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Fauste nie qu'il admette deux dieux.
Dieu est impénétrable dans ses voies, admirable dans toutes ses oeuvres.
La Loi de conservation. Harmonie du corps humain d'après saint Paul. Dieu a
fait le corps humain. Opinion manichéenne sur les animaux. Contradictions
et fables absurdes de ces sectaires. Les deux natures et absurdités qui en
découlent.
CHAPITRE PREMIER. FAUSTE VEUT PROUVER QU'IL
N'ADMET PAS DEUX DIEUX.
CHAPITRE II. COMMENT DIEU PEUT AVEUGLER LES
ESPRITS.
CHAPITRE III. DIEU CONDAMNE ET JUSTIFIE PAR
DES VOIES IMPÉNÉTRABLES.
CHAPITRE IV. QUOI QU'IL EN DISE, FAUSTE ADMET
DEUX DIEUX.
CHAPITRE VI. L'OUVRIER SUPRÊME DÉMONTRÉ
PAR SES OEUVRES.
CHAPITRE VII. LA LOI DE LA CONSERVATION EST
UNIVERSELLE.
CHAPITRE VIII. SUBLIME HARMONIE DU CORPS
HUMAIN, D'APRÉS SAINT PAUL.
CHAPITRE IX. C'EST DIEU, ET NON LE DÉMON,
QUI EST L'AUTEUR DU CORPS HUMAIN.
CHAPITRE X. RÉFUTATION IRONIQUE DE L'OPINION
MANICHÉENNE SUR LES ANIMAUX.
CHAPITRE XI. LE BLANC ET LE NOIR, LE CHAUD ET
LE FROID. CONTRADICTIONS MANICHÉENNES.
CHAPITRE XII. AUTRES CONTRADICTIONS DU
MANICHÉISME. FABLES ABSURDES.
CHAPITRE XIII. SUR LES ALIMENTS, LE POISON,
L'ANTIDOTE; BÉVUES DE FAUSTE A CE SUJET.
CHAPITRE XIV. RAISONNEMENTS SUR LA DOCTRINE
DES DEUX PRINCIPES.
CHAPITRE XV. DÉFAUT DE PRESCIENCE ET DE
SÉCURITÉ DANS LE DIEU DES MANICHÉENS.
Fauste.
N'y a-t-il qu'un Dieu ou y en a-t-il deux? Evidemment il n'y en a qu'un.
Comment donc affirmez-vous qu'il y en a deux? Jamais il n'a été question de deux
dieux dans nos assertions. Je voudrais savoir ce qui a pu te le faire soupçonner.
Parce que vous admettez deux principes, celui du bien et celui du mal. Soit: nous
admettons deux principes, mais nous n'appelons Dieu que l'un des deux, et nous nommons
l'autre Hylé ou démon, pour parler le langage ordinaire. Si
tu penses que ce soit, là, admettre deux dieux, tu pourras dire aussi qu'un médecin qui
discute sur la maladie et la santé, admet deux santés; que celui qui nomme le bien et le
mal, admet deux biens; et en entendant parler de richesse et de pauvreté, tu pourras
croire que cela signifie deux richesses. Et si je discute sur le blanc et le noir, le
froid et le chaud, le doux et l'amer, et que tu prétendes que je parle de deux
blancheurs, de deux chaleurs, de deux douceurs, ne passeras-tu pas pour un fou, pour un
cerveau fêlé? Ainsi, quand je parle de deux principes, Dieu et Hylé,
tu ne dois pas t'imaginer que je veuille dire deux dieux. Parce que nous attribuons à Hylé tout pouvoir de faire le mal et à Dieu tout pouvoir de faire
le bien, comme cela doit être, diras-tu pour cela qu'il importe peu que nous les
appelions dieu l'un et l'autre, indifféremment? S'il en est ainsi, quand on parlera de
poison et d'antidote, tu pourras dire qu'on peut indifféremment les appeler tous les deux
antidotes, parce qu'ils ont chacun leur propriété, que tous les deux opèrent et
produisent leur effet; quand on parlera d'un médecin et d'un empoisonneur, tu pourras
donner à tous les deux le nom de médecins; quand on parlera d'un juste et d'un injuste,
tu pourras les appeler justes tous les deux, parce que tous les deux font quelque chose.
Or, si cela est absurde, combien ne l'est-il pas plus de regarder comme deux dieux, Dieu
et Hylé, parce que l'un et l'autre agissent ? C'est donc une
sotte et pauvre argumentation que la tienne, quand n'ayant rien à me répondre sur le
fond, tu me fais une méchante querelle sur les mots. Du reste, je ne disconviens pas que
quelquefois nous donnons le nom de dieu à la nature ennemie; en cela nous n'entendons pas
exprimer notre foi, mais nous conformer au langage de ceux qui l'honorent et en font un
dieu dans leur ignorance ; comme nous entendons l'Apôtre dire : « Le dieu de ce siècle
a aveuglé les esprits des infidèles (2) » ; l'appelant dieu, parce que les siens
l'appelaient ainsi; mais ajoutant qu'il aveugle les esprits, pour faire comprendre qu'il
n'est pas le vrai Dieu.
Augustin. Nous entendons ordinairement parler de deux dieux dans vos discussions. Après l'avoir d'abord nié, tu as fini par: en convenir un moment après, et comme pour justifier ce langage, tu cites ce mot de l'Apôtre : « Le Dieu de ce siècle a aveuglé les esprits des infidèles ». Mais ce passage, la plupart d'entre nous l'entendent en ce sens que c'est le vrai Dieu qui a aveuglé les esprits des infidèles. Après avoir lu : « En quoi Dieu », ils suspendent la prononciation, puis ils continuent : « De ce siècle a aveuglé les esprits des infidèles ». Si tu n'admets pas cette manière de lire, et que, pour expliquer ce passage, tu changes ainsi l'ordre des mots : « En quoi Dieu a aveuglé les esprits des infidèles de ce siècle », tu retrouveras le même sens que dans l'autre manière de lire. Car l'opération en vertu de laquelle les esprits des infidèles
1. II Cor. IV, 4.
303
sont aveuglés, peut, sous certain,
rapport, s'attribuer au vrai Dieu. Il agit alors par justice et non par méchanceté,
comme le même Paul le dit ailleurs : « Dieu est-il injuste d'envoyer sa colère (1)? »
Et en un autre endroit « Que dirons-nous donc? Y a-t-il en Dieu de l'injustice?
Nullement. Car il dit à Moïse : J'aurai pitié de qui j'aurai pitié, et je ferai
miséricorde à qui je ferai miséricorde ». Après avoir d'abord posé ce principe
incontestable qu'il n'y a point d'injustice en Dieu, faites attention à ce qu'il dit peu
après: « Que si Dieu voulant manifester sa colère et signaler sa puissance, a supporté
avec une patience extrême les vases de colère propres à être détruits, afin de
manifester les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu'il a préparés
pour la gloire, etc. (2) » Certes, il est impossible ici de
dire que le Dieu qui manifeste sa colère et signale sa puissance sur les vases propres à
être détruits, est autre que celui qui manifeste ses richesses sur les vases de
miséricorde. L'enseignement de l'Apôtre prouve donc que c'est le seul et même Dieu qui
agit dans ces deux cas. C'est ce qui lui fait dire encore : « Aussi Dieu les a livrés
aux désirs de leurs coeurs, à l'impureté, en sorte qu'ils ont déshonoré leurs propres
corps en eux-mêmes » ; puis peu après : « Et comme ils n'ont pas montré qu'ils
avaient la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à un sens réprouvé (3) ». Voilà
comment le Dieu vrai et juste aveugle les esprits des infidèles. Jamais, dans ces textes
de l'Apôtre que je viens de rapporter, on n'a vu un autre Dieu que celui qui a envoyé
son Fils, lequel Fils nous dit: «C'est pour juger que je suis venu dans ce monde, afin
que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (4) ». Ici
les esprits des fidèles voient assez comment Dieu aveugle les esprits des infidèles. Il
se passe d'abord quelque chose de secret dans le mystère, sur quoi Dieu exerce son
jugement souverainement juste, pour aveugler les esprits des uns et éclairer ceux des
autres : car c'est de lui qu'on a dit avec la plus parfaite vérité : « Vos jugements
sont un profond abîme (5) ». Et c'est devant ces impénétrables profondeurs que
l'Apôtre frappé d'étonnement s'écrie : « O profondeur des trésors de la sagesse et
de la science de
1. Rom. III, 5. 2. Id. IX, 14, 15, 22, 23. 3. Id. I, 24, 26, 28. 4. Jean, IX, 39.
5. Ps. XXXV, 7.
Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles ! etc. (1) »
Mais vous, vous ne savez pas discerner ce
que Dieu fait par bonté de ce qu'il fait par justice, parce que, bien loin de votre coeur
et de vos lèvres est notre psautier où on lit
« Je chanterai votre miséricorde et votre justice, Seigneur (2) »
; tout à fait étrangers au bon plaisir et au jugement du vrai Dieu, vous avez, pour tout
ce qui vous blesse dans l'infirmité de notre condition mortelle, un autre dieu tout
prêt, un dieu méchant, que la vérité ne vous a point révélé, mais que votre folie a
imaginé, auquel vous attribuez non-seulement tout ce que vous
faites injustement, mais encore tout ce que vous souffrez justement; vous laissez ainsi à
Dieu la distribution des bienfaits, mais vous lui ôtez celle des châtiments : comme si
celui dont le Christ a dit qu'il â préparé un feu éternel pour les méchants (3),
était autre que celui qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et
pleuvoir sur les justes et les injustes (4). Pourquoi ne comprenez-vous pas qu'une si
grande bonté ici, et, là, une si grande sévérité appartiennent
au seul et même Dieu, sinon parce que vous ne savez pas chanter la miséricorde et la
justice? N'est-ce pas le même Dieu qui fait lever son soleil sur les bons et sur les
méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes, qui brise aussi les rameaux
naturels, et ente, contre nature, l'olivier sauvage ? N'est-ce pas du même que l'Apôtre
dit : « Tu vois donc la bonté et la sévérité de Dieu; sa sévérité envers ceux qui
ont été brisés ; et sa bonté envers toi, si tu demeures ferme dans cette bonté (5)
». Vous entendez, vous remarquez, comme il n'ôte point à Dieu la sévérité du juge,
ni à l'homme son libre arbitre. C'est un mystère, c'est un abîme, c'est un secret
impénétrable à la pensée humaine, comment Dieu condamne un impie et justifie un impie
: car la Vérité, dans les saintes Ecritures, affirme de lui l'un et l'autre. Quoi !
faudra-t-il donc murmurer contre les jugements divins, parce
qu'ils sont inscrutables?
1.
304
Combien il est plus convenable, combien il est plus en rapport avec
notre faiblesse, de trembler où Paul tremblait et de nous écrier : « O profondeur
des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que
ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables ! » Combien il
vaut mieux admirer ce que tu ne peux pénétrer, plutôt que d'inventer un autre dieu, un
Dieu méchant, parce que tu ne peux comprendre le dieu bon ! car
ce n'est pas du mot qu'il s'agit, mais de la chose.
Fauste se
presse trop de se croire justifié, pour avoir dit : « Nous n'admettons pas deux dieux, mais Dieu et Hylé
». Car demandez-lui ce que c'est que Hylé, et vous aurez
bientôt la définition d'un autre dieu. Si, en effet, à l'exemple des anciens, les
Manichéens donnaient le nom de Hylé à la matière encore
informe, mais susceptible de recevoir les formes corporelles, personne de nous ne les
accuserait d'en faire un dieu. Mais quelle erreur, quelle folie, ou d'appeler la matière
des corps créatrice des corps, ou de nier que Dieu ait créé les corps ? Mais comme vous
attribuez à je ne sais quel autre ce que le vrai Dieu a fait, c'est-à-dire les qualités
et les formes des corps, des éléments, des animaux, ce qui les fait corps, éléments,
animaux ; quel que soit le nom que vous donniez à cet être, nous avons raison de vous
accuser d'erreur et de dire que vous créez un second dieu. Sur le même point vous
commettez deux erreurs sacrilèges : la première, en attribuant l'oeuvre de Dieu à un
être que vous rougissez d'appeler dieu : mais vous ne pourrez jamais lui ôter ce titre
qu'en lui refusant le pouvoir de faire ce que Dieu seul peut faire ; la seconde, en
prétendant que le bien que fait le dieu bon est produit par le dieu mauvais et devient un
mal; entraînés que vous êtes par une puérile horreur pour tout ce qui afflige et gêne
notre faiblesse mortelle, et épris de ce qui lui plaît. Ainsi vous appelez mauvais celui
qui a créé le serpent, et le soleil qui nous éclaire vous paraît un si grand bien que
vous ne le regardez pas comme créé par Dieu, mais comme mis en évidence ou envoyé. Or,
le vrai Dieu en qui, à mon extrême regret, vous ne croyez pas encore, a créé le
serpent parmi les êtres inférieurs et le soleil
parmi les êtres
supérieurs ; et dans des sphères célestes plus élevées, mais déjà spirituelles et
non plus corporelles, il a encore fait des êtres beaucoup meilleurs que notre lumière,
et que l'homme charnel ne comprend pas, à plus forte raison : vous qui, en détestant la
chair, détestez votre propre doctrine, la règle d'après laquelle vous mesurez le bien
et le mal. Car il ne peut y avoir d'autre mal pour vous que celui qui blesse le sens
charnel, ni d'autre bien que celui qui flatte la vue charnelle.
Pour moi, quand je considère au degré le plus bas de l'échelle des êtres, ces oeuvres de Dieu, terrestres, faibles, mortelles, mais ses oeuvres pourtant, je me sens irrésistiblement entraîné à louer leur créateur, qui sait se montrer grand dans les grandes choses, sans cesser de l'être dans les plus petites. Car l'art divin, qui produit les choses célestes et les choses terrestres, au milieu des différences qui les séparent, reste en tout semblable à lui-même, parce qu'en créant chaque être parfait en sols genre, il est lui-même parfait partout. En effet, il ne crée pas dans chaque être un univers, mais en créant chaque être pour l'ensemble de l'univers, il se montre universel même dans les détails, il façonne et arrange chaque chose pour son lieu et pour son rang, proportionnant tout dans le détail et dans l'ensemble. Et voyez dans ces bas-fonds, pour ainsi dire, de toute la création, ces animaux qui volent, qui nagent, qui marchent ou rampent. Ils sont mortels en effet : leur vie, comme il est écrit, « est une vapeur qui paraît pour un peu de temps (1) ». Mais la petite mesure que le Créateur leur a départie dans son excellente bonté, ils la mettent en quelque sorte en commun pour compléter, chacun pour sa part, l'ensemble de l'univers, afin que leur petitesse contribue à la perfection de ce même ensemble où se trouvent, dans les sphères supérieures, d'autres êtres meilleurs qu'eux. Mais examinez et montrez-moi un seul de ces plus vils animaux qui haïsse sa chair, qui ne la nourrisse pas,
1. Jac. IV, 15.
305
qui ne l'entretienne pas, qui ne lui
imprime pas le mouvement qui fait la vie, qui ne la gouverne pas, qui n'administre pas en
quelque sorte son petit univers suivant les étroites proportions de son espèce, en
employant tous les moyens qui sont à sa disposition pour se conserver sain et sauf. Quant
à l'âme raisonnable, en châtiant son corps et le réduisant en servitude de peur que
l'appétit immodéré des jouissances terrestres ne l'empêche de recevoir la sagesse,
elle fait encore preuve d'amour pour sa chair, puisqu'elle la met à sa place, la soumet
à son propre empire et exige d'elle une obéissance légitime. Mais, vous, bien que, dans
votre erreur charnelle, vous fassiez mine de détester votre chair, au fond vous ne pouvez
aimer qu'elle, que veiller à sa santé, pourvoir à ses besoins, éviter tous les coups,
les chutes, les intempéries qui pourraient lui maire, désirer les garanties, les
conditions de salubrité qui tendent à sa conservation ; et par là vous faites assez
voir que la loi de la nature prévaut contre vos opinions et vos erreurs.
Quoi ! ces entrailles qui vivent dans
la chair, ces formes si bien proportionnées, ces membres destinés à agir, ces organes
adaptés pour sentir, tous distincts et en rapport avec la place qu'ils occupent et les
fonctions qu'ils exercent, tous disposés dans une harmonie parfaite, réglés dans leurs
mesures, égalisés dans leurs nombres, combinés dans leurs poids : quoi ! tout cela n'indique pas le suprême ouvrier, le vrai Dieu, celui dont
on a dit avec tant de vérité : « Vous avez réglé toutes choses avec mesure, avec
nombre et avec poids (1) ? » Si votre coeur n'était pas perverti et gâté par de vaines
chimères, vous comprendriez et apercevriez ses perfections invisibles par ces êtres
créés dans ce monde faible et charnel (2). Car de qui tiennent-ils tout ce que je viens
de rappeler, sinon de celui dont l'unité détermine toute mesure, dont la sagesse produit
toute beauté, dont la volonté établit tout ordre ? Et si vous n'avez pas d'yeux pour
voir cela, croyez du moins à la parole de l'Apôtre.
1. Sag. XI, 21. 2. Rom. I,
20.
En effet, en prescrivant l'amour chaste,
tel que le mari doit l'avoir pour sa femme, l'Apôtre en cherche le modèle dans l'amour
que l'homme se porte à lui-même : « Celui », dit-il, « qui aime sa femme s'aime
lui-même ; car personne n'a jamais haï sa chair, mais on la nourrit et on la soigne,
comme le Christ l'Eglise (1) ». Mais quoi ! vous avez
sous les yeux toute substance charnelle : voyez comme la nature tient à maintenir cette
loi de l'union et de la conservation chez tous les animaux, et fait que chacun aime sa
chair. Et cela n'existe pas seulement chez les hommes, qui, quand ils vivent en règle,
né se contentent pas de pourvoir à la santé de leur corps, mais en répriment les
mouvements charnels et les assujétissent à l'empire de la
raison; es animaux eux-mêmes fuient la douleur, craignent la mort : tout ce qui pourrait
détruire l'harmonie de leurs membres, briser le lien qui unit leur âme à leur corps,
ils l'évitent avec toute l'agilité possible, et nourrissent et soignent leur chair. «
Car », dit l'Apôtre, « personne ne hait sa chair, mais on la nourrit et on la soigne,
comme le Christ l'Eglise ». Considérez les choses du point de vue où Paul s'est placé
; voyez, Si vous le pouvez, quelle force la création tire du Créateur, à commencer par
ces magnificences célestes et en descendant jusqu'à la chair et au sang, où elle se
complète et se termine, embellie par la variété de ses formes et réglée par les
espèces différentes des êtres qui la composent.
D'un autre côté, l'Apôtre, en parlant des diverses fonctions de l'ordre spirituel, qui cependant rentrent toutes dans l'unité et nous enseignent un mystère évidemment sublime et divin, emploie une comparaison tirée de notre propre chair, et ne manque pas de dire, à cette occasion, que Dieu même en est l'auteur. Comme le passage est très-important, je le cite ici en entier, malgré sa longueur il est pris dans la première Epître aux Corinthiens : « Quant aux dons spirituels, je ne veux pas, mes frères, que vous soyez dans l'ignorance.
1. Eph. V, 28, 29.
306
Or, vous savez que quand vous étiez gentils, vous couriez aux idoles
muettes, selon qu'on vous y conduisait. Je vous déclare donc que personne, parlant dans
l'Esprit de Dieu, ne dit anathème à Jésus; et personne ne peut dire Seigneur Jésus,
que par l'Esprit-Saint. A la vérité, il y a des grâces diverses, mais c'est le même
Esprit; il y a diversité de ministères, mais c'est le même Seigneur; et il y a des
opérations diverses, mais c'est le même Dieu qui opère tout en nous. Or, à chacun est
donnée la manifestation de l'Esprit pour l'utilité; car à l'un est donnée par l'Esprit
la parole de sagesse ; à un autre, la parole de science selon le même Esprit; à un
autre, la foi par le même Esprit; à un autre, la grâce de guérir par le même Esprit;
à un autre, la vertu d'opérer des miracles; à un autre, la prophétie ; à un autre, le
discernement des esprits; à un autre, le don des langues diverses ; à un autre,
l'interprétation des discours ; or, tous ces dons, c'est le seul -et même Esprit qui les
opère, les distribuant à chacun comme il veut. Car comme le corps est un, quoique ayant
beaucoup de membres, et que tous les membres du corps, bien que nombreux, ne sont
cependant qu'un seul corps; ainsi est le Christ. Car nous avons tous été baptisés dans
un seul Esprit, pour former un seul corps, soit juifs, soit gentils, soit esclaves, soit
libres; et tous nous avons été abreuvés d'un seul Esprit. En effet, le corps n'est pas
un seul membre, mais beaucoup. Si le pied disait : Puisque je ne suis pas main, je ne suis
pas du corps; ne serait-il point pour cela du corps? Et si l'oreille disait : Puisque je
ne suis pas oeil, je ne suis pas du corps; ne serait-elle point pour cela du corps ? Si
tout le corps était oeil, où serait l'ouïe ? S'il était tout ouïe,
où serait l'odorat? Mais Dieu a placé dans le corps chacun des membres où il a voulu.
Que si tous n'étaient qu'un seul membre, où serait le corps? Il y a donc beaucoup de
membres, mais un seul corps. L'oeil ne peut pas dire à la main : Je n'ai pas besoin de
ton office; ni la tête dire aux pieds : Vous ne m'êtes pas nécessaires; mais, au
contraire, les membres du corps, qui paraissent les plus faibles, sont le plus
nécessaires ; et les membres du corps que nous regardons comme plus vils, nous les
revêtons avec plus de soin, et ceux qui sont honteux, nous les traitons avec plus de
respect ; nos parties honnêtes n'en ont pas besoin ; mais; Dieu a réglé le corps de
manière à accorder plus d'honneur à celle qui n'en avait pas en elle-même, afin qu'il
n'y ait point de scission dans le corps, mais que tous les membres aient les mêmes soins
les uns pour les autres. Aussi dès qu'un membre souffre, tous les autres souffrent avec
lui ; ou si un membre est glorifié, tous les autres se réjouissent avec lui (1) ». S'il
vous reste, je ne dis pas un peu de foi chrétienne, pour croire: à l'Apôtre, mais une
ombre de sens humain pour saisir l'évidence, que chacun voie et considère en lui-même
combien cela est vrai, combien cela est certain, quelle grandeur dans la petitesse, quelle
utilité dans l'objet le plus infime; puisque l'Apôtre dit tout cela par manière
d'éloge; afin que, par ces humbles êtres matériels.qui se voient, notre intelligence
s'élève plus facilement aux sublimes objets spirituels qui ne se voient pas.
Or, quiconque nie que Dieu soit l'auteur de nos membres et de notre corps, que l'Apôtre vante et loue si fort, est en contradiction, vous voyez avec qui, et vous annonce une autre doctrine que celle que nous avons reçue (2). Est-il besoin que je le réfute ? ne doit-il pas plutôt être anathématisé par tous les chrétiens ? L'Apôtre dit : « Dieu a réglé le corps »; Fauste dit : Ce n'est pas Dieu, mais Hylé. Qu'y a-t-il de plus clair que ces contradictions hostiles qu'il faut anathématiser plutôt que réfuter ? Est-ce que l'Apôtre en disant: « Dieu », a ajouté : « de ce siècle (3) ? » Pourtant si on entend dire que le démon aveugle les esprits des infidèles, par des suggestions coupables ; nous ne le nierons pas; et ceux qui y cèdent, perdent la lumière de la justice par une juste punition de Dieu. Nous lisons tout cela dans les saintes Ecritures : car voici un texte qui s'applique à la séduction venant du dehors : « Je crains que comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la simplicité et de la chasteté qui sont dans le Christ (4) »
1. I Cor. XII, 1-26. 2. Gal. I, 9. 3. II Cor. IV,
4. 4. Id. XI, 3.
307
puis cet autre du même genre: « Les mauvais entretiens corrompent
les bonnes moeurs (1) »; puis un encore où chacun est représenté comme son propre
séducteur : « Car si quelqu'un s'estime être quelque chose, comme il n'est rien, il
s'abuse lui-même (2) » ; et enfin cet autre sur la vengeance divine, que j'ai déjà
cité plus haut : « Dieu les a livrés à un sens réprouvé, en sorte qu'ils ont fait
les choses qui ne conviennent pas (3) ». De même, dans les anciens livres, après avoir
d'abord dit : « Dieu n'a pas fait la mort et ne se réjouit pas de la perte des vivants
(4) », le sage ajoute peu après : « C'est par la jalousie du démon que la mort est
entrée dans le monde (5) ». Et encore, à propos de la mort, de peur que les hommes ne
se croient innocents, il dit : « Les impies l'ont appelée par leurs actions et par leurs
paroles, et la regardant comme une amie, ils ont défailli (6)». Mais ailleurs il dit :
« Les biens et les maux, la vie et la mort, les richesses et la pauvreté viennent du
Seigneur Dieu (7) ». Ici les hommes troublés ne comprennent pas que dans une seule et
même mauvaise action (non par l'effet d'une vengeance postérieure et manifeste, mais par
une certaine vengeance qui s'y attache immédiatement) il y a une part à attribuer à la
ruse de celui qui conseille, une part à la malice de celui qui veut, et une troisième à
la justice de celui qui punit : en effet, le démon suggère, l'homme consent, Dieu se
retire. Ainsi, dans une oeuvre mauvaise, par exemple dans l'aveuglement des infidèles, si
par ces mots : « Le Dieu de ce siècle », on entend le démon comme perfide conseiller,
je ne trouve point le sens absurde. Car on ne dit pas « Dieu » simplement,
puisqu'on ajoute : « de ce siècle », c'est-à-dire des impies, des hommes qui ne
veulent prospérer que dans ce siècle, qu'on appelle aussi siècle mauvais, comme il est
écrit : « Afin de nous arracher à ce siècle mauvais (8) ». C'est ainsi que dans ce
passage : « Dont le dieu est le ventre (9), s'il n'y avait le mot : « Dont », on ne
dirait pas : « Le dieu est le ventre ». Et dans le Psaume, on n'appellerait pas
dieux les démons, si on n'y ajoutait, des nations, car le texte porte : « Parce que
les dieux des nations sont des démons (10) ». Mais ici il ne s'agit ni de : « Le
1. I Cor. XV, 33. 2. Gal. VI, 3. 3.
dieu de ce siècle», ni de : « Dont le
dieu est le ventre », ni de : « Les dieux des nations sont des démons »; mais on dit
simplement : « Dieu a réglé le corps » ; et par Dieu on ne peut entendre ici que
le vrai Dieu, créateur de toutes choses. Là, en effet, c'est le langage du blâme, ici,
c'est celui de l'éloge. A moins que Fauste n'entende que Dieu
a réglé le corps, non en disposant ses membres, c'est-à-dire en le formant et en le
construisant, mais en y mêlant sa lumière; en sorte qu'un autre aurait créé les
membres, les aurait destinés à leur usage propre et mis chacun à sa place, et que Dieu,
en y mêlant sa bonté, mirait corrigé le vice de la construction, car c'est par de
telles fables qu'ils abrutissent les âmes faibles. Mais Dieu, qui vient en aide aux
petits par la bouche de ses saints, ne leur permet pas même de tenir ce langage. Car tu
lis un peu plus haut : « Mais Dieu a placé dans le corps chacun des membres comme il l'a
voulu ». Qui ne conclura de là que Dieu est l'ordonnateur du corps, qu'il a composé de
beaucoup de membres, dont les diverses fonctions se maintiennent dans l'ensemble pour
concourir à l'unité ?
Que les Manichéens nous disent donc si
les animaux formés par Hylé, suivant leurs rêveries,
n'avaient pas, avant que Dieu y mêlât sa lumière, cette harmonie des membres que
l'Apôtre loue; si alors la tête disait aux pieds, ou l'oeil à la main : « Je n'ai pas
besoin de ton office ». Jamais ils n'ont dit cela, jamais ils n'ont pu le dire ; car ils
leur attribuent les actes, les fonctions qui leur sont propres : ces animaux rampaient,
marchaient, nageaient, volaient, chacun selon son espèce; ils voyaient, ils entendaient,
ils sentaient par les autres sens, ils nourrissaient, ils soignaient leurs corps par des
aliments et des précautions convenables : aussi leur union était féconde, car les
Manichéens conviennent qu'ils s'accouplaient. Et certainement toutes ces fonctions, que
Manès blâme comme oeuvres de Hylé, ne peuvent s'exécuter
sans l'accord des membres, que l'Apôtre loue et attribue à Dieu. Douterez-vous encore
lequel des deux (de Paul ou de Manès) doit être écouté, lequel doit être (308)
anathématisé ? Mais bien plus: il y avait alors des animaux qui parlaient ; et tous,
reptiles, quadrupèdes, oiseaux, poissons, écoutaient ces discours, les comprenaient, les
goûtaient ! Eloquence merveilleuse et vraiment divine ! Et ces orateurs
n'avaient eu aucune leçon de grammaire ni de rhétorique, ils n'avaient pas reçu
d'instruction en pleurant sous les coups de la férule et de la verge. Mais Fauste lui-même, pour nous débiter ces sornettes avec art, s'est
initié tard aux ressources de l'éloquence ; et malgré la vivacité de son esprit, il
s'est brisé la poitrine à force d'études, en sorte que sa parole faisait peu de
conquêtes. Infortuné, qui est né au sein de notre lumière, et non au milieu de ces
ténèbres ! En ce temps-là, en prêchant contre la lumière, il aurait vu tous les
bipèdes, tous les quadrupèdes, voire même tous les reptiles depuis le dragon jusqu'à
l'escargot, l'écouter avec plaisir, lui obéir avec joie; tandis que plus tard, en
disputant contre les ténèbres, il s'est vu traiter par plusieurs d'éloquent plutôt que
de savant, et par un grand nombre, de séducteur profondément pervers. Et parmi le petit
nombre des Manichéens qui l'applaudissaient comme un maître distingué, pas un seul
animal ne lui donnait son suffrage, son cheval même ne savait rien de sa doctrine, comme
si une partie de la divinité ne s'était fixée dans tous les animaux que pour les rendre
stupides ! Qu'est-ce que cela, je vous le demande? Sortez donc enfin de votre
sommeil, misérables, et comparez, d'après vos fables, tous les animaux d'alors avec ceux
d'aujourd'hui : alors sur leur terre, aujourd'hui dans ce monde; alors pleins de force,
aujourd'hui faibles; alors munis d'une vue perçante pourvoir le séjour de dieu, et
goûter le plaisir de l'envahir, aujourd'hui avec le regard si émoussé qu'il se
détourne des rayons du soleil ; alors possédant une intelligence étendue, capable de
comprendre le sermon d'un prédicateur, aujourd'hui frappés de stupidité et privés de
toute faculté de ce genre ; alors doués naturellement d'une si grande et d'une si
puissante éloquence, maintenant si rétrécis dans leurs goûts, si bornés dans leurs
travaux ! Oh ! quels grands avantages le peuple des
ténèbres a perdus par le mélange du bien !
Fauste, dans
le passage même auquel je réponds maintenant, a élégamment rapproché! des contraires : la santé et la maladie, la richesse et la
pauvreté, le blanc et le noir, le chaud et le froid, le doux et l'amer. Je n'ai rien à
dire du blanc et du noir. Cependant, si la question des couleurs a quelque importance au
point de vue du bien et du mal; si, comme les Manichéens le prétendent, le blanc
appartient à Dieu et le noir à Hylé; si Hylé, suivant eux, a créé toutes les espèces d'oiseaux, et que
Dieu ait mis la couleur blanche à leur plumage, je demanderai où se cachaient les
corbeaux, pendant qu'on blanchissait les cygnes ? Il n'est pas besoin non plus de parler
du chaud et du froid; car tous les deux sont utiles, s'ils sont sagement tempérés, et
deviennent nuisibles quand ils passent la mesure. Voyons le reste. Fauste
parle ici de bien et de mal. C'était la première distinction à établir entre les
contraires; mais il l'a fait d'une manière générale et de façon à laisser entendre
que la santé, la richesse, le blanc, le chaud, le doux appartiennent au bien; et la
maladie, la pauvreté, le noir, le froid, l'amer, au mal. Ce qu'il y a d'ignorance et
d'irréflexion dans ce jugement, le verra qui pourra. Quant à moi, pour ne pas avoir
l'air de chercher querelle à cet homme, je ne fais aucune observation sur le blanc et le
noir, le chaud et 1e froid, le doux et l'amer, la santé; et la maladie. Cependant, si le
blanc et le doue ! sont deux biens, et le noir et l'amer deux maux, comment se fait-il que
souvent le raisin, et toujours l'olive, deviennent doux en noircissant, deviennent
meilleurs à mesure qu'ils reçoivent plus die mal? De même si la chaleur et la santé
sont deux biens, et le froid et la maladie deux maux, pourquoi en s'échauffant les corps
deviennent-ils malades? Est-ce que par hasard un corps sain a la fièvre? Mais je passe
sur ces objections. Fauste n'y a pas pensé, ou peut-être, en
mentionnant ces choses, a-t-il plutôt songé à former des contrastes qu'à indiquer des
biens et des maux; vu, surtout, que les Manichéens n'ont jamais dit que le feu du peuple
des ténèbres fût froid, bien que sa chaleur, selon eux, soit certainement un mal.
309
Mais pour ne pas insister sur ces points,
venons-en à ceux de ces contraires que Fauste appelle des
biens hors de toute contestation à savoir la santé, la richesse, la douceur. Il était
donc dépourvu de la santé du corps, le peuple au milieu duquel ces animaux ont pu
naître, croître, engendrer et vivre, tellement que quelques-uns d'entre eux (suivant ces
rêveries insensées), ayant été pris et liés dans le ciel, leur portée, mise bas
avant terme, tomba de ces prodigieuses hauteurs sur la terre, et put
y vivre, y croître et produire ces êtres vivants, aujourd'hui innombrables ? II n'y
avait donc pas de richesse dans ces lieux où les arbres pouvaient naître, non-seulement dans les eaux et dans les vents, mais même dans le
feu et dans la fumée, et posséder une telle fécondité que de leurs fruits naissaient
des animaux de toute espèce, vivant et se nourrissant de cette fécondité même, et
donnant, par leur nombreuse progéniture, une preuve certaine de leur situation prospère?
Chose d'autant plus remarquable qu'il n'y avait là aucun travail agricole, aucune
intempérie d'été ni d'hiver, puisque le soleil n'y parcourait point son cercle, pour
déterminer le cours des saisons de l'année. Par conséquent, la fertilité des arbres
n'éprouvait aucune interruption ; l'élément et l'aliment propres à chaque espèce et
qui les avaient fait croître, ne cessaient jamais de les rendre féconds et ne les
laissaient pas manquer de fruits; comme nous voyons les citronniers porter toute l'année
des fleurs et des fruits, si on a soin de les arroser toujours. Il y avait donc là une
grande richesse, et que l'on pouvait posséder en toute sécurité : car on n'avait pas
même à craindre la grêle là où il n'y avait point de ces collecteurs de lumière, que
le tonnerre met en mouvement, d'après vos fables.
Si les aliments n'avaient pas de douceur
ni de goût agréable, ils n'exciteraient pas l'appétit, on ne les prendrait pas pour
entretenir la vie du corps. Eu égard au tempérament de chacun, il faut en effet que la
nourriture plaise où déplaise. Si elle
plaît, on l'appelle douce ou agréable au goût; si elle déplaît, on la dit
amère, âpre, repoussante par quelque qualité désagréable. Ne sommes-nous pas, nous
hommes, ainsi constitués, que l'un aime un aliment que l'autre écarte avec horreur, soit
penchant naturel, soit effet de l'habitude ou raison de santé ? A combien plus forte
raison les animaux, dont la constitution physique est si différente de la nôtre,
peuvent-ils trouver agréable ce que nous trouvons amer? Autrement, les chèvres
grimperaient-elles pour ronger l'olivier sauvage? Car de même que, par l'effet de
certaine maladie, l'homme trouve le miel amer, ainsi cette espèce d'animal trouve doux
l'olivier sauvage. Voilà comment un sage observateur apprécie la valeur de l'ordre,
quand chaque être rencontre ce qui lui convient; par là, il voit que tout est bon,
depuis le bas jusqu'au dessus, depuis les êtres corporels jusqu'aux êtres spirituels.
Ainsi donc, dans le peuple des ténèbres, quand un animal de tel ou tel élément
mangeait la nourriture qui naissait dans cet élément, sans aucun doute ce rapport de
convenance la lui rendait douce; mais s'il eût rencontré une nourriture empruntée à un
autre élément, ce défaut de convenance eût blessé son goût. Or, si ce défaut de
convenance, qu'on l'appelle amertume, âpreté, insipidité oit autrement, est porté à
un tel point qu'il détruise violemment la structure ou l'harmonie du corps, et qu'il lui
ôte la vie ou les forces, il prend le nom de poison, uniquement à cause du défaut de
convenance, puisque la convenance se retrouve pour une autre espèce : comme par exemple,
le pain, qui fait notre nourriture quotidienne, tue l'épervier qui en mange, et nous
sommes tués par l'hellébore que la plupart des animaux mangent impunément. Néanmoins
cette plante, employée dans une certaine mesure, est pour nous un médicament. Si Fauste savait cela ou y faisait attention, il ne donnerait pas le
poison et l'antidote pour exemple dans la question des deux natures du bien et du mal,
comme si Dieu était l'antidote et Hylé le poison : puisque
la même chose, la même nature, prise ou employée à propos ou mal à propos, est utile
ou nuisible. Par conséquent, d'après les fables des Manichéens, on pourrait dire que
leur Dieu a été un poison pour le (310) peuple des ténèbres, puisqu'il y a tellement
gâté les corps que, de très-fermes, il les a rendus très-faibles. Mais comme la lumière elle-même a été prise,
opprimée, corrompue, ils sont devenus un poison l'un pour l'autre.
Pourquoi donc n'appelez-vous pas ces deux
choses ou deux biens ou deux maux, ou plutôt deux biens et deux maux : deux biens en
eux-mêmes, deux maux l'un pour l'autre ? Plus tard nous examinerons, s'il le faut, lequel
est le meilleur ou le pire. En attendant, admettons que c'étaient deux biens en
eux-mêmes et voyons : Dieu régnait sur sa terre et Hylé sur
la sienne. Les deux rois jouissaient de la santé ici et là; ici et là, abondance de
fruits; des deux côtés, nombreuse progéniture ; chez les uns comme chez les autres,
douces voluptés en rapport avec leurs natures. Mais, nous dit-on, outre que le peuple des
ténèbres était ennemi de la lumière voisine, il était encore mauvais par lui-même.
Cependant, j'ai déjà énuméré beaucoup de biens qu'il possédait; si vous pouvez me
faire connaître ses maux, il s'ensuivra qu'il y avait deux royaumes bons, sauf que l'un
était meilleur que l'autre. Mais pouvez-vous me dire quels étaient ces maux? Ils se
ravageaient entre eux, dites-vous, ils se blessaient, ils se tuaient, ils se
détruisaient. Si c'était là leur unique occupation, comment s'engendraient, se
nourrissaient, s'élevaient de si grandes multitudes? Il y avait donc aussi, là, du repos
et de la paix. Cependant, accordons que le royaume exempt de discorde était le meilleur :
il est néanmoins bien plus juste d'appeler bons ces deux royaumes, que de dire l'un bon
et l'autre mauvais : celui-là meilleur, où personne ne nuisait à soi-même ni aux
autres; celui-ci moins bon, où, malgré une guerre intestine, chaque animal pourvoyait à
sa vie, à sa santé, aux besoins de sa nature. Au fond on peut, sans trop grande
disproportion, comparer à votre dieu ce prince des ténèbres, à qui personne ne
résistait, au sceptre duquel tout se soumettait, dont les prédications ont attiré tout
le monde toutes choses qui ne peuvent se faire sans une grande paix et une vraie concorde.
Car les empires heureux sont ceux où tous sont d'accord pour obéir au souverain.
Ajoutons que ce prince régnait non-seulement sur ceux de son
espèce, c'est-à-dire sur les bipèdes, que vous déclarez pères des hommes, mais encore
sur toute autre espèce d'animaux, lesquels obéissaient à ses moindres signes,
exécutaient ses ordres, ajoutaient foi à sa parole. En débitant tout cela, vous croyez
les hommes assez stupides pour attendre que vous donniez le nom de Dieu à cet autre dieu
si clairement et si ouvertement dépeint. En effet, si ce prince pouvait réellement tout
cela, son pouvoir était grand; s'il était ainsi honoré, sa, gloire était magnifique ;
si on l'aimait, la concorde était parfaite; si on le craignait, l'ordre s était
admirable. Que s'il y avait quelques maux au milieu de tous ces biens, on ne peut
néanmoins appeler cela la nature du mal, à moins de ne savoir ce que l'on dit. En effet,
si vous pensez que cette nature était celle du mal, parce que non-seulement
elle était ennemie de l'autre nature, mais parce qu'elle contenait le mal en elle-même,
ne regardez-vous donc pas comme un mal la dure nécessité où était votre dieu avant le
mélange de la nature contraire, de combattre contre elle, et d'introduire dans sa gorge
ses propres membres pour y être oppressés, de manière à ne pouvoir être entièrement
purifié lui-même? Il y avait donc du mal dans sa nature de dieu, avant qu'il s'y mêlât
quelque chose de ce que vous appelez le seul mal. En effet, ou il ne pouvait être attiré
ni corrompu par le peuple des ténèbres, et alors c'était folie de sa part de subir de
telles nécessités ; ou sa substance pouvait se gâter, et alors vous n'adorez pas le
Dieu incorruptible que l'Apôtre prêche (1). Quoi ! cette nature qui n'était pas encore corrompue, pouvait être
corrompue, et cette corruptibilité ne vous paraît pas un mal dans votre dieu !
D'ailleurs, qui ne voit que là, ou il n'y avait pas de prescience (et c'est à vous a voir si ce n'est pas un défaut en Dieu de n'avoir pas de prescience, et d'ignorer absolument ce qui le menace) ; ou, s'il y en avait, on manquait de
1. I Tim. I, 17.
311
sécurité, on vivait dans une crainte éternelle mal énorme, vous en conviendrez sans doute. Votre dieu ne craignait-il pas de voir venir le temps où ses membres seraient tellement ravagés et souillés dans ce combat, que malgré tant d'efforts, il ne viendrait pas à bout de les délivrer et de les purifier entièrement ? Que si cela ne le regardait pas (voilà un mot bien dur, vous le sentez vous-mêmes), au moins ses membres redoutaient-ils les maux si grands qu'ils devaient souffrir dans ce monde. Ignoraient-ils donc aussi l'avenir ? Il n'y avait donc de prescience dans aucune partie de la substance de votre dieu. Comptez alors les maux qui sont dans votre souverain bien. Ou bien, ne craignaient-ils pas, parce qu'ils prévoyaient aussi que leur délivrance et le triomphe devaient s'ensuivre ? Mais du moins ils craignaient pour leurs compagnons, qu'ils savaient condamnés à être exclus de leur royaume et éternellement enchaînés sur ce globe.
La charité y manquait-elle au point qu'on n'éprouvait aucun sentiment de pitié fraternelle pour ceux qui étaient menacés de supplices éternels sans les avoir mérités par aucune faute antérieure ? Quoi ! ces âmes, qui devaient être enchaînées sur ce globe, n'étaient-elles pas aussi des membres de votre dieu ? Tout au moins celles-là, dans la prévision de leur éternelle captivité, étaient en proie à la crainte, à la douleur. Ou si elles ignoraient ce point de l'avenir, il y avait donc en votre dieu une partie qui prévoyait et une partie qui ne prévoyait pas : comment cela ne formait-il qu'une seule et même substance ? Mais puisqu'il y avait, là, tant de maux, avant le mélange d'un mal étranger, pourquoi vanter dans votre dieu le bien pur, simple, souverain ? Vous êtes donc forcés de reconnaître que ces deux natures étaient en elles-mêmes ou deux biens, ou deux maux. Si vous convenez que c'étaient deux maux, nous vous permettrons de désigner celle que vous voudrez pour le plus grand mal; si au contraire vous voulez que ce fussent deux biens, dites lequel vous paraît préférable; ce sera le sujet d'une étude plus approfondie; mais qu'au moins vous renonciez à l'erreur qui vous fait dire que ces deux principes étaient deux natures, l'une bonne, l'autre mauvaise; par conséquent deux dieux, l'un bon, l'autre mauvais. Que si une chose est mauvaise parce qu'elle nuit à une autre, ces deux natures se sont nui réciproquement; l'une d'elles sera plus méchante, pour avoir la première désiré le bien d'autrui. L'une a donc fait le mal la première, et (autre a rendu le mal pour le mal non pas selon la loi du talion, oeil pour oeil (1), que vous condamnez étourdiment, mais d'une façon beaucoup plus grave. Choisissez par conséquent celle des deux qui vous paraîtra la pire : ou celle qui a voulu nuire la première, ou celle qui a voulu et pu nuire davantage. L'une, en effet, a désiré, dans la mesure de ses petites facultés, jouir de la lumière; l'autre a détruit sa rivale de fond en comble. Si celle-là eût atteint l'objet de ses désirs, elle n'en eût certes point souffert; celle-ci pour repousser à jamais l'assaut ennemi, a causé à une partie de sa propre substance un dommage considérable. C'est l'application de ce mot si connu, mentionné par l'histoire et dicté par la fureur : « Que nos amis périssent, pourvu que nos ennemis tombent en même temps (2) ». En effet, une partie de votre dieu a été condamnée à une souillure ineffaçable, afin qu'il y eût de quoi couvrir le globe où l'ennemi doit être à jamais enseveli tout vivant: car, quoique vaincu, quoique enfermé, il inspirera encore une telle crainte, une telle épouvante, qu'il faudra l'éternelle misère d'une partie du dieu pour procurer une sécurité quelconque au reste du dieu. O bonté merveilleusement innocente 1 Voilà que votre dieu, ce dieu à l'occasion duquel vous accusez si durement le peuple des ténèbres, se fait du mal à lui-même et en fait aux autres 1 C'est le reproche qui s'élève contre lui de ce globe reculé où son ennemi est enfermé, et une partie des siens clouée. Bien plus, la partie que vous appelez dieu, l'emporte en malice, puisqu'elle nuit et aux étrangers et aux siens. En effet, Hylé n'a point cherché à détruire le royaume d'autrui, mais seulement à s'en emparer; et si elle tuait quelques-uns des siens par le moyen d'autres qui lui appartenaient également, au moins elle les métamorphosait, afin qu'en mourant et en renaissant
1. Ex. XXI, 24. 2. Cicer. pro
Dejotaro.
312
ils jouissent par intervalles du bonheur
de vivre; tandis que Dieu, que vous dépeignez tout-puissant et tout bon, détruit les
étrangers et condamne les siens pour l'éternité : et, croyance plus folle et plus
étonnante encore ! Hylé blesse ses animaux dans le
combat qu'elle livre, et Dieu punit ses membres dans sa propre victoire. Qu'est-ce que
cela, ô hommes insensés ! Vous vous rappelez sans doute
que Fauste a présenté Dieu comme un antidote, et Hylé comme un poison : et voilà que votre antidote fait plus de
mal que le poison. Est-ce que Hylé enfermerait Dieu à jamais
dans un globe si horrible, ou y fixerait ses propres entrailles ? Et, ce qui est plus
criminel encore, calomnie-t-elle ces mêmes restes, de peur de paraître en défaut pour
n'avoir pas pu les purifier? Car Manès dit dans la lettre du Fondement, que ces âmes ont
mérité ce supplice parce qu'elles se sont laissées égarer loin de leur première
nature lumineuse et qu'elles sont devenues ennemies de la sainte lumière, tandis que
c'est Dieu lui-même qui les a poussées à s'égarer ainsi, afin que la lumière devînt
ennemie de la lumière; injuste, s'il les y force malgré elles; ingrat, si elles y
consentent et qu'il les condamne ensuite. Pour elles, si elles ont pu prévoir qu'elles
démentiraient ainsi leur origine, tourmentées par la crainte avant la guerre,
irrémédiablement souillées dans la guerre, éternellement condamnées après la guerre,
elles n'ont jamais été heureuses. Si elles n'ont pas pu le prévoir, imprévoyantes
avant la guerre, impuissantes dans la guerre, misérables après la guerre, elles n'ont
jamais été divines. Or, évidemment Dieu était ce qu'elles étaient, d'après l'unité
de substance. Pouvons-nous croire que vous compreniez la monstruosité de ces blasphèmes?
Et cependant voulant justifier quelque peu la bonté de Dieu, vous prétendez qu'il
communique un peu de bien à Hylé, de peur que, dans sa
prison, elle ne tourne sa fureur contre elle-même. Hylé aura
donc un peu de bien, alors qu'elle est sans mélange de bien? Serait-ce que comme Dieu,
avant la guerre et sans mélange de mal, subissait le mal de la nécessité ; ainsi Hylé, après (la guerre et sans mélange de bien, jouira du bien du
repos? Dites donc qu'il y a deux maux, dont l'un est pire que l'autre ; ou qu'il y a deux
biens non souverains, dont l'un vaut mieux que l'autre, de telle sorte cependant que le
meilleur soit le plus misérable. Car si cette grande guerre doit aboutir à ceci : que Hylé étant vaincue et les membres de Dieu étant attachés au
globe, un peu de bien soit accordé aux ennemis, et beaucoup de mal infligé aux amis,
voyez de quel côté est la victoire. Evidemment Hy1é est un poison, elle qui a pu
former, fortifier, nourrir, entretenir ses animaux; et l'antidote c'est Dieu, qui a pu
condamner et non guérir ses membres. Insensés, cette Hylé
n'existe pas, ni ce dieu non plus. Ainsi rêvent ceux qui, ne supportant pas la saine
doctrine, se tournent vers les fables (1).
1. II Tim. IV, 3.