Variations VII
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LIVRE VII.

Récit des Variations et de la Réforme à l’Angleterre sous Henri VIII, depuis l’an 1529 jusqu'à 1547; et sous Edouard VII, depuis 1547 jusqu'à 1553, avec la suite de l’histoire de Cranmer jusqu'à sa mort en 1556.

 

SOMMAIRE

 

La réformation anglicane, condamnable par l'histoire même de M. Burnet. Le divorce de Henri VIII. Son emportement contre le Saint-Siège. Sa primauté ecclésiastique. Principes et suites de ce dogme. Hors ce point, la foi catholique demeure en son entier. Décision de foi de Henri. Ses six articles. Histoire de Thomas Cranmer, archevêque de Cantorbéri, auteur de la réformation anglicane ; ses lâchetés, sa corruption, son hypocrisie. Ses sentiment honteux sur la hiérarchie. La conduite des prétendus réformateurs, et en particulier celle de Thomas Cromwel, vice-gérant du roi au spirituel. Celle d'Anne de Boulen, contre laquelle la vengeance divine se déclare. Prodigieux aveuglement de Henri dans tout le cours de sa vie. Sa mort. La minorité d'Edouard VI, son fils. Les décrets de Henri sont changés. La primauté ecclésiastique du roi demeure seule. Elle est portée à des excès dont les protestants rougissent. La réformation de Cranmer appuyée sur ce fondement. Le roi regardé comme l'arbitre de la foi. L'antiquité méprisée. Continuelles variations. Mort d'Edouard VI. Attentat de Cranmer et des autres contre la reine Marie sa sœur. La religion catholique est rétablie. Honteuse fin de Cranmer. Quelques remarques particulières sur l'histoire de M. Burnet et sur la réformation anglicane.

 

La mort de Luther fut bientôt suivie d'une autre mort, qui causa de grands changements dans la religion. Ce fut celle de Henri VIII, qui après avoir donné de si belles espérances dans les premières années de son règne, fit un si mauvais usage des rares qualités d'esprit et de corps dont la divine libéralité l'avait rempli (a). Personne n'ignore les dérèglements de ce prince, ni l'aveuglement où il tomba par ses malheureuses amours, ni combien il répandit de sang depuis qu'il s'y fut abandonné, ni les suites effroyables de ses mariages, qui presque tous furent funestes à celles qu'il épousa. On sait aussi à quelle occasion, de prince très-catholique il se fit auteur d'une nouvelle secte, également détestée par les catholiques, par les luthériens et par les sacramentaires.

 

(a) 1ère édit. : Que Dieu lui avait données.

 

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Le Saint-Siège ayant condamné le divorce qu'il avait fait après vingt-cinq ans de mariage avec Catherine d'Arragon, veuve «le son frère Arthus, et le mariage qu'il contracta avec Anne de Soulen, non-seulement il s'éleva contre l'autorité du Siège qui le condamnait, mais encore par une entreprise inouïe jusqu'alors parmi les chrétiens, il se déclara chef de l'Eglise anglicane tant au spirituel qu'au temporel; et c'est par là que commence la réformation anglicane, dont on nous a donné depuis quelques années une histoire si ingénieuse, et en même temps si pleine de venin contre l'Eglise catholique.

Le docteur Gilbert Burnet, qui en est l'auteur, nous reproche dès sa préface et dans toute la suite de son histoire, d'avoir tiré beaucoup d'avantage de la conduite de Henri VIII et des premiers réformateurs de l'Angleterre. Il se plaint surtout de Sanderus, historien catholique, qu'il accuse d'avoir inventé des faits atroces, afin de rendre odieuse la réformation anglicane. Ces plaintes se tournent ensuite contre nous et contre la doctrine catholique. « Une religion, dit-il, fondée sur la fausseté et élevée sur l'imposture, peut se soutenir par les mêmes moyens qui lui ont donné naissance (1). » Il pousse encore plus loin cet outrageux discours : «Le livre de Sanderus peut bien être utile à une église, qui jusques ici ne s'est agrandie que par des faussetés et des tromperies publiques. » Autant que sont noires les couleurs dont il nous dépeint, autant sont éclatants et pompeux les ornements dont il pare son église, «  La réformation, poursuit-il, a été un ouvrage de lumière; on n'a pas besoin du secours des ombres pour en relever l'éclat : et si l'on veut faire son apologie, il suffit d'écrire son histoire. » Voilà de belles paroles; et on n'en emploierait pas de plus magnifiques, quand même dans les changements de l'Angleterre on aurait à nous faire voir la même sainteté qui parut dans le christianisme naissant. Considérons donc, puisqu'il le veut, cette histoire qui justifie la réformation par sa seule simplicité. Nous n'avons pas besoin d'un Sanderus; M. Burnet nous suffit pour bien entendre ce que c'est que cet ouvrage de lumière ; et la seule suite des faits rapportés par cet adroit défenseur de la

 

1 Réfut. de Sand., loin. I, p. 545.

 

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réformation anglicane, suffisent pour nous en donner une juste idée. Que si l'Angleterre y trouve des marques sensibles de l'aveuglement que Dieu répand quelquefois sur les rois et sur les peuples, qu'elle ne s'en prenne pas à moi, puisque je ne fais que suivre une histoire que son parlement en corps a honorée d'une approbation si authentique (1); mais qu'elle adore les jugements cachés de Dieu, qui n'a laissé aller les erreurs de cette savante et illustre nation jusqu'à un excès si visible, qu'afin de lui donner de plus faciles moyens de se reconnaître.

Le premier fait important que je remarque dans M. Burnet, est celui qu'il avance dès sa préface, et qu'il fait paraître ensuite dans tout son livre : c'est que lorsque Henri VIII commença la réformation, « il semble qu'il ne songeait en tout cela qu'à intimider la cour de Rome, et à contraindre le Pape de le satisfaire : car dans son cœur il crut toujours les opinions les plus extravagantes de l'Eglise romaine, telles que sont la transsubstantiation et les autres corruptions du sacrifice de la messe : ainsi il mourut plutôt dans cette communion que dans celle des protestants. » Quoi qu'en dise M. Burnet, nous n'accepterons pas la communion de ce prince qu'il semble nous offrir; et puisqu'il le rejette de la sienne, il résulte d'abord de ce fait, que l'auteur de la réformation anglicane, et celui qui à vrai dire en a posé le véritable fondement dans la haine qu'il a inspirée contre le Pape et contre l'Eglise romaine, est un homme également rejeté et anathématisé de tous les partis.

Ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que ce prince ne s'est pas contenté de croire en son cœur et de professer de bouche tous ces points de croyance, que M. Burnet appelle les plus grandes et les plus extravagantes de nos corruptions : il les a données pour loi à toute l'église anglicane, « en sa nouvelle qualité de chef souverain de cette église sous Jésus-Christ. » Il les a fait approuver par tous les évêques et par tous les parlements, c'est-à-dire par tous les tribunaux, où consiste encore à présent dans la réformation anglicane, le souverain degré de l'autorité

 

1 Ext. des Rég. de la Chamb. des Seign. et des Comm., du 3 janv. 1681, 23 déc. 1680, et 5 janv. 1681, à la tète du tom. II de l’Hist. de Burnet.

 

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ecclésiastique. Il les a fait souscrire et mettre en pratique par toute l'Angleterre, et en particulier par les Cromwel, par les Cranmer et par tous les autres héros de M. Burnet, qui luthériens ou zuingliens dans leur cœur et désirant d'établir le nouvel évangile, assistaient néanmoins à l'ordinaire à la messe, comme au culte public qu'on rendait à Dieu, ou la disaient eux-mêmes; et en un mot, pratiquaient tout le reste de la doctrine et du service reçu dans l'Eglise, malgré leur religion et leur conscience.

Thomas Cromwel fut celui que le roi établit son vicaire général au spirituel en 1535, incontinent après sa condamnation, et qu'en 1536 il fit son vice-gérant dans sa qualité de chef souverain de l'église (1) : par où il le mit à la tête de toutes les affaires ecclésiastiques et de tout l'ordre sacré, quoiqu'il fût un simple laïque et qu’il soit toujours demeuré tel. On n’avait point encore trouvé cette dignité dans l'état des charges d'Angleterre, ni dans la notice des offices de l'Empire, ni dans aucun royaume chrétien ; et Henri VIII fit voir pour la première fois à l'Angleterre et au monde chrétien un milord vice-gérant, et un vicaire général du roi au spirituel.

L'intime ami de Cromwel et celui qui conduisit le dessein de la réformation anglicane, fut Thomas Cranmer, archevêque de Cantorbéry. C'est le grand héros de M. Burnet. Il abandonne Henri VIII, dont les scandales et les cruautés sont trop connus. Mais il a bien vu qu'en faire autant de Cranmer, qu'il regarde comme l'auteur de la réformation, ce serait nous donner d'abord une trop mauvaise idée de tout cet ouvrage. Il s'étend donc sur les louanges de ce prélat; et non content d'en admirer partout la modération, la piété et la prudence, il ne craint point de le faire autant ou plus irrépréhensible que saint Athanase et saint Cyrille, et d'un si rare mérite, que « jamais peut-être prélat de l'Eglise n'a eu plus d’excellentes qualités et moins de défauts (2). »

Il est vrai qu'il ne faut pas compter beaucoup sur les louanges que M. Burnet donne aux héros de la Réforme : témoin celles qu’il a données à Montluc, évêque de Valence, « C'était, dit-il,

 

1 Burn., Hist., tom. I, p. 244. — 2 Préf., sur la fin.

 

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un des plus sages ministres de son siècle, toujours modéré dans les délibérations qui regardaient la conscience ; ce qui le fit soupçonner d'être hérétique. Toute sa vie a les caractères d'un raconte de grand homme, et l’on n'y saurait guère blâmer que l'attachement inviolable qu'il eut durant tant d'années pour la reine Catherine de Médicis (1). » Le crime sans doute était médiocre, puisqu'il devait tout à cette princesse, qui d'ailleurs était sa reine, femme et mère de ses rois et toujours unie avec eux : de sorte que ce prélat, à qui on ne peut guère reprocher que d'avoir été fidèle à sa bienfaitrice, doit être, selon M. Burnet, un des hommes de son siècle des plus élevés au-dessus de tout reproche. Mais il ne faut pas prendre au pied de la lettre les éloges que ces réformés donnent aux héros de leur secte. Le même M. Burnet, dans le même livre où il relève Montluc par cette belle louange, en parle ainsi : «Cet évêque a été célèbre, mais il a eu ses défauts (2). » Après ce qu'il en a dit, on doit croire que ces défauts seront légers : mais qu'on achève, et on trouvera que « ces défauts qu'il a eus, » c'est seulement « de s'être efforcé de corrompre la fille d'un seigneur d'Irlande qui l'avait reçu dans sa maison; » c'est d'avoir eu avec lui « une courtisane anglaise qu'il entretenait ; » c'est que cette malheureuse ayant bu sans réflexion le précieux baume dont Soliman avait fait présent à ce prélat, « il en fut outré dans un tel excès, que ses cris réveillèrent tout le monde dans la maison, où l'on fut aussi témoin de ses emportements et de son incontinence. » Voilà les petits défauts d'un prélat dont toute la vie a « les caractères d'un grand homme, » La Réforme, ou peu délicate en vertu, ou indulgente envers ses héros, leur pardonne facilement de semblables abominations ; et si pour avoir eu seulement une légère teinture de réformation, Montluc malgré de tels crimes est un homme presque irréprochable, il ne faut pas s'étonner que Cranmer, un si grand réformateur, ait pu mériter tant de louanges.

Ainsi sans dorénavant nous laisser surprendre aux éloges dont M. Burnet relève ses réformés, et surtout Cranmer, faisons l'histoire de ce prélat sur les faits qu'en a rapportés cet historien qui

 

1 IIe part., liv. I, p. 128. — 2 Ibid., p. 312.

 

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est son perpétuel admirateur, et voyons en même temps dans quel esprit la réformation a été conçue.

Dès l'an 1529 Thomas Cranmer s'était mis à la tête du parti qui favorisait le divorce avec Catherine, et le mariage que le roi avait résolu avec Anne de Boulen (1). En 1530 il fit un livre contre la validité du mariage de Catherine, et on peut juger de l'agrément qu'il trouva auprès d'un prince dont il flattait la passion dominante. On commença dès lors à le regarder à la cour comme une espèce de favori, qu’on croyait devair succéder au crédit du cardinal de Volsey. Cranmer était dès lors « engagé dans les sentiments de Luther (2); » et, comme dit M. Burnet, il « était le plus estimé » de ceux qui les avaient embrassés (3). « Anne de Boulen, poursuit cet auteur, avait aussi reçu quelque teinture de cette doctrine. » Dans la suite il la fait paraître tout à fait liée au sentiment de ceux qu'il appelle les réformateurs. Il faut toujours entendre par ce mot les ennemis ou cachés ou déclarés de la messe et de la doctrine catholique. « Tous ceux du même parti, ajoute-t-il, se déclaraient pour le divorce (4). » Voilà les secrètes liaisons de Cranmer et de ses adhérents avec la maîtresse de Henri : voilà les fondements du crédit de ce nouveau confident et les commencements de la Réforme d'Angleterre. Le malheureux prince, qui ne savait rien de ces liaisons ni de ces desseins, se liait lui-même insensiblement avec les ennemis de la foi qu'il avait jusqu'alors si bien défendue, et par leurs trames secrètes il servait sans y penser au dessein de la détruire.

Cranmer fut envoyé en Italie et à Rome pour l'affaire du divorce ; et il y poussa si loin la dissimulation de ses erreurs, que le Pape le fit son pénitencier (5); ce qui montre qu’il était prêtre. Il accepta cette charge, tout luthérien qu'il était. De Rome il passa en Allemagne, pour y ménager les protestants ses bons amis; et ce fut alors qu'il épousa la sœur d'Osiandre. On dit qu'il l'avait séduite, et qu'on le contraignit de l'épouser  (6) ; mais je ne garantis point ces faits scandaleux, jusqu'à ce que je les trouve bien avérés par le témoignage des auteurs du parti, ou en tout cas non suspects.

 

1 Burn., tom. I, liv. I, p. 123. — 2 Ibid., p. 132. — 3 Ibid., p. 135. — 4  Ibid., p. 136, 141. — 5 Ibid., p. 245.

 

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Pour le mariage, le fait est constant. Ces messieurs sont accoutumés, malgré les canons et malgré la profession de la continence, à tenir de tels mariages pour honnêtes. Mais Henri n'était pas de cet avis, et il détestait les prêtres qui se mariaient. Cranmer avait déjà été chassé du collège de Christ à Cambridge à cause d'un premier mariage. Le second, qu'il contracta dans la prêtrise, lui eût fait de bien plus terribles affaires, puisque même, selon les canons, il eût été exclu de ce saint ordre par un second mariage, quand il eût été contracté devant la prêtrise. Les réformateurs se jouaient en leur cœur et des saints canons et de leurs vœux : mais par la crainte de Henri il fallut tenir ce mariage fort caché, et ce grand réformateur commença par tromper son maître dans une matière si importante.

Pendant qu'il était en Allemagne en l'an 1533, l'archevêché de Cantorbéry vint à vaquer par la mort de Varham. Le roi d'Angleterre y nomma Cranmer : il l'accepta. Le Pape qui ne lui connaissait aucune autre erreur que celle de soutenir la nullité du mariage de Henri, chose alors assez indécise, lui donna ses bulles (1) : Cranmer les reçut, et ne craignit pas de se souiller en recevant, comme on parlait dans le parti, le caractère de la bête.

A son sacre et devant que de procéder à l'ordination, il fit le serment de fidélité qu'on avait accoutumé de faire au Pape depuis quelques siècles. Ce ne fut pas sans scrupule, à ce que dit M. Burnet; mais Cranmer était un homme d'accommodement : il sauva tout, en protestant que par ce serment il ne prétendait nullement se dispenser de son devair envers sa conscience, envers le roi et l'Etat : protestation en elle-même fort inutile, car qui de nous prétend s'engager par ce serment à rien qui soit contraire à sa conscience, ou au service du roi et de son Etat? Loin qu'on prétende préjudicier à ces choses, il est même exprimé dans ce serment qu'on le fait sans préjudice des droits de son ordre, salvo ordine meo (2). La soumission qu'on jure au Pape pour le spirituel, est d'un autre ordre que celle qu'on doit naturellement à son prince pour le temporel : et sans protestation nous avons toujours bien entendu que l'une n'apporte point de préjudice à l'autre.

 

1 Tom. I, livre II, p. 189. — 2 Pontif. Rom., in consec. Ep.

 

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Mais enfin, ou ce serment est une illusion, ou il oblige à reconnaître la puissance spirituelle du Pape. Le nouvel archevêque la reconnut donc, quoiqu'il n'y crût pas. M. Burnet avoue que cet expédient « était peu conforme à la sincérité de Cranmer (1) : » et, pour adoucir comme il peut une si criminelle dissimulation, il ajoute un peu après : « Si cette conduite ne fut pas suivant les règles les plus austères de la sincérité, du moins on n'y voit aucune supercherie.» Qu'appelle-t-on donc supercherie? et y en a-t-il de plus grande que de jurer ce qu'on ne croit pas, et se préparer des moyens d'éluder son serment par une protestation conçue en termes si vagues ? Mais M. Burnet ne nous dit pas que Cranmer, qui fut sacré avec toutes les cérémonies du Pontifical, outre ce serment dont il prétendait éluder la force, fit d'autres déclarations contre lesquelles il ne réclama pas : comme de « recevoir avec soumission les traditions des Pères et les constitutions du Saint-Siège apostolique ; de rendre obéissance à saint Pierre en la personne du Pape son vicaire et de ses successeurs selon l'autorité canonique; de garder la chasteté (2) : » ce qui dans le dessein de l'Eglise expressément déclaré dès le temps qu'on y reçoit le sous-diaconat, emportait le célibat et la continence. Voilà ce que M. Burnet ne nous dit pas. Il ne nous dit pas que Cranmer dit la messe selon la coutume avec son consacrant. Cranmer devait encore protester contre cet acte et contre toutes les messes qu'il dit en officiant dans son église, du moins durant tout le règne de Henri VIII, c'est-à-dire trente ans entiers. M. Burnet ne nous dit pas toutes ces belles actions de son héros. Il ne nous dit pas qu'en faisant des prêtres, comme il en fit sans doute durant tant d'années étant archevêque, il les fit selon les termes du Pontifical, où Henri ne changea rien, non plus qu'à la messe. Il leur donna donc le pouvoir « de changer par leur sainte bénédiction le pain et le vin au corps et au sang de Jésus-Christ, et d'offrir le sacrifice et dire la messe tant pour les vivants que pour les morts (3). » Il eût été bien plus important de protester contre tant d'actes si contraires au luthéranisme, que contre le serment d'obéir au Pape.

 

1 Burn., tom. I, liv. II, p. 190. — 2 Pont. Rom., in consec. Episc. —3 Pont. Rom., in ord. Presbyt.

 

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Mais c'est que Henri VIII, qu'une protestation contre la primauté du Pape n'offensait pas, n'aurait pas souffert les autres : c'est pourquoi Cranmer dissimule. Le voilà tout ensemble luthérien, marié, cachant son mariage, archevêque selon le Pontifical romain, soumis au Pape dont en son cœur il abhorrait la puissance, disant la messe qu'il ne croyait pas, et donnant pouvoir de la dire ; et néanmoins, selon M. Burnet, un second Athanase, un second Cyrille, un des plus parfaits prélats qui fut jamais dans l'Eglise. Quelle idée nous veut-on donner, non-seulement de saint Athanase et de saint Cyrille, mais encore de saint Basile, de saint Ambroise, de saint Augustin et en un mot de tous les saints, s'ils n'ont rien de plus excellent ni de moins défectueux qu'un homme qui pratique durant si longtemps ce qu'il croit être le comble de l'abomination et du sacrilège? Voilà comme on s'aveugle dans la nouvelle Réforme, et comme les ténèbres, dont l'esprit des réformateurs a été couvert, se répandent encore aujourd'hui sur leurs défenseurs.

M. Burnet prétend que son archevêque fit ce qu'il put pour ne pas accepter cette éminente dignité, et il admire sa modération. Pour moi je veux bien ne pas disputer aux plus grands ennemis de l'Eglise certaines vertus morales qu'on trouve dans les philosophes et dans les païens, qui n'ont été dans les hérétiques qu'un piège de Satan pour prendre les faibles, et une partie de l'hypocrisie qui les séduit. Mais M. Burnet a trop d'esprit pour ne voir pas que Cranmer, qui avait pour lui Anne de Boulen dont le roi était si épris, qui faisait tout ce qu'il fallait pour favoriser les nouvelles amours de ce prince, et qui après s'être déclaré contre le mariage de Catherine, se rendait si nécessaire pour le rompre, sentait bien que Henri ne se pouvait jamais donner un plus favorable archevêque : de sorte que rien ne lui était plus aisé que d'avoir l'archevêché en le refusant, et de joindre à l'honneur d'une si grande prélature celui de la modération.

En effet, dès que Cranmer y fut élevé, il commença à travailler dans le Parlement à déclarer la nullité du mariage. Dès l'année d'auparavant, c'est-à-dire en 1532, le roi avait déjà épousé Anne de Boulen en secret : elle était grosse, et il était temps

 

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d'éclater (1). L'archevêque, qui n'ignorait pas ce secret, se signala en cette rencontre (2), et témoigna beaucoup de vigueur à flatter le roi. Par  son autorité archiépiscopale il lui écrivit une grave lettre sur son mariage incestueux avec Catherine (3) : mariage, disait-il, qui scandalisait tout le monde; et lui déclarait que pour lui, il n'était pas résolu à souffrir davantage un si grand scandale. Voilà un homme bien courageux et un nouveau Jean-Baptiste. Là-dessus il cite le roi et la reine devant lui : on procède : la reine ne comparaît pas : l'archevêque par contumace déclara le mariage nul dès le commencement, et n'oublia pas dans sa sentence de prendre la qualité de légat du Saint-Siège selon la coutume des archevêques de Cantorbéry. M. Burnet insinue qu'on crut par là donner plus de force à la sentence, c'est-à-dire que l'archevêque, qui en son cœur ne reconnaissait ni le Pape, ni le Saint-Siège, voulait pour l'amour du roi prendre la qualité la plus favorable à autoriser ses plaisirs. Cinq jours après il approuva le mariage secret d'Anne de Boulen, quoique fait avant la déclaration de la nullité de celui de Catherine, et l'archevêque confirma une procédure si irrégulière.

On sait assez la sentence définitive de Clément VII contre le roi  d'Angleterre. Elle suivit de près celle que Cranmer avait donnée en sa faveur. Henri qu'on avait flatté de quelque espérance du côté de la cour de Rome, s'était de nouveau soumis à la décision du Saint-Siège, même depuis le jugement de l'archevêque. Je n'ai pas besoin de raconter jusqu'à quel excès de colère il fut transporté ; et M. Burnet avoue lui-même « qu'il ne garda aucune mesure dans son ressentiment (4) » Dès là donc il commença de pousser à l'extrémité sa nouvelle qualité « de chef souverain de l'église anglicane sous Jésus-Christ. »

Ce fut alors que l'univers déplora le supplice des deux plus grands hommes d'Angleterre en savoir et en piété : Thomas Morus grand chancelier, et Fischer, évêque de Rochestre. M. Burnet en gémit lui-même, et regarde « la fin tragique de ces deux hommes » comme une tache à la vie de Henri (5). »

Ils furent les deux plus illustres victimes de la primauté ecclésiastique.

 

1 Burn., tom. I, liv. II, p. 191. — 2 Ibid., p. 186. — 3 Ibid., p. 193.— 4 Ibid., p. 190. — 5 Ibid. p. 227, 229, etc.; liv. III, p. 483 et suiv.

 

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Morus pressé de la reconnaître, fit cette belle réponse, qu'il se défierait de lui-même s'il était seul contre tout le Parlement : mais que s'il avait contre lui le grand conseil d'Angleterre, il avait pour lui toute l'Eglise, ce grand conseil des chrétiens (1). La fin de Fischer ne fut pas moins belle ni moins chrétienne.

Alors commencèrent les supplices indifféremment contre les catholiques et les protestants, et Henri devint le plus sanguinaire de tous les princes. Mais la date est remarquable. «Nous ne voyons nullement, dit M. Burnet, que la cruauté lui ait été naturelle : il a régné, poursuit-il, vingt-cinq ans sans faire mourir autre personne pour crime d'Etat, » que deux hommes, dont le supplice ne lui peut être reproché. Dans les dix dernières années de sa vie, il ne garda, dit le même auteur, « aucunes mesures dans ses exécutions (2) : » M. Burnet ne veut ni qu'on l'imite, ni aussi qu'on le condamne avec une extrême rigueur; mais nul ne le condamne plus rigoureusement que M. Burnet lui-même. C'est lui qui parie ainsi de ce prince : « Il fit des dépenses excessives qui l'obligèrent à fouler ses peuples : il extorqua du Parlement par deux fois un acquit de toutes ses dettes : il falsifia sa monnaie, et commit bien d'autres actions indignes d'un roi : son esprit chaud et emporté le rendit sévère et cruel : il fit condamner à mort un bon nombre de ses sujets pour avoir nié sa primauté ecclésiastique, entre autres Fischer et Morus, dont le premier était fort vieux, et l'autre pouvait passer pour l'honneur de l'Angleterre, soit en probité ou en savoir (3). » On peut voir le reste dans la préface de M. Burnet ; mais je ne puis oublier ce dernier trait : « Ce qui mérite le plus de blâme, c'est, dit-il, qu'il donna l'exemple pernicieux de fouler aux: pieds la justice et d'opprimer l'innocence en faisant juger des personnes sans les entendre. » M. Burnet avec tout cela veut que nous croyions qu'encore que pour des a fautes légères il traînât les gens en justice, » néanmoins « les lois présidaient dans toutes ces causes-là; les accusés n'étaient ni poursuivis ni jugés que conformément au droit (4) : » comme si ce n'était pas le comble de la cruauté et de la tyrannie de faire des lois iniques, comme

 

1 Tom. I, liv. III, p. 228. — 2 Ibid., p. 242. — 3 Prœf. — 4 Liv. III, p. 243.

 

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fut celle de condamner des accusés sans les ouïr, et de tendre des pièges aux innocents dans les formalités de la justice. Mais qu'y a-t-il de plus affreux que ce qu'ajoute ce même historien : «Que te prince, soit qu'il ne pût souffrir qu'on lui contredît, soit qu'il fût enflé du titre glorieux de chef de l'Eglise que ses peuples lui «voient déféré, soit que les louanges de ses flatteurs l'eussent gâté, se persuadait que tous ses sujets étaient obligés de régler leur foi sur ses décisions (1)? » Voilà, comme dit M. Burnet, dans la vie d'un prince, « des taches si odieuses, qu'un honnête homme   ne saurait l'en excuser ; » et nous sommes obligés à cet auteur  de nous avoir par son aveu sauvé la peine de rechercher des  preuves de tous ces excès dans des histoires qui auraient pu paraître plus suspectes. Mais ce qu'on ne peut dissimuler, c'est que Henri auparavant si éloigné de ces horribles désordres, n'y tomba, de l'aveu de M. Burnet, que dans les dix dernières années de sa vie, c'est-à-dire qu'il y tomba incontinent après son divorce, après sa rupture ouverte avec l'Eglise, après qu'il eut usurpé par un exemple inouï dans tous les siècles la primauté ecclésiastique : et on est forcé d'avouer qu'une des causes de son prodigieux aveuglement fut « ce titre glorieux de chef de l'Eglise, que ses peuples avaient déféré. » Je laisse maintenant à penser au lecteur chrétien, si ce sont là des caractères d'un réformateur, ou d'un prince dont la justice divine venge les excès par d'autres excès, qu'elle livre aux désirs de son cœur, et qu'elle abandonne visiblement au sens réprouvé.

Le supplice de Fischer et de Morus, et tant d'autres sanglantes  exécutions, répandirent la terreur dans les esprits : chacun jura la primauté de Henri, et on n'osa plus s'y opposer. Cette primauté fut établie par divers décrets du Parlement ; et le premier acte qu’en fit le roi, « fut de donner à Cromwel la qualité de son vicaire général » au spirituel, « et celle de visiteur de tous les couvents et de tous les privilégiés d'Angleterre (2). » C'était proprement se déclarer Pape : et ce qu'il y a ici de plus remarquable , c'était remettre toute la puissance ecclésiastique entre les mains d'un zuinglien, car je crois que Cromwel l’était; ou tout au moins

 

1 Tom. I, lib. III, p. 243. — 2 Ibid., p. 244.

 

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d'un luthérien, si M. Burnet l'aime mieux ainsi. Nous avons va que Cranmer était de même parti, intime ami de Cromwel, et tous deux ils agissaient de concert pour pousser le roi irrité contre la foi ancienne (1). La nouvelle reine les appuyait de tout son pouvoir, et fit donner à Schaxton et à Latimer, ses aumôniers, autres protestants cachés, les évêchés de Salisburi et de Worchestre. Mais quoique tout fût si contraire à l'ancienne religion, et que les premières puissances ecclésiastiques et séculières conspirassent à la détruire de fond en comble, il n'est pas toujours au pouvoir des hommes de pousser leurs mauvais desseins aussi loin qu'ils veulent. Henri n'était irrité que contre le Pape et le Saint-Siège. Ce fut donc cette autorité qu'il attaqua seule : et Dieu voulut que la réformation portât sur le front, dès son origine, le caractère de la haine et de la vengeance de ce prince. Ainsi quelque aversion que le vicaire général eût de la messe, il ne lui fut pas donné alors de prévaloir, comme un autre Antiochus, « contre le sacrifice perpétuel (2). » Une de ses ordonnances de visite fut que chaque prêtre dirait la messe tous les jours (3), et que les religieux observeraient soigneusement leur règle, et en particulier leurs trois vœux (4).

 Cranmer fit aussi sa visite archiépiscopale dans sa province, mais ce fut « avec la permission du roi (5) : » on commençait à faire tous les actes de la juridiction ecclésiastique par l'autorité  royale. Tout le but de cette visite, comme de toutes les actions de ce temps, fut de bien établir la primauté ecclésiastique du roi. Le complaisant archevêque n'avait rien tant à cœur alors ; et le premier acte de juridiction que fit l'évêque du premier siège d'Angleterre, fut de mettre l'Eglise sous le joug, et de soumettre aux rois de la terre la puissance qu'elle avait reçue d'en haut.

Ces visites furent suivies de la suppression des monastères, dont le roi s'appropria le revenu. On cria dans la Réforme, comme dans l’Eglise, contre cette sacrilège déprédation des biens consacrés à Dieu : mais au caractère de vengeance que la réformation anglicane avait déjà dans son commencement, il y fallut joindre

 

1 Tom. I, liv. II, p. 245. — 2 Dan., VIII,12.— 3 Burn., tom. I, liv. III, p. 251. — 4 Ibid., p. 248. — 5 Ibid., p. 247.

 

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celui d'une si honteuse avarice ; et ce fut un des premiers fruits de la primauté de Henri, qui se fit chef de l'Eglise pour la piller avec titre.

        Un peu après, la reine Catherine mourut : «Illustre par sa piété, dit M. Burnet, et par son attachement aux choses du ciel, vivant dans l'austérité et dans la mortification, travaillant de ses propres mains , et songeant même au milieu de sa grandeur à tenir ses femmes dans l'occupation et dans le travail (1) : » et afin que les vertus plus communes se joignent aux grandes, le même historien ajoute que « les écrivains du temps nous la représentent comme une fort bonne femme. » Ces caractères sont bien différera de ceux de sa rivale, Anne de Boulen. Quand on voudrait la justifier des infamies dont ses favoris la chargèrent en mourant, M. Burnet ne nie pas que son enjouement ne fût immodeste, ses libertés indiscrètes, sa conduite irrégulière et licencieuse (2). On ne vit jamais une honnête femme, pour ne pas dire une reine, se laisser manquer de respect, jusqu'à souffrir des déclarations telles que des gens de toute qualité, et même de la plus basse, en firent à celle princesse. Que dis-je, les souffrir? s'y plaire, et non-seulement y entrer, mais encore se les attirer elle-même, et ne rougir pas de dire à un de ses galants « qu’elle voyait bien qu'il différait de se marier dans l'espérance de l'épouser elle-même près la mort du roi. » Ce sont toutes choses avouées par Anne ; et loin d'en voir de plus mauvais œil ces hardis amants, il est certain, sans vouloir approfondir davantage, qu'elle ne les en traitait que mieux. Au milieu de cette étrange conduite, on nous assure « qu'elle redoublait ses bonnes œuvres et ses aumônes (3) ; » et hors l'avancement de la réformation prétendue que personne ne lui dispute, voilà tout ce qu'on nous dit de ses vertus.

Mais, à regarder les choses plus à fond, on ne peut s'empêcher de reconnaître la main de Dieu sur cette princesse. Elle ne jouit que trois ans de la gloire où tant de troubles l'avaient établie : de nouvelles amours la ruinèrent, comme la nouvelle amour qu'on eut pour elle l'avait élevée ; et Henri, qui lui avait sacrifié Catherine, la sacrifia bientôt elle-même à la jeunesse et aux charmes

 

1 Tom. I, liv. III, p. 261. — 2 Ibid., p. 268, 271, 282, etc. — 3 Ibid., p. 266.

 

 

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de Jeanne Seymour. Mais Catherine en perdant les bonnes grâces du roi, conserva du moins son estime jusqu'à la fin, au lieu qu'il fit mourir Anne sur un échafaud comme une infâme. Cette mort arriva quelques mois après celle de Catherine. Mais Catherine sut conserver jusqu'à la fin le caractère de gravité et de constance qu'elle avait eu dans tout le cours de sa vie (1). Pour Anne, au moment qu'elle fut prise, pendant qu'elle priait Dieu fondant en larmes, on la vit éclater de rire comme une personne insensée (2) : les paroles qu'elle prononçait dans son transport, contre ses amants qui l'a voient trahie, faisaient voir le désordre où elle était, et le trouble de sa conscience. Mais voici la marque visible de la main de Dieu. Le roi, toujours abandonné à ses nouvelles amours, fit casser son mariage avec Anne en faveur de Jeanne Seymour, comme il avait, en faveur d'Anne, fait casser le mariage de Catherine. Elisabeth, fille d'Anne, fut déclarée illégitime, comme Marie fille de Catherine l'a voit été. Par un juste jugement de Dieu, Anne tomba dans un abîme semblable à celui qu'elle avait creusé à sa rivale innocente. Mais Catherine soutint jusqu'à la mort avec la dignité de reine la vérité de son mariage, et l'honneur de la naissance de Marie : au contraire par une honteuse complaisance Anne reconnut, ce qui n'était pas, qu'elle avait épousé Henri durant la vie de milord Perci, avec lequel elle avait auparavant contracté ; et contre sa conscience, en avouant que son mariage avec le roi était nul, elle enveloppa dans sa honte sa fille Elisabeth. Afin qu'on vît la justice de Dieu plus manifeste dans ce mémorable événement, Cranmer, ce même Cranmer qui avait cassé le mariage de Catherine, cassa encore celui d'Anne, à laquelle il devait tout. Dieu frappa d'aveuglement tout ce qui avait contribué à la rupture d'un mariage aussi solennel que celui de Catherine : Henri, Anne, l'archevêque même, rien ne s'en sauva. L'indigne faiblesse de Cranmer et son extrême ingratitude envers Anne, furent l'horreur de tous les gens de bien ; et sa honteuse complaisance à casser tous les mariages au gré de Henri, ôtèrent à sa première sentence toute l'apparence d'autorité que le nom d'un archevêque lui pouvait donner.

 

1 Tom. I, liv. III, p. 260, 261. — 2 P. 270.

 

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M. Burnet voit avec peine une tache si odieuse dans la vie de son grand réformateur : et il dit pour l'excuser qu'Anne déclara en sa présence son mariage avec Perci, qui emportait la nullité de celui qu'elle avait fait avec le roi ; de sorte qu'il ne pouvait s'empêcher de la séparer d'avec ce prince, ni de donner sa sentence pour la nullité de ce mariage (1). Mais c'est ici une illusion trop manifeste : il était notoire en Angleterre que l'engagement d'Anne avec Perci, loin d'être un mariage conclu, comme on dit, par paroles de présent, n'était pas même une promesse d'un mariage à conclure, mais une simple proposition d'un mariage désiré par le milord (2) : ce qui bien loin d'annuler un autre mariage contracté depuis, n'eût pas même été un empêchement à le faire. M. Burnet en convient, et il établit tous ces faits comme constants (3). Cranmer, qui avait su tout le secret du roi et d'Anne, n'avait pu les ignorer ; et Perci, ce prétendu mari de la reine, avait déclaré par serment, en présence de cet archevêque et encore de celui d'York, « qu'il n'y avait jamais eu de contrat ni même de promesse de mariage entre lui et Anne. Pour rendre ce serment plus solennel, il reçut la communion » après sa déclaration, en présence des principaux du conseil d'Etat, « souhaitant que la réception de ce sacrement fût suivie de sa damnation, s'il avait été dans un engagement de cette nature. » Un serment si solennel reçu par Cranmer, lui faisait bien voir que l'aveu d'Anne n'était pas libre. Quand elle le fit, elle était condamnée à mort, et comme dit M. Burnet, « encore étourdie de l'arrêt terrible qui avait été rendu contre elle (4). » Les lois la condamnaient au feu, et tout l'adoucissement dépendait du roi. Cranmer pouvait bien juger qu'en cet état on lui ferait avouer tort ce qu'on voudrait, en lui promettant « de lui sauver la vie, ou tort au moins d'adoucir son supplice. » C'est alors qu'un archevêque doit prêter sa voix à une personne opprimée, que son trouble ou l'espérance d'adoucir sa peine, fait parler contre sa conscience. Si Anne sa bienfaitrice ne le touchait pas, il devait du moins avoir pitié de l'innocence d'Elisabeth, qu'on allait déclarer née en adultère comme telle incapable de succéder à la couronne, sans

 

1 Tom. I, liv. II, p. 281. — 2 Liv. I, 71 ; liv. III, 276, etc.— 3 Liv. III, 276.— 4. P. 277

 

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autre fondement que celui d'une déclaration forcée de la reine sa mère. Dieu n'a donné tant d'autorité aux évêques, qu'afin qu'ils puissent prêter leur voix aux infirmes et leur force aux oppressés. Mais il ne fallait pas attendre de Cranmer des vertus qu'il ne connaissait pas : il n'eut pas même le courage de représenter au roi la manifeste contrariété des deux sentences qu'il faisait prononcer contre Anne (1), dont l'une la condamnait à mort comme ayant souillé la couche royale par son adultère, et l'autre déclarait qu'elle n'était pas mariée avec le roi. Cranmer dissimula une iniquité si criante; et tout ce qu'il fit en faveur de la malheureuse princesse, fut d'écrire au roi une lettre où il souhaite « qu’elle se trouve innocente (2), » qu'il unit par une apostille, où il témoigne son déplaisir de ce que les fautes de cette princesse « sont prouvées, » comme on l'en assure : tant il craignait de laisser Henri dans la pensée qu'il put improuver ce qu'il faisait.

On avait cru son crédit ébranlé par la chute d'Anne. En effet il avait reçu d'abord des défenses de voir le Roi : mais il sut bientôt se rétablir aux dépens de sa bienfaitrice et par la cassation de son mariage. La malheureuse espéra en vain de fléchir le roi, en avouant tout ce qu'il voulait. Cet aveu ne lui sauva que le feu, Henri lui fit couper la tête (3). Le jour de l'exécution, elle se consola sur ce qu'elle avait ouï dire que «  l'exécuteur était fort habile; et d'ailleurs, ajouta-t-elle, j'ai le cou assez petit. Au même temps, dit le témoin de sa mort, elle y a porté la main, et s'est mise à rire de tout son cœur (4), » soit par l'ostentation d'une intrépidité outrée, soit que la tête lui eût tourné dans les approches de la mort; et il semble, quoi qu'il en soit, que Dieu voulait, quelque affreuse que fût la fin de cette princesse, qu'elle tînt autant du ridicule que du tragique.

Il est temps de raconter les définitions de foi que Henri fit en Angleterre comme chef souverain de l'Eglise. Voici dans les articles qu'il dressa lui-même, la confirmation de la doctrine catholique. On y trouve «  l'absolution du prêtre » comme « une chose instituée par Jésus-Christ, et aussi bonne que si Dieu la donnait.

 

1 Tom. I, liv. III, p. 277. — 2 Ibid., p. 273, 274. — 3 Ibid., p. 277. — 4 Ibid., p. 279.

 

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lui-même, avec la confession de ses péchés à un prêtre, nécessaire quand on la pouvait faire (1). » On établit sur ce fondement loi trois actes de la pénitence divinement instituée, « la contrition et la confession » en termes formels, et « la satisfaction, » sous la nom de « dignes fruits de la repentance » qu'on est obligé « de porter, encore qu'il soit véritable que Dieu pardonne les péchés dans la seule vue de la satisfaction de Jésus-Christ, et non à cause de nos mérites. » Voilà toute la substance de la doctrine catholique. Et il ne faut pas que les protestants s'imaginent que ce qui est dit de la satisfaction leur soit particulier, puisque nous avons vu mille fois que le concile de Trente a toujours cru la rémission des péchés une pure grâce accordée par les seuls mérites de Jésus-Christ.

Dans le sacrement de l'autel on reconnaît «  le même corps du Sauveur conçu de la Vierge, comme donné en sa propre substance sous les enveloppes, » ou comme parle l'original anglais, «  sous la forme et figure du pain : » ce qui marque très-précisément la présence réelle du corps; et donne à entendre, selon le langage usité, qu'il ne reste du pain que les espèces.

Les images étaient retenues avec la liberté toute entière « de leur faire fumer de l'encens, de ployer le genou (a) devant elles, de leur faire des offrandes et de leur rendre du respect, en considérant ces hommages comme un honneur relatif qui allait à Dieu, et non à l'image (2). » Ce n'était pas seulement approuver en général l'honneur des images, mais encore approuver en particulier ce que ce culte avait de plus fort.

On ordonnait d'annoncer au peuple qu'il « était bon de prier les Saints de prier pour les fidèles, » sans néanmoins espérer d'en obtenir les choses que Dieu seul pouvait donner.

Quand M. Burnet regarde ici comme une espèce de réformation « qu’on ait aboli le service immédiat des images, et changé l’invocation directe des Saints en une simple prière de prier pour les fidèles (3), » il ne fait qu'amuser le monde, puisqu'il n'y a point de catholique qui ne lui avoue qu'il n'espère rien des Saints

 

1 Tom. I, liv. III, p. 292. — 2 P. 296. — 3 P. 298.

(a) M Genouil.

 

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que par leurs prières, et qu'il ne rend aucun honneur aux images que celui qui est ici exprimé par rapport à Dieu.

On approuve expressément les cérémonies de l'eau bénite, du pain bénit, de la bénédiction des fonts baptismaux, et des exorcismes dans le baptême ; celle de donner des cendres au commencement du carême, celle de porter des rameaux le jour de Pâque fleurie; celle « de se prosterner devant la croix, et de la baiser, pour célébrer la mémoire de la passion de Jésus-Christ (1) : » toutes ces cérémonies étaient regardées comme une espèce de langage mystérieux, qui rappelaient en notre mémoire les bienfaits de Dieu et excitaient l’âme à s'élever au ciel ; qui est aussi la même idée qu'en ont tous les catholiques.

La coutume de prier pour les morts est autorisée comme ayant un fondement certain dans le livre des Macchabées, et comme ayant été reçue dès le commencement de l'Eglise : tout est approuvé, jusqu'à l'usage « de faire dire des messes pour la délivrance des âmes des trépassés (2) : » par où on reconnaissait dans la messe ce qui faisait l'aversion de la nouvelle Réforme, c'est-à-dire cette vertu par laquelle, indépendamment de la communion, elle profitent à ceux pour qui on la disait, puisque sans doute ces âmes ne communiaient pas.

Le roi disait à chacun de ces articles qu'il ordonnait aux évêques de les annoncer au peuple « dont il leur avait commis conduite ; » langage jusqu'alors fort inconnu dans l'Eglise. A. la vérité, quand il décida ces points de foi, il avait auparavant ouï les évêques, comme les juges entendent des experts : mais c'était lui qui ordonnait et qui décidait. Tous les évêques souscrivirent après Cromwel vicaire général, et Cranmer archevêque de Cantorbéry.

M. Burnet a de la honte de voir ses réformateurs approuver les principaux articles de la doctrine catholique, et jusqu'à la messe, qui seule les contenait tous. Il les excuse, en disant que « divers évêques et divers théologiens n'avaient pas eu au commencement une connaissance distincte de toutes les matières; et que s'ils s'étaient relâchés à certains égards, ç'avait été par ignorance

 

1 Tom. I, lib. III, p. 298. — 2 Rec. des pièc., 1ère part., add., n. 1.

 

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plutôt que par politique ou par faiblesse (1). » Mais n'est-ce pas se moquer trop visiblement que de faire ignorer aux réformateurs ce qu'il y avait de plus essentiel dans la Réforme? Si Cranmer et ses adhérents approuvaient de bonne foi tous ces articles, et même la messe, en quoi donc étaient-ils luthériens? Et s'ils rejetaient dès lors en leur cœur tous ces prétendus abus, comme on n'en peut douter, leur signature qu'est-ce autre chose qu'une honteuse prostitution de leur conscience? Cependant à quelque prix que ce soit, M. Burnet veut que dès lors on ait réformé, à cause que dès le premier article de la définition de Henri on recommandait au peuple « la foi à l'Ecriture et aux trois Symboles (2), » avec défense de rien dire qui n'y fût conforme : chose que personne ne niait, et qui ainsi n'avait pas besoin d'être réformée.

Voilà les articles de foi donnés par Henri en 1536. Mais quoiqu'il n'eût pas tout mis, et qu'en particulier il y eût quatre sacrements dont il n'avait fait aucune mention, la confirmation, l’extrême-onction, l'ordre et le mariage, il est très-constant d'ailleurs qu'il n'y changea rien, non plus que dans les autres points de notre foi : mais il voulut en particulier exprimer dans ses articles «qu'il y avait alors de plus controversé, afin de ne laisser aucun toute de sa persévérance dans l'ancienne foi.

En ce même temps, par le conseil de Cromwel et pour engager sa noblesse dans ses sentiments, il vendit aux gentilshommes de chaque province les terres des couvents qui avaient été supprimés, et les leur donna à fort bas prix (3). Voilà les adresses des réformateurs, et les liens par où l'on tenait à la reformation,

Le vice-gérant publia aussi un nouveau règlement ecclésiastique, dont le fondement était la doctrine des articles qu'on vient de voir si conformes à la doctrine catholique. M. Burnet trouve arment de beaucoup d'apparence à croire que ce règlement fut dressé par Cranmer (4), et nous donne une nouvelle preuve que cet archevêque était capable en matière de religion des dissimulations les plus criminelles.

Henri s'expliqua encore plus précisément sur l'ancienne foi, Les six

 

1 Burn., tom. I, liv. III, p. 299. — 2 P. 293, 298. — 3 P. 305. — 4 P. 308.

 

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dans la déclaration de ces six articles fameux qu'il publia en 1539. Il établissait dans le premier la transsubstantiation : dans le second, la communion sous une espèce : dans le troisième, le célibat des prêtres, avec la peine de mort contre ceux qui y contreviendraient : dans le quatrième, l'obligation de garder les vœux dans le cinquième, les messes particulières ; dans le sixième, la nécessité de la confession auriculaire (1). Ces articles furent publié par l'autorité du roi et du Parlement, à peine de mort pour ceux qui les combattraient opiniâtrement, et de prison pour les autres autant de temps qu'il plairait au roi.

Pendant que Henri se déclarait d'une manière si terrible contre la réformation prétendue, Cromwel le vice-gérant et l'archevêque ne voyaient plus d'autre moyen de l'avancer, qu'en donnant au roi une femme qui protégeât leurs personnes et leurs desseins. La reine Jeanne Seymour était morte dès l'an 1537 en accouchant d’Edouard (2). Si elle n'éprouva pas la légèreté de Henri, M. Burnet reconnaît qu'elle en est apparemment redevable à la brièveté de sa vie (3). Cromwel, qui se souvenait combien les femmes de Henri avaient de pouvoir sur lui tant qu'elles en étaient aimées, crut que la beauté d'Anne de Clèves serait propre à seconder ses desseins, et porta le roi à l'épouser. Mais par malheur ce prince devint amoureux de Catherine Howard (4); et à peine eut-il accompli son mariage avec Anne, qu'il tourna toutes ses pensées à le rompre. Le vice-gérant porta la peine de l'avoir conseillé, et trouva sa perte où il avait cru trouver son soutien. On s'aperçut qu'il donnait une secrète protection aux nouveaux prédicateurs ennemis des six articles et de la présence réelle, que le roi défendait avec ardeur (5). Quelques paroles qu'il dit à cette occasion contre le roi, furent rapportées. Ainsi par l'ordre de ce prince, le Parlement le condamna comme hérétique et traître à l'Etat. On remarqua qu'il fut condamné sans être ouï (6) ; et qu'ainsi il porta la peine du détestable conseil dont il avait été le premier auteur, de  condamner des accusés sans les entendre. Et on dira que la main de Dieu n'est pas visible sur ces malheureux réformateurs, qui

 

1 Tom. I, livre III, p. 352. — 2 P. 351. — 3 P. 282. — 4 P. 379. — 5 P 381. — 6 P. 363, 382, 538.

 

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étaient aussi, comme on voit, les plus méchants aussi bien que les plus hypocrites de tous les hommes !

Cromwel prostituait plus que tous les autres sa conscience à la flatterie, puisque par sa qualité de vice-gérant il autorisait en tous les articles de foi de Henri, qu'il tâchait secrètement de détruire. M. Burnet conjecture que si on refusa de l'entendre, « c'est qu'apparemment, dans toutes les choses qu'il avait faites » pour la réformation prétendue, « il était muni de bons ordres de son maître, et n'avait agi vraisemblablement que par le commandement du roi, dont les démarches vers une réforme sont assez connues (1). » Mais à ce coup l'artifice est trop grossier; et pour y être surpris, il faudrait vouloir s'aveugler. M. Burnet osera-t-il dire que les démarches qu'il attribue à Henri vers la Réforme ont été au préjudice de ses six articles, ou de la présence réelle, ou de la messe? Il se démentirait lui-même, puisqu'il avoue dans tout son livre que ce prince a toujours été très-zélé ou, pour parler avec lui, très-entêté de tous ces articles. Cependant il voudrait ici nous faire accroire que Cromwel avait des ordres secrets pour les affaiblir, pendant qu'on le fait mourir lui-même pour avoir favorisé ceux qui s'y opposaient.

Mais laissons les conjectures de M. Burnet et les tours dont il tâche en vain de colorer la réformation pour nous attacher aux faits que la bonne foi ne lui permet pas de nier. Après la condamnation de Cromwel, il restait encore, pour satisfaire le roi, à le défaire d'une épouse odieuse, en cassant le mariage d'Anne de Clèves. Le prétexte en était grossier. On alléguait pour cause de nullité les fiançailles de cette princesse avec le marquis de Lorraine, pendant que les deux parties étaient en minorité, et sans que jamais ils les eussent ratifiées étant majeurs (2). On voit bien qu’il n'y a rien de plus faible pour casser un mariage accompli : mais au défaut des raisons, le roi avait un Cranmer prêt à tout faire. Par le moyen de cet archevêque ce mariage fut cassé comme  les deux autres : « la sentence en fut prononcée le neuvième juillet 1540, signée de tous les ecclésiastiques des deux chambres, et scellée du sceau des deux archevêques (3). » M. Burnet en a

 

1 Tom. I, liv. III, p. 382. — 2 P. 373, 378, 385. — 3 P. 385.

 

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honte, et il avoue que « Henri n'avait jamais eu une marque plus éclatante de la complaisance aveugle de ses ecclésiastiques. Car ils savaient, poursuit-il, que ce contrat prétendu, dont on faisait le fondement du divorce, n'avait rien qui portât atteinte au mariage (1). » Ils agissaient donc ouvertement contre leur conscience; mais afin qu'on ne se laisse pas éblouir une autre fois aux spécieuses paroles de la nouvelle Réforme, il est bon de remarquer qu'ils donnent cette sentence « en représentant le concile universel; » après avoir dit que le roi ne leur demandait que ce « qui était véritable, ce qui était juste, ce qui était honnête et saint (2) : » voilà comme parlaient ces évêques corrompus. Cranmer, qui présidait à cette assemblée et qui en porta le résultat au Parlement, fut le plus lâche de tous; et M. Burnet, après lui avoir cherché une vaine excuse, est obligé d'avouer que, « craignant que ce ne fût là une entreprise formée pour le perdre, il fut de l'avis général (3). » Tel fut le courage de ce nouvel Athanase et de ce nouveau Cyrille.

Sur cette inique sentence le roi épousa Catherine Howard, assez zélée pour la Réforme aussi bien qu'Anne de Boulen : mais le sort de ces réformées est étrange. La vie scandaleuse de celle-ci lui fit bientôt perdre la tête sur un échafaud, et la maison de Henri fut toujours remplie de sang et d'infamie.

Les prélats dressèrent une Confession de foi que ce prince confirma par son autorité (4). Là on déclare en termes formels l'observation des sept sacrements : celui de la pénitence dans l'absolution du prêtre; la confession nécessaire; la transsubstantiation; la concomitance, « ce qui levait, dit M. Burnet, la nécessité de la communion sous les deux espèces (5); » l'honneur des images, et la prière des Saints au même sens que nous avons vu dans les premières déclarations du roi, c'est-à-dire au sens de l'Eglise; la nécessité et le mérite des bonnes œuvres pour obtenir la vie éternelle; la prière pour les morts (6); et en un mot, tout le reste de la doctrine catholique, à la réserve de l'article de la primauté, dont nous parlerons à part.

 

1 P. 384.— 2 Jugem. de Cran, et des Evêq., Rec. de Burn., Ière part., liv. III, n. 19. p. 197, 385. — 2 P. 384, 385. — 3 P. 391. — 4 P. 397.— 5 P. 401, 402.

 

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Cranmer souscrivit à tout avec les autres: car, encore que M. Burnet témoigne que quelques articles avaient passé contre son avis, il cédait à la pluralité, et on ne nous marque aucune opposition de sa part au décret commun. La même exposition avait été publiée par l'autorité du roi dès l’an 1538, signée de dix-neuf évêques, de huit archidiacres et de dix-sept docteurs, sans aucune opposition. Voilà quelle était alors la foi de l'église anglicane et de Henri, qu'elle s'était donné pour chef. L'archevêque passait tout contre sa conscience. La volonté de son maître était sa règle suprême; et au lieu du Saint-Siège avec l'Eglise catholique, c'eut le roi seul qui devenait infaillible.

Cependant il continuait à dire la messe qu'il rejetait dans son ma. cœur, encore qu'on n'eût rien changé dans les Missels. M. Burnet demeure d'accord que a les altérations furent si légères, qu'on ne fut point obligé de faire imprimer de nouveau ni les Bréviaires, ni les Missels, ni aucun office : car, poursuit cet historien, en effaçant quelques collectes où on priait Dieu pour le Pape, l'office de Thomas Becquet » (c'est saint Thomas de Cantorbéry) « et celui des autres Saints retranchés (1) ; » et en faisant outre cela quelques « ratures peu considérables, » on se servit toujours des mêmes livres. On pratiquait donc au fond le même culte. Cranmer s'en accommodait; et si nous voulons savoir toute sa peine, c'est, comme nous l'apprend M. Burnet, qu'à la réserve de Fox, évêque de Hereford, aussi dissimulé que lui, « les autres évêques de son parti l'embarrassaient plus qu'ils ne lui étaient utiles, à cause qu'ils ne connaissaient ni la prudence politique, ni l'art des ménagements ; de sorte qu'ils attaquaient ouvertement des choses qu'on n'avait pas encore abolies (2). » Cranmer, qui trahissait sa conscience et qui attaquait sourdement ce qu'il approuvait et pratiquait en public, était plus habile, puisqu'il savait porter « la politique et l'art des ménagements » jusqu'au plus intime de la religion.

On s'étonnera peut-être comment un homme de cette humeur  osa  parler contre les six articles, car c'est là le seul endroit où M. Burnet le fait courageux : mais il nous en découvre lui-même la cause (3). C'est qu'il avait « un intérêt particulier » dans l'article

 

1 P. 404, 405. — 2 P. 350. — 3 P. 353.

 

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qui condamnait à mort les prêtres mariés, puisqu'alors il l'était lui-même. Laisser passer dans le Parlement en loi de l'Etat sa propre condamnation, c'eût été trop, et sa crainte lui fit alors montrer quelque sorte de vigueur : ainsi en parlant assez faiblement contre quelques autres articles, il s'expliqua beaucoup contre celui-là. Mais après tout, on ne voit pas qu'il ait fait autre effort en cette rencontre, si ce n'est qu'après avoir tâché vainement de dissuader la loi, il se rangea selon sa coutume à l'avis commun.

Mais voici le plus grand acte de son courage. M. Burnet, sur la M.Burnet foi d'un auteur de la Vie de Cranmer, veut que nous croyions  que le roi inquiété par Cranmer sur la loi des six articles, voulut savoir pourquoi il s'y opposait, et qu'il ordonna au prélat de mettre ses raisons par écrit (1). Il le fit. Son écrit mis au net par son secrétaire, tomba entre les mains d'un ennemi de Cranmer. On te porta aussitôt à Cromwel, qui vivait encore, dans le dessein d'en faire prendre l'auteur. Mais Cromwel éluda la chose, et « Cranmer sortit ainsi d'un pas dangereux. »

Ce récit est tout propre à nous faire voir que le roi ne savait rien en effet de l'écrit de Cranmer contre les articles ; que s'il l'eût su, le prélat était perdu; et enfin qu'il ne se sauvait que par une adresse et une dissimulation continuelle : en tout cas si M. Burnet l'aime mieux ainsi, je veux bien croire que le roi trouvait dans Cranmer une si grande facilité d'approuver dans le public tout et que son maître voulait, que ce prince n'avait pas besoin de se mettre en peine de ce que pensait dans son cœur un homme si complaisant, et ne pouvait se défaire d'un si commode conseil.

Ce n'était pas seulement dans ses nouvelles amours qu'il le trouvait si flatteur : Cranmer avait fabriqué dans son esprit cette nouvelle idée de chef de l'Eglise attachée à la royauté ; et ce qu'il en dit dans une pièce que M. Burnet a donnée dans son recueil, est inouï. Il enseigne donc « que le prince chrétien est commis immédiatement de Dieu, autant pour ce qui regarde l'administration de la parole, que pour l'administration du gouvernement politique : que dans ces deux administrations il doit avoir des ministres qu'il établisse au-dessous de lui, comme par exemple

 

1 P. 363.

 

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le chancelier et le trésorier, les maires et les shérifs dans le civil ; et les évêques, curés, vicaires et prêtres, qui auront titre par Sa Majesté dans l'administration de la parole, comme par exemple l'évêque de Cantorbéry, le curé de Winwick et les autres : que tous les officiers et ministres, tant de ce genre que de tout autre, doivent être destinés, assignés et élus par les soins et les ordres des princes, avec diverses solennités qui ne sont pas de nécessité, mais de bienséance seulement ; de sorte que si ces charges étaient données par le prince sans de telles solennités, elles ne seraient pis moins données; et qu'il n'y a pas plus de promesse de Dieu que la grâce soit donnée dans l'établissement d'un office ecclésiastique, que dans l'établissement d'un office politique (1). »

Après avoir ainsi établi tout le ministère ecclésiastique sur une ample délégation des princes, sans même que l'ordination ou la consécration ecclésiastique y fût nécessaire, il va au devant d'une objection qui se présente d'abord à l'esprit : c'est à savoir comment les pasteurs exerçaient leur autorité sous les princes infidèles; et il répond conformément à ses principes, qu'en ce temps il n'y avait pas dans l'Eglise de vrai « pouvoir » ou « commandement ; » mais que le peuple acceptait ceux qui étaient présentés par les apôtres, ou autres qu'il croyait remplis de l'Esprit de Dieu, « de sa seule volonté libre;» et dans la suite les écoutait « comme un bon Peuple prêt à obéir aux avis de bons conseillers. » Voilà ce que dit Cranmer dans une assemblée d'évêques, et voilà l'idée qu'il avait de cette puissance que Jésus-Christ a donnée à ses ministres.

Je n'ai pas besoin de rejeter ce prodige de doctrine tant réfuté par Calvin et par tous les autres protestants, puisque M. Burnet en rougit lui-même pour Cranmer, et veut prendre pour rétractation de ce sentiment ce qu'il a souscrit ailleurs de l'institution divine des évêques. Mais outre que nous avons vu que ses souscriptions ne sont pas toujours une preuve de ses sentiments, je dirai encore à M. Burnet qu'il nous cache avec trop d'adresse les vrais sentiments de Cranmer. Il ne lui importait pas que l'institution des évêques et des prêtres fût divine, et il reconnaît cette vérité dans la pièce même dont nous venons de produire l'extrait : car il y est

 

1 Rec., 1ère part., liv. III, n. 21, p. 201.

 

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expressément porté à la fin, que « tout le monde, » et Cranmer par conséquent, « était d'avis que les apôtres avaient reçu de Dieu le pouvoir de créer des évêques (1) » ou des pasteurs. C'est aussi ce qu'on ne pouvait nier sans contredire trop ouvertement l'Evangile. Mais la prétention de Cranmer et de ses adhérents, était que Jésus-Christ instituait les pasteurs pour exercer leur puissance, comme dépendante du prince dans toutes leurs fonctions; ce qui est sans difficulté la plus inouïe et la plus scandaleuse flatterie qui soit jamais tombée dons l'esprit des hommes.

De là donc il est arrivé que Henri VIII donnait pouvoir aux qui évêques de visiter leurs diocèses avec cette préface : «Que toute juridiction, tant ecclésiastique que séculière, venait de la puissance royale, comme de la source première de toute magistrature dans chaque royaume : que ceux qui jusqu'alors avaient exercé précairement cette puissance, la devaient reconnaître comme venue de la libéralité du prince, et la quitter quand il lui plairait : que sur ce fondement il donne pouvoir à tel évêque de visiter son diocèse comme vicaire du Roi et par son autorité de promouvoir aux ordres sacrés et même à la prêtrise, ceux qu'il trouvera à propos (2); » et en un mot, d'exercer toutes les fonctions épiscopales, « avec pouvoir de subdéléguer, » s'il le jugeait nécessaire.

Ne disons rien contre une doctrine qui se détruit elle-même par son propre excès, et remarquons seulement cette affreuse proposition qui fait la puissance des évêques tellement émanée de celle du roi, qu'elle est même révocable à sa volonté.

Cranmer était si persuadé de cette puissance royale, qu'il n'eut pas de honte lui-même, archevêque de Cantorbéry et primat de toute l'église d'Angleterre, de recevoir une semblable commission sous Edouard VI, lorsqu'il réforma l'Eglise à sa mode (3) et ce fût le seul article qu'il retint de ceux que Henri avait publiés.

On poussa si loin cette puissance dans la réformation anglicane, qu'Elisabeth en eut du scrupule ; et l'horreur qu'on eut de voir une femme chef souverain de l'Eglise et source de la puissance

 

1 Rec., 1ère part., liv. III, n. 21. — 2 Commiss. à Bonner., ibid., n. 14, p. 184. — 3 Burn., IIe part., liv. I, p. 90.

 

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pastorale dont elle est incapable par son sexe, fît qu'on ouvrit enfin les yeux aux excès où on s'était emporté (1) . Mais nous verrons que sans en changer le fond ni la force, on y apporta seulement des adoucissements palliatifs; et M. Burnet déplore encore aujourd'hui de voir « l'excommunication, un acte si purement ecclésiastique dont on devait remettre le droit entre les mains des évêques et du clergé, abandonnée à des tribunaux sécularisés (2), » c'est-à-dire non-seulement aux rois, mais encore à leurs officiers: « erreur, poursuit ce docteur, qui s'est accrue à un tel point, qu'il est plus facile d'en découvrir les inconvénients , que d'en marquer les remèdes. »

Et certainement je ne pense pas qu'on puisse rien imaginer de plus contradictoire d'un côté, que de dénier aux rois l'administration de la parole et des sacrements ; et de l'autre, de leur accorder l'excommunication, qui en effet n'est autre chose que la parole céleste armée de la censure qui vient du ciel, et une partie des plus essentielles de l'administration des sacrements, puisqu'assurément le droit d'en priver les fidèles ne peut appartenir qu'à ceux qui sont aussi établis de Dieu pour les leur donner. Mais l'église anglicane est encore allée plus loin, puisqu'elle attribue à ses rois et à l'autorité séculière, le droit d'autoriser les Rituels et les Liturgies, et même de décider en dernier ressort des vérités de la foi, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus intime dans l'administration des sacrements, et de plus inséparablement attaché à la Prédication de la parole. Et tant sous Henri VIII que dans les règnes suivants, nous ne voyons ni Liturgie, ni Rituel, ni confession de foi, qui ne tire sa dernière force de l'autorité des rois et des parlements, comme la suite le fera connaître. On a passé jusqu'à cet excès, qu'au lieu que les empereurs orthodoxes, s'ils faisaient anciennement quelques constitutions sur la foi, ou ils ne le faisaient qu'en exécution des décrets de l'Eglise, ou bien ils en attendaient la confirmation de leurs ordonnances : on enseignait au contraire (a) en Angleterre, « que les décisions des conciles sur la foi n'avaient nulle force sans l'approbation des

 

1 Burn., IIe part., liv. III, p. 558, 571. — 2 IIe part., liv. I, p. 65.

(a) 1ère  édit. : Mais au contraire on enseignait.

 

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princes (1) ; et c'est la belle idée que donnait. Cranmer des décisions de l'Eglise dans un discours rapporté par M. Burnet.

Cette réforme avait donc son origine dans les flatteries de cet archevêque, et dans les désordres de Henri VIII. M. Burnet prend beaucoup de peine à entasser des exemples de princes très-déréglés dont Dieu s'est servi pour de grands ouvrages (2). Qui en doute ? Mais sans examiner les histoires qu'il en rapporte, où il mêle le vrai avec le faux, et le certain avec le douteux; montrera-t-il un seul exemple où Dieu voulant révéler aux hommes quelque vérité importante et inconnue durant tant de siècles, pour ne pas dire entièrement inouïe, ait choisi un roi aussi scandaleux que Henri VIII et un évêque aussi lâche et aussi corrompu que Cranmer? Si le schisme de l'Angleterre, si la réformation anglicane est un ouvrage divin, rien n'y sera plus divin que la primauté ecclésiastique du roi, puisque ce n'est pas seulement par là que la rupture avec Rome, c'est-à-dire selon les protestants, le fondement nécessaire de toute bonne réforme a commencé, mais que c'est encore le seul point où l’on n'a jamais varié depuis le schisme. Dieu a choisi Henri VIII pour introduire ce nouveau dogme parmi les chrétiens, et tout ensemble il a choisi ce même prince pour être un exemple de ses jugements les plus profonds et les plus terribles : non de ceux où il renverse les trônes, et donne à des rois impies une fin manifestement tragique ; mais de ceux où les livrant à leurs passions et à leurs flatteurs, il les laisse se précipiter dans le plus excessif aveuglement (a). Cependant il les retient autant qu'il lui plaît sur ce penchant, pour faire éclater en eux ce qu'il veut que nous sachions de ses conseils. Henri VIII n'attente rien contre les autres vérités catholiques. La Chaire de saint Pierre est la seule qui est attaquée : l'univers a vu par ce moyen que le dessein de ce prince n'a été que de se venger de cette puissance pontificale qui le condamnait, et que sa haine fut la règle de sa foi.

Après cela je n'ai pas besoin d'examiner tout ce que raconte M. Burnet, ni sur les intrigues des conclaves, ni sur la conduite

 

1 IIe part, liv. I, p. 231. — 2 Préf.

(a) 1ère édit. : Dans le comble de l'aveuglement.

 

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des papes, ni sur les artifices de Clément VII. Quel avantage en peut-il tirer ? Ni Clément, ni les autres papes ne sont parmi nous auteurs d'un nouveau dogme. Ils ne nous ont pas séparés de la sainte société où nous avions été baptisés, et ne nous ont point appris à condamner nos anciens pasteurs. En un mot, ils ne font pas secte parmi nous, et leur vocation n'a rien d'extraordinaire. S'ils n'entrent pas par la porte qui est toujours ouverte dans l'Eglise, c'est-à-dire par les voies canoniques, ou qu'ils usent mal du ministère ordinaire et légitime qui leur a été confié d'en haut, c'est ce cas marqué dans l'Evangile (1), d'honorer la chaire sans approuver ou imiter les personnes. Je ne dois non plus me mettre en peine si la dispense de Jules II était bien donnée, ni si Clément VII pouvait ou devait la révoquer, et annuler le mariage. Car encore que je tienne pour certain que ce dernier Pape a bien lait au fond, et qu'à mon avis en cette occasion on ne puisse blâmer tout au plus que sa politique, tantôt trop tremblante, et tantôt trop précipitée, ce n'est pas là une affaire que je doive décider en ce lieu, ni un prétexte d'accuser d'erreur l'Eglise romaine. Ces matières de dispense se règlent souvent par de simples probabilités ; et on n'est pas obligé d'y rechercher la certitude de la foi ; dont même elles ne sont pas toujours capables. Mais puisque M. Burnet fait de ceci une accusation capitale contre l'Eglise romaine, on ne peut presque s'empêcher de s'y arrêter un moment.

Le fait est connu. On sait que Henri VII avait obtenu une dispense de Jules II pour faire épouser la veuve d'Arthus son fils aîné, à Henri son second fils et son successeur. Ce prince après avoir vu toutes les raisons de douter, avait accompli ce mariage étant roi et majeur, du consentement unanime de tous les ordres de son royaume, le 3 juin 1509, c’est-à-dire six semaines après son avènement à la couronne (2). Vingt ans se passèrent sans qu'on révoquât en doute un mariage contracté de si bonne foi. Henri devenu amoureux d'Anne de Boulen, fit venir sa conscience au secours de sa passion; et son mariage lui devenant odieux, lui devint en même temps douteux et suspect (3). Cependant il en était sorti une princesse qui avait été reconnue dès son enfance pour

 

1 Matth., XXIII, 2, 3. — 2 Burn., Ière part., liv. II, p. 58. — 3 Ibid., p. 59.

 

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l'héritière du royaume ; de sorte que le prétexte que prenait Henri de faire casser son mariage, de peur, disait-il, que la succession du royaume ne fût douteuse, n'était qu'une illusion; puisque personne ne songeait à contester son état à Marie, sa fille, qui en effet fut reconnue reine d'un commun consentement, lorsque l'ordre de la naissance l'eut appelée à la couronne. Au contraire si quelque chose pouvait causer du trouble à la succession de ce grand royaume, c'était le doute de Henri ; et il paraît que tout ce qu'il publia sur l'embarras de sa succession ne fut qu'une couverture , tant de ses nouvelles amours, que du dégoût qu'il avait conçu de la reine sa femme, à cause des infirmités qui lui étaient survenues, comme M. Burnet l'avoue lui-même (1).

Un prince passionné veut avoir raison. Ainsi pour plaire à Henri, on attaqua la dispense sur laquelle était fondé son mariage, par divers moyens, dont les uns étaient tirés du fait et les autres du droit. Dans le fait, on soutenait que la dispense était nulle, parce qu'elle avait été accordée sur de fausses allégations. Mais comme ces moyens de fait réduits à ces minuties, étaient emportés par la condition favorable d'un mariage qui subsistait depuis tant d'années, on s'attacha principalement aux moyens de droit; et on soutint la dispense nulle, comme accordée au préjudice de la loi de Dieu, dont le Pape ne pouvait pas dispenser.

Il s'agissait de savoir si la défense de contracter en certains degrés de consanguinité ou d'affinité, portée par le Lévitique (2), et entre autres celle d'épouser la veuve de son frère, appartenait tellement à la loi naturelle, qu'on fût obligé de garder cette défense dans la loi évangélique. La raison de douter était qu'on ne lisait point que Dieu eût jamais dispensé de ce qui était purement de la loi naturelle : par exemple, depuis la multiplication du genre humain il n'y avait point d'exemple que Dieu eût permis le mariage de frère à sœur, ni les autres de cette nature au premier degré, soit ascendant, ou descendant, ou collatéral. Or il y avait dans le Deutéronome une loi expresse, qui ordonnait. en certains cas à un frère d'épouser sa belle-sœur et la veuve de son frère (3). Dieu donc ne détruisant pas la nature dont il est l'auteur,

 

1 Burn., 1ère part., liv. II, p. 59, etc. — 2 Levit., XVIII, 20. — 3 Deut., XXV, 5.

 

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faisait connaître par là que ce mariage n'était pas de ceux que la nature rejette; et c'était sur ce fondement que la dispense de Jules II était appuyée.

Il faut rendre ce témoignage aux protestants d'Allemagne : Henri n'en put obtenir l'approbation de son nouveau mariage, ni la condamnation de la dispense de Jules II. Lorsqu'on parla de cette affaire dans une ambassade solennelle que ce prince avait envoyée en Allemagne, pour se joindre à la ligue protestante, Mélanchthon décida ainsi : « Nous n'avons pas été de l'avis des ambassadeurs d'Angleterre : car nous croyons que la loi de ne pas épouser la femme de son frère est susceptible de dispense, quoique nous ne croyions pas qu'elle soit abolie (1). » Et encore plus brièvement dans un autre endroit : «Les ambassadeurs prétendent que la défense d'épouser la femme de son frère est indispensable; et nous soutenons au contraire qu'on en peut dispenser (2). » C'était justement ce qu'on avait prétendu à Rome, et Clément VII avait appuyé sur ce fondement sa sentence définitive contre le divorce.

Bucer avait été de même avis sur le même fondement; et nous apprenons de M. Burnet que selon cet auteur l'un des réformateurs de l'Angleterre, « la loi du Lévitique ne pouvait être une loi morale ou perpétuelle, puisque Dieu même en avait voulu dispenser (3). »

Zuingle et Calvin avec leurs disciples furent favorables au roi d'Angleterre, et je ne sais si le dessein d'établir leur doctrine et dans ce royaume-là ne contribua pas un peu à leur complaisance : mais les luthériens n'y entrèrent pas, encore que M. Burnet les fasse un peu varier. « Leur première pensée, dit-il, fut que les ordonnances du Lévitique n'étaient pas morales, et qu'elles n'aient nulle force parmi les chrétiens. Ensuite ils changèrent de intiment, lorsque la question eut été un peu agitée ; mais ils ne convinrent jamais qu'un mariage déjà fait put être cassé (4). »

Ce fut à la vérité une étrange décision que la leur, telle que la rapporte M. Burnet, puisqu'après avoir reconnu que « la

 

1 Lib. IV, ep. CLXXXV. — 2 Lib. IV, ep. CLXXXIII. — 3 Burn., lib. II, p. 142. — 4 Ibid., p. 144.

 

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loi du Lévitique est divine, naturelle et morale, et doit être gardée      comme telle dans toutes les églises, en sorte que le mariage contracté contre cette loi avec la veuve d'un frère est incestueux (1) : » ils ne laissent pas de conclure qu'on ne doit pas rompre ce mariage, avec quelque doute d'abord, mais à la un par une dernière et définitive résolution, de l'aveu de M. Burnet (2) : de sorte qu'un mariage incestueux, un mariage fait « contre les lois divines, morales et naturelles, » dont la vigueur est entière dans l'Eglise chrétienne, doit subsister selon eux, et le divorce en ce cas n'est pas permis.

Cette décision des luthériens est rapportée par M. Burnet à l'an 1530. Celle de Mélanchthon, que nous venons de produire, est postérieure et de l'an 1536. Et quoi qu'il en soit, c'est un préjugé favorable pour la dispense de Jules II et pour la sentence de Clément VII, que ces papes aient trouvé des défenseurs parmi ceux qui ne cherchaient, à quelque prix que ce fût; qu'à censurer leurs actions.

Les protestons d'Allemagne furent si fermes dans ce sentiment, qu'avec toutes les liaisons que Cranmer avait dès lors avec eux, il n'en put engager aucun dans les sentiments du roi d'Angleterre, que le seul Osiandre son beau-frère, dont nous verrons dans la suite que l'autorité ne devait pas être fort considérable.

A l'égard des catholiques, M. Burnet nous raconte que Henri VIII corrompit deux ou trois cardinaux. Sans m'informer de ces faits, je remarquerai seulement qu'une cause est bien mauvaise, lorsqu'elle a besoin d'être soutenue par des moyens si infâmes. Et pour les docteurs dont M. Burnet nous vante les souscriptions, quelle merveille dans un siècle si corrompu , qu'un si grand roi en ait pu trouver qui n'aient pas été à l'épreuve de ses sollicitations et de ses présents? Notre historien ne veut pas qu'il soit permis de révoquer en doute le témoignage de Fra-Paolo, ni celui de M. de Thou (3). Qu'il écoute donc ces deux historiens. L'un dit que Henri « ayant consulté en Italie, en Allemagne et en France, il trouva une partie des théologiens favorable et l'autre contraire.

 

1 Rec. des Pièces, 1ère part., liv. Il, n. 35. — 2 Ibid., liv. II, p. 144. — 3 Tom. I, Préf.

 

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Que la plupart de ceux de Paris furent pour lui, et que plusieurs crurent qu'ils Pavaient fait, plutôt persuadés par l'argent du roi, que par ses raisons (1). » L'autre dit aussi « que Henri rechercha l’avis des théologiens, et en particulier de ceux de Paris, et que le bruit était que ceux-ci gagnés par argent avaient souscrit au divorce (2). »

Je ne veux pas décider si la conclusion de la Faculté de théologie de Paris, que M. Burnet produit en faveur des prétentions de Henri (3) est véritable; d'autres que moi traiteront cette question : mais je dirai seulement qu'elle est très-suspecte, tant à cause du style fort différent de celui dont la Faculté a coutume d'user qu'à cause que la conclusion de M. Burnet est datée du 2 juillet 1590 aux Mathurins; au lieu qu'en ce temps et quelques années auparavant, les assemblées de la Faculté se tenaient ordinairement en Sorbonne (a).

Dans les notes que Charles Dumoulin, ce célèbre jurisconsulte, a faites sur les conseils de Décius, il y est parlé d'une délibération des docteurs en théologie de Paris en faveur du roi d'Angleterre le premier juin 1530 (4); mais cet auteur la marque en Sorbonne. Au reste il fait peu de cas de cette délibération, où l'avis favorable d’un roi d'Angleterre «  passa de cinquante-trois contre quarante-deux, » c'est-à-dire de huit voix seulement, «  dont, dit-il, on ne devait pas beaucoup se mettre en peine, à cause des angelots d'Angleterre qu'on avait distribués pour les acheter : » ce qu'il assure avoir reconnu par « des attestations que les présidents Dufresne et Poliot en avaient données par ordre de François Ier. » D'où il conclut que le « vrai avis de la Sorbonne, » c'est-à-dire le naturel et     celui qui n'avait pas été acheté, était celui qui favorisait le mariage de Henri et de Catherine. Au surplus il est bien certain que dans  le temps de la délibération, François, qui favorisait alors le roi d'Angleterre, avait chargé M. Liset, premier président, de solliciter pour lui les docteurs, comme il paraît par les lettres qu'on a encore en original dans la Bibliothèque du roi, où il rend compte

 

1 Hist. del. Conc. Trid. lib. I, ann. 1534. — 2 Th. Hist., lib. I, an. 1534,       P. 20. — 3 Rec. des Pièces, I part., liv. II, p. 8, n. 34. — 4 Not. ad Cons., 602.

(a) 1ère édit : Se tenaient plus ordinairement en Sorbonne qu'aux Mathurins.

 

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de ses diligences. Savoir maintenant si cette délibération fut faite par la Faculté assemblée en corps, ou si c'est seulement l'avis de plusieurs docteurs, qu'on publia en Angleterre sous le nom de la Faculté, comme il arrive en cas semblable, c'est ce qu'il ne m'importe guère d'examiner. On voit assez que la conscience du roi d'Angleterre était plutôt chargée que soulagée par de semblables consultations, faites par brigues, par argent et par l'autorité de deux si grands rois. Les autres, qu'on nous rapporte, ne se firent pas de meilleure foi. M. Burnet raconte lui-même une lettre de l'agent du roi d'Angleterre en Italie, qui écrit « que s'il avait assez d'argent, il engagerait tous les théologiens d'Italie à signer (1). » C'était donc l'argent, et non pas la volonté qui lui manquait. Mais sans m'arrêter davantage aux historiettes que M. Burnet nous rapporte avec une si vaine exactitude (2), il n'y a personne qui n'avoue que Clément VII eût été trop indigne de sa place, si dans une affaire de cette importance il avait eu le moindre égard à ces consultations mendiées.

En effet la question fut déterminée par des principes plus solides. Il paraissait clairement que la défense du Lévitique ne portait point le caractère d'une loi naturelle et indispensable, puisque Dieu y dérogeait en d'autres endroits. La dispense de Jules II, appuyée sur cette raison, avait un fondement si probable, qu'il parut tel même aux protestants d'Allemagne. Qu'il y ait pu avoir cette matière quelque diversité de sentiments, c'est assez qu'il ne fût pas évident que la dispense fût contraire aux lois divines auxquelles les chrétiens sont obligés. Cette matière était donc de la nature de celles où tout dépend de la prudence des supérieurs,  et dans lesquelles la bonne foi doit faire le repos des consciences. Il n'était aussi que trop visible que sans ses nouvelles amours Henri VIII n'aurait jamais fatigué l'Eglise de la honteuse proposition d'un divorce, après un mariage contracté et continué bonne foi depuis tant d'années. Voilà le nœud de l'affaire; et i parler de la procédure, où peut-être on aura mêlé de la politique bonne ou mauvaise, le fond de la décision de Clément VII sera un témoignage aux siècles futurs, que l'Eglise ne sait point flatter

 

1. Liv. I, p. 138. — » Ibid.

 

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les passions des princes, ni approuver les actions scandaleuses.

Nous pourrions finir en ce lieu ce qui regarde le règne de Henri VIII, si M. Burnet ne nous obligeait à considérer deux commencements de réformation qu'il y remarque : l'un, que ce prince ait mis l'Ecriture sainte dans les mains du peuple ; et l'autre, qu'il ait montré que chaque nation pouvait se réformer d'elle-même.

Pour ce qui regarde la Bible, voici ce qu'en disait Henri VIII en 1540, à la tête de l'Exposition chrétienne dont nous avons parlé. Que « puisqu'il y avait des docteurs dont l'office était d'instruire les autres hommes, il fallait aussi qu'il y eût des auditeurs qui se contentassent d'entendre expliquer la sainte Ecriture, qui en imprimassent la substance dans leurs cœurs, et qui ensuivissent les préceptes dans leur conduite, sans entreprendre de la lire eux-mêmes : et que c'était là le motif qui l'avait porté à priver plusieurs de ses sujets de l'usage de la Bible, leur laissant au reste l'avantage de l'entendre interpréter à leurs pasteurs (1). »

Ensuite il en accorda la lecture, la même année, à condition que « le peuple ne se donnerait pas la liberté d'expliquer les Ecritures, et d'en tirer des raisonnements (2); » ce qui était les obliger de nouveau à se rapporter dans l'interprétation de l'Ecriture à l'Eglise et à leurs pasteurs; auquel cas on est d'accord que la lecture de ce divin livre ne pouvait être que très-salutaire. Au reste si Ton mit alors la Bible en langue vulgaire, il n'y avait rien de nouveau dans cette pratique. Nous avons de semblables versions à l'usage des catholiques dans les siècles qui ont précédé les prétendus réformateurs, et ce n'est pas là un point de nos controverses.

Quand M. Burnet a prétendu que le progrès de la nouvelle réformation était dû à la lecture des livres divins qu'on permit au peuple, il devait dire que cette lecture était précédée de prédications artificieuses, par où l’on avait rempli l'esprit des peuples de nouvelles interprétations. Ainsi un peuple ignorant et passionné ne trouvait en effet dans l'Ecriture que les erreurs dont il était prévenu ; et la témérité qu'on lui inspirait de juger par son propre

 

1 Liv. III, p. 402. — 2 Liv. III, p. 415.

 

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esprit du vrai sens de l'Ecriture, et de former sa foi de lui-même achevait de le perdre. Voilà comme les peuples ignorants et prévenus trouvaient la réformation prétendue dans l'Ecriture : mais il n'y a point d'homme de bonne foi qui ne m'avoue que par les mêmes moyens les peuples y auraient trouvé l'arianisme aussi clair, qu'ils se sont imaginés y trouver le luthéranisme ou le calvinisme.

Lorsqu'on a mis dans la tête d'un peuple ignorant que tout est déçoit si clair dans l'Ecriture, qu'il y entend tout ce qu'il y faut entendre, et qu'ainsi il se peut passer du jugement de tous les pasteurs et de tous les siècles : il prend pour vérité constante le premier sens qui se présente à son esprit, et celui auquel il est accoutumé lui paraît toujours le plus naturel. Mais il faudrait lui faire entendre que c'est là souvent la lettre qui tue, et que c'est dans les passages qui paraissent les plus clairs que Dieu a souvent caché les plus grandes et les plus terribles profondeurs.

Par exemple, M. Burnet nous propose Ce passage : « Buvez-en tous, » comme un des plus clairs qu'on se puisse imaginer, et qu'on tend celui qui nous mène le plus promptement à la nécessité des deux espèces. Mais il va voir par les choses qu'il avoue lui-même, que ce qu'il trouve si clair devient un piège aux ignorants : car cette parole : « Buvez-en tous, » dans l'institution de l'Eucharistie, quelque claire qu'il veuille se l'imaginer, après tout ne l'est pas plus que celle-ci dans l'institution de la Pâque : « Vous mangerez » l'agneau pascal, « avec la robe retroussée et un bâton à la main (1) : » debout par conséquent et dans la posture de gens prêts à partir ; car c'était là en effet l'esprit de ce sacrement. Toutefois M. Burnet nous apprend que les Juifs ne le pratiquaient point ainsi (2) : qu'ils étaient couchés en mangeant l'agneau, comme dans les autres repas, selon la coutume du pays; et que « ce changement, » qu'ils apportèrent à l'institution divine, était « si peu criminel, que Jésus-Christ ne fit pas de scrupule de s'y conformer. » Je lui demande en ce cas si un homme qui aurait prisa la lettre ce commandement divin, sans consulter la tradition et l'interprétation de l'Eglise, n'y aurait pas trouvé sa mort certaine,

 

1 Exod., XII, 11. — 2 Burn., IIe part., liv. I, p. 259.

 

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puisqu'il y aurait trouvé la condamnation de Jésus-Christ; et puisque cet auteur ajoute après qu'on doit attribuer « à l'Eglise chrétienne la même puissance qu'à l'Eglise judaïque : » pourquoi dans la nouvelle Pâque un chrétien croira-t-il avoir tout vu sur la Cène en lisant les paroles de l'institution? Et ne sera-t-il pas obligé d'examiner outre ces paroles la tradition de l'Eglise, pour «avoir ce qu'elle a toujours regardé dans la communion comme nécessaire et indispensable? C'en est assez, sans pousser plus avant cet examen, pour faire voir à M. Burnet qu'on ne peut se dispenser d'y entrer, et que la clarté prétendue qu'un ignorant croit trouver dans ces paroles : «Buvez-en tous, » n'est qu'une illusion.

Pour le second fondement de réformation qu'on prétend posé par Henri VIII, M. Burnet le fait consister en ce qu'on déclara que « l'église de chaque Etat faisait un corps entier, et qu'ainsi l'Eglise anglicane pouvait sous l'autorité et de l'aveu de son chef, c'est-à-dire de son roi, examiner et réformer les corruptions, soit de la doctrine ou du service (1). » Voilà de belles paroles. Mais qu'on en pénètre le sens, on verra qu'une telle réformation n'est autre chose qu'un schisme. Une nation qui se regarde comme un « corps entier, » qui règle sa foi en particulier sans avoir égard à ce qu'on croit dans tout le reste de l'Eglise, est une nation qui se détache de l'Eglise universelle, et qui renonce à l'unité de la foi et des sentiments, tant recommandée à l'Eglise par Jésus-Christ et par ses apôtres. Quand une Eglise ainsi cantonnée se donne son roi pour son chef, elle se fait en matière de religion un principe d'unité que Jésus-Christ et l'Evangile n'ont pas établi ; elle change l'Eglise en corps politique, et donne lieu à ériger autant d'églises séparées qu'il se peut former d'Etats. Cette idée de réformation et d'Eglise est née dans l'esprit de Henri VIII et de ses flatteurs, et jamais les chrétiens ne l'avaient connue.

On nous dit que « tous les conciles provinciaux de l'ancienne Eglise fournissaient l'exemple d'une semblable pratique, ayant condamné les hérésies et réformé les abus (2). » Mais cela, c'est visiblement donner le change. Il est bien vrai que les conciles provinciaux

 

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ont dû condamner d'abord les hérésies qui s'élevaient dans leur pays : car pour y remédier, eût-il fallu attendre que le mal gagnât, et que toute l'Eglise en fût avertie ? Aussi n'est-ce pas là notre question. Ce qu'il fallait nous faire voir, c'est que ces églises se regardassent comme « un corps entier, » à la manière qu'on le fit en Angleterre, et qu'on y réformât la doctrine sans prendre pour règle ce qu'on croyait unanimement dans tout le corps de l'Eglise. C'est de quoi on ne produira jamais aucun exemple. Lorsque les Pères d'Afrique condamnèrent l'hérésie naissante de Célestius et de Pelage, ils posèrent pour fondement la défense d'entendre l'Ecriture sainte « autrement que toute l'Eglise catholique répandue par toute la terre ne l'a voit toujours entendue (1). » Alexandre d'Alexandrie posa le même fondement contre Arius, lorsqu'il dit en le condamnant : « Nous ne connaissons qu'une seule Eglise catholique et apostolique, qui ne pouvant être renversée par toute la puissance du monde, détruit toute impiété et toute hérésie. » Et encore : « Nous croyons dans tous ces articles ce qu'il a plu à l'Eglise apostolique (2). » C'est ainsi que les évoques et les conciles particuliers condamnaient les hérésies par un premier jugement, en se conformant à la foi commune de tout le corps. On envoyait ces décrets à toutes les églises ; et c'était de cette unité qu'ils tiraient leur dernière force.

Mais on dit que le remède du concile universel, aisé sous l'empire romain, lorsque les églises avoient un souverain commun, est devenu trop difficile depuis que la chrétienté est partagée en tant d'Etats (3) : autre illusion. Car premièrement le consentement des églises peut se déclarer par d'autres voies que par les conciles universels : témoin dans saint Cyprien la condamnation de Novatien ; témoin celle de Paul de Samosate, dont on a écrit qu'il avait été condamné « par le concile et le jugement de tous les évoques du monde (4), » parce que tous avoient consenti au concile tenu contre lui à Antioche ; témoin enfin les pélagiens et tant d'autres hérésies, qui sans concile universel ont été suffisamment condamnées par l'autorité réunie du Pape et de tous les évêques. Lorsque

 

1 Conc.  Milev., cap.  II. — 2 Ep.  Alexand.; Epist. Alexand. ad Alexand. Constantinop. — 3 Burn., loc. cit. — 4 Epist. Alex, ad Alex. Constantin.

 

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les besoins de l'Eglise ont demandé qu'on assemblât un concile universel, le Saint-Esprit en a bien trouvé les moyens ; et tant de conciles qui se sont tenus depuis la chute de l'empire romain ont bien fait voir que pour assembler les pasteurs, quand il a fallu, on n'avait pas besoin de son secours. C'est qu'il y a dans l'Eglise catholique un principe d'unité indépendant des rois de la terre. Le nier, c'est faire l'Eglise leur captive, et rendre défectueux le céleste gouvernement institué par Jésus-Christ. Mais les protes-tans d'Angleterre n'ont pas voulu reconnaître cette unité, à cause que le Saint-Siège en est dans l'extérieur le principal et ordinaire lien; et ils ont mieux aimé, même en matière de religion , avoir leurs rois pour leurs chefs, que de reconnaître dans la chaire de saint Pierre un principe établi de Dieu pour l'unité chrétienne.

Les six articles publiés de l'autorité du roi et du Parlement tinrent lieu de loi durant tout le règne de Henri Vlll. Mais que peuvent sur les consciences des décrets de religion, qui tirant leur force de l'autorité royale, à qui Dieu n'a rien commis de semblable, n'ont rien que de politique? Encore que Henri VIII les soutint par des supplices innombrables, et qu'il fit mourir cruellement non-seulement les catholiques qui détestaient sa suprématie, mais encore les luthériens et les zuingliens qui attaquaient aussi les autres articles de sa foi : toutes sortes d'erreurs se coulaient insensiblement dans l'Angleterre ; et les peuples ne surent plus à quoi se tenir, quand ils virent qu'on avait méprisé la chaire de saint Pierre, d'où l'on savait que la foi était venue en cette grande île, soit qu'on voulût regarder la conversion de ses anciens habitants sous le pape saint Eleuthère, soit qu'on s'arrêtât à celle des Anglais qui fut procurée par le pape saint Grégoire.

Tout l'état de l'Eglise anglicane, tout l'ordre de la discipline, toute la disposition de la hiérarchie dans ce royaume, et enfin la mission aussi bien que la consécration de ses évêques, venait si certainement de ce grand Pape et de la chaire de saint Pierre, ou des évêques qui la regardaient comme le chef de leur communion, que les Anglais ne pouvaient renoncer à cette sainte puissance, sans affaiblir parmi eux l'origine même du christianisme, et toute l'autorité des anciennes traditions.

 

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Lorsqu'on voulut affaiblir en Angleterre l'autorité du Saint-Siège , on remarqua « que saint Grégoire avait refusé le titre d'évêque universel à peu près dans le même temps qu'il travaillait à la conversion de l'Angleterre : et ainsi, concluaient Cranmer et ses associés, lorsque nos ancêtres reçurent la foi, l'autorité du Siège de Rome était dans une louable modération (1). »

Sans disputer vainement sur ce titre d'universel que les Papes ne prennent jamais, et qui peut être plus ou moins supportable selon les divers sens dont on le prend, voyons un peu dans le fond ce que saint Grégoire, qui le rejetait, croyait cependant de l’autorité de son Siège. Deux passages connus de tout lé monde vont décider cette question. « Pour ce qui regarde, dit-il, l'Eglise de Constantinople, qui doute qu'elle ne soit soumise au Siège apostolique ? ce que l'Empereur et Eusèbe notre frère, évêque de cette ville, ne cessent de reconnaître (2). » Et dans la lettre suivante, en parlant d'un primat d'Afrique : « Quant à ce qu'il dit, qu'il est soumis au Siège apostolique, je ne sache aucun évêque qui n'y soit soumis lorsqu'il se trouve dans quelque faute. Au surplus quand la faute ne l'exige pas, nous sommes tous frères selon la loi de l'humilité (3). » Voilà donc manifestement tous les évêques soumis à l'autorité et à la correction du Saint-Siège ; et cette autorité reconnue même par l'Eglise de Constantinople, la seconde Eglise du monde dans ces temps-là en dignité et en puissance. Voilà le fond de la puissance pontificale : le reste, que la coutume ou la tolérance, ou l'abus même, si l'on veut, pourrait avoir introduit ou augmenté, pouvait être conservé, ou souffert, ou étendu plus ou moins, selon que l'ordre, la paix et la tranquillité publique le demandait. Le christianisme était né en Angleterre avec la reconnaissance de cette autorité. Henri VIII ne la put souffrir, « même avec cette louable modération » que Cranmer reconnaissait dans saint Grégoire : sa passion et su politique la lui firent attacher à sa couronne, et ce fut par une si étrange nouveauté qu'il ouvrit la porte à toutes les autres.

On dit que, sur la fin de ses jours, ce malheureux prince eut

 

1 Burn., 1ère part., liv. II, p. 204. — 2 Lib. VII, epist. LXIV. — 3 Lib. VII ep. LXV.

 

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quelques remords des excès où il s'était laissé emporter, et qu'il appela les évêques pour y chercher quelque remède. Je ne le sais pas : ceux qui veulent toujours trouver dans les pécheurs scandaleux , et surtout dans les rois, de ces vifs remords qu'on a vus dans un Antiochus, ne connaissent pas toutes les voies de Dieu , et ne font pas assez de réflexion sur le mortel assoupissement et la fausse paix où il laisse quelquefois ses plus grands ennemis. Quoi qu'il en soit, quand Henri VIII aurait consulté ses évêques, que pouvait-on attendre d'un corps qui avait mis l'Eglise et la vérité sous le joug? Quelque démonstration que fît Henri de vouloir dans cette occasion des conseils sincères, il ne pouvait rendre aux évêques la liberté que ses cruautés leur avaient ôtée : ils craignaient les fâcheux retours auxquels ce prince était sujet; et celui qui n'avait pu entendre la vérité de la bouche de Thomas Morus son chancelier, et de celle du saint évêque de Rochestre, qu'il fit mourir l'un et l'autre pour la lui avoir dite franchement, mérita de ne l'entendre jamais.

Il mourut en cet état, et il ne faut pas s'étonner si les choses empirèrent par sa mort. Peu à peu tout va en ruine, quand on a ébranlé les fondements. Edouard VI, son fils unique, lui succéda selon les lois de l'Etat. Comme il n'avait que dix ans, le royaume fut gouverné par un conseil que le roi défunt avait établi : mais Edouard Seymour, frère de la reine Jeanne et oncle maternel du jeune roi, eut l'autorité principale avec le titre de protecteur du royaume d'Angleterre. Il était zuinglien dans le cœur, et Cranmer était son intime ami. Cet archevêque cessa donc alors de dissimuler, et tout le venin qu'il avait dans le cœur contre l'Eglise catholique parut.

Pour préparer la voie à la réformation qu'on méditait sous le nom du roi, on commença par le reconnaître , comme on avait fait Henri, pour chef souverain de l'Eglise anglicane au spirituel et au temporel. La maxime qu'on avait établie dès le temps de Henri VIII, était que « le roi tenait la place du Pape en Angleterre ». » Mais on donnait à cette nouvelle papauté des prérogatives que le Pape n'avait jamais prétendues. Les évêques prirent

 

1 Burn., Ière part., liv. II, p. 229, 230.

 

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d'Edouard de nouvelles commissions révocables à la volonté du roi, comme Henri l'avait déjà déclaré ; et on crut que pour avancer la réformation « il fallait tenir les évêques sous le joug d'une puissance arbitraire (1). » L'archevêque de Cantorbéry, primat d'Angleterre, fut le premier à baisser la tète sous ce joug honteux. Je ne m'en étonne pas, puisque c'était lui qui inspirait tous ces sentiments : les autres suivirent ce pernicieux exemple. On se relâcha un peu dans la suite ; et les évêques furent obligés à recevoir comme une grâce, que le roi « donnât les évêchés à vie (2). » On expliquait bien nettement dans leur commission, comme on avait fait sous Henri, selon la doctrine de Cranmer, que la puissance épiscopale, aussi bien que celle des magistrats séculiers, émanait de la royauté comme de sa source; que les évêques ne l'exerçaient que « précairement, » et qu'ils devaient « l'abandonner à la volonté du roi, » d'où elle leur était communiquée. Le roi leur donnait pouvoir « d'ordonner et de déposer les ministres, de se servir des censures ecclésiastiques contre les personnes scandaleuses ; et en un mot, de faire tous les devairs de la charge pastorale, » tout cela « au nom du roi, et sous son autorité (3). » On reconnaissait en même temps que cette charge pastorale était établie « par la parole de Dieu; » car il fallait bien nommer cette parole dont on voulait se faire honneur. Mais encore qu'on n'y trouvât rien pour la puissance royale que ce qui regardait l'ordre des affaires du siècle, on ne laissa pas de l'étendre jusqu'à ce qu'il y a de plus sacré dans les pasteurs. On expédiait une commission du roi à qui on voulait pour sacrer un nouvel évêque. Ainsi selon la nouvelle hiérarchie, comme l'évêque n'était sacré que par l'autorité royale, ce n'était que par la même autorité qu'il célébrait les ordinations. La forme même et les prières de l'ordination, tant des évêques que des prêtres, furent réglées au Parlement (4). On en fit autant de la liturgie, ou du service public , et de toute l'administration des sacrements. En un mot, tout était soumis à la puissance royale ; et en abolissant l'ancien droit, le Parlement devait faire encore le nouveau corps de canons (5). Tous

 

1 Burn., IIe part., liv. I, p. 8, 332; Rec. des pièces, IIe part., liv. I, p. 90. — 2 Ibid., et 227. —  3 Ibid., 332. — 4 Ibid., p. 212, 216, 217. — 5 Ibid., 213, 214.

 

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ces attentats étaient fondés sur la maxime dont le Parlement d'Angleterre s'était fait un nouvel article de foi, « qu'il n'y avait point de juridiction, soit séculière, soit ecclésiastique, qui ne dût être rapportée à l'autorité royale comme à sa source (1). »

Il n'est pas ici question de déplorer les calamités de l'Eglise mise en servitude et honteusement dégradée par ses propres ministres. Il s'agit de rapporter des faits, dont le seul récit fait assez voir l'iniquité. Un peu après le roi déclara « qu'il allait faire la visite de son royaume, et défendait aux archevêques et à tous autres d'exercer aucune juridiction ecclésiastique, tant que la visite durerait (2). » Il y eut une ordonnance du roi pour se faire recommander dans les prières publiques « comme le souverain chef de l'Eglise anglicane ; et la violation de cette ordonnance emportait la suspension, la déposition et l'excommunication (3). » Voilà donc avec les peines ecclésiastiques tout le fond de l'autorité pastorale usurpé ouvertement par le roi, et le dépôt le plus intime du sanctuaire arraché à l'ordre sacerdotal, sans même épargner celui de la foi que les apôtres avaient laissé à leurs successeurs.

Je ne puis m'empêcher de m'arrêter ici un moment, pour considérer les fondements de la réformation anglicane, et cet « ouvrage de lumière » de M. Burnet, « dont on fait l'apologie en écrivant son histoire (4). » L'Eglise d'Angleterre se glorifie plus que toutes les autres de la Réforme, de s'être réformée selon l'ordre et par des assemblées légitimes. Mais pour y garder cet ordre dont on se vante, le premier principe qu'il fallait poser, j’était que les ecclésiastiques tinssent du moins le premier rang dans les affaires de la religion. Mais on fit tout le contraire; et dès le temps de Henri VIII « ils n'eurent plus le pouvoir de s'en mêler sans son ordre (5). » Toute la plainte qu'ils en firent fut qu'on les faisait déchoir « de leur privilège, » comme si « se mêler de la religion » était seulement un privilège, et non pas le fond et l'essence de l'ordre ecclésiastique.

Mais on pensera peut-être qu'on les traita mieux sous Edouard,

 

1 IIe part., liv. |, p. 63. — 2 P. 37. — 3 P. 41. — 4 Ci-dessus, n. 2. — 5 Burn., IIe part., liv. I, p. 72.

 

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lorsqu'on entreprit la réformation d'une manière que M. Burnet croit bien plus solide. Tout au contraire; ils demandèrent comme une grâce au Parlement, « du moins que les affaires de la religion ne fussent point réglées sans que l'on eût pris leur avis et écouté leurs raisons (1). » Quelle misère de se réduire à être écoutés comme simples consulteurs (a) , eux qui le doivent être comme juges, et dont Jésus-Christ a dit : « Qui vous écoute, m'écoute (2)! » Mais « cela, dit notre historien, ne leur réussit pas. » Peut-être qu'ils décideront du moins sur la foi dont ils sont les prédicateurs. Nullement. Le conseil du roi résolut « d'envoyer des visiteurs dans tout le royaume avec des constitutions ecclésiastiques, et des articles de foi (3); » et ce fut au conseil du roi, et par son autorité, qu'on régla « ces articles de religion (4) » qu'on devait proposer au peuple. En attendant qu'on y eût mieux pensé, on s'en tint aux six articles de Henri VIII ; et on ne rougissait pas de demander aux évêques une déclaration expresse « de faire profession de la doctrine, selon que de temps en temps elle serait établie et expliquée par le roi et par le clergé (5). » Au surplus il n'était que trop visible que le clergé n'était nommé que par cérémonie, puisqu'au fond tout se faisait au nom du roi.

Il semble qu'il ne faudrait plus rien dire, après avoir rapporté de si grands excès. Mais ne laissons pas de continuer ce lamentable récit. C'est travailler en quelque façon à guérir les plaies de l'Eglise, que d'en gémir devant Dieu. Le roi se rendit tellement le maître de la prédication, qu'il y eut même un édit qui « défendait de prêcher sans sa permission, ou sans celle de ses visiteurs, de l'archevêque de Cantorbéry, ou de l'évêque diocésain (6). » Ainsi le droit principal était au roi, et les évêques y avaient part avec sa permission seulement. Quelque temps après le conseil permit de prêcher « à ceux qui se sentiraient animés du Saint-Esprit (7). » Le conseil avait changé d'avis. Après avoir fait dépendre la prédication de la puissance royale, on s'en remet à la discrétion de ceux qui s'imagineraient avoir en eux-mêmes le Saint-Esprit ; et

 

1 Burn., IIe part., liv. I, p. 73. — 2 Luc, X, 16. — 3 Burn., IIe part., liv. p. 37, 39. — 4 P. 39. — 5 P. 82. — 6 P. 88. — 7 p. 90.

(a) 1ère édit. : A être écoulés, eux dont, Jésus-Christ a dit.

 

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on y admet par ce moyen tous les fanatiques. Un an après on changea encore. Il fallut ôter aux évêques le pouvoir d'autoriser les prédicateurs, et le réserver au roi et à l'archevêque (1). » Par ce moyen il sera aisé de faire prêcher telle hérésie qu'on voudra. Mais je n'en suis pas à remarquer les effets de cette ordonnance. Ce qu'il faut considérer, c'est qu'on ait remis au prince seul toute l'autorité de la parole. On poussa la chose si loin, qu'après avoir déclaré au peuple que le roi faisait travailler à ôter toutes les matières de controverses, « on défendait » en attendant a généralement à tous les prédicateurs de prêcher dans quelque assemblée que ce fût (2). » Voilà donc la prédication suspendue par tout le royaume, la bouche fermée aux évêques par l'autorité du roi, et tout en attente de ce que le prince établirait sur la foi. On y joignait un avis « de recevoir avec soumission les ordres qui seraient bientôt envoyés. » C'est ainsi que s'est établie la réformation anglicane, « et cet ouvrage de lumière, dont on fait, selon M. Burnet (3), l'apologie en écrivant son histoire. »

Avec ces préparatifs, la réformation anglicane fut commencée par le duc de Sommerset et par Cranmer. D'abord la puissance royale détruisit la foi que la puissance royale avait établie. Les six articles, que Henri VIII avait publiés avec toute son autorité spirituelle et temporelle, furent abolis (4) ; et malgré toutes les précautions qu'il avait prises par son testament pour conserver ces précieux restes de la religion catholique, et peut-être pour la rétablir toute entière avec le temps, la doctrine zuinglienne tant détestée par ce prince gagna le dessus.

Pierre Martyr Florentin, et Bernardin Ochin qui depuis fut l'ennemi déclaré de la divinité de Jésus-Christ, furent appelés pour commencer cette réforme. Tous deux avaient quitté, comme les autres réformateurs, la vie monastique pour celle du mariage. Pierre Martyr était un pur zuinglien. La doctrine qu'il proposa sur l'Eucharistie en Angleterre en 1549 se réduisait à ces trois thèses. « 1° Qu'il n'y avait point de transsubstantiation. 2° Que le corps et le sang de Jésus-Christ n'étaient point corporellement dans

 

1 Burn., IIe part., liv. I, p. 122. — 2 Ibid. — 3 Préf. — 4 IIe part., liv. I, p. 58.

 

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l'Eucharistie ni sous les espèces. 3° Qu'ils étaient unis sacramentalement, » c'est-à-dire figurément, ou tout au plus en vertu, « au pain et au vin (1). »

Bucer n'approuva point la seconde thèse; car comme nous avons vu, il voulait bien qu'on exclût une présence locale , mais non pas une présence corporelle et substantielle. Il soutenait que Jésus-Christ ne pouvait pas être éloigné de la Cène, et qu'il était tellement au ciel, qu'il n'était pas substantiellement éloigné de l'Eucharistie. Pierre Martyr croyait que c'était une illusion d'admettre une présence corporelle et substantielle dans la Cène, sans y admettre la réalité que les catholiques soutenaient avec les luthériens ; et quelque respect qu'il eût pour Bucer, le seul des protestants qu'il considérait, il ne suivit pas son avis. On dressa en Angleterre une formule selon le sentiment de Pierre Martyr : on y disait « que le corps de Jésus-Christ n'était qu'au ciel, qu'il ne pouvait pas être réellement présent en divers lieux, qu'ainsi on ne devait établir aucune présence réelle ou corporelle de son corps et de son sang dans l'Eucharistie (2). » Voilà ce qu'on définit. Mois la foi n'était pas encore en son dernier état, et nous verrons en son temps cet article bien réformé.

        Nous sommes ici obligés à M. Durnet d'un aveu considérable : car il nous accorde que la présence réelle est reconnue dans l'Eglise grecque. Voici ses paroles : « Le sentiment des luthériens semblait approcher assez de la doctrine de l'Eglise grecque, qui avait enseigné que la substance du pain et du vin, et le corps de Jésus-Christ étaient dans le sacrement (3). » Il est en cela de meilleure foi que la plupart de ceux de sa religion : mais en même temps il oppose une plus grande autorité aux nouveautés de Pierre Martyr.

L'esprit de changement se mit alors tout à fait en Angleterre. Dans la réforme de la liturgie et des prières publiques qui se fit par l'autorité du Parlement (car Dieu n'en écoutait aucunes que celles-là), on avait dit que les commissaires nommés par le roi pour les dresser, en « avaient achevé l'ouvrage d'un consentement

 

1 Hosp., II part., an. 1547, fol. 207, 208 et seq.; Burn., IIe part., liv. I, p. 161 — 2 Burn., p. 259, 601. —3 Burn., p. 158.

 

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unanime, et par l'assistance du Saint-Esprit (1). » L'on fut étonné de cette expression : mais les réformateurs surent bien répondre « que cela ne s'entendait pas d'une assistance ou d'une inspiration surnaturelle, et qu'autrement il n'eût point été permis d'y faire des changements (2). » Or ils y en voulaient faire ces réformateurs, et ils ne prétendaient pas former d'abord leur religion. En effet on fit bientôt dans la liturgie des changements très-considérables, et ils allaient principalement à ôter toutes les traces de l'antiquité que l'on avait conservées.

On avait retenu cette prière dans la consécration de l'Eucharistie : « Bénis, ô Dieu, et sanctifie ces présents et ces créatures de pain et de vin, afin qu'elles soient pour nous le corps et le sang de ton très-cher Fils (3), » etc. On avait voulu conserver dans cette prière quelque chose de la liturgie de l'Eglise romaine, que le moine saint Augustin avait portée aux Anglais avec le christianisme , lorsqu'il leur fut envoyé par saint Grégoire. Mais bien qu'on l'eût affaiblie en y retranchant quelques termes, on trouva encore « qu'elle sentait trop la transsubstantiation, » ou même « la présence corporelle (4) ; » et on l'a depuis entièrement effacée.

        Elle était pourtant encore bien plus forte, comme la disait l'Eglise anglicane, lorsqu'elle reçut le christianisme : car au lieu qu'on avait mis dans la liturgie réformée « que ces présents soient pour nous le corps et le sang de Jésus-Christ, » il y a dans l'original que « cette oblation nous soit faite le corps et le sang de Jésus-Christ. » Ce mot de faite signifie une action véritable du Saint-Esprit qui change ces dons, conformément à ce qui est dit dans les autres liturgies de l'antiquité : « Faites, ô Seigneur, de ce pain le propre corps, et de ce vin le propre sang de votre Fils, les changeant par votre Esprit-Saint (5). » Et ces paroles : « Nous soit fait le corps et le sang, » se disent dans le même esprit que celles-ci d'Isaïe : « Un petit enfant nous est né, un fils nous est donné (6) : » non pour dire que les dons sacrés ne sont faits le corps et le sang que lorsque nous les prenons, comme on l'a voulu entendre dans la Réforme ; mais pour dire que c'est pour

 

1 Burn p 141. — 2 P. 142. —3 Liv. I, 142. p. 114 — 4 P. 235, 258. — 5 Lit. de S. Bas., édit. Bénéd., app., ton.. II, p. 679 et 693. — 6 Isa., IX, 6.

 

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nous qu'ils sont faits tels dans l'Eucharistie, comme c'est pour nous qu'ils ont été formés dans le sein d'une Vierge. La réformation anglicane a corrigé toutes ces choses « qui ressentaient trop la transsubstantiation. » Le mot d'oblation « eût aussi trop senti le sacrifice : » on l'avait voulu rendre en quelque façon par le terme de présents. A la fin on l'a ôté tout à fait; et l'Eglise anglicane n'a plus voulu entendre la sainte prière qu'elle entendit, lorsqu'en sortant des eaux du baptême on lui donna la première fois le pain de vie.

Que si on aime mieux que le saint prêtre Augustin lui ait porté la liturgie ou la messe gallicane que la romaine, à cause de la liberté que lui en laissa saint Grégoire », il n'importe (a) : la messe gallicane dite par les Hilaires et par les Martins ne différait pas au fond de la romaine, ni des autres. Le Kyrie eleison, le Pater, la paix ou la bénédiction donnée peut-être en un endroit de la messe (b) plutôt qu'en un autre, et d'autres choses aussi peu essentielles faisaient toute la différence ; et c'est pourquoi saint Grégoire en laissait le choix au saint prêtre qu'il envoya en Angleterre (2). On faisait en France, comme à Rome et dans tout le reste de l'Eglise, une prière pour demander la transformation et le changement du pain et du vin au corps et au sang ; partout on employait auprès de Dieu le mérite et l'entremise (c) des Saints, mais un mérite fondé sur la divine miséricorde et une entremise appuyée sur celle de Jésus-Christ. Partout on y offrait pour les morts; et on n'avait sur toutes ces choses qu'un seul langage en Orient et en Occident, dans le Midi et dans le Nord.

        La réformation anglicane avait conservé quelque chose de la prière pour les morts du temps d'Edouard; car on y « recommandait encore à la bonté infinie de Dieu les âmes des trépassés (3). » On demandait, comme nous faisons encore aujourd'hui dans les obsèques, pour l'âme qui venait de sortir du monde « la rémission de ses péchés. » Mais tous ces restes de l'ancien esprit sont abolis : cette prière ressentait trop le purgatoire. Il est certain

 

1 Burn., IIe part., liv. I, p. 108. — 2 Greg., lib. VII, epist. LXIV. — 3 Burn., p. 114, 116.

 

(a) 1ère édit. : n'importe. — (b) Le Kyrie eleison, le Pater dit en un endroit plutôt qu'en un autre. — (c) Et les prières.

 

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qu'on l'a dite dès les premiers temps en Orient et en Occident : n'importe, c'était la messe du Pape et de l'Eglise romaine : il la faut bannir d'Angleterre, et en tourner toutes les paroles dans le sens le plus odieux.

Tout ce que la Réforme anglicane tirait de l'antiquité, le dirai-je? elle l'altérait. La confirmation n'a plus été qu'un catéchisme pour faire renouveler les promesses du baptême (1). Mais, disaient les catholiques, les Pères dont nous la tenons par une tradition fondée sur les Actes des Apôtres et aussi ancienne que l'Eglise, ne disent pas seulement un mot de cette idée de catéchisme. Il est vrai, et il le faut avouer : on ne laisse pas de tourner la confirmation en cette forme, autrement elle serait trop papistique. On en ôte le saint Chrême, que les Pères les plus anciens avaient appelé l’instrument du Saint-Esprit (2) : l'onction même à la fin sera ôtée de l'extrême-onction (3), quoi qu'en puisse dire saint Jacques ; et malgré le pape saint Innocent, qui parlait de cette onction au quatrième siècle, on décidera que l'extrême-onction ne se trouve que « dans le dixième. »

Parmi ces altérations trois choses sont demeurées, les cérémonies sacrées, les fêtes des Saints, les abstinences et le carême. On a bien voulu que dans le service les prêtres eussent des habits mystérieux, symboles de la pureté et des autres dispositions que demande le culte divin. On regarda les cérémonies comme un langage mystique (4), et Calvin parut trop outré en les rejetant. On retint l'usage du signe de la croix (5), pour témoigner solennellement que la croix de Jésus-Christ ne nous fait point rougir. On voulait d'abord que « le sacrement du baptême, le service de la confirmation et la consécration de l'Eucharistie fussent témoins du respect qu'on avait pour cette sainte cérémonie. » A la fin néanmoins on l'a « supprimée dans la confirmation et dans la consécration (6), » où saint Augustin avec toute l'antiquité témoigne qu'elle a toujours été pratiquée ; et je ne sais pourquoi elle est demeurée seulement dans le baptême.

M. Burnet nous justifie sur les fêtes et les abstinences. Il veut

 

1 Burn., p. 107, 116, 235. — 2 Ibid. — 3 P. 116, 258; — 3 P. 121, 508. —5 P. 120. — 6 P. 258.

 

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que les jours de fêtes « ne soient pas estimés saints d'une sainteté actuelle et naturelle (1). » Nous y consentons; et jamais personne n'a imaginé cette sainteté actuelle et naturelle des fêtes qu'il se croit obligé à rejeter. Il dit « qu'aucun de ces jours n'est proprement dédié à un Saint, et qu'on les consacre à Dieu en la mémoire des Saints dont on leur donne le nom. » C'est notre même doctrine. Enfin on nous justifie en tout et partout sur cette matière , puisqu'on demeure d'accord qu'il faut observer ces jours « par un principe de conscience (2). » Ceux donc qui nous objectent ici que nous suivons « les commandements des hommes (3), » n'ont qu'à faire cette objection aux Anglois ; ils leur répondront pour nous.

Ils ne nous justifient pas moins clairement du reproche qu'on nous fait d'enseigner une doctrine de démons, en nous abstenant de certaines viandes par pénitence. M. Burnet répond pour nous (4), lorsqu'il « blâme les mondains qui ne veulent pas concevoir que l'abstinence assaisonnée dé dévotion et accompagnée de la prière, est peut-être un des moyens les plus efficaces que Dieu nous propose pour mettre nos âmes dans une tranquillité nécessaire, et pour avancer notre sanctification. » Puisque c'est dans cet esprit, et non pas, comme plusieurs se l'imaginent, par une espèce de police temporelle, que l'Eglise anglicane a défendu la viande au vendredi, au samedi, aux vigiles, aux quatre-temps et dans tout le carême, nous n'avons rien sur ce sujet à nous reprocher les uns aux autres. Il y a seulement sujet de s'étonner que ce soit le roi et le Parlement qui ordonnent ces fêtes et ces abstinences, que ce soit le roi qui déclare « les jours maigres, » et qui dispense de ces « observances (5) ; » et enfin, qu'en matière de religion, on ait mieux aimé avoir des commandements du roi que des commandements de l'Eglise.

Mais ce qu'il y a de plus surprenant dans la réformation anglicane, c'est une maxime de Cranmer. Au lieu que dans la vérité le culte dépend du dogme et doit être réglé par là, Cranmer renversait cet ordre; et avant que d'examiner la doctrine, il supprimait dans le culte ce qui lui déplaisait le plus. Selon M. Burnet,

 

1 Burn., p. 291. — 2 Ibid. — 3 Matth., XV, 9. — 4 P. 145. — 5 P. 144, 294.

 

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« l'opinion de la présence de Jésus-Christ dans chaque miette de pain a donné lieu au retranchement de la coupe (1). Et en effet, poursuit-il, si cette hypothèse est juste, la communion sous les deux espèces est inutile (2). » Ainsi la question de la nécessité des deux espèces dépendait de celle de la présence réelle. Or en 1548 l'Angleterre croyait encore la présence réelle, et le Parlement déclarait que « le corps du Seigneur était contenu dans chaque morceau, et dans les plus petites portions de pain (3). » Cependant on avait déjà établi la nécessité de la communion sous les deux espèces, c'est-à-dire qu'on avait tiré la conséquence avant que de s'être bien assuré du principe.

L'année d'après on voulut douter « de la présence réelle ; et la question n'était pas encore décidée (4), » quand on supprima par provision l'adoration de Jésus-Christ dans le sacrement : de même que si on disait en voyant le peuple dans un grand respect comme en présence du roi : Commençons par empêcher tous ces honneurs; nous verrons après si le roi est là, et si ces respects lui sont agréables. On ôta de même l'oblation du corps et du sang, encore que cette oblation dans le fond ne soit autre chose que la consécration faite devant Dieu de ce corps et de ce sang comme réellement présents avant la manducation; et sans avoir examiné le principe, on en avait déjà renversé la suite infaillible.

La cause d'une conduite si irrégulière, c'est qu'on menait le peuple par le motif de la haine, et non par celui de la raison. Il était aisé d'exciter la haine contre certaines pratiques dont on ne montrait ni la source ni le droit usage, surtout lorsqu'il s'y était mêlé quelques abus : ainsi il était aisé de rendre odieux les prêtres qui abusaient de la messe pour un gain sordide ; et la haine une fois échauffée contre eux, était tournée insensiblement par mille artifices contre le mystère qu'ils célébraient, et même, comme on a vu (5), contre la présence réelle qui en était le soutien.

On en usait de même sur les images ; et une lettre française que M. Burnet nous a rapportée d'Edouard VI à son oncle le Protecteur, nous le fait voir. Pour exercer le style de ce jeune prince

 

1 Burn., p. 251. — 2 IIe part., p. 61. — 3 P. 97. — 4 P. 121. — 5 Ci-dessus liv. VI, n. 21 et suiv.                                                                                         

 

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ses maîtres lui faisaient recueillir tous les passages où Dieu parle contre les idoles. « J'ai voulu, disait-il, en lisant la sainte Ecriture, noter plusieurs lieux qui défendent de n'adorer ni faire aucunes images, non-seulement de dieux étrangers, mais aussi de ne former chose, pensant la faire semblable à la majesté de Dieu le Créateur (1). » Dans cet âge crédule il avait cru simplement ce qu'on lui disait, que les catholiques faisaient des images, pensant « les faire semblables à la majesté de Dieu, » et ces grossières idées lui causaient de l'étonnement et de l'horreur. « Si m'ébahis, poursuit-il dans le langage du temps, veû que luy-mesme et son Saint-Esprit l'a si souvent défendu, que tant de gens ont osé commettre idolâtrie, en faisant et adorant les images. » Rattache toujours, comme on voit, la même haine à les faire qu'à les adorer; et il a raison, selon les idées qu'on lui donnait, puisque constamment il n'est pas permis de faire des images dans la pensée de faire quelque chose « de semblable à la majesté du Créateur. » « Car, comme ajoute ce prince, Dieu ne peut estre veû en choses qui soient matérielles, mais veut estre veû dans ses œuvres. » Voilà comme on abusait un jeune enfant : on excitait sa haine contre les images païennes, où on prétend représenter la Divinité : on lui montrait que Dieu défend de faire de telles images ; mais on n'avait garde de lui enseigner que celles des catholiques ne sont pas de ce genre, puisqu'on ne s'est pas encore avisé de dire qu'il soit défendu d'en faire de telles, ni de peindre Jésus-Christ et ses Saints. Un enfant de dix à douze ans n'y prenait pas garde de si près : c'était assez qu'en général et confusément on lui décriât les images. Celles de l'Eglise, quoique d'un autre ordre et d'un autre dessein, passaient avec les autres : ébloui d'un raisonnement spécieux et de l'autorité de ses maîtres, tout était idole pour lui ; et la haine qu'il avait contre l'idolâtrie se tournait aisément contre l'Eglise.

Le peuple n'était pas plus fin, et il n'était que trop aisé de l'animer par un semblable artifice. Après cela on ose prendre les progrès soudains de la Réforme pour un miracle visible et un témoignage de la main de Dieu (2)! Comment M. Burnet l'a-t-il

 

1 Rec., IIe part., liv. II, p. 68. — 2 Ière part., liv. I, p. 49, etc.

 

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osé dire, lui qui nous découvre si bien les causes profondes de ce malheureux succès? Un prince prévenu d'un amour aveugle et condamné par le Pape, fait exagérer des faits particuliers, des exactions odieuses, des abus réprouvés par l'Eglise même. Toutes les chaires résonnent de satires contre les prêtres ignorants et scandaleux : on en fait des comédies et des farces publiques, et M. Burnet lui-même en est indigné. Sous l'autorité d'un enfant et d'un protecteur entêté de la nouvelle hérésie, on pousse encore plus loin la satire et l'invective : les peuples « déjà prévenus d'une secrète aversion pour leurs conducteurs spirituels (1), » écoutent avidement la nouvelle doctrine. On ôte les difficultés du mystère de l'Eucharistie; et au lieu de retenir les sens asservis, on les flatte. Les prêtres sont déchargés de la continence, les moines de tous leurs vœux, tout le monde du joug de la confession, salutaire à la vérité pour la correction des vices, mais pesant à la nature. On prêchait une doctrine plus libre, et qui, comme dit M. Burnet, « traçait un chemin simple et aisé pour aller au ciel (2). » Des lois si commodes trouvaient une facile exécution. « De seize mille » ecclésiastiques dont le clergé d'Angleterre était composé, M. Burnet nous raconte que « les trois quarts » renoncèrent à leur célibat du temps d'Edouard (3), c'est-à-dire en cinq ou six ans; et on faisait de bons réformés de ces mauvais ecclésiastiques qui renonçaient à leurs vœux. Voilà comme on gagnait le clergé. Pour les laïques, les biens de l'Eglise étaient en proie : l'argenterie des sacristies enrichissait le fisc du prince : la seule châsse de saint Thomas de Cantorbéry, avec les inestimables présents qu'on y avait envoyés de tous côtés, produisit au trésor royal des sommes immenses (4). C'en fut assez pour faire dégrader le saint martyr. On le condamna pour le piller, et les richesses de son tombeau firent une partie de son crime. Enfin on aimait mieux piller les églises que de faire un bon usage de leurs revenus selon l'intention des fondateurs. Quelle merveille qu'on ait gagné si promptement et les grands, et le clergé, et les peuples ! N'est-ce pas au contraire un miracle visible qu'il soit resté une

 

1 Ière part., liv. I, p. 49. — 2 Ibid. — 3 Ire part., liv.  II, p.  415. — 4 Ibid., Ire part.

 

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étincelle en Israël, et que les autres royaumes n'aient pas suivi l'exemple de l'Angleterre, du Danemark, de la Suède et de l'Allemagne réformées par ces moyens ?

Parmi toutes ces reformations, la seule qui n'avançait pas était visiblement celle des mœurs. Nous avons vu sur ce point comme l'Allemagne avait profité de la Réforme de Luther; et il n'y a qu'à lire l'histoire de M. Burnet pour voir qu'il n'en allait pas autrement en Angleterre. On a vu Henri VIII son premier réformateur, l'ambitieux duc de Sommerset fut le second. Il s'égalait aux souverains, lui qui n'était qu'un sujet, et prenoit le titre « de duc de Sommerset par la grâce de Dieu (1). » Au milieu « des désordres de l'Angleterre, et des ravages que la peste faisait à Londres, » il ne songeait qu'à bâtir le plus magnifique palais qu'on eût jamais vu ; et pour comble d'iniquité, il le bâtissait « des ruines d'églises et d'hôtels d'évêques, » et des revenus que « lui cédaient les évêques et les chapitres (2) ; » car il fallait bien lui céder tout ce qu'il voulait. Il est vrai qu'il en prenait un don du roi : mais c'était le crime d'abuser ainsi de l'autorité d'un roi enfant et d'accoutumer son pupille à ces donations sacrilèges (3). Je passe le reste des attentats qui le firent condamner par arrêt du Parlement premièrement à perdre l'autorité qu'il avait usurpée sur le conseil ; et ensuite à perdre la vie. Mais sans examiner les raisons qu'il eut de faire couper la tête à son frère l'amiral, quelle honte d'avoir fait subir à un homme de cette dignité et à son propre frère la loi inique d'être condamné « sur de simples dépositions, et sans écouter ses défenses (4) !» En vertu de cette coutume l'amiral fut jugé, comme tant d'autres, sans être ouï. Le Protecteur obligea le roi à ordonner aux communes de passer outre au procès, sans entendre l'accusé; et c'est ainsi qu'il instruisait son pupille à faire justice.

M. Burnet se met fort en peine pour justifier son Cranmer de ce qu'il signa étant évêque l'arrêt de mort de ce malheureux , et se mêla contre les canons dans une cause de sang (5). Sur cela il fait à son ordinaire un de ces plans spécieux, où il tâche toujours indirectement de rendre odieuse la foi de l'Eglise, et d'en éluder

 

1 P. 203. — 2 Ibid. — 3 Ibid. — 4 P. 151. — 5 Ibid.

 

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les canons : mais il ne prend pas garde au principal. S'il fallait chercher des excuses à Cranmer, ce n'était pas seulement pour avoir violé les canons, qu'il devait respecter plus que tous les autres étant archevêque, mais pour avoir violé la loi naturelle observée par les païens mêmes, « de ne condamner aucun accusé sans l'entendre dans ses défenses (1). » Cranmer, malgré cette loi, condamna l'amiral et signa l'ordre de l'exécuter. Un si grand réformateur ne devait-il pas s'élever contre une coutume si barbare? Mais non : il valait bien mieux démolir les autels, abattre les images sans épargner celle de Jésus-Christ, et abolir la messe que tant de Saints avaient dite et entendue depuis l'établissement du christianisme parmi les Anglais.

Pour achever ici la vie de Cranmer, à la mort d'Edouard VI il signa la disposition où ce jeune prince , en haine de la princesse sa sœur qui était catholique, changeait l'ordre de la succession. M. Burnet veut qu'on croie que l'archevêque souscrivit avec peine (2). Ce lui est assez que ce grand réformateur fasse les crimes avec quelque répugnance : mais cependant le conseil dont Cranmer était le chef, donna tous les ordres pour armer le peuple contre la reine Marie, et pour soutenir l'usurpatrice Jeanne de Suffolk; la prédication y fut employée , et Ridley évoque de Londres eut charge de parler pour elle dans la chaire (3). Quand elle fut sans espérance, Cranmer avec tous les autres avoua son crime, et eut recours à la clémence de la reine. Cette princesse rétablissait la religion catholique, et l'Angleterre se réunissait au Saint-Siège. Comme on avait toujours vu Cranmer accommoder sa religion à celle du roi, on crut aisément qu'il suivrait celle de la reine, et qu'il ne ferait non plus de difficulté de dire la messe, qu'il en avait fait sous Henri, treize ans durant, sans y croire. Mais l'engagement était trop fort, et il se serait déclare trop évidemment un homme sans religion, en changeant ainsi à tout vent. On le mit dans la tour de Londres et pour le crime d'Etat et pour le crime d'hérésie (4). Il fut déposé par l'autorité de la reine ». Cette autorité   était légitime à son égard, puisqu'il l'avait reconnue et même

 

1 Act., XXV, 10. — 2 IIe part., p. 341. — 3 Liv. Il, p. 306 et seq. — 4 P. 374  — 5 P. 414.

 

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établie. C'était par cette autorité qu'il avait lui-même déposé Bonner évêque de Londres, et il fut puni par les lois qu'il avait faites. Par une raison semblable les évêques qui avaient reçu leurs évêchés pour un certain temps furent révoqués (1), et jusqu'à ce que l'ordre ecclésiastique fût entièrement rétabli, on agit contre les protestants selon leurs maximes.

Après la déposition de Cranmer, on le laissa quelque temps en prison. Ensuite il fut déclaré hérétique, et il reconnut lui-même « que c'était pour avoir nié la présence corporelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie (2). » On voit par là en quoi on faisait consister alors la principale partie de la réformation d'Edouard VI ; et je suis bien aise de le faire remarquer ici, parce que tout cela sera changé sous Elisabeth.

Lorsqu'il s'agit de décerner dans les formes du supplice de Cranmer, ses juges furent composés de commissaires du Pape et de commissaires de Philippe et de Marie ; car la reine avait alors épousé Philippe II, roi d'Espagne. L'accusation roula sur les mariages et les hérésies de Cranmer. M. Burnet nous apprend que la reine lui pardonna le crime d'Etat, pour lequel il avait déjà été condamné dans le Parlement. Il avoua les faits qu'on lui imputait sur sa doctrine et ses mariages, « et remontra seulement qu'il n'avait jamais forcé personne de signer ses sentiments (3). »

A entendre un discours si plein de douceur, on pourrait croire que Cranmer n'avait jamais condamné personne pour la doctrine. Mais pour ne point ici parler de l'emprisonnement de Gardiner évêque de Winchestre, de celui de Bonner évêque de Londres (4), ni d'autres choses semblables, l'archevêque avait souscrit sous Henri au jugement où Lambert, et ensuite Anne Askew furent condamnés à mort pour avoir nié la présence réelle (5) : et sous Edouard à celui de Jeanne de Kent, et à celui de George de Pare, brûlés pour leurs hérésies (6). Bien plus, Edouard porté à la clémence refusait de signer l'arrêt de mort de Jeanne de Kent, et il n'y fut déterminé que par l'autorité de Cranmer (7). Si donc on le condamna pour

 

1 P. 412. — 2 P. 425. — 3 IIe part., liv. II, p. 496. — 4 IIe part., liv. I, p. 53, 54.— 5 Ire part., liv. II, p. 346; liv. III, p. 467.— 6 IIe part., liv. I, p. 169, 171. — 7 Ibid., p. 170.

 

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cause d'hérésie, il en avait lui-même très-souvent donné l'exemple.

Dans le dessein de prolonger l'exécution de son jugement, il déclara « qu'il était prêt d'aller soutenir sa doctrine devant le Pape (1), » sans néanmoins le reconnaître : du Pape, au nom duquel on le condamnait, il appela au concile général. Comme il vit qu'il ne gagnait rien, « il abjura les erreurs de Luther et de Zuingle (2), » et reconnut distinctement avec la présence réelle tous les autres points de la foi catholique. L'abjuration qu'il signa était conçue dans les termes qui marquaient le plus une véritable douleur de s'être laissé séduire. Les réformés furent consternés. Cependant leur réformateur fit une seconde abjuration (3), c'est-à-dire que lorsqu'il vit, malgré son abjuration précédente , que la reine ne lui voulait pas pardonner, il revint à ses premières erreurs; mais il s'en dédit bientôt, « ayant » encore, dit M. Burnet, « de faibles espérances d'obtenir sa grâce. » Ainsi, poursuit cet auteur, « il se laissa persuader de mettre au net son abjuration, et de la signer de nouveau. » Mais voici le secret qu'il trouva pour mettre sa conscience à couvert. M. Burnet continue : « Appréhendant d'être brûlé malgré ce qu'il avait fait, il écrivit secrètement une confession sincère de sa créance, et la porta avec lui quand on le mena au supplice. » Cette confession ainsi « secrètement écrite, » nous fait assez voir qu'il ne voulut point paraître protestant tant qu'il lui resta quelque espérance. Enfin comme il en fut tout à fait déchu, il se résolut à dire ce qu'il avait dans le cœur, et à se donner la figure d'un martyr.

M. Burnet emploie toute son adresse à couvrir la honte d'une mort si misérable ; et après avoir allégué en faveur de son héros les fautes de saint Athanase et de saint Cyrille, dont nous ne voyons nulle mention dans l'histoire ecclésiastique, il allègue le reniement de saint Pierre très-connu dans l'Evangile. Mais quelle comparaison de la faiblesse d'un moment de ce grand apôtre avec la misère d'un homme qui a trahi sa conscience durant presque tout le cours de sa vie, et treize ans durant à commencer depuis le temps de son épiscopat ? qui jamais n'a osé se déclarer que lorsqu'il a eu un roi pour lui? et qui enfin prêt à mourir confessa

 

1 IIe part., liv. I, p. 497. — 2 P. 498. — 3 P. 499.

 

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tout ce qu'on voulut, tant qu'il eut un moment d'espérance, en sorte que sa feinte abjuration n'est visiblement qu'une suite de la lâche dissimulation de toute sa vie?

Avec cela, si Dieu le permet, on nous vantera encore la vigueur de ce perpétuel flatteur des rois (1), qui a tout sacrifié à la volonté de ses maitres, cassant tout autant de mariages, souscrivant à tout autant de condamnations, et consentant à tout autant de lois qu'on a voulu, même à celles qui étaient ou en vérité, ou selon son sentiment, les plus iniques ; qui enfin n'a point rougi d'asservir la céleste autorité des évêques à celle des rois de la terre, et à rendre l'Eglise leur captive dans la discipline, dans la prédication de la parole, dans l'administration des sacrements et dans la foi. Cependant M. Burnet ne trouve en lui « qu'une tache remarquable (2), » qui est celle de son abjuration; et pour le reste il avoue seulement, encore en veut-il douter, « qu'il a été peut-être un peu trop soumis aux volontés de Henri VIII. » Mais ailleurs, pour le justifier tout à fait, il assure que « s'il eut de la complaisance pour Henri, ce fut tant que sa conscience le lui permit (3). » Sa conscience lui permettait donc de casser deux mariages sur des prétextes notoirement faux, et qui n'avaient d'autre-fondement que de nouvelles amours? Sa conscience lui permettait donc, étant luthérien, de souscrire à des articles de foi où tout le luthéranisme était condamné et où la messe, l'injuste objet de l'horreur de la nouvelle Réforme, était approuvée? Sa conscience lui permettait donc de la célébrer sans y croire durant toute la vie de Henri ; d'offrir à Dieu, même pour les morts, un sacrifice qu'il regardait comme une abomination; de consacrer des prêtres à qui il donnait le pouvoir de l'offrir; d'exiger de ceux qu'il faisait sous-diacres, selon la formule du Pontifical auquel on n'avait encore osé toucher, la continence, à laquelle il ne se croyait pas obligé lui-même, puisqu'il était marié; de jurer obéissance au Pape qu'il regardait comme l'Antéchrist, d'en recevoir des bulles, et de se faire instituer archevêque par son autorité ; de prier les Saints et d'encenser les images, quoique selon les maximes des luthériens tout cela ne fut autre chose qu'une idolâtrie; enfin de professer et

 

1 M. Burnet, p. 502, 503. — 2 P. 503. — 3 P. 523.

 

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de pratiquer tout ce qu'il croyait devoir ôter de la maison de Dieu comme une exécration et un scandale ?

Mais c'est que « les réformateurs (ce sont les paroles de M. Burnet) ne savaient pas encore que ce fût absolument un péché de retenir tous ces abus, jusqu'à ce que l'occasion se présentât de les abolir (1). » Sans doute ils ne savaient pas que ce fût absolument un péché que de changer selon leur pensée la Cène de Jésus-Christ en un sacrilège, et de se souiller par l'idolâtrie! Pour s'abstenir de ces choses, le commandement de Dieu ne suffisait pas : il fallait attendre que le roi et le Parlement le voulussent !

On nous allègue Naaman, qui obligé par sa charge de donner la main à son roi, ne voulait pas demeurer debout pendant que son maître fléchissait le genou dans le temple de Remmon (2) ; et on compare des actes de religion avec le devoir et la bienséance d'une charge séculière. On nous allègue les apôtres, qui « après l'abolition de la loi mosaïque adoraient encore dans le temple, retenaient la circoncision et offraient des sacrifices (3); » et on compare des cérémonies que Dieu avait instituées et qu'il fallait, comme disent tous les saints Pères, ensevelir avec honneur, à des actes que l'on croit être d'une manifeste impiété. On nous allègue les mêmes apôtres qui se faisaient tout à tous, et les premiers chrétiens qui ont adopté des cérémonies du paganisme. Mais si les premiers chrétiens ont adopté des cérémonies indifférentes, s'ensuit-il qu'on en doive pratiquer qu'on croit pleines de sacrilège? Que la Réforme est aveugle, qui pour donner de l'horreur des pratiques de l'Eglise, les appelle des idolâtries ! qui contraire à elle-même, lorsqu'il s'agit d'excuser les mêmes pratiques dans ses auteurs, les traite d'indifférentes, et fait voir plus clair que le jour, ou qu'elle se moque de tout l'univers en appelant idolâtrie ce qui ne l'est pas, ou que ceux qu'elle regarde comme ses héros sont les plus corrompus de tous les hommes ! Mais Dieu a révélé leur hypocrisie par leur historien, et c'est M. Burnet qui met leur honte en plein jour.

Au reste si pour convaincre la réformation prétendue par elle-même, je n'ai fait pour ainsi dire qu'abréger l'histoire de M. Burnet,

 

1 Tom. I, Préf. — 2 IV Reg., V, 18, 19. — 3 Tom. I, Préf.

 

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et que j'aie reçu comme vrais les faits que j'ai rapportés : par là je ne prétends point accorder les autres, ni qu'il soit permis à M. Burnet de faire passer tout ce qu'il raconte à la faveur des vérités désavantageuses à sa religion qu'il n'a pu nier. Je ne lui avouerai pas, par exemple, ce qu'il dit sans témoignage et sans preuve, que c'était « une résolution prise » entre François Ier et Henri VIII de se soustraire « de concert » à l'obéissance du Pape, et de changer la messe en une simple communion, c'est-à-dire d'en supprimer l'oblation et le sacrifice (1). On n'a jamais ouï parler en France de ce fait avancé par M. Burnet. On ne sait non plus ce que veut dire cet historien, lorsqu'il assure que ce qui fit changer à François Ier la résolution d'abolir la puissance des Papes, c'est que Clément VII « lui accorda tant d'autorité sur tout le clergé de France, que ce prince n'en eût pas eu davantage en créant un patriarche (2) ; » car ce n'est là qu'un discours en l'air, et une chose inconnue à notre histoire. M. Burnet ne sait pas mieux l'histoire de la religion protestante, lorsqu'il avance si hardiment, comme chose avouée entre les réformateurs, que « les bonnes œuvres étaient indispensablement nécessaires pour le salut (3) ; » car il a vu et il verra cette proposition : « Les bonnes œuvres sont nécessaires au salut, » expressément condamnée par les luthériens dans leurs assemblées les plus solennelles (4). Je m'éloignerais trop de mon dessein, si je relevais les autres faits de cette nature : mais je ne puis m'empêcher d'avertir le monde du peu de croyance que mérite cet historien sur le sujet du concile de Trente qu'il a parcouru si négligemment, qu'il n'a pas même pris garde au titre que ce concile a mis à la tête des ses décisions, puisqu'il lui reproche « d'avoir usurpé le titre glorieux de très-saint concile œcuménique, représentant l'Eglise universelle (5), » bien que cette qualité ne se trouve en aucun de ses décrets : chose peu importante en elle-même, puisque ce n'est pas cette expression qui constitue un concile, mais enfin elle n'eût pas échappé à un homme qui aurait seulement ouvert le livre avec quelque attention.

 

1 Ire part., liv. II, p. 196; Ire part., liv. III, p. 467. — 2 Ire part., lib. III, p. 196. — 3 Ibid., p. 392, 393. — 4 Ci-dessus, liv. V, n. 12; et ci-après LIV. VIII, n. 30 et suiv. — 5 IIe part., liv. I, p. 29.

 

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On se doit donc bien garder de croire notre historien en ce qu'il prononce touchant ce concile sur la foi de Fra-Paolo, qui n'en est pas tant l'historien que l'ennemi déclaré. M. Burnet fait semblant de croire que cet auteur doit être pour les catholiques au-dessus de tout reproche, parce qu'il est « de leur parti (1) ; » et c'est le commun artifice de tous les protestants. Mais ils savent bien en leur conscience que ce Fra-Paolo, qui faisait semblant d'être des nôtres, n'était en effet qu'un protestant habillé en moine. Personne ne le connaît mieux que M. Burnet qui nous le vante. Lui qui le donne dans son Histoire de la Réformation pour un auteur « de notre parti, » nous le fait voir dans un autre livre qu'on vient de traduire en notre langue, comme un protestant caché, qui regardait « la liturgie anglicane comme son modèle (2) ; » qui à l'occasion des troubles arrivés entre Paul V et la république de Venise, ne travaillait qu'à porter cette république à « une entière séparation, non-seulement de la Cour, mais encore de l'Eglise de Rome ; » qui se croyait « dans une Eglise corrompue et dans une communion idolâtre, » où il ne laissait pas de demeurer; qui écoutait « les confessions, qui disait la messe, et adoucissait les reproches de sa conscience en omettant une grande partie du canon, et en gardant le silence dans les parties de l'office qui étaient contre sa conscience. » Voilà ce qu'écrit M. Burnet dans la vie de Guillaume Bedell évêque protestant de Kilmore en Irlande , qui s'était trouvé à Venise dans le temps du démêlé, et à qui Fra-Paolo avait ouvert son cœur. Je n'ai pas besoin de parler des lettres de cet auteur, toutes protestantes qu'on avait dans toutes les bibliothèques, et que Genève a enfin rendues publiques. Je ne parle à M. Burnet que de ce qu'il écrivait lui-même, pendant  qu'il comptait parmi nos  auteurs Fra-Paolo,  protestant sous un froc, qui disait la messe sans y croire, et qui demeurait dans une église dont le culte lui paraissait une idolâtrie.

Mais ce que je lui pardonne le moins, c'est ces images ingénieuses qu'il nous trace, à l'exemple de Fra-Paolo, et avec aussi peu de vérité, des anciens dogmes de l'Eglise. Il est vrai que cette

 

1 Ire part., Préf. — 2 Vie de Gui II. Bedel., év. de Kilmore, en Irlande, p. 9, 19, 20.

 

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invention est aussi commode qu'agréable. Au milieu de son récit un adroit historien fait couler tout ce qu'il lui plaît de l'antiquité, et nous en fait un plan à sa mode. Sous prétexte qu'un historien ne doit ni entrer en preuve, ni faire le docteur, on se contente d'avancer des faits qu'on croit favorables à sa religion. On veut se moquer du culte des images ou des reliques, ou de l'autorité du Pape, ou de la prière pour les morts, ou même, pour ne rien omettre, du Pallium; on donne à ces pratiques telle forme et telle date qu'on veut. On dit par exemple que le Pallium, « honneur chimérique, est de l'invention de Paschal II (1), » quoiqu'on le trouve cinq cents ans devant dans les lettres du pape Vigile et de saint Grégoire. Le crédule lecteur, qui trouve une histoire toute parée de ces réflexions, et qui voit partout, dans un ouvrage dont le caractère doit être la sincérité, un abrégé des antiquités de plusieurs siècles, sans songer que l'auteur lui donne ou ses préventions ou ses conjectures pour des vérités constantes, en admire l'érudition comme les tours agréables, et croit être à l'origine des choses. Mais il n'est pas juste que M. Burnet, sous le titre insinuant d'historien, décide ainsi des antiquités; ni que Fra-Paolo qu'il a imité acquière le droit de faire croire tout ce qu'il voudra de notre religion, à cause que sous un froc il cachait un cœur calviniste, et qu'il travaillait sourdement à décréditer la messe qu'il disait tous les jours.

Qu'on ne croie donc plus M. Burnet en ce qu'il dit sur les dogmes de l'Eglise, qu'il tourne tout à contre-sens. Soit qu'il parle par lui-même, ou qu'il introduise dans son histoire quelqu'un qui parle contre notre doctrine, il a toujours un dessein secret de la décrier. Peut-on souffrir son Cranmer, lorsqu'abusant d'un traité que Gerson a fait de auferibilitate Papœ, il en conclut que selon ce docteur « on peut fort bien se passer du Pape (2) ?» au lieu qu'il veut dire seulement, comme la suite de cet ouvrage le montre d'une manière à ne laisser aucun doute, qu'on peut déposer le Pape en certains cas. Quand on raconte sérieusement de pareilles choses, on veut amuser le monde, et on s'ôte toute croyance parmi les gens sérieux.

 

1 P. 509.— 2 Ire part., liv. II, p. 251.

 

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Mais l'endroit où notre historien a épuisé toutes ses adresses et usé pour ainsi dire toutes ses plus belles couleurs, est celui du célibat des ecclésiastiques. Je ne prétends pas discuter ce qu'il en dit sous le nom de Cranmer ou de lui-même (1). On peut juger de ses remarques sur l'antiquité par celles qu'il fait sur le Pontifical romain, dont on avouera bien que les sentiments sur le célibat ne sont pas obscurs. « On considérait, dit-il, que l'engagement où entrent les gens d'église , suivant les cérémonies du Pontifical romain, n'emportent pas nécessairement le célibat. Celui qui confère les ordres demande à celui qui les reçoit, s'il promet de vivre dans la chasteté et dans la sobriété? (2) » A quoi le sous-diacre répond : « Je le promets. » M. Burnet conclut de ces paroles qu'on n'obligeait qu'à la chasteté qui « se trouve parmi les gens mariés, de même que parmi ceux qui ne le sont pas. » Mais l'illusion est trop grossière pour être soufferte. Les paroles qu'il rapporte ne se disent pas dans l'ordination du sous-diacre, mais dans celle de l'évêque (3). Et dans celle du sous-diacre , on arrête celui qui se présente à cet ordre , pour lui déclarer que « jusqu'alors il a été libre ; » mais que s'il passe plus avant, « il faudra garder la chasteté (4). » M. Burnet dira-t-il encore que la chasteté dont il est ici question est celle qu'on garde dans le mariage, et qui nous apprend « à nous abstenir de tous les plaisirs illicites ? » Est-ce donc qu'il fallait attendre le sous-diaconat pour entrer dans cette obligation ? Et qui ne reconnaît ici cette profession de la continence imposée, selon les anciens canons, aux principaux clercs, dès le temps qu'on les élève au sous-diaconat?

M. Burnet répond encore que sans s'arrêter au Pontifical, les prêtres anglais qui se marièrent du temps d'Edouard avaient été ordonnés sans qu'on leur en eût fait la demande , et par conséquent sans en avoir fait le vœu (5). Mais le contraire paraît par lui-même, puisqu'il a reconnu que du temps de Henri VIII on ne retrancha rien dans les Rituels, ni dans les autres livres d'offices, si ce n'est quelques prières outrées qu'on y adressait aux Saints, ou quelque autre chose peu importante ; et on voit bien que ce

 

1 Ire part., liv. III, p. 353.— 2 IIe part., liv. I, p. 138.— 3 Pont. Rom. in Cons. Episc. — 4 Ibid., in Ordin. Subdiac. — 5 IIe part., liv. I, p. 139.

 

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prince n'avait garde de retrancher dans l'ordination la profession de la continence, lui qui a défendu de la violer premièrement sous peine de mort, et lorsqu'il s'est le plus relâché, « sous peine de confiscation de tous biens (1). » C'est aussi pour cette raison que Cranmer n'osa jamais déclarer son mariage durant la vie de Henri, et il lui fallut ajouter à un mariage défendu la honte de la clandestinité.

Je ne m'étonne donc plus que sous un tel archevêque on ait méprisé la  doctrine  de   ses saints prédécesseurs , d'un saint Dunstan, d'un Lanfranc, d'un saint Anselme, dont les vertus admirables, et en particulier la continence, ont été l'honneur de l'Eglise. Je ne m'étonne pas qu'on ait effacé du nombre des Saints un saint Thomas de Cantorbéry, dont la vie était la condamnation de Thomas Cranmer. Saint Thomas de Cantorbéry résista aux rois iniques ; Thomas Cranmer leur prostitua sa conscience, et flatta leurs passions. L'un banni, privé de ses biens, persécuté dans les siens et dans sa propre personne, et affligé en toutes manières, acheta la liberté glorieuse de dire la vérité comme il la croyait, par un mépris courageux de la vie et de toutes ses commodités : l'autre, pour plaire à son prince, a passé sa vie dans une honteuse dissimulation, et n'a cessé d'agir en tout contre sa croyance. L'un combattit jusqu'au sang pour les moindres droits de l'Eglise ; et en soutenant ses prérogatives, tant celles que Jésus-Christ lui avait acquises par son sang que celles que les rois pieux lui avaient données, il défendit jusqu'au dehors de cette sainte cité : l'autre en livra aux rois de la terre le dépôt le plus intime, la parole, le culte , les sacremens, les clefs, l'autorité, les censures, la foi même : tout enfin est mis sous le joug, et toute la puissance ecclésiastique étant réunie au trône royal, l'Eglise n'a plus de force qu'autant qu'il plaît au siècle. L'un enfin toujours intrépide et toujours pieux pendant sa vie, le fut encore plus à la dernière heure : l'autre toujours faible et toujours tremblant, l’a été plus que jamais dans les approches de la mort, et à l'âge de soixante-deux ans il a sacrifié à un misérable reste de vie sa foi et sa conscience. Aussi n'a-t-il laissé qu'un nom odieux parmi

 

1 IIe part., liv. III, p. 386.

 

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les hommes ; et pour l'excuser dans son parti même, on n'a que des tours ingénieux que les faits démentent : mais la gloire de saint Thomas de Cantorbéry vivra autant que l'Eglise; et ses vertus que la France et l'Angleterre ont révérées comme à l'envi, ne seront jamais oubliées : plus la cause que ce saint martyr soutenait a paru douteuse et équivoque aux politiques et aux mondains , plus la divine puissance s'est déclarée d'en haut en sa faveur par les châtiments terribles qu'elle exerça sur Henri II, qui avait persécuté le saint prélat ; par la pénitence exemplaire de ce prince , qui seule put apaiser l'ire de Dieu ; et par des miracles d'un si grand éclat, qu'ils attirèrent, non-seulement les rois d'Angleterre, mais encore les rois de France à son tombeau : miracles d'ailleurs si continuels et si attestés par le concours unanime de tous les écrivains du temps, que pour les révoquer en doute, il faut rejeter toutes les histoires. Cependant la réformation anglicane a rayé un si grand homme du nombre des Saints. Mais elle a porté bien plus haut ses attentats : il faut qu'elle dégrade tous les Saints qu'elle a eus depuis qu'elle a été chrétienne. Bède son vénérable historien ne lui a conté que des fables, ou en tout cas des histoires peu prisées, quand il lui a raconté les merveilles de sa conversion, et la sainteté de ses pasteurs, de ses rois et de, ses religieux. Le moine saint Augustin, qui lui a porté l'Evangile , et le pape saint Grégoire qui l'a envoyé, ne se sauvent pas des mains de la Réforme : elle les attaque par ses écrits. Si nous l'en croyons, la mission des Saints qui ont fondé l'Eglise anglicane est l'ouvrage de l'ambition et de la politique des Papes; et en convertissant les Anglais, saint Grégoire, un Pape si humble et si saint, a prétendu les assujettir à son Siège plutôt qu'à Jésus-Christ (1). Voilà ce qu'on publie en Angleterre; et sa réformation s'établit en foulant aux pieds, jusque dans la source, tout le . christianisme de la nation. Mais une nation si savante ne demeurera pas longtemps dans cet éblouissement : le respect qu'elle conserve pour les Pères, et ses curieuses et continuelles recherches sur l'antiquité la ramèneront à la doctrine des premiers siècles. Je ne puis croire qu'elle persiste dans la haine qu'elle a conçue

 

1 Vitach., cont. Durœ.; Fulc., cont. Stapl..; Ivel., Poc. Eccl. Ang.

 

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contre la Chaire de saint Pierre, d'où elle a reçu le christianisme. Dieu travaille trop puissamment à son salut en lui donnant un roi incomparable en courage comme en piété. Enfin les temps de vengeance et d'illusion passeront, et Dieu écoutera les gémissements de ses Saints.

 

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