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LIVRE VI.

Depuis 1537 jusqu'à l’an 1546.

 

SOMMAIRE.

 

Le landgrave travaille à entretenir l'union entre les luthériens et les zuingliens. Nouveau remède qu'on trouve à l'incontinence de ce prince, en lui permettant d'épouser une seconde femme durant la vie de la première. Instruction mémorable qu'il donne à Bucer pour faire entrer Luther et Mélanchthon dans ce sentiment. Avis doctrinal de Luther, de Bucer et de Mélanchthon en faveur de la polygamie. Le nouveau mariage est fait ensuite de cette consultation. Le parti en a honte, et n'ose ni le nier ni l'avouer. Le Landgrave porte Luther à supprimer l'élévation du Saint-Sacrement en faveur des Suisses, que cette cérémonie rebutait de la ligue de Smalcalde. Luther à cette occasion s'échauffe de nouveau contre les sacramentaires. Dessein de Mélanchthon pour détruire le fondement du sacrifice de l'autel. On reconnaît dans le parti que le sacrifice est inséparable de la présence réelle, et du sentiment de Luther. On en avoue autant de l'adoration. Présence momentanée et dans la seule réception, comment établie. Le sentiment de Luther méprisé par Mélanchthon et par les théologiens de Leipsick et de Vitenberg. Thèses emportées de Luther contre les théologiens de Louvain. Il reconnaît le sacrement adorable, il déteste les zuingliens, et il meurt.

 

L'accord de Vitenberg ne subsista guère : c'était une erreur de s'imaginer qu'une paix plâtrée comme celle-là pût être de longue durée, et qu'une si grande opposition dans la doctrine, avec une si grande altération dans les esprits, pût être surmontée par des équivoques. Il échappait toujours à Luther quelque mot fâcheux contre Zuingle. Ceux de Zurich ne manquaient pas de défendre leur docteur : mais Philippe, landgrave de Hesse, qui avait toujours dans l'esprit des desseins de guerre, tenait uni autant qu'il pouvait le parti protestant, et empêcha durant quelques années qu'on n'en vînt à une rupture ouverte. Ce prince était le soutien de la ligue de Smalcalde ; et par le besoin qu'on avait de lui dans le parti, on lui accorda une chose dont il n'y avait point d'exemple parmi les chrétiens : ce fut d'avoir deux femmes à la fois, et la Réforme ne trouva que ce seul remède à son incontinence.

Les historiens qui ont écrit que ce prince était à cela près fort

 

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tempérant (1), n'ont pas su tout le secret du parti : on y couvrait le plus qu'on pouvait l'intempérance d'un prince que la Réforme vantait au-dessus de tous les autres. Nous voyons dans les lettres de Mélanchthon (2) qu'en 1539, du temps que la ligue de Smalcalde se rendit si redoutable, ce prince avait une maladie que l'on cachait avec soin : c'était de ces maladies qu'on ne nomme pas. Il en guérit; et pour ce qui touche son intempérance, les chefs de la Réforme ordonnèrent ce nouveau remède dont nous venons de parler. On cacha le plus qu'on put cette honte du nouvel évangile. M. de Thou, tout pénétrant qu'il était dans les affaires étrangères, n'en a pu découvrir autre chose, sinon que ce prince, « par le conseil de ses pasteurs, » avait une concubine avec sa femme. C'en est assez pour couvrir de honte ces faux pasteurs qui autorisaient le concubinage : mais on ne savait pas encore alors que ces pasteurs étaient Luther lui-même avec tous les chefs du parti, et qu'on permit, au landgrave d'avoir une concubine (a) à titre de femme légitime, encore qu'il en eût une autre dont le mariage subsistait dans toute sa force. Maintenant tout ce mystère d'iniquité est découvert par les pièces que l'Electeur palatin, Charles-Louis (c'est le dernier mort) a fait imprimer, et dont le prince Ernest de Hesse, un des descendants de Philippe, a manifesté une partie depuis qu'il s'est fait catholique.

Le livre que le prince palatin fit imprimer a pour titre : Considérations consciencieuses sur le mariage, avec un éclaircissement des questions agitées jusqu’ à présent touchant l'adultère, la séparation et la polygamie. Le livre parut en allemand en 1679, sous le nom emprunté de Daphnoeus Arcuarius, sous lequel était caché celui de Laurentius Bœger, c'est-à-dire Laurent l'Archer, un des conseillers de ce prince (b).

Le dessein du livre est en apparence de justifier Luther contre Bellarmin, qui l'accusait d'avoir autorisé la polygamie : mais en effet il fait voir que Luther la favorisait ; et afin qu'on ne pût pas dire qu'il aurait peut-être avancé cette doctrine dans les commencements

 

1 Thuan., lib. IV, ad an. 1557. — 2 Mel., lib. IV, ep. CCXIV.

(a) 1ère édit. : Cette concubine. — (b) C'est-à-dire un des conseillers de ce prince.

 

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de la Réforme, il produit ce qui s'est fait longtemps après dans le nouveau mariage du landgrave.

Là il rapporte trois pièces, dont la première est une instruction du landgrave même donnée à Bucer : car ce fut lui qui fut chargé de toute la négociation avec Luther ; et on voit par là que le landgrave l'employait à bien d'autres accommodements qu'à celui des sacramentaires. Voici un fidèle extrait de cette instruction; et comme la pièce est remarquable, on la pourra voir ici toute entière traduite d'allemand en latin de mot à mot et de bonne main (1).

Le landgrave expose d'abord, que « depuis sa dernière maladie il avait beaucoup réfléchi sur son état, et principalement sur ce que quelques semaines après son mariage il avait commencé à se  plonger dans l'adultère : que ses pasteurs l'avaient exhorté souvent à s'approcher de la sainte table ; mais qu'il croyait y trouver son jugement, parce qu'il ne veut pas quitter une telle vie. » Il rejette la cause de ses désordres sur sa femme, et il raconte les raisons pour lesquelles il ne  l’a jamais aimée : mais comme il a peine à s'expliquer lui-même de ces choses, il en a, dit-il, découvert tout le secret à Bucer (2).

Il parle ensuite de sa complexion, et des effets de la bonne chère qu'on faisait dans les assemblées de l'Empire, où il était obligé de se trouver (3). Y mener une femme de la qualité de la sienne, c'était un trop grand embarras. Quand ses prédicateurs lui remontraient qu'il devait punir les adultères et les autres crimes semblables : «Comment, disait-il, punir les crimes où je suis plongé moi-même ? Lorsque je m'expose à la guerre pour la cause de l'Evangile, je pense que j'irais au diable si j'y étais tué par quelque coup d'épée ou de mousquet (4). Je vois qu'avec la femme que j'ai, ni je ne puis, ni je ne veux changer de vie, dont je prends Dieu à témoin ; de sorte que je ne trouve aucun moyen d'en sortir que par les remèdes que Dieu a permis à l'ancien peuple (5), » c'était-à-dire la polygamie.

Là il rapporte les raisons qui lui persuadent qu'elle n'est pas

 

1 Voyez la fin de ce livre VI. — 2 Instr., n. 1, 2. — 3 Instr., n. 3. — 4 Instr., n. 5. — 5 Instr., n. 6.

 

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défendue sous l'évangile (1) ; et ce qu'il y a de plus mémorable, c'est qu'il dit « savoir que Luther et Mélanchthon ont conseillé au roi d'Angleterre de ne point rompre son mariage avec la reine sa femme, mais avec elle d'en épouser encore une autre (2). » C'est là encore un secret que nous ignorions. Mais un prince si bien instruit dit qu'il le sait, et il ajoute qu'on lui doit d'autant plutôt accorder ce remède, qu'il ne le demande que pour le salut de son âme. Je ne veux pas, poursuit-il, demeurer plus longtemps dans les lacets du démon, je ne puis, ni ne veux m'en tirer que par cette voie : c'est pourquoi je demande à Luther, à Mélanchthon et à Bucer même, qu'ils me donnent un témoignage que je la puis embrasser (3). Que s'ils craignent que ce témoignage ne tourne à scandale en ce temps et ne nuise aux affaires de l'évangile, s'il était imprimé , je souhaite tout au moins qu'ils me donnent une déclaration par écrit, que si je me mariais secrètement, Dieu n'y serait point offensé, et qu'ils cherchent les moyens de rendre avec le temps ce mariage public; en sorte que la femme que j'épouserai ne passe pas pour une personne malhonnête : autrement, dans la suite du temps, l'église en serait scandalisée (4). »

Après il les assure « qu'il ne faut pas craindre que ce second mariage l'oblige à maltraiter sa première femme, ou même à se retirer de sa compagnie, puisqu'au contraire il veut en cette occasion porter sa croix, et laisser ses Etats à leurs communs enfants. Qu'ils m'accordent donc, continue ce prince, au nom de Dieu, ce que je leur demande, afin que je puisse plus gaiement vivre et mourir pour la cause de l'évangile, el en entreprendre plus volontiers la défense ; et je ferai de mon côté tout ce qu'ils m'ordonneront selon la raison, soit qu'ils me demandent les biens des monastères, ou d'autres choses semblables (5)»

On voit comme il insinue adroitement les raisons dont il savait, lui qui les connaissait si intimement, qu'ils pouvaient être touchés ; et comme il prévoyait que ce qu'ils craindraient le plus, serait le scandale, il ajoute que « les ecclésiastiques haïssaient déjà tellement les protestants, qu'ils ne les haïraient ni plus ni

 

1 Instr., n. 6 et seq. — 2 Instr., n. 10. — 3 Instr., n. 11. — 4 Instr., n. 12. — 5 Instr., n. 13.

 

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moins pour cet article nouveau, qui permettrait la polygamie. Que si contre sa pensée il trouvait Mélanchthon et Luther inexorables, il lui roulait dans l'esprit plusieurs desseins, entre autres celui de s'adresser à l'Empereur pour cette dispense, quelque argent qu'il lui en pût coûter (1). » C'était là un endroit délicat : « car il n'y avait point d'apparence, poursuit-il, que l'Empereur accorde cette permission sans la dispense du Pape, dont je ne me soucie guère, dit-il : mais pour celle de l'Empereur, je ne la dois pas mépriser, quoique je n'en ferais que fort peu de cas, si je ne croyais d'ailleurs que Dieu a plutôt permis que défendu ce que je souhaite : et si la tentative que je fais de ce côté-ci (c'est-à-dire de celui de Luther ) ne me réussit pas, une crainte humaine me porte à demander le consentement de l'Empereur, dans la certitude que j'ai d'en obtenir tout ce que je voudrai en donnant une grosse somme d'argent à quelqu'un de ses ministres. Mais quoique pour rien du monde je ne voulusse me retirer de l'évangile, ou me laisser entraîner dans quelque affaire qui fût contraire à ses intérêts, je crains pourtant que les impériaux ne m'engagent à quelque chose qui ne serait pas utile à cette cause et à ce parti. Je demande donc, conclut-il, qu'ils me donnent le secours que j'attends, de peur que je ne l'aille chercher en quelque autre lieu moins agréable, puisque j'aime mieux mille fois devoir mon repos à leur permission qu'à toutes les autres permissions humaines. Enfin je souhaite d'avoir par écrit le sentiment de Luther, de Mélanchthon et de Bucer, afin que je puisse me corriger et approcher du sacrement en bonne conscience. Donné à Melsingue le dimanche après la sainte Catherine 1539. PHILIPPE LANDGRAVE DE HESSE. »

L'instruction était aussi pressante que délicate. On voit les ressorts que le landgrave fait jouer : il n'oublie rien ; et quelque mépris qu'il témoignât pour le Pape, c'en était trop pour les nouveaux docteurs de l'avoir seulement nommé en cette occasion. Un prince si habile n'avait pas lâché cette parole sans dessein, et  d'ailleurs c'était assez de montrer la liaison qu'il semblait vouloir prendre avec l'Empereur, pour faire trembler tout le parti. Ces

 

1 Instr., n. 14 et 15.

 

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raisons valaient beaucoup mieux que celles que le landgrave avait tâché de tirer de l'Ecriture. A de pressantes raisons on avait joint un habile négociateur. Ainsi Bucer tira de Luther une consultation en forme, dont l'original fut écrit en allemand de la main et du style de Mélanchthon (1). On permet au landgrave, selon l'évangile (2) ( car tout se fait sous ce nom dans la Réforme ), d'épouser une autre femme avec la sienne. Il est vrai qu'on déplore l'état où il est, « de ne pouvoir s'abstenir de ses adultères tant qu'il n'aura qu'une femme (3), » et on lui représente cet état comme très-mauvais devant Dieu et comme contraire « à la sûreté de sa conscience (4). » Mais en même temps et dans la période suivante on le lui permet, et on lui déclare qu'il peut « épouser une seconde femme, s'il y est entièrement résolu, pourvu seulement qu'il tienne le cas secret. » Ainsi une même bouche prononce le bien et le mal (5). Ainsi le crime devient permis en le cachant. Je rougis d'écrire ces choses, et les docteurs qui les écrivirent en avaient honte. C'est ce qu'on voit dans tout leur discoure tortueux et embarrassé. Mais enfin il fallut trancher le mot, et permettre au landgrave en termes formels cette bigamie si désirée. Il fut dit pour la première fois depuis la naissance du christianisme, par des gens qui se prétendaient docteurs dans l'Eglise, que Jésus-Christ n'avait pas défendu de tels mariages : cette parole de la Genèse : «Ils seront deux dans une chair (6), » fut éludée, quoique Jésus-Christ l'eût réduite à son premier sens et à son institution primitive, qui ne souffre que deux personnes dans le lien conjugal (7). L'avis en allemand est signé par Luther, Bucer et Mélanchthon (8). Deux autres docteurs, dont Mélander ministre du landgrave était l'un, le signèrent aussi en latin à Vitenberg au mois de décembre 1539. Cette permission fut accordée « par forme de dispense, » et réduite « au cas de nécessité (9); » car on eut honte de faire passer cette pratique en loi générale. On trouva des nécessités contre l'Evangile ; et après avoir tant blâmé les dispenses de Rome, on osa en donner une de cette importance.

 

1 Voyez la fin de ce livre VI. — 2 Consult. de Luther, n. 21, 22. — 3 Consult. de Luther., n. 20. — 4 N. 21. — 5 Jacob., III, 10. — 6 Ibid., n. 6 ; Gen., II, 24. — 7 Matth., XIX, 4-6. — 8 Lib. de Consid. conscient., 5, n. 2. — 9 Consult., n. 4, 10, 21.

 

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Tout ce que la Réforme avait de plus renommé en Allemagne consentit à cette iniquité : Dieu les livrait visiblement au sens réprouvé; et ceux qui criaient contre les abus pour rendre l'Eglise odieuse, en commettent de plus étranges et en plus grand nombre dès les premiers temps de leur Réforme, qu'ils n'en ont pu ramasser ou inventer dans la suite de tant de siècles où ils reprochent à l'Eglise sa corruption.

Le landgrave avait bien prévu qu'il ferait trembler ses docteurs, en leur parlant seulement de la pensée qu'il avait de traiter de cette affaire avec l'Empereur. On lui répond que ce prince n'a «  ni foi, ni religion; » que « c'est un trompeur qui n'a rien des mœurs germaniques, avec qui il est dangereux de prendre des liaisons (1). » Ecrire ainsi à un prince de l'Empire, qu'est-ce autre chose que de mettre toute l'Allemagne en feu ? Mais qu'y a-t-il de plus bas que ce qu'on voit à la tête de cet avis ? « Notre pauvre église, disent-ils, petite, misérable et abandonnée, a besoin de princes régents vertueux (2). » Voilà, si on sait l'entendre, la raison des nouveaux docteurs. Ces princes vertueux, dont on avait besoin dans la Réforme, étaient des princes qui voulaient qu'on fit servir l'Evangile à leurs passions. L'Eglise, pour son repos temporel, peut avoir besoin du secours des princes : mais établir des dogmes pernicieux et inouïs pour leur complaire, et leur sacrifier par ce moyen l'Evangile qu'on se vante de venir rétablir, c'est le vrai mystère d'iniquité et l'abomination de la désolation dans le sanctuaire.

Une si infâme consultation eût déshonoré tout le parti, et les  docteurs qui la souscrivirent n'auraient pas pu se sauver des clameurs publiques, qui les auraient rangés, comme ils l'avouent, « parmi les mahométans, ou parmi les anabaptistes, qui font un jeu du mariage. » Aussi le prévirent-ils dans leur avis, et défendirent sur toutes choses au landgrave de découvrir ce nouveau mariage (3). Il ne devait y avoir qu'un très-petit nombre de témoins, qui devaient encore être obligés au secret, « sous le sceau delà confession (4);» c'est ainsi que parlait la consultation. La

 

1 Consult., n. 23, 24. — 2 Consult., n. 43.— 3 Consult., n. 10, 18.— * Consult., n. 21.

 

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nouvelle épouse devait passer pour concubine. On aimait mieux ce scandale dans la maison de ce prince, que celui qu'aurait causé dans toute la chrétienté (a) l'approbation d'un mariage si contraire à l'Evangile et à la doctrine commune de tous les chrétiens.

La consultation fut suivie d'un mariage dans les formes entre Philippe, landgrave de Hesse, et Marguerite de Saal, du consentement de Christine de Saxe sa femme. Le prince en fut quitte pour déclarer en se mariant qu'il ne prenait cette seconde femme par « aucune légèreté ni curiosité, » mais par « d'inévitables nécessités de corps et de conscience, que son Altesse avait expliquées à beaucoup de doctes, prudents, chrétiens et dévots prédicateurs, qui lui avaient conseillé de mettre sa conscience en repos par ce moyen (1). » L'instrument de ce mariage, daté du 4 mars 1540, est avec la consultation dans le livre qui fut publié par l’ordre de l'électeur palatin. Le prince Ernest a encore fourni les mêmes pièces, ainsi elles sont publiques en deux manières. Il y a dix ou douze ans qu'on en a produit des extraits dans un livre qui a couru toute la France (2), sans avoir été contredit; et on vient de nous les donner en forme si authentique (3), qu'il n'y a pas moyen d'en douter. Pour ne rien laisser à désirer, j'y ai joint l'instruction du landgrave, et l'histoire maintenant est complète.

Les crimes échappent toujours par quelque endroit. Quelque précaution qu'on eût prise pour cacher ce mariage scandaleux, on ne laissa pas d'en soupçonner quelque chose, et il est certain qu'on l'a reproché au landgrave aussi bien qu'à Luther dans des écrits publics : mais ils s'en tirèrent par des équivoques. Un auteur allemand a publié une lettre du landgrave à Henri le Jeune, duc de Brunswick (4), où il lui parle en ces termes : «Vous me reprochez un bruit qui court, que j'ai pris une seconde femme, la première étant encore en vie. Mais je vous déclare que si vous ou qui que ce soit, dites que j'ai contracté un mariage non chrétien, ou que j'aie fait quelque chose indigne d'un prince chrétien, on me l'impose par pure calomnie : car quoiqu'envers Dieu je me

 

1 Inst. copulat. Voyez à la fin de ce livre VI. — 2 Lettres de Gastineau. — 3 Varill., Hist. de l’Hérés., liv. XII. — 4 Hortlederus, de caus. bell. Germ., an. 1540.

(a) 1ère édit. : Dans toute l'Eglise.

 

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tienne pour un malheureux pécheur, je vis pourtant en ma foi et en ma conscience devant lui d'une telle manière que mes confesseurs ne me tiennent pas pour un homme non chrétien. Je ne donne scandale à personne, et je vis avec la princesse ma femme dans une parfaite intelligence. » Tout cela était véritable selon sa pensée; car il ne prétendait pas que le mariage qu'on lui reprochait fût non chrétien. La landgrave sa femme en était contente (a), et la consultation avait fermé la bouche aux confesseurs de ce prince (b). Luther ne répond pas avec moins d'adresse..: « On reproche, dit-il, au landgrave que c'est un polygame. Je n'ai pas beaucoup à parler sur ce sujet-là. Le landgrave est assez fort, et a des gens assez savants pour le défendre. Quant à moi, je connais une seule princesse et landgrave de Hesse, qui est et qui doit être nommée la femme et la mère en Hesse; et il n'y en a point d'autre qui puisse donner à ce prince de jeunes landgraves, que la princesse qui est fille de George duc de Saxe (1). » En effet on avait donné bon ordre que ni la nouvelle épouse ni ses enfants ne pissent porter le titre de landgraves. Se défendre de cette sorte, c'est aider à sa conviction, et reconnaître la honteuse corruption qu'introduisaient dans la doctrine ceux qui ne parlaient dans tous leurs écrits que du rétablissement du pur Evangile.

Après tout Luther ne faisait que suivre les principes qu'il avait posés ailleurs. J'ai toujours craint de parler de ces « inévitables nécessités » qu'il reconnaissait dans l'union des deux sexes, et du sermon scandaleux qu'il avait fait à Vitenberg sur le mariage : mais puisque la suite de cette histoire m'a une fois fait rompre une barrière que la pudeur m'avait imposée, je ne puis plus dissimuler ce qui se trouve bien imprimé dans les œuvres de Luther (2). Il est donc vrai que dans un sermon qu'il fit à Vitenberg pour la réformation du mariage, il ne rougit pas de prononcer ces infimes et scandaleuses paroles : «Si elles sont opiniâtres ( il parle des femmes), il est à propos que leurs maris leur disent : Si vous ne voulez pas, une autre le voudra : si la maîtresse ne veut pas Tenir, que la servante approche. » Si on entendait un tel discours

 

1 Tom. VII, Jen., fol. 425. — 2 Tom. V, Serm. de Matrim., fol. 123.

(a) La landgrave en était contente. — (b) A ses confesseurs.

 

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dans une farce et sur le théâtre, on en aurait honte. Le chef des réformateurs le prêche sérieusement dans l'église; et comme il tournait en dogmes tous ses excès, il ajoute : « Il faut pourtant auparavant que le mari amène sa femme devant l'église, et qu'il l'admoneste deux ou trois fois : après répudiez-la, et prenez Esther au lieu de Vasthi. » C'était une nouvelle cause de divorce ajoutée à celle de l'adultère. Voilà comme Luther a traité le chapitre de la réformation du mariage. Il ne lui faut pas demander dans quel évangile il a trouvé cet article; c'est assez qu'il soit renfermé dans les nécessités qu'il a voulu croire au-dessus de toutes les lois et de toutes les précautions. Faut-il s'étonner après cela de ce qu'il permit au landgrave? Il est vrai que dans ce sermon il oblige à répudier la première femme avant que d'en prendre une autre, et dans la consultation il permet au landgrave d'en avoir deux. Mais aussi le sermon fut prononcé en 1522, et la consultation est écrite en 1539. Il était juste que Luther apprît quelque chose en dix-sept ou dix-huit ans de réformation.

Depuis ce temps le landgrave eut un pouvoir presque absolu sur l'esprit de ce patriarche de la Réforme; et après en avoir senti le faible dans une matière si essentielle, il ne le crut pas capable de lui résister. Ce prince était peu versé dans les controverses : mais en récompense il savait en habile politique concilier les esprits, ménager les intérêts différents, et entretenir les ligues. Sa plus grande passion était de faire entrer les Suisses dans celle de Smalcalde. Mais il les voyait offensés de beaucoup de choses qui se pratiquaient parmi les luthériens, et en particulier de l’élévation du Saint-Sacrement que l’on continuait de faire au son de la cloche, le peuple frappant sa poitrine et poussant des gémissements et des soupirs (1). Luther avait conservé vingt-cinq ans ces mouvements d'une piété dont il savait bien que Jésus-Christ était l'objet, mais il n'y avait rien de fixe dans la Réforme. Le landgrave ne cessa d'attaquer Luther sur ce point, et il le persécuta tellement, qu'après avoir laissé abolir cette coutume dans quelques églises de son parti, à la fin il l'ôta lui-même dans celle de

 

1 Gasp. Puc, Nar. hist. de Phil. Mel. soceri sui, sentent, de Cœn. Dom., Ambergœ, 1596, p. 24.

 

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Vitenberg qu'il conduisait (1). Ces changements arrivèrent en 1542 et 1543. On en triompha parmi les sacramentaires : ils crurent à ce coup que Luther se laissait fléchir ; on disait même parmi les luthériens, qu'il s'était enfin relâché de cette admirable vigueur avec laquelle il avait jusqu'alors soutenu l'ancienne doctrine de la présence réelle, et qu'il commençait à s'entendre avec les sacramentaires. Il fut piqué de ces bruits, car il souffrait avec impatience les moindres choses qui blessaient son autorité (2). Peucer, gendre de Mélanchthon, dont nous avons pris ce récit, remarque qu'il dissimula quelque temps : car « son grand cœur, dit-il, ne se laissait pas aisément émouvoir. » Nous allons voir néanmoins comment on lui faisait prendre feu. Un médecin nommé Vildus, célèbre dans sa profession, et d'un grand crédit parmi la noblesse de Misnie où ces bruits se répandaient le plus contre Luther, le vint voir à Vitenberg, et fut bien reçu dans sa maison. Il arriva, poursuit Peucer, que dans un festin où était aussi Mélanchthon, ce médecin échauffé du vin ( car on buvait comme ailleurs à la table des réformateurs, et ce n'était pas de pareils abus qu'ils avaient entrepris de corriger) « ce médecin, dis-je, se mit à parler avec peu de précaution sur l'élévation ôtée depuis peu; et il dit tout franchement à Luther que la commune opinion était qu'il n'avait fait ce changement que pour plaire aux Suisses , et qu'il était enfin entré dans leurs sentiments. » Ce grand cœur ne fut pas à l'épreuve de ce discours fait dans le vin : son émotion fut visible, et Mélanchthon prévit ce qui arriva.

Luther fut animé par ce moyen contre les Suisses, et sa colère devint implacable à l'occasion de deux livres que ceux de Zurich firent imprimer dans la même année. L'un fut une version de la  Bible faite par Léon de Juda, ce fameux Juif qui embrassa le parti des zuingliens : l'autre fut les œuvres de Zuingle soigneusement ramassées avec de grands éloges de cet auteur. Quoiqu'il n'y eût rien dans ces livres contre la personne de Luther, aussitôt après leur publication il s'emporta à des excès inouïs, et ses transports n'avaient jamais paru si violents. Les zuingliens

 

1 Peuc, Nar. hist. de Phil. Mel. soceri sui, sentent, de Cœn. Dom., Ambergœ, 1596, p. 24; Sultzeri, ep. ad Calv. int. Calv. ep. p. 52. — 2 Peuc, ibid.

 

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publièrent, et les luthériens l'ont presque avoué, que Luther ne put souffrir qu'un autre que lui se mêlât de tourner la Bible (1). Il en avait fait une version très-élégante en sa langue ; et il crut qu'il y allait de son honneur que la Réforme n'en eût point d'autre, du moins où l'allemand était entendu. Les œuvres de Zuingle réveillèrent sa jalousie (2) et il crut qu'on lui voulait toujours opposer cet homme pour lui disputer la gloire de premier des réformateurs. Quoi qu'il en soit, Mélanchthon et les luthériens demeurent d'accord qu'après cinq ou six ans de trêve, Luther recommença le premier la guerre avec plus de fureur que jamais. Quelque pouvoir que le landgrave eût sur l'esprit de Luther, il n'en pouvait pas retenir longtemps les emportements. Les Suisses produisent des lettres de la propre main de Luther, où il défend au libraire qui lui avait fait présent de la version de Léon, de lui rien envoyer jamais de la part de ceux de Zurich ; « que c'était des hommes damnés, qui entraînaient les autres en enfer; que les églises ne pouvaient plus communiquer avec eux, ni consentir à leurs blasphèmes, et qu'il avait résolu de les combattre par ses écrits et par ses prières jusqu'au dernier soupir (3). »

Il tint parole. L'année suivante il publia une explication sur la Genèse, où il mit Zuingle et Oecolampade avec Arius, avec Muncer et les anabaptistes, avec les idolâtres qui se faisaient « une idole de leurs pensées, et les adoraient au mépris de la parole de Dieu. » Mais ce qu'il publia ensuite fut bien plus terrible : ce fut sa petite Confession de foi, où il les traita « d'insensés, de blasphémateurs, de gens de néant, de damnés pour qui il n'était plus permis de prier (4) : » car il poussa la chose jusque-là, et protesta qu'il ne voulait plus avoir avec eux aucun commerce, « ni par lettres, ni par paroles, ni par œuvres, » s'ils ne confessaient « que le pain de l'Eucharistie était le vrai corps naturel de Notre-Seigneur; que les impies, et même le traître Judas, ne recevaient pas moins par la bouche que saint Pierre et les autres vrais fidèles.»

 

1 Hosp., part. II, fol. 183; Calix., Jud., n. 72, 121, 122. — 2 Ibid., fol. 184. — 3 Ibid., fol. 183. — 4 Ibid., fol. 186, 187; Calix., Jud., n. 73, p. 123 et seq.; Luth., Parv. Conf.

 

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Par là il crut mettre fin aux scandaleuses interprétations des sacramentaires, qui tournaient tout à leurs sens, et il déclara qu'il tenait pour fanatiques ceux qui refuseraient de souscrire à cette dernière confession de foi (1). Au reste, il le prenait d'un ton à haut, et menaçait tellement le monde de ses anathèmes, que les zuingliens ne l'appelaient plus que « le nouveau Pape, et le nouvel Antéchrist (2) »

Ainsi la défense ne fut pas moins violente que l'attaque. Ceux de Zurich scandalisés de cette expression étrange : «Le pain est le vrai corps naturel de Jésus-Christ, » le furent encore davantage des injures atroces de Luther : de sorte qu'ils firent un livre qui avait pour titre : Contre les vaines et scandaleuses calomnies de Luther, où ils soutenaient « qu'il fallait être aussi insensé que lui pour endurer ses emportements ; qu'il déshonorait sa vieillesse, et se rendait méprisable par ses violences; et qu'il devrait être honteux de remplir ses livres de tant d'injures et de tant de diables. »

Il est vrai que Luther avait pris soin de mettre le diable dedans et dehors, dessus et dessous, à droite et à gauche, devant et derrière les zuingliens, en inventant de nouvelles phrases pour les pénétrer de démons, et répétant ce mot odieux jusqu'à faire barreur.

C'était sa coutume : en 1542, comme le Turc menaçait plus que  jamais l'Allemagne, il avait publié une prière contre lui, où il mêla le diable d'une étrange sorte : «Vous savez, disait-il, ô Seigneur, que le diable, le Pape et le Turc n'ont ni droit ni raison de nous tourmenter ; car nous ne les avons jamais offensés : mais, parce que nous confessons que vous, ô Père, et votre Fils Jésus-Christ, et le Saint-Esprit, êtes un seul Dieu éternel, c'est là notre péché, c'est tout notre crime, c'est pour cela qu'ils nous haïssent et nous persécutent ; et nous n'aurions plus rien à craindre d'eux, fi nous renoncions à cette foi. » Quel aveuglement de mettre ensemble « le diable, le Pape et le Turc » comme les trois ennemis de la foi de la Trinité ! Quelle calomnie d'assurer que le Pape les persécute pour cette foi ! Et quelle folie de s'excuser envers

 

1 Conc., p. 734; Luther., tom. II, fol. 325.— 2 Hosp., 193. — 3 Sleid., lib. IV.

 

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l'ennemi du genre humain comme un homme qui ne lui a jamais donné aucun mécontentement!

Un peu après que Luther se fut échauffé de nouveau de la manière que nous avons vue contre les sacramentaires, Bucer dressa une nouvelle Confession de foi. Ces Messieurs ne s'en lassaient pas; il sembla qu'il la voulût opposer à la Petite Confession que Luther venait de publier. Celle de Bucer roulait à peu près sur les expressions de l'accord de Vitenberg dont il avait été le médiateur (1) : mais il n'aurait pas fait une nouvelle Confession de foi, s'il n'avait voulu changer quelque chose. C'est qu'il ne voulait plus dire aussi nettement et aussi généralement qu'il avait fait, qu'on pouvait prendre sans foi le corps du Sauveur, et le prendre très-réellement en vertu de l'institution de Notre-Seigneur, que nos mauvaises dispositions ne pouvaient priver de son efficace. Bucer corrige ici cette doctrine, et il semble mettre pour condition de la présence de Jésus-Christ dans la Cène, non-seulement qu'on la célèbre selon l'institution de Jésus-Christ, mais encore « qu'on ait une foi solide aux  paroles par lesquelles il se donne lui-même (2). » Ce docteur, qui n'osait donner une foi vive à ceux qui communiaient indignement, inventa en leur faveur cette foi solide, que je laisse à examiner aux protestants, et par une telle foi il voulait que les indignes reçussent « et le sacrement et le Seigneur même (3). »

Il paraît embarrassé sur ce qu'il doit dire de la communion des impies. Car Luther, qu'il ne voulait pas contredire ouvertement, avait décidé dans sa petite Confession « qu'ils recevaient Jésus-Christ aussi véritablement que les saints. » Mais Bucer, qui ne craignait rien tant que de parler nettement, dit que ceux d'entre les impies « qui ont la foi pour un temps, reçoivent Jésus-Christ dans une énigme, comme ils reçoivent l'évangile. » Quels prodiges d'expressions ! Et pour ceux qui n'ont aucune foi, il semble qu'il devait dire qu'ils ne reçoivent point du tout Jésus-Christ. Mais cela serait trop clair : il se contente de dire « qu'ils ne voient et ne touchent dans le sacrement que ce qui est sensible. » Et que veut-il donc qu'on y voie et qu'on y touche, si ce n'est ce qui est

 

1 Ci-dessus, liv. IV, n. 23. — 2 Conf. Buc., ibid., art. 22. — 3 Ibid., art. 23.

 

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capable de frapper les sens? Le reste, c'est-à-dire le corps du Sauveur peut être cru, mais personne ne se vante ni de le voir ni de le toucher en lui-même, et les fidèles n'ont de ce côté-là aucun avantage sur les impies. Ainsi à son ordinaire Bucer ne fait que brouiller; et par ses subtilités il prépare la voie, comme nous verrons, à celles de Calvin et des calvinistes.

Mélanchthon durant ces temps prenait un soin particulier de diminuer, pour ainsi parler, la présence réelle en tâchant de la réduire au temps précis de l'usage. C'est ici un dogme principal du luthéranisme; et il importe de bien entendre comment il s'est établi dans la secte.

L’aversion de la nouvelle Réforme était la messe, quoique la messe au fond ne fût autre chose que les prières publiques de l'Eglise consacrées par la célébration de l'Eucharistie, où Jésus-Christ présent honorait son Père, et sanctifiait ses fidèles. Mais deux choses y choquaient les nouveaux docteurs, parce qu'ils ne les avaient jamais bien entendues : l'une était l'oblation, et l'autre était l'adoration qu'on rendait à Jésus-Christ présent dans ses mystères.

L'oblation n'était autre chose que la consécration du pain et du vin pour en faire le corps et le sang de Jésus-Christ, et le rendre par ce moyen vraiment présent. Il ne se pouvait que cette action ne fût par elle-même agréable à Dieu; et la seule présence de Jésus-Christ montré à son Père, en honorant sa majesté suprême, était capable de nous attirer ses grâces. Les nouveaux docteurs voulurent croire qu'on attribuait à cette présence et à l'action de la messe une vertu pour sauver les hommes indépendamment de la foi : nous avons vu leur erreur, et sur une si fausse présupposition la messe devint l'objet de leur aversion. Les paroles les plus saintes du canon furent décriées. Luther y trouvait du venin partout, et jusque dans cette prière que nous y faisons un peu devant la communion : « O Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu vivant, qui avez donné la vie au monde par votre mort, délivrez-moi de tous mes péchés par votre corps et par votre sang. » Luther, qui le pourrait croire ? condamna ces dernières paroles, et voulut s'imaginer qu'on attribuait notre délivrance au corps et

 

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au sang indépendamment de la foi, sans songer que cette prière, adressée à Jésus-Christ « Fils de Dieu vivant, qui avait vivifié le monde par sa mort, » était elle-même dans toute sa suite un acte de foi très-vif. N'importe ; Luther disait que les moines attribuaient « leur salut au corps et au sang de Jésus-Christ, sans dire un mot de la foi (1). » Si le prêtre, en communiant, disait avec le Psalmiste: « Je prendrai le pain céleste, et j'invoquerai le nom du Seigneur (2), » Luther le trouvait mauvais et disait que « mal à propos et à contretemps on détournait les esprits de la foi aux œuvres. » Combien aveugle est la haine! combien a-t-on le cœur rempli de venin, quand on empoisonne des choses si saintes !

Il ne faut pas s'étonner après cela qu'on se soit emporté contre les paroles du canon, où l'on disait que « les fidèles offraient ce sacrifice de louange pour la rédemption de leurs âmes. » Les ministres les plus passionnés sont à présent obligés de reconnaître que l’intention de l'Eglise est ici d'offrir pour la rédemption : non pas pour mériter de nouveau, comme si la croix ne l'avait pas méritée, « mais en action de grâces d'un si grand bienfait (3), » et dans le dessein de nous l'appliquer. Mais Luther ni les luthériens ne voulurent jamais entrer dans un sens si naturel : ils ne voulaient voir qu'horreur et abomination dans la messe : ainsi tout ce qu'elle avait de plus saint était détourné à de mauvais sens, et Luther concluait de là qu'il fallait « avoir autant d'horreur du canon que du diable même. »

Dans la haine que la Réforme avait conçue contre la messe (a), on n'y désirait rien tant que d'en saper le fondement, qui après tout n'était autre que la présence réelle. Car c'était sur cette présence que les catholiques appuyaient toute la valeur et la vertu de la messe : c'était là le seul fondement de l'oblation et de tout le reste du culte, et Jésus-Christ présent en faisait le fond. Calixte, luthérien, demeure d'accord qu'une des raisons, pour ne pas dire la principale, qui fit nier la présence réelle à une si grande partie de la Réforme, c'est qu'on n'avait point de meilleur moyen de 

1 De abomin. Miss. priv. seu Canonis., tom. II, 393, 394. — 2 Psal. CXV. — 3 Blond., Prœf. in lib. Albert., de Euchar.

(a) 1ère édit. : Dans la haine qu'on avait conçue dans la Réforme contre la messe.

 

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ruiner la messe et tout le culte du papisme (1). Luther eût entré lui-même dans ce sentiment s'il eût pu, et nous avons vu ce qu'il a dit sur l'inclination qu'il avait de s'éloigner du papisme par cet endroit-là comme par les autres (2). Cependant en retenant, comme il s'y voyait forcé, le sens littéral et la présence réelle, il était clair que la messe subsistait en son entier : car dès là qu'on retenait ce sens littéral, les catholiques concluaient que non-seulement l’Eucharistie était le vrai corps, puisque Jésus-Christ avait dit : «  Ceci est mon corps, » mais encore que c'était le corps dès que Jésus-Christ l'avait dit ; par conséquent avant la manducation et dès la consécration, puisqu'enfin on n'y disait pas : Ceci sera, mais : Ceci est : doctrine où nous allons voir toute la messe renfermée.

Cette conséquence que tiraient les catholiques de la présence réelle à la présence permanente et hors de l'usage était si claire, que Luther l'avait reconnue : c'était sur ce fondement qu'il avait toujours retenu l'élévation de l'hostie jusqu'en 1543; et après même qu'il l'eut abolie, il écrit encore dans sa Petite Confession, en 1544, « qu’on la pouvait conserver avec piété comme un témoignage de la présence réelle et corporelle dans le pain, puisque par cette action le prêtre disait : Voyez, chrétiens, ceci est le corps de Jésus-Christ qui a été livré pour vous (3). » D'où il paraît que, pour avoir changé la cérémonie de l'élévation, il n'en changea pas pour cela le fond de son sentiment sur la présence réelle, et qu'il continuait à la reconnaître incontinent après la consécration.

Avec cette foi il est impossible de nier le sacrifice de l'autel : car que veut-on que fasse Jésus-Christ avant que l'on mange son corps et son sang, si ce n'est de se rendre présent pour nous devant son Père ? C’était donc pour empêcher une conséquence si naturelle que Mélanchthon cherchait des moyens de réduire cette présence à la seule manducation ; et ce fut principalement à la conférence de Ratisbonne qu'il étala cette partie de sa doctrine. Charles V avait ordonné cette conférence en 1541 entre les catholiques et les protestants, pour aviser aux moyens de concilier les

 

1 Judic., Calix., n. 47, p. 70; n. 51, p. 78. — 2 Ci-dessus, liv. II, n. 1. — 3  Luth., Parv. Conf., 1544; Hosp., 13.

 

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deux religions. Ce fut là que Mélanchthon, en reconnaissant à son ordinaire avec les catholiques la présence réelle et substantielle, s'appliqua beaucoup à faire voir que l'Eucharistie, comme les autres sacrements, « n'était sacrement que dans l'usage légitime (1), » c'est-à-dire, comme il l'entendait, dans la réception actuelle.

La comparaison qu'il tirait des autres sacrements était bien faible : car dans les signes de cette nature où tout dépend de la volonté de l'instituteur, ce n'est pas à nous à lui faire des lois générales, ni à lui dire qu'il ne peut faire des sacrements que d'une sorte ; il a pu dans l'institution de ses sacrements s'être proposé divers desseins, qu'il faut entendre par les paroles dont il s'est servi à chaque institution particulière. Or Jésus-Christ ayant dit précisément : Ceci est, l'effet devait être aussi prompt que les paroles sont puissantes et véritables, et il n'y avait pas à raisonner davantage.

XXVIII. Mais Mélanchthon répondait ( et c'était la grande raison qu'il ne cessait de répéter ) que la promesse de Dieu ne s'adressant pas au pain, mais l'homme, le corps de Notre-Seigneur ne devait être dans le pain que lorsque l'homme le recevait (2). Par un semblable raisonnement on pourrait aussi bien conclure que l'amertume de l'eau de Mara ne fut corrigée (3), ou que l'eau de Cana ne fut faite vin (4), que dans le temps qu'on en but, puisque ces miracles ne se faisaient que pour les hommes qui en burent. Comme donc ces changements se firent dans l'eau, mais non pas pour l'eau, rien n'empêche qu’on ne connaisse de même un changement dans le pain qui ne soit pas pour le pain ; rien n'empêche que le pain céleste, aussi bien que le terrestre, ne soit fait et préparé avant qu'on le mange, et je ne sais comment Mélanchthon s'appuyait si fort sur un argument si pitoyable.

Mais ce qu'il y a ici de plus considérable, c'est que par ce raisonnement il n'attaquait pas moins son maître Luther qu'il attaquait les catholiques; car en voulant qu'il ne se fît rien du tout dans le pain, il montrait qu’il ne s’y fait rien en aucun moment,

 

1 Hosp., 154, 179, 180. — 2 Hosp., ibid.; Mel., lib. II, ep. XXV, XL; lib. III, CLXXXVIII, CLXXXIX, etc. — 3 Exod., XV, 23. — 4 Joan., II, 9.

 

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et que le corps de Notre-Seigneur n'y est, ni dans l'usage ni hors de l'usage : mais que l'homme à qui s'adresse toute la promesse, le reçoit à la présence du pain, comme on reçoit dans le baptême à la présence de l'eau le Saint-Esprit et la grâce. Mélanchthon voyait bien cette conséquence, comme il paraîtra dans la suite : mais soit qu'il eût l'adresse de la couvrir alors, ou que Luther n'y prit pas garde de si près, la haine qu'il avait conçue contre la messe lui faisait passer tout ce qu'on avançait pour la détruire.

Mélanchthon se servait encore d'une autre raison plus faible que les précédentes. Il disait que Jésus-Christ ne voulait pas être lié, et que l'attacher au pain hors de l'usage , c'était lui ôter son franc arbitre (1). Comment peut-on penser une telle chose, et dire que le libre arbitre de Jésus-Christ soit détruit par un attachement qui vient de son choix? Sa parole le lie sans doute, parce qu'il est fidèle et véritable ; mais ce lien n'est pas moins volontaire qu'inviolable.

Voilà ce qu'opposait la raison humaine au mystère de Jésus-Christ, de vaines subtilités, de pures chicanes: aussi n'était-ce pas là le fond de l'affaire. La vraie raison de Mélanchthon, c'est qu'il ne pouvait empêcher que Jésus-Christ posé sur la sainte table avant la manducation, et par la seule consécration du pain et du vin, ne fût une chose par elle-même agréable à Dieu, qui attestait sa grandeur suprême, intercédait pour les hommes, et avait toutes les conditions d'une oblation véritable. De cette sorte la messe subsistait, et on ne la pouvait renverser qu'en renversant la présence hors de la manducation. Aussi quand on vint dire à Luther que Mélanchthon avait hautement nié cette présence dans la conférence de Ratisbonne, Hospinien nous rapporte qu'il s'écria : « Courage, mon cher Mélanchthon, à cette fois la messe est à bas. Tu en as ruiné le mystère, auquel jusqu'à présent je n'avais donné qu'une vaine atteinte (2). » Ainsi de l'aveu des protestants le sacrifiée de l'Eucharistie demeurera toujours inébranlable, tant qu'on admettra dans ces mots : « Ceci est mon corps, » une efficace présente ; et pour détruire la messe il faut suspendre l'effet des

 

1 Mel., ep. sup. cit.; Hosp., part. II, p. 184, etc.; Joan. Sturm., Antip., IV, part. IV.—  2 Hosp., p. 180.

 

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rôles de Jésus-Christ, leur ôter leur sens naturel, et changer ceci est en ceci sera.

Quoique Luther laissât dire à Mélanchthon tout ce qu'il voulait contre la messe, il ne se départait pas en tout de ses anciens sentiments, et il ne réduisait pas à la seule réception de l'Eucharistie l'usage où Jésus-Christ y était présent : on voit même que Mélanchthon biaisait avec lui sur ce sujet; et il y a deux lettres de Luther en 1543, où il loue une parole de Mélanchthon, qui avait dit « que la présence était dans l'action de la Cène, mais non pas dans un point précis ni mathématique (1). » Pour Luther, il en déterminait le temps depuis le Pater noster, qui se disait dans la messe luthérienne incontinent après la consécration, « jusqu'à ce que tout le monde eût communié et qu'on eût consumé les restes. » Mais pourquoi en demeurer là? Si on eût porté à l'instant la communion aux absents, comme saint Justin nous raconte qu'on le faisait de son temps (2), quelle raison eût-on eue de dire que Jésus-Christ eût aussitôt retiré sa sainte présence ? Mais pourquoi ne la continuerait-il pas quelques jours après, lorsque le Saint-Sacrement serait réservé pour l'usage des malades? Ce n'est que par une pure fantaisie qu'on voudrait retirer en ce cas la présence de Jésus-Christ; et Luther ni les luthériens n'avaient plus de règle, lorsqu'ils mettaient un usage, quelque court qu'il fût, hors de la réception actuelle : mais ce qu'il y avait de pis pour eux, c'est que la messe et l'oblation subsistaient toujours; et n'y eût-il qu'un seul moment de présence devant la communion, cette présence de Jésus-Christ ne pou voit être frustrée de tous les avantages qui l'accompagnaient. C'est pourquoi Mélanchthon tendait toujours, quoi qu'il pût dire à Luther, à ne mettre la présence que dans le temps précis de la réception, et il ne voyait que ce seul moyen de ruiner l'oblation et la messe.

Il n'y en avait non plus aucun autre de ruiner l'élévation et l'adoration. On a vu qu'en ôtant l'élévation, Luther bien éloigné de la condamner, en avait approuvé le fond (3). Je répète encore ces paroles : «On peut, dit-il, conserver l'élévation comme un

 

1 Tom. IV, Jen., p. 585, 586 : et ap. Cœlest. — 2 Just., Apol., II. — 3 Ci-dessus, n. 25.

 

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témoignage de la présence réelle et corporelle, puisque la faire, c'est dire au peuple : Voyez, chrétiens, ceci est le corps de Jésus-Christ qui a été livré pour nous (1). » Voilà ce qu'écrit Luther après avoir ôté l'élévation. Mais pourquoi donc, dira-t-on, l'a-t-il ôtée? La raison en est digne de lui ; et c'est lui-même qui nous enseigne « que s'il avait attaqué l'élévation, c'était seulement en dépit de la Papauté ; et s'il l'avait retenue si longtemps, c'était en dépit de Carlostad. » En un mot, concluait-il, « il la fallait retenir lorsqu'on la rejetait comme impie, et il la fallait rejeter lorsqu'on la commandait comme nécessaire (2). » Mais au fond il reconnaissait, ce qui en effet est indubitable, qu'il n'y pouvait avoir nul inconvénient à montrer au peuple ce divin corps dès qu'il commençait à être présent.

Pour ce qui est de l'adoration, après l'avoir tantôt tenue pour indifférente et tantôt établie comme nécessaire, il s'en tint à la fin à ce dernier parti (3); et dans les thèses qu'il publia contre les docteurs de Louvain en 1545, c'est-à-dire un an avant sa mort, il appela l'Eucharistie le Sacrement adorable (4). Le parti sacramentaire, qui s'était tant réjoui lorsqu'il avait ôté l'élévation, fut consterné, et Calvin écrivit que par cette décision « il avait élevé l'idole dans le temple de Dieu (5). »

Mélanchthon connut alors plus que jamais qu'on ne pouvait venir à bout de détruire ni l'adoration, ni la messe, sans réduire toute la présence réelle au moment précis de la manducation. Il vit même qu'il fallait aller plus avant, et que tous les points de la doctrine catholique sur l'Eucharistie revenaient l'un après l'autre, si on ne trouvait le moyen de détacher le corps et le sang du pain et du vin. Il poussait donc jusque-là le principe que nous avons vu, qu'il ne se faisait rien pour le pain ni pour le vin, mais tout pour l'homme : de sorte que c'était dans l'homme seul que se trouvait en effet le corps et le sang. De quelle sorte cela se faisait chinant selon Mélanchthon, il ne l'a jamais expliqué : mais pour le fond de cette doctrine, il ne cessait de l'insinuer dans un grand secret et le plus adroitement qu'il pouvait. Car tant que Luther vécut, il

 

1 Parv. Conf. — 2 Parv. Conf.— 3 Hosp., p. 14.— 4 Ad art. Lov., thesi 16, tom. II, 501. — 5 Ep. ad Buc., p. 108.

 

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n'y avait aucune espérance de le fléchir sur ce point, ni de pouvoir dire ce qu'on en pensait avec liberté : mais Melanchthon mit si avant cette doctrine dans l'esprit des théologiens de Vitenberg et de Leipzick, qu'après la mort de Luther et après la sienne, ils s'en expliquèrent nettement dans une assemblée qu'ils tinrent à Dresde par ordre de l'électeur en 1561. Là ils ne craignirent pas de rejeter la propre doctrine de Luther et la présence réelle qu'il admettait dans le pain ; et ne voyant point d'autre moyen de se défendre de la transsubstantiation, de l'adoration et du sacrifice, ils se réduisirent à la présence réelle que Melanchthon leur avait apprise, non plus dans le pain et dans le vin, mais dans le fidèle qui les recevait. Ils déclarèrent donc « que le vrai corps substantiel était vraiment et substantiellement donné dans la Cène, sans toutefois qu'il fût nécessaire de dire que le pain fût le corps essentiel (ou le propre corps) de Jésus-Christ, ni qu'il se prit corporellement et charnellement par la bouche corporelle; que l'ubiquité leur faisait horreur ; qu'il y avait sujet de s'étonner de ce qu'on s'attachait si fort à dire que le corps fût présent dans le pain, puisqu'il valait bien mieux considérer ce qui se fait dans l'homme, pour lequel, et non pour le pain, Jésus-Christ se rendait présent (1). » Ils s'expliquaient ensuite sur l'adoration, et soutenaient qu'on ne la pouvait nier en admettant la présence réelle dans le pain, quand même on aurait expliqué que le corps n'y est présent que dans l'usage ; « que les moines auraient toujours la même raison de prier le Père éternel de les exaucer par son Fils, qu'ils lui rendaient présent dans cette action ; que la Cène étant établie pour se souvenir de Jésus-Christ, comme on ne pouvait le prendre, ni s'en souvenir sans y croire et sans l'invoquer, il n'y avait pas moyen d'empêcher qu'on ne s'adressât à lui dans la Cène comme étant présent, et comme se mettant lui-même entre les mains du sacrificateur, après les paroles de la consécration, » Par la même raison ils soutenaient qu'en admettant cette présence réelle du corps dans le pain, on ne pouvait rejeter le sacrifice; et ils le prouvaient par cet exemple : «  C'était, disaient-ils, une coutume ancienne de

 

1 Vit et Lips., TheoL Orthod., Conf. Heildelb., an. 1575 ; Hosp., an. 1561, p. 291.

 

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tous les suppliants, de prendre entre leurs mains les enfants de ceux dont ils imploraient le secours, et de les présenter à leurs pères, comme pour les fléchir par leur entremise. » Ils disaient de la même sorte qu'ayant Jésus-Christ présent dans le pain et dans le vin de la Cène, rien ne nous pouvait empêcher de le présenter à son Père pour nous le rendre propice ; et enfin ils concluaient « qu’il serait plus aisé aux moines d'établir leur transsubstantiation, qu'il ne serait aisé de la combattre à ceux qui en la rejetant de parole, ne laissaient pas d'assurer que le pain était le corps essentiel (c'est-à-dire le propre corps) de Jésus-Christ. »

C'est Luther qui avait dit à Smalcalde, et qui avait fait souscrire à tout le parti, que le pain était le vrai corps de Notre-Seigneur, également reçu par les saints et par les impies : c'est lui-même qui avait dit dans sa dernière confession de foi approuvée dans tout le parti, que « le pain de l'Eucharistie est le vrai corps naturel de Notre-Seigneur (1). » Mélanchthon et toute la Saxe avaient reçu cette doctrine avec tous les autres, car il fallait bien obéir à Luther : mais ils en revinrent après sa mort et reconnurent avec nous que ces mots : « Le pain est le vrai corps, » emporte nécessairement le changement du pain au corps, puisque le pain ne pouvant être le corps en nature, il ne le peut devenir que par changement ; ainsi ils rejetèrent ouvertement la doctrine de leur maître. Mais ils passent encore plus avant dans la déclaration qu'on vient de voir, et ils confessent qu'en admettant, comme on avait fait jusqu'alors parmi les luthériens, la présence réelle dans le pain, on ne peut plus empêcher ni le sacrifice que les catholiques offrent à Dieu, ni l'adoration qu'ils rendent à Jésus-Christ dans l'Eucharistie.

Leurs preuves sont convaincantes. Si Jésus-Christ est cru dans le pain, si la foi s'attache à lui dans cet état, cette foi peut-elle être sans adoration? Mais cette foi elle-même n'emporte-t-elle pas nécessairement une adoration souveraine, puisqu'elle entraîne l'invocation de Jésus-Christ comme Fils de Dieu et comme présent? La preuve du sacrifice n'est pas moins concluante : car, comme disent ces théologiens, si par les paroles sacramentales on rend

 

1 Art. 6, Concord., p. 330; ci-dessus liv. IV, n. 35; Parv. Confess., ci-dessus n. 14.

 

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Jésus-Christ présent dans le pain, cette présence de Jésus-Christ n'est-elle pas par elle-même agréable au Père, et peut-on sanctifier ses prières par une offrande plus sainte que par celle de Jésus-Christ présent? Que disent les catholiques davantage, et qu'est-ce que leur sacrifice, sinon Jésus-Christ présent dans le sacrement de l'Eucharistie, et représentant lui-même à son Père la victime par laquelle il a été apaisé? Il n'y a donc point de moyen d'éviter le sacrifice, non plus que l'adoration et la transsubstantiation, sans nier cette présence réelle de Jésus-Christ dans le pain.

C'est ainsi que l'église de Vitenberg, la mère de la Réforme et celle d'où selon Calvin était sortie dans nos jours la lumière de l'Evangile (1), comme autrefois elle était sortie de Jérusalem, ne peut plus soutenir les sentiments de Luther qui l'a fondée. Tout se dément dans la doctrine de ce fondateur de la Réforme : il établit invinciblement le sens littéral et la présence réelle ; il en rejette les suites nécessaires soutenues par les catholiques. Si l'on admet avec lui la présence réelle dans le pain, on s'engage à la messe toute entière, et à la doctrine catholique sans réserve. Cela paraît trop fâcheux à la nouvelle Réforme, qui ne sait plus à quoi elle est bonne, s'il faut approuver ces choses et le culte de l'Eglise romaine tout entier. Mais d'autre part, qu'y a-t-il de plus chimérique qu'une présence réelle séparée du pain et du vin ? N'est-ce pas en montrant le pain et le vin que Jésus-Christ a dit : «Ceci est mon corps? » A-t-il dit que nous dussions recevoir son corps et son sang détachés des choses où il lui a plu de les renfermer ; et si nous avons à en recevoir la propre substance, ne faut-il pas que ce « soit de la manière qu'il l'a déclaré en instituant ce mystère ? Dans ces embarras inévitables le désir d'ôter la messe l'emporta ; mais le moyen que prit Mélanchthon avec les Saxons pour la détruire était si mauvais, qu'il ne put subsister. Ceux de Vitenberg et de Leipsick en revinrent eux-mêmes bientôt après ; et l'opinion de Luther, qui mettait le corps dans le pain, demeura ferme.

Pendant que ce chef des réformateurs tirait à sa fin, il devenait tous les jours plus furieux. Ses thèses contre les docteurs de Louvain en sont une preuve; et je ne crois pas que ses disciples puissent

 

1 Epist. Calv.9 p. 590.

 

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voir sans honte, jusque dans les dernières années de sa vie, le prodigieux égarement de son esprit. Tantôt il fait le bouffon, mais de la manière du monde la plus plate : il remplit toutes ses confies thèses de ces misérables équivoques : vaccultas, au lieu de facultas ; cacolyca Ecclesia, au lieu de catholica, parce qu'il trouve dans ces deux mots, vaccultas et cacolyca, une froide allusion avec les vaches, les méchants et les loups. Pour se moquer de la coutume d'appeler les docteurs nos maîtres, il appelle toujours ceux de Louvain nortrolli magistrolli, bruta magistrollia, croyant les rendre fort odieux ou fort méprisables par ces ridicules diminutifs qu'il invente. Quand il veut parler plus sérieusement, il appelle ces docteurs «  de vraies bêtes, des pourceaux, des épicuriens, des païens, et des athées, qui ne connaissent d'autre pénitence que celle de Judas et de Saül, qui prennent non de l'Ecriture, mais de la doctrine des hommes, tout ce qu'ils vomissent; » et il ajoute, ce que je l'ose traduire, quidquid ructant, vomunt, et cacant. C'est ainsi qu'il oubliait toute pudeur; et ne se souciait pas de s'immoler lui-même à la risée publique, pourvu qu'il poussât tout à l'extrémité contre ses adversaires.

Il ne traitait pas mieux les zuingliens ; et outre ce qu'il avait dit du Sacrement adorable, qui détruisait leur doctrine de fond en comble, il déclarait sérieusement « qu'ils les tenait hérétiques et éloignés (a) de l'Eglise de Dieu (1). » Il écrivit en même temps la fameuse lettre où, sur ce que les zuingliens l'avaient appelé malheureux : « Ils m'ont fait plaisir, dit-il : moi donc, le plus malheureux de tous les hommes, je m'estime heureux d'une seule chose et ne veux que cette béatitude du Psalmiste : Heureux l'homme qui n'a point été dans le conseil des sacramentaires, et qui n'a jamais marché dans les voies des zuingliens, ni ne s'est assis dans la chaire de ceux de Zurich. » Mélanchthon et ses amis étaient honteux de tous les excès de leur chef. On en murmurait sourdement dans le parti, mais personne n'osait parler. Si les sacramentaires se plaignaient; à Mélanchthon et aux autres qui leur étaient plus affectionnés, ces emportements de Luther, ils répondaient

 

1 Cont. art. Lov., thes. 28; Hosp., 199.

(a) 1ère édit. : Qu'il les tenait pour éloignés de l'Eglise de Dieu.

 

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« qu’il adoucissait les expressions de ses livres par ses discours familiers, et les consolaient sur ce que leur maître, lorsqu'il était échauffé, disait plus qu'il ne voulait dire (1); » ce qui a était, disaient-ils, un grand inconvénient, » mais où ils ne voyaient point de remède.

La lettre qu'on vient de voir est du 25 janvier 4546. Le 18 février suivant, Luther mourut. Les zuingliens, qui ne purent lui refuser des louanges sans ruiner la réformation dont il avait été l'auteur, pour se consoler de l'inimitié implacable qu'il avait témoignée contre eux jusqu'à la mort, débitèrent quelques entretiens qu'ils avait eus avec ses amis, où ils prétendent qu'il s'était beaucoup adouci. Il n'y a aucune apparence dans ces récits, mais au fond il importe peu pour le dessein de cet ouvrage. Ce n'est pas les entretiens particuliers que j'écris, mais seulement les actes et les ouvrages publics; et si Luther avait donné ces nouvelles marques de son inconstance, ce serait en tout cas aux luthériens à nous fournir des moyens de le défendre.

Pour ne rien omettre de ce que je sais sur ce fait, je veux bien remarquer encore que je trouve dans l'Histoire de la Réforme d'Angleterre, de M. Burnet, un écrit de Luther à Bucer qu'on nous y donne avec ce titre : Papier concernant la réconciliation avec les zuingliens. Cette pièce de M. Burnet, pourvu qu'on la voie, non pas dans l'extrait que cet adroit historien en a fait dans son histoire, mais comme elle se trouve dans son Recueil de pièces (2), fera voir les extravagances qui passent dans l'esprit des novateurs. Luther commence par cette remarque, « qu’il ne faut point dire qu'on ne s'entende pas les uns les autres. » C'est ce que Bucer (a) prétendait toujours, qu'on ne disputait que des mots, et qu'on ne s'entendait pas : mais Luther ne pouvait souffrir cette illusion. En second lieu, il propose « une nouvelle pensée » pour concilier les deux opinions. « Il faut, dit-il, que les défenseurs du sens figuré accordent que Jésus-Christ est vraiment présent : et nous, poursuit-il, nous accorderons que le seul pain est mangé, »

 

1 Epist. Crucig. ad Vit. Theod.; Hosp., p. 194,199, etc.— 2 Tom. II, liv. I, an. 1549, p. 159; Collect. des pièces, IIe part., liv. I, n. 34.

(a) C'est que Bucer.

 

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Panem solum manducari. Il ne dit pas : Nous accorderons « qu’il y a véritablement du pain et du vin dans le sacrement, » ainsi que M. Burnet l'a traduit; car ce n'eût pas été là a une nouvelle opinion, » comme Luther le promet ici. On sait assez que la consubstantiation qui reconnaît le pain et le vin dans le sacrement, avait été reçue dans le luthéranisme dès son origine. Mais ce qu'il propose de nouveau, c'est qu'encore que le corps et le sang soient véritablement présents, néanmoins « il n'y a que le pain seul qui soit mangé : » raffinement si absurde que M. Burnet n'en a pu couvrir l'absurdité qu'en le retranchant. Au reste on n'a que faire de se mettre en peine à trouver du sens dans ce nouveau projet d'accord. Après l'avoir proposé comme utile, Luther tourne tout court, et « considérant les ouvertures que l'on donnerait par là à de nouvelles questions qui tendraient à établir l'épicurisme : » Non, dit-il, « il vaut mieux laisser ces deux opinions comme elles sont, » que d'en venir à ces nouvelles explications, qui « ne feraient aussi bien qu'irriter le monde, loin qu'on put les faire passer. » Enfin « pour assoupir cette » dissension, « qu’il voudrait, dit-il, avoir rachetée de son corps et de son sang, » il déclare de son côté qu'il veut croire que ses adversaires «  sont de bonne foi. » Il demande qu'on en croie autant de lui, et conclut à se supporter mutuellement, sans déclarer ce que c'est que ce support : de sorte qu'il ne paraît entendre autre chose, sinon que de part et d'autre on s'abstienne d'écrire et de se dire des injures, comme on en était déjà convenu, mais très-inutilement, dès le colloque de Marpourg. Voilà tout ce que Bucer put obtenir pour les zuingliens, pendant même que Luther était en meilleure humeur, et apparemment durant ces années où il y eut une espèce de suspension d'armes. Quoi qu'il en soit, il revint bientôt à son naturel; et dans la crainte qu'il eut que les sacramentaires ne tâchassent par leurs équivoques de le tirer à leurs sentiments après sa mort, il fit contre eux sur la un de sa vie les déclarations que nous avons vues, laissant ses disciples aussi animés contre eux qu'il l'avait été lui-même.

 

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PIÈCES

CONCERNANT LE SECOND MARIAGE DU LANDGRAVE, DONT IL EST PARLÉ EN CE LIVRE VI.

 

INSTRUCTIO.

 

Quid doctor Martinus Bucer apud doctorem Martinum Lutherum et Philippum Melanchlhoncm sollicitare debeat, et si id ipsis rectum videbitur, postmodum apud Electorem Saxoniae (a).

 

I. Primò ipsis gratiam et fausta meo nomine denuntiet, et si corpore animoque adhuc benè valerent, quod id libenter intelligerem. Deindè incipiendo quòd ab eo tempore quo me noster Dominus Deus infirmitate visitavit, varia apud me considerassem, et praesertim quòd in me repererim quòd ego ab aliquo tempore, quo uxorem duxi, in adulterio et fornicatione jacuerim. Quia verô ipsi et mei praedicantes saepè me adhortati sunt ut ad sacramentum accederem : ego autem apud me talem prœfatam vitam deprehendi, nullâ bonà conscientiâ aliquot annis ad sacramentum accedere potui. Nam quia talem vitam deserere nolo, quâbonâ conscientiâ possem ad mensam Domini accedere? Et sciebam per hoc non aliter quàm ad judicium Domini, et non ad christianam confessionem me perventurum. Ulteriùs legi in Paulo pluribus quàm uno locis, quomodô nullus fornicator nec aduller regnum Dei possidebit. Quia verô apud me deprehendi quòd apud meam uxorem praesentem à fornicatione ac luxuriâ atque adulterio abstinere non possim, nisi ab hâc vitâ desistam, et ad emendationem me convertam : nihil certius habeo expectandum quàm exhaeredationem à regno Dei et aeternam dam-nationem. Causae autem, quare à fornicatione, adulterio et his similibus abstinere non possim apud hanc meam praesentem uxorem, sunt istae.

II. Primo quòd initio, quo eam duxi, nec animo nec desiderio eam complexus fuerim. Quali ipsa quoque complexione, amabilitate et odore sit, et quomodô interdùm se superfluo potu gerat, hoc sciunt ipsius aulae praefecti, et virgiues, aliique plures : cùmque ad ea describenda difficultatem habeam, Bucero tamen omnia declarayi.

III. Secundo, quia valida complexione, ut medici sciunt, sum, et

 

(a) Nous supprimons, bien qu'elle se trouve dans les éditions modernes, la traduction française que l'abbé Leroy a faite de cette Instruction.

 

 

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saepè contingit ut in fœderum et Imperii comitiis diu verser, ubi lautè vivitnr et corpus curatur ; quomodè me ibi gerere queam absque uxore, cùm non semper magnum gynaeceum mecum ducere possim, facile est conjicere et considerare.

IV. Si porrò diceretur quare meam uxorem duxerim, verè imprudens homo tune temroris fui, et ab aliquibus meorum consiliariorum, quorum potior pars defuncta est, ad id persuasus sum. Matrimonium meum ultra tres septimanas non servavi, et sic constanter perrexi.

V. Ulteriùs mt concionatores constanter urgent, ut scelera puniam, fornicationem et ilia, quod etiam libenter facerem : quomodè autem scelera, quibus ipsemet immersus sum, puniam, ubi omnes dicerent : Magister prius teipsum puni? Jam si deberem in rébus evangelicœ cou-fœderationis bellare, tune id semper malâ conscientiâ facerem et cogi-tarem : Si tu in hâc vità gladio vel sclopeto, vel alio modo occubueris, ad daemonem perges. Saepè Deum inter ea invocavi et rogavi, sed semper idem remansi.

VI. Nunc verè diligenter consideravi Scripturas Antiqui et Novi Testamenti, et quantum mihi gratiœ Deus dedit, studiosè perlegi,et ibi nullum aliud consilium nec médium invenire potui ; cùm videam quòd ab hoc agendi modo penès modernam uxorem meam NEC POSSIM, NEC VELIM ABSTINERE (quod coràm Deo testor) quàm talia média adhibendo, quae à Deo permissa nec prohibita sunt. Quòd pii patres, ut Abraham, Jacob, David, Lamech, Saloroon et alii plures quàm unam uxorem habuerint, et in eumdem Christum crediderint, in quem nos credimus, quemadmodùm sanctus Paulus, ad Cor., X, ait. Et pratereà Deus in Veteri Testamento taies sanctos valdè laudavit : Christus quoque eosdem in Novo Testamento valdè laudat; insuper lex Moysis permittit, si quis duas uxores habeat, quomodè se in hoc gerere debeat.

VII.   Et si objiceretur, Abrahamo et antiquis concessum fuisse propter Christum promissum, invenitur tamen clarè quòd lex Moysis permittat, et in eo neminem specificet ac dicat, utrùm duce uxores habendœ, et sic neminem excludit. Etsi Christus solùm promissus sit stemmati Judae, et nihilominùs Samuelis pater, rex Achab et alii, plures uxores habuerunt, qui tamen non sunt de stemmate Judae. Idcircò hoc, quòd istis id solum permissum fuerit propter Messiam, stare non potest.

VIII.  Cùm igitur nec Deus in Antiquo, nec Christus in Novo Testamento, nec prophetœ, nec apostoli prohibeant, ne vir duas uxores habere possit; nullus quoque propheta, vel apostolus propterea reges, principes, vel alias personas punierit aut vituperarit, quòd duas uxores in matrimonio simul habuerint, neque pro crimine aut peccato, vel quòd Dei regnum non consequentur, judicarit, cùm tamen Paulus multos indicet qui regnum Dei non consequentur, et de his qui duas uxores habent nullam omninè mentionem faciat. Apostoli quoque, cùm gentibus

 

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indicarent quomodò se gerere, et à quibus abstinere deberent, ubi illos primò ad fidem receperant, uti in Actis Apostolorum est, de hoc etiam nihil prohibuerunt, quod non duas uxores in matrimonio habere possent; ci un tamen multi gentiles fuerint qui plures quàm unam uxores habuerunt : Judaeis quoque non prohibitum fuit, quia lex illud permittebat, et est omninò apud aliquos in usu. Quandò igitur Paulus clarè nobis dicit oportere episcopum esse unius uxoris virum, similiter et ministrum ; absque necessitate fecisset, si quivis tantùm unam uxorem deberet habere, quòd id ita praecepisset, et plures uxares habere prohibuisset.

IX. Et post haec, ad hune diem usque in orientalibus regionibus aliqui Christiani sunt, qui duas uxores in m atrimonio habent. Item Valentinianus imperator, quem tamen historici, Ambrosius et alii docti laudant, ipsemet duas uxores habuit, legem quoque edi curavit, quodalii duas uxores habere possent.

X. Item, licet quod sequitur non multùm curem, Papa ipsemet comiti cuidam qui sanctum Sepulcrum invisit, et intellexerat uxorem suam mortuam esse, et ideò aliam vel adhuc unam acceperat, concessit ut is utramque retinere posset. Item scio Lutherum et Philippum régi Angliœ suasisse ut primam uxorem non dimitteret, sed aliara prœter ipsam duceret, quemadmodùm prœter propter (a) consilium sonat. Quandò verò in contrarium opponeretur, quòd ille nullum masculum hœredem ex prima habuerit, judicamus nos plus lue concedi oportere causœ quàm Paulus dat, unumquemque debere uxorem habere propter fornicationem. Nam utique plus situm est in bonâ conscientiâ, salute animae, christianâ vitâ, abstractione ab ignominiâ et inordinata luxuriâ, quàm in eo ut quis hœredes vel nullos habeat. Nam omninè plus animae quàm res temporales curandœ sunt.

XI. Itaque hœc omnia me permoverunt, ut mihi proposuerim, quia id eu m Deo fieri pot est, sicut non dubito, abstinere à fornicatione, et omni impudicitiâ, et via, quam Deus permittit, uti. Nam diutiùs in vinculis diaboli constrictus perseverare non intendo, et aliàs absque hâc via me praeservare nec posmm, nec volo. Quare haec sit mea ad Lutherum, Philippum et ipsum Bucerum petitio, ut mihi testimonium dare velint, si hoc facerem, illud illicitum non esse.

XII. Casu quo autem id ipsi hoc te m pore propter scandalum, et quòd evangelicaî rei fortassis prapjudicare aut nocere posset, publicè typis

 

(a) Quoi qu'en dise l'abbé Leroy, cette locution adverbiale ne renferme ni mystère, ni instruction secrète, ni « quelque mot du guet. » Prœter propter signifie littéralement, outre le pourquoi, indépendamment des motifs; ou dans un sens plus éloigné au fond, en dernière analyse, à peu près, plus ou moins. La phrase incidente présente donc le sens que voici : Comme leur consultation le dit, outre les raisons qu'elle apporte, ou comme elle s'exprime à peu près, dans le fond, en substance.

 

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mandare non vellent; petitionem tamen meam esse, ut mihi scripto testimonium dent : si id occultò facerem, me per id non contra Deum egisse, et quòd ipsi etiam id pro matrimonio habere et cum tempore viam inquirere velint, quomodò res hœc publicanda in mundum, et quâ ratione persona quam ducturus sum, non pro inhonestâ, sed etiam pro honestâ habenda sit. Considerare enim possent, quòd aliàs personae quam ducturus sum graviter accideret, si illa pro tali habenda esset, quae non christianè vel inhonestè ageret. Postquam etiam nihil occultam remanet, si constanter ita permanerem, et communis Ecclesia nesciret quomodò huic personae cohabitarem, utique hœc quoque tractu temporis scandalum causaret.

XIII. Item non metuant quòd proptereà, etsi aliam uxorem acciperem, meam modernam uxorem malè tractare, nec cum eâ dormire, vel minorem amicitiam ei exhibere velim, quàm anteà feci : sed me velle in hoc casu crucem portare, et eidem omne bonum praestare, neque ab eâdem abstinere. Volo etiam filios quos ex prima uxore suscepi, principes regionis relinquere, et reliquis aliis honestis rebus prospicere : esse proindè adhuc semel petitionem meam, ut per Deum in hoc mihi consulant et me juvent in iis rebus quae non sunt contra Deum, ut hilari animo vivere et mori, atque evangelicas causas omnes eò liberiùs et magis christianè suscipere possim. Nam quidquid me jusserint quod christianum et rectum sit, sive monasteriorum bona, seu alia concernat, ibi me promptum reperient.

XIV. Vellem quoque et desidero non plures quàm tantùm unam uxorem ad istam modernam uxorem meam. Item ad mundum vel munda-num fructum hâc in re non nimis attendendum est ; sed magis Deus Tespiciendus, et quod hîc prœcipit, prohibet et liberum relinquit. Nam imperator et mundus me et quemcumque permittent, ut publiée meretrices retineamus ; sed plures quàm unam uxorem non facile concesserint. Quod Deus perœittit, hoc ipsi prohibent : quod Deus prohibet, hoc dissimulant, etvidetur mihi sicut matrimonium sacerdotum. Nam sacerdotibus nullas uxores concedunt, et moretrices retinere ipsis permittunt. Item ecclesiastici nobis adeò infensi sunt, ut propter hune articulum quo plures christianis uxores permitteremus, nec plus nec minus nobis facturi sint.

XV. Item Philippo et Luthero postmodùm indicabit, si apud illos, praeter omnem tamen opinionem meam, de illis nullam opem inveniam; tùm me varias cogitationes habere in animo : quòd velim apud Cœsarem pro hâc re instare per mediatores, etsi multis mihi pecuniis constaret, quod Cœsar absque Pontificis dispensatione non faceret ; quamvis etiam Pontificum dispensationem omninô nihili faciam : verùm Caesaris permissio mihi omninò non esset contemnenda; Caesaris permissionem omninò non curarem, nisi scirem quòd propositi mei rationem coràm

 

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Deo haberem, et certius esset Deum id permisisse quàm prohibuisse.

XVI. Verùm nihilominùs ex humano me tu, si apud hanc partem nullum solatium invenire possem, Caesareum consensum obtinere uti insinuatum est, non esset contemnendum. Nam apud me judicabam si aliquibus Cœsareis consiliariis egregias pecuniœ summas donarem, me omnia ab ipsis impetraturum : sed praetereà timebam, quamvis propter nullam rem in terra ab evangelio defïcere, vel cum divinâ ope me permittere velira induci ad aliquid quod evangelicœ causae contrarium esse posset; ne Caesareani tamen me in aliis sœcularibus negotiis ita uteréntur et obligarent, ut isti causae et parti non foret utile : esse idcircò adhuc petitionem meam, ut me aliàs juvent, ne cogar rem in iis locis quarere, ubi id non libenter facio, et quòd millies libentiùs ipsorum permissioni.

 

Les Pièces Justificatives Suivantes
ne sont pas reprises en latin.

 

 

 

CONSULTATION DE LUTHER
ET DES  AUTRES  DOCTEURS PROTESTANTS
SUR LA POLYGAMIE (a).

 

Au Sérénissime Prince et Seigneur PHILIPPE, LANDGRAVE DE HESSE, Comte de Catzenlembogen, de Dietz, de Ziegenhain et de Nidda, notre clément Seigneur, nous souhaitons avant toutes choses la grâce de Dieu par Jésus-Christ.

 

SERENISSIME PRINCE ET SEIGNEUR,

 

        I. Nous avons appris de Bucer, et lu dans l'instruction que Votre Altesse lui a donnée, les peines d'esprit et les inquiétudes de conscience où elle est présentement ; et quoiqu'il nous ait paru très-difficile de répondre sitôt aux doutes qu'elle propose, nous n'avons pas néanmoins voulu laisser partir sans réponse le même Bucer, qui était pressé de retourner vers Votre Altesse.

        II. Nous avons reçu une extrême joie, et nous avons loué Dieu de ce qu'il a guéri Votre Altesse d'une dangereuse maladie, et nous le prions qu'il la veuille longtemps conserver dans l'usage parfait de la santé qu'il vient de lui rendre.

        III. Elle n'ignore pas combien notre église pauvre, misérable, petite, et abandonnée a besoin de princes régents vertueux qui la protègent; et nous ne doutons point que Dieu ne lui en laisse toujours quelques-uns, quoiqu'il menace de temps en temps de l'en priver, et qu'il la mette à l'épreuve par de différentes tentations.

        IV. Voici donc ce qu'il y a d'important dans la question que Bucer

 

(a) Cette pièce et la suivante ont été traduites par Bossuet.

 

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nous a proposée. Votre Altesse comprend assez d'elle-même la différence qu'il y a d'établir une loi universelle, et d'user de dispense en un cas particulier pour de pressantes raisons et avec la permission de Dieu : car il est d'ailleurs évident que les dispenses n'ont point de lieu contre la première des lois, qui est la divine.

V. Nous ne pouvons pas conseiller maintenant que l'on introduise en public, et que l'on établisse, comme par une loi, dans le Nouveau Testament , celle de l'Ancien, qui permettait d'avoir plus d'une femme. Votre Altesse sait que si l'on faisait imprimer quelque chose sur cette matière, on le prendrait pour un précepte, d'où il arriverait une infinité de troubles et de scandales. Nous prions Votre Altesse de considérer les dangers où serait exposé un homme convaincu d'avoir introduit en Allemagne une semblable loi, qui diviserait les familles et les engagerait en des procès éternels.

VI. Quant à l'objection que l'on fait, que ce qui est juste devant Dieu doit être absolument permis, on y doit répondre en cette manière. Si ce qui est équitable aux yeux de Dieu est d'ailleurs commandé et nécessaire, l'objection est véritable : s'il n'est ni commandé ni nécessaire, il faut encore, avant que de le permettre, avoir égard à d'autres circonstances; et pour venir à la question dont il s'agit, Dieu a institué le mariage pour être une société de deux personnes, et non pas de plus, supposé que la nature ne fût pas corrompue ; et c'est là le sens du passage de la Genèse : «Ils seront deux en une seule chair, » et c'est ce qu'on observa au commencement.

VII. Lamech fut le premier qui épousa plusieurs femmes; et l'Ecriture témoigne que cet usage fut introduit contre la première règle. 

VIII. Il passa néanmoins en coutume dans les nations infidèles, et l'on trouve même depuis, qu'Abraham et sa postérité eurent plusieurs femmes. Il est encore constant parle Deutéronome, que la loi de Moïse le permit ensuite, et que Dieu eut en ce point de la condescendance pour la faiblesse de la nature. Puisqu'il est donc conforme à la création des hommes et au premier établissement de leur société, que chacun d'eux se contente d'une seule femme, il s'ensuit que la loi qui l'ordonne est louable; qu'elle doit être reçue dans l'Eglise ; et que l'on n'y doit point introduire une loi contraire, parce que Jésus-Christ a répété dans le chapitre XII de saint Matthieu le passage de la Genèse : « Ils seront deux en une seule chair, » et y rappelle dans la mémoire des hommes quel avait dû être le mariage avant qu'il eût dégénéré de sa pureté.

IX. Ce qui n'empêche pourtant pas qu'il n'y ait lieu de dispense en de certaines occasions. Par exemple, si un homme marié, détenu captif en pays éloigné, y prenait une seconde femme pour conserver ou pour recouvrer sa santé, ou que la sienne devint lépreuse, nous ne voyons pas  

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qu'en ces cas on pût condamner le fidèle qui épouserait une autre femme par le conseil de son pasteur, pourvu que ce ne fût pas à dessein d'introduire une loi nouvelle, mais seulement pour satisfaire à son besoin.

X. Puisque ce sont deux choses toutes différentes d'introduire une loi nouvelle et d'user de dispense à l'égard de la même loi, nous supplions Votre Altesse de faire réflexion sur ce qui suit.

Premièrement, il faut prendre garde avant toutes choses que la pluralité des femmes ne s'introduise point dans le monde en forme de loi que tout le monde puisse suivre quand il voudra. Il faut en second lieu que Votre Altesse ait égard à l'effroyable scandale, qui ne manquera pas d'arriver, si elle donne occasion aux ennemis de l'Evangile de s'écrier que nous ressemblons aux anabaptistes qui font un jeu du mariage, et aux Turcs qui prennent autant de femmes qu'ils en peuvent nourrir.

XI. En troisième lieu, que les actions des princes sont plus en vue que celles des particuliers.

XII. En quatrième lieu, que les inférieurs ne sont pas plutôt informés que les supérieurs font quelque chose, qu'ils s'imaginent avoir la liberté d'en faire autant, et que c'est par là que la licence devient générale.

XIII.  En cinquième lieu, que les Etats de Votre Altesse sont remplis d'une noblesse farouche, fort opposée pour la plus grande partie à l'Evangile, à cause de l'espérance qu'on y a, comme dans les autres pays, de parvenir aux bénéfices des églises cathédrales dont le revenu est très-grand. Nous savons les impertinents discours que des plus illustres de votre noblesse ont tenu; et il est aisé de juger quelle serait la disposition de votre noblesse et de vos autres sujets, si Votre Altesse introduisait une semblable nouveauté.

XIV.  En sixième lieu, que Votre Altesse, par une grâce particulière de Dieu, est en grande réputation dans l'Empire et dans les pays étrangers; et qu'il est à craindre que l'on ne diminue beaucoup de l'estime et du respect que l'on a pour elle, si elle exécute le projet d'un double mariage. La multitude des scandales qui sont ici à craindre, nous oblige à  conjurer Votre Altesse d'examiner la chose avec toute la maturité de jugement que Dieu lui a donnée.

XV. Ce n'est pas aussi avec moins d'ardeur que nous conjurons Votre Altesse d'éviter en toute manière la fornication et l'adultère ; et pour avouer sincèrement la vérité, nous avons eu longtemps un regret sensible de voir Votre Altesse abandonnée à de telles impuretés, qui pouvaient être suivies des effets de la vengeance divine, de maladies et de beaucoup d'autres inconvénients.

XVI.  Nous prions encore Votre Altesse de ne pas croire que l'usage

 

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des femmes hors le mariage soit un péché léger et méprisable, comme le monde se le ûgure, puisque Dieu a souvent châtié l'impudicité par les peines les plus sévères : que celle du déluge est attribuée aux adultères des grands : que l'adultère de David a donné lieu à un exemple terrible de la vengeance divine : que saint Paul répète souvent que l’on ne se moque point impunément de Dieu, et qu'il n'y aura point d'entrée pour les adultères au royaume de Dieu. Car il est dit au second chapitre de l’Epitre première à Timothée que l'obéissance doit être compagne de la foi, si l'on veut éviter d'agir contre la conscience; au troisième chapitre de la première de saint Jean, que si notre cœur ne nous reproche rien, nous pouvons avec joie invoquer le nom de Dieu; et au chapitre VIII de l’ Epitre aux Romains, que nous vivrons, si nous mortifions par l'esprit les désirs de la chair : mais que nous mourrons au contraire, en marchant selon la chair, c'est-à-dire en agissant contre notre propre conscience.

XVII. Nous avons rapporté ces passages, afin que Votre Altesse considère mieux que Dieu ne traite point en riant le vice de l'impureté, comme le supposent ceux qui, par une extrême audace, ont des sentiments païens sur ces matières. C'est avec plaisir que nous avons appris le trouble et les remords de conscience où Votre Altesse est maintenant pour cette sorte de défauts, et que nous avons entendu le repentir qu'elle en témoigne. Votre Altesse a présentement à négocier des affaires de la plus grande importance qui soient dans le monde : elle est d'une complexion fort délicate et fort vive ; elle dort peu ; et ces raisons, qui ont obligé tant d'autres personnes prudentes à ménager leurs corps, sont plus que suffisantes pour disposer Votre Altesse à les imiter.

XVIII. On lit de l'incomparable Scanderberg, qui défit en tant de rencontres les deux plus puissants empereurs des Turcs Amurat II et Mahomet II, et qui tant qu'il vécut préserva la Grèce de leur tyrannie, qu'il exhortait souvent ses soldats à la chasteté, et leur disait qu'il n'y avait rien de si nuisible à leur profession que le plaisir de l'amour. Que si Votre Altesse, après avoir épousé une seconde femme, ne voulait pas quitter sa vie licencieuse, le remède dont elle propose de se servir lui serait inutile. Il faut que chacun soit le maître de son corps dans les actions extérieures, et qu'il fasse, suivant l'expression de saint Paul, que ses membres soient des armes de justice. Qu'il plaise donc à Votre Altesse d'examiner sérieusement les considérations du scandale, des travaux, du soin, du chagrin et des maladies qui lui ont été représentées. Qu'elle se souvienne que Dieu lui a donné de la princesse sa femme un grand nombre d'enfants des deux sexes, si beaux et si bien nés, qu'elle a tout sujet d'en être satisfaite. Combien y en a-t-il d'autres qui doivent exercer la patience dans le mariage, par le seul motif d'éviter le scandale? Nous n'avons garde d'exciter Votre Altesse à introduire dans sa 

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maison une nouveauté si difficile. Nous attirerions sur nous, en le faisant, les reproches et la persécution, non-seulement des peuples de la Hesse, mais encore de tous les autres ; ce qui nous serait d'autant moins supportable, que Dieu nous commande dans le ministère que nous exerçons, de régler, autant qu'il nous sera possible, le mariage et les autres étals de la vie humaine selon l'institution divine ; de les conserver en cet état lorsque nous les y trouvons, et d'éviter toute sorte de scandale.

XIX. C'est maintenant la coutume du siècle de rejeter sur les prédicateurs de l'Evangile toute la faute des actions où ils ont eu tant soit peu départ, lorsque l'on y trouve à redire. Le cœur de l'homme est également inconstant dans les conditions les plus relevées et dans les plus basses, et on atout à craindre de ce côté-là.

XX. Quant à ce que Votre Altesse dit qu'il ne lui est pas possible de s'abstenir de la vie impudique qu'elle mène tant qu'elle n'aura qu'une femme, nous souhaiterions qu'elle fût en meilleur état devant Dieu ; qu'elle vécût en sûreté de conscience; qu'elle travaillât pour le salut de son âme, et qu'elle donnât à ses sujets un meilleur exemple.

XXI. Mais enfin si Votre Altesse est entièrement résolue d'épouser une seconde femme, nous jugeons qu'elle doit le faire secrètement, comme nous avons dit à l'occasion de la dispense qu'elle demandait pour le même sujet; c'est-à-dire qu'il n'y ait que la personne qu'elle épousera et peu d'autres personnes fidèles qui le sachent, en les obligeant au secret sous le sceau de la confession. Il n'y a point ici à craindre de contradiction, ni de scandale considérable; car il n'est point extraordinaire aux princes de nourrir des concubines; et quand le menu peuple s'en scandalisera, les plus éclairés se douteront de la vérité; et les personnes prudentes aimeront toujours mieux cette vie modérée que l'adultère et les autres actions brutales. L'on ne doit pas se soucier beaucoup de ce qui s'en dira, pourvu que la conscience aille bien. C'est ainsi que nous l'approuvons, et dans les seules circonstances que nous venons de marquer : car l'Evangile n'a ni révoqué, ni défendu ce qui avait été permis dans la loi de Moïse à l'égard du mariage. Jésus-Christ n'en a point changé la police extérieure ; mais il a ajouté seulement la justice et la vie éternelle pour récompense. Il enseigne la vraie manière d'obéir à Dieu, et il tâche de réparer la corruption de la nature.

XXII. Votre Altesse a donc dans cet écrit, non-seulement l'approbation de nous tous en cas de nécessité sur ce qu'elle désire, mais encore les réflexions que nous y avons faites : nous la prions de les peser en prince vertueux, sage et chrétien, et nous prions Dieu qu'il conduise tout pour sa gloire, et pour le salut de Votre Altesse.

XXIII. Pour ce qui est de la vue qu'a Votre Altesse de communiquer l'Empereur l'affaire dont il s'agit avant que de la conclure, il nous 

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semble que ce prince met l'adultère au nombre des moindres péchés ; et il y a beaucoup à craindre que sa foi étant à la mode de celle du Pape, des Cardinaux, des Italiens, des Espagnols et des Sarrasins, il ne traite de ridicule la proposition de Votre Altesse ou qu'il n'en prétende tirer avantage en amusant Votre Altesse par de vaines paroles. Nous savons qu'il est trompeur et perfide, et qu'il ne tient rien des mœurs allemandes.

XXIV. Votre Altesse voit qu'il n'apporte aucun soulagement sincère aux maux extrêmes de la chrétienté : qu'il laisse le Turc en repos, et qu'il ne travaille qu'à diviser l'Empire, afin d'agrandir sur ses ruines la maison d'Autriche. Il est donc à souhaiter qu'aucun prince chrétien ne «joigne à ses pernicieux desseins. Dieu conserve Votre Altesse. Nous sommes très-prompts à lui rendre service. Fait à Vitenberg le mercredi après la fête de saint Nicolas, l'an 1539.

Les très-humbles et très-obéissants serviteurs de Votre Altesse,

 

MARTIN LUTHER, PHILIPPE MELANCHTHON, MARTIN BUCER, ANTOINE CORVIN, ADAM, JEAN LENINGUB, JUSTE WINTFERTE, DENIS MÉLANTHER.

 

Je George Nuspicher, notaire impérial, rends témoignage par l'acte Présent, écrit et signé de ma propre main, que j'ai transcrit la présente copie sur l'original véritable et fidèlement conservé jusqu'à présent de la propre main de Philippe Mélanchthon à la requête du Sérénissime prince de Hesse; que j'en ai examiné avec une extrême exactitude chaque ligne et chaque mot; que je les ai confrontés avec le même original; que je tes y ai trouvés conformes, non-seulement pour les choses, mais encore pour les signatures, et j'en ai délivré la présente copie en cinq feuilles de bon papier. De quoi je rends encore témoignage. GEORGE NUSPICHER, notaire.

 

 

CONTRAT DE MARIAGE
DE PHILIPPE LANDGRAVE DE HESSE
AVEC MARGUERITE DE SAAL.

 

AU NOM DE DIEU. Ainsi soit-il.

 

Que tous ceux, tant en général qu'en particulier, qui verront, entendront, ou liront cette convention publique, sachent qu'en l'année 1540, «mercredi, quatrième jour du mois de mars, à deux heures ou environ après midi, la treizième année de l'Indiction et la vingt-unième du

 

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règne du très-puissant et très-victorieux Empereur Charles-Quint, notre très-clément Seigneur, sont comparus devant moi notaire et témoin soussigné, dans la ville de Rotembourg, au château de la même ville, le Sérénissirae Prince et Seigneur Philippe, landgrave de Hesse, comte de Gatienlenbogen, de Dielz,de Ziegenhain, et de Nidda, assisté de quelques conseillers de Son Altesse, d'une part ; et honnête et vertueuse fille , Marguerite de Saal, assistée de quelques-uns de ses parents de l'autre part; dans l'intention et la volonté déclarée publiquement devant moi notaire et témoin public, de s'unir par mariage : et ensuite mon très-clément Seigneur et Prince Landgrave a fait proposer ceci par le révérend Denis Mélander, prédicateur de Son Altesse. Comme l'œil de Dieu pénètre toutes choses, et qu'il en échappe peu à la connaissance des hommes, Son Altesse déclare qu'elle veut épouser la même fille Marguerite de Saal, quoique la princesse sa femme soit encore vivante; et pour empêcher que l'on n'impute cette action à inconstance ou à curiosité, pour éviter le scandale et conserver l'honneur à la même fille et la réputation de sa parenté, Son Altesse jure ici devant Dieu, et sur son âme et sa conscience, qu'elle ne la prend à femme ni par légèreté, ni par curiosité, ni par aucun mépris du droit ou des supérieurs ; mais qu'elle y est obligée par de certaines nécessités si importantes et si inévitables de corps et de conscience; en sorte qu'il lui est impossible de sauver sa vie et de vivre selon Dieu, à moins que d'ajouter une seconde femme à la première. Que Son Altesse s'en est expliquée à beaucoup de prédicateurs doctes, dévots, prudents et chrétiens, et qu'elle les a là-dessus consultés. Que ces grands personnages, après avoir examiné te motifs qui leur avaient été représentés, ont conseillé à Son Altesse démettre son âme et sa conscience en repos par un double mariage. Que la même cause et la même nécessité ont obligé la sérénissime princesse Christine, duchesse de Saxe, première femme légitime de Son Altesse, par la haute prudence et par la dévotion sincère qui la rendent si recommandable, à consentir de bonne grâce qu'on lui donne une compagne, afin que l’âme et le corps de son très-cher époux ne courent pas de risque et que la gloire de Dieu en soit augmentée, comme le billet écrit de la propre main de cette princesse le témoigne suffisamment. Et de peur que l'on n'en prenne occasion de scandale, sur ce que ce n'est pas la coutume d'avoir deux femmes, quoique cela soit chrétien et permis dans le cas dont il s'agit, Son Altesse ne veut pas célébrer les présentes noces à la mode ordinaire, c'est-à-dire publiquement, devant plusieurs personnes et avec les cérémonies accoutumées, avec la même Marguerite de Saal ; mais l'un et l'autre veulent ici se joindre par mariage en secret et en silence, sans qu'aucun autre en ait connaissance que les témoins ci-dessous signés. Après que Mélander eût achevé de parler, le même Philippe et la même Marguerite se sont acceptés

 

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pour époux et pour épouse, et se sont promis une fidélité réciproque au nom de Dieu. Le même prince a demandé à moi notaire soussigné, que je lui fisse une ou plusieurs copies collationnées du présent contrat, et a aussi promis, en parole et foi de prince, à moi personne publique, de l’observer inviolablement, toujours et sans altération, en présence des révérends et très-doctes maîtres Philippe Mélanchthon , Martin Bucer, Denis Mélander ; et aussi en présence des illustres et vaillants Eberhard de Than, conseiller de Son Altesse électorale de Saxe, Herraan de Malsberg, Herman de Hundelshausen, le seigneur Jean Fegg de la Chancellerie, Rodolphe Schenck; et aussi en présence de très-honnête et très-vertueuse dame Aune de la maison de Miltitz, veuve de feu Jean de Saal et mère de l'épouse, tous en qualité de témoins recherchés pour la validité du présent acte.

Et moi Balthasar Rand de Fulde, notaire public impérial, qui ai assisté au discours, à l'instruction, au mariage, aux épousailles et à l'union dont il s'agit, avec les mêmes témoins, et qui ai écouté et vu tout ce qui s'y est passé : j'ai signé le présent contrat à la requête qui m'en a été faite, et j'y ai apposé le sceau ordinaire, pour servir de foi et de témoignage au public. BALTHASAR RAND.

 

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