Matthieu 17,10-22

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HOMÉLIE LVII

« ET SES DISCIPLES L’INTERROGÈRENT EN LUI DISANT : POURQUOI DONC LES DOCTEURS DE LA LOI DISENT-ILS QU’IL FAUT QU’ÉLIE VIENNE AUPARAVANT» (CHAP. XVII, 10, JUSQU’AU VERSET 22.)

ANALYSE

1. Saint Jean-Baptiste est appelé Elie parce qu’il a été le précurseur du premier avènement comme Elie sera celui du second.

2. Il se conservait depuis longtemps dans le peuple juif des traditions touchant le Christ et Elie.

3. Guérison d’un lunatique ; explication et origine de cette appellation.

4 et 5 Que le jeûne et l’oraison sont nécessaires l’un et l’autre pour chasser les démons. — Effets de ces deux vertus jointes ensemble. — Que l’abstinence de toutes sortes de plaisirs est un jeûne agréable à Dieu, et dont les personnes les plus faibles ne se peuvent dispenser. — Les mauvais effets de l’intempérance en particulier chez les femmes. — Comparaison des intempérants avec les bêtes. 


1. Il est visible, mes frères, que les apôtres n’avaient point appris de l’Ecriture ce qu’ils disent ici d’Elie; mais seulement des docteurs de la loi, et que c’était un bruit commun parmi le peuple. C’est ainsi qu’il s’était répandu des traditions touchant Jésus-Christ. Ce qui fit dire à la Samaritaine: « Le Messie viendra, et lorsqu’il sera venu, il nous annoncera toutes ces choses ». (Jean, IV, 25.) C’est pourquoi les Juifs firent cette demande à saint Jean: « Etes-vous Elie ou le Prophète»? (Jean, I, 21.) Car, comme je viens de le dire, ce bruit s’était fort répandu parmi les Juifs touchant Jésus-Christ et touchant Elie, mais ils ne lui donnaient pas un bon sens.

L’Ecriture nous marque deux avènements de Jésus-Christ. L’un est déjà passé, et l’autre est encore à venir. Saint Paul nous en parle, lorsqu’il dit: « La grâce salutaire de Dieu s’est manifestée à tous les hommes pour nous apprendre à renoncer à l’impiété et aux désirs du siècle, afin de vivre avec modestie, avec piété et avec justice. » (Tit. II, 11.) Cet apôtre décrit ainsi le premier de ces deux avènements, puis il passe ensuite au second, lorsqu’il ajoute: « Dans l’attente d’une bienheureuse espérance, et de l’avènement du grand Dieu Notre-Sauveur Jésus-Christ. » (Tit. II.) Les prophètes même ont parlé de l’un et de l’autre de ces deux avènements, et ils ont dit qu’Elie serait le précurseur du second, comme saint Jean l’était du premier. C’est ce qui fait que Jésus-Christ lui donne le nom d’Elie; non parce qu’il était en effet Elie, mais parce qu’il en accomplissait le ministère, puisque saint Jean a été le précurseur du premier avènement comme Elie le doit être du second. Mais les scribes confondaient ces deux choses, et pour mieux corrompre le peuple, ils ne lui parlaient que du second avènement. Si ce Jésus, disaient-ils, était le véritable Christ, Elie serait déjà venu. Et c’est dans cette pensée que les apôtres disent ici au Fils de Dieu, « qu’il fallait qu’Elie vînt auparavant»; c’était aussi la pensée des pharisiens, lorsqu’ils envoyèrent demander à Jean s’il était Elie. Mais voyons ce que Jésus-Christ répond à cette difficulté.

« Jésus leur répondit: Il est vrai qu’Elie doit venir auparavant, et qu’il rétablira toutes choses. » (Matth. XVII, 11) Il dit qu’Elie viendrait en effet avant son second avènement; mais il ajoute qu’il était déjà venu, désignant par là son précurseur Jean-Baptiste. C’est là cet Elie qui est déjà venu; car pour le prophète Elie: « Il viendra et rétablira toutes choses » , c’est-à-dire toutes les choses que le prophète Malachie a marquées. «Le Seigneur dit: je vous enverrai Elie le Thesbite, qui réunira les coeurs des pères avec leurs enfants, afin que lorsque je viendrai je ne frappe point la terre d’une plaie (447) « qui soit incurable». (Mal. IV ,5.) Remarquez, mes frères, l’exactitude des paroles de ce prophète. Comme la ressemblance du même ministère pouvait faire donner à saint Jean le nom d’Elie, il a soin, pour éviter cette confusion, de marquer le pays de l’un, et il l’appelle « Thesbite », pour le distinguer de saint Jean qui n’était pas de cette ville. Il les distingue encore l’un de l’autre par cette seconde marque, «afin», dit-il, « que lorsque je viendrai, » je ne frappe point la terre d’une plaie qui soit « incurable » : paroles qui nous font voir quelle sera la terreur du second avènement. Car il n’est pas venu la première fois. Pour « frapper la terre ». Il dit lui-même: « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver ». (Jean, III, 16.) Le prophète Malachie marque donc cette circonstance, pour faire voir qu’Elie ne précéderait que le dernier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il viendrait juger le monde.

Il exprime en même temps le sujet pour lequel Elie lui servirait de précurseur. Il dit que ce serait pour persuader aux Juifs de croire en Jésus-Christ, et de ne s’exposer pas au danger de périr tous lorsqu’il viendrait. C’est ce que Jésus:Christ leur rappelle lorsqu’il dit : «Quand Elie viendra, il rétablira toutes choses », c’est-à-dire qu’il rétablira la foi des Juifs qui seront alors, et qu’il les amènera de leur incrédulité passée à une foi humble et fervente. Et il faut encore remarquer l’exactitude de ce prophète. Il ne dit pas: « Il réunira les coeurs des enfants avec leurs pères », mais «le coeur des pères avec leurs enfants ». Comme les Juifs étaient les pères des apôtres, l’Ecriture marque qu’Elie réunirait les coeurs des pères, c’est-à-dire les sentiments des Juifs avec leurs enfants, c’est-à-dire avec les apôtres, et qu’il leur ferait embrasser leur doctrine sainte.

« Mais je vous déclare qu’Elie est déjà venu, « et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu; ils feront souffrir de même le Fils de l’homme (12). Alors ses disciples, reconnurent que c’était de Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé (13) ». Les apôtres comprennent cela d’eux-mêmes. Les docteurs de la loi, ni l’Ecriture rie leur en disaient rien. Mais comme ils devenaient plus éclairés, et plus attentifs à ce que Jésus-Christ leur disait, ils le comprennent sans difficulté, surtout après ce que Jésus-Christ leur avait déjà dit dans une autre rencontre:, « Que Jean était Elie qui doit venir ». (Matth. XI, 27.) Et il ne faut pas s’étonner si, après avoir dit « qu’Elie est déjà venu », il dit néanmoins qu’il doit venir encore pour rétablir toutes choses. L’un et l’autre était véritable. Quand il dit « qu’Elie viendrait pour rétablir tout », il marque, comme j’ai dit, le véritable Elie et la conversion des Juifs; et lorsqu’il dit « qu’il est déjà venu», il marque saint Jean qu’il appelle Elie, parce qu’il remplissait la mission que remplissait Elie. Les prophètes usent de cette manière de parler, lorsqu’ils donnent en beaucoup d’endroits le nom de «David » aux rois qui ont imité la piété et le zèle du véritable David; et lorsqu’ils appellent les, Juifs « princes de Sodome et enfants d’Ethiopie (Isaïe 1, 13)», à cause de la corruption et du dérèglement de leurs moeurs. Ainsi, parce que saint Jean avait été le précurseur du premier avènement comme Elie le devait être du second, Jésus-Christ lui donne le nom d’Elie.

2. Il le fait encore pour montrer qu’il ne combattait point les Ecritures, et qu’il s’accordait parfaitement avec les prophètes. C’est pourquoi il ajoute « Je vous déclare qu’Elie est déjà venu, et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu ». C’est-à-dire, qu’ils l’ont mis en prison, Qu’ils l’ont outragé; qu’ils l’ont fait mourir, et qu’ils ont mis sa tête dans un bassin pour être le prix de la danse d’une fille. C’est ainsi que le Fils de l’homme sera traité par eux. Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ fait naître l’occasion de parler encore ici de sa mort et de ses souffrances, et qu’il console la douleur que ses disciples en ressentaient, par le souvenir de ce qu’avait souffert saint Jean, et par les miracles qu’il fit aussitôt qu’il leur en eut parlé.

Car presque toutes les fois qu’il entretient ses apôtres de ce sujet, il fait quelque miracle en leur présence pour les rassurer. Lorsque l’Evangile dit : « Alors il commença à leur déclarer qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrit beaucoup de choses»; il marquait par ce terme «alors », le moment que les apôtres venaient de connaître et de confesser, publiquement que Jésus-Christ était le « Fils de Dieu » : de même, lorsqu’il leur a fait voir cette vision admirable sur la montagne, et que les prophètes ont dit beaucoup de choses touchant sa gloire, il leur parle aussitôt de sa passion, et après avoir rapporté (448) la mort funeste de saint Jean il conclut: «C’est ainsi que le Fils de l’homme doit bientôt être traité par eux » . Ainsi, lorsqu’il eut chassé un démon que ses disciples n’avaient pu chasser, l’Evangile dit : « Jésus-Christ étant en Galilée dit à ses apôtres: Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le feront mourir, et il ressuscitera le troisième jour ». Il usait de cette conduite pour diminuer, par l’éclat de ses miracles, l’excès de la douleur que cette prédiction causait à ses disciples. C’est ce qu’il tâche de faire en cet endroit de notre Evangile, lorsqu’il rappelle en leur mémoire le traitement qu’on avait fait souffrir à saint Jean.

Que si quelqu’un me demande ici pourquoi, puisqu’Elie doit faire tant de biens lorsqu’il viendra, Dieu différait tant de l’envoyer? Je réponds que les Juifs étaient si inconvertibles alors, que prenant Jésus-Christ pour Elie, ils n’en étaient pas plus portés à croire en lui. Car nous voyons que les Juifs croyaient que Jésus-Christ était ce prophète : « Quelques-uns », disaient les apôtres, « croient que vous êtes Elie, et d’autres que vous êtes Jérémie ». D’ailleurs il n’y avait point d’autre différence entre saint Jean et Elie que celle du temps. Si cela est, me direz-vous, comment croiront-ils alors? Car l’Evangile dit formellement « qu’il rétablira toutes choses ». Je réponds premièrement qu’ils croiront alors ce prophète, parce qu’ils le connaîtront mieux; mais principalement, parce que la gloire de Jésus-Christ sera répandue alors dans toute la terre et qu’elle sera plus brillante que le soleil. Mais lorsqu’à ces raisons Dieu ajoutera encore la prédication de ce grand prophète qui publiera hardiment que Jésus est le Fils de Dieu, il ne faut point douter que les Juifs ne le reçoivent et qu’ils ne l’écoutent avec beaucoup de docilité.

Quand Jésus-Christ dit ici: « Et ils ne l’ont point connu », il fait comme leur apologie, et il excuse en quelque sorte la grandeur de leur crime. Jésus-Christ donc, mes frères, console ses apôtres dans la douleur qu’ils ressentaient de sa passion future , en leur témoignant que tous les cruels traitements qu’il souffrira des Juifs seront injustes, et en enfermant ce souvenir si triste entre deux miracles : l’un qui s’est déjà fait sur le haut du Thabor, et l’autre qu’il va faire au pied de cette montagne.

Après que Jésus-Christ eut parlé de la sorte à ses apôtres, ils ne lui demandent point quand Elie viendrait. Ils étaient trop abattus par le souvenir de la passion, et ils étaient en même temps saisis d’un trop profond respect et d’une frayeur trop sainte à cause de cette gloire qu’ils venaient de voir. On peut remarquer assez souvent dans l’Evangile que, lorsqu’ils s’apercevaient que Jésus-Christ ne voulait pas s’expliquer clairement, ils ne le pressaient pas et demeuraient dans le silence. Lors donc qu’étant dans la Galilée il leur dit: « Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le tueront » , l’évangéliste ajoute : « Cette parole les affligea extrêmement », et saint Marc dit: « Qu’ils ne savaient ce que voulait dire cette parole, et qu’ils n’osaient lui en demander l’éclaircissement».

(Marc, IX, 31) Saint Luc dit de même: « Que cette parole leur était cachée, afin qu’ils n’en eussent aucune connaissance, et qu’ils appréhendaient de l’interroger. » (Luc, IX, 22.) «Après qu’il fut venu vers le peuple, un homme s’approcha de lui, et s’étant jeté à genoux à ses pieds, lui dit : Seigneur, ayez pitié de mon fils qui est lunatique, et est tourmenté misérablement. Car il tombe souvent dans le feu et souvent dans l’eau (14). Je l’ai présenté à vos disciples et ils ne l’ont pu guérir (15) ». L’Evangile marque ici beaucoup de circonstances qui nous font voir que la foi de cet homme était très-faible. Premièrement, Jésus-Christ lui dit lui-même, « que tout est possible à celui qui croit », comme pour lui dire que jusque là il n’avait pas cru. Cet homme lui dit ensuite: « Seigneur, aidez mon peu de foi. » Il lui dit encore: « Si vous pouvez » (Marc, IX, 22, 23), comme doutant qu’il le pût. Si c’était donc l’incrédulité de cet homme qui empêchait la guérison de son fils, pourquoi Jésus-Christ en rejette-t-il la cause sur ses disciples, sinon pour montrer qu’ils pouvaient faire ces sortes de miracles sans y être aidés par la foi de ceux qui imploraient leur assistance? Car si souvent la foi de ceux qui demandent ces grâces, est assez grande pour les mériter de Dieu sans la foi de ceux mêmes qui les font; quelquefois aussi la grande foi de ceux à qui l’on s’adresse suffit seule pour les faire. On en voit des exemples dans l’Ecriture. (Act. 10.) Corneille, par la seule force de sa foi, attira sur lui la grâce du Saint-Esprit; et Elisée ressuscita un mort, sans que personne (449) y contribuât, puisque ceux qui le jetèrent devant lui, ne le firent que par un transport de crainte, et non par le mouvement de leur foi. (IV Rois, 43.) L’appréhension qu’eurent les voleurs leur fit seule jeter ce corps mort auprès du sépulcre du prophète qui lui rendit aussitôt la vie par le seul attouchement de ses os. Nous devons donc conclure que les apôtres ne purent guérir ce possédé, parce qu’ils hésitèrent dans la foi, non pas tous, puisque les plus fermes colonnes n’étaient pas là.

3. Mais je vous prie, mes frères, de considérer quelle est la malignité de cet homme, qui vient devant tout un peuple accuser les apôtres de faiblesse et d’impuissance : « Je l’ai présenté », dit-il, « à vos disciples, et ils ne l’ont pu guérir » Mais Jésus-Christ, pour excuser ses apôtres, attribue à cet homme la plus grande part de la faute et dit : « O race incrédule et dépravée, jusques à quand serai-je avec-vous? jusques à quand vous souffrirai-je «(16)»? Il n’adresse pas seulement ces paroles à cet homme qui le priait, mais généralement à tous les Juifs. Car il est vraisemblable que plusieurs d’entre eux furent scandalisés de l’impuissance des apôtres, et qu’ils les méprisèrent en eux-mêmes. Lorsqu’il dit,: « Jusqu’à quand serai-je avec vous »? il fait voir le grand désir qu’il avait de mourir, et avec quelle ardeur il souhaitait de retourner à son Père. Il montre assez que ce qui lui était pénible en ce monde, c’était, non de souffrir la croix, mais de demeurer avec ces Juifs incrédules.

Il ne termine pas là son discours, il ajoute encore: « Amenez-le-moi ici ». Il lui demande combien il y avait de temps que ce possédé souffrait de ce mal; afin d’excuser en quelque sorte ses disciples, et de faire aussi concevoir à ce père quelque espérance de la guérison de son fils, en lui persuadant qu’il lui était facile de le délivrer de cet état. Il souffre néanmoins sur l’heure que le démon le tourmente et qu’il le déchire. Ce qu’il permit, non par un vain désir de gloire, en faisant voir son autorité par le reproche qu’il fit au démon devant tout le peuple; mais pour consoler le père, afin, qu’en voyant le démon trembler .à sa seule parole, il fût plus disposé à croire le miracle qu’il allait voir.

Cet homme, ayant donc répondu que son fils souffrait ce tourment depuis son enfance, et ayant ajouté aussitôt: « Mais si vous pouvez « quelque chose, aidez-nous et ayez pitié de « notre état » , Jésus-Christ lui répond sur l’heure : « tout est possible à ceux qui « croient », faisant encore retomber sur son peu de foi le délai de la guérison de son fils. Quand le lépreux dit à Jésus-Christ : « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir » (Matth. VIII, 3); et qu’il rendait par ces paroles témoignage à sa souveraine puissance, Jésus-Christ loua ce qu’il avait dit, et le confirma même en disant : « Je le veux, soyez guéri ». Mais parce que cet homme, en disant,: « Si vous pouvez, aidez-nous », parlait d’une manière indigne de la toute-puissance du Sauveur, il lui en fait un reproche: « Tout est possible », dit-il, « à celui qui croit», comme s’il lui disait : Ma force est si infinie, qu’elle peut même communiquer aux autres la puissance de faire des miracles. Si vous croyez donc comme il faut, vous pourrez guérir sans peine, non-seulement votre fils, mais même les autres; et aussitôt après cette parole, il chasse, le démon.

Mais il faut admirer la providence et la bonté de Dieu sur ce possédé, non-seulement en ce qu’il le délivra enfin du démon; mais encore plus, en ce qu’il le conserva durant une si longue possession. Car, sans une protection toute particulière,. il n’est pas douteux qu’il serait mort longtemps auparavant. Le démon, qui le jetait tantôt dans le feu et tantôt dans l’eau, l’eût tué sans doute, si Dieu n’eût donné un frein à sa fureur, et s’il n’eût mis des bornes â la violence de sa rage. C’est ce qui fût aussi arrivé à ces démoniaques, qui couraient nus dans les, déserts, qui se frappaient eux-mêmes, et qui se déchiraient avec des pierres.

Que si l’Evangile appelle ce possédé « lunatique », il ne s’en faut pas étonner, puisque c’est le nom que son propre père lui donnait. Vous direz peut-être que 1’Evangile use encore aussitôt de ce terme, puisqu’il est dit ensuite que Jésus-Christ guérit « plusieurs lunatiques »? Il ne parle en cela que selon l’usage commun. Car le démon, par sa malice, voulant décrier cet astre, tourmentait plus ou moins les possédés, selon le cours et le décours de la lune; non pas, certes, que la lune exerçât aucune action sur eux; mais, encore une fois, c’était un effet de la malice du démon, qui voulait faire attribuer à la lune ce qu’il faisait lui-même. Il a réussi à faire admettre cette opinion fausse par beaucoup d’esprits, et, de (450) là, est venu le mot de « lunatique », appliqué à certains démoniaques.

« Les disciples vinrent après trouver Jésus en particulier, et lui dirent: Pourquoi nous autres ne l’avons-nous pu chasser (19) » ? Il me semble qu’ils craignaient d’avoir déjà perdu la grâce des miracles que Jésus-Christ leur avait donnée, et la puissance qu’ils avaient reçue sur les esprits impurs. C’est pour cela qu’ils viennent interroger Jésus-Christ « en particulier ». Ce n’était point par un mouvement de honte qu’ils affectaient ce « secret». S’ils eussent cru n’avoir plus cette puissance, il leur eût été inutile de craindre que le peuple le sût de la bouche du Sauveur, lorsque les faits l’eussent dit assez d’eux-mêmes, mais ils interrogent Jésus-Christ « en particulier », parce qu’ils avaient à lui parler d’une chose grande et secrète. Que leur répond donc le Fils de Dieu?

« Jésus leur répondit: C’est à cause de votre incrédulité. Car je vous dis en vérité : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne: Transportez-vous d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous-serait impossible (20) ». Si vous demandez ici quand on a vu les apôtres faire ce que dit ici Jésus-Christ, et transporter les montagnes d’un lieu en un autre, je vous répondrai qu’ils ont fait bien davantage en ressuscitant une infinité de morts. Car c’est l’effet d’une bien plus grande puissance de rappeler une âme dans un corps mort, que de transporter une montagne. On dit qu’on a vu dans la suite quelques saints bien moins considérables que les apôtres faire ces sortes de miracles, et transporter les montagnes selon les besoins. Que s’il ne s’est point trouvé d’occasion semblable du temps des apôtres, il serait injuste de les en blâmer. Et il faut remarquer que Jésus-Christ ne leur dit pas en général : vous transporterez les montagnes, mais vous pourriez les transporter. S’ils ne l’ont pas tait, ce n’est point par impuissance et par faiblesse, puisqu’ils ont fait d’autres choses incomparablement plus grandes; c’est seulement parce que l’occasion ne s’en est pas présentée, et qu’ils n’ont pas jugé cela nécessaire. Peut-être même qu’ils ont fait cette sorte de miracle, et que l’on n’en a rien marqué. Car on n’a pas écrit toutes les merveilles que les apôtres ont faites.

Mais nous pouvons dire encore qu’une des raisons pour lesquelles les disciples ne purent guérir ce possédé, c’est qu’en-ce moment ils étaient dans un état d’imperfection et de faiblesse. Car ils n’avaient pas toujours une foi égale et ils n’étaient pas toujours dans la même disposition. Nous avons vu que saint Pierre est appelé par Jésus-Christ même, tantôt « heureux » et tantôt « satan », et que le Sauveur les reprend tous en général, de ce qu’ils ne comprenaient pas le mystère du « levain ». Il est donc assez vraisemblable que les apôtres étaient alors dans cette disposition de faiblesse, qui leur était assez ordinaire avant la croix du Sauveur.

La « foi » dont Jésus-Christ parle ici, est la foi des miracles, et il la compare à un grain de sénevé, pour montrer sa vigueur et sa grande force. Car encore. que cette graine paraisse la plus petite. de toutes, elle surpasse néanmoins toutes les autres par sa vertu et par sa puissance. Et Jésus-Christ, pour montrer qu’un peu d’une véritable foi produisait des effets prodigieux, la compare à cette graine. Mais le Fils de Dieu ne s’arrête pas encore là, et après avoir fait voir que la foi pouvait agir sur les montagnes même, il dit: « Enfin rien ne vous sera impossible ».

4. Je vous prie, mes frères, d’admirer ici deux choses; la vertu des apôtres, et la force du Saint-Esprit. La vertu des apôtres parait en ce qu’ils ne rougissent point d’avouer leur impuissance ; et la force du Saint-Esprit se fait voir en ce que trouvant des âmes qui selon Jésus-Christ n’avaient pas même un grain de foi, il les a néanmoins élevées peu à peu jusqu’à une telle perfection qu’il a répandu la foi en elles comme une source très-abondante.

« Cette sorte de démons ne se chasse que par « la prière et par le jeûne (21) ». Jésus-Christ comprend dans ce mot « de démons » non-seulement tous les lunatiques, mais en général toutes sortes de possédés. Il commence peu à peu à former ses disciples, et à les porter au jeûne. Car il ne faut point objecter ici ce qui arrive quelquefois, quoique rarement, qu’on a vu des personnes chasser des démons sans le jeûne; Si cela est arrivé à un ou à deux, il n’en faut pas faire une loi : mais on peut dire en général que si l’on peut quelquefois sans le jeûne guérir ceux qui sont possédés, il est entièrement, impossible que celui qui est possédé, et qui vit dans le plaisir et dans les dé lices, soit jamais délivré du démon qui le (451) possède. Car le jeûne est le remède le plus efficace et le plus nécessaire à cette sorte de maladie.

Vous me direz peut-être, mes frères: S’il faut avoir la foi pour guérir ces sortes de démons, pourquoi ne suffit-elle pas elle seule? pourquoi y faut-il joindre le jeûne ? Je vous réponds que c’est parce que. le jeûne joint à la foi redouble encore le mérite de celle-ci. Car le jeûne a une force toute particulière. Il fait que nous excellons dans toutes les autres vertus. Il change les hommes en anges et les rend capables de combattre dans une chair fragile, contre les esprits de malice et contre les princes des ténèbres. Mais il ne faut pas que nous nous contentions de jeûner, il faut encore que la prière accompagne notre jeûne, et qu’elle tienne même le premier rang.

Les biens que produisent en nous ces deux vertus, lorsqu’elles sont jointes ensemble sont tout à fait admirables. Celui qui prie et qui jeûne comme nous disons, n’a plus besoin de tous les faux biens dola terre, et celui qui n’a plus besoin de ces biens en est d’ordinaire fort détaché, et est toujours prêt à faire l’aumône. Celui qui jeûne a l’esprit fervent, toujours élevé au ciel. Il prie avec application. Il éteint en lui les mauvais désirs. Il fléchit Dieu et apaise sa colère. Il humilie son âme et réprime son orgueil. C’est pourquoi les apôtres jeûnèrent presque toute leur vie. Celui qui joint la prière au jeûne, se fait comme deux ailes pour aller à Dieu, qui sont plus légères et plus vites que les vents. Il ne prie point avec tiédeur; il ne baille point, il ne s’étend point, il ne sommeille point en priant. Il est plus ardent que le feu; il s’élève au-dessus de toute la terre.

Ce sont ces âmes, mes frères, qui sont terribles au démon, et qu’il craint comme ses ennemis qui lui font la plus rude guerre. Car en effet, il n’y a rien de si puissant que le juste qui prie bien. Si une femme, au rapport de l’Evangile, eut le pouvoir de fléchir un juge brutal qui ne craignait ni Dieu ni les hommes combien plus fléchirons-nous Dieu, lorsque nous le prierons sans cesse, et que nous accompagnerons cette prière continuelle du jeûne et de l’abstinence de toutes les voluptés? Que si vous dites que vous êtes d’un complexion trop faible pour souffrir la sévérité du jeûne, serez-vous trop faible au moins pour prier et pour renoncer à tous les plaisirs?

Si vous ne pouvez jeûner, vous pouvez vous abstenir des plaisirs. Et cette seconde abstinence est une vertu que je ne distingue guère du jeûne. Elle suffit pour réprimer la violence du démon, qui n’aime rien tant que l’intempérance et la bonne chère, parce qu’elle est la source, et comme la mère des autres vices. C’est par elle qu’autrefois il jeta les Juifs dans l’idolâtrie, et qu’il embrasa les Sodomites d’une passion détestable: « L’iniquité des Sodomites, » dit l’Ecriture, « est venue de l’intempérance; ils ont été ce qu’ils étaient, parce qu’ils se sont trop remplis de viandes». (Ezéch. XVI, 47.) C’est par elle enfin qu’il a perdu une infinité d’âmes et qu’il les a livrées aux flammes éternelles. Car quel mal ne fait point l’intempérance, puisqu’elle change l’homme en pourceau, et le rend même plus impur aux yeux de Dieu? Le pourceau se contente de se plonger dans la fange, et de se nourrir dans les ordures les plus infâmes; mais l’intempérant va plus loin. Il se fait à lui-même d’autres plaisirs abominables; et il se remplit l’esprit d’objets criminels dont il se repaît.

J’ose dire même qu’il n’y a point de différence entre un intempérant et un démoniaque. Ils sont tous deux également furieux, tous deux emportés, sans retenue et sans pudeur, par une même violence. La différence que j’y trouve, c’est qu’on plaint le démoniaque, au lieu qu’on n’a que de l’horreur du voluptueux. On le hait et on le déteste, parce qu’il se jette volontairement lui-même dans cet état misérable; parce qu’il se plait dans son malheur, et qu’il trouve ses délices à faire de sa bouche, de ses yeux, de ses narines, et de tous ses sens, des amas de saletés que l’on ne saurait souffrir. Que si l’on passe plus avant pour considérer l’état de son âme, on la verra si défigurée, si languissante, et saisie d’un froid si mortel, qu’elle n’est presque plus capable d’animer le corps.

Je rougis de m’étendre davantage sur les maux que l’intempérance cause dans les hommes et dans les femmes. Je laisse cela à la conscience de ceux qui le savent mieux que moi. Quoi de plus hideux qu’une femme qui s’enivre jusqu’à ne pouvoir marcher qu’en chancelant? Plus le vaisseau est frêle, plus terrible aussi est le naufrage. Je ne distingue pas ici la femme libre de l’esclave. La femme libre, la maîtresse de maison, se déshonore (452) elle-même devant ses propres domestiques, par ce vice si infâme, et l’esclave qui y est sujette devient encore plus méprisable devant ses autres compagnes. Elles sont cause par leurs excès que les gens peu sages blasphèment contre Dieu, et qu’ils l’accusent de ses dons.

Car j’ai souvent entendu des gens qui, voyant ces excès de vin, et l’effet funeste qu’ils avaient produit, disaient hautement : Plût à Dieu qu’il n’y eût jamais eu de vin dans le monde. Qui peut souffrir cet aveuglement? Qui peut ne point condamner cette extravagance? L’homme pèche, et vous rejetez sa faute sur les dons de Dieu. Est-ce le vin qui a causé ces dérèglements, ou l’intempérance de relui qui en abuse? Que ne dites-vous plutôt : Plût à Dieu que jamais on n’eût abusé du vin ! Plût à Dieu qu’on ne vît jamais d’intempérants dans le monde? Si vous continuez de rejeter cette faute sur le vin, et de souhaiter qu’il n’y en ait jamais eu dans le monde, vous pourrez désirer de même qu’il n’y ait jamais eu de fer sur la terre, parce qu’on en abuse pour tuer les hommes. Vous souhaiterez qu’il n’y ait jamais de nuit, afin qu’il n’y ait plus de voleurs; vous désirerez qu’il n’y ait jamais de jour, afin que les médisants ne puissent rien voir. Et vous pourrez dire comme du vin: Plût à Dieu qu’il n’y eût point de femmes dans le monde; afin qu’il n’y eût point d’adultère ! N’irait-on pas ainsi jusqu’à détruire toutes les créatures de Dieu, parce qu’on en peut abuser et s’en servir contre le dessein de Dieu qui nous les a données?

5. Quittez donc ces pensées dont le diable seul est l’auteur. Ne condamnez point le vin, mais l’abus que l’on fait du vin. Quand cette personne qui vous fait horreur sera sortie de son ivresse, représentez-lui avec force l’état infâme d’où elle sort. Dites-lui que le vin nous est donné de Dieu pour renouveler notre vigueur et non pour nous rendre l’opprobre du monde et l’horreur de tous les hommes. Que Dieu nous a fait ce don pour guérir nos maladies, et non pour nous les attirer, pour soutenir la faiblesse de nos corps, et non pour affaiblir nos âmes. Dieu vous a honoré de ce don, pourquoi vous déshonorez-vous par l’abus que vous en faites?

Ne savez-vous pas que saint Paul dit à Timothée: « Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies ». (1 Timoth. V, 23.) Si un si saint homme accablé de maladies, et qui passait toute sa vie dans une suite d’infirmités continuelles, n’use point de vin avant que son maître le lui conseille, quelle excuse nous peut-il rester d’en prendre avec tant d’excès lorsque notre santé est excellente? Saint Paul disait à Timothée: « Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies », et il dirait à ces personnes intempérantes :Usez de peu de vin à cause de ces crimes honteux où vous tombez, et de ces adultères que produisent vos débauches.

Que si cette considération n’est pas assez puissante tour vous rendre tempérants, devenez sobres au moins par la considération des maux qui naissent de ces excès. Dieu n’a pas donné le vin à l’homme pour l’affliger, et pour lui causer du chagrin par le dérangement de la santé qui suit d’ordinaire les débauches. II le lui a donné au contraire pour le remplir de joie. « Le vin », dit le Prophète, « réjouit le coeur de l’homme ». (Psal. CIII, 29.) Cependant vous lui ôtez cet effet, et vous lui en donnez un autre tout opposé. Car quelle joie peut avoir celui qui est toujours hors de lui-même, qui ressent mille douleurs, qui vit dans une agitation continuelle, qui est dans un aveuglement profond, et qui sent toujours comme les transports d’une fièvre violente.

Je ne parle pas ici de tous, mais je parle à tous. Je sais que tous ne sont pas sujets aux excès du vin. Dieu nous garde de ce malheur, mais je vois avec douleur que ceux qui sont sobres, n’ont pas assez de soin de corriger les intempérants. C’est pourquoi je m’adresse plutôt à vous qui avez horreur de ces excès, et j’imite les médecins qui ne s’arrêtent point à parler aux malades, et qui prescrivent leurs ordonnances seulement aux personnes qui les environnent. C’est donc à vous autres qui êtes sobres que je parle maintenant. Je vous conjure en premier lieu, de ne vous laisser jamais tomber dans une passion si brutale, et je vous exhorte ensuite à travailler pour en retirer les autres, et pour les empêcher de se réduire dans un état pire que l’état des bêtes. Car les bêtes se contentent de ce qui leur suffit pour vivre; elles ne désirent rien de plus. Mais les personnes intempérantes sont plus brutales, et passent au delà des bornes de la nature.

Je rougis de dire que les chiens et que les ânes sont préférables aux personnes dont nous (453) parlons. Ces animaux se contentent de manger et de boire autant qu’ils en ont besoin. Ils ont des bornes qu’ils ne passent point, quelque ‘violence qu’on leur puisse faire. N’êtes-vous donc pas pire que ces animaux? Je vous en prends pour juge vous-même. Car toutes les personnes raisonnables n’en doutent pas. N’est-il pas visible que vous vous ravalez plus bas que ces bêtes, et que vous vous conduisez plus brutalement? Vous évitez de forcer ces animaux à passer les bornes de la nécessité dans la nourriture qu’ils prennent, et vous craindriez que ce superflu ne leur fît tort: cependant vous n’avez pas le même soin de vous-même. Tant il est vrai que vous vous regardez comme étant au-dessous de ces bêtes, et que vous devenez plus brutal qu’elles, en ne craignant point les maladies où votre intempérance vous jette. Car ce n’est pas au moment que vous êtes dans ces débauches, que vous en ressentez les fâcheuses suites. Elles ne se font sentir que longtemps après. Et comme lorsque, la fièvre est passée, il en reste des humeurs malignes qui perdent le corps si on ne les purge; de même lorsque vos excès sont passés, il en reste un feu dans le corps qui le perd, et qui perd en même temps l’âme. Le corps en devient languissant. Il est sans vigueur, et tout brisé comme un vaisseau battu de la tempête. L’âme en est encore plus misérable. Elle sent en elle-même un feu qui la dévore, et qu’elle ne peut supporter. Lorsqu’elle paraît revenir à elle-même, et sortir de cet assoupissement’ brutal, c’est alors qu’elle paraît plus transportée et plus agitée de fureur; elle ne respire que le vin qui vient de la perdre, et elle ne souhaite que de se replonger dans ses excès, où sa raison vient d’être ensevelie.

Lorsqu’une tempête cesse, les pertes qu’elle avait causées ne cessent pas avec elle. Ce qu’on a jeté dans la mer y demeure et ne se peut plus réparer. Il en est ainsi des intempérants. Il faut nécessairement que leurs excès leur fassent perdre pour jamais toutes leurs vertus. S’ils avaient auparavant quelque modestie, quelque pudeur, quelque sagesse, quelque patience, ou quelqu’humilité, ils sont obligés d’abandonner toutes ces vertus si rares, comme on jette dans la mer durant la tempête ce que l’on a de pins précieux. Mais le vaisseau qui s’est ainsi déchargé, n’en est que plus léger pour achever son voyage, au lieu que l’âme qui perd toutes ses vertus en devient beaucoup plus pesante. Elle n’a plus cet or précieux, et ces diamants sans prix dont elle était si heureusement chargée. Elle est misérablement appesantie par un sable qui l’accable, et par une eau bourbeuse et infecte, qui perd tout ensemble le vaisseau et le pilote qui le conduit.

Pour éviter ce malheur, mes frères, fuyons avec horreur l’intempérance ,de la bouche. Souvenons-nous toujours que jamais les ivrognes n’entreront dans le royaume des cieux:

« Ne vous trompez pas», dit saint Paul, « les ivrognes et les médisants ne seront point les héritiers du royaume des cieux ». Que dis-je du royaume des cieux? Ils ne jouissent plus même avec plaisir de ce qu’ils ont sur la terre. Leurs excès leur en ôtent le sentiment. Ils leur changent les jours en nuits, et la lumière en ténèbres. Ils ont les yeux ouverts, et ils ne voient pas. Ils souffrent des maux sans nombre. Ils tombent dans des tristesses et dans des ennuis déraisonnables. Ils deviennent comme insensés, et ressentent des faiblesses ridicules qui les rendent la fable du monde, sans qu’on puisse plaindre leur état, ou excuser des personnes qui se précipitent d’elles-mêmes dans de si grands maux. Fuyons donc, mes frères, ces excès infâmes, fuyons une maladie si dangereuse, afin que nous jouissions, et dans ce monde et dans l’autre, des biens que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (454)

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