LIVRE DEUXIÈME. GÉNÉALOGIE DE JÉSUS-CHRIST.
Justification de ce qui est dit dans l'Évangile de la
généalogie et de la naissance de Jésus-Christ selon la chair.
CHAPITRE PREMIER. FAUSTE RETRANCHE DE
L'ÉVANGILE LES GÉNÉALOGIES DU CHRIST.
CHAPITRE II. L'ÉVANGILE ENSEIGNE LA
NAISSANCE CORPORELLE DE JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE III. LA RACE DE TÉNÈBRES.
CHAPITRE IV. LE PREMIER HOMME DES
MANICHÉENS.
CHAPITRE V. LE CHRIST DES MANICHÉENS
ENCHAÎNÉ AUX ASTRES ET AUX AUTRES CRÉATURES.
CHAPITRE VI. L'ÉVANGILE DES MANICHÉENS.
Fauste.
Admettez-vous l'Évangile? Assurément. Vous admettez donc, par conséquent,
que le Christ est né ? Non. Car de ce que je reçoive l'Évangile, il ne s'ensuit
pas que j'admette que le Christ soit né. Et pourquoi ? Parce que
l'Évangile n'a commencé d'exister et d'être ainsi nommé qu'à la prédication du
Christ, et que nulle part il n'y affirme qu'il soit né de l'homme. D'ailleurs la
généalogie est si peu l'Évangile, que son auteur même n'a pas osé lui donner ce
nom.Qu'a-t-il écrit en effet? «Le livre de la génération de Jésus-Christ, fils de
David (1) ». Il ne dit pas: Livre de l'Évangile de Jésus-Christ; mais: « Livre de
la génération » ; et on y voit paraître une étoile qui atteste une naissance (2)
; en sorte que ce récit serait mieux désigné sous le nom de Genèse que sous celui
d'Évangile. Enfin voyez comme Marc, qui s'est attaché à décrire, non la génération,
mais seulement la prédication du Fils de Dieu, qui est proprement l'Evangile, débute
convenablement en ces termes « Evangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu (3) ». Ce
qui démontre clairement qu'une généalogie n'est pas un Évangile. D'après Matthieu
lui-même, ce fut après l'incarcération de Jean, que Jésus commença à prêcher
l'Évangile du royaume (4). Il est donc certain, que tout le récit qui précède est une
généalogie, et non un Evangile. Autrement, pourquoi n'a t-il pas écrit : Evangile de
Jésus-Christ, Fils de Dieu, sinon parce qu'il a senti qu'il n'était pas juste de donner
le nom d'Évangile à une généalogie? Maintenant donc, si vous voyez assez clairement ce
que vous avez ignoré jusqu'alors, que l'Évangile est tout autre chose qu'une
généalogie, sachez, comme je l'ai dit, que j'admets l'Évangile, c'est-à-dire, la
prédication du Christ. Sur cet Evangile faites-moi toutes les questions qu'il vous
plaira, mais laissez de côté les générations. Et si vous voulez entrer
aussi en discussion sur ce point, je ne
m'y refuse pas ; je ne serai point en peine de vous répondre ; mais de votre côté
sachez procéder par ordre dans vos questions. Car vous me paraissez désirer maintenant
savoir si j'admets, non l'Évangile, mais les générations.
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Augustin. Vous vous
demandez en notre nom, si vous recevez l'Évangile, et vous répondez: Assurément. Vous vous demandez ensuite si vous admettez que le Christ soit né, et
vous répondez : Nullement, parce que, dites-vous, la génération du Christ ne fait pas
partie de l'Évangile. Que répondrez-vous donc à ce témoignage de l'Apôtre: «
Souvenez-vous que Jésus-Christ, de la race de David, est ressuscité d'entre les morts,
selon l'Évangile que je prêche (1) ? » Voyez jusqu'à quel point vous ignorez, ou vous feignez d'ignorer ce que c'est que l'Évangile, et que pour
le déterminer vous suivez, non l'enseignement des Apôtres, mais vos principes erronés.
Ou si vous appelez Évangile ce que les Apôtres ont ainsi appelé, vous vous écartez de
l'Évangile en refusant de croire que le Christ est de la race de David ; vérité que
l'Apôtre affirme être annoncée conformément à son Evangile. Or, l'Évangile de Paul
était l'Évangile des autres Apôtres, et de tous les fidèles dispensateurs de ce grand
mystère. Il le dit lui-même : « Soit que ce soit moi, soit que ce soient eux qui
vous prêchent, voilà ce que nous prêchons, et voilà ce que vous avez cru (2) ».
Tous n'ont pas écrit l'Évangile, mais tous ont annoncé l'Évangile. Ceux qui ont
raconté l'origine, les actions, les paroles, les souffrances de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, ont reçu à juste titre le nom d'Évangélistes. Car, d'après la
signification du mot, Evangile veut dire bonne nouvelle, ou bonne annonce. Ce terme peut
sans doute s'appliquer à toute bonne nouvelle ;
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mais il a été consacré à désigner
proprement la prédication du Sauveur. Si donc vous annoncez autre chose, vous êtes sans
contredit en dehors de l'Evangile. Ils sont assurément contre vous, les petits que vous
appelez des demi-chrétiens, s'ils entendent la voix de la
charité leur mère, qui leur crie par la bouche de l'Apôtre : « Si quelqu'un vient vous
annoncer autre chose que ce que nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème
(1) ». Or, Paul a annoncé, selon son Evangile, que le Christ est de la race de
David ; vous donc, qui le niez, et qui annoncez autre chose, vous êtes anathème. Qui ne
voit qu'il n'y a que le plus profond aveuglement pour soutenir que le Christ n'a jamais
dit qu'il était né de l'homme, quand il ne cesse, pour ainsi dire, de proclamer qu'il
est fils de l'homme ?
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Mais voici : du trésor de votre haute
science, vous nous produisez je ne sais quel premier homme, qui descendit de la race de
lumière pour combattre la race de ténèbres ; vous nous le représentez armé de ses
eaux contre les eaux de ses ennemis, de son feu contre leur feu, de ses vents contre leurs
vents. Et pourquoi ne pas dire de sa fumée contre leur fumée, et de ses ténèbres
contre leurs ténèbres? Pourquoi l'armer de l'air contre la fumée, et de la lumière
contre les ténèbres? Serait-ce parce que la fumée et les ténèbres sont mauvaises, que
lui, essentiellement bon, n'a pu les admettre? Ces trois éléments, l'eau, le vent et le
feu sont donc bons. Mais comment peuvent-ils se trouver chez la race ennemie,
essentiellement mauvaise ? Vous répondez que l'eau de la race de ténèbres était
mauvaise, et que celle du premier homme était bonne, et que son feu qui était bon
combattit le feu de cette race qui était mauvais. Comment donc n'a-t-il pu opposer une
fumée bonne à la fumée mauvaise? Est-ce que vos fictions mensongères s'évanouissent
et disparaissent en fumée, comme la fumée elle-même? Votre premier homme, selon vous,
combattit la nature contraire. Mais pourquoi, à ces cinq
éléments que vous prêtez à la race ennemie, n'opposa-t-il qu'un élément contraire
tiré des régions divines, la lumière aux ténèbres? Les
quatre autres ne sont pas contraires les
uns aux autres. Car l'air n'est pas opposé à la fumée, et encore moins l'eau à l'eau,
le vent au vent, le feu au feu.
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Maintenant, que dire de ces sacrilèges
extravagances par lesquelles vous prétendez quo votre premier homme a changé et
transformé, au gré de ses ennemis, pour mieux les surprendre, les éléments qu'il
portait, afin que l'empire du mensonge, ainsi que vous l'appelez, conservant sa même
nature, ne pût user de ruse dans le combat, et que la
substance de ta vérité trompât son adversaire, en revêtant des formes diverses? Vous
voulez faire croire que Jésus-Christ est fils de ce premier homme. Vous dites que la
Vérité est fille de cette fable inventée à plaisir. Ce premier homme, vous le louez
pour avoir lutté avec la race son ennemie sous des formes changeantes et trompeuses ;
mais si vous dites vrai, vous n'imitez pas cet homme ; et si vous l'imitez, vous êtes
vous-mêmes des imposteurs. Mais notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, vrai et
véridique Fils de Dieu, vrai et véridique fils de l'homme, selon le témoignage qu'il a
donné de lui-même, a puisé sa divinité éternelle dans le sein du vrai Dieu, et tire
véritablement son origine charnelle de l'homme. Votre premier homme est inconnu dans
l'enseignement apostolique. Ecoutez l'Apôtre saint Paul : « Le premier homme »,
dit-il, « est l'homme terrestre formé de la terre ; et le second est l'homme céleste
descendu du ciel. Comme le premier homme a été terrestre, ses descendants aussi sont
terrestres; et comme le second homme est céleste, ses enfants aussi sont célestes. Comme
nous avons porté l'image de l'homme terrestre, portons aussi l'image de l'homme descendu
du ciel (1) ». Le premier homme terrestre tiré de la terre fut Adam, formé de
limon ; et le second homme céleste descendu du ciel est le Seigneur Jésus-Christ. Le
Fils de Dieu est venu prendre chair pour se faire homme visible, tout en demeurant Dieu
invisible; il devait être en même temps le vrai Fils de Dieu par qui nous avons été
créés, et le vrai fils de l'homme par qui nous avons été
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régénérés. Pourquoi donc admettre
votre premier homme imaginaire sorti je ne sais d'où, et refuser de reconnaître celui
dont parle la doctrine apostolique? Doit-elle donc s'accomplir en vous, cette parole de
l'Apôtre : « Ils fermeront l'oreille à la vérité, et ils l'ouvriront à des fables
(1)? » Paul montre un premier homme terrestre formé de la terre ; et Manès prêche un
premier pomme non terrestre, enveloppé de je ne sais quels éléments trompeurs au nombre
de cinq. Et Paul dit : « Si quelqu'un vient vous prêcher autre chose que ce que
nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème ». Si Paul n'est pas menteur, Manès est
donc anathème.
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Vous vous
récriez en outre contre cette étoile qui conduisit les Mages au berceau du Christ, et
vous ne rougissez pas, non plus de donner à votre Christ fabuleux, fils de votre premier
homme imaginaire, le témoignage d'une étoile, mais de l'enchaîner à toutes les
étoiles. Car, selon vous, dans le combat que votre premier homme livra à la race des
ténèbres, il se mêla aux princes des ténèbres, pour s'en emparer et en faire la
matière dont le monde est formé. Par suite de ces sacrilèges
extravagances, vous êtes contraints d'admettre que votre Christ est enchaîné et
incorporé, non-seulement au ciel et à toutes les étoiles,
mais encore à la terre et à toutes ses productions, et que, loin d'être votre Sauveur,
c'est de vous qu'il attend sa délivrance dans ce que vous mangez et ce que vous digérez.
En effet, entichés d'une doctrine aussi
puérile qu'impie, vous persuadez à vos auditeurs de vous fournir des aliments, afin de
prêter le secours de vos dents et de vos ventres au Christ retenu captif dans ces
aliments. C'est par des moyens aussi étranges que vous prétendez rompre ses liens et le
rendre à la liberté. Encore n'est-il pas délivré tout entier; il reste de lui dans
l'ordure quelques parties faibles et viles, destinées à être emprisonnées de nouveau
dans une succession de formes corporelles et diverses, et à être enfin délivrées et
purifiées par le feu qui embrasera
l'univers au dernier jour, si elles n'ont
pu l'être pendant l'existence de ce monde. Et alors même sa délivrance ne pourra-t-elle
être parfaite, dites-vous; le reste des parties les plus infimes de sa nature bonne et
divine, tellement souillées que rien n'aura été capable de les purifier, sera condamné
à rester éternellement attaché à l'affreux abîme des ténèbres. Et voilà des hommes
qui semblent s'indigner comme d'une injure faite au Fils de Dieu, quand nous disons qu'une
étoile a révélé sa naissance, comme si nous faisions dépendre cette naissance de la
puissance aveugle d'une constellation; tandis qu'eux-mêmes le soumettent à l'empire des
étoiles, et bien plus, le représentent tellement enchaîné et souillé dans les
entraves de la matière, dans le suc de toutes les plantes, dans la putréfaction de
toutes les chairs, dans le résidu de tous les aliments, qu'il ne peut être délivré et
purifié, et encore très-imparfaitement, que par les hommes,
c'est-à-dire par les élus de la secte, qui, en digérant, le dégagent du sein même des
porreaux et des radis.
Loin de nous la pensée de regarder la
naissance d'aucun homme comme soumise à l'empire fatal des étoiles; car, pour
sauvegarder la justice du jugement de Dieu, nous affranchissons de toute contrainte le
libre arbitre de la volonté, principe du bien ou du mal. Combien plus encore croyons-nous
l'influence des astres étrangère à la génération de Celui qui est le Créateur et le
Seigneur de toutes choses ! Ainsi, l'étoile qu'aperçurent les Mages à la naissance du
Christ selon la chair, n'exerçait aucune puissance sur sa destinée, mais lui rendait
témoignage ; elle ne le soumettait point à son empire, mais indiquait le lieu de sa
présence. Elle n'était donc pas du nombre de ces étoiles qui, dès l'origine du monde,
marchent dans la voie qui leur a été tracée par le Créateur; mais à la naissance du
fruit miraculeux de la Vierge parut un nouvel astre qui devait servir de guide aux Mages
dans la recherche du Christ, et les conduire, en marchant devant eux, jusqu'au lieu où
était le Verbe de Dieu fait enfant. Quels sont d'ailleurs les astrologues qui, en
rattachant à l'empire des astres la destinée des hommes à leur naissance, ont prétendu
que quelqu'une des étoiles quittait son orbite et se dirigeait vers l'enfant qui venait
de naître? N'enseignent-ils pas que l'homme alors est soumis à l'ordre des astres, mais
que (149) l'époque de sa naissance ne peut faire déroger à cet ordre? Si donc cette
étoile était de celles qui ont leur cours régulier dans les cieux, comment pouvait-elle
décréter d'autorité ce que ferait le Christ qui venait de naître, quand à sa
naissance elle reçut elle-même l'ordre d'interrompre sa course? Mais si, comme il est
plus probable, cette étoile qui n'existait pas auparavant, parut pour annoncer le Christ,
la naissance du Christ ne dépendit donc pas de son existence, mais elle-même n'exista
que par suite de cette naissance. En sorte que, s'il était nécessaire de nous servir
d'une telle expression, nous dirions que le Christ a été pour l'étoile le décret du
destin, et non l'étoile pour le Christ. Car il a été la cause de son apparition, et
elle n'a pas été celle de sa naissance. Si le terme fatum, oracle, décret,
tire son origine du verbe qui signifie porter, décréter, comme le Christ
est le Verbe de Dieu, en qui toutes choses ont été décrétées avant leur existence, ce
ne sont donc pas les astres qui sont le fatum du Christ, mais le Christ qui est le fatum
des astres, lui qui a pris la chair de l'homme créée sous le ciel, en vertu de cette
même volonté par laquelle il a créé le ciel même, et qu'il a quittée et reprise par
l'effet de cette même puissance avec laquelle il commande aux astres.
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Pourquoi donc ne regarderions-nous pas
comme véritable Evangile le récit qui a trait à cette
génération, puisqu'elle nous est annoncée comme la source de tant de biens, qu'elle est
devenue le remède qui guérit notre infirmité? Est-ce parce que saint Matthieu n'a pas
débuté en ces termes, comme saint Marc : « Le commencement de l'Evangile de
Jésus-Christ », mais de cette manière : « Le Livre de la génération de
Jésus-Christ? » A ce titre, il faut dire que saint Jean n'a pas écrit l'Evangile,
parce que lui aussi n'a pas dit : Le commencement de l'Evangile, ou le Livre de
l'Evangile, mais : « Au commencement était le Verbe (1) ». Peut-être Fauste, avec son talent si remarquable pour forger des termes,
a-t-il su désigner le début de saint Jean sous le titre de Verbidium,
à cause du mot Verbum, comme il n'a pas craint de
désigner celui de saint Matthieu sous celui de Genesidium,
à cause du mot Genesis. Mais comment ne voyez-vous pas
plutôt quelle impudence est la vôtre d'oser appeler Evangile vos fables interminables et
impies ? Quelle bonne nouvelle, je le demande, nous apportent ces rêveries où vous
débitez que Dieu ne trouva d'autre moyen de pourvoir à la sûreté et au maintien de son
empire, contre les efforts de je ne sais quelle nature étrangère et ennemie, que de
jeter en proie à sa voracité une partie de sa nature, laquelle devait être tellement
souillée, que les plus longues épreuves et les plus cruelles souffrances ne pourraient
la purifier entièrement? Une nouvelle aussi mauvaise doit-elle donc s'appeler Evangile ?
Tous ceux qui ont la plus légère connaissance du grec savent que Evangile signifie Bonne
nouvelle, ou Bonne annonce. Mais qu'y a-t-il de bon dans cette nouvelle qui nous apprend
que Dieu, couvert d'un voile, en est réduit à gémir, jusqu'à ce que ses membres soient
guéris de leurs plaies et purifiés de leurs souillures? Et quand son deuil finira, ce
sera pour faire place à la cruauté. Car, que lui a fait cette portion de lui-même qui
sera attachée à la masse des ténèbres? Ne devrait-elle pas être éternellement
pleurée, puisqu'elle sera vouée à une damnation éternelle? Mais je ne voulais pas dire
que la moindre attention suffit pour reconnaître qu'une telle nouvelle fait moins couler
les larmes par sa tristesse, qu'elle ne prête à rire par sa fausseté.
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