, l'esprit qui anime ces nouveaux martyrs.
Il ne sert de rien à nos
réformés de s'excuser des guerres civiles sur l'exemple des catholiques sous
Henri III et Henri IV, puisqu'outre qu'il ne convient pas à cette Jérusalem de
se défendre par l'autorité de Tyr et de Babylone, ils savent bien que le parti
des catholiques qui détestait ces excès et demeura fidèle à ses rois, fut
toujours grand ; au lieu que dans le parti huguenot on peut à peine compter deux
ou trois hommes de marque qui aient persévéré dans l'obéissance.
On fait encore ici de nouveaux
efforts pour montrer que ces guerres furent purement politiques, et non point de
religion. Ces vains discours ne méritent pas d'être réfutés, puisque pour voir
le dessein de toutes ces guerres, il n'y a seulement qu'à lire les traités de
paix et les édits de pacification, dont le fond était toujours la liberté de
conscience et quelques autres privilèges pour les prétendus réformés : mais
puisqu'on s'attache en ce temps
1 D'Aub., tom. I, liv. III, chap. IX, p. 155, 156. — 2
Jurieu, Accomplis, des proph.; Avis à tous les Chrét., à la tête de cet
ouvrage, vers le milieu.
431
plus que jamais à obscurcir les faits les plus avérés, il
est de mon devoir d'en dire un mot.
M. Burnet, qui a pris en main la
défense de la conjuration d'Amboise (1), vient encore sur les rangs pour
soutenir les guerres civiles, mais d'une manière à nous faire voir qu'il n'a vu
notre histoire non plus que nos lois, que dans les écrits des plus ignorants et
des plus emportés des protestants. Je lui pardonne d'avoir pris ce triumvirat si
fameux sous Charles IX pour l'union du roi de Navarre avec le cardinal de
Lorraine, au lieu que très-constamment c'était celle du duc de Guise, du
connétable de Montmorency, et du maréchal de Saint-André; et je ne prendrais pas
seulement la peine de relever ces bévues, n'était qu'elles convainquent celui
qui y tombe de n'avoir pas seulement ouvert les bons livres. C'est une chose
moins supportable d'avoir pris, comme il a fait, le désordre de Vassi pour une
entreprise préméditée par le duc de Guise dans le dessein de détruire les édits,
encore que M. de Thou, dont il ne peut refuser le témoignage, et à la réserve de
Bèze trop passionné pour être cru dans cette occasion, les auteurs même
protestants disent le contraire (2). Mais de dire que la régence ait été donnée
à Antoine roi de Navarre ; de raisonner, comme il fait, sur l'autorité du
régent; et d'assurer que ce prince ayant outrepassé son pouvoir dans la
révocation des édits, le peuple pouvait se joindre au premier prince du sang
après lui, c'est-à-dire au prince de Condé; de continuer ces vains propos, en
disant qu'après la mort du roi de Navarre la régence était dévolue au prince son
frère, et que le fondement des guerres civiles fut le refus qu'on fit à ce
prince « d'un honneur qui lui était dû : » c'est, à parler nettement, pour un
homme si décisif, mêler ensemble trop de passion avec trop d'ignorance de nos
affaires.
Car premièrement il est constant
que sous Charles IX la régence fut déférée à Catherine de Médicis, du commun
consentement de tout le royaume, et même du roi de Navarre. Les jurisconsultes
de M. Burnet, qui « montrèrent, » à ce qu'il prétend, « que la
1 IIe part., liv. III, p. 616. — 2 Thuan., lib. XXIX, p. 77
et seq.; La Poplin., liv. VII, p. 283, 284.
432
régence ne pouvait être confiée à une femme, » ignoraient
une coutume constante établie par plusieurs exemples dès le temps de la reine
Blanche et de saint Louis (1). Ces mêmes jurisconsultes, au rapport de M.
Burnet, osèrent bien dire « qu'un roi de France n'avait jamais été estimé majeur
avant l'âge de vingt-deux ans, contre l'expresse disposition de l'ordonnance de
Charles V en 1374, qui a toujours tenu lieu de loi dans tout le royaume sans
aucune contradiction. Nous alléguer ces jurisconsultes (2), et faire « un droit
de la France » de leurs ignorantes et iniques décisions, c'est prendre pour loi
du royaume les prétextes des rebelles.
Aussi le Prince de Condé
n'a-t-il jamais prétendu à la régence, non pas même après la mort du roi son
frère ; et loin d'avoir révoqué en doute l'autorité de la reine Catherine, au
contraire quand il prit les armes, il ne se fondait que sur des ordres secrets
qu'il prétendait en avoir reçus. Mais ce qui aura trompé M. Burnet, c'est
peut-être qu'il aura ouï dire que ceux qui s'unirent avec le prince de Condé
pour la défense du roi, qu'ils prétendaient prisonnier entre les mains de ceux
de Guise, donnèrent au prince le titre de protecteur et défenseur légitime du
roi et du royaume (3). Un Anglais ébloui du titre de Protecteur, s'est imaginé
voir dans ce titre, selon l'usage de son pays, l'autorité d'un régent. Le prince
n'y songea jamais, puisque même son frère aîné le roi de Navarre vivait encore :
au contraire on ne lui donne ce vain titre de Protecteur et défenseur du
royaume, qui en France ne signifie rien, qu'à cause qu'on voyait bien qu'on
n'avait aucun titre légitime à lui donner.
Laissons donc M. Burnet, un étranger qui décide de notre
droit sans en avoir seulement la première connaissance. Les François le prennent
autrement, et se fondent sur quelques lettres de la reine, « qui priait le
prince de vouloir bien conserver la mère et les enfants et tout le royaume
contre ceux qui voulaient tout perdre (4). » Mais deux raisons convaincantes ne
laissent aucune ressource à ce vain prétexte. La première, c'est que la reine,
qui
1 Voyez La Poplin., liv. VI, p.
155, 156. — 2 Ibid., 016. — 2 Thuan., lib. XXIX, 1562; La Poplin.,
liv. VIII.— 3 Crit. du P Maimb., lett. XVII, n. 5, p. 303 ; Thuan., lib.
XXIX, an. 1562, p. 79, 81.
433
faisait en secret au prince cette exhortation, n'en avait
pas le pouvoir, puisqu'on est d'accord que la régence lui avait été déférée à
condition de ne rien faire de conséquence que dans le conseil, avec la
participation et de l'avis du roi de Navarre, comme premier prince du sang et
lieutenant général établi du consentement des Etats dans toutes les provinces et
dans toutes les armées durant la minorité (1). Comme donc le roi de Navarre
reconnut qu'elle perdait tout par le désir inquiet qui la tourmentait de
conserver son autorité, et qu'elle se tournait entièrement vers le prince et les
huguenots, la juste crainte qu'il eut qu'ils ne devinssent les maîtres, et qu'à
la fin la reine même par un coup de désespoir ne se mît entre leurs mains avec
le roi, lui fit rompre toutes les mesures de cette princesse. Les autres princes
du sang lui étaient unis , aussi bien que les principaux du royaume et le
Parlement. Le duc de Guise ne fit rien que par les ordres de ce roi ; et la
reine connut si bien qu'elle passait son pouvoir dans ce qu'elle demandait au
prince, qu'elle n'osa jamais user envers lui d'autres paroles que de celles
d'invitation ; de sorte que ces lettres tant vantées ne sont à vrai dire que des
inquiétudes de Catherine, et non pas des ordres légitimes de la régente;
d'autant plus, et c'est la seconde démonstration, que la reine n'écoutait le
prince que « pour un moment (2), » et par la vaine terreur qu'elle avait conçue
d'être dépouillée de son autorité ; en sorte qu'on croyait bien, dit M. de Thou,
qu'elle reviendrait de ce dessein aussitôt qu'elle se serait rassurée.
En effet la suite fait voir
qu'elle rentra de bonne foi dans les desseins du roi de Navarre, et depuis elle
ne cessa de négocier avec le prince pour le rappeler à son devoir. Ainsi ces
lettres de la reine et tout ce qui s'en ensuivit, n'est réputé par les
historiens qu'un vain prétexte. Bèze même fait assez voir que tout roulait sur
la religion, sur les édits violés et sur le prétendu meurtre de Vassi (3). Le
prince ne se remua, ni ne manda l'amiral pour prendre les armes, que « requis et
plus que supplié par ceux de la religion, de les prendre en sa protection
sur le nom et autorité du roi et de ses édits (4). »
1 Thuan., lib. XXVI, p. 787, etc.— 2 Ibib., 79.— 3
Liv. VI. — 4 Ibid., p. 4.
434
Ce fut dans une assemblée « où
étaient les principaux de l'église » que la question fut proposée, si on pouvait
en conscience « faire justice » du duc de Guise, « et cela sans grand échec, »
car c'est ainsi que le cas fut proposé ; et là il fut répondu « qu'il valait
mieux souffrir ce qu'il plairait à Dieu, se mettant seulement sur la défensive,
si la nécessité amenait les églises à ce point. Mais que, quoi qu'il fût, il ne
fallait les premiers dégainer l'épée (1). » Voilà donc un point résolu dans la
nouvelle Réforme, que l'on pouvait sans scrupule faire la guerre à la puissance
légitime, du moins en se défendant. Or on prenait pour attaque la révocation des
édits : de sorte que la Réforme établit pour une doctrine constante, qu'elle
pouvait combattre pour la liberté de conscience au préjudice, non-seulement de
la foi et de la pratique des apôtres, mais encore de la solennelle protestation
que Bèze venait de faire en demandant justice au roi de Navarre, « que c'était à
l'Eglise de Dieu d'endurer les coups, et non pas d'en donner : mais qu'il
fallait se souvenir que cette enclume avait usé beaucoup de marteaux (2). »
Cette parole tant louée dans le parti ne fut qu'une illusion, puisqu'enfin
contre la nature l'enclume se mit à frapper, et que lassée de porter les coups
elle en donna à son tour. Bèze, qui se glorifie de cette sentence, fait lui-même
en un autre endroit cette déclaration importante « devant toute la chrétienté,
qu'il avait averti de leur devoir tant M. le prince de Condé que monsieur
l'amiral et tous autres seigneurs et gens de toute qualité faisant profession de
l'Evangile, pour les induire à maintenir, par tous moyens à eux
possibles, l'autorité des édits du roi et l'innocence des pauvres oppressez
; et depuis il a toujours continué en cette même volonté, exhortant toutefois
un chacun d'user des armes à la plus grande modestie qu'il est possible, et de
chercher, après l'honneur de Dieu, la paix en toutes choses, pourvu qu'on ne se
laisse tromper ni décevoir (3). » Quelle erreur, en autorisant la guerre civile,
de croire en être quitte en recommandant la modestie à un peuple armé ! Et pour
la paix, ne voyait-il pas que la sûreté qu'il y demandait donnerait toujours des
prétextes ou de l'éloigner, ou de la rompre ? Cependant il fut par ses sermons,
1 Liv. VI, p. 6. — 2 Ibid., p. 3.
— 3 Ibid., p. 6.
435
comme il le confesse, un des principaux instigateurs de la
guerre: un des fruits de son évangile fut d'apprendre à des sujets et à des
officiers de la couronne ce nouveau devoir. Tous les ministres entrèrent
dans ses sentiments; et il raconte lui-même que, lorsqu'on parla de paix, les
ministres s'y opposèrent tellement, que le prince résolu de la conclure, fut
obligé de les exclure tous de la délibération (1) : car ils voulaient empêcher
qu'on ne souffrît dans le parti la moindre exception à l'édit qui lui était le
plus favorable : c'était celui de janvier. Mais le prince, qui pour le bien de
la paix avait consenti à quelques modifications assez légères, « les fit lire
devant la noblesse, ne voulant qu'autre en dit son avis, que les gentilshommes
portants armes, comme il dit tout haut en l'assemblée : de sorte que les
ministres ne furent depuis ouïs, ni admis pour en donner leur avis (2)» Par ce
moyen la paix se fit, et toutes les clauses du nouvel édit font voir qu'il ne
s'agissait que de la religion dans cette guerre. On voit même qu'il n'eût pas
tenu aux ministres qu'on ne l'eût continuée, pour obtenir les conditions plus
avantageuses qu'ils proposèrent par un long écrit, où ils ajoutaient beaucoup,
même à l'édit de janvier; et ils en firent, comme dit Bèze, la déclaration, «
afin que la postérité fut avertie comme ils se sont portez dans cette affaire
(3). » C'est donc un témoignage éternel que les ministres approuvaient la
guerre, et voulaient même, plus que les princes et les gens armés, qu'on la
poursuivit sur le seul motif de la religion, qu'on en veut maintenant exclure :
et voilà, du consentement de tous les auteurs catholiques et protestants, le
fondement des premières guerres.
Les autres guerres sont
destituées même des plus vains prétextes, puisque la reine concourait alors avec
toutes les puissances de l'Etat ; et on n'allègue pour toute excuse que des
mécontentements et des contraventions : toutes choses qui, après tout, n'ont
aucun poids qu'en présupposant cette erreur, que des sujets ont droit de prendre
les armes contre leur roi pour la religion, encore que la religion ne prescrive
que d'endurer et d'obéir.
Je laisse maintenant à examiner
aux calvinistes, s'il y a la moindre apparence dans le discours de M. Jurieu,
lorsqu'il dit
1 Liv. VI, p. 280, 282. — 2 Ibid.
— 3 Ibid.
436
que c'est ici une querelle « où la religion s'est trouvée
purement par accident, et pour servir de prétexte (1), » puisqu'il paraît au
contraire que la religion en était le fond, et que la réformation du
gouvernement n'était que le vain prétexte dont on tâchait de couvrir la honte
d'avoir entrepris une guerre de religion, après avoir tant protesté qu'on
n'avait que de l'horreur pour de tels complots.
Mais voici bien une autre excuse
que cet habile ministre prépare à son parti dans la conjuration d'Amboise,
lorsqu'il répond « qu'en tout cas elle n'est criminelle que selon les règles de
l'Evangile (2). » Ce n'est donc rien, à des réformateurs, qui ne nous vantent
que l'Evangile, de former un complot que l'Evangile condamne, et ils se
consoleront pourvu qu'ils n'en combattent que les règles saintes? Mais la suite
des paroles de M. Jurieu fera bien voir qu'il ne se connaît pas mieux en morale
qu'en christianisme, puisqu'il a osé écrire ces mots : « La tyrannie des princes
de Guise ne pou voit être abattue que par une grande effusion de sang ; l'esprit
du christianisme ne souffre point cela : mais si l'on juge de cette entreprise
par les régies de la morale du monde, elle n'est point du tout criminelle (3). »
C'était pourtant selon les règles de la morale du monde que l'amiral trouvait la
conjuration si honteuse et si détestable ; c'était comme homme d'honneur, et non
pas seulement comme chrétien, qu'il en conçut tant d'horreur; et la corruption
du monde n'est pas encore allée assez loin pour trouver de l'innocence dans des
attentats où l’on a vu toutes les lois divines et humaines également renversées.
Le ministre ne réussit pas mieux
dans son dessein, lorsqu'au lieu de justifier ses prétendus réformés de leurs
révoltes , il s'attache à faire voir la corruption de la cour contre laquelle
ils se révoltèrent, comme si les réformateurs eussent dû ignorer ce précepte
apostolique : « Obéissez à vos maîtres, même fâcheux (4). »
Ses longues récriminations, dont
il remplit un volume, ne valent pas mieux, puisqu'il s'agit toujours de savoir
si ceux qu'on nous vante comme réformateurs du genre humain en ont diminué
1 Apolog. pour la Réform., Ire part., chap. X, p.
301. — 2 Ibid., chap. XV p. 453. — 3 Ibid. — 4 II Petr., II, 18.
437
ou augmenté les maux, et s'il les faut regarder ou comme
des réformateurs qui les corrigent, ou plutôt comme des fléaux envoyés de Dieu
pour les punir.
Où pourrait ici traiter la
question, s'il est vrai que la Réforme, comme elle s'en glorifie, n'a jamais
songé à s'établir par la force (1) : mais le doute est aisé à résoudre par tous
les faits qu'on a vus. Tant que la Reforme fut faible, il est vrai qu'elle parut
toujours soumise, et donna même pour un fondement de sa religion, qu'elle ne se
croyait pas permis, non-seulement d'employer la force, mais encore de la
repousser. Mais on découvrit bientôt que c'était là de ces modesties que la
crainte inspire et un feu couvert sous la cendre : car aussitôt que la nouvelle
Réforme put se rendre la plus forte dans quelque royaume, elle y voulut régner
seule. Premièrement les évêques et les prêtres n'y furent plus en sûreté:
secondement, les bons catholiques furent proscrits, bannis, privés de leurs
biens, et en quelques endroits de la vie, par les lois publiques; comme, par
exemple, en Suède, quoiqu'on ait voulu dire le contraire ; mais le fait n'en est
pas moins constant. Voilà où en sont venus ceux qui d'abord criaient tant contre
la force ; et il n'y avait qu'à considérer l'aigreur, l’amertume et la fierté
répandue dans les premiers livres et dans les premiers sermons de ces réformés ;
leurs invectives sanglantes ; les calomnies dont ils noircissaient notre
doctrine ; les sacrilèges, les impiétés, les idolâtries qu'ils ne cessaient de
nous reprocher; la haine qu'ils inspiraient contre nous; les pilleries qui
furent l'effet de leurs premiers prêches ; « l'aigreur et la violence » qui
parut dans leurs placards séditieux contre la messe (2), pour juger de ce qu'on
devait attendre de semblables commencements.
Mais plusieurs sages, dit-on,
improuvèrent ces placards : tant pis pour le parti protestant, où l'emportement
était si extrême, que ce qu'il y restait de sages ne le pouvaient réprimer. Les
placards furent répandus dans tout Paris, attachés et semés dans tous les
carrefours, « attachez jusqu'à la porte de la chambre du roi (3) ; » et les
sages, qui l'improuvaient, ne prenaient aucun moyen
1 Crit., tom. I, lett. VIII, n. 1, p. 129 et seq.;
lett. XVI, n. 9, p. 315, etc. — 2 Bèze, liv. I, p. 16. — 3 ibid.
438
efficace pour l'empêcher. Lorsque ce prétendu martyr Anne
du Bourg eut déclaré d'un ton de prophète au président Minard qu'il récusait,
que malgré le refus qu'il fit de s'abstenir de la connaissance de ce procès, il
ne serait point de ses juges (1), les protestants surent bien accomplir sa
prophétie, et le président fut massacré sur le soir en rentrant dans sa maison.
On sut depuis que le Maistre et Saint-André très-opposés au nouvel évangile,
auraient eu le même sort, s'ils étaient venus au palais : tant il était
dangereux d'offenser la Réforme quoique faible ; et nous apprenons de Bèze même
que Stuart, parent de la reine, « homme d'exécution, » et très-zélé protestant,
« visitait souvent en la conciergerie des prisonniers pour le fait de la
religion (2). » On ne put pas le convaincre d'avoir fait le coup, mais toujours
voit-on le canal par où l'on pouvait communiquer ; et quoi qu'il en soit, ni le
parti ne manquait de gens de main, ni on ne peut accuser de ce complot que ceux
qui s'intéressaient pour Anne du Bourg. Il est aisé de prophétiser, quand on a
de tels anges pour exécuteurs. L'assurance d'Anne du Bourg à marquer si
précisément l'avenir, fait assez voir le bon avis qu'il avait reçu ; et ce que
dit l'histoire de M. de Thou, pour nous en faire un devin plutôt qu'un complice
d'un tel crime, ressent bien une addition de Genève. Il ne faut donc pas
s'étonner qu'un parti qui nourrissait de tels esprits se soit déclaré aussitôt
qu'il a trouvé des règnes faibles, et c'est à quoi nous avons vu qu'on ne manqua
pas.
Un nouveau défenseur de la
Réforme est persuadé par les mœurs peu chastes et par toute la conduite du
prince de Condé, qu'il y avait « plus d'ambition que de religion dans son fait
(3); » et il avoue que la religion « ne lui servit qu'à trouver des instruments
de vengeance (4). » Par là il croit tout réduire à la politique et excuser sa
religion : sans songer que c'est cela même qu'on lui reproche, qu'une religion
qui se disait réformée ait été un instrument si prompt de la vengeance d'un
prince ambitieux. C'est cependant le crime de tout le parti. Mais que nous dit
cet auteur
1 Thuan., lib. XXIII, an. 1559, p. 669 ;
Bèze, liv. I; La Poplin., liv. V, p. 144. — 2 Liv.
III, p. 248, an. 1560. — 3 Critiq., tom. I, lett. II, n. 3, p. 45 et seq.
— 4 Ibid., lett. XVIII, p. 331.
439
du pillage des églises et des sacristies, et du brisement
des images et des autels? Il croit satisfaire à tout en disant que « ni par
prières, ni par remontrances, ni même par châtiments le prince ne put arrêter »
ces désordres (1). Ce n'est pas là une excuse; c'est la conviction de la
violence qui régnait dans le parti, dont les chefs ne pouvaient contenir la
fureur. Mais j'ai bien peur qu'ils n'aient agi dans le même esprit que Cranmer
et les autres réformateurs de l'Angleterre, qui dans les plaintes qu'on faisait
contre les briseurs d'images, « encore qu'ils fussent d'humeur à donner des
bornes au zèle du peuple, ne voulaient point qu'on s'y prit d'une manière à lui
faire perdre cœur (2). » Les chefs de nos calvinistes n'en usèrent pas d'une
autre sorte ; et encore que par honneur ils blâmassent ces emportés, nous ne
voyons pas qu'on en fit aucune justice. On n'a qu'à lire l'histoire de Bèze,
pour y voir nos réformés toujours prêts au moindre bruit à prendre les armes, à
rompre les prisons, à occuper les églises ; et jamais on ne vit rien de si
remuant. Qui ne sait les violences que la reine de Navarre exerça sur les
prêtres et sur les religieux ? On montre encore les tours d'où on précipitait
les catholiques, et les abîmes où on les jetait. Le puits de l'évêché où on les
noyait dans Nîmes, et les cruels instruments dont on se servait pour les faire
aller au prêche, ne sont pas moins connus de tout le monde. On a encore les
informations et les juge mens, où il paraît que ces sanglantes exécutions se
faisaient par délibération du conseil des protestants. On a en original les
ordres des généraux et ceux des villes, à la requête des consistoires, pour
contraindre « les papistes » à embrasser la Réforme, « par taxes, par logements,
par démolition de maisons et par découverte des toits. » Ceux qui s'absentaient
pour éviter ces violences, étaient dépouillés de leurs biens : les registres des
hôtels de ville de Nîmes, de Montauban, d'Alais, de Montpellier et des autres
villes du parti, sont pleins de telles ordonnances; et je n'en parlerais pas
sans les plaintes dont nos fugitifs remplissent toute l'Europe. Voilà ceux qui
nous vantent leur douceur : il n'y avait qu'à les laisser faire, à cause qu'ils
appliquaient à tout l'Ecriture sainte, et qu'ils chantaient mélodieusement des
psaumes
1 Critiq., tom. I, lett. XVII, n.
8. — 2 Burn., IIe part., liv. I, p. 15.
440
rimés. Ils trouvèrent bientôt les moyens de se mettre à
couvert des martyres à l'exemple de leurs docteurs, qui furent toujours en
sûreté, pendant qu'ils animaient les autres ; et Luther et Mélanchthon, et Bucer
et Zuingle, et Calvin et Œcolampade, et tous les autres se firent bientôt de
sûrs asiles : et parmi ces chefs des réformateurs je ne connais point de
martyrs, même faux, si ce n'est peut-être un Cranmer que nous avons vu, après
avoir deux fois renié sa foi, ne se résoudre à mourir en la professant que
lorsqu'il vit son abjuration inutile à lui sauver la vie.
Mais à quoi bon, dira-t-on,
rappeler ces choses, afin qu'un ministre fâcheux vous vienne dire que vous ne
voulez par là qu'aigrir les esprits et accabler des malheureux? Il ne faut point
que de telles craintes m'empêchent de raconter ce qui est si visiblement de mon
sujet; et tout ce que des protestants équitables peuvent exiger de moi dans une
histoire, c'est que sans m'en rapporter à leurs adversaires, j'écoute aussi
leurs auteurs. Je fais plus : et non content de les écouter, je prends droit,
pour ainsi parler, par leur témoignage. Que nos frères ouvrent donc les yeux ;
qu'ils les jettent sur l'ancienne Eglise, qui durant tant de siècles d'une
persécution si cruelle ne s'est jamais échappée, ni un seul moment, ni dans un
seul homme, et qu'on a vue aussi soumise sous Dioclétien, et même sous Julien
l'Apostat lorsqu'elle remplissait déjà toute la terre, que sous Néron et sous
Domitien lorsqu'elle ne faisait que de naître : c'est là qu'on voit
véritablement le doigt de Dieu. Mais il n'y a rien de semblable , lorsqu'on se
soulève aussitôt qu'on peut, et que les guerres durent beaucoup plus que la
patience. L'expérience nous fait assez voir dans tous les partis, que
l'entêtement et la prévention peuvent imiter la force, du moins durant quelque
temps; et on n'a point dans le cœur les maximes de la douceur chrétienne, quand
on les change sitôt, non-seulement en des pratiques, mais encore en des maximes
contraires, avec délibération et par des décisions expresses, comme on a vu
qu'ont fait nos protestants. C'est donc ici une véritable variation dans leur
doctrine, et un effet de la perpétuelle instabilité, qui doit faire considérer
leur Réforme comme un ouvrage de la nature de ceux qui n'ayant rien que
441
d'humain, doivent être dissipés selon la maxime de Gamaliel
(1).
L'assassinat de François duc de
Guise ne doit pas être oublie dans cette histoire, puisque l'auteur de ce
meurtre mêla sa religion dans son crime. C'est Bèze qui nous représente Poltrot
comme « émue d'un secret mouvement (2), » lorsqu'il se détermina à ce coup
infâme ; et afin de nous faire entendre que ce « mouvement secret » était de
Dieu, il nous dépeint encore le même Poltrot tout prêt à exécuter ce noir
dessein, « priant Dieu très-ardemment qu'il lui fit la grâce de lui changer son
vouloir, si ce qu'il voulait faire lui était désagréable ; ou bien qu'il lui
donnât constance et assez de force pour tuer ce tyran, et par ce moyen délivrer
Orléans de destruction, et tout le royaume d'une si malheureuse tyrannie (3).
Sur cela, et dés le soir du même jour, poursuit Bèze, il fit son coup (4) ; » ce
fut dans cet enthousiasme, et comme en sortant de cette « ardente prière. »
Aussitôt que nos réformés surent la chose accomplie , « ils en rendirent grâces
à Dieu solennellement avec grandes réjouissances (5). » Le duc de Guise avait
toujours été l'objet de leur haine. Dès qu'ils se sentirent de la force, on a vu
qu'ils conjurèrent sa perte, et que ce fut de l'avis de leurs docteurs. Après le
désordre de Vassi, encore qu'il fût constant qu'il avait fait tous ses efforts
pour l'apaiser (6), le parti se souleva contre lui avec d'effroyables clameurs;
et Bèze, qui en porta les plaintes à la cour, confesse « avoir infinies fois
désiré et prié Dieu, ou qu'il changeât le cœur du seigneur de Guise, ce que
toutefois il n'a jamais pu espérer, ou qu'il en délivrât le royaume ; de quoi il
appelle à témoin tous ceux qui ont ouï ses prédications et prières (7). »
C'était donc dans ses prédications et en public qu'il faisait « infinies fois »
ces prières séditieuses, à la manière de celles de Luther, par lesquelles nous
avons vu qu'il savait si bien animer le monde et susciter des exécuteurs à ses
prophéties. Par de semblables prières on représentait le duc de Guise comme un
persécuteur endurci, dont il fallait désirer que Dieu délivrât le monde par
quelque coup extraordinaire. Ce que Bèze dit pour s'excuser, «qu'il ne nommait
pas le seigneur de Guise en public (8), est trop
1 Act., V, 38. — 2 Liv. VI, p.
267.— 3 Ibid., p. 268. — 4 Ibid., p. 269.— 5 Ibid., p. 290.
— 6 Thuau., lib. XXIX, p. 77, 78. — 7 Liv. VI, p. 299. — 8 Ibid.
442
grossier. Qu'importe de nommer un
homme, quand on sait et le désigner par ses caractères, et s'expliquer en
particulier à ceux qui n'auraient pas assez entendu? Ces manières mystérieuses
de se faire entendre dans les prédications et le service divin sont plus propres
à irriter les esprits , que des déclarations plus expresses. Bèze n'était pas le
seul qui se déchaînât contre le duc : tous les ministres tenaient le même
langage. Il ne faut donc pas s'étonner que parmi tant de gens d'exécution dont
le parti était plein, il se soit trouvé des hommes qui crussent rendre service à
Dieu, en défaisant la Réforme d'un tel ennemi. L'entreprise d'Amboise plus noire
encore, avait bien été approuvée par les docteurs et par Bèze. Celle-ci, dans la
conjoncture du siège d'Orléans, où le soutien du parti allait succomber avec
cette ville sous le duc de Guise, était bien d'une autre importance, et Poltrot
croyait plus faire pour sa religion que la Renaudie. Aussi s'expliqua-t-il
hautement de son dessein, comme d'une chose qui devait être bien reçue. Encore
qu'il fût connu dans le parti comme un homme qui se dévouait à tuer le duc de
Guise, quoi qu'il lui en put coûter, ni les chefs, ni les soldats, ni même les
pasteurs ne l'en détournèrent. Croira qui voudra ce que dit Bèze, que c'est
qu'on prit ces paroles « pour des propos d'un homme éventé (1), » qui n'aurait
pas publié son dessein s'il avait voulu l'exécuter. Mais d'Aubigné plus sincère
demeure d'accord qu'on espérait dans le parti qu'il ferait le coup : ce qu'il
dit « avoir appris en bon lieu (2). » Aussi est-il bien certain que Poltrot ne
passait point pour un étourdi : Soubise , dont il était domestique, et l'amiral
le regardaient comme un homme de service , et l'employaient dans des affaires de
conséquence (3) ; et la manière dont il s'expliquait faisait plutôt voir un
homme déterminé à tout qu'un homme « éventé » et léger. « Il se présenta de
sang-froid » ( ce sont les paroles de Bèze ), à M. de Soubise un des chefs du
parti, « pour lui dire qu'il avait résolu en son esprit de délivrer la France de
tant de misères, en tuant le duc de Guise ; ce qu'il oserait bien entreprendre
à quelque prix que ce fut (4). » La réponse que lui fit Soubise n'était
1 Liv. VI, p. 268.— 2 D'Aub., tom. I,
liv. III, chap. XVII, p. 176.— 3 Bèze, ibid., 268, 295, 297. — 4 Bèze,
ibid., 267, 268.
443
guère propre aie ralentir : car il lui dit seulement «
qu'il fist son devoir accoutumé ; » et pour ce qu'il lui avait proposé, que «
Dieu y saurait bien pourvoir par autres moyens. » Un discours si faible dans une
action dont il ne fallait parler qu'avec horreur, devait faire sentir à Poltrot
dans l'esprit de Soubise, ou la crainte d'un mauvais succès, ou le dessein de
s'en disculper, plutôt qu'une condamnation de l'entreprise en elle-même. Les
autres chefs lui parlaient avec la même froideur : on se contentait de lui dire
« qu'il fallait bien prendre garde aux vocations extraordinaires (1). » C'était,
au lieu de le détourner, lui faire sentir dans son dessein quelque chose
d'inspiré et de céleste; et, comme dit d'Aubigné dans son style vif, « les
remontrances qu'on lui faisait sentaient le refus et donnaient le courage. »
Aussi s'enfonçait-il de plus en plus dans cette noire pensée : il en parlait à
tout le monde ; et, continue Bèze, « il avait tellement cela dans son
entendement que c'étaient ses propos ordinaires. » Durant le siège de Rouen, où
le roi de Navarre fut tué, comme on parlait de cette mort, Poltrot, « en tirant
du fond de son sein un grand soupir : Ha! dit-il, ce n'est pas assez, il faut
encore immoler une plus grande victime (2) ! » Lorsqu'on lui demanda quelle elle
était : « C'est, répondit-il, le grand Guise; et en même temps levant le bras
droit, voilà le bras, s'écria-t-il, qui fera le coup et mettra fin à nos maux! »
Ce qu'il répétait souvent, et toujours avec la même force. Tous ces discours
sont d'un homme résolu, qui ne se cache pas, parce qu'il croit faire une action
approuvée : mais ce qui nous découvre mieux la disposition de tout le parti,
c'est celle de l'amiral, qu'on y donnait à tout le monde comme un modèle de
vertu et la gloire de la Réforme. Je ne veux pas ici parler de la déposition de
Poltrot, qui l'accusa de l'avoir induit avec Bèze à ce dessein. Laissons à part
le discours d'un témoin qui a trop varié pour en être tout à fait cru sur sa
parole : mais on ne peut pas révoquer en doute les faits avoués par Bèze dans
son histoire (3), et encore moins ceux qui sont compris dans la déclaration que
l'amiral et lui envoyèrent ensemble à la reine sur l'accusation de l'assassin
(4). Par là donc il
1 D'Aub., tom. I, p. 176. — 2 Thuan.,
lib. XXXIII, p. 207. — 3 Ibid., p. 291, 308. — 4 Ibid., p.
294, 295, et seq.
444
demeure pour constant que Soubise envoya Poltrot avec un
paquet à l'amiral, lorsqu'il était encore auprès d'Orléans pour tacher de le
secourir : que ce fut de concert avec l'amiral que Poltrot alla dans le camp du
duc de Guise (1), et fit semblant de se rendre à lui comme un homme qui était
las de faire la guerre au roi : que l'amiral , qui d'ailleurs ne pouvait pas
ignorer un dessein que Poltrot avait rendu public, sut de Poltrot même qu'il y
persistait encore , puisqu'il avoue que Poltrot en partant pour faire le coup, «
s'avança jusqu'à lui dire qu'il serait aisé de tuer le seigneur de Guise (2) : »
que l'amiral ne dit pas un mot pour le détourner; et qu'au contraire, encore
qu'il sût son dessein, il lui donna vingt écus à une fois, et cent écus à une
autre pour se bien monter (3) : secours considérable pour le temps, et
absolument nécessaire pour lui faciliter tout ensemble et son entreprise et sa
fuite. Il n'y a rien de plus vain que ce que dit l'amiral pour s'excuser. Il dit
que lorsque Poltrot leur parla de tuer le duc de Guise, « lui amiral n'ouvrit
jamais la bouche pour l'inciter à l'entreprendre. » Il n'avait pas besoin
d'inciter un homme dont la résolution était si bien prise ; et afin qu'il
accomplît son dessein , il ne fallait, comme fit l'amiral, que l'envoyer dans le
lieu où il pouvait l'exécuter. L'amiral non content de l'y envoyer, lui donne de
l'argent pour y vivre, et se préparer tous les secours nécessaires dans un tel
dessein , jusqu'à celui de se monter avec avantage. Ce que l'amiral ajoute,
qu'il n'envoyait Poltrot dans le camp de l'ennemi que pour en avoir des
nouvelles, n'est visiblement que la couverture d'un dessein qu'on ne voulait pas
avouer. Pour l'argent, il n'y a rien de plus faible que ce que répond l'amiral,
qu'il le donna à Poltrot «sans jamais lui faire mention de tuer ou ne tuer pas
le seigneur de Guise (4). » Mais la raison qu'il apporte, pour se justifier de
ne l'avoir pas détourné d'un si noir dessein , découvre le fond de son cœur. Il
reconnaît donc que « devant ces derniers tumultes il en a su qui étaient
délibérés de tuer le seigneur de Guise ; que loin de les avoir induits à ce
dessein, ou de l'avoir approuvé, il les en a détournés, » et qu'il en a même
averti madame de Guise : que « depuis le fait de Vassi, » il a poursuivi ce duc
1 Thuan., lib. XXXIII, p. 209. — 2 P.
308. — 3 P. 297, 300. — 4 P. 297.
445
comme un ennemi public ; « mais qu'il ne se trouvera pas
qu'il ait approuvé qu'on attentât sur sa personne, jusqu'à ce qu'il ait
été averti que le duc avait attiré certaines personnes pour tuer M. le prince de
Condé et lui. » Il s'ensuit donc qu'après cet avis, sur lequel on ne doit pas
croire un ennemi à sa parole, « il a approuvé » qu'on entreprît sur la vie du
duc : mais « depuis ce temps il confesse, quand il a ouï dire à quelqu'un que
s'il pouvait il tuerait le seigneur de Guise jusques dans son camp, il ne l'en a
point détourné : » par où l'on voit tout ensemble, et que ce dessein sanguinaire
était commun dans la Réforme , et que les chefs les plus estimés pour leur
vertu, tel qu'était sans doute l'amiral, ne se croyaient pas obligés à s'y
opposer ; au contraire qu'ils y contribuaient par tout ce qu'ils pouvaient faire
de plus efficace : tant ils se souciaient peu d'un assassinat, pourvu que la
religion en fût le motif.
Si on demande ce qui porta
l'amiral à reconnaître des faits qui étaient si forts contre lui, ce n'est pas
qu'il n'en ait vu l'inconvénient : mais, dit Bèze, « l'amiral, homme rond et
vraiment entier, s'il y en a jamais eu de sa qualité, répliqua que si puis après
avenant confrontation, il confessait quelque chose davantage, il donnerait
occasion de penser qu'encore n'aurait-il pas confessé toute la vérité (1) ; »
c'est-à-dire, à qui sait l'entendre, que cet « homme rond » craignit la force de
la vérité dans la confrontation , et se préparait des excuses, à la manière des
autres coupables, à qui leur conscience et la crainte d'être convaincus en fuit
souvent avouer plus peut-être qu'on n'en tirerait des témoins. Il paraît même,
si l'on pèse bien la manière dont s'explique l'amiral, qu'il craint qu'on ne le
croie innocent ; qu'il n'évite que l'aveu formel et la conviction juridique, et
qu'au surplus il prend plaisir à étaler sa vengeance. Ce qu'il fit de plus
politique pour sa décharge, fut de demander que l'on réservât Poltrot pour lui
être confronté (2), se confiant aux excuses qu'il avait données et aux
conjonctures des temps, qui ne permettaient pas qu'on poussât à bout le chef
d'un parti si redoutable. La cour le vit bien aussi, et on acheva le procès.
Poltrot, qui s'était dédit de la charge qu'il
1 P. 306. — 2 P. 308.
446
avait mise sus et à l'amiral et à Bèze, persista jusqu'à la
mort à décharger Bèze : mais pour l'amiral, il le chargea de nouveau par trois
déclarations consécutives, et jusqu'au milieu de son supplice, de l'avoir induit
à ce meurtre pour le service de Dieu (1). A l'égard de Bèze, il ne paraît
pas qu'il ait eu part à cette action autrement que par ses prêches séditieux, et
par l'approbation qu'il avait donnée à l'entreprise d'Amboise, beaucoup plus
criminelle : mais, ce qui est bien certain, c'est que devant l'action il ne fit
rien pour l'empêcher, encore qu'il ne put pas ne la pas savoir, et qu'après
qu'elle eut été faite, il n'oublia rien pour lui donner toute la couleur d'une
action inspirée. Le lecteur jugera du reste, et il n'y en a que trop pour faire
connaître de quel esprit étaient animés ceux dont on nous vante la douceur.
Je n'ai pas besoin ici de
m'expliquer sur la question, savoir si les princes chrétiens sont en droit de se
servir de la puissance du glaive contre leurs sujets ennemis de l'Eglise et de
la saine doctrine, puisqu'en ce point les protestants sont d'accord avec nous.
Luther et Calvin ont fait des livres exprès pour établir sur ce point le droit
et le devoir du magistrat (2). Calvin en vint à la pratique contre Servet et
contre Valentin Gentil (3). Mélanchthon en approuva la conduite par une lettre
qu'il lui écrivit sur ce sujet (4). La discipline de nos réformés permet aussi
le recours au bras séculier en certains cas ; et on trouve parmi les articles de
la discipline de l'église de Genève, que les ministres doivent déférer au
magistrat les incorrigibles qui méprisent les peines spirituelles, et en
particulier ceux qui enseignent de nouveaux dogmes, sans distinction. Et encore
aujourd'hui celui de tous les auteurs calvinistes qui reproche sur ce sujet le
plus aigrement à l'Eglise romaine la cruauté de sa doctrine , en demeure
d'accord dans le fond, puisqu'il permet l'exercice de la puissance du glaive
dans les matières de la religion et de la conscience (5) : chose aussi qui ne
peut être révoquée en doute sans énerver et comme estropier la puissance
publique ; de sorte qu'il n'y a point d'illusion plus
1 P. 312, 319, 327. — 2 Luth., de
Magist., tom. III ; Calv., Opusc., p. 592. — 3 Ibid., p. 600,
659. — 4 Melanch., Calvino, inter Calv., Ep., p. 169. — 5 Jur.,
Syst., II, chap. XXII, XXIII; Lett. Past. de la 1ère
année I, II, III ; Hist. du Papism., IIe récrim., chap. II et
suiv.
447
dangereuse que de donner la souffrance pour un caractère de
vraie Eglise ; et je ne connais parmi les chrétiens que les sociniens et les
anabaptistes qui s'opposent à cette doctrine. En un mot, le droit est certain,
mais la modération n'en est pas moins nécessaire.
Calvin mourut au commencement
des troubles. C'est une faiblesse de vouloir trouver quelque chose
d'extraordinaire dans la mort de telles gens ; Dieu ne donne pas toujours de ces
exemples. Puisqu'il permet les hérésies pour l'épreuve des siens, il ne faut pas
s'étonner que, pour achever cette épreuve, il laisse dominer en eux jusqu'à la
fin l'esprit de séduction avec toutes les belles apparences dont il se couvre ;
et sans m'informer davantage de la vie et de la mort de Calvin, c'en est assez
d'avoir allumé dans sa patrie une flamme que tant de sang répandu n'a pu
éteindre , et d'être allé comparaître devant le jugement de Dieu sans aucun
remords d'un si grand crime.
Sa mort ne changea rien dans les
affaires du parti ; mais l'instabilité naturelle aux nouvelles sectes donnait
toujours au monde de nouveaux spectacles, et les confessions de foi allaient
leur train. En Suisse les défenseurs du sens figuré, bien éloignés de se
contenter de tant de confessions de foi faites en France et ailleurs pour
expliquer leur doctrine, ne se contentèrent pas même de celles qui s'étaient
faites parmi eux. Nous avons vu celle de Zuingle en 1530, nous en avons une
autre publiée à Bâle en 1532, et une autre de la même ville en 1536, une autre
en 1554, arrêtée d'un commun accord entre les Suisses et ceux de Genève. Toutes
ces confessions de foi, quoique confirmées par divers actes, ne furent pas
jugées suffisantes, et il en fallut faire une cinquième en 1566 (1).
Les ministres qui la publièrent
virent bien que ces changements dans une chose aussi importante, et qui doit
être aussi ferme et aussi simple qu'une confession de foi, décriaient leur
religion. C'est pourquoi ils font une préface, où ils tâchent de rendre raison
de ce dernier changement, et voici toute leur défense : « C'est qu'encore que
plusieurs nations aient déjà publié des confessions
1 Synt. Gen.,
I part., p. 1.
448
de foi différentes, et qu'eux-mêmes aient aussi fait la
même chose par des écrits publics ; toutefois ils proposent encore celle-ci (
lecteur, remarquez ) à cause que ces écrits ont peut-être été oubliez, ou qu'ils
sont répandus en divers lieux, et qu'ils expliquent la chose si amplement, que
tout le monde n'a pas le temps de les lire (1). » Cependant il est visible que
ces deux premières confessions de foi que les Suisses avaient publiées tiennent
à peine cinq feuillets; et une autre qu'on y pourrait joindre est à peu près de
même longueur; au lieu que celle-ci, qui devait être plus courte, en a plus de
soixante. Et quand leurs autres confessions de foi auraient été oubliées, rien
ne leur était plus aisé que de les publier de nouveau, s'ils en étaient
satisfaits ; tellement qu'il n'eût pas été nécessaire d'en proposer une
quatrième , n'était qu'ils s'y sentaient obligés par une raison qu'ils n'osaient
dire : c'est qu'il leur venait continuellement de nouvelles pensées dans
l'esprit; et comme il ne fallait pas avouer que tous les jours ils chargeassent
leur confession de foi de semblables nouveautés, ils couvrent leurs changements
par ces vains prétextes.
Nous avons vu que Zuingle fut
apôtre et réformateur, sans connaître ce que c'était que la grâce par laquelle
nous sommes chrétiens; et sauvant jusqu'aux philosophes par leur morale, il
était bien éloigné de la justice imputative. En effet il n'en parut rien dans
les confessions de foi de 1532 et de 1536. La grâce y fut reconnue d'une manière
que les catholiques eussent pu approuver si elle eût été moins vague, et sans
rien dire contre le mérite des œuvres (2). Dans l'accord fait avec Calvin en
1554, on voit que le calvinisme commençait à gagner ; la justice imputative
paraît (3) : on avait été réformé près de quarante ans, sans connaître ce
fondement de la Réforme. La chose ne fut expliquée à fond qu'en 1566 (4) ; et ce
fut par un tel progrès que des excès de Zuingle on passa insensiblement à ceux
de Calvin. Au chapitre des bonnes œuvres on en parle dans le même sens
1 Synt. Gen., init. Praef. — 2
Conf., 1532, art. 9 ; Synt. Gen., I, p. 68, 1536; art. 2, 3, ibid.,
p. 72. — 3 Consens., art 3 ; Opus. Calv., 751. — 4 Conf. fid.,
cap. XV ; Synt. Gen., I part., p. 26.
449
que font les autres protestants, comme des fruits
nécessaires de la foi, et en rejetant leur mérite, dont nous avons vu
qu'on ne disait mot dans les confessions précédentes. On se sert ici, pour les
condamner, d'un mot souvent inculqué par saint Augustin : mais on le rapporte
mal ; et au lieu que saint Augustin dit et répète sans cesse que Dieu « couronne
ses dons en couronnant nos mérites, » on lui fait dire « qu'il couronne en nous
non pas nos mérites , mais ses dons (1). » On voit bien la différence de ces
deux expressions, dont l'une joint les mérites avec les dons, et l'autre les en
sépare. Il semble pourtant qu'à la fin on ait voulu faire entendre qu'on ne
condamnait le mérite que comme opposé à la grâce, puisqu'on finit par ces
paroles : « Nous condamnons donc ceux qui défendent tellement le mérite, qu'ils
nient la grâce. » A vrai dire, ce n'est donc ici que les pélagiens dont on
condamne l'erreur ; et le mérite que nous admettons est si peu contraire à la
grâce, qu'il en est le don et le fruit.
Dans le chapitre X la vraie foi
est attribuée aux seuls prédestinés par ces paroles : « Chacun doit tenir pour
indubitable, que s'il croit, et qu'il soit en Jésus-Christ, il est prédestiné
(2). » Et un peu après : « Si nous communiquons avec Jésus-Christ, et qu'il soit
à nous, et nous à lui par la vraie foi, ce nous est un témoignage assez clair et
assez ferme que nous sommes écrits au livre de vie. » Par là il paraît que la
vraie foi, c'est-à-dire la foi justifiante, n'appartient qu'aux seuls élus; que
cette foi et cette justice ne se perd jamais finalement ; et que la foi
temporelle n'est pas la vraie foi justifiante. Ces mêmes paroles semblent
établir la certitude absolue de la prédestination : car encore qu'on la fasse
dépendre de la foi, c'est une doctrine reçue dans tout le parti protestant, que
le fidèle, puisqu'il dit : Je crois, sent la vraie foi en lui-même. Mais
en cela ils n'entendent pas la séduction de notre amour-propre, ni le mélange de
nos passions si étrangement compliquées, que nos propres dispositions et les
motifs véritables qui nous font agir sont souvent la chose du monde que nous
connaissons avec le moins de certitude ; de sorte qu'en disant : Je crois, avec
ce père affligé de l'Evangile (3), quelque touchés que
1 Conf. fid., cap. XV;
Synt. Gent., I part., 26. — 2 Chap. X, p. 15.— 3 Marc., IX, 23.
450
nous nous sentions, et quand nous pousserions à son exemple
des cris lamentables, accompagnés d'un torrent de larmes, nous devons toujours
ajouter avec lui : « Aidez, Seigneur, mon incrédulité ; » et montrer par ce
moyen que dire : Je crois, c'est plutôt en nous un effort pour produire
un si grand acte qu'une certitude absolue de l'avoir produit.
Quelque long que soit le
discours que font les zuingliens sur le libre arbitre dans le chapitre IX de
leur Confession (1), voici le peu qu'il y a de substantiel. Trois états de
l'homme sont bien distingués : celui de sa première institution, où il pouvait
se porter au bien et se détourner vers le mal ; celui de la chute, où ne pouvant
plus faire le bien, il demeure « libre pour le mal, » parce qu'il « l'embrasse
volontairement, et par conséquent avec liberté, » quoique Dieu prévienne souvent
l'effet de son choix, et l'empêche d'accomplir ses mauvais desseins; et celui de
sa régénération, où rétabli par le Saint-Esprit « dans le pouvoir de faire le
bien volontairement, il est libre, » mais non pleinement, à cause de l'infirmité
et de la concupiscence qui lui restent : « agissant néanmoins non point
passivement ; » ce sont les termes, assez étranges , je l'avoue ; car qu'est-ce
qu'agir passivement ? et à qui une telle idée peut-elle être tombée dans
l'esprit ? Mais enfin nos zuingliens ont voulu parler ainsi. « Agissant ( ils
continuent à parler de l'homme régénéré, ) non point passivement, mais
activement, dans le choix du bien et dans l'opération par laquelle il
l'accomplit. » Qu'il restait à dire de choses pour s'expliquer nettement ! Il
fallait joindre à ces trois états celui où se trouve l'homme entre la corruption
et la régénération, lorsque touché par la grâce il commence à enfanter l'esprit
de salut parmi les douleurs de la pénitence. Cet état n'est pas l'état de la
corruption où on ne veut que le mal, puisqu'on y commence à vouloir le bien; et
si les zuingliens ne voulaient point le regarder comme un état, puisque c'est
plutôt le passage d'un état à l'autre, ils devaient du moins expliquer en
quelque autre endroit que, dans ce passage et avant la régénération , l'effort
qu'on fait par la grâce pour se convertir n'est pas un mal. Nos réformés ne
connaissent point ces précisions
1 Chap. IX, p. 12.
431
nécessaires. Il fallait aussi expliquer si dans ce passage,
lorsque nous sommes attirés au bien par la grâce, nous y pouvons résister ; et
encore si dans l'état de corruption nous faisons tellement le mal de nous-mêmes,
que nous ne puissions même nous abstenir d'un mal plutôt que d'un autre ; et
enfin si dans l'état de la régénération, faisant le bien par la grâce, nous y
sommes si fortement entraînés, que nous ne puissions alors nous détourner vers
le mal. On avait besoin de toutes ces choses pour bien entendre l'opération et
même la notion du libre arbitre, que ces docteurs laissent embrouillé par des
notions trop vagues et trop équivoques.
Mais ce qui finit le chapitre
montre encore mieux la confusion de leurs pensées. « On ne doute point,
disent-ils, que les hommes régénérés ou non régénérés n'aient également leur
libre arbitre dans les actions ordinaires, puisque l'homme n’étant pas inférieur
aux bêtes, il a cela de commun avec elles, qu'il veut de certaines choses et
n'en veut pas d'autres : ainsi il peut parler et se taire, sortir de la maison
et y demeurer. » Etrange pensée de nous faire libres à la manière des bêtes !
ils n'ont pas une idée plus noble de la liberté de l'homme, puisqu'ils disent un
peu devant que « par sa chute il n'est pas tout à fait changé en pierre et en
bûche (1); » comme si on voulait dire qu'il ne s'en faut guère. Quoi qu'il en
soit, les Suisses zuingliens n'en prétendent pas davantage ; et les protestants
d'Allemagne se mettent encore au-dessous, lorsqu'ils disent que dans la
conversion, c'est-à-dire dans la plus noble action de l'homme, dans l'action où
il s'unit avec Dieu, il n'agit non plus qu'une pierre ou qu'une bûche , quoique
hors de là il agisse d'une autre manière (2). O homme, où t'es-tu laissé
toi-même , quand tu expliques si bassement ton libre arbitre ! Mais enfin,
puisque l'homme n'est pas une bûche, et que dans les actions ordinaires on fait
consister son libre arbitre à pouvoir faire et ne faire pas certaines choses, il
fallait considérer que ne trouvant pas en nous-mêmes une autre manière d'agir
dans les actions naturelles que dans les autres, cette même liberté nous suit
partout, et que Dieu sait bien nous la conserver, lors même qu'il nous
1 P. 12, 13. — 2 Concord., p. 662 ; ci-dessus, liv.
VIII, n. 49.
452
élève par sa grâce à des actions surnaturelles, n'étant pas
digne de son Saint-Esprit de nous faire agir dans celles-là, non plus que dans
les autres, comme des bêtes, ou plutôt comme des pierres et comme des bûches.
On s'étonnera peut-être de ce
que nous n'avons rien dit de toutes ces choses en parlant de la confession des
calvinistes. Mais c'est qu'ils les passent sous silence, et ne trouvent pas à
propos de parler de la manière dont l'homme agit : comme si c'était une matière
indifférente à l'homme même, ou qu'il n'appartint pas à la foi de connaître dans
la liberté, avec l'un des plus beaux traits que Dieu mit en nous pour nous faire
à son image, ce qui nous rend dignes de blâme ou de louange devant Dieu et
devant les hommes.
Il reste l'article de la Cène,
où les Suisses paraîtront plus sincères que jamais. Ils ne se contentent plus de
ces termes vagues que nous leur avons vu employer une seule fois en 1530, par
les conseils de Bucer et par complaisance pour les luthériens. Calvin même, leur
bon ami, ne leur put persuader « la propre substance, » ni les miracles
incompréhensibles par lesquels le Saint-Esprit nous la donnait, malgré
l'éloignement des lieux. Ils disent donc qu'à la vérité « nous recevons » non
pas une nourriture imaginaire, mais « le propre corps, le vrai corps de
Notre-Seigneur livré pour nous ; mais intérieurement, spirituellement, par la
foi : » le corps et le sang de Notre-Seigneur ; « mais spirituellement par le
Saint-Esprit, qui nous donne et nous applique les choses que le corps et le sang
de Notre-Seigneur nous ont mérités, c'est-à-dire la rémission des péchés, la
délivrance de nos âmes et la vie éternelle (1). » Voilà donc ce qui s'appelle
« la chose reçue » dans ce sacrement. Cette chose reçue en effet, c'est la
rémission des péchés et la vie spirituelle : et si le corps et le sang sont
reçus aussi, c'est par leur fruit et par leur effet; ou, comme l'on ajoute
après, « par leur figure, parleur commémoration, » et non pas par leur
substance. C'est pourquoi, après avoir dit «que le corps de Notre-Seigneur n'est
que dans le ciel où il le faut adorer, et non pas sous les espèces du pain, »
pour expliquer la manière dont il est
1 Chap. XXI, p. 48.
453
présent : « Il n'est pas, disent-ils, absent de la Cène.
Bien loin que le soleil soit dans le ciel absent de nous, il nous est présent
efficacement, » c'est-à-dire présent par sa vertu. « Combien plus Jésus-Christ
nous est-il présent par son opération vivifiante (1) ? » Qui ne voit que ce qui
est présent seulement par sa vertu, comme le soleil, n'a pas besoin de
communiquer sa propre substance? Ces deux idées sont incompatibles ; et personne
n'a jamais dit sérieusement qu'il reçoive la propre substance et du soleil et
des astres, sous prétexte qu'il en reçoit les influences. Ainsi les zuingliens
et les calvinistes, qui de tous ceux qui se sont séparés de Rome se vantent
d'être les plus unis entre eux, ne laissent pas de se réformer les uns les
autres dans leurs propres confessions de foi, et n'ont pu convenir encore d'une
commune et simple explication de leur doctrine.
Il est vrai que celle des
zuingliens ne laisse rien de particulier à la Cène. Le corps de Jésus-Christ n'y
est pas plus que dans tous les autres actes du chrétien; et c'est en vain que
Jésus-Christ a dit de la Cène seule avec tant de force : « Ceci est mon corps, »
puisqu'avec ces fortes paroles il n'a pu venir à bout d'y rien opérer de
particulier. C'est le faible inévitable du sens figuré ; les zuingliens l'ont
senti et l'ont avoué franchement : « Cette nourriture spirituelle se prend,
disent-ils, hors de la Cène ; et toutes les fois qu'on croit, le fidèle qui a
cru, a déjà reçu cet aliment de vie éternelle, et il en jouit ; mais pour la
même raison quand il reçoit le sacrement, ce qu'il reçoit n'est pas un rien :
Non nihil accipit. » Où en est réduite la Cène de Notre-Seigneur? On n'en
peut dire autre chose, sinon que ce qu'on y reçoit « n'est pas un rien. » Car,
poursuivent nos zuingliens, « on y continue à participer au corps et au sang de
Notre-Seigneur : » ainsi la Cène n'a rien de particulier. « La foi s'échauffe,
s'accroit, se nourrit par quelque aliment spirituel; car, tant que nous vivons,
elle reçoit de continuels accroissements. » Elle en reçoit donc autant hors de
la Cène que dans la Cène, et Jésus-Christ n'y est pas plus que partout ailleurs.
C'est ainsi qu'après avoir dit que ce qu'on reçoit de particulier dans la Cène «
n'est pas un rien, » et qu'en effet on
1 P. 50.
454
le réduit à si peu de chose, on ne peut encore expliquer ce
peu qu'on y laisse. Voilà un grand vide, je l'avoue : c'était pour couvrir ce
vide que Calvin et les calvinistes avaient inventé leurs grandes phrases. Ils
ont cru remplir ce vide affreux, en disant dans leur Catéchisme que hors
de la Cène on ne reçoit Jésus-Christ « qu'en partie, » au lieu que dans la Cène
on le reçoit pleinement. Mais que sert de dire de si grandes choses, si en les
disant on ne dit rien? J'aime mieux la sincérité de Zuingle et des Suisses, qui
confessent la pauvreté de leur Cène, que la fausse abondance de nos calvinistes
riches seulement en paroles.
Je dois donc ce témoignage aux
zuingliens, que leur confession de foi est la plus naturelle et la plus simple
de toutes : ce que je dis, non-seulement à l'égard du point de l'Eucharistie,
mais à l'égard de tous les autres ; et en un mot, de toutes les confessions de
foi que je vois dans le parti protestant, celle de 1566 est, avec tous ses
défauts, celle qui dit le plus nettement ce qu'elle veut dire.
Parmi les Polonais séparés de la
communion romaine, il y en avait quelques-uns qui défendaient le sens figuré, et
ceux-ci avaient souscrit en l'an 1567 la confession de foi que les Suisses
avaient dressée l'année précédente. Ils s'en contentèrent trois ans durant :
mais en l'an 1570 ils jugèrent à propos d'en dresser une autre dans un synode
tenu à Czenger, qu'on trouve dans le Recueil de Genève, où ils
s'expliquent d'une façon fort particulière sur la Cène (1).
Ils condamnent la réalité, et
selon la rêverie des catholiques, qui disent que le pain est changé au
corps, et selon la folie des luthériens qui mettent le corps avec le pain
(2) : ils déclarent particulièrement contre les derniers que la réalité qu'ils
admettent ne peut subsister sans un changement de substance, tel que celui qui
arriva dans les eaux d'Egypte, dans la verge de Moïse et dans l'eau des noces de
Cana : ainsi ils reconnaissent clairement que la transsubstantiation est
nécessaire, même selon les principes des luthériens. Ils témoignent tant
d'horreur pour eux, qu'ils ne leur donnent point d'autre nom que celui de
mangeurs de chair humaine,
1 Synod. Czeng.; Synt, Conf.,
part. I, p. 148. — 2 Cap. de Cœn. Dom., p. 153.
455
leur attribuant toujours une manière de communier
charnelle et sanglante, comme s'ils dévoraient de la chair crue. Après avoir
condamné les papistes et les luthériens, ils parlent d'autres errants qu'ils
appellent sacramentaires. « Nous rejetons, disent-ils, la rêverie de ceux
qui croient que la Cène est un signe vide du Seigneur absent (1). » Par ces mots
ils en veulent aux sociniens comme à des gens qui introduisent une Cène vide,
quoiqu'ils ne puissent montrer que la leur soit mieux remplie, puisqu'on ne
trouve partout, à l'égard du corps et du sang, que « signes, commémoration et
vertu (2). » Pour mettre quelque différence entre la Cène zuinglienne et la
socinienne, ils disent « premièrement que la Cène » n'est pas la « seule mémoire
de Jésus-Christ absent, » et ils font un chapitre exprès de la présence de
Jésus-Christ dans ce mystère (3). Mais en la voulant expliquer, ils
s'embarrassent de termes qui ne sont d'aucune langue, et que je ne puis traduire
en la nôtre, tant ils sont étranges et inouïs. C'est, disent-ils, que
Jésus-Christ est présent dans la Cène, et comme Dieu et comme homme. Comme Dieu,
enter, prœsenter , traduise ces mots qui pourra : « par sa
divinité Jéhovale, » c'est-à-dire, en termes vulgaires, par sa divinité
proprement dite et exprimée par le nom incommunicable, « comme la vigne dans les
sarments, et comme le chef dans les membres. » Tout cela est vrai, mais ne sert
de rien à la Cène, où il s'agit du corps et du sang. Ils en viennent donc à dire
que Jésus-Christ est présent comme homme en quatre manières. « Premièrement,
disent-ils, par son union avec le Verbe, en tant qu'il est uni au Verbe qui est
partout. Secondement, il est présent dans sa promesse par la parole et par la
foi, se communiquant à ses élus comme la vigne se communique à ses branches, et
la tête à ses membres, quoiqu'éloignés d'elle. Troisièmement, il est présent par
son institution sacramentelle et l'infusion de son Saint-Esprit. Quatrièmement,
par son office de dispensateur, ou par son intercession pour ses élus (4) » Us
ajoutent qu'il n'est pas présent « charnellement, ni localement, » ne devant
être « corporellement que dans le ciel jusqu'au jour du jugement universel.»
1 Cap. de Sacramentariis, p. 155. — 2 Ibid.,
p. 153, 154. — 3 Cap. de Prœs., in Cœn., p. 155. — 4 P. 155.
456
De ces quatre manières de
présence, les trois dernières sont assez connues parmi les défenseurs du sens
figuré. Mais pourront-ils nous faire entendre ce que veut dire la première dans
leur sentiment? Ont-ils jamais enseigné, comme font les Polonais de leur
communion, que Jésus-Christ « fût présent comme homme à la Cène par son union
avec le Verbe, à cause que le Verbe est présent partout? » C'est le raisonnement
des ubiquitaires, qui attribuent à Jésus-Christ d'être partout, même selon la
nature humaine : mais cette rêverie des ubiquitaires n'est soutenue que parmi
les luthériens. Les zuingliens et les calvinistes la rejettent, aussi bien que
le catholiques. Cependant les zuingliens polonais empruntent ce sentiment; et
n'étant pas pleinement contents de la confession zuinglienne qu'ils avaient
souscrite, ils y ajoutent ce nouveau dogme.
Ils firent plus, et la même année ils s'unirent avec les
luthériens, qu'ils venaient de condamner comme « des hommes grossiers et
charnels, » comme des hommes qui enseignaient une communion « cruelle et
sanglante. » Ils recherchèrent leur communion ; et ces « mangeurs de chair
humaine » devinrent leurs frères. Les vaudois entrèrent dans cet accord; et tous
ensemble s'étant assemblés à Sendomir, ils souscrivirent ce qui avait été résolu
sur l'article de la Cène dans la confession de foi qu'on appelait Saxonique.
Mais pour mieux entendre cette
triple union des zuingliens, des luthériens et des vaudois, il faut savoir ce
que c'est que ces vaudois, qu'on trouve alors dans la Pologne. Il est bon aussi
de connaître ce que c'est en général que les vaudois, puisqu'à la fin ils sont
devenus calvinistes, et que plusieurs protestants leur font tant d'honneur,
qu'ils assurent même que l'Eglise persécutée par le Pape a conservé sa
succession dans cette société : erreur si grossière et si manifeste, qu'il faut
tâcher une bonne fois de les en guérir.
|