FAUSTE XXI
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LIVRE VINGT-UNIÈME. CONTRE FAUSTE, LE MANICHÉEN.

 

Fauste nie qu'il admette deux dieux. — Dieu est impénétrable dans ses voies, admirable dans toutes ses oeuvres. — La Loi de conservation. — Harmonie du corps humain d'après saint Paul. — Dieu a fait le corps humain. — Opinion manichéenne sur les animaux. — Contradictions et fables absurdes de ces sectaires. — Les deux natures et absurdités qui en découlent.

 

CHAPITRE PREMIER. FAUSTE VEUT PROUVER QU'IL N'ADMET PAS DEUX DIEUX.

CHAPITRE II. COMMENT DIEU PEUT AVEUGLER LES ESPRITS.

CHAPITRE III. DIEU CONDAMNE ET JUSTIFIE PAR DES VOIES IMPÉNÉTRABLES.

CHAPITRE IV. QUOI QU'IL EN DISE, FAUSTE ADMET DEUX DIEUX.

CHAPITRE V. DIEU ADMIRABLE DANS SES OEUVRES GRANDES ET PETITES. TOUT ANIMAL AIME SA PROPRE CHAIR, ILLUSION DES MANICHÉENS SUR CE POINT.

CHAPITRE VI. L'OUVRIER SUPRÊME DÉMONTRÉ PAR SES OEUVRES.

CHAPITRE VII. LA LOI DE LA CONSERVATION EST UNIVERSELLE.

CHAPITRE VIII. SUBLIME HARMONIE DU CORPS HUMAIN, D'APRÉS SAINT PAUL.

CHAPITRE IX. C'EST DIEU, ET NON LE DÉMON, QUI EST L'AUTEUR DU CORPS HUMAIN.

CHAPITRE X. RÉFUTATION IRONIQUE DE L'OPINION MANICHÉENNE SUR LES ANIMAUX.

CHAPITRE XI. LE BLANC ET LE NOIR, LE CHAUD ET LE FROID. CONTRADICTIONS MANICHÉENNES.

CHAPITRE XII. AUTRES CONTRADICTIONS DU MANICHÉISME. FABLES ABSURDES.

CHAPITRE XIII. SUR LES ALIMENTS, LE POISON, L'ANTIDOTE; BÉVUES DE FAUSTE A CE SUJET.

CHAPITRE XIV. RAISONNEMENTS SUR LA DOCTRINE DES DEUX PRINCIPES.

CHAPITRE XV. DÉFAUT DE PRESCIENCE ET DE SÉCURITÉ DANS LE DIEU DES MANICHÉENS.

CHAPITRE XVI. LES DEUX NATURES DES MANICHÉENS SONT OU DEUX BIENS OU DEUX MAUX. DÉMONSTRATION PAR L'ABSURDE.

 

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CHAPITRE PREMIER. FAUSTE VEUT PROUVER QU'IL N'ADMET PAS DEUX DIEUX.

 

Fauste. N'y a-t-il qu'un Dieu ou y en a-t-il deux? – Evidemment il n'y en a qu'un. — Comment donc affirmez-vous qu'il y en a deux? — Jamais il n'a été question de deux dieux dans nos assertions. Je voudrais savoir ce qui a pu te le faire soupçonner. — Parce que vous admettez deux principes, celui du bien et celui du mal. — Soit: nous admettons deux principes, mais nous n'appelons Dieu que l'un des deux, et nous nommons l'autre Hylé ou démon, pour parler le langage ordinaire. Si tu penses que ce soit, là, admettre deux dieux, tu pourras dire aussi qu'un médecin qui discute sur la maladie et la santé, admet deux santés; que celui qui nomme le bien et le mal, admet deux biens; et en entendant parler de richesse et de pauvreté, tu pourras croire que cela signifie deux richesses. Et si je discute sur le blanc et le noir, le froid et le chaud, le doux et l'amer, et que tu prétendes que je parle de deux blancheurs, de deux chaleurs, de deux douceurs, ne passeras-tu pas pour un fou, pour un cerveau fêlé? Ainsi, quand je parle de deux principes, Dieu et Hylé, tu ne dois pas t'imaginer que je veuille dire deux dieux. Parce que nous attribuons à Hylé tout pouvoir de faire le mal et à Dieu tout pouvoir de faire le bien, comme cela doit être, diras-tu pour cela qu'il importe peu que nous les appelions dieu l'un et l'autre, indifféremment? S'il en est ainsi, quand on parlera de poison et d'antidote, tu pourras dire qu'on peut indifféremment les appeler tous les deux antidotes, parce qu'ils ont chacun leur propriété, que tous les deux opèrent et produisent leur effet; quand on parlera d'un médecin et d'un empoisonneur, tu pourras donner à tous les deux le nom de médecins; quand on parlera d'un juste et d'un injuste, tu pourras les appeler justes tous les deux, parce que tous les deux font quelque chose. Or, si cela est absurde, combien ne l'est-il pas plus de regarder comme deux dieux, Dieu et Hylé, parce que l'un et l'autre agissent ? C'est donc une sotte et pauvre argumentation que la tienne, quand n'ayant rien à me répondre sur le fond, tu me fais une méchante querelle sur les mots. Du reste, je ne disconviens pas que quelquefois nous donnons le nom de dieu à la nature ennemie; en cela nous n'entendons pas exprimer notre foi, mais nous conformer au langage de ceux qui l'honorent et en font un dieu dans leur ignorance ; comme nous entendons l'Apôtre dire : « Le dieu de ce siècle a aveuglé les esprits des infidèles (2) » ; l'appelant dieu, parce que les siens l'appelaient ainsi; mais ajoutant qu'il aveugle les esprits, pour faire comprendre qu'il n'est pas le vrai Dieu.

 

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CHAPITRE II. COMMENT DIEU PEUT AVEUGLER LES ESPRITS.

 

Augustin. Nous entendons ordinairement parler de deux dieux dans vos discussions. Après l'avoir d'abord nié, tu as fini par: en convenir un moment après, et comme pour justifier ce langage, tu cites ce mot de l'Apôtre : « Le Dieu de ce siècle a aveuglé les esprits des infidèles ». Mais ce passage, la plupart d'entre nous l'entendent en ce sens que c'est le vrai Dieu qui a aveuglé les esprits des infidèles. Après avoir lu : « En quoi Dieu », ils suspendent la prononciation, puis ils continuent : « De ce siècle a aveuglé les esprits des infidèles ». Si tu n'admets pas cette manière de lire, et que, pour expliquer ce passage, tu changes ainsi l'ordre des mots : « En quoi Dieu a aveuglé         les esprits des infidèles de ce siècle », tu retrouveras le même sens que dans l'autre manière de lire. Car l'opération en vertu de laquelle les esprits des infidèles

 

1. II Cor. IV, 4.

 

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sont aveuglés, peut, sous certain, rapport, s'attribuer au vrai Dieu. Il agit alors par justice et non par méchanceté, comme le même Paul le dit ailleurs : « Dieu est-il injuste d'envoyer sa colère (1)? » Et en un autre endroit « Que dirons-nous donc? Y a-t-il en Dieu de l'injustice? Nullement. Car il dit à Moïse : J'aurai pitié de qui j'aurai pitié, et je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde ». Après avoir d'abord posé ce principe incontestable qu'il n'y a point d'injustice en Dieu, faites attention à ce qu'il dit peu après: « Que si Dieu voulant manifester sa colère et signaler sa puissance, a supporté avec une patience extrême les vases de colère propres à être détruits, afin de manifester les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu'il a préparés pour la gloire, etc. (2) » Certes, il est impossible ici de dire que le Dieu qui manifeste sa colère et signale sa puissance sur les vases propres à être détruits, est autre que celui qui manifeste ses richesses sur les vases de miséricorde. L'enseignement de l'Apôtre prouve donc que c'est le seul et même Dieu qui agit dans ces deux cas. C'est ce qui lui fait dire encore : « Aussi Dieu les a livrés aux désirs de leurs coeurs, à l'impureté, en sorte qu'ils ont déshonoré leurs propres corps en eux-mêmes » ; puis peu après : « Et comme ils n'ont pas montré qu'ils avaient la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à un sens réprouvé (3) ». Voilà comment le Dieu vrai et juste aveugle les esprits des infidèles. Jamais, dans ces textes de l'Apôtre que je viens de rapporter, on n'a vu un autre Dieu que celui qui a envoyé son Fils, lequel Fils nous dit: «C'est pour juger que je suis venu dans ce monde, afin que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (4) ». Ici les esprits des fidèles voient assez comment Dieu aveugle les esprits des infidèles. Il se passe d'abord quelque chose de secret dans le mystère, sur quoi Dieu exerce son jugement souverainement juste, pour aveugler les esprits des uns et éclairer ceux des autres : car c'est de lui qu'on a dit avec la plus parfaite vérité : « Vos jugements sont un profond abîme (5) ». Et c'est devant ces impénétrables profondeurs que l'Apôtre frappé d'étonnement s'écrie : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de

 

1. Rom. III, 5. — 2. Id. IX, 14, 15, 22, 23. —  3. Id. I, 24, 26, 28. — 4. Jean, IX, 39. — 5. Ps. XXXV, 7.

 

Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles ! etc. (1) »

 

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CHAPITRE III. DIEU CONDAMNE ET JUSTIFIE PAR DES VOIES IMPÉNÉTRABLES.

 

Mais vous, vous ne savez pas discerner ce que Dieu fait par bonté de ce qu'il fait par justice, parce que, bien loin de votre coeur et de vos lèvres est notre psautier où on lit

« Je chanterai votre miséricorde et votre justice, Seigneur (2) » ; tout à fait étrangers au bon plaisir et au jugement du vrai Dieu, vous avez, pour tout ce qui vous blesse dans l'infirmité de notre condition mortelle, un autre dieu tout prêt, un dieu méchant, que la vérité ne vous a point révélé, mais que votre folie a imaginé, auquel vous attribuez non-seulement tout ce que vous faites injustement, mais encore tout ce que vous souffrez justement; vous laissez ainsi à Dieu la distribution des bienfaits, mais vous lui ôtez celle des châtiments : comme si celui dont le Christ a dit qu'il â préparé un feu éternel pour les méchants (3), était autre que celui qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et pleuvoir sur les justes et les injustes (4). Pourquoi ne comprenez-vous pas qu'une si grande bonté ici, et, là, une si grande sévérité appartiennent au seul et même Dieu, sinon parce que vous ne savez pas chanter la miséricorde et la justice? N'est-ce pas le même Dieu qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes, qui brise aussi les rameaux naturels, et ente, contre nature, l'olivier sauvage ? N'est-ce pas du même que l'Apôtre dit : « Tu vois donc la bonté et la sévérité de Dieu; sa sévérité envers ceux qui ont été brisés ; et sa bonté envers toi, si tu demeures ferme dans cette bonté (5) ». Vous entendez, vous remarquez, comme il n'ôte point à Dieu la sévérité du juge, ni à l'homme son libre arbitre. C'est un mystère, c'est un abîme, c'est un secret impénétrable à la pensée humaine, comment Dieu condamne un impie et justifie un impie : car la Vérité, dans les saintes Ecritures, affirme de lui l'un et l'autre. Quoi ! faudra-t-il donc murmurer contre les jugements divins, parce qu'ils sont inscrutables?

 

1. Rom. XI, 33. — 2. Ps. C, 1. — 3. Matt. XXV, 41. —  4. Id. V, 45. — 5. Rom. XI, 17, 24.

 

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Combien il est plus convenable, combien il est plus en rapport avec notre faiblesse, de trembler où Paul tremblait et de nous écrier : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables ! » Combien il vaut mieux admirer ce que tu ne peux pénétrer, plutôt que d'inventer un autre dieu, un Dieu méchant, parce que tu ne peux comprendre le dieu bon ! car ce n'est pas du mot qu'il s'agit, mais de la chose.

 

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CHAPITRE IV. QUOI QU'IL EN DISE, FAUSTE ADMET DEUX DIEUX.

 

Fauste se presse trop de se croire justifié, pour avoir dit : « Nous n'admettons pas deux  dieux, mais Dieu et Hylé ». Car demandez-lui ce que c'est que Hylé, et vous aurez bientôt la définition d'un autre dieu. Si, en effet, à l'exemple des anciens, les Manichéens donnaient le nom de Hylé à la matière encore informe, mais susceptible de recevoir les formes corporelles, personne de nous ne les accuserait d'en faire un dieu. Mais quelle erreur, quelle folie, ou d'appeler la matière des corps créatrice des corps, ou de nier que Dieu ait créé les corps ? Mais comme vous attribuez à je ne sais quel autre ce que le vrai Dieu a fait, c'est-à-dire les qualités et les formes des corps, des éléments, des animaux, ce qui les fait corps, éléments, animaux ; quel que soit le nom que vous donniez à cet être, nous avons raison de vous accuser d'erreur et de dire que vous créez un second dieu. Sur le même point vous commettez deux erreurs sacrilèges : la première, en attribuant l'oeuvre de Dieu à un être que vous rougissez d'appeler dieu : mais vous ne pourrez jamais lui ôter ce titre qu'en lui refusant le pouvoir de faire ce que Dieu seul peut faire ; la seconde, en prétendant que le bien que fait le dieu bon est produit par le dieu mauvais et devient un mal; entraînés que vous êtes par une puérile horreur pour tout ce qui afflige et gêne notre faiblesse mortelle, et épris de ce qui lui plaît. Ainsi vous appelez mauvais celui qui a créé le serpent, et le soleil qui nous éclaire vous paraît un si grand bien que vous ne le regardez pas comme créé par Dieu, mais comme mis en évidence ou envoyé. Or, le vrai Dieu en qui, à mon extrême regret, vous ne croyez pas encore, a créé le serpent parmi les êtres inférieurs et le  soleil parmi      les êtres supérieurs ; et dans des sphères célestes plus élevées, mais déjà spirituelles et non plus corporelles, il a encore fait des êtres beaucoup meilleurs que notre lumière, et que l'homme charnel ne comprend pas, à plus forte raison : vous qui, en détestant la chair, détestez votre propre doctrine, la règle d'après laquelle vous mesurez le bien et le mal. Car il ne peut y avoir d'autre mal pour vous que celui qui blesse le sens charnel, ni d'autre bien que celui qui flatte la vue charnelle.

 

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CHAPITRE V. DIEU ADMIRABLE DANS SES OEUVRES GRANDES ET PETITES. TOUT ANIMAL AIME SA PROPRE CHAIR, ILLUSION DES MANICHÉENS SUR CE POINT.

 

Pour moi, quand je considère au degré le plus bas de l'échelle des êtres, ces oeuvres de Dieu, terrestres, faibles, mortelles, mais ses oeuvres pourtant, je me sens irrésistiblement entraîné à louer leur créateur, qui sait se montrer grand dans les grandes choses, sans cesser de l'être dans les plus petites. Car l'art divin, qui produit les choses célestes et les choses terrestres, au milieu des différences qui les séparent, reste en tout semblable à lui-même, parce qu'en créant chaque être parfait en sols genre, il est lui-même parfait partout. En effet, il ne crée pas dans chaque être un univers, mais en créant chaque être pour l'ensemble de l'univers, il se montre universel même dans les détails, il façonne et arrange chaque chose pour son lieu et pour son rang, proportionnant tout dans le détail et dans l'ensemble. Et voyez dans ces bas-fonds, pour ainsi dire, de toute la création, ces animaux qui volent, qui nagent, qui marchent ou rampent. Ils sont mortels en effet : leur vie, comme il est écrit, « est une vapeur qui paraît pour un peu de temps (1) ». Mais la petite mesure que le Créateur leur a départie dans son excellente bonté, ils la mettent en quelque sorte en commun pour compléter, chacun pour sa part, l'ensemble de l'univers, afin que leur petitesse contribue à la perfection de ce même ensemble où se trouvent, dans les sphères supérieures, d'autres êtres meilleurs qu'eux. Mais examinez et montrez-moi un seul de ces plus vils animaux qui haïsse sa chair, qui ne la nourrisse pas,

 

1. Jac. IV, 15.

 

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qui ne l'entretienne pas, qui ne lui imprime pas le mouvement qui fait la vie, qui ne la gouverne pas, qui n'administre pas en quelque sorte son petit univers suivant les étroites proportions de son espèce, en employant tous les moyens qui sont à sa disposition pour se conserver sain et sauf. Quant à l'âme raisonnable, en châtiant son corps et le réduisant en servitude de peur que l'appétit immodéré des jouissances terrestres ne l'empêche de recevoir la sagesse, elle fait encore preuve d'amour pour sa chair, puisqu'elle la met à sa place, la soumet à son propre empire et exige d'elle une obéissance légitime. Mais, vous, bien que, dans votre erreur charnelle, vous fassiez mine de détester votre chair, au fond vous ne pouvez aimer qu'elle, que veiller à sa santé, pourvoir à ses besoins, éviter tous les coups, les chutes, les intempéries qui pourraient lui maire, désirer les garanties, les conditions de salubrité qui tendent à sa conservation ; et par là vous faites assez voir que la loi de la nature prévaut contre vos opinions et vos erreurs.

 

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CHAPITRE VI. L'OUVRIER SUPRÊME DÉMONTRÉ PAR SES OEUVRES.

 

Quoi ! ces entrailles qui vivent dans la chair, ces formes si bien proportionnées, ces membres destinés à agir, ces organes adaptés pour sentir, tous distincts et en rapport avec la place qu'ils occupent et les fonctions qu'ils exercent, tous disposés dans une harmonie parfaite, réglés dans leurs mesures, égalisés dans leurs nombres, combinés dans leurs poids : quoi ! tout cela n'indique pas le suprême ouvrier, le vrai Dieu, celui dont on a dit avec tant de vérité : « Vous avez réglé toutes choses avec mesure, avec nombre et avec poids (1) ? » Si votre coeur n'était pas perverti et gâté par de vaines chimères, vous comprendriez et apercevriez ses perfections invisibles par ces êtres créés dans ce monde faible et charnel (2). Car de qui tiennent-ils tout ce que je viens de rappeler, sinon de celui dont l'unité détermine toute mesure, dont la sagesse produit toute beauté, dont la volonté établit tout ordre ? Et si vous n'avez pas d'yeux pour voir cela, croyez du moins à la parole de l'Apôtre.

 

1. Sag. XI, 21. — 2. Rom. I, 20.

 

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CHAPITRE VII. LA LOI DE LA CONSERVATION EST UNIVERSELLE.

 

En effet, en prescrivant l'amour chaste, tel que le mari doit l'avoir pour sa femme, l'Apôtre en cherche le modèle dans l'amour que l'homme se porte à lui-même : « Celui », dit-il, « qui aime sa femme s'aime lui-même ; car personne n'a jamais haï sa chair, mais on la nourrit et on la soigne, comme le Christ l'Eglise (1) ». Mais quoi ! vous avez sous les yeux toute substance charnelle : voyez comme la nature tient à maintenir cette loi de l'union et de la conservation chez tous les animaux, et fait que chacun aime sa chair. Et cela n'existe pas seulement chez les hommes, qui, quand ils vivent en règle, né se contentent pas de pourvoir à la santé de leur corps, mais en répriment les mouvements charnels et les assujétissent à l'empire de la raison; es animaux eux-mêmes fuient la douleur, craignent la mort : tout ce qui pourrait détruire l'harmonie de leurs membres, briser le lien qui unit leur âme à leur corps, ils l'évitent avec toute l'agilité possible, et nourrissent et soignent leur chair. « Car », dit l'Apôtre, « personne ne hait sa chair, mais on la nourrit et on la soigne, comme le Christ l'Eglise ». Considérez les choses du point de vue où Paul s'est placé ; voyez, Si vous le pouvez, quelle force la création tire du Créateur, à commencer par ces magnificences célestes et en descendant jusqu'à la chair et au sang, où elle se complète et se termine, embellie par la variété de ses formes et réglée par les espèces différentes des êtres qui la composent.

 

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CHAPITRE VIII. SUBLIME HARMONIE DU CORPS HUMAIN, D'APRÉS SAINT PAUL.

 

D'un autre côté, l'Apôtre, en parlant des diverses fonctions de l'ordre spirituel, qui cependant rentrent toutes dans l'unité et nous enseignent un mystère évidemment sublime et divin, emploie une comparaison tirée de notre propre chair, et ne manque pas de dire, à cette occasion, que Dieu même en est l'auteur. Comme le passage est très-important, je le cite ici en entier, malgré sa longueur il est pris dans la première Epître aux Corinthiens : « Quant aux dons spirituels, je ne veux pas, mes frères, que vous soyez dans l'ignorance.

 

1. Eph. V, 28, 29.

 

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Or, vous savez que quand vous étiez gentils, vous couriez aux idoles muettes, selon qu'on vous y conduisait. Je vous déclare donc que personne, parlant dans l'Esprit de Dieu, ne dit anathème à Jésus; et personne ne peut dire Seigneur Jésus, que par l'Esprit-Saint. A la vérité, il y a des grâces diverses, mais c'est le même Esprit; il y a diversité de ministères, mais c'est le même Seigneur; et il y a des opérations diverses, mais c'est le même Dieu qui opère tout en nous. Or, à chacun est donnée la manifestation de l'Esprit pour l'utilité; car à l'un est donnée par l'Esprit la parole de sagesse ; à un autre, la parole de science selon le même Esprit; à un autre, la foi par le même Esprit; à un autre, la grâce de guérir par le même Esprit; à un autre, la vertu d'opérer des miracles; à un autre, la prophétie ; à un autre, le discernement des esprits; à un autre, le don des langues diverses ; à un autre, l'interprétation des discours ; or, tous ces dons, c'est le seul -et même Esprit qui les opère, les distribuant à chacun comme il veut. Car comme le corps est un, quoique ayant beaucoup de membres, et que tous les membres du corps, bien que nombreux, ne sont cependant qu'un seul corps; ainsi est le Christ. Car nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit, pour former un seul corps, soit juifs, soit gentils, soit esclaves, soit libres; et tous nous avons été abreuvés d'un seul Esprit. En effet, le corps n'est pas un seul membre, mais beaucoup. Si le pied disait : Puisque je ne suis pas main, je ne suis pas du corps; ne serait-il point pour cela du corps? Et si l'oreille disait : Puisque je ne suis pas oeil, je ne suis pas du corps; ne serait-elle point pour cela du corps ? Si tout le corps était oeil, où serait l'ouïe ? S'il était tout ouïe, où serait l'odorat? Mais Dieu a placé dans le corps chacun des membres où il a voulu. Que si tous n'étaient qu'un seul membre, où serait le corps? Il y a donc beaucoup de membres, mais un seul corps. L'oeil ne peut pas dire à la main : Je n'ai pas besoin de ton office; ni la tête dire aux pieds : Vous ne m'êtes pas nécessaires; mais, au contraire, les membres du corps, qui paraissent les plus faibles, sont le plus nécessaires ; et les membres du corps que nous regardons comme plus vils, nous les revêtons avec plus de soin, et ceux qui sont honteux, nous les traitons avec plus de respect ; nos parties honnêtes n'en ont pas besoin ; mais; Dieu a réglé le corps de manière à accorder plus d'honneur à celle qui n'en avait pas en elle-même, afin qu'il n'y ait point de scission dans le corps, mais que tous les membres aient les mêmes soins les uns pour les autres. Aussi dès qu'un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui ; ou si un membre est glorifié, tous les autres se réjouissent avec lui (1) ». S'il vous reste, je ne dis pas un peu de foi chrétienne, pour croire: à l'Apôtre, mais une ombre de sens humain pour saisir l'évidence, que chacun voie et considère en lui-même combien cela est vrai, combien cela est certain, quelle grandeur dans la petitesse, quelle utilité dans l'objet le plus infime; puisque l'Apôtre dit tout cela par manière d'éloge; afin que, par ces humbles êtres matériels.qui se voient, notre intelligence s'élève plus facilement aux sublimes objets spirituels qui ne se voient pas.

 

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CHAPITRE IX. C'EST DIEU, ET NON LE DÉMON, QUI EST L'AUTEUR DU CORPS HUMAIN.

 

Or, quiconque nie que Dieu soit l'auteur de nos membres et de notre corps, que l'Apôtre vante et loue si fort, est en contradiction, vous voyez avec qui, et vous annonce une autre doctrine que celle que nous avons reçue (2). Est-il besoin que je le réfute ? ne doit-il pas plutôt être anathématisé par tous les chrétiens ? L'Apôtre dit : « Dieu a réglé le corps »; Fauste dit : Ce n'est pas Dieu, mais Hylé. Qu'y a-t-il de plus clair que ces contradictions hostiles qu'il faut anathématiser plutôt que réfuter ? Est-ce que l'Apôtre en disant: « Dieu », a ajouté : « de ce siècle (3) ? » Pourtant si on entend dire que le démon aveugle les esprits des infidèles, par des suggestions coupables ; nous ne le nierons pas; et ceux qui y cèdent, perdent la lumière de la justice par une juste punition de Dieu. Nous lisons tout cela dans les saintes Ecritures : car voici un texte qui s'applique à la séduction venant du dehors : « Je crains que comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la simplicité et de la chasteté qui sont dans le Christ (4) »

 

1. I Cor. XII, 1-26. — 2. Gal. I, 9. — 3. II Cor. IV, 4. — 4. Id. XI, 3.

 

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puis cet autre du même genre: « Les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs (1) »; puis un encore où chacun est représenté comme son propre séducteur : « Car si quelqu'un s'estime être quelque chose, comme il n'est rien, il s'abuse lui-même (2) » ; et enfin cet autre sur la vengeance divine, que j'ai déjà cité plus haut : « Dieu les a livrés à un sens réprouvé, en sorte qu'ils ont fait les choses qui ne conviennent pas (3) ». De même, dans les anciens livres, après avoir d'abord dit : « Dieu n'a pas fait la mort et ne se réjouit pas de la perte des vivants (4) », le sage ajoute peu après : « C'est par la jalousie du démon que la mort est entrée dans le monde (5) ». Et encore, à propos de la mort, de peur que les hommes ne se croient innocents, il dit : « Les impies l'ont appelée par leurs actions et par leurs paroles, et la regardant comme une amie, ils ont défailli (6)». Mais ailleurs il dit : « Les biens et les maux, la vie et la mort, les richesses et la pauvreté viennent du Seigneur Dieu (7) ». Ici les hommes troublés ne comprennent pas que dans une seule et même mauvaise action (non par l'effet d'une vengeance postérieure et manifeste, mais par une certaine vengeance qui s'y attache immédiatement) il y a une part à attribuer à la ruse de celui qui conseille, une part à la malice de celui qui veut, et une troisième à la justice de celui qui punit : en effet, le démon suggère, l'homme consent, Dieu se retire. Ainsi, dans une oeuvre mauvaise, par exemple dans l'aveuglement des infidèles, si par ces mots : « Le Dieu de ce siècle », on entend le démon comme perfide conseiller, je ne trouve point le sens absurde. Car on ne dit pas « Dieu » simplement, puisqu'on ajoute : « de ce siècle », c'est-à-dire des impies, des hommes qui ne veulent prospérer que dans ce siècle, qu'on appelle aussi siècle mauvais, comme il est écrit : « Afin de nous arracher à ce siècle mauvais (8) ». C'est ainsi que dans ce passage : « Dont le dieu est le ventre (9), s'il n'y avait le mot : « Dont », on ne dirait pas : « Le dieu est le ventre ». Et dans le Psaume, on n'appellerait pas dieux les démons, si on n'y ajoutait, des nations, car le texte porte : « Parce que les dieux des nations sont des démons (10) ». Mais ici il ne s'agit ni de : « Le

 

1. I Cor. XV, 33. — 2. Gal. VI, 3. — 3. Rom. I, 28. — 4. Sag. I, 13. . — 5. Id. II, 24. — 6. Sag. I, 16. — 7. Eccli. XI, 14. — 8. Gal. I, 4. — 9. Phil. III, 19. — 10. Ps. XCV, 5.

 

dieu de ce siècle», ni de : « Dont le dieu est le ventre », ni de : « Les dieux des nations sont des démons »; mais on dit simplement : « Dieu a réglé le corps » ; et par Dieu on ne peut entendre ici que le vrai Dieu, créateur de toutes choses. Là, en effet, c'est le langage du blâme, ici, c'est celui de l'éloge. A moins que Fauste n'entende que Dieu a réglé le corps, non en disposant ses membres, c'est-à-dire en le formant et en le construisant, mais en y mêlant sa lumière; en sorte qu'un autre aurait créé les membres, les aurait destinés à leur usage propre et mis chacun à sa place, et que Dieu, en y mêlant sa bonté, mirait corrigé le vice de la construction, car c'est par de telles fables qu'ils abrutissent les âmes faibles. Mais Dieu, qui vient en aide aux petits par la bouche de ses saints, ne leur permet pas même de tenir ce langage. Car tu lis un peu plus haut : « Mais Dieu a placé dans le corps chacun des membres comme il l'a voulu ». Qui ne conclura de là que Dieu est l'ordonnateur du corps, qu'il a composé de beaucoup de membres, dont les diverses fonctions se maintiennent dans l'ensemble pour concourir à l'unité ?

 

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CHAPITRE X. RÉFUTATION IRONIQUE DE L'OPINION MANICHÉENNE SUR LES ANIMAUX.

 

Que les Manichéens nous disent donc si les animaux formés par Hylé, suivant leurs rêveries, n'avaient pas, avant que Dieu y mêlât sa lumière, cette harmonie des membres que l'Apôtre loue; si alors la tête disait aux pieds, ou l'oeil à la main : « Je n'ai pas besoin de ton office ». Jamais ils n'ont dit cela, jamais ils n'ont pu le dire ; car ils leur attribuent les actes, les fonctions qui leur sont propres : ces animaux rampaient, marchaient, nageaient, volaient, chacun selon son espèce; ils voyaient, ils entendaient, ils sentaient par les autres sens, ils nourrissaient, ils soignaient leurs corps par des aliments et des précautions convenables : aussi leur union était féconde, car les Manichéens conviennent qu'ils s'accouplaient. Et certainement toutes ces fonctions, que Manès blâme comme oeuvres de Hylé, ne peuvent s'exécuter sans l'accord des membres, que l'Apôtre loue et attribue à Dieu. Douterez-vous encore lequel des deux (de Paul ou de Manès) doit être écouté, lequel doit être (308) anathématisé ? Mais bien plus: il y avait alors des animaux qui parlaient ; et tous, reptiles, quadrupèdes, oiseaux, poissons, écoutaient ces discours, les comprenaient, les goûtaient ! Eloquence merveilleuse et vraiment divine ! Et ces orateurs n'avaient eu aucune leçon de grammaire ni de rhétorique, ils n'avaient pas reçu d'instruction en pleurant sous les coups de la férule et de la verge. Mais Fauste lui-même, pour nous débiter ces sornettes avec art, s'est initié tard aux ressources de l'éloquence ; et malgré la vivacité de son esprit, il s'est brisé la poitrine à force d'études, en sorte que sa parole faisait peu de conquêtes. Infortuné, qui est né au sein de notre lumière, et non au milieu de ces ténèbres ! En ce temps-là, en prêchant contre la lumière, il aurait vu tous les bipèdes, tous les quadrupèdes, voire même tous les reptiles depuis le dragon jusqu'à l'escargot, l'écouter avec plaisir, lui obéir avec joie; tandis que plus tard, en disputant contre les ténèbres, il s'est vu traiter par plusieurs d'éloquent plutôt que de savant, et par un grand nombre, de séducteur profondément pervers. Et parmi le petit nombre des Manichéens qui l'applaudissaient comme un maître distingué, pas un seul animal ne lui donnait son suffrage, son cheval même ne savait rien de sa doctrine, comme si une partie de la divinité ne s'était fixée dans tous les animaux que pour les rendre stupides ! Qu'est-ce que cela, je vous le demande? Sortez donc enfin de votre sommeil, misérables, et comparez, d'après vos fables, tous les animaux d'alors avec ceux d'aujourd'hui : alors sur leur terre, aujourd'hui dans ce monde; alors pleins de force, aujourd'hui faibles; alors munis d'une vue perçante pourvoir le séjour de dieu, et goûter le plaisir de l'envahir, aujourd'hui avec le regard si émoussé qu'il se détourne des rayons du soleil ; alors possédant une intelligence étendue, capable de comprendre le sermon d'un prédicateur, aujourd'hui frappés de stupidité et privés de toute faculté de ce genre ; alors doués naturellement d'une si grande et d'une si puissante éloquence, maintenant si rétrécis dans leurs goûts, si bornés dans leurs travaux ! Oh ! quels grands avantages le peuple des ténèbres a perdus par le mélange du bien !

 

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CHAPITRE XI. LE BLANC ET LE NOIR, LE CHAUD ET LE FROID. CONTRADICTIONS MANICHÉENNES.

 

Fauste, dans le passage même auquel je réponds maintenant, a élégamment rapproché! des contraires : la santé et la maladie, la richesse et la pauvreté, le blanc et le noir, le chaud et le froid, le doux et l'amer. Je n'ai rien à dire du blanc et du noir. Cependant, si la question des couleurs a quelque importance au point de vue du bien et du mal; si, comme les Manichéens le prétendent, le blanc appartient à Dieu et le noir à Hylé; si Hylé, suivant eux, a créé toutes les espèces d'oiseaux, et que Dieu ait mis la couleur blanche à leur plumage, je demanderai où se cachaient les corbeaux, pendant qu'on blanchissait les cygnes ? Il n'est pas besoin non plus de parler du chaud et du froid; car tous les deux sont utiles, s'ils sont sagement tempérés, et deviennent nuisibles quand ils passent la mesure. Voyons le reste. Fauste parle ici de bien et de mal. C'était la première distinction à établir entre les contraires; mais il l'a fait d'une manière générale et de façon à laisser entendre que la santé, la richesse, le blanc, le chaud, le doux appartiennent au bien; et la maladie, la pauvreté, le noir, le froid, l'amer, au mal. Ce qu'il y a d'ignorance et d'irréflexion dans ce jugement, le verra qui pourra. Quant à moi, pour ne pas avoir l'air de chercher querelle à cet homme, je ne fais aucune observation sur le blanc et le noir, le chaud et 1e froid, le doux et l'amer, la santé; et la maladie. Cependant, si le blanc et le doue ! sont deux biens, et le noir et l'amer deux maux, comment se fait-il que souvent le raisin, et toujours l'olive, deviennent doux en noircissant, deviennent meilleurs à mesure qu'ils reçoivent plus die mal? De même si la chaleur et la santé sont deux biens, et le froid et la maladie deux maux, pourquoi en s'échauffant les corps deviennent-ils malades? Est-ce que par hasard un corps sain a la fièvre? Mais je passe sur ces objections. Fauste n'y a pas pensé, ou peut-être, en mentionnant ces choses, a-t-il plutôt songé à former des contrastes qu'à indiquer des biens et des maux; vu, surtout, que les Manichéens n'ont jamais dit que le feu du peuple des ténèbres fût froid, bien que sa chaleur, selon eux, soit certainement un mal.

 

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CHAPITRE XII. AUTRES CONTRADICTIONS DU MANICHÉISME. FABLES ABSURDES.

 

Mais pour ne pas insister sur ces points, venons-en à ceux de ces contraires que Fauste appelle des biens hors de toute contestation à savoir la santé, la richesse, la douceur. Il était donc dépourvu de la santé du corps, le peuple au milieu duquel ces animaux ont pu naître, croître, engendrer et vivre, tellement que quelques-uns d'entre eux (suivant ces rêveries insensées), ayant été pris et liés dans le ciel, leur portée, mise bas avant terme, tomba de ces prodigieuses hauteurs sur la terre, et put y vivre, y croître et produire ces êtres vivants, aujourd'hui innombrables ? II n'y avait donc pas de richesse dans ces lieux où les arbres pouvaient naître, non-seulement dans les eaux et dans les vents, mais même dans le feu et dans la fumée, et posséder une telle fécondité que de leurs fruits naissaient des animaux de toute espèce, vivant et se nourrissant de cette fécondité même, et donnant, par leur nombreuse progéniture, une preuve certaine de leur situation prospère? Chose d'autant plus remarquable qu'il n'y avait là aucun travail agricole, aucune intempérie d'été ni d'hiver, puisque le soleil n'y parcourait point son cercle, pour déterminer le cours des saisons de l'année. Par conséquent, la fertilité des arbres n'éprouvait aucune interruption ; l'élément et l'aliment propres à chaque espèce et qui les avaient fait croître, ne cessaient jamais de les rendre féconds et ne les laissaient pas manquer de fruits; comme nous voyons les citronniers porter toute l'année des fleurs et des fruits, si on a soin de les arroser toujours. Il y avait donc là une grande richesse, et que l'on pouvait posséder en toute sécurité : car on n'avait pas même à craindre la grêle là où il n'y avait point de ces collecteurs de lumière, que le tonnerre met en mouvement, d'après vos fables.

 

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CHAPITRE XIII. SUR LES ALIMENTS, LE POISON, L'ANTIDOTE; BÉVUES DE FAUSTE A CE SUJET.

 

Si les aliments n'avaient pas de douceur ni de goût agréable, ils n'exciteraient pas l'appétit, on ne les prendrait pas pour entretenir la vie du corps. Eu égard au tempérament de chacun, il faut en effet que la nourriture plaise où déplaise. Si elle       plaît, on l'appelle douce ou agréable au goût; si elle déplaît, on la dit amère, âpre, repoussante par quelque qualité désagréable. Ne sommes-nous pas, nous hommes, ainsi constitués, que l'un aime un aliment que l'autre écarte avec horreur, soit penchant naturel, soit effet de l'habitude ou raison de santé ? A combien plus forte raison les animaux, dont la constitution physique est si différente de la nôtre, peuvent-ils trouver agréable ce que nous trouvons amer? Autrement, les chèvres grimperaient-elles pour ronger l'olivier sauvage? Car de même que, par l'effet de certaine maladie, l'homme trouve le miel amer, ainsi cette espèce d'animal trouve doux l'olivier sauvage. Voilà comment un sage observateur apprécie la valeur de l'ordre, quand chaque être rencontre ce qui lui convient; par là, il voit que tout est bon, depuis le bas jusqu'au dessus, depuis les êtres corporels jusqu'aux êtres spirituels. Ainsi donc, dans le peuple des ténèbres, quand un animal de tel ou tel élément mangeait la nourriture qui naissait dans cet élément, sans aucun doute ce rapport de convenance la lui rendait douce; mais s'il eût rencontré une nourriture empruntée à un autre élément, ce défaut de convenance eût blessé son goût. Or, si ce défaut de convenance, qu'on l'appelle amertume, âpreté, insipidité oit autrement, est porté à un tel point qu'il détruise violemment la structure ou l'harmonie du corps, et qu'il lui ôte la vie ou les forces, il prend le nom de poison, uniquement à cause du défaut de convenance, puisque la convenance se retrouve pour une autre espèce : comme par exemple, le pain, qui fait notre nourriture quotidienne, tue l'épervier qui en mange, et nous sommes tués par l'hellébore que la plupart des animaux mangent impunément. Néanmoins cette plante, employée dans une certaine mesure, est pour nous un médicament. Si Fauste savait cela ou y faisait attention, il ne donnerait pas le poison et l'antidote pour exemple dans la question des deux natures du bien et du mal, comme si Dieu était l'antidote et Hylé le poison : puisque la même chose, la même nature, prise ou employée à propos ou mal à propos, est utile ou nuisible. Par conséquent, d'après les fables des Manichéens, on pourrait dire que leur Dieu a été un poison pour le (310) peuple des ténèbres, puisqu'il y a tellement gâté les corps que, de très-fermes, il les a rendus très-faibles. Mais comme la lumière elle-même a été prise, opprimée, corrompue, ils sont devenus un poison l'un pour l'autre.

 

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CHAPITRE XIV. RAISONNEMENTS SUR LA DOCTRINE DES DEUX PRINCIPES.

 

Pourquoi donc n'appelez-vous pas ces deux choses ou deux biens ou deux maux, ou plutôt deux biens et deux maux : deux biens en eux-mêmes, deux maux l'un pour l'autre ? Plus tard nous examinerons, s'il le faut, lequel est le meilleur ou le pire. En attendant, admettons que c'étaient deux biens en eux-mêmes et voyons : Dieu régnait sur sa terre et Hylé sur la sienne. Les deux rois jouissaient de la santé ici et là; ici et là, abondance de fruits; des deux côtés, nombreuse progéniture ; chez les uns comme chez les autres, douces voluptés en rapport avec leurs natures. Mais, nous dit-on, outre que le peuple des ténèbres était ennemi de la lumière voisine, il était encore mauvais par lui-même. Cependant, j'ai déjà énuméré beaucoup de biens qu'il possédait; si vous pouvez me faire connaître ses maux, il s'ensuivra qu'il y avait deux royaumes bons, sauf que l'un était meilleur que l'autre. Mais pouvez-vous me dire quels étaient ces maux? Ils se ravageaient entre eux, dites-vous, ils se blessaient, ils se tuaient, ils se détruisaient. Si c'était là leur unique occupation, comment s'engendraient, se nourrissaient, s'élevaient de si grandes multitudes? Il y avait donc aussi, là, du repos et de la paix. Cependant, accordons que le royaume exempt de discorde était le meilleur : il est néanmoins bien plus juste d'appeler bons ces deux royaumes, que de dire l'un bon et l'autre mauvais : celui-là meilleur, où personne ne nuisait à soi-même ni aux autres; celui-ci moins bon, où, malgré une guerre intestine, chaque animal pourvoyait à sa vie, à sa santé, aux besoins de sa nature. Au fond on peut, sans trop grande disproportion, comparer à votre dieu ce prince des ténèbres, à qui personne ne résistait, au sceptre duquel tout se soumettait, dont les prédications ont attiré tout le monde toutes choses qui ne peuvent se faire sans une grande paix et une vraie concorde. Car les empires heureux sont ceux où tous sont d'accord pour obéir au souverain. Ajoutons que ce prince régnait non-seulement sur ceux de son espèce, c'est-à-dire sur les bipèdes, que vous déclarez pères des hommes, mais encore sur toute autre espèce d'animaux, lesquels obéissaient à ses moindres signes, exécutaient ses ordres, ajoutaient foi à sa parole. En débitant tout cela, vous croyez les hommes assez stupides pour attendre que vous donniez le nom de Dieu à cet autre dieu si clairement et si ouvertement dépeint. En effet, si ce prince pouvait réellement tout cela, son pouvoir était grand; s'il était ainsi honoré, sa, gloire était magnifique ; si on l'aimait, la concorde était parfaite; si on le craignait, l'ordre s était admirable. Que s'il y avait quelques maux au milieu de tous ces biens, on ne peut néanmoins appeler cela la nature du mal, à moins de ne savoir ce que l'on dit. En effet, si vous pensez que cette nature était celle du mal, parce que non-seulement elle était ennemie de l'autre nature, mais parce qu'elle contenait le mal en elle-même, ne regardez-vous donc pas comme un mal la dure nécessité où était votre dieu avant le mélange de la nature contraire, de combattre contre elle, et d'introduire dans sa gorge ses propres membres pour y être oppressés, de manière à ne pouvoir être entièrement purifié lui-même? Il y avait donc du mal dans sa nature de dieu, avant qu'il s'y mêlât quelque chose de ce que vous appelez le seul mal. En effet, ou il ne pouvait être attiré ni corrompu par le peuple des ténèbres, et alors c'était folie de sa part de subir de telles nécessités ; ou sa substance pouvait se gâter, et alors vous n'adorez pas le Dieu incorruptible que l'Apôtre prêche (1). Quoi !  cette nature qui n'était pas encore corrompue, pouvait être corrompue, et cette corruptibilité ne vous paraît pas un mal dans votre dieu !

 

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CHAPITRE XV. DÉFAUT DE PRESCIENCE ET DE SÉCURITÉ DANS LE DIEU DES MANICHÉENS.

 

D'ailleurs, qui ne voit que là, ou il n'y avait pas de prescience (et c'est à vous a voir si ce n'est pas un défaut en Dieu de n'avoir pas de prescience, et d'ignorer absolument ce qui le menace) ; ou, s'il y en avait, on manquait de

 

1. I Tim. I, 17.

 

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sécurité, on vivait dans une crainte éternelle mal énorme, vous en conviendrez sans doute. Votre dieu ne craignait-il pas de voir venir le temps où ses membres seraient tellement ravagés et souillés dans ce combat, que malgré tant d'efforts, il ne viendrait pas à bout de les délivrer et de les purifier entièrement ? Que si cela ne le regardait pas (voilà un mot bien dur, vous le sentez vous-mêmes), au moins ses membres redoutaient-ils les maux si grands qu'ils devaient souffrir dans ce monde. Ignoraient-ils donc aussi l'avenir ? Il n'y avait donc de prescience dans aucune partie de la substance de votre dieu. Comptez alors les maux qui sont dans votre souverain bien. Ou bien, ne craignaient-ils pas, parce qu'ils prévoyaient aussi que leur délivrance et le triomphe devaient s'ensuivre ? Mais du moins ils craignaient pour leurs compagnons, qu'ils savaient condamnés à être exclus de leur royaume et éternellement enchaînés sur ce globe.

 

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CHAPITRE XVI. LES DEUX NATURES DES MANICHÉENS SONT OU DEUX BIENS OU DEUX MAUX. DÉMONSTRATION PAR L'ABSURDE.

 

La charité y manquait-elle au point qu'on n'éprouvait aucun sentiment de pitié fraternelle pour ceux qui étaient menacés de supplices éternels sans les avoir mérités par aucune faute antérieure ? Quoi ! ces âmes, qui devaient être enchaînées sur ce globe, n'étaient-elles pas aussi des membres de votre dieu ? Tout au moins celles-là, dans la prévision de leur éternelle captivité, étaient en proie à la crainte, à la douleur. Ou si elles ignoraient ce point de l'avenir, il y avait donc en votre dieu une partie qui prévoyait et une partie qui ne prévoyait pas : comment cela ne formait-il qu'une seule et même substance ? Mais puisqu'il y avait, là, tant de maux, avant le mélange d'un mal étranger, pourquoi vanter dans votre dieu le bien pur, simple, souverain ? Vous êtes donc forcés de reconnaître que ces deux natures étaient en elles-mêmes ou deux biens, ou deux maux. Si vous convenez que c'étaient deux maux, nous vous permettrons de désigner celle que vous voudrez pour le plus grand mal; si au contraire vous voulez que ce fussent deux biens, dites lequel vous paraît préférable; ce sera le sujet d'une étude plus approfondie; mais qu'au moins vous renonciez à l'erreur qui vous fait dire que ces deux principes étaient deux natures, l'une bonne, l'autre mauvaise; par conséquent deux dieux, l'un bon, l'autre mauvais. Que si une chose est mauvaise parce qu'elle nuit à une autre, ces deux natures se sont nui réciproquement; l'une d'elles sera plus méchante, pour avoir la première désiré le bien d'autrui. L'une a donc fait le mal la première, et (autre a rendu le mal pour le mal non pas selon la loi du talion, oeil pour oeil (1), que vous condamnez étourdiment, mais d'une façon beaucoup plus grave. Choisissez par conséquent celle des deux qui vous paraîtra la pire : ou celle qui a voulu nuire la première, ou celle qui a voulu et pu nuire davantage. L'une, en effet, a désiré, dans la mesure de ses petites facultés, jouir de la lumière; l'autre a détruit sa rivale de fond en comble. Si celle-là eût atteint l'objet de ses désirs, elle n'en eût certes point souffert; celle-ci pour repousser à jamais l'assaut ennemi, a causé à une partie de sa propre substance un dommage considérable. C'est l'application de ce mot si connu, mentionné par l'histoire et dicté par la fureur : « Que nos amis périssent, pourvu que nos ennemis tombent en même temps (2) ». En effet, une partie de votre dieu a été condamnée à une souillure ineffaçable, afin qu'il y eût de quoi couvrir le globe où l'ennemi doit être à jamais enseveli tout vivant: car, quoique vaincu, quoique enfermé, il inspirera encore une telle crainte, une telle épouvante, qu'il faudra l'éternelle misère d'une partie du dieu pour procurer une sécurité quelconque au reste du dieu. O bonté merveilleusement innocente 1 Voilà que votre dieu, ce dieu à l'occasion duquel vous accusez si durement le peuple des ténèbres, se fait du mal à lui-même et en fait aux autres 1 C'est le reproche qui s'élève contre lui de ce globe reculé où son ennemi est enfermé, et une partie des siens clouée. Bien plus, la partie que vous appelez dieu, l'emporte en malice, puisqu'elle nuit et aux étrangers et aux siens. En effet, Hylé n'a point cherché à détruire le royaume d'autrui, mais seulement à s'en emparer; et si elle tuait quelques-uns des siens par le moyen d'autres qui lui appartenaient également, au moins elle les métamorphosait, afin qu'en mourant et en renaissant

 

1. Ex. XXI, 24. — 2. Cicer. pro Dejotaro.

 

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ils jouissent par intervalles du bonheur de vivre; tandis que Dieu, que vous dépeignez tout-puissant et tout bon, détruit les étrangers et condamne les siens pour l'éternité : et, croyance plus folle et plus étonnante encore ! Hylé blesse ses animaux dans le combat qu'elle livre, et Dieu punit ses membres dans sa propre victoire. Qu'est-ce que cela, ô hommes insensés ! Vous vous rappelez sans doute que Fauste a présenté Dieu comme un antidote, et Hylé comme un poison : et voilà que votre antidote fait plus de mal que le poison. Est-ce que Hylé enfermerait Dieu à jamais dans un globe si horrible, ou y fixerait ses propres entrailles ? Et, ce qui est plus criminel encore, calomnie-t-elle ces mêmes restes, de peur de paraître en défaut pour n'avoir pas pu les purifier? Car Manès dit dans la lettre du Fondement, que ces âmes ont mérité ce supplice parce qu'elles se sont laissées égarer loin de leur première nature lumineuse et qu'elles sont devenues ennemies de la sainte lumière, tandis que c'est Dieu lui-même qui les a poussées à s'égarer ainsi, afin que la lumière devînt ennemie de la lumière; injuste, s'il les y force malgré elles; ingrat, si elles y consentent et qu'il les condamne ensuite. Pour elles, si elles ont pu prévoir qu'elles démentiraient ainsi leur origine, tourmentées par la crainte avant la guerre, irrémédiablement souillées dans la guerre, éternellement condamnées après la guerre, elles n'ont jamais été heureuses. Si elles n'ont pas pu le prévoir, imprévoyantes avant la guerre, impuissantes dans la guerre, misérables après la guerre, elles n'ont jamais été divines. Or, évidemment Dieu était ce qu'elles étaient, d'après l'unité de substance. Pouvons-nous croire que vous compreniez la monstruosité de ces blasphèmes? Et cependant voulant justifier quelque peu la bonté de Dieu, vous prétendez qu'il communique un peu de bien à Hylé, de peur que, dans sa prison, elle ne tourne sa fureur contre elle-même. Hylé aura donc un peu de bien, alors qu'elle est sans mélange de bien? Serait-ce que comme Dieu, avant la guerre et sans mélange de mal, subissait le mal de la nécessité ; ainsi Hylé, après (la guerre et sans mélange de bien, jouira du bien du repos? Dites donc qu'il y a deux maux, dont l'un est pire que l'autre ; ou qu'il y a deux biens non souverains, dont l'un vaut mieux que l'autre, de telle sorte cependant que le meilleur soit le plus misérable. Car si cette grande guerre doit aboutir à ceci : que Hylé étant vaincue et les membres de Dieu étant attachés au globe, un peu de bien soit accordé aux ennemis, et beaucoup de mal infligé aux amis, voyez de quel côté est la victoire. Evidemment Hy1é est un poison, elle qui a pu former, fortifier, nourrir, entretenir ses animaux; et l'antidote c'est Dieu, qui a pu condamner et non guérir ses membres. Insensés, cette Hylé n'existe pas, ni ce dieu non plus. Ainsi rêvent ceux qui, ne supportant pas la saine doctrine, se tournent vers les fables (1).

 

1. II Tim. IV, 3.

 

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