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LIVRE XI.

Histoire abrégée
des albigeois, des vaudois,
des vicléfites et des hussites.

 

LIVRE XI

SOMMAIRE.

HISTOIRE  DES NOUVEAUX  MANICHÉENS,

HISTOIRE   DES   VAUDOIS.

HISTOIRE DES FRÈRES DE BOHÊME,  VULGAIREMENT ET FAUSSEMENT APPELÉS VAUDOIS.

HISTOIRE DE JEAN VICLEF,  ANGLAIS.

HISTOIRE  DE JEAN  HUS  ET DE SES  DISCIPLES.

 

 

SOMMAIRE.

 

Histoire abrégée des albigeois et des vaudois. Que ce sont deux sectes très-différentes. Les albigeois sont de parfaits manichéens. Leur origine est expliquée. Les pauliciens, branche des manichéens en Arménie, d'où ils passent dans la Bulgarie, de là eu Italie et en Allemagne, où ils ont été appelés Cathares, et en France, où ils ont pris le nom d'Albigeois. Leurs prodigieuses erreurs et leur hypocrisie sont découvertes par tous les auteurs du temps. Les illusions des protestants qui tâchent de les excuser. Témoignage de saint Bernard, qu'on accuse mal à propos de crédulité. Origine des vaudois. Los ministres les font en vain disciples de Bérenger. Ils ont cru la transsubstantiation. Les sept sacrements reconnus parmi eux. La confession et l'absolution sacramentale. Leur erreur est une espèce de donatisme. Ils font dépendre les sacrements de la sainteté de leurs ministres, et en attribuent l'administration aux laïques gens de bien. Origine de la secte appelée des Frères de Bohême. Qu'ils ne sont point vaudois, et qu'ils méprisent cette origine. Qu'ils ne sont point disciples de Jean Hus, quoiqu'ils s'en vantent. Leurs députés envoyés par tout le monde pour y chercher des chrétiens de leur croyance, sans en pouvoir trouver. Doctrine impie de Viclef. Jean Hus, qui se glorifie d'être son disciple, l'abandonne sur le point de l'Eucharistie. Les disciples de Jean Hus divisés en taborites et en calixtius. Confusion de toutes ces sectes. Les protestants n'en peuvent tirer aucun avantage pour établir leur mission, et la succession de leur doctrine. Accord des luthériens, des Bohémiens et des zuingliens dans la Pologne. Les divisions et les réconciliations des sectaires font également contre eux.

 

Ce qu'ont entrepris nos réformés, pour se donner des prédécesseurs dans tous les siècles passés, est inouï. Encore qu'au quatrième siècle, le plus éclairé de tous, il ne se soit trouvé qu'un seul Vigilance qui se soit opposé aux honneurs des Saints et au culte de leurs reliques, il est considéré par les protestants comme celui qui a conservé le dépôt, c'est-à-dire la succession de la doctrine apostolique ; et il est préféré à saint Jérôme, qui a pour lui toute l'Eglise. Aërius par cette raison devait aussi être regardé comme le seul que Dieu éclairait dans le même siècle, puisque seul il rejetait le sacrifice qu'on offrait partout ailleurs, et en Orient comme en Occident, pour le soulagement des morts. Par malheur il était

 

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arien ; et on a eu honte de compter parmi les témoins de la vérité un homme qui niait la divinité du Fils de Dieu. Mais je m'étonne qu'on n'ait point passé par-dessus cette considération. Claude de Turin était arien et disciple de Félix d'Urgel (1), c'est-à-dire nestorien de plus. Mais parce qu'il a brisé les images, il est compté parmi les prédécesseurs des protestants. Les autres iconoclastes ont eu beau aussi bien que lui outrer la matière, jusqu'à dire que la peinture et la sculpture étaient des arts défendus de Dieu : c'est assez qu'ils aient accusé le reste de l'Eglise d'idolâtrie, pour mériter un rang honorable parmi les témoins de la vérité. Bérenger n'attaqua jamais que la présence réelle, et laissa tout le reste en son entier : mais c'est assez qu'il ait rejeté un seul dogme pour en faire un calviniste, et le compter parmi les docteurs de la vraie Eglise. Viclef y tiendra sa place, malgré les impiétés que nous verrons, et encore qu'en assurant qu'on n'est plus ni roi, ni seigneur, ni magistrat, ni prêtre, ni pasteur, dès qu'on est en péché mortel, il ait également renversé l'ordre du monde et celui de l'Eglise, et qu'il ait rempli l'un et l'autre de séditions et de troubles. Jean Hus aura suivi cette doctrine, et de plus jusqu'à la fin de ses jours il aura dit la messe et adoré l'Eucharistie : mais à cause qu'en d'autres points il aura combattu l'Eglise romaine, nos réformés le mettront au nombre de leurs martyrs.   Enfin pourvu qu'on ait murmuré contre quelqu'un de nos dogmes, et surtout qu'on ait grondé ou crié contre le Pape, quel qu'on ait été d'ailleurs et quelque opinion qu'on ait soutenue, on est compté parmi les prédécesseurs des protestants, et on est jugé digne d'entretenir la succession de leur église.

Mais de tous ces prédécesseurs que les protestants se veulent donner, les vaudois et les albigeois sont les mieux traités, du moins par les calvinistes. Que prétendent-ils par là ? Ce secours est faible. Faire remonter leur antiquité de quelques siècles (car les vaudois, à leur accorder selon leurs désirs Pierre de Bruis et son disciple Henri, ne vont pas plus haut que le siècle onzième), et là tout à coup demeurer court sans montrer personne devant soi, c'est être contraint de s'arrêter trop au-dessous du temps des

 

1 Jon. Aur., Prœf. cent. Claud. Taur.

 

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apôtres; c'est tirer son secours de gens aussi faibles et aussi embarrassés que vous ; à qui on demande, comme à vous, leurs prédécesseurs ; qui ne peuvent, non plus que vous, les montrer ; qui par conséquent sont coupables du même crime d'innovation dont on vous accuse : de sorte que nous les nommer dans ce procès, c'est nommer les complices du même crime , et non pas des témoins qui puissent légitimement déposer de votre innocence.

Cependant ce secours tel quel est embrassé avec ardeur par nos calvinistes, et en voici la raison. C'est que les vaudois et les albigeois ont formé des églises séparées de Rome, ce que Bérenger et Viclef n'ont jamais fait. C'est donc en quelque façon se faire une suite d'église que de se les donner pour prédécesseurs. Comme l'origine de ces églises, aussi bien que la croyance dont elles faisaient profession, était encore assez obscure du temps de la réformation prétendue , on faisait accroire au peuple qu'elles étaient d'une très-grande antiquité, et qu'elles venaient des premiers siècles du christianisme.

Je ne m'étonne pas que Léger, un des barbes des vaudois (c'est ainsi qu'ils appelaient leurs pasteurs) et leur plus célèbre historien, ait donné dans cette erreur; car c'est constamment le plus ignorant, comme le plus hardi de tous les hommes. Mais il y a sujet de s'étonner que Bèze l'ait embrassée, et qu'il ait écrit dans son Histoire ecclésiastique, non-seulement que « les vaudois de temps immémorial s'étaient opposés aux abus de l'Eglise romaine (1), » mais encore qu'en l'an 1541 « ils couchèrent par acte public en bonne forme la doctrine à eux enseignée comme de père en fils depuis l'an 120 après la nativité de Jésus-Christ, comme ils l'avaient toujours entendue par leurs anciens et ancêtres (2). »

Voilà sans doute une belle tradition, si elle était soutenue par la moindre preuve. Mais par malheur les premiers disciples de Valdo ne le prenaient pas si haut ; et lorsqu'ils se voulaient attribuer la plus grande antiquité, ils se contenaient de dire qu'ils s'étaient retirés de l'Eglise romaine, lorsque sous le pape Silvestre I elle avait accepté les biens temporels que lui donna

 

I Liv. I, p. 88. — * Ibid., p. 39.

 

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Constantin, premier empereur chrétien. Cette cause de rupture est si vaine, et cette prétention est d'ailleurs si ridicule, qu'elle ne mérite pas d'être réfutée. Il faudrait être insensé pour se mettre dans l'esprit que dès le temps de saint Silvestre, c'est-à-dire environ l'an 320, il y ait eu une secte parmi les chrétiens dont les Pères n'aient jamais eu de connaissance. Nous avons dans les conciles tenus dans la communion de l'Eglise romaine, des anathèmes prononcés contre une infinité de sectes diverses : nous avons des catalogues des hérésies dressés par saint Epiphane, par saint Augustin et par plusieurs autres auteurs ecclésiastiques. Les sectes les plus obscures et les moins suivies ; celles qui ont paru dans un coin du monde, comme celles de certaines femmes qu'on appelait Collyridiennes, qui n'étaient que je ne sais où dans l'Arabie ; celle des tertullianistes ou des abéliens, qui n'était que dans Cartilage ou dans quelques villages autour d'Hippone, et plusieurs autres aussi cachées, ne leur ont pas été inconnues (1). Le zèle des pasteurs, qui travaillaient à ramener les brebis égarées, découvrait tout pour tout sauver : il n'y a que ces séparés pour les biens ecclésiastiques que personne n'a jamais connus. Plus modérés que les Athanases, que les Basiles, que les Ambroises et que tous les autres docteurs ; plus sages que tous les conciles, qui sans rejeter les biens donnés aux églises, se contentaient de faire des règles pour les bien administrer, ils ont encore si bien fait qu'ils ont échappé à leur connaissance. Que les premiers vaudois l'aient osé dire, c'est une impudence extrême ; mais de faire remonter avec Bèze cette secte inconnue à tous les siècles jusqu'à l'an 120 de Notre-Seigneur, c'est se donner des ancêtres et une suite d'église par une illusion trop grossière.

Les réformés affligés de leur nouveauté, qu'on ne cessait de leur reprocher, avaient besoin de cette faible consolation. Mais pour en tirer du secours, il a fallu encore employer d'autres artifices : il a fallu cacher avec soin le vrai état de ces albigeois et de ces vaudois. On n'en a fait qu'une secte, quoique c'en soient deux très-différentes, de peur que les réformés ne vissent parmi leurs

 

1 Epiph., Hœr. 79, tom. I, p. 1057; August., Hœr. 86, 87, tom. VIII, col. 24, 25; Tertul., De Prœscrip.

 

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ancêtres une trop manifeste contrariété. On a, sur toutes choses, caché leur abominable doctrine : on a dissimulé que ces albigeois étaient de parfaits manichéens, aussi bien que Pierre de Bruis et son disciple Henri : on a tu que ces vaudois s'étaient séparés de l'Eglise sur des fondements détestés par la nouvelle Réforme, aussi bien que par l'Eglise romaine : on a usé d'une pareille dissimulation à l'égard de ces vaudois de Pologne , qui n'avaient que le nom de vaudois ; et on a caché au peuple que leur doctrine n'était ni celle des anciens vaudois, ni celle des calvinistes, ni celle des luthériens. L'histoire, que je vais donner de ces trois sectes, quoiqu'elle soit abrégée, ne laisse pas d'être soutenue par assez de preuves, pour faire honte aux calvinistes des ancêtres qu'ils se sont donnés.

 

HISTOIRE  DES NOUVEAUX  MANICHÉENS,

appelés les hérétiques de Toulouse et d'Albi.

 

Pour en entendre la suite, il ne faut pas ignorer tout à fait ce que c'était que les manichéens. Toute leur théologie roulait sur la question de l'origine du mal : ils en voyaient dans le monde, et ils en voulaient trouver le principe. Dieu ne le pouvait pas être, parce qu'il était infiniment bon. Il fallait donc, disaient-ils, reconnaître un autre principe, qui étant mauvais par sa nature, fût la cause et l'origine du mal. Voilà donc la source de l'erreur : deux premiers principes, l'un du bien, l'autre du mal ; ennemis par conséquent et de nature contraire, s'étant combattus et mêlés dans le combat, avaient répandu l'un le bien, l'autre le mal dans le monde ; l'un la lumière, l'autre les ténèbres, et ainsi du reste : car je n'ai pas besoin de raconter ici toutes les extravagances impies de cette abominable secte. Elle était venue du paganisme, et on en voit des principes jusque dans Platon. Elle régnait parmi les Perses Plutarque nous a rapporté les noms qu'ils donnaient au bon et au mauvais principe. Manès Perse de nation, tâcha d'introduire ce prodige dans la religion chrétienne sous l'empire d'Aurélien, c'est-à-dire vers la fin du troisième siècle. Marcion

 

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avait déjà commencé quelques années auparavant, et sa secte divisée en plusieurs branches avait préparé la voie aux impiétés et aux rêveries que Manès y ajouta.

Au reste les conséquences que ces hérétiques tiraient de cette doctrine n'étaient pas moins absurdes ni moins impies. L'Ancien Testament avec ses rigueurs n'était qu'une fable, ou en tout cas l'ouvrage du mauvais principe : le mystère de l'incarnation, une illusion ; et la chair de Jésus-Christ, un fantôme : car la chair étant l'œuvre du mauvais principe, Jésus-Christ, qui était le Fils du bon Dieu, ne pouvait pas l'avoir prise en vérité. Comme nos corps venaient du mauvais principe et que nos aines venaient du bon, ou plutôt qu'elles en étaient la substance même, il n'était pas permis d'avoir des enfants, ni de lier la substance du bon principe avec celle du mauvais : de sorte que le mariage, ou plutôt la génération des enfants était défendue. La chair des animaux et tout ce qui en sort, comme les laitages, étaient aussi l'ouvrage du mauvais; le vin était au même rang : tout cela était impur de sa nature, et l'usage en était criminel. Voilà donc manifestement ces hommes trompés par les démons dont parle saint Paul, qui devaient « dans les derniers temps......défendre le mariage, et rejeter » comme immondes « les viandes que Dieu avait créées (1). »

Ces malheureux, qui ne cherchaient qu'à tromper le monde par des apparences, tâchaient de s'autoriser par l'exemple de l'Eglise catholique, où le nombre de ceux qui s'interdisaient l'usage du mariage par la profession de la continence était très-grand , et où l'on s'abstenait de certaines viandes, ou toujours, comme faisaient plusieurs solitaires à l'exemple de Daniel (2), ou en certains temps, comme dans le temps de carême. Mais les saints Pères répondaient qu'il y avait grande différence entre ceux qui condamnaient la génération des enfants, comme faisaient formellement les manichéens (3), et ceux qui lui préféraient la continence avec l'Apôtre et avec Jésus-Christ même (4), et qui ne se croyaient pas permis de reculer en arrière (5), après avoir fait profession

 

1 I Timoth., IV, 1, 3. — 2 Dan., I, 8, 12. — 3 August., cont. Faust. Manich., lib. XXX, cap. III-VI. — 4 1 Cor., VI, 26, 32, 34, 38 ; Matth., XIX, 12.— 5 Luc., IX, 62.

 

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d'une vie plus parfaite. C'était ainsi autre chose de s'abstenir de certaines viandes, ou pour signifier quelque mystère comme dans l'Ancien Testament, ou pour mortifier les sens, comme on le continuait encore dans le Nouveau : autre chose de les condamner avec les manichéens comme impures, comme mauvaises, comme étant l'ouvrage « non de Dieu, » mais du mauvais. Et les Pères remarquaient que l'Apôtre attaquait expressément ce dernier sens, qui était celui des manichéens, par ces paroles : « Toute créature de Dieu est bonne (1) ; » et encore par celles-ci : « Il ne faut rien rejeter » de ce que Dieu a créé ; et de là ils concluaient qu'il ne fallait pas s'étonner que le Saint-Esprit eût averti de si loin les fidèles d'une si grande abomination par la bouche de saint Paul.

Tels étaient les principaux points de la doctrine des manichéens. Mais cette secte avait encore deux caractères remarquables : l'un, qu'au milieu de ces absurdités impies que le démon avait inspirées aux manichéens, ils avaient encore mêlé dans leurs discours je ne sais quoi de si éblouissant et une force si prodigieuse de séduction, que même saint Augustin, un si beau génie, y fut pris et demeura parmi eux neuf ans durant, très-zélé pour cette secte (2). On remarque aussi que c'était une de celles dont on revenait le plus difficilement : elle avait, pour tromper les simples, des prestiges et des illusions inouïes. On lui attribue aussi des enchantements (3), et enfin on y remarquait tout l'attirail de la séduction.

L'autre caractère des manichéens est qu'ils savaient cacher ce qu'il y avait de plus détestable dans leur secte avec un artifice si profond, que non-seulement ceux qui n'en étaient pas, mais encore ceux qui en étaient, y passaient un long temps sans le savoir. Car sous la belle couverture de leur continence, ils cachaient des impuretés qu'on n'ose nommer, et qui même faisaient partie de leurs mystères. Il y avait parmi eux plusieurs ordres. Ceux qu'ils appelaient leurs auditeurs ne savaient pas le fond de la secte; et leurs élus, c'est-à-dire ceux qui savaient tout le mystère,

 

1 Timoth., IV, 4. — 2 Lib. II cont. Faust. Man., cap. IX ; et Conf., lib. IV, cap. I et seq. — 3 Theodoret., Hœret. fab., lib. I, cap. ult. de Manich., p. 212, et seq.

 

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en cachaient soigneusement l'abominable secret, jusqu'à ce qu'on y eût été préparé par divers degrés. On étalait l'abstinence et l'extérieur d'une vie non-seulement belle, mais encore mortifiée; et c'était une partie de la séduction de venir comme par degrés à ce qu'on croyait plus parfait, à cause qu'il était caché.

Pour troisième caractère de ces hérétiques, nous y pouvons encore observer une adresse inconcevable à se mêler parmi les fidèles, et à s'y cacher sous la profession de la foi catholique; car cette dissimulation était un des artifices dont ils se servaient pour attirer les hommes dans leurs sentiments. On les voyait dans les églises avec les autres : ils y recevaient la communion ; et encore qu'ils n'y reçussent jamais le sang de Noire-Seigneur, tant à cause qu'ils détestaient le vin dont on se servait pour le consacrer, qu'à cause aussi qu'ils ne croyaient pas que Jésus-Christ eût du vrai sang; la liberté qu'on avait dans l'Eglise de participer ou à une ou à deux espèces fit qu'on fut longtemps sans s'apercevoir de leur perpétuelle affectation à rejeter celle du vin consacré. Ils furent donc à la fin reconnus par saint Léon à cette marque (1) : mais leur adresse à tromper les yeux, quoique vigilants, des catholiques, était si grande, qu'ils se cachèrent encore, et furent à peine découverts sous le pontificat de saint Gélase. Alors donc, pour les rendre tout à fait reconnaissables au peuple, il en fallut venir à une défense expresse de communier autrement que sous les deux espèces; et pour montrer que cette défense n'était pas fondée sur la nécessité de les prendre toujours ensemble, saint Gélase l'appuie en termes formels, sur ce que ceux qui refusaient le vin sacré le faisaient par une « certaine superstition (2) : » preuve certaine que hors la superstition, qui rejetait comme mauvaise une des parties du mystère, l'usage de sa nature en eût été libre et indifférent, même dans les assemblées solennelles. Les protestants, qui ont cru que ce mot de superstition n'était pas assez fort pour exprimer les abominables pratiques des manichéens, ne songent pas que ce mot signifie dans la langue latine toute fausse

 

1 Léo I, serm. XLI, qui est IV de Quadr., cap. IV et V.— 2  Gelas., in Dec. Grat. de cons., distinct, II, cap. Comperimus; Ivo, Microl., etc.

 

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religion; mais qu'il est particulièrement affecté à la secte des manichéens, à cause de leurs abstinences et observances superstitieuses : les livres de saint Augustin en sont de bons témoins (1).

Cette secte si cachée, si abominable, si pleine de séduction, de superstition et d'hypocrisie, malgré les lois des empereurs qui en avaient condamné les sectateurs au dernier supplice, ne laissait pas de se conserver et de se répandre. L'empereur Anastase et l'impératrice Théodore, femme de Justinien, l'avaient favorisée. On en voit les sectateurs sous les enfants d'Héraclius, c'est-à-dire au septième siècle, en Arménie, province voisine de la Perse, d'où cette fable détestable était venue, et autrefois sujette à son empire. Ils y furent ou établis, ou confirmés par un nommé Paul (2), d'où le nom de Pauliciens leur fut donné en Orient par un nommé Constantin, et enfin par un nommé Serge : et ils y parvinrent à une si grande puissance, ou par la faiblesse du gouvernement ou par la protection des Sarrasins, ou même par la faveur de l'empereur Nicéphore très-attaché à cette secte (3), qu'à la fin persécutés par l'impératrice Théodore, femme de Basile, ils se trouvèrent en état de bâtir des villes, et de prendre les armes contre leurs princes (4).

Ces guerres furent longues et sanglantes sous l'empire de Basile le Macédonien, c'est-à-dire à l'extrémité du neuvième siècle. Pierre de Sicile fut envoyé par cet empereur à Tibrique, en Arménie (5), que Cédrénus appelle Téphrique (6), une des places de ces hérétiques, pour y traiter de l'échange des prisonniers. Durant ce temps il connut à fond les pauliciens, et il adressa un livre sur leurs erreurs à l'archevêque de Bulgarie pour les raisons que nous verrons. Vossius reconnait que nous avons une grande obligation à Radérus, qui nous a donné en grec et en latin une histoire si particulière et si excellente (7). Pierre de Sicile nous y désigne ces hérétiques par leurs propres caractères, par leurs deux principes, par le mépris qu'ils avaient pour l'Ancien Testament, par

 

1 De morib. Ecc. Cath., cap. XXXIV, n. 74; De morib. Man., cap. XVIII, n. 65 ; Cont. Ep. Fundam., cap. XV, n. 19.— 2 Cedr., tom. I, p. 432.— 3  Cedr., tom. II, p. 480. — 4 Ibid., p. 541. — 5 Petr. Sic, Hist. de Manich. — 6 Cedr., tom. II, p. 541, etc. — 7 Voss., de Hist. Grœc.

 

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leur adresse prodigieuse à se cacher quand ils voulaient, et par les autres marques que nous avons vues (1). Mais il en remarque deux ou trois qu'il ne faut pas oublier : c'était leur aversion particulière pour les images de la croix; suite naturelle de leur erreur, puisqu'ils rejetaient la passion et la mort du Fils de Dieu ; leur mépris pour la sainte Vierge, qu'ils ne tenaient point pour mère de Jésus-Christ, puisqu'il n'avait pas de chair humaine ; et surtout leur éloignement pour l'Eucharistie.

Cédrénus, qui a pris de cet historien la plupart des choses qu'il raconte des pauliciens, marque après lui ces trois caractères, c'est-à-dire leur aversion pour la croix, pour la sainte Vierge et pour la sainte Eucharistie (2). Les anciens manichéens avaient les mêmes sentiments. Nous apprenons de saint Augustin (3) que leur eucharistie n'était pas la nôtre, mais quelque chose de si exécrable qu'on n'ose même y penser, loin qu'on puisse récrire. Mais les nouveaux manichéens avaient encore reçu des anciens une autre doctrine qu'il importe de remarquer. Dès le temps de saint Augustin, Fauste le Manichéen reprochait aux catholiques leur idolâtrie dans le culte qu'ils rendaient aux saints martyrs, et dans les sacrifices qu'ils offraient sur leurs reliques (4). Mais saint Augustin leur faisait voir que ce culte n'avait rien de commun avec celui des païens, parce que ce n'était pas le culte de latrie ou de sujétion et de servitude parfaite (5) ; et que si on offrait à Dieu l'oblation sainte du corps et du sang de Jésus-Christ aux tombeaux et sur les reliques des martyrs, on se gardait bien de leur offrir ce sacrifice ; mais qu'on espérait seulement « par là s'exciter à l'imitation de leurs vertus, s'associer à leurs mérites, et enfin êlre secouru par leurs prières (6). » Une réponse si nette n'empêcha pas que les nouveaux manichéens ne continuassent dans les calomnies de leurs pères. Pierre de Sicile nous rapporte qu'une femme manichéenne séduisit un laïque ignorant nommé Serge (7), en lui disant que les catholiques honoraient les Saints comme des divinités, et que c'était pour cette raison qu'on empêchait les laïques de

 

1 Pet. Sic., ibid., Prœf. etc.— 2 Cedr., tom. II, p. 434.— 3 Aug., Hœr. 46, etc. — 4 Lib. XX, cont. Faust., cap. IV.— 5 Ibid., cap. XXI et seq. — 6 Ibid., cap. XVIII. —  7 Pet. Sic, Hist. de Manich.

 

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lire la sainte Ecriture, de peur qu'ils ne découvrissent plusieurs semblables erreurs.

C'était par de telles calomnies que les manichéens séduisaient les simples. On a toujours remarqué parmi eux un grand désir d'étendre leur secte. Pierre de Sicile découvrit durant le temps de son ambassade à Tibrique, qu'il avait été résolu dans le conseil des pauliciens, d'envoyer les prédicateurs de leur secte dans la Bulgarie, pour en séduire les peuples nouvellement convertis (1). La Thrace voisine de cette province était, il y avait déjà longtemps, infectée de cette hérésie. Ainsi il n'y avait que trop à craindre pour les Bulgares, si les pauliciens, les plus artificieux des manichéens, entreprenaient de les séduire; et c'est ce qui obligea Pierre de Sicile d'adresser à leur archevêque le livre dont nous venons de parler, afin de les prémunir contre des hérétiques si dangereux. Malgré ses soins, il est constant que l'hérésie manichéenne jeta de profondes racines dans la Bulgarie, et c'est de là qu'elle se répandit bientôt après dans le reste de l'Europe ; ce qui fit donner, comme nous verrons, le nom de Bulgares aux sectateurs de cette hérésie.

Mille ans s'étaient écoulés depuis la naissance de Jésus-Christ, et le prodigieux relâchement de la discipline menaçait l'Eglise d'Occident de quelque malheur extraordinaire. C'était peut-être aussi le temps de ce terrible « déchaînement de Satan » marqué dans l'Apocalypse (2), « après mille ans; » ce qui peut signifier d'extrêmes désordres, mille ans après que « le fort armé, » c'est-à-dire le démon victorieux, « fut lié » par Jésus-Christ venant au monde (3). Quoi qu'il en soit, dans ce temps et en 1017, sous le roi Robert, on découvrit à Orléans des hérétiques d'une doctrine qu'on ne connaissait plus il y avait longtemps parmi les Latins (4).

Une femme italienne avait apporté en France cette damnable hérésie. Deux chanoines d'Orléans, l'un nommé Etienne ou Héribert, et l'autre nommé Lisoïus, qui étaient en réputation, furent les premiers séduits. On eut beaucoup de peine à découvrir leur

 

1 Petr. Sic, initio lib.— 2 Apoc., XX, 2, 3, 7.— 3 Matth., XII, 29; Luc, XI, 21, 22.— 4 Acta Conc. Aurel., Spicil., tom. II, Conc., Lab., tom. IX; Glab., lib. III, cap. VIII.

 

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secret. Mais enfin un Arifaste, qui soupçonna ce que c'était, s'étant introduit dans leur familiarité, ces hérétiques et leurs sectateurs confessèrent avec beaucoup de peine qu'ils niaient la chair humaine en Jésus-Christ; qu'ils ne croyaient pas que la rémission des péchés fût donnée dans le baptême, ni que le pain et le vin pussent être changés au corps et au sang de Jésus-Christ (1). On découvrit qu'ils avaient une eucharistie particulière, qu'ils appelaient la viande céleste. Elle était cruelle et abominable, et tout à fait du génie des manichéens, quoiqu'on ne la trouve pas dans les anciens. Mais outre ce qu'on en vit à Orléans, Guibert de Nogent la remarque encore en d'autres pays (2). Il ne faut pas s'étonner qu'on trouve de nouveaux prodiges dans une secte si cachée, soit qu'elle les invente, ou qu'on les y découvre de nouveau.

Voilà de vrais caractères de manichéisme. On a vu que ces hérétiques rejetaient l'incarnation. Pour le baptême, saint Augustin dit expressément que les manichéens « ne le donnaient pas, et le croyaient inutile (3). » Pierre de Sicile et après lui Cédrénus nous apprennent la même chose des pauliciens (4) : tous ensemble nous font voir que les manichéens avaient une autre eucharistie que la nôtre. Ce que disaient les hérétiques d'Orléans, qu'il ne fallait pas implorer le secours des Saints, était encore de même caractère et venait, comme on a vu, de l'ancienne source de cette secte.

Ils ne dirent rien ouvertement des deux principes : mais ils parlèrent avec mépris de la création et des livres où elle était écrite. Cela regardait l'Ancien Testament, et ils confessèrent dans le supplice qu'ils avaient eu de mauvais sentiments « sur le Seigneur de l'univers (5). » Le lecteur se souvient bien que c'est celui que les manichéens croyaient mauvais. Ils allèrent au feu avec joie dans l'espérance d'en être miraculeusement délivrés, tant l'esprit de séduction agissait en eux. Au reste c'est ici le premier exemple d'une semblable condamnation. On sait que les lois romaines condamnaient à mort les manichéens (6) : le saint roi Robert les jugea dignes du feu.

 

1 Glab., ibid; Acia Conc. Aurel., Conc., Labb., ibid. — 2 De vitâ suâ, lib. III, cap. XVI. — 3 De Hœres., in hares. Manich., tom. VIII, col. 17. — 4 Petr. Sic ; Hist. de Manich. ; Cedr., tom. I, p. 434.— 5 Ibid. — 6 Cod. de haer., lib. V.

 

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En même temps la même hérésie se trouve en Aquitaine et à Toulouse, comme il paraît par l'Histoire d'Adémare de Chabanes, moine de l'abbaye de Saint-Cibard d'Angoulême, contemporain de ces hérétiques (1). Un ancien auteur de l'histoire d'Aquitaine, que le célèbre Pierre Pithou a donnée au public, nous apprend qu'on découvrit en cette province, dont le Périgord faisait partie, « des manichéens qui rejetaient le baptême, le signe de la sainte croix, l'Eglise et le Rédempteur lui-même, » dont ils niaient l'incarnation et la passion, « l'honneur dû aux Saints, le mariage légitime et l'usage de la viande (2). » Et le même auteur nous fait voir qu'ils étaient de la même secte que les hérétiques d'Orléans, dont l'erreur était venue d'Italie.

En effet nous voyons que les manichéens s'étaient établis en ce pays-là. On les appelait Cathares, c'est-à-dire purs. D'autres hérétiques avaient autrefois pris ce nom ; et c'était les novatiens, dans la pensée qu'ils avaient que leur vie était plus pure que celle des autres, à cause de la sévérité de leur discipline. Mais les manichéens enorgueillis de leur continence et de l'abstinence de la viande qu'ils croyaient immonde, se regardaient non-seulement comme cathares ou purs, mais encore, au rapport de saint Augustin (3), comme Catharistes, c'est-à-dire, purificateurs à cause de la partie de la substance divine mêlée dans les herbes et dans les légumes avec la substance contraire, dont ils séparaient et purifiaient cette substance divine en la mangeant. Ce sont là des prodiges, je l'avoue ; et on n'aurait jamais cru que les hommes en pussent être si étrangement entêtés, si on ne l'avait connu par expérience, Dieu voulant donner à l'esprit humain des exemples de l'aveuglement où il peut tomber, quand il est laissé à lui-même. Voilà donc la véritable origine des hérétiques de France venus des cathares d'Italie.

Vignier, que nos réformés ont regardé comme le restaurateur de l'histoire dans le dernier siècle, parle de cette hérésie et de la découverte qui s'en fit au concile d'Orléans, dont il met la date

 

1 Bib. nov., Labb., tom. II, p. 176, 180.— 2 Fragm. hist. Aquit., edita a Petro Pith  , Bar., tom. XI, an. 1017. — 3 De Hœr., in hœr. Manich., tom. VIII, col. 15.

 

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par erreur en 1022 ; et il remarque qu'en cette année « furent pris et brûlés publiquement plusieurs personnages en présence du roi Robert pour crime d'hérésie; car on écrit, poursuit-il, qu'ils parlaient mal de Dieu et des sacrements, à savoir du baptême, et du corps et du sang de Jésus-Christ, ensemble aussi du mariage ; et ne voulaient user des viandes ayant sang et graisse, les réputant immondes (1). » Il raconte aussi que le principal de ces hérétiques s'appelait Etienne, dont il donne Glaber pour témoin avec la chronique de Saint-Cibard : « Selon lesquels, continue-t-il, plusieurs autres sectaires de la même hérésie, qu'on appelait des Manichéens, furent exécutez ailleurs, comme à Toulouse et en Italie. » N'importe que cet auteur se soit trompé dans la date et dans quelques autres circonstances de l'histoire : il n'avait pns vu les actes qu'on a recouvrés depuis. Il suffit que cette hérésie d'Orléans, dont Etienne fut l'un des auteurs, dont le roi Robert vengea les excès et dont Glaber nous a raconté l'histoire, soit reconnue pour manichéenne par Vignier ; qu'il l'ait regardée comme la source de l'hérésie qu'on punit depuis à Toulouse, et que toute cette impiété fût dérivée de la Bulgarie, comme on va voir.

Un ancien auteur rapporté dans les additions du même Vignier, ne permet pas d'en douter. Le passage de cet auteur, que Vignier transcrit tout entier en latin (2), veut dire en français : « Que dès que l'hérésie des Bulgares commença à se multiplier dans la Lombardie, ils avaient pour évoque un certain Marc qui avait reçu son ordre de la Bulgarie, et sous lequel étaient les Lombards, les Toscans et ceux de la Marche : mais qu'il vint de Constantinople dans la Lombardie un autre Pape nommé Nicétas, qui accusa l'ordre de la Bulgarie ; » et que Marc reçut l'ordre de la Drungarie.

Quel pays c'est que la Drungarie, je n'ai pas besoin de l'examiner. Renier très-instruit, comme nous verrons, de toutes ces hérésies, nous parle des églises manichéennes « de Dugranicie et de Bulgarie (3), d'où viennent toutes les autres » de la secte en Italie et en France; ce qui, comme l'on voit, s'accorde très-bien avec l'auteur de Vignier. On voit dans ce même « ancien auteur » de

 

1 Bibl. hist., IIe part., à l'an 1022, p. 612. — 2 Addit. à la IIe part., p. 133. — 3 Rin., Cont. Vald., cap. VI, tom. XXV; Bibl. PP., p. 209.

 

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Vignier, que cette hérésie « apportée d'outre-mer, à savoir de Bulgarie, de là s'était épanchée par les autres provinces, où elle fut après en grande vogue au pays de Languedoc, de Toulouse et de Gascogne signamment, qui la fit dire aussi des albigeois, qu'on appela semblablement Bulgares », » à cause de leur origine. Je ne veux pas répéter ce que Vignier remarque de la manière dont on tournait ce nom de Bulgares dans notre langue. Le mot en est trop infâme, mais l'origine en est certaine ; et il n'est pas moins assuré qu'on appelait de ce nom les albigeois pour marque du lieu d'où ils venaient, c'est-à-dire de Bulgarie.

Il n'en faudrait pas davantage pour convaincre ces hérétiques de manichéisme. Mais le mal se déclara davantage dans la suite, principalement dans le Languedoc et à Toulouse; car cette ville était comme le chef de la secte, « d'où l'hérésie s'étendant, » comme porte le canon d'Alexandre III dans le concile de Tours, « à la manière d'un cancer, dans les pays voisins, a infecté la Gascogne et les autres provinces (2). » Comme c'était là pour ainsi dire la source du mal, c'était là aussi que l'on commença d'y appliquer le remède. Le pape Calixte II tint un concile à Toulouse, où l'on condamne les hérétiques qui « rejettent le sacrement du corps et du sang de Notre-Seigneur, le baptême des petits enfants, le sacerdoce et tous les ordres ecclésiastiques, et le mariage légitime (3). » Le même canon fut répété dans le concile général de Latran sous Innocent II (4). On voit ici le caractère du manichéisme dans la condamnation du mariage. C'en est encore un autre de rejeter le sacrement de l'Eucharistie; car il faut bien remarquer que le canon porte, non pas que ces hérétiques eussent quelque erreur sur ce sacrement, mais « qu'ils le rejetaient, » comme on a vu que faisaient aussi les manichéens.

Pour le sacerdoce et tous les ordres ecclésiastiques, on peut voir dans saint Augustin et dans les autres auteurs le renversement qu'introduisirent les manichéens dans toute la hiérarchie, et le mépris qu'ils faisaient de tout l'ordre ecclésiastique. A l'égard du baptême des petits enfants, nous remarquerons dans la

 

1 Vignier, ibid. — 2 Conc. Tur., V, can. 4.— 3 Conc., Tol., an. 1119, can. 3. — 4 Conc. Lat., II, an. 1139, can. 23.

 

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suite que les nouveaux manichéens l'attaquèrent avec un soin particulier : et encore qu'en général ils rejetassent le baptême (1), ce qui frappait les yeux des hommes était principalement le refus qu'ils faisaient de ce sacrement aux petits enfants (2), qui étaient presque les seuls à qui on le donnât alors (a). On marqua donc dans ce canon de Toulouse et de Latran les caractères sensibles par où cette hérésie toulousaine , qu'on appela depuis albigeoise, se faisait connaître. Le fond de l'erreur demeurait plus caché. Mais à mesure que cette race maudite venue de la Bulgarie se répandait dans l'Occident, on y découvrit de plus en plus les dogmes des manichéens. Ils pénétrèrent jusqu'au fond de l'Allemagne; et l'empereur Henri IV les y découvrit à Goslar, ville de Suabe, au milieu de l'onzième siècle, étonné d'où pouvait venir cette engeance du manichéisme (3). Ceux-ci furent reconnus à cause qu'ils s'abstenaient « de la chair des animaux, quels qu'ils fussent, et en croyaient l'usage défendu. » L'erreur se répandit bientôt de tous côtés en Allemagne, et dans le douzième siècle on découvrit beaucoup de ces hérétiques autour de Cologne. Le nom de Cathares faisait connaître la secte ; et Ecbert, auteur du temps très-versé dans la théologie, nous fait voir dans ces cathares d'autour de Cologne tous les caractères des manichéens (4) : la même détestation de la viande et du mariage , le même mépris du baptême, la même horreur pour la communion, la même répugnance à croire la vérité de l'incarnation et de la passion du Fils de Dieu, et enfin les autres marques semblables que je n'ai plus besoin de répéter.

Mais comme les hérésies changent, ou se découvrent davantage avec le temps, on y voit beaucoup de nouveaux dogmes et de nouvelles pratiques. Par exemple, en nous expliquant avec les autres le mépris que ces manichéens faisaient du baptême, Ecbert nous apprend que s'ils rejetaient le baptême d'eau (5), ils donnaient avec des flambeaux allumés un certain baptême de feu, dont il

 

1 Aug., de Haer., in haer. Manich , tom. VIII, col. 17. — 2  Eckb., serm I; Bib. PP., tom. IV, II part., p. 81; Rin., cont. Vald., cap. VI.— 3 Herm., Cont., ad an. 1052 ; Bar., tom. XI, ad eumd. an.; Centuriat., in cent. XI, cap. V, sub fin.— 4 Eckb , serm. XIII, adv. Cath., tom. IV; Bibl. PP., part. II. — 5 Serm. I, 8,11.

(a) 1ère édit. : Pendant que tout le reste de l'Eglise avait tant d'empressement pour le leur donner.

 

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explique la cérémonie (1). Ils s'acharnaient contre le baptême des petits enfants : ce que je remarque encore une fois, parce que c'est là un des caractères de ces nouveaux manichéens. Ils en avaient encore un autre qui n'est pas moins remarquable : c'est qu'ils disaient que les sacrements perdaient leur vertu par la mauvaise vie de ceux qui les administraient (2). C'est pourquoi ils exagéraient la corruption du clergé, pour faire voir qu'il n'y avait plus de sacrements parmi nous; et c'est une des raisons pour lesquelles nous avons vu qu'on les accusait de rejeter et le sacerdoce et tous les ordres ecclésiastiques.

On n'avait pas encore tout à fait pénétré la croyance des deux principes dans ces nouveaux hérétiques. Car encore qu'on sentît bien que c'était la raison profonde qui leur faisait rejeter et l'union des deux sexes et toutes ses suites dans tous les animaux, comme les chairs, les œufs et le laitage : Ecbert est le premier, que je sache, qui leur objecte cette erreur en termes formels. Il dit même « qu'il a découvert très-certainement, » que c'était la raison secrète qu'ils avaient entre eux d'éviter la viande, « parce que le diable en était le créateur ». » On voit la peine qu'on avait de pénétrer dans le fond de leur doctrine, mais elle paraissait assez par ses suites.

On apprend du même auteur que ces hérétiques se mitigeaient quelquefois à l'égard du mariage (4). Un certain Hartuvin le permettait parmi eux à un garçon qui épousait une fille, et il voulait qu'on fût vierge de part et d'autre , encore ne devait-on pas aller au de la du premier enfant : ce que je remarque afin qu'on voie les bizarreries d'une secte qui n'était pas d'accord avec elle-même, et se trouvait souvent contrainte à démentir ses principes.

Mais la marque la plus certaine pour connaître ces hérétiques était le soin qu'ils avaient de se cacher, non-seulement en recevant les sacrements avec nous, mais encore en répondant comme nous, lorsqu'on les pressait sur la foi. C'était l'esprit de la secte dès son commencement, et nous l'avons remarqué dès le temps de saint Augustin et de saint Léon. Pierre de Sicile et après lui

 

1 Eckh., serm. VII.— 2 Serm. IV, etc. — 3 Serm. VI, p. 611. — 4 Serm. V, p. 608.

 

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Cédrénus nous font voir le même caractère dans les pauliciens. Non-seulement ils niaient en général qu'ils fussent manichéens; mais encore interrogés en particulier de chaque dogme de la foi, ils paraissaient catholiques en trahissant leurs sentiments par des mensonges manifestes (1), ou du moins en les déguisant par des équivoques pires que le mensonge, parce qu'elles étaient plus artificieuses et plus pleines d'hypocrisie. Par exemple, quand on leur parlait de l'eau du baptême, ils la recevaient en entendant par l'eau du baptême la doctrine de Notre-Seigneur, dont les âmes sont purifiées (2). Tout leur langage était plein de semblables allégories; et on les prenait pour des orthodoxes, à moins d'avoir appris par un long usage à connaître leurs équivoques.

Ecbert nous en apprend une qu'on n'aurait jamais devinée. On savait qu'ils rejetaient l'Eucharistie; et lorsque, pour les sonder sur un article si important, on leur demandait s'ils faisaient le corps de Notre-Seigneur, ils répondaient sans hésiter qu'ils le faisaient, en quelque sorte en mangeant, était « le corps de Jésus-Christ (3), » à cause que, selon saint Paul, ils en étaient les membres. Par ces artifices ils paraissaient au dehors très-catholiques. Chose étrange! un de leurs dogmes était, que l'Evangile défendait de jurer pour quelque cause que ce fût (4) : cependant interrogés sur la religion, ils croyaient qu'il était permis non-seulement de mentir, mais encore de se parjurer; et ils avaient appris des anciens priscillianistes, autre branche de manichéens connue en Espagne, ce vers rapporté par saint Augustin: «Jurez, parjurez-vous tant que vous voudrez, et gardez-vous seulement de trahir le secret de la secte. Jura, perjura; secretum prodere noli (5) » C'est pourquoi Ecbert les appelait des « hommes obscurs (6), » des gens qui ne prêchaient pas, mais qui parlaient à l'oreille, qui se cachaient dans des coins, et qui murmuraient plutôt en secret qu'ils n'expliquaient leur doctrine. C'était un des attraits de la secte : on trouvait je ne sais quelle douceur dans ce secret impénétrable

 

1 Petr. Sic, init. lib. Hist. de Manich. — 2 Ibid.; Cedr., tom. I, p. 434. — 3 Eckb., serm. 1, 11.— 4 Bern., in Cant., serm. LXV, n. 2.— 5 De Hœr., in haer. Priscil.; Eckb., serm. II ; Bern., loc. cit.— 6 Init lib. id., serm. I, 2, 7, etc.

 

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qu'on y observait; et comme disait le Sage, « ces eaux qu'on bu-voit furtivement paraissaient plus agréables (1). » Saint Bernard qui connaissait bien ces hérétiques, comme nous verrons bientôt, y remarque ce caractère particulier (2), qu'au lieu que les autres hérétiques poussés par l'esprit d'orgueil, ne cherchaient qu'à se faire connaitre, ceux-ci au contraire ne travaillaient qu'à se cacher: les autres voulaient vaincre; ceux-ci plus malins ne voulaient que nuire, et se coulaient sous l'herbe pour inspirer plus sûrement leur venin par une secrète morsure. C'est que leur erreur découverte était à demi vaincue par sa propre absurdité : c'est pourquoi ils s'attaquaient à des ignorants, à des gens de métier, à des femmelettes, à des paysans, et ne leur recommandaient rien tant que ce secret mystérieux (3).

Enervin, qui servait dans une église auprès de Cologne, dans le temps qu'on y découvrit ces nouveaux manichéens, dont Ecbert nous a parlé, en fait dans le fond le même récit que cet auteur; et ne voyant point dans l'Eglise de plus grand docteur à qui il pût s'adresser pour les confondre que le grand saint Bernard abbé de Clairvaux, il lui en écrivit la belle lettre que le docte Père Mabillon nous a donnée dans ses Analectes (4). Là, outre les dogmes de ces hérétiques que je ne veux plus répéter, nous voyons les partialités qui les firent découvrir : on y voit la distinction « des auditeurs et des élus (5), » caractère certain de manichéisme marqué par saint Augustin : on y voit « qu'ils avaient leur pape (6), » vérité qui se découvrit davantage dans la suite : et enfin qu'ils se glorifiaient « que leur doctrine avait duré jusqu'à nous, mais cachée, dès le temps des martyrs, et ensuite dans la Grèce, et en quelques autres pays; » ce qui est très-vrai, puisqu'elle venait de Marcion et de Manès, hérésiarques du troisième siècle : et on peut voir par là de quelle boutique est sortie la méthode de soutenir la perpétuité de l'Eglise, par une suite cachée et par des docteurs répandus deçà et de la sans aucune succession manifeste et légitime.

 

1 Prov., IX, 17.— 2 Serm. LXV, in Cant., n. 1. — 3 Ibid.; Eckb., init. lib. etc.; Bern., serm. LXV, LXVI.— 4 Enervin., ep. ad S. Bern., anal., III, p. 452.— 5 Ibid., p. 455, 456. — 6 Ibid., p. 457.

 

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Au reste qu'on ne dise pas que la doctrine de ces hérétiques fut peut-être calomniée pour n'avoir pas été bien entendue : il paraît tant par la lettre d'Enervin que par les sermons d'Ecbert, que l'examen de ces hérétiques fut fait publiquement (1), et que c'était un de leurs évoques et un de ses compagnons qui soutinrent leur doctrine autant qu'ils purent en présence de l'archevêque, de tout le clergé et de tout le peuple.

Saint Bernard, que le pieux Enervin excitait à réfuter ces hérétiques, fit alors les deux beaux sermons sur les Cantiques, où il attaque si vivement les hérétiques de son temps. Ils ont un rapport si manifeste à la lettre d'Enervin, qu'on voit bien qu'elle y a donné occasion : mais on voit bien aussi de la manière si ferme et si positive dont parle saint Bernard, qu'il était instruit d'ailleurs, et qu'il en savait plus qu'Enervin lui-même. En effet il y avait déjà plus de vingt ans que Pierre de Bruis et son disciple Henri avaient répandu secrètement ces erreurs dans le Dauphiné, dans la Provence et surtout aux environs de Toulouse. Saint Bernard fit un voyage dans ces pays-là pour y déraciner ce mauvais germe, et les miracles qu'il y fit en confirmation de la vérité catholique sont plus éclatants que le soleil. Mais ce qu'il importe de bien remarquer, c'est qu'il n'oublia rien pour s'instruire d'une hérésie qu'il allait combattre, et qu'ayant conféré souvent avec les disciples de ces hérétiques, il n'en a pas ignoré la doctrine. Or il y remarque distinctement avec la condamnation « du baptême des petits enfants, de l'invocation des Saints et des oblations pour les morts; » celle de « l'usage du mariage et de tout ce qui était sorti » de près ou de loin « de l'union des deux sexes, comme était la viande et le laitage ». » Il les taxe aussi de ne pas recevoir l'Ancien Testament, et « de ne recevoir que l'Evangile tout seul (3). » C'était encore une de leurs erreurs notée par saint Bernard, qu'un pécheur n'était plus évêque, et « que les Papes, les archevêques, les évêques et les prêtres n'étaient capables ni de donner, ni de recevoir les sacrements, à cause qu'ils étaient pécheurs ». » Mais ce qu'il remarque le plus, c'est leur hypocrisie, non-seulement

 

1 Enervin., ep. ad S. Bern., Anal., III, p. 453; Eckb., serm. I.— 2 Serm. LXVI, in Cant., n. 9. — 3 Serm. LXV, n. 3. — 4 Serm. LXVI, n. 11.

 

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dans l'apparence trompeuse de leur vie austère et pénitente, mais encore dans la coutume qu'ils observaient constamment de recevoir avec nous les sacrements, et de professer publiquement notre doctrine qu'ils déchiraient en secret (1). Saint Bernard fait voir que leur piété n'était que dissimulation. En apparence ils blâmaient le commerce avec les femmes, et cependant on les voyait tous passer avec une femme les jours et les nuits. La profession qu'ils faisaient d'avoir le sexe en horreur, leur servait à faire croire qu'ils n'en abusaient pas. Us croyaient tout jurement défendu; et interrogés sur leur foi, ils ne craignaient pas de se parjurer : tant il y a de bizarrerie et d'inconstance dans les esprits excessifs. Saint Bernard concluait de toutes ces choses, que c'était là ce « mystère d'iniquité » prédit par saint Paul (2) d'autant plus à craindre qu'il était plus caché; et que ces hommes sont ceux que le Saint-Esprit a fait connaître au même Apôtre comme « des hommes séduits par le démon, qui disent des mensonges en hypocrisie, dont la conscience est cautérisée, qui défendent le mariage et les viandes que Dieu a créées (3). » Tous les caractères y conviennent trop clairement pour avoir besoin d'être remarqués, et voilà les prédécesseurs que se donnent les calvinistes.

De dire que ces hérétiques toulousains, dont parle saint Bernard , ne sont pas ceux qu'on appela vulgairement les albigeois, ce serait une illusion trop grossière. Les ministres demeurent d'accord que Pierre de Bruis et Henri sont deux des chefs de cette secte, et que Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, leur contemporain, dont nous parlerons bientôt, « attaqua les albigeois sous le nom de pétrobusiens (4). » Si les auteurs sont convaincus de manichéisme, les sectateurs n'ont pas dégénéré de cette doctrine, et on peut juger de ces mauvais arbres par leurs fruits : car encore qu'il soit constant par les lettres de saint Bernard et par les auteurs du temps (5), qu'il convertit beaucoup de ces hérétiques toulousains disciples de Pierre de Bruis et de Henri, la race n'en fut pas éteinte, et ils gagnaient d'autant plus de monde qu'ils continuaient

 

1 Serm. LXV, in Cant., n. 5. — 2 II Thess., II, 7.— 3 Serm. LXVI, n. 1 ; I  Timoth., IV, 1-3. — 4 La Roq., Hist. de l’Euch., 452, 453.— 5 Epiist. CCXLII, ad Tol.; Vit. S. Bern., lit,. III, cap. V.

 

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à se cacher. On les appelait les bons hommes, tant ils étaient doux et simples en apparence : mais leur doctrine parut dans un interrogatoire que plusieurs d'eux subirent à Lombers, petite ville près d'Albi, dans un concile qui s'y tint en 1176 (1) ».

Gaucelin, évoque de Lodève, bien instruit de leurs artifices et de la saine doctrine, y fut chargé de les interroger sur leur croyance. Ils biaisent sur beaucoup d'articles, ils mentent sur d'autres; mais ils avouent en termes formels, « qu'ils rejettent l'Ancien Testament ; qu'ils croient la consécration du corps et du sang de Jésus-Christ également bonne, soit qu'elle se fasse par un laïque ou par un clerc, pourvu qu'ils soient gens de bien ; que tout serment est illicite; et que les évoques et les prêtres, qui n'avaient pas les qualités que saint Paul prescrit, ne sont ni prêtres, ni évêques. » On ne put jamais les obliger, quoi qu'on put dire, à approuver le mariage ni le baptême des petits enfants ; et le refus obstiné de reconnaître des vérités si constantes fut pris pour un aveu de leur erreur. On les condamna aussi par l'Ecriture comme gens qui refusaient de confesser leur foi ; et sur tous les points proposés ils sont vivement pressés par Ponce (a) archevêque de Narbonne, par Arnaud évêque de Nîmes, par les abbés, et surtout par Gaucelin évêque de Lodève, que Gérauld (b) évêque d'Albi, qui était présent et l'ordinaire du lieu, avait revêtu de son autorité. Je ne crois pas qu'on puisse voir en aucun concile ni la procédure plus régulière, ni l'Ecriture mieux employée, ni une dispute plus précise et plus convaincante. Qu'on nous dise encore après cela que ce qu'on dit des albigeois sont des calomnies.

Un historien du temps récite au long ce concile (2), et donne un fidèle abrégé des actes plus amples qu'on a recouvrés depuis. Voici comme il commence son récit. « Il y avait dans la province de Toulouse des hérétiques qui se faisaient appeler les bons hommes, maintenus par les soldats de Lombers. Ceux-là disaient qu'ils ne recevaient ni la loi de Moïse, ni les prophètes, ni les Psaumes, ni l'Ancien Testament, ni les docteurs du Nouveau, à

 

1 Act. Conc. Lumb., Conc., Labb., tom. X, col. 1471, an. 1116. — 2 Roger. Hoved., in Annal. Angl.

(a) D'autres disent : Adalbert ou Adelbert. — (b) Selon d'autres : Guillaume V.

 

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la réserve des Evangiles, des Epîtres de saint Paul, des sept Epîtres canoniques, des Actes et de l'Apocalypse. » C'en est assez, sans parler davantage du reste, pour faire rougir nos protestants des erreurs de leurs ancêtres.

Mais pour faire soupçonner quelque calomnie dans la procédure qu'on tint contre eux , ils remarquent qu'on les appela non point manichéens, mais ariens; que cependant les manichéens n'ont jamais été accusés d'arianisme, et que Baronius lui-même a reconnu cette équivoque (1). Quelle chicane de verbaliser sur le titre qu'on donne à une hérésie, quand on la voit désignée, pour ne point parler des autres marques, par celle de rejeter l'Ancien Testament ! Mais il faut encore montrer à ces esprits contentieux quelle raison on avait d'accuser les manichéens d'arianisme. C'est que Pierre de Sicile dit ouvertement, « qu'ils professaient la Trinité en parole, qu'ils la niaient dans leur cœur, et qu'ils en tournoient le mystère en allégories impertinentes (2). »

C'est aussi ce que saint Augustin nous apprend à fond. Fauste évêque des manichéens avait écrit : « Nous reconnaissons sous trois noms une seule et même divinité de Dieu le Père tout-puissant, de Jésus-Christ son Fils, et du Saint-Esprit (3). » Mais il ajoutait ensuite : « Que le Père habitait la souveraine et principale lumière, que saint Paul appelait inaccessible : pour le Fils, qu'il résidait dans la seconde lumière, qui est la visible ; et qu'étant double selon l'Apôtre qui nous parle de la vertu et de la sagesse de Jésus-Christ, sa vertu résidait dans le soleil, et sa sagesse dans la lune ; et enfin pour le Saint-Esprit, que sa demeure était dans l'air qui nous environne. » Voilà ce que disait Fauste : par où saint Augustin le convainc de séparer le Fils d'avec le Père, même par des lieux corporels; de le séparer encore d'avec lui-même, et de séparer le Saint-Esprit de l'un et de l'autre (4) : les situer aussi, comme faisait Fauste, dans des lieux si inégaux, c'était mettre entre les personnes divines une trop manifeste inégalité. Telles étaient ces allégories pleines d'ignorance, par lesquelles Pierre de Sicile convainquait les manichéens de nier la Trinité. Ce n'était

 

1 La Roq.; ibid.; Bar., tom. XII, an.  1176, p. 674.— 2 Petr. Sic., Hist. de Manich. — 3 Faust., ap. Aug., lib. XX cont. Faust., cap. II. — 4 Ibid., cap. VII.

 

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pas la confesser que de l'expliquer de cette sorte; mais, comme dit saint Augustin, « c'était coudre la foi de la Trinité à ses inventions. » Un auteur du douzième siècle, contemporain de saint Bernard, nous apprend que ces hérétiques ne disaient point : Gloria Patri (1) ; et Renier dit expressément que les cathares ou albigeois ne croyaient pas « que la Trinité fût un seul Dieu, mais qu'ils croyaient que le Père était plus grand que le Fils et le Saint-Esprit (2). » Il ne faut donc pas s'étonner que les catholiques aient rangé quelquefois les manichéens avec ceux qui niaient la Trinité sainte, et que par cette considération ils aient pu leur donner le nom d'Ariens.

Pour revenir au manichéisme de ces hérétiques, Guibert de Nogent, célèbre auteur du douzième siècle et plus ancien que saint Bernard , nous fait voir autour de Soissons des hérétiques, « qui faisaient un fantôme de l'incarnation ; qui rejetaient le baptême des petits enfants; qui avaient en horreur le mystère qu'on fait à l'autel ; qui prenaient pourtant les sacrements avec nous; qui rejetaient toutes les viandes et tout ce qui sort de l'union des deux sexes (3). » Ils faisaient, à l'exemple de ces hérétiques que nous avons vus à Orléans, une eucharistie et un sacrifice qu'on n'ose décrire; et pour se montrer tout à fait semblables aux autres manichéens, « ils se cachaient comme eux et se coulaient en secret parmi nous, » avouant et jurant tout ce qu'on voulait, pour se sauver du supplice.

Ajoutons à ces témoins Radulphus Ardens, auteur célèbre du onzième siècle, dans la peinture qu'il nous fait des hérétiques d'Agénois, qui « se vantent de mener la vie des apôtres; qui disent qu'ils ne mentent point; qu'ils ne jurent point; qui condamnent l'usage des viandes et du mariage ; qui rejettent l'Ancien Testament et ne reçoivent qu'une partie du Nouveau ; et ce qui est de plus terrible, admettent deux Créateurs; qui disent que le sacrement de l'autel n'est que du pain tout pur; qui méprisent le baptême et la résurrection des corps (4). » Sont-ce là des manichéens

 

1 Herib. mon., ep. Anal., III.— 2 Rin., cont. Vald., cap. VI, tom. IV, Bibl. PP., p. 759 — 3 De vità suâ, lib. III, cap. XVI.— 3 Radulp. Ard., serm. in Dom. VIII, post Trin., tom. II.

 

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bien marqués? Or on n'y voit point d'autres caractères que dans ces Toulousains et ces Albigeois, dont nous avons vu que la secte s’était répandue en Gascogne et dans les provinces voisines. Agen avait eu aussi ses docteurs particuliers : mais quoi qu'il en soit, on voit partout le même esprit, et tout y est de même forme.

Trente de ces hérétiques de Gascogne se réfugièrent en Angleterre en l’an 1160. On les appelait Poplicains ou Publicains. Mais voyons quelle était leur doctrine par Guillaume de Neubridge, historien voisin de ce temps, dont Spelman auteur protestant a inséré le témoignage dans le second tome de ses Conciles d'Angleterre : « On fit, dit-il, entrer ces hérétiques dans le concile assemblé à Oxford. Girard, qui était le seul qui sût quelque chose, répondit bien sur la substance du Médecin céleste : mais quand on vint aux remèdes qu'il nous a laissés , ils en parlèrent très-mal, ayant en horreur le baptême, l'Eucharistie et le mariage, et méprisant l'unité catholique (1). » Les protestants rangent parmi leurs ancêtres ces hérétiques venus de Gascogne (2), à cause qu'ils parlent mal du sacrement de l'Eucharistie , selon les Anglais de ce temps qui étaient persuadés de la présence réelle. Mais ils devraient considérer que ces poplicains sont accusés, non pas de nier la présence réelle, mais « d'avoir en horreur l'Eucharistie, aussi bien que le baptême et le mariage : » trois caractères visibles du manichéisme; et je ne tiens pas ces hérétiques entièrement justifiés sur le reste, sous prétexte qu'ils en répondirent assez bien, car nous avons trop vu les artifices de cette secte ; et en tout cas ils n'en seraient pas moins manichéens, quand ils auraient adouci quelques erreurs de cette secte.

Le nom même de Publicains ou de Poplicains était un nom de manichéens, comme il paraît clairement par le témoignage de Guillaume le Breton. Cet auteur, dans la Vie de Philippe Auguste dédiée à Louis son fils aîné, parlant des hérétiques « qu'on appelait vulgairement Poplicains, » dit « qu'ils rejetaient le mariage ; qu'ils regardaient comme un crime de manger de la chair; et

 

1 Guil. Neub., Rer. Angl., lib. II, cap. XIII; Conc. Ox., tom. II Conc. Angl.; Conc., Lubb., tom. X, an. 1160, col. 1405. — 2 La Roq., Hist. de l’Euch., chap. XVIII, p. 460.

 

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qu'ils avaient les autres superstitions que saint Paul remarque en peu de mots (1) : » c'était dans la première à Timothée.

Cependant nos réformés croient faire honneur aux disciples de Valdo, de les mettre au nombre des poplicains (2). Il n'en faudrait pas davantage pour condamner les vaudois. Mais je ne me veux point prévaloir de cette erreur : je laisserai aux vaudois leurs hérésies particulières ; et il me suffit ici d'avoir fait voir que les poplicains sont convaincus de manichéisme.

Je reconnais avec les protestants (3) que le traité d'Ermengard n'a pas dû être intitulé : Contre les Vaudois, comme il l'a été par Gretser ; car il ne parle en aucune sorte de ces hérétiques : mais c'est que du temps de Gretser on nommait du nom commun de Vaudois toutes les sectes séparées de Rome depuis l'onzième ou douzième siècle jusqu'au temps de Luther; ce qui fit que cet auteur, en publiant divers traités contre ces sectes, leur donna ce titre général : Contre les Vaudois. Mais il ne laissa pas de conserver à chaque livre le titre qu'il avait trouvé dans le manuscrit. Voici donc comme Ermengard ou Ermengaud avait intitulé son livre : Traité contre les hérétiques qui disent que c'est le démon, et non pas Dieu, qui a créé ce monde et toutes les choses visibles (4). Il réfute en particulier chapitre à chapitre toutes les erreurs de ces hérétiques, qui sont toutes celles du manichéisme que nous avons tant de fois marquées. S'ils parlent contre l'Eucharistie, ils ne parlent pas moins contre le baptême : s'ils rejettent le culte des Saints et d'autres points de notre doctrine, ils ne rejettent pas moins la création, l'incarnation, la loi de Moïse, le mariage, l'usage de la viande et la résurrection (5); de sorte que se prévaloir de l'autorité de cette secte, c'est mettre sa gloire dans l'infamie même.

Je passe plusieurs autres témoins, qui ne sont plus nécessaires après tant de preuves convaincantes : mais il y en a quelques-uns qu'il ne faut pas oublier, à cause qu'insensiblement ils nous introduisent à la connaissance des vaudois.

 

1 Philip., lib. I; Duch., tom. V, Hist. Franc., p. 102. — 2 La Roq., 455. — 3 Aubert, La Roq.— 4 Tom. X Bibl. PP., I part., p. 1233. — 6 Ibid., cap. XI-XIII; ibid., cap. I-III, VII; ibid., X, XV, XVI.

 

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Je produis d'abord Alanus, célèbre moine de l'ordre de Cîteaux, et l'un des premiers auteurs qui ont écrit contre les vaudois. Celui-ci dédia un traité contre les hérétiques de son temps au comte de Montpellier son seigneur, et le divisa en deux livres. Le premier regarde les hérétiques de son pays. Il leur attribue les deux principes et la fausseté de l'incarnation de Jésus-Christ avec son corps fantastique, et toutes les autres erreurs des manichéens contre la loi de Moïse, contre la résurrection, contre l'usage de la viande et du mariage : à quoi il ajoute quelques autres choses que nous n'avions pas vues encore dans les albigeois, entre autres, la damnation de saint Jean-Baptiste, pour avoir douté de la venue de Jésus-Christ (1) ; car ils prenaient pour un doute du saint précurseur ce qu'il fit dire au Sauveur du monde par ses disciples : « Etes-vous celui qui devez venir (2)?» Pensée très-extravagante, mais très-conforme à ce qu'écrit Fauste le Manichéen, au rapport de saint Augustin (3). Les autres auteurs qui ont écrit contre ces nouveaux manichéens, leur attribuent d'un commun accord la même erreur (4).

Dans la seconde partie de son ouvrage Alanus traite des vaudois , et il y fait un dénombrement de leurs erreurs, que nous verrons en son lieu : il nous suffit d'observer ici qu'il n'y arien qui ressente le manichéisme, et de voir d'abord ces deux sectes entièrement distinguées.

Celle de Valdo était encore assez nouvelle. Elle avait pris naissance à Lyon en l'an 1160 (a), et Alanus écrivait en 1202 au commencement du treizième siècle. Un peu après, et environ l'an 1209, Pierre de Vaucernay fit son Histoire des Albigeois, où traitant d'abord des diverses sectes et hérésies de son temps, il met en premier lieu les manichéens, dont il rapporte les divers partis (5) ; mais où l'on voit toujours quelques caractères de ceux qu'on a remarqués dans le manichéisme, encore que dans les uns il soit outré, et dans les autres mitigé et adouci selon la fantaisie de ces

 

1 Alan., p. 31.— 2 Matth., XI, 3. — 3 Lib. V, cont. Faust., cap. I, tom. VIII, col. 195. — 4 Ebrard, Antihœr., cap. XIII, tom. IV; Bibl. PP., p. 1332; Ermeng., cap. VI; ibid., 1339, etc.— 5 Hist. Albig. Petr. Mon. Val. Cern., cap. II, tom. V; Hist. Franc. Duchesn.

(a) D'autres disent en 1170 et même en 1180.

 

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hérétiques. Quoi qu'il en soit, tout est du fond du manichéisme ; et c'est le propre caractère de l'hérésie que Pierre de Vaucernay nous représente dans la province de Narbonne, c'est-à-dire de l'hérésie des albigeois dont il entreprend l'histoire. Il n'attribue rien de semblable à d'autres hérétiques dont il parle. « Il y avait, dit-il, d'autres hérétiques qu'on appelait Vaudois, d'un certain Valdius de Lyon. Ceux-là sans doute étaient mauvais, mais non pas à comparaison de ces premiers. » Il marque ensuite en peu de paroles quatre de leurs erreurs principales, et revient aussitôt après à ses albigeois. Mais ces erreurs des vaudois sont très-éloignées du manichéisme, comme nous verrons bientôt : et voilà encore une fois les albigeois et les vaudois, deux sectes très-bien distinguées, et la dernière sans aucune marque de manichéens.

Les protestants veulent croire que Pierre de Vaucernay parlait de l'hérésie des albigeois sans trop savoir ce qu'il disait, à cause qu'il leur attribue des blasphèmes qu'on ne trouve point même dans les manichéens. Mais qui peut garantir tous les secrets et toutes les nouvelles inventions de cette abominable secte? Ce que Pierre de Vaucernay leur fait dire des deux Jésus, dont l'un est né dans une visible et terrestre Bethléem, et l'autre dans la Bethléem céleste et invisible, est à peu près de même génie que les autres rêveries des manichéens. Cette Bethléem invisible revient assez à la Jérusalem d'en haut, que les pauliciens de Pierre de Sicile appelaient la mère de dieu, d'où Jésus-Christ était sorti. Qu'on dise tout ce qu'on voudra de Jésus visible qui n'était point le vrai Christ et que ces hérétiques croyaient mauvais, je ne vois rien en cela de plus insensé que les autres blasphèmes des manichéens. Nous trouvons chez Renier des hérétiques qui tiennent quelque chose des manichéens », et qui reconnaissent un Christ fils de Joseph et de Marie, mauvais d'abord et pécheur, mais ensuite devenu bon et réparateur de leur secte. Il est constant que ces hérétiques manichéens changeaient beaucoup. Renier, qui a été parmi eux, distingue les opinions nouvelles d'avec les anciennes, et remarque qu'il s'y était produit beaucoup de nouveautés de son temps, et depuis l'an 1230 (2). L'ignorance et l'extravagance ne demeurent

 

1 Ren., cont. Val., cap. VI, tom. IV, II part., Bibl. PP., p. 753.— 2 Ibid., p. 759.

 

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guère dans un même état, et n'ont point de bornes dans les hommes. Quoi qu'il en soit, si c'était la haine qu'on avait pour les albigeois qui leur faisait attribuer le manichéisme, ou si l'on veut quelque chose de pis, d'où vient le soin qu'on prenait d'en excuser les vaudois, puisqu'on ne peut pas supposer qu'ils fussent plus aimés que les autres, ni ennemis moins déclarés de l'Eglise romaine? Cependant voilà déjà deux auteurs très zélés pour la doctrine catholique et très-opposés aux vaudois, qui prennent soin de les séparer des albigeois manichéens.

En voici encore un troisième, qui n'est pas moins considérable. C'est Ebrard, natif de Béthune, dont le livre, intitulé Antihérésie, est composé contre les hérétiques de Flandre. Ces hérétiques s'appelaient Piples ou Piphles dans le langage du pays (1). Un auteur protestant ne conjecture pas mal, quand il veut que ce mot de Piphles soit corrompu de celui de Poplicains (2); et par là on peut connaître que ces hérétiques flamands étaient comme les poplicains, des manichéens parfaits, bons protestants toutefois si nous en croyons les calvinistes, et dignes d'être leurs ancêtres. Mais pour ne nous arrêter pas au nom, il n'y a qu'à entendre Ebrard, auteur du pays, quand il nous parle de ces hérétiques (3). Le premier trait qu'il leur donne, c'est qu'ils rejetaient la loi et le Dieu qui l'avait donnée : le reste va de même pied, et ils méprisaient ensemble le mariage, l'usage des viandes et les sacrements.

Après avoir mis par ordre tout ce qu'il avait à dire contre cette secte, il parle contre celle des vaudois (4), qu'il distingue comme les autres de celle des nouveaux manichéens ; et c'est le troisième témoin que nous ayons à produire. Mais en voici un quatrième plus important en ce fait que tous les autres.

C'est Renier, de l'ordre des Frères Prêcheurs, dont nous avons déjà rapporté quelques passages. Il écrivit environ l'an 1250 ou 54, et il intitula son livre : De Hœreticis : Des Hérétiques, comme il le témoigne dans sa préface. Il se qualifie frère Renier, autrefois hérésiarque, et maintenant prêtre, à cause qu'il avait été dix-sept ans parmi les cathares, comme il le répète par deux fois. Cet

 

1 Bibl. PP., p. 1075; Pet. de Val. Cern., ibid., cap. II. — 2 La Roq., 454. — La Roq., cap. 1, 2, 3 et seq. — 3 Cap. XXV.

 

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auteur est bien connu des protestants, qui ne cessent de nous vanter la belle peinture qu'il a faite des mœurs des vaudois (1). Il en est d'autant plus croyable, puisqu'il nous dit si sincèrement le bien et le mal. Au reste on ne  peut pas dire qu'il n'ait pas été bien instruit de toutes les sectes de son temps. Il avait souvent assisté à l'examen des hérétiques , et c'était là qu'on approfondissait avec un soin extrême jusques aux moindres différences de tant de sectes obscures et artificieuses dont la chrétienté était alors inondée. Plusieurs se convertissaient et révélaient tous les secrets de leur secte, qu'on prenait grand soin de retenir. C'était une partie de la guérison, de bien connaître le mal. Outre cela Renier s'appliquait à lire les livres des hérétiques, comme il fit le grand volume de Jean de Lyon, un des chefs des nouveaux manichéens (2); et c'est de là qu'il a extrait les articles de sa doctrine qu'il a rapportés. Il ne faut donc pas s'étonner que cet auteur nous ait raconté plus exactement qu'aucun autre les différences des sectes de son temps.

La première dont il nous parle est celle des pauvres de Lyon , descendus de Pierre Valdo; et il en rapporte tous les dogmes jusques aux moindres précisions (3). Tout y est très-éloigné des manichéens, comme on verra dans la suite. De là il passe aux autres sectes qui tiennent du manichéisme; et il vient enfin aux cathares, dont il savait tout le secret : car outre qu'il avait été, comme on a vu, dix-sept ans entiers parmi eux et des plus avant dans la secte, il avait entendu prêcher leurs plus grands docteurs, et entre autres un nommé Nazarius le plus ancien de tous, qui se vantait d'avoir pris ses instructions, il y avait soixante ans, des deux principaux pasteurs de l'église de Bulgarie (4). Voilà toujours cette descendance de la Bulgarie. C'est de là que les cathares d'Italie, parmi lesquels Renier vivait, tiraient leur autorité ; et comme il a été parmi eux durant tant d'années, il ne faut pas s'étonner qu'il nous ait mieux expliqué, et plus en particulier, leurs erreurs, leurs sacrements, leurs cérémonies, les divers partis qui s'étaient formés parmi eux avec les rapports aussi bien que les différences des uns

 

1 Ren., cont. Val., tom. IV, Bibl. PP., part. II, p. 716; Prœf., ibid., 746 ;  ibid., 756, 757; ibid., cap. VII, p. 765; ibid., cap. XIV, p. 748. — 2 Ibid., cap. VI, p. 762, 763. — 3 Ibid., cap. V, p. 749, et seqq. — 4 Ibid., cap. VI. p. 753-755, 763.

 

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et des autres. On y voit partout très-clairement les principes, les impiétés et tout l'esprit du manichéisme. La distinction des élus et des auditeurs, caractère particulier de la secte célèbre dans saint Augustin et dans les autres auteurs, se trouve ici marquée sous un autre nom. Nous apprenons de Renier que ces hérétiques, outre les cathares ou les purs, qui étaient les parfaits de la secte, avaient encore un autre ordre qu'ils appelaient leurs croyants (1), composés de toutes sortes de gens. Ceux-ci n'étaient pas admis à tous les mystères ; et le même Renier raconte que le nombre des parfaits cathares de son temps où la secte était affaiblie, ne passait pas quatre mille dans toute la chrétienté; mais « que les croyants étaient innombrables : compte, dit-il, qui a été fait plusieurs fois parmi eux (2). »

Parmi les sacrements de ces hérétiques, il faut remarquer principalement leur imposition des mains pour remettre les péchés : ils l'appelaient la consolation; elle tenait lieu de baptême et de pénitence tout ensemble. On la voit dans le concile d'Orléans dont nous avons parlé, dans Ecbert, dans Enervin et dans Ermengard. Renier l'explique mieux que les autres, comme un homme qui était nourri dans le secret de la secte (3). Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans le livre de Renier, c'est le dénombrement exact des églises des cathares et de l'état où elles étaient de son temps. On en comptait seize dans tout le monde, et il range avec les autres « l'église de France, l'église de Toulouse, l'église de Cahors, l'église d'Albi ; » et enfin « l'église de Bulgarie et l'église de Dugranicie, d'où, » dit-il, « sont venues toutes les autres. » Après cela, je ne vois pas comment on pourrait douter du manichéisme des albigeois, ni qu'ils ne soient descendus des manichéens de la Bulgarie. On n'a qu'à se souvenir des deux ordres de la Bulgarie et de la Drungarie dont nous a parlé l'auteur de Vignier, et qui s'unirent ensemble dans la Lombardie. Je répète encore une fois qu'on n'a pas besoin de chercher ce que c'est que la Drungarie. Ces hérétiques obscurs prenaient souvent leur nom

 

1 Ren., cont. Val., tom. IV, Bibl. PP., part. II, cap. VI, p. 756. — 2 Ibid., p. 759. — 3 Ren., cap. XIV, tom. IV, Bibl. PP., I part., p. 1254; ibid., p. 759.

 

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de lieux inconnus. Renier nous parle des Runcariens, (1) une secte de manichéens de son temps, dont le nom venait d'un village. Qui sait si ce mot de Runcariens n'était pas une corruption de celui de Drungariens?

Nous voyons dans le même auteur et ailleurs tant de divers noms de ces hérétiques, que ce serait un vain travail d'en rechercher l'origine. Patariens, Poplicains, Toulousains, Albigeois, Cathares : c'était, sous des noms divers et souvent avec quelques diversités, des sectes de manichéens , tous venus de la Bulgarie ; d'où aussi ils prenaient le nom qui était le plus dans la bouche du vulgaire.

Cette origine est si certaine, que nous la voyons encore reconnue au treizième siècle. «En ces temps, dit Matthieu Paris (c'est en l'an 1223), les hérétiques albigeois se firent un antipape nommé Barthélemi dans les confins de la Bulgarie, de la Croatie et de la Dalmatie (2). » On voit ensuite que les albigeois allaient le consulter en foule ; qu'il avait un vicaire à Carcassonne et à Toulouse, et qu'il envoyait ses évêques de fous côtés : ce qui revient manifestement à ce que disait Enervin (3), que ces hérétiques avaient leur pape, encore que le même auteur nous apprenne que tous ne le reconnaissaient pas. Et afin qu'on ne doutât point de l'erreur de ces albigeois de Matthieu Paris, le même auteur nous raconte que « les albigeois d'Espagne, » qui prirent les armes en 1234, entre plusieurs autres erreurs, « niaient principalement le mystère de l'Incarnation (4). »

Au milieu de tant d'impiétés ces hérétiques avaient un extérieur surprenant. Enervin les fait parler en ces termes : « Vous autres, disaient-ils aux catholiques, vous joignez maison à maison et champ à champ : les plus parfaits d'entre vous, comme les moines et les chanoines réguliers, s'ils ne possèdent point de biens en propre, les ont du moins en commun. Nous qui sommes les pauvres de Jésus-Christ, sans repos, sans domicile certain, nous errons de ville en ville comme des brebis au milieu des loups, et

 

1 Ren., cap. XIV, tom. IV, Bibl. PP., I part., p. 753, 765. — 2 Malt. Paris, in Henr. III, an. 1223, p. 317. — 3 Epist. Enerv. ad S. Bern., anal. Mabil., III. —4 Ibid., an. 1234, p. 395.

 

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nous souffrons persécution comme les apôtres et les martyrs (1). » Ensuite ils vantaient leurs abstinences, leurs jeûnes, la voie étroite où ils marchaient, et se disaient les seuls sectateurs de la vie apostolique, parce que se contentant du nécessaire, ils n'avaient ni maison, ni terre , ni richesses, « à cause, disaient-ils, que Jésus-Christ n'avait ni possédé de semblables choses, ni permis à ses disciples d'en avoir. »

Selon saint Bernard, il n'y avait « rien en apparence de plus chrétien » que leurs discours, « rien de plus irréprochable que leurs mœurs (2). » Aussi s'appelaient-ils les Apostoliques (3), et ils se vantaient de mener la vie des apôtres. Il me semble que j'entends encore un Fauste le Manichéen, qui disait aux catholiques chez saint Augustin : « Vous me demandez si je reçois l'Evangile? Vous le voyez en ce que j'observe ce que l'Evangile prescrit : c'est à vous à qui je dois demander si vous le recevez, puisque je n'en vois aucune marque dans votre vie. Pour moi j'ai quitté père, mère, femme et enfants, l'or, l'argent, le manger, le boire, les délices, les voluptés, content d'avoir ce qu'il faut pour la vie d'un jour à l'autre. Je suis pauvre, je suis pacifique, je pleure, je souffre la faim et la soif, je suis persécuté pour la justice : et vous doutez que je reçoive l'Evangile (4) ? » Après cela, prendra-t-on encore les persécutions comme une marque de la vraie Eglise et de la vraie piété? C'est un langage de manichéens.

Mais saint Augustin et saint Bernard leur font voir que leur vertu n'était qu'une vaine ostentation. Pousser l'abstinence des viandes jusqu'à dire qu'elles sont immondes et mauvaises de leur nature, et la continence jusqu'à la condamnation du mariage, c'est d'un côté s'attaquer au Créateur, et de l'autre lâcher la bride aux mauvais désirs en les laissant absolument sans remède (5). Ne croyez jamais rien de bon de ceux qui outrent la vertu. Le dérèglement de leur esprit, qui mêle tant d'excès dans leurs discours, introduit mille désordres dans leur vie.

Saint Augustin nous apprend que ces gens, qui ne se permettaient

 

1 Anal. III, 454. — 2 Serm. LXV, in Cant., n. 5. — 3 Serm. LXVI, n. 8. — 4 Lib. V, cont. Faust., cap. I, tom. VIII, col. 195.— 5 Bern., serm. LXVI, in Cant.

 

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pas le mariage, se permettaient toute autre chose. C'est que, selon leurs principes, j'ai honte d'être contraint de le répéter, c'était proprement la conception qu'il fallait avoir en horreur ; et on voit quelle porte était ouverte aux abominations dont les anciens et les nouveaux manichéens sont convaincus. Mais comme, parmi les sectes différentes de ces nouveaux manichéens, il y avait des degrés de mal, les plus infâmes de tous étaient ceux qu'on appelait Patariens (1); ce que je suis bien aise de remarquer à cause de nos réformés qui les mettent nommément parmi les vaudois, qu'ils se glorifient d'avoir pour ancêtres (2).

Ceux qui vantent le plus leur vertu et la pureté de leur vie, sont ordinairement les plus corrompus. On aura pu remarquer comme ces impurs manichéens se sont glorifiés dans leur origine et dans toute la suite de la secte, d'une vertu plus sévère que les autres; et pour se faire valoir davantage, ils disaient que les sacrements et les mystères perdaient leur force dans des mains impures. Il importe de bien remarquer cette partie de leur doctrine que nous avons vue dans Enervin, dans saint Bernard et dans le concile de Lombez. C'est pourquoi Renier répète par deux fois, que cette imposition des mains qu'ils appelaient la consolation, et où ils mettaient la rémission des péchés, était inutile à celui qui la recevait, si celui qui la donnait était en péché lui-même, quand son péché serait caché (3). La raison qu'ils rendaient de cette doctrine, selon Ermengard (4), est que lorsqu'on a perdu le Saint-Esprit, on ne peut plus le donner, qui était la même raison dont se servaient les anciens donatistes.

C'était encore pour faire les saints et s'élever au-dessus des autres, qu'ils disaient que le chrétien ne devait jamais affirmer la vérité par serment, pour quelque cause que ce fût, pas même en justice (5) : et qu'il n'était permis de punir personne de mort, pas même les plus criminels (6). Les vaudois, comme nous verrons,

 

1 Ren., cap. XVI ; Ebrard., cap. XXVI, tom. IV, Bibl. PP., I part., p. 1178; Ren., cap. VI, tom. IV, Bibl. PP., II part., p. 753.— 2 La Roq., Hist. de l'Euch., I part., cap. XVIII, p. 445.— 3 Ren., cap. VI; ibid., p. 756, 759. — 4 Enrmeg., cap. XIV, de imp. Man., ibid., p. 1254. — 5 Bern., serm. LXVI, in Cant., n. 2. — 6 Ebrard , cap. XIV, XV; Erm., cap. XVIII, XIX: ibid., p. 1134, 1136, 1260, 1261.

 

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prirent d'eux joutes ces maximes outrées et tout ce vain extérieur de piété.

Voilà quels étaient les albigeois, selon tous les auteurs du temps, sans en excepter un seul. Les protestants en rougissent, et nous disent pour toute réponse que ces excès, ces erreurs et tous ces dérèglements des albigeois sont des calomnies de leurs ennemis. Mais ont-ils une seule preuve de ce qu'ils avancent, ou un seul auteur du temps, et de plus de quatre cents ans après, qui les justifie? Pour nous, nous produisons autant de témoins qu'il y a eu dans tout l'univers d'auteurs qui ont parlé de cette secte. Ceux qui ont été dans leur croyance nous ont révélé ses abominables secrets après leur conversion. Nous suivons la secte damnable jusqu'à sa source : nous montrons d'où elle est venue, par où elle a passé, tous ses caractères, et toute sa descendance qui la lie au manichéisme. On nous oppose des conjectures, et encore quelles conjectures ? On les va voir, car je veux ici rapporter les plus vraisemblables.

Le plus grand effort des adversaires est pour justifier Pierre de Bruis et son disciple Henri. Saint Bernard, dit-on, les accuse de condamner et la viande et le mariage. Mais Pierre le Vénérable , abbé de Cluni, qui a réfuté presque en même temps Pierre de Bruis, ne parle point de ces erreurs, et ne lui en attribue que cinq : de nier le baptême des petits enfants, de condamner les temples sacrés, de briser les croix au lieu de les adorer, de rejeter l'Eucharistie, de se moquer des oblations et des prières pour les morts (1). Saint Bernard assure que cet hérétique et ses sectateurs « ne recevaient que l'Evangile (2). » Mais Pierre le Vénérable n'en parle « qu'en doutant. La renommée, dit-il, a publié que vous ne croyez pas tout à fait ni à Jésus-Christ, ni aux prophètes, ni aux apôtres : mais il ne faut pas croire aisément les bruits qui sont souvent trompeurs, puisque même il y en a qui disent que vous rejetez tout le canon des Ecritures (3). » Sur quoi il ajoute : « Je ne veux pas vous blâmer de ce qui n'est pas certain. » Ici les protestants louent la prudence de Pierre le Vénérable, et blâment la crédulité

 

1 Pet. Ven., cont. Petrob., tom. XXII, Bib. Max., p. 1034. — 2 Serm. LXV, in Cant., n. 3. — 3 Pet. Ven., ibid., p. 1037.

 

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de saint Bernard, qui avait trop légèrement déféré à des bruits confus.

Mais premièrement à ne prendre que ce que l'abbé de Cluni reprend comme certain dans cet hérétique, il y en a plus qu'il ne faut pour le condamner. Calvin a compté parmi les blasphèmes la doctrine qui nie le baptême des petits enfants (1). Le nier avec Pierre de Bruis et son disciple Henri, c'était refuser le salut à l'âge le plus innocent qui soit parmi les hommes : c'était dire que depuis tant de siècles, où l'on ne baptise presque plus que des enfants, il n'y a plus de baptême dans le monde, il n'y a plus de sacrements, il n'y a plus d'Eglise, ni de chrétiens. C'est ce qui donnait de l'horreur à Pierre le Vénérable. Les autres erreurs de Pierre de Bruis, que ce vénérable auteur (a) a réfutées, ne sont pas moins insupportables. Ecoutons ce que lui reproche sur l'Eucharistie le saint abbé de Cluni, qui vient de nous déclarer qu'il ne veut rien objecter que de certain. « Il nie, dit-il, que le corps et le sang de Jésus-Christ puissent être faits par la vertu de la divine parole et le ministère du prêtre, et il assure que tout ce qu'on fait à l'autel est inutile (2). » Ce n'est pas nier seulement la vérité du corps et du sang, mais, comme les manichéens, rejeter absolument l'Eucharistie. C'est pourquoi le saint abbé ajoute un peu après : «Si votre hérésie se renfermait dans les bornes de celle de Bérenger, qui en niant la vérité du corps n'en niait pas le sacrement ou l'apparence et la figure, je vous renvoyerais aux docteurs qui l'ont réfuté. Mais, poursuit-il un peu après, vous ajoutez erreur à erreur, hérésie à hérésie; et vous ne niez pas seulement la vérité de la chair et du sang de Jésus-Christ, mais leur sacrement, leur figure et leur apparence ; et ainsi vous laissez le peuple de Dieu sans sacrifice. »

Pour les erreurs dont ce saint abbé ne parle pas et celles dont il doute, il est aisé de comprendre que c'est qu'elles n'étaient pas encore assez avérées, et qu'on n'a voit pas pénétré d'abord tous les secrets d'une secte qui avait tant de replis et tant de détours. On les découvrait peu à peu ; et Pierre le Vénérable nous apprend lui-même que Henri, disciple de Bruis, avait beaucoup ajouté

 

1 Opusc. cont. Servet. — 2 Ibid., 1057.

(a) 1ère édit. : Les autres erreurs, que ce vénérable auteur...

 

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aux cinq chapitres qu'on avait repris dans son maître (1). Il avait entre ses mains l'écrit où l'on avait recueilli de la propre bouche de l'hérésiarque toutes ses nouvelles erreurs. Mais ce saint abbé attendait, pour les réfuter, qu'il en fût encore plus assuré. Saint Bernard, qui a vu de près ces hérétiques, en savait plus que Pierre le Vénérable, qui n'en écrivait que par rapport : mais il ne savait pas tout, et c'est pourquoi il n'osait pas les appeler tout à fait manichéens (2) ; car il n'était pas moins circonspect que Pierre le Vénérable à ne leur rien imputer que de certain. En effet voici comme il parle de leurs impuretés : « On dit qu'ils font en secret des choses honteuses (3). » On dit, c'est qu'il ne les savait pas encore avec certitude, et c'est pourquoi il n'osait en parler positivement. Ceux qui les ont sues en ont parlé : mais cette discrétion de saint Bernard nous fait voir combien est certain ce qu'il leur objecte.

Mais, dit-on, il était crédule, et Othon de Frisingue, auteur du temps, lui en a fait le reproche. Il faut encore écouter cette conjecture que les protestants font tant valoir (4). Il est vrai, Othon de Frisingue trouve saint Bernard trop crédule, à cause qu'il fit condamner les erreurs visibles de Gilbert de la Poirée (a) évoque de Poitiers (5), que son disciple Othon tâchait d'excuser. Ce reproche d'Othon est donc une excuse qu'un disciple affectionné prépare à son maître. Voyons toutefois en quoi il fait consister la crédulité de saint Bernard. « C'est , dit Othon, que cet abbé, et par la ferveur de sa foi, et par sa bonté naturelle, avait un peu trop de crédulité; en sorte que des docteurs qui se fiaient trop à la raison humaine et à la sagesse du siècle, lui devenaient suspects; et si on lui rapportait que leur doctrine ne fût pas tout à fait conforme à la foi, il le croyait aisément (6). » Avait-il tort ? Non sans doute, et l'expérience fait assez voir que Pierre Abélard, qui lui devint suspect par cette raison, et Gilbert, qui expliquait la Trinité plutôt selon les Topiques d'Aristote que selon la tradition et la règle de la foi, s'écartèrent du bon chemin, puisque leurs

 

1 Ep. ad Episc. Arelat., etc., ante Epist. contra Petrob., ibid., p. 1034. — 2 Serm. LXVI, in Cant. — 2 Serm. LXV. — 3 Albert. La Roq. — 4 Oth. Fris., in Frider., lib. I, cap. XLVI, XLVII. — 6 Ibid.

(a) De la Porrée.

 

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erreurs condamnées dans les conciles, sont également abandonnées des catholiques et dos protestants.

N'accusons donc pas ici la crédulité de saint Bernard. S'il nous a représenté Henri le disciple de Pierre de Bruis et le séducteur des Toulousains, comme le plus scélérat et le plus hypocrite de tous les hommes, tous les auteurs du temps en ont fait le même jugement (1). Les erreurs qu'il attribue aux disciples de ces hérétiques ont été reconnues, et se découvraient tous les jours de plus en plus, comme la suite de cette histoire l'a fait paraître. Ce n'était pas témérairement que saint Bernard leur imputait celles que nous trouvons dans ses sermons. « Je veux, dit-il, vous raconter leurs impertinences, que  nous avons reconnues par leurs réponses qu'ils ont faites sans y penser aux catholiques, ou par les reproches mutuels que leurs divisions ont fait éclater, ou par les choses qu'ils ont avouées lorsqu'ils se sont convertis (2). » Voilà comme on reconnut ces impertinences, que saint Bernard appelle dans la suite des blasphèmes. Quand il n'y aurait autre chose dans les henriciens que leur aveugle attachement pour ces femmes qu'ils tenaient dans leur compagnie, comme le raconte saint Bernard, et avec lesquelles ils passaient leur vie enfermés dans la même chambre nuit et jour, c'en serait assez pour les avoir en horreur. Cependant la chose était si publique, que saint Bernard voulait qu'on les connût à cette marque : « Dites-moi, leur disait-il, mon ami, quelle est cette femme? Est-ce votre épouse? Non, répondent-ils, cela ne convient pas à ma profession. Est-ce votre fille, votre sœur, votre nièce? Non, elle ne m'appartient par aucun degré de parenté. Mais savez-vous qu'il n'est pas permis selon les lois de l'Eglise à ceux qui ont professé la continence, de demeurer avec des femmes ? Chassez donc celle-ci, si vous ne voulez pas scandaliser l'Eglise : autrement ce fait, qui est manifeste, nous fera soupçonner le reste qui ne l'est pas tant (3). » Il n'était pas trop crédule dans ce soupçon, et la turpitude de ces faux continents a depuis été révélée à toute la terre.

D'où vient donc que les protestants entreprennent la défense de

 

1 Epist. CCXLI, ad Hildeph., com. Pet. Ven., cont. Petrob.; Act. Hild., Anal, III, p. 312 et seq., etc. — 2 Serra, LXV, in Cant., n. 8. — 3 Ibid., n. 6.

 

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ces scélérats? La cause en est trop claire. C'est l'envie de se donner des prédécesseurs. Ils ne trouvent que de telles gens qui rejettent et le culte de la croix, et la prière des Saints, et l'oblation pour les morts. Ils sont fâchés de ne remarquer les commencements de leur Réforme que dans des manichéens. Parce qu'ils grondent contre le Pape et contre l'Eglise romaine, la Réforme est bien disposée en leur faveur. Les catholiques de ce temps-là leur reprochent de penser mal de l'Eucharistie. Nos protestants voudraient bien que ce fussent de simples bérengariens, et non pas des manichéens à qui l'Eucharistie déplaît dans son fond. Mais enfin quand cela serait, ces réformés, que vous voulez être de vos gens, cachaient leur doctrine, fréquentaient les églises, honoraient les prêtres, allaient à l'offrande : ils se confessaient, ils communiaient, ils prenaient avec nous, poursuit saint Bernard, le corps et le sang de Jésus-Christ (1). » Les voilà donc dans nos assemblées, qu'ils détestaient dans leur cœur comme des conventicules de Satan ; à la messe, qu'ils regardaient dans leur erreur comme une idolâtrie et un sacrilège ; et enfin dans les exercices de l'Eglise romaine, qu'ils croyaient le royaume de l'Antéchrist. Est-ce là les disciples de celui qui a ordonné de prêcher son Evangile sur les toits ? Sont-ce là les enfants de lumière ? Ces œuvres sont-elles de celles qui paraissent dans le jour, ou de celles que la nuit doit cacher? En un mot, est-ce là les prédécesseurs que se donne la Réforme ?

 

HISTOIRE   DES   VAUDOIS.

 

Les vaudois ne valent pas mieux pour établir une succession légitime. Leur nom est tiré de Valdo, auteur de la secte. C'est dans Lyon qu'ils prirent naissance. On les nomma les pauvres de Lyon à cause de la pauvreté qu'ils affectaient ; et comme la ville de Lyon se nommait alors Leona en latin, on les appela aussi tout court Léonistes ou Lyonistes, comme qui eût dit les Lyonnais.

On les appela encore les Insabbatés, d'un ancien mot qui signifiait des souliers, d'où sont venus d'autres mots d'une semblable

 

1 Serm. LXV, in Cant., n. 8; Eckbert. Rein.

 

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signification, qui sont encore en usage en beaucoup de langues aussi bien que dans la nôtre. C’est de là donc qu'on les appela les Insabbatés (1), à cause de certains souliers d'une forme particulière qu'ils coupaient par-dessus pour faire paraître les pieds nus (a), à l'exemple des apôtres, à ce qu'ils disaient ; et ils affectaient cette chaussure, pour marque de leur pauvreté apostolique.

Voici maintenant leur histoire en abrégé. Lorsqu'ils se sont séparés, ils n'avaient encore que très-peu de dogmes contraires aux nôtres, et peut-être point du tout. En l'an 1160, Pierre Valdo (b), marchand de Lyon, dans une assemblée où il était selon la coutume avec les autres riches trafiquants, fut si vivement frappé de la mort subite d'un des plus apparents de la troupe, qu'il distribua aussitôt tout son bien, qui était grand, aux pauvres de cette ville (2) ; et en ayant par ce moyen ramassé un grand nombre, il leur apprit la pauvreté volontaire, et à imiter la vie de Jésus-Christ et des apôtres. Voilà ce que dit Renier, que les protestants flattés des éloges que nous verrons qu'il donne aux vaudois, veulent qu'on croie sur ce sujet plus que tous les autres auteurs. Mais on va voir ce que peut la piété mal conduite. Pierre Pylicdorf, qui a vu les vaudois dans leur force et en a représenté non-seulement les dogmes, mais encore la conduite avec beaucoup de simplicité et de doctrine, dit que ce Valdo, touché des paroles de l'Evangile où la pauvreté est si hautement recommandée, crut que la vie apostolique ne se trouvait plus sur la terre (3). Résolu de la renouveler, il vendit tout ce qu'il avait. « D'autres en firent autant touchés de componction, » et ils s'unirent ensemble dans ce dessein. Au commencement cette secte, obscure et timide, ou n'avait encore aucun dogme particulier, ou ne se déclarait pas ; ce qui a fait qu'Ebrard de Béthune n'y remarque que l'affectation d'une superbe et oisive pauvreté. On voyait ces Insabbatés ou ces Sabbatés, comme il les nomme (4) avec leurs pieds nus, ou plutôt avec « leurs souliers

 

1 Ebrard., ibid., cap. XXV; Conrad., Ursper., Chron. ad an. 1212.— 2 Ren., cap. V, p. 749. — 3 Lib. cont. Vald., cap. I, tom. IV, Bibl. pp., II part., p. 779. — 4 Antih., cap. XXV; ibid., 1168.

 

(a) Insabbatati : ensabatés ou ensabotés, suivant qu'on fait venir le mot de savates ou de sabots. Cette sorte de chaussure devait r-tre une marque de la pauvreté évangélique. — (b) Né au village de Vaux en Dauphiné, d'où le nom Pierre de Vaux, ou Petrus de Valdo, ou Valdo tout court.

 

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coupés » par-dessus, attendre l'aumône et ne vivre que de ce qu'on leur donnait. On n'y blâmait d'abord que l'ostentation ; et sans encore les ranger avec les hérétiques, on leur reprochait seulement qu'ils en imitaient l'orgueil (1). Mais écoutons la suite de leur histoire (2) : « Après avoir vécu quelque temps dans cette pauvreté prétendue apostolique, ils s'avisèrent que les apôtres n'étaient pas seulement pauvres, mais encore prédicateurs » de l'Evangile. Ils se mirent donc à prêcher à leur exemple, afin d'imiter en tout la vie apostolique. Mais les apôtres étaient envoyés ; et ceux-ci, que leur ignorance rendait incapables de cette mission, furent exclus par les prélats, et enfin par le Saint-Siège, d'un ministère qu'ils avaient usurpé sans leur permission. Ils ne laissèrent pas de continuer secrètement, et murmuraient contre le clergé qui les empêchait de prêcher, à ce qu'ils disaient, par jalousie et à cause que leur doctrine et leur sainte vie confondaient ses mœurs corrompues (3).

Quelques protestants ont voulu dire que Valdo était un homme de savoir : mais Renier dit seulement qu'il « avait quelque peu de littérature: aliquantulùm litteratus (4). » D'autres protestants, au contraire, tirent avantage du grand succès qu'il a eu dans son ignorance. Mais on ne sait que trop les adresses qui se peuvent souvent trouver dans les esprits les plus ignorants pour attirer leurs semblables, et Valdo n'a séduit que de telles gens.

Cette secte en peu de temps fit du progrès. Bernard, abbé de Fontcald, qui en a vu les commencements, en marque l'élévation sous le pape Lucius III (5). Le pontificat de ce Pape commence en 1181, c'est-à-dire vingt ans après que Valdo eut paru dans Lyon. Il lui fallut bien vingt ans à s'étendre, et à faire un corps de secte qui méritât d'être regardé. Alors donc Lucius III les condamna; et comme son pontificat n'a duré que quatre ans, il faut que cette première condamnation des vaudois soit arrivée entre l'année 1181 où ce Pape fut élevé à la chaire de saint Pierre, et l'année 1185 où il mourut.

Conrad, abbé d'Ursperg, qui a vu de près les vaudois, comme

 

1 Antih., cap. XXV ; ibid., 1170.— 2 Pylicd., ibid.— 3 Ibid.; Rem, ibid.— 4 Ren., cap. VI.— 5 Bern., abb. Font., adv. Vald. sect., tom. IV, Bibl. PP., Prœf., p. 1195.

 

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nous dirons, a écrit que le pape Lucius « les mit au nombre des hérétiques, à cause de quelques dogmes et observances superstitieuses (1). » Jusqu'ici ces dogmes ne sont pas encore expliqués : mais on m'avouera que si les vaudois eussent nié des dogmes aussi remarquables que celui de la présence réelle, matière rendue si célèbre par la condamnation de Bérenger, on ne se serait pas contenté de dire en gros qu'ils avaient « quelques dogmes superstitieux. »

Environ dans le même temps, en l'an M94, une ordonnance d'Alphonse ou Ildefonse, roi d'Arragon, range les vaudois ou insabbatés, autrement les pauvres de Lyon, parmi les hérétiques anathématisés par l'Eglise ; et c'est une suite manifeste de la sentence prononcée par Lucius III (2). Après la mort de ce Pape, comme malgré son décret ces hérétiques s'étendaient beaucoup, et que Bernard, archevêque de Narbonne, qui les condamna de nouveau après un grand examen, ne put arrêter le cours de cette secte, plusieurs personnes pieuses, ecclésiastiques et autres, procurèrent une conférence pour les ramener à l'amiable (3). « On choisit de part et d'autre pour arbitre » de la conférence un saint prêtre nommé « Raimond de Daventrie, homme illustre par sa naissance, mais encore plus illustre par sa sainte vie. » L'assemblée fut fort solennelle, « et la dispute fut longue. » On produisit de part et d'autre les passages de l'Ecriture dont on prétendait s'appuyer. Les vaudois furent condamnés, et déclarés hérétiques sur tous les chefs de l'accusation.

On voit par là que les vaudois, quoique condamnés, n'a voient pas encore rompu toutes mesures avec l'Eglise romaine, puisqu'ils convinrent d'un arbitre catholique et prêtre. L'abbé de Fontcald, qui fut présent à la conférence, a rédigé par écrit avec beaucoup de netteté et de jugement les points débattus, et les passages qu'on employa de part et d'autre : de sorte qu'il n'y a rien de meilleur pour connaître tout l'état de la question, telle qu'elle était alors et au commencement de la secte.

 

1 Chron., ad. an. 1212. — 2 Apud Em., II part., direc. Inq., q. XIV, p. 287 ; et apud Maria, Praef., in Luc;  Tud., tom. IV, Bibl., PP., IIe part., p. 582. — 3 Bern. de Font. Cal. advers. Vald. sert., in Praef., tom. IV, Bibl. PP., III part, p. 1195.

 

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La dispute roule principalement sur l'obéissance qui était due aux pasteurs. On voit que les vaudois la leur refusaient, et que malgré toutes les défenses ils se croyaient en droit de prêcher, hommes et femmes. Comme cette désobéissance ne pouvait être fondée que sur l'indignité des pasteurs, les catholiques en prouvant l'obéissance qui leur est due, prouvent qu'elle est due même à ceux qui sont mauvais, et que quel que soit le canal, la grâce ne laisse pas de se répandre sur les fidèles (1). Pour la même raison on fait voir que les médisances contre les pasteurs, d'où on prenait le prétexte de la désobéissance, sont défendues par la loi de Dieu (2). Dans la suite on attaque la liberté que se donnaient les laïques de prêcher sans la permission des pasteurs, et même malgré leurs défenses; et on fait voir que ces prédications séditieuses tendent à la subversion des faibles et des ignorants (3). Surtout on prouve par l'Ecriture que les femmes, qui n'ont que le silence en partage, ne doivent pas se mêler d'enseigner (4). Enfin on montre aux vaudois le tort qu'ils ont de rejeter la prière pour les morts, qui avait tant de fondement dans l'Ecriture et une suite si évidente de la tradition (5) : et comme ces hérétiques s'absentaient des églises pour prier entre eux en particulier dans leurs maisons, on leur fait voir qu'ils ne devaient pas abandonner la maison d'oraison, dont toute l'Ecriture et le Fils de Dieu lui-même avait tant recommandé la sainteté (6).

Sans examiner ici qui a raison ou tort dans cette querelle, on voit quel en était le fondement et quels furent les points contestés ; et il est plus clair que le jour que dans ces commencements, loin qu'il s'agît ou de la présence réelle et de la transsubstantiation, ou des sacrements, on ne parlait pas encore de la prière des Saints, de leurs reliques, ou de leurs images.

Ce fut à peu près dans ce même temps qu'Alanus écrivit le livre dont il a été parlé : où après avoir soigneusement distingué les vaudois des autres hérétiques de son temps, il entreprend de prouver, contre leur doctrine, « qu'on ne doit point prêcher sans

 

1 Bern. de Font. Cal. advers. Vald. sect., cap. II, tom. IV, cap. I, II, Bibl. PP., III part., p. 1195. — 2 Ibid., cap. III. — 3 Ibid., cap. IV et seq. — 4  Ibid., cap. VII. — 5 Ibid., cap. VIII.— 6 Ibid., IX.

 

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mission; qu'il faut obéir aux prélats, et non-seulement aux bons, mais encore aux mauvais; que leur mauvaise vie ne leur fait pas perdre leur puissance ; que c'est à l'ordre sacré qu'il faut attribuer le pouvoir de consacrer et celui de lier et de délier et non pas au mérite de la personne; qu'il se faut confesser aux prêtres et non aux laïques; qu'il est permis de jurer en certains cas  et de punir de mort les malfaiteurs (1). » C'est à peu près ce qu'il oppose aux erreurs des vaudois. S'ils avaient erré sur l'Eucharistie, Alanus ne l'aurait pas oublié; car il sait bien le reprocher aux albigeois, contre lesquels il entreprend de prouver et la présence réelle et la transsubstantiation (2); et après avoir [repris dans les vaudois tant de choses moins importantes, il n'en aurait pas omis une si essentielle.

Un peu après Alanus et environ l'an 1209, Pierre de Vaucernay, homme assez simple et assurément très-sincère, distingue les vaudois des albigeois parleurs propres caractères, en disant « que les vaudois étaient méchants, mais bien moins que ces autres hérétiques (3), » qui admettaient les deux principes et toutes les suites de cette damnable doctrine. « Pour ne point parler, poursuit cet auteur, de leurs autres infidélités, leur erreur consistait principalement en quatre chefs : en ce qu'ils portaient des sandales à la manière des apôtres; en ce qu'ils disaient qu'il n'était permis de jurer pour quelque cause que ce fut ; et qu'il n'était non plus permis de faire mourir les hommes ( même pour crime) ; enfin en ce qu'ils disaient que chacun d'eux (quoiqu'ils fussent de purs laïques), pourvu qu'il eût des sandales (c'est-à-dire, comme on a vu, la marque de la pauvreté apostolique), pouvait consacrer le corps de Jésus-Christ. » Voilà en effet les caractères particuliers qui désignent le vrai esprit des vaudois : l'affectation de la pauvreté dans les sandales qui en étaient la marque; la simplicité et la douceur apparente  en rejetant tout serment et tout supplice et ce qu’il y avait de plus propre à cette secte, la croyance que le laïques, pourvu qu’ils eussent embrassé leur prétendue pauvreté apostolique, et qu'ils en portassent la marque, c'est-à-dire pourvu

 

1 Alan., lib. II, p. 175 et seq. — 2  Lib. I   p. 128 et seq. — 3 Pet. De Vall. Cern. Hist. Albig., cap. II ; Duch, Hist. Franc., tom. V, p. 557.

 

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qu'ils fussent de leur secte, pouvaient faire les sacrements, et même « le corps de Jésus-Christ. » Le reste, comme leur doctrine sur les prières pour les morts, allait avec les autres infidélités de ces hérétiques, que cet auteur ne veut pas marquer en particulier. Mais s'ils s'étaient élevés contre la présence réelle, après le bruit que cette matière avait fait dans l'Eglise, non-seulement ce religieux ne l'aurait pas oublié, mais encore il se serait bien gardé de dire « qu'ils faisaient le corps de Jésus-Christ, » ne les faisant en ce point différer d'avec les catholiques, sinon en ce qu'ils attribuaient aux laïques le pouvoir que les catholiques ne reconnaissent que dans les prêtres.

Il paraît donc clairement que les vaudois en 1209, lorsque Pierre de Vaucernay écrivait, n'avaient pas seulement songé à nier la présence réelle ; et il leur restait alors tant de soumission ou véritable ou apparente envers l'Eglise romaine, qu'encore en 1212 ils vinrent à Rome pour y obtenir « du Saint-Siège l'approbation de leur secte. » Ce fut alors que Conrad, abbé d'Ursperg, les y vit, comme il le raconte lui-même (1), avec leur maître Bernard. On les reconnaît aux caractères que leur donne ce chroniqueur : c'était « les pauvres de Lyon, ceux que Lucius III avait mis au nombre des hérétiques, » qui se rendaient remarquables par l'affectation « de la pauvreté apostolique , avec leurs souliers coupés par-dessus; » qui « dans leurs secrètes prédications et dans leurs assemblées cachées ravilissaient l'Eglise et le sacerdoce. » Le Pape trou voit étrange l'affectation qu'ils faisaient paraître « dans ces souliers coupés par-dessus et dans leurs capes semblables à celles des religieux, quoiqu'ils eussent contre la coutume une longue chevelure comme les laïques. » En effet, ordinairement ces affectations bizarres couvrent quelque chose de mauvais : mais surtout on fut offensé de la liberté que se don-noient ces nouveaux apôtres, d'aller pêle-mêle, hommes et femmes, à l'exemple, à ce qu'ils disaient, des femmes pieuses qui suivaient Jésus-Christ et les apôtres pour les servir : mais les temps, les personnes et les circonstances étaient bien différentes.

Ce fut, dit l'abbé d'Ursperg, pour donner à l'Eglise de vrais

 

1 Conr. Ursper., ad an. 1212.

 

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pauvres, plus dépouillés et plus soumis que ces faux pauvres de Lyon, que le Pape approuva dans la suite l'institut des frères mineurs rassemblés sous la conduite de saint François, vrai modèle d'humilité et la merveille de ce siècle ; et ces pauvres remplis de haine contre l'Eglise et ses ministres, malgré leur humilité trompeuse, furent rejetés par le Saint-Siège : de sorte qu'on les traita dans la suite comme des hérétiques opiniâtres et incorrigibles. Mais enfin ils firent semblant d'être soumis jusqu'à l'an 1212, qui était le quinzième d'Innocent III et cinquante ans après leur naissance.

De là on peut juger de la patience de l'Eglise envers ces hérétiques, puisqu'on voit cinquante ans durant qu'on n'exerce contre eux aucune rigueur, mais qu'on tâche de les ramener par des conférences. Outre celle que Bernard, abbé de Fontcald, nous a rapportée, nous en avons encore une dans Pierre de Vaucernay, environ l'an 120G, où les vaudois furent confondus (1) : et enfin en 1212 ils viennent encore à Rome, où l'on se contente seulement de rejeter leur tromperie. Trois ans après Innocent III tint le grand concile de Latran, où en condamnant les hérétiques, il note en particulier « ceux qui, sous prétexte de piété, s'attribuent l'autorité de prêcher sans être envoyés (2) : » par où il semble avoir voulu noter principalement les vaudois, et les faire remarquer par l'origine de leur schisme.

On voit maintenant avec évidence les commencements de la secte. C'était une espèce de donatisme, mais différent de celui que les anciens ont combattu dans l'Afrique, en ce que ces donatistes d'Afrique en faisant dépendre l'effet des sacrements de la vertu des ministres, réservaient du moins aux saints prêtres et aux saints évêques le pouvoir de les conférer, au lieu que ces nouveaux donatistes l'attribuaient, comme on a vu, aux laïques dont la vie était pure. Mais ils n'en vinrent à cet excès que par degrés : car d'abord ils ne permettaient aux laïques que la prédication. Ils reprenaient, non-seulement les mauvaises mœurs que l'Eglise condamnait aussi, mais encore beaucoup d'autres choses qu'elle approuvait, comme les cérémonies, sans néanmoins toucher aux

 

1 Pet. de Vall., tom. VI, p. 56. — 2 Conc. Lat., IV, can. 3, de Haeret.

 

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sacrements : car Pylicdorf, qui a très-bien remarqué et l'ancien esprit et tout le progrès de la secte, remarque qu'ils détruisaient toutes les choses dont on se servait dans l'Eglise pour édifier les fidèles, « à la réserve, dit-il, des sacrements seuls (1) ; » ce qui montre qu'ils les laissèrent en leur entier. Le même auteur raconte encore que ce ne fut « qu'après un long temps qu'ils commencèrent étant laïques à entendre les confessions, à enjoindre des pénitences et à donner l'absolution. Et depuis peu, continue-t-il, on a remarqué qu'un de ces hérétiques, pur laïque, a fait selon sa pensée le corps de Notre-Seigneur, et s'est communié lui-même avec ses complices, encore qu'il en ait été un peu repris par les

autres (2). »

Voilà comme l'audace croissait peu à peu. Les sectateurs de Valdo scandalisés de la vie de beaucoup de prêtres, « croyaient, dit encore Pylicdorf, être mieux absous parleurs gens, qui leur paraissaient plus vertueux, que par les ministres de l'Eglise (3) : » ce qui venait de l'opinion dans laquelle consistait principalement l'erreur des vaudois, que le mérite des personnes agissait dans les sacrements plus que l'ordre et le caractère.

Mais les vaudois poussèrent ce mérite nécessaire aux ministres de l'Eglise jusqu'à n'avoir rien de propre; et c'était un de leurs dogmes, que pour consacrer l'Eucharistie, il fallait être pauvre à leur manière : tellement « que les prêtres catholiques n'étaient pas de véritables et légitimes successeurs des disciples de Jésus-Christ, à cause qu'ils possédaient du bien en propre (4); » ce qu'ils prétendaient que Jésus-Christ avait défendu à ses apôtres.

Jusqu'ici toute l'erreur que l'on voit sur les sacrements ne regardait que les personnes qui les pouvaient administrer : le reste était en son entier, comme dit expressément Pylicdorf. Ainsi on ne doutait en aucune sorte, ni de la présence réelle, ni de la transsubstantiation ; et au contraire cet auteur vient de nous dire que ce laïque, qui s'était mêlé de donner la communion, croyait « avoir fait le corps de Jésus-Christ. » Enfin de la manière dont nous avons vu commencer cette hérésie, il semble que Valdo ait eu

 

1 Pet. Pylicd., cont.  Vald., cap. I, tom. V , Bib. PP., IIe  part., p. 780. — 2 Ibid. — 3 Ibid. — 4 V. sup. Pet. de Vall. Cera., Refut. error., ibid., p. 819.

 

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d'abord un bon dessein ; que la gloire de la pauvreté, dont il se vantait, ait séduit et lui et ses sectateurs ; que dans l'opinion qu'ils avaient de leur sainte vie, ils se soient remplis d'un zèle amer contre le clergé et contre toute l'Eglise catholique ; qu'irrités de la défense qu'on leur fit de prêcher, ils soient tombés dans le schisme, et comme dit Gui le Carme, « du schisme dans l'hérésie (1). »

Par ce fidèle récit et les preuves incontestables dont on le voit soutenu, il est aisé de juger combien les historiens protestants ont abusé de la foi publique, dans le récit qu'ils ont fait de l'origine des vaudois. Paul Perrin, qui en a écrit l'histoire imprimée à Genève, dit qu'en l'an 1160, lorsque la peine de mort fut apposée à quiconque ne croirait pas la présence réelle, « Pierre Valdo citoyen de Lyon fut des plus courageux pour s'opposer à telle invention (2). » Mais il n'y a rien de plus faux : l'article de la présence réelle avait été défini cent ans auparavant contre Bérenger : on n'avait rien fait de nouveau sur cet article; et loin que Valdo s'y soit opposé, on a vu, cinquante ans durant, et lui et tous ses disciples dans la commune croyance.

M. de la Roque, plus savant que Perrin, n'est pas plus sincère, lorsqu'il dit que « Pierre Valdo ayant trouvé des peuples entiers séparez de la communion de l'Eglise latine, il se joignit à eux avec ceux qui le suivaient, pour ne faire qu'un même corps et une même société par l'unité d'une même doctrine (3).» Mais nous avons vu au contraire : 1° que tous les auteurs du temps (car nous n'en avons omis aucun) nous ont montré les vaudois et les albigeois comme deux sectes séparées; 2° que tous ces auteurs nous font voir ces albigeois comme manichéens; et je défie tous les protestants qui sont au monde de me montrer qu'il y eût dans toute l'Europe, lorsque Valdo s'éleva, aucune secte séparée de Rome, qui ne fût ou la secte même, ou quelque brandie et subdivision du manichéisme. Ainsi on ne pourrait faire le procès à Valdo d'une manière plus convaincante, qu'en accordant à ses défenseurs ce qu'ils demandent pour lui, c'est-à-dire qu'il se « soit joint en unité de doctrine » aux albigeois, ou à ces peuples séparés alors de la communion

 

1 Guid. Carm., de Hœres. in hœres. Vald., init. — 2 Hist. des Vaudois, chap. I. — 3 Hist. de l'Euch., IIe part., chap. XVIII, p. 454.

 

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romaine. Enfin quand Valdo se serait uni à des églises innocentes, ses erreurs particulières n'auraient pas permis qu'on tirât avantage de cette union, puisque ces erreurs sont détestées, non-seulement par les catholiques, mais encore par les protestants.

Mais continuons l'histoire des vaudois, et voyons si nos protestants y trouveront quelque chose de plus favorable depuis que ces hérétiques ne gardèrent plus aucune mesure avec l'Eglise. Le premier acte que nous trouvons contre les vaudois après le grand concile de Latran, est un canon du concile de Tarragone, qui désigne les insabbatés comme gens « qui défendaient de jurer et d'obéir aux puissances ecclésiastiques et séculières, et encore de punir les malfaiteurs , et autres choses semblables (1), » sans qu'il paroisse le moindre mot sur la présence réelle, qu'on aurait non-seulement exprimée, mais encore mise à la tête, s'ils l'avaient niée.

Dans le même temps et vers l'an 1250, Renier tant de fois cité, qui distingue si soigneusement les vaudois, ou les léonistes et les pauvres de Lyon d'avec les albigeois, en marque aussi toutes les erreurs, et les réduit à ces trois chefs : contre l'Eglise, contre les sacrements et les Saints, et contre les cérémonies ecclésiastiques (2). Mais loin qu'il y ait rien dans tous ces articles contre la transsubstantiation, on y trouve précisément parmi leurs erreurs, que «la transsubstantiation se devait faire en langue vulgaire ; qu'un prêtre ne pouvait pas consacrer en péché mortel (3) ; » que lorsqu'on communiait de la main d'un prêtre indigne, « la transsubstantiation ne se faisait pas dans la main de celui qui consacrait indignement, mais dans la bouche de celui qui recevait dignement l'Eucharistie ; qu'on pouvait consacrer à la table commune, » c'est-à-dire dans les repas ordinaires, et non-seulement dans les églises, conformément à cette parole de Malachie : « On offre une oblation pure à mon nom (4), » ce qui montre qu'ils ne niaient pas le sacrifice ni l'oblation de l'Eucharistie ; et que s'ils rejetaient la messe, c'était à cause des cérémonies, la faisant uniquement consister dans « les paroles de Jésus-Christ récitées en langue vulgaire (5). » Par là on

 

1 Conc. Tarrac., tom. XI, Conc., part. I, an. 1242, col. 593. — 2 Ren., cap. V, tom. IV, Bib. PP., II part., p. 749. — 3 Ibid., 750. — 4 Malach., I, 11. — Ren., cap. V, tom. IV, Bib. PP., II part., p. 750.

 

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voit clairement qu'ils admettaient la transsubstantiation, et ne s'étaient éloignés en rien de la doctrine de l'Eglise sur le fond de ce sacrement : mais qu'ils disaient seulement qu'il ne pouvait être consacré par de mauvais prêtres, et le pouvait être par de bons laïques, selon ces maximes fondamentales de leur secte, que Renier ne manque pas de bien remarquer, « que tout bon laïque est prêtre, et que la prière d'un mauvais prêtre ne sert de rien (1) ; » par où aussi ils prétendaient la consécration de ce mauvais prêtre inutile. On voit aussi en d'autres auteurs, selon leurs principes, « qu'un homme sans être prêtre, pouvait consacrer, et pouvait administrer le sacrement de pénitence, et que tout laïque, et même les femmes devaient prêcher (2). »

Nous trouvons encore dans le dénombrement de leurs erreurs , tant chez Renier que chez les autres, « qu'il n'est pas permis aux clercs (c'est-à-dire aux ministres de l'Eglise) d'avoir des biens; qu'il ne fallait point diviser les terres, ni les peuples (3), » ce qui vise à l'obligation de mettre tout en commun, et à établir comme nécessaire cette prétendue pauvreté apostolique dont ces hérétiques se glorifiaient; « que tout serment est péché mortel; que tous les princes et tous les juges sont damnés (4), parce qu'ils condamnent les malfaiteurs contre cette parole : « La vengeance m'appartient, dit le Seigneur (5); » et encore : « Laissez-les croître jusqu'à la moisson (6). » Voilà comme ces hypocrites abusaient de l'Ecriture sainte, et avec leur feinte douceur renversaient tous les fondements de l'Eglise et des Etats.

On trouve cent ans après dans Pylicdorf une ample réfutation des vaudois article par article, sans qu'il paroisse dans leur doctrine la moindre opposition à la présence réelle ou à la transsubstantiation. Au contraire on voit toujours dans cet auteur, comme dans les autres, que les laïques de cette secte « faisaient le corps de Jésus-Christ (7), » quoiqu'avec crainte et avec réserve dans le pays où il écrivait (8); et en un mot il ne remarque dans ces hérétiques

 

1 Ren., cap. V, tom. IV, Bib. PP., II part , p. 751. — 2 Frag. Pylicd., ibid., 817 ; Ren., ibid., 751. — 3 Ren., ibid., p. 750; ibid., err. 820. — 4 Ibid.,  p. 752; ind. err. ibid., 831, 923. — 5 Rom., XII, 19. — 6 Matth., XIII, 30. — 7 Pylic., cont. Vald., tom. IV, Bibl. PP., Il part., p. 778 et seq., an. 1395, ibid., cap. XX, p. 893. — 8 Ibid., cap. I.

 

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aucune erreur sur ce sacrement, si ce n'est que les mauvais prêtres ne le faisaient pas, « non plus que les autres sacrements (1). »

Enfin dans tout le dénombrement que nous avons de leurs erreurs, ou dans la Bibliothèque des Pères, ou dans l'inquisiteur Emeric (2), on ne trouve rien contre la présence réelle, encore qu'on y remarque jusqu'aux moindres différences de ces hérétiques d'avec nous, et jusqu'aux moindres articles sur lesquels il les faut interroger : au contraire l'inquisiteur Emeric rapporte ainsi leur erreur sur l'Eucharistie: « Ils veulent que le pain ne soit point transsubstantié au corps de Jésus-Christ, si le prêtre est un pécheur. » Ce qui démontre deux choses : l’une, qu'ils croyaient la transsubstantiation; l'autre, qu'ils croyaient que les sacrements dépendaient de la sainteté des ministres.

On trouve dans le même dénombrement toutes les erreurs des vaudois que nous avons remarquées. Les erreurs des nouveaux manichéens, qu'on a fait voir être les mêmes que les albigeois , sont aussi rapportées à part dans le même livre (3). On voit par là que ce sont deux sectes entièrement distinguées ; et parmi les erreurs des vaudois, il n'y a rien qui ressente le manichéisme, dont l'autre dénombrement est tout rempli.

Mais pour revenir à la transsubstantiation, d'où pourrait venir que les catholiques eussent épargné les vaudois sur une matière aussi essentielle, eux qui relevaient avec tant de soin jusqu'aux moindres de leurs erreurs ? Est-ce peut-être que ces matières, et surtout celle de l'Eucharistie, n'étaient pas assez importantes, ou n'étaient pas assez connues après la condamnation de Bérenger par tant de conciles ? Est-ce qu'on voulait cacher au peuple que ce mystère était attaqué? Mais on ne craignait point de rapporter les blasphèmes bien plus étranges des albigeois, et même contre ce mystère. On ne taisait pas au peuple ce que les vaudois disaient de plus atroce contre l'Eglise romaine, comme qu'elle était « l'impudique marquée dans l’Apocalypse, son pape le chef des errants,

 

1 Pylicd., cont. Vald., tom. IV, Bibl. PP., Il part., p. 778 et seq., an. 1395; ibid., cap. XVI, 18. — 2 Bibl. PP. tom IV, II part., p. 820, 832, 836; Director., part. II, q. XIV, p. 279. — 3 Ibid., q. XIII, p. 273.

 

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ses prélats et ses religieux des scribes et des pharisiens (1). » On avait pitié de leurs excès, mais on ne les cachait pas; et s'ils avaient rejeté la foi de l'Eglise sur l'Eucharistie, on leur en aurait fait le reproche.

Encore au siècle passé, en 1517, Claude Séyssel, célèbre par son savoir et par ses emplois sous Louis XII et François Ier, et élevé pour son mérite à l'archevêché de Turin, dans la recherche qu'il fit de ces hérétiques cachés dans les vallées de son diocèse, afin de les réunir à son troupeau, raconte dans un grand détail toutes leurs erreurs (2), comme un fidèle pasteur qui voulait connaître à fond le mal de ses brebis pour le guérir; et nous en lisons dans son écrit tout ce que les autres auteurs nous en racontent, ni plus ni moins. Il remarque principalement avec eux comme la source de leur égarement, « qu'ils faisaient dépendre l'autorité du ministère ecclésiastique du mérite des personnes (3);» d'où ils concluaient « qu'il ne fallait point obéir au Pape, ni aux prélats, à cause qu'étant mauvais, et n'imitant pas la vie des apôtres, ils n'ont de Dieu aucune autorité, ni pour consacrer ni pour absoudre; que pour eux, ils avaient seuls ce pouvoir, parce qu'ils observaient la loi de Jésus-Christ ; que l'Eglise n'était que parmi eux, et que le Siège romain était cette prostituée de l’Apocalypse et la source de toutes les erreurs. » Voilà ce que ce grand archevêque dit des vaudois de son diocèse. Le ministre Aubertin s'étonne de ce que dans un si exact dénombrement qu'il nous fait de leurs erreurs, on ne trouve point qu'ils rejetassent ni la présence réelle ni la transsubstantiation (4) ; et ce ministre n'y trouve point d'autre réponse, si ce n'est que ce prélat, qui les avait si vivement réfutés dans les autres points, s'était ici senti trop faible pour leur résister (5) : comme si un si savant homme et si éloquent n'avait pas pu du moins copier ce que tant de doctes catholiques avaient écrit sur. cette matière. Au lieu donc d'une si vaine défaite, Aubertin devait reconnaître que si un homme si exact et si éclairé ne reprochait point cette erreur aux vaudois, c'est qu'en effet il ne l'a voit pas reconnue

 

1 Ren., cap. IV, ibid., 750; Emeric, ibid.— 2 Adv. error. Vald., part., an. 1520, f. 1 et seq. — 3 Ibid., f. 10, 11.— 4 Lib. III, de Sacram. Euch., p. 986, col. 2. — 5 Ibid., 987.

 

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parmi eux : en quoi il n'y a rien de particulier à Séyssel, puisque tous les autres auteurs ne les en ont non plus accusés que cet archevêque.

Aubertin triomphe pourtant d'un passage du même Séyssel, où il dit « qu'il n'a pas trouvé à propos de rapporter que quelques-uns de cette secte, pour se montrer plus savants que les autres, babillaient, ou raillaient plutôt qu'ils ne discouraient sur la substance et la vérité du sacrement de l'Eucharistie, parce que ce qu'ils en disaient comme un secret était si haut, que les plus habiles théologiens peuvent à peine le comprendre (1). » Mais loin que ces paroles de Séyssel fassent voir que la présence réelle fût niée parles vaudois, j'en conclurais au contraire qu'il y en avait parmi eux qui prétendaient raffiner en l'expliquant; et quand on voudrait penser, gratuitement toutefois et sans aucune raison, puisque Séyssel n'en dit mot, que ces hauteurs de l'Eucharistie où les vaudois se jetaient regardaient l'absence réelle, c'est-à-dire la chose du monde la moins haute et la plus conforme au sens de la chair : après tout il paraît toujours que Séyssel nous raconte ici, non la croyance de tous, mais le babil et le vain discours de quelques-uns : de sorte que de tous côtés il n'y a rien de plus certain que ce que j'ai avancé, qu'on n'a jamais reproché aux vaudois d'avoir rejeté la transsubstantiation, au contraire qu'on a toujours supposé qu'ils la croyaient.

En effet le même Séyssel, en faisant dire à un vaudois toutes ses raisons, lui met ce discours à la bouche contre un mauvais évêque et un mauvais prêtre : « Comment l'évêque et le prêtre qui est ennemi de Dieu pourra-t-il rendre Dieu propice envers les autres? Celui qui est banni du royaume des cieux, comment pourra-t-il en avoir les clefs? Enfin puisque sa prière et ses autres actions n'ont aucune utilité, comment Jésus-Christ à sa parole se transformera-t-il sous les espèces du pain et du vin, et se lais-sera-t-il manier par celui qu'il a entièrement rejeté (2)?» On voit donc toujours que l'erreur consiste dans le donatisme, et qu'il ne tient qu'à la bonne vie du prêtre que le pain et le vin ne soient changés au corps et au sang de Jésus-Christ.

 

1 Adv. error. Vald., part., an. I520, fol. 55, 56. — 2 Ibid., fol. 13.

 

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Et ce qui ne laisse aucun doute dans cette matière, c'est ce qu'on voit encore aujourd'hui parmi les manuscrits de M. de Thou, présentement ramassés dans la riche bibliothèque de M. le marquis de Seignelay (a) : on y voit, dis-je, les enquêtes en original faites juridiquement contre les vaudois de Pragelas et des autres vallées en 1495, recueillies en deux grands volumes (1), où se trouve l'interrogatoire d'un nommé Thomas Quoti de Pragelas, lequel interrogé si les barbes leur apprenaient à croire au sacrement de l'autel, répond « que les barbes prêchent et enseignent que lorsqu'un chapelain qui est dans les ordres profère les paroles de la consécration sur l'autel, il consacre le corps de Jésus-Christ, et qu'Use fait un vrai changement du pain au vrai corps; et dit en outre que la prière faite à la maison ou dans le chemin est aussi bonne que dans l'Eglise. » Conformément à cette doctrine le même Quoti répond par deux fois, « qu'il recevait tous les ans à Pâque le corps de Jésus-Christ ; et que les barbes leur enseignaient que pour le recevoir il fallait être bien confessé, et plutôt par les barbes que par les chapelains. » C'est ainsi qu'ils appelaient les prêtres.

La raison de la préférence est tirée des principes des vaudois si souvent répétés; et c'est en conformité de ces principes que le même homme répond « que messieurs les ecclésiastiques menaient une vie trop large, et que les barbes menaient une vie sainte et juste. » Et dans une autre réponse, « que les barbes menaient la vie de saint Pierre, et avaient puissance d'absoudre des péchez, et qu'il le croyait ainsi; et que si le Pape ne menait une sainte vie, il n'avait pas pouvoir d'absoudre. » C'est pourquoi le même Quoti dit encore en un autre endroit, « qu'il avait ajouté foi sans aucun doute aux discours des barbes plutôt qu'à ceux des chapelains ; parce qu'en ce temps nul ecclésiastique, nul cardinal, nul évêque ou prêtre ne menait la vie des apôtres : c'est pourquoi il valait mieux croire aux barbes qui étaient bons, qu'à un ecclésiastique qui ne l'était pas. »

 

1 Deux volumes cotés 1769, 1770.

(a) A la Bibliothèque impériale depuis 1732, par cession du comte de Seignelay, petit-fils de Colbert.

 

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Il serait superflu de raconter les autres interrogatoires , puisqu'on y entend partout le même langage, tant sur la présence réelle que sur le reste; et surtout on y répète sans cesse « que les barbes allaient dans le monde comme imitateurs de Jésus-Christ et des apôtres, et qu'ils avaient plus de puissance que les prêtres de l'Eglise romaine, qui menaient une vie trop large. »

Rien n'y est tant répété que ces dogmes, « qu'il fallait confesser ses péchez ; qu'ils les confessaient aux barbes qui avaient pouvoir de les absoudre ; qu'ils se confessaient à genoux ; qu'à chaque confession ils donnaient un quart ( c'était une pièce de monnaie) ; que les barbes leur imposaient des pénitences qui n'étaient ordinairement qu'un Pater et un Credo, et jamais l’Ave, Maria ; qu'ils leur défendaient tout serment, et leur enseignaient qu'il ne fallait ni implorer le secours des Saints, ni prier pour les morts. » C'en est assez pour reconnaître les principaux dogmes et le génie de la secte ; car au reste de s'imaginer dans des opinions si bizarres, de la règle et une forme constante dans tous les temps et dans tous les lieux, c'est une erreur.

Je ne vois pas qu'on les interroge sur les sacrements administres par le commun des laïques, soit que les inquisiteurs ne fussent pas informés de cette coutume, ou que les vaudois à la fin l'eussent changée. Aussi avons-nous vu que ce ne fut pas sans peine et sans contradiction qu'elle s'introduisit parmi eux à l'égard de l'Eucharistie (1). Mais pour la confession, il n'y a rien de plus établi dans cette secte que le droit des laïques gens de bien : « Un bon laïque, disaient-ils, avait pouvoir d'absoudre : » ils se glorifiaient tous de remettre les péchés par l'imposition des mains; ils entendaient les confessions ; ils enjoignaient des pénitences ; de peur qu'on ne découvrît une pratique si extraordinaire, ils écoutaient très-secrètement les confessions, et recevaient même celles des femmes dans des caves, dans des cavernes et dans d'autres lieux retirés : ils prêchaient en secret dans les coins des maisons, et souvent pendant la nuit (2). »

 

1 Pylicd., cap. I, tom. IV, Bibl. PP., II part., p. 780.— 2 Ind. err. ; ibid., p. 832, n. 12; Ren., ibid., 750; Pylicd., ibid., cap. I, p. 780; ibid., cap. VIII, p. 782, 820.

 

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Mais ce qu'on ne peut assez remarquer, c'est qu'encore qu'ils eussent de nous l'opinion que nous avons vue, ils assistaient à nos assemblées. « Ils y offrent, dit Renier (1), ils s'y confessent, ils y communient, mais avec feinte. » C'est qu'enfin, quoi qu'ils pussent dire, « il leur restait quelque défiance de la communion qui se faisait parmi eux (2). » Ainsi « ils venaient communier dans l'église aux jours qu'il y avait le plus de presse, de peur qu'on ne les connût. Plusieurs aussi demeuraient jusqu'à quatre et jusqu'à six ans sans communier, se cachant ou dans les villages ou dans les villes, au temps de Pâque, de peur d'être remarqués. On conseillait aussi parmi eux de communier dans l'Eglise ; mais seulement à Pâque : et ils passaient pour chrétiens sous cette apparence (3). » C'est ce qu'en disent les anciens auteurs (4), et c'est aussi ce qu'on voit très-souvent dans ces interrogatoires dont nous avons parlé. « Interrogé s'il se confessait à son curé, et s'il lui découvrait la secte , a répondu qu'il s'y confessait tous les ans, mais qu'il ne lui disait pas qu'il fût vaudois ; et que les barbes défendaient de le découvrir (5). » Ils répondent aussi, comme on a vu, « que tous les ans ils communiaient à Pâque, et recevaient le corps de Jésus-Christ, et que les barbes les avertissaient que devant que de le recevoir, il fallait être bien confessé. » Remarquez qu'il n'est parlé que du corps seul et d'une seule espèce, comme on la donnait alors dans toute l'Eglise et après le concile de Constance, sans que les barbes s'avisassent de le trouver mauvais. Un ancien auteur a remarqué « qu'ils recevaient très-rarement de leurs maîtres le baptême et le corps de Jésus-Christ; mais que tant les maîtres que les simples croyants les allaient demander aux prêtres (6). » On ne voit pas même que pour le baptême ils eussent pu faire autrement sans se déclarer ; car on eût bientôt remarqué qu'ils ne portaient pas leurs enfants à l'église, et on leur en eût demandé compte. Ainsi séparés de cœur d'avec l'Eglise catholique, ces hypocrites, autant qu'ils pouvaient, paraissaient à l'extérieur de la même foi que les autres, et ne

 

1 Ren., Ibid., cap. V, p. 752. — 2 Ibid., VII, p. 765.— 3 Ind. err., n. 12, 13; ibid., 832. — 4 Pylicd., cap. XXV, ibid., 796. — 5 Interrogatoire de Quoti et des autres. — 6 Pylicd., ibid., cap. XXIV, n. 796.

 

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soient en public aucun acte de religion qui ne démentit leur doctrine.

Les protestants peuvent connaître par cet exemple ce que c'était que ces fidèles cachés qu'ils nous vantent avant la Réforme, qui n'avaient pas fléchi le genou devant Baal. On pourrait douter si les vaudois avaient retranché quelques-uns des sept sacrements. Et déjà il est certain qu'au commencement on ne les accuse d'en nier aucun ; au contraire nous avons vu un auteur qui, en leur reprochant qu'ils changeaient, excepte les sacrements. On pouvait soupçonner ceux de Renier d'avoir varié en cette matière, à cause qu'il semble dire qu'ils rejetaient non-seulement l'ordre, mais encore la confirmation et l'extrême-onction (1) : mais visiblement il faut entendre celle qui se donnait parmi nous. Car pour la confirmation, Renier qui la leur fait rejeter, ajoute « qu'ils s'étonnaient qu'on ne permît qu'aux évoques de la conférer. » C'est qu'ils voulaient que les laïques, gens de bien, eussent pouvoir de l'administrer comme les autres sacrements. C'est pourquoi ces mêmes hérétiques, à qui on fait rejeter la confirmation, se vantent après « de donner le Saint-Esprit par l'imposition de leurs mains (2) ; » ce qui est en d'autres paroles le fond même de ce sacrement.

A l'égard de l'extrême-onction, voici ce qu'en dit Renier : « Ils rejettent le sacrement de l'onction parce qu'on ne la donne qu'aux riches, et que plusieurs prêtres y sont nécessaires (3) : » paroles qui font assez voir que la nullité qu'ils y trouvaient parmi nous venait des prétendus abus, et non pas du fond. Au reste, comme saint Jacques avait dit qu'il fallait appeler les prêtres (4) en pluriel, ces chicaneurs voulaient croire que l'onction donnée par un seul, comme on faisait ordinairement parmi nous dès ce temps-là , ne suffisait pas, et ils prenaient ce mauvais prétexte de la négliger.

Quant au baptême, encore que ces hérétiques ignorants en rejetassent avec mépris les plus anciennes cérémonies, on ne doute pas qu'ils ne le reçussent. On pourrait seulement être surpris des paroles de Renier, lorsqu'il fait dire aux vaudois « que

 

1 Pylicd., ibid., cap. V, p. 750, 751. — 2 Ibid., p. 751. — 3 P. 751. — 4 Jacob., V, 14.

 

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l'ablution qu'on donne aux enfants ne leur sert de rien (1). » Mais comme cette ablution se trouve rangée parmi les cérémonies du baptême que ces hérétiques improuvaient, on voit bien qu'il parle du vin qu'on donnait aux enfants après les avoir baptisés : coutume qu'on voit encore dans plusieurs vieux Rituels voisins de ce siècle-là, et qui était un reste de la communion qu'on leur administrait autrefois sous la seule espèce liquide. Ce vin, qu'on mettait dans un calice pour le donner à ces enfants, s'appelait ablution par la ressemblance de cette action avec l'ablution que les prêtres prenaient à la messe. Au surplus on ne trouve point chez Renier le mot d’ablution pour signifier le baptême : et en tout cas si on s'opiniâtre à le vouloir prendre pour ce sacrement, tout ce qu'on pourrait conclure, ce serait au pis que les vaudois de Renier trouvaient inutile un baptême donné par des ministres indignes, tels qu'ils croyaient tous nos prêtres : erreur qui est si conforme aux principes de la secte, que les vaudois, que nous avons vus approuver notre baptême, ne le pouvaient faire sans démentir eux-mêmes leur propre doctrine.

Voilà donc déjà trois sacrements dont les vaudois approuvaient le fond, le baptême, la confirmation et l'extrême-onction. Nous avons tout le sacrement de pénitence dans leur confession secrète, dans les pénitences imposées, dans l'absolution reçue pour avoir la rémission des péchés ; et s'ils disaient que la confession de bouche n'était pas toujours nécessaire lorsqu'on avait la contrition dans le cœur, ils disaient vrai au fond et en certains cas, encore que très-souvent, comme on a pu voir, ils abusassent de cette, maxime en différant trop longtemps de se confesser.

Il y avait une secte qu'on appelait des Siscidenses, « qui ne différait presque en rien d'avec les vaudois; si ce n'est, dit Renier qu'ils reçoivent l'Eucharistie. » Ce n'est pas qu'il veuille dire que les vaudois ou les pauvres de Lyon ne le reçussent pas, puisqu'au contraire il fait voir qu'ils y recevaient jusqu'à la transsubstantiation. Il veut donc dire seulement qu'ils avaient une extrême répugnance à recevoir ce sacrement des mains de nos prêtres, et que ces autres en faisaient moins de difficulté, ou peut-être point du tout.

 

1 Ren., ibid., V, 14.

 

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Les protestants accusent Renier de calomnier les vaudois, en leur reprochant « qu'ils condamnent le mariage; » mais ces auteurs tronquent le passage, et le voici tout entier : « Ils condamnent le sacrement de mariage, en disant que les mariés pèchent mortellement lorsqu'ils usent du mariage pour une autre fin que pour avoir des enfants (1) ; » par où Renier fait voir seulement l'erreur de ces superbes hérétiques, qui pour se montrer au-dessus de l'infirmité humaine, ne voulaient pas reconnaître la seconde fin du mariage, c'est-à-dire celle de servir de remède à la concupiscence. C'est donc à cet égard seulement qu'il accuse ces hérétiques de condamner le mariage, c'est-à-dire d'en condamner cette partie nécessaire, et d'avoir fait « un péché mortel » de ce que la grâce d'un état si saint rendait pardonnable.

On voit maintenant quelle a été la doctrine des vaudois ou des pauvres de Lyon. On ne peut accuser les catholiques ni de l'avoir ignorée, puisqu'ils étaient parmi eux et tous les jours en recevaient les abjurations; ni d'en avoir négligé la connaissance, puisqu'au contraire ils s'appliquaient avec tant de soin à en rapporter jusqu'aux minuties; ni enfin de les avoir calomniés, puisqu'on les a vus si soigneux, non-seulement de distinguer les vaudois d'avec les cathares et les autres manichéens, mais encore de nous apprendre tous les correctifs que quelques-uns d'entre eux apportaient aux excès des autres ; et enfin de nous raconter avec tant de sincérité ce qu'il y avait de louable dans leurs mœurs, qu'encore aujourd'hui leurs partisans en tirent avantage : car nous avons vu qu'on n'a pas dissimulé les spécieux commencements de Valdo, ni la première simplicité de ses sectateurs. Renier, qui les blâme tant, ne feint pas de dire « qu'ils vivaient justement devant les hommes ; qu'ils croyaient de Dieu ce qu'il en faut croire, et tout ce qui était contenu dans le Symbole (2), » qu'ils étaient réglés dans leurs mœurs , modestes dans leurs habits , justes dans leur négoce , chastes dans leurs mariages , abstinents dans leur manger, et le reste qu'on sait assez. Nous aurons un mot à dire sur ce témoignage de Renier ; mais en attendant nous voyons qu'il flatte pour ainsi dire plutôt les vaudois que de les calomnier ; et ainsi

 

1 Ren. ibid., p. 751. — 2 Ibid., cap. IV, p. 749; cap. VII, p. 765.

 

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on ne peut douter que ce qu'il dit de ces hérétiques ne soit véritable. Et quand on voudrait supposer avec les ministres que les auteurs catholiques poussés de la haine qu'ils avaient contre eux, les auraient chargés de calomnies, c'est une nouvelle preuve de ce que nous venons de dire de leur croyance, puisqu'enfin si les vaudois s'étaient opposés à la transsubstantiation et à l'adoration de l'Eucharistie dans un temps où nos adversaires conviennent qu'elle était si établie parmi nous, les catholiques, qu'on nous représente si portés à les charger de faux crimes, n'auraient pas manqué à leur en reprocher de si véritables.

Maintenant (a) donc que nous connaissons toute la doctrine des vaudois, nous la pouvons diviser en trois sortes d'articles. Il y en a que nous détestons avec les protestants : il y en a que nous approuvons, et que les protestants rejettent ; il y en a qu'ils approuvent, et que nous rejetons.

Les articles que nous détestons en commun, c'est premièrement cette doctrine si injurieuse aux sacrements, qui en fait dépendre la validité de la sainteté de leurs ministres : c'est secondement de rendre commune indifféremment l'administration des sacrements entre les prêtres et les laïques ; c'est ensuite de défendre le serment en tout cas, et par là de condamner non-seulement l'apôtre saint Paul, mais encore Dieu même qui a juré (1) ; c'est enfin de condamner les justes supplices des malfaiteurs, et d'autoriser tous les crimes par l'impunité.

Les articles que nous approuvons et que les protestants rejettent, c'est celui des sept sacrements, à la réserve de l'ordre peut-être et à la manière que nous avons dite ; et ce qui est encore plus important, celui de la présence réelle et de la transsubstantiation. Tant d'articles que les protestants détestent, ou avec nous ou contre nos sentiments dans les vaudois, passent à la faveur de cinq ou six chefs où ces mêmes vaudois les favorisent; et malgré leur hypocrisie et leurs erreurs ces hérétiques deviennent leurs ancêtres.

 

1 Hebr., VI, 13, 16, 17; et VII, 21.

(a) Dans la 1ère édition, tout le n. CXIV se trouve à la fin de l'ouvrage, parce qu'il fut composé après l'impression du XIe livre.

 

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Tel était l'état de cette secte jusqu'au temps de la nouvelle Réforme. Quoiqu'elle fit tant de bruit depuis l'an 1517, les vaudois , que nous avons vus jusqu'à cette année dans tous les sentiments de leurs ancêtres, ne s'en ébranlèrent pas. Enfin en 1530 , après beaucoup de souffrances, ou ils furent sollicités, ou ils s'avisèrent d'eux-mêmes de se faire des protecteurs de ceux qu'ils entendaient depuis si longtemps crier comme eux contre le Pape. Ceux qui s'étaient retirés depuis environ deux cents ans, comme le remarque Séyssel (1), dans les montagnes de Savoie et de Dauphiné, consultèrent Bucer et les Suisses leurs voisins. Avec beaucoup de louanges qu'ils en reçurent, Trilles un de leurs historiens nous apprend qu'ils reçurent aussi des avis sur trois défauts qu'on remarquait parmi eux (2). Le premier regardait la décision de certains points de doctrine; le second, l'établissement de l'ordre de la discipline et des assemblées ecclésiastiques pour les faire plus à découvert ; le troisième les invitait à ne plus permettre à ceux qui désiraient d'être tenus pour membres de leurs églises « d'assister aux messes, ou d'adhérer en aucune sorte aux superstitions papales, ni de reconnaître les prêtres de l'Eglise romaine pour pasteurs, et se servir de leur ministère. »

Il n'en faut pas davantage pour confirmer toutes les choses que nous avons dites sur l'état de ces malheureuses églises, qui cachaient leur foi et leur culte sous une profession contraire. Sur ces avis de Bucer et d'Œcolampade, le même Gilles raconte qu'on proposa de nouveaux articles parmi les vaudois. Il avoue qu'il ne les rapporte pas tous, mais en voici cinq ou six de ceux qu'il rapporte, qui feront bien voir l'ancien esprit de la secte. Car afin de réformer les vaudois à la mode des protestants, il fallut leur faire dire « que le chrétien peut jurer licitement ; que la confession auriculaire n'est pas commandée de Dieu; que le chrétien peut licitement exercer l'office de magistrat sur les autres chrétiens; qu'il n'y a point de temps déterminé pour jeûner ; que le ministre peut posséder quelque chose en particulier pour nourrir sa famille, sans préjudice à la communion apostolique ; que Jésus-Christ n'a ordonné que deux sacrements , le baptême et la sainte

 

1 Séyss., fol. 2. — 2 Hist. eccl. des Egl.. réf., de Pierre Gilles, chap. V.

 

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Eucharistie (1). » On voit par là une partie de ce qu'il fallait réformer dans les vaudois , pour en faire des zuingliens ou des calvinistes, et entre autres qu'une des corrections était de ne mettre que deux sacrements. Il fallut bien aussi leur dire deux mots de la prédestination , dont assurément ils n'avaient guère entendu parler; et on les instruisit de ce nouveau dogme, qui était alors comme l’âme  de la Réforme, «que quiconque reconnaît le franc-arbitre, nie la prédestination. » On voit par ces mêmes articles, que dans la suite des temps les vaudois étaient tombés dans de nouvelles erreurs, puisqu'il fallut leur apprendre «qu'on doit au jour de dimanche cesser des œuvres terriennes, pour vaquer au service de Dieu ; » et encore, « qu'il n'est point licite au chrétien de se venger de son ennemi (2). » Ces deux articles font voir la brutalité et la barbarie où ces églises vaudoises, qu'on veut être comme la ressource du christianisme renversé, étaient tombées lorsque les protestants les réformèrent : et cela confirme ce qu'en dit Séyssel (3), que c'était « une race d'hommes lâche et bestiale, qui à peine savent distinguer par raison s'ils sont des bêtes ou des hommes, mourants ou vivants. » Tels étaient à peu près, au rapport de Gilles, les articles de réformation qu'on proposait aux vaudois pour les rapprocher des protestants. Si Gilles n'en a pas dit davantage, c'est ou qu'il a craint de faire paraître trop d'opposition entre les vaudois et les calvinistes, dont on tâchait de faire un même corps, ou que c'est là tout ce qu'on put alors tirer des vaudois. Quoi qu'il en soit, il avoue qu'on ne put convenir de cet accord (4), « à cause que quelques barbes estimaient qu'en établissant toutes ces conclusions, on déshonorait la mémoire de ceux qui avaient tant heureusement conduit ces églises jusqu'alors. » Ainsi on voit clairement que le dessein des protestants n'était pas de suivre les vaudois, mais de les faire changer et de les réformer à leur mode.

Durant cette négociation avec les ministres de Strasbourg et de Bâle, deux députés des vaudois eurent une longue conférence avec Œcolampade, qu'Abraham Scultet, historien protestant, rapporte

 

1 Hist. eccl. des Egl. Réf., de Pierre Gilles, chap.  V. — 2 Ibid. — 3 Séyss., fol. 38. — 3 Gill., ibid., cap. V.                                                                    

 

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toute entière dans ses Annales évangéliques, et déclare qu'il l'a transcrite de mot à mot (1).

Un des députés commence la conversation en avouant que les ministres, du nombre desquels il était, « souverainement ignorants, étaient incapables d'enseigner les peuples : qu'ils vivaient d'aumônes et de leur travail, pauvres pâtres ou laboureurs, ce qui était cause de leur profonde ignorance et de leur incapacité : qu'ils n'étaient point mariés, et qu'ils ne vivaient pas toujours fort chastement ; mais que lors qu'ils avaient manqué, on les chassait de la compagnie : que ce n'était pas les ministres, mais les prêtres de l'Eglise romaine qui administraient les sacrements aux vaudois ; mais que leurs ministres leur faisaient demander pardon à Dieu de ce qu'ils recevaient les sacrements par ces prêtres, à cause qu'ils y étaient contraints, et au reste les avertissaient de n'adhérer pas aux cérémonies de l'Antéchrist : qu'ils pratiquaient la confession auriculaire, et que jusqu'alors ils avaient toujours reconnu sept sacrements, en quoi ils entendaient dire qu'ils s'étaient beaucoup trompés. » Ils racontent dans la suite comme ils rejetaient la messe , le purgatoire et l'invocation des saints ; et pour s'éclaircir de leurs doutes, ils font les demandes suivantes : « S'il était permis aux magistrats de punir de mort les criminels, à cause que Dieu disait : Je ne veux point la mort du pécheur. » Mais ils demandaient en même temps « s'il ne leur était pas permis de tuer les faux frères qui les dénonçaient aux catholiques, à cause que n'ayant point de jurisdiction parmi eux, il ne leur restait que cette voie pour les réprimer : si les lois humaines et civiles par lesquelles le monde se gouvernait étaient bonnes, vu que l'Ecriture a dit que les lois des hommes sont vaines : si les ecclésiastiques pouvaient recevoir des donations et avoir quelque chose en propre : s'il était permis de jurer ; si la distinction qu'ils faisaient du péché originel, véniel et mortel était recevable : si tous les enfants, de quelque nation qu'ils soient, sont sauvez par les mérites de Jésus-Christ, et si les adultes n'ayant pas la foi peuvent l'être en quelque religion que ce soit : quels sont les préceptes judiciaires et cérémoniaux de la loi de Moïse : s'ils ont été

 

1 Ann. Eccl., decad. 2, ann. 1530, a pag. 294, ad 306, Heidelb.

 

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abolis par Jésus-Christ, et quels sont les livres canoniques. » Après toutes ces demandes qui confirment si clairement tout ce que nous avons dit du dogme vaudois, et de l'ignorance brutale où étaient enfin tombés ces hérétiques, leur député parle en ces termes : « Rien ne nous a tant troublés, faibles et imbéciles que nous sommes, que ce que j'ai lu dans Luther sur le libre-arbitre et la prédestination ; car nous croyions que tous les hommes avaient naturellement quelque force ou quelque vertu, laquelle pouvait quelque chose étant excitée de Dieu, conformément à cette parole : « Je suis à la porte, et je frappe ; » et que celui qui n'ouvrait pas recevait selon ses œuvres : mais si la chose n'est pas ainsi, je ne vois plus, comme dit Erasme, à quoi servent les préceptes. Pour la prédestination, nous croyons que Dieu avait prévu de toute éternité ceux qui devaient être sauvez ou réprouvez ; qu'il avait fait tous les hommes pour être sauvez, et que les réprouvez devenaient tels par leur faute. Mais si tout arrive par nécessité, comme dit Luther, et que les prédestinez ne puissent pas devenir réprouvez, et au contraire, pourquoi tant de prédications et tant d'écritures, puisqu'il n'en sera ni pis ni mieux, et que tout arrive par nécessité ? » Quelque ignorance qui paroisse dans tout ce discours, on voit que ces malheureux avec leur esprit grossier disaient mieux que ceux qu'ils choisissaient pour réformateurs; et voilà, si Dieu le permet, ceux qu'on nous donne pour les restes et pour la ressource du christianisme.

On ne trouve rien ici de particulier sur l'Eucharistie ; ce qui fait croire que la conférence n'est pas rapportée en son entier ; et il n'est pas malaisé d'en deviner la raison. C'est en un mot que sur ce point les vaudois, comme on a pu voir, étaient plus papistes que ne voulaient les zuingliens et les luthériens. Au reste ce député ne parle à Œcolampade d'aucune confession de foi dont on usât parmi eux : nous avons aussi déjà vu que Bèze n'en rapporte aucune que celle que les vaudois firent en 1541, si longtemps après Luther et Calvin. Ce qui fait voir manifestement que les confessions de foi qu'on nous produit comme étant des anciens vaudois ne peuvent être que très-modernes, ainsi que nous le dirons bientôt.

 

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Après toutes ces conférences avec ceux de Strasbourg et de Bâle, en 1536 Genève fut consultée par les vaudois ses voisins; et c'est alors que commenta leur société avec les calvinistes, par les instructions de Farel ministre de Genève. Mais il ne faut qu'entendre parler des calvinistes eux-mêmes, pour voir combien les vaudois étaient éloignés de leur Réforme. Crespin, dans l'Histoire des Martyrs, dit « que ceux d'Angrogne, par longue succession et comme de père en fils avaient suivi quelque pureté de doctrine (1). » Mais pour montrer combien à leur gré cette pureté de doctrine était légère, il dit en un autre endroit où il parle des vaudois de Mérindol : « Que si peu de vraie lumière qu'ils avaient, ils tâchaient de l'allumer davantage de jour en jour, à envoyer çà et là, voires jusques bien loin où ils oyaient dire qu'il s'élevait quelque rayon de lumière (1). » Et ailleurs il convient encore que « leurs ministres, qui les enseignaient secrètement, ne le faisaient pas avec telle pureté qu'il le fallait : car d'autant que l'ignorance s'était débordée par toute la terre, et que Dieu avait à bon droit laissé errer les hommes comme bêtes brutes, ce n'est point merveille si ces pauvres gens n'avaient point la doctrine si pure qu'ils ont eue depuis, et l'ont encore plus aujourd'hui que jamais (3). » Ces dernières paroles font sentir la peine qu'ont eue les calvinistes depuis 1530 à conduire les vaudois où ils voulaient; et enfin il n'est que trop clair que depuis ce temps il ne faut plus regarder cette secte comme attachée à sa doctrine ancienne, mais comme réformée par les calvinistes.

Bèze fait assez entendre la même chose , quoiqu'avec un peu plus de précaution, lorsqu'il avoue dans ses Portraits « que la pureté de la doctrine s'était aucunement abâtardie par les vaudois (4). » Et dans son Histoire, que « par succession de temps ils avaient aucunement décliné de la piété et de la doctrine (5). » Il parle plus franchement dans la suite, puisqu'il confesse que « par longue succession de temps la pureté de la doctrine s'était grandement abâtardie entre leurs ministres ; » en sorte qu'ils reconnurent par le ministère « d'Œcolampade , de Bucer et autres, comme peu à

 

1 Cresp., Hist. des Mart., en 1536, fol. 111.— 2 En 1343, fol. 133.— 3 En 1561, fol. 532. — 4 Liv. I, p. 23, 1536. — 5 Ibid., p. 35, 36, 1544.

 

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peu la pureté de la doctrine n'était demeurée entre eux, et donnèrent ordre, envoyant vers leurs frères en Calabre, que tout fut remis en meilleur état. »

Ces Frères de Calabre étaient comme eux des fugitifs, qui selon les maximes de la secte, tenaient leurs assemblées, au rapport de Gilles, « le plus couvertement qu'il leur était possible, et dissimulaient plusieurs choses contre leur volonté (1). » On doit entendre maintenant ce que ce ministre nous cache sous ces mots. C'est que ces vaudois de Calabre, à l'exemple de tous les autres, faisaient tout l'exercice de bons catholiques; et je vous laisse à penser s'ils eussent pu s'en exempter en ce pays-là, après ce que l'on a vu de la dissimulation des vallées de Pragelas et d'Angrogne. En effet Gilles nous raconte que ces Calabrois, persuadés à la fin de se retirer des assemblées ecclésiastiques et n'ayant pu se résoudre, comme ce ministre le leur conseillait, à quitter un si beau pays, furent bientôt abolis.

Ainsi finirent les vaudois. Comme ils n'avaient subsisté qu'en se cachant, ils tombèrent aussitôt qu'ils prirent la résolution de se découvrir ; car ce qui resta depuis sous le nom de Vaudois n'était plus, comme il paraît, que des calvinistes, que Farel et les autres ministres de Genève avaient formés à leur mode : de sorte que ces vaudois, dont ils font leurs prédécesseurs et leurs ancêtres, à vrai dire ne sont que leurs successeurs, et de nouveaux sectateurs qu'ils ont attirés à leur croyance.

Mais après tout, de quel secours sont aux calvinistes ces vaudois dont ils veulent s'autoriser? Il est constant par cette histoire que Valdo et ses disciples sont tous de simples laïques, qui sans ordre et sans mission se sont ingérés de prêcher, et dans la suite d'administrer les sacrements. Ils se sont séparés de l'Eglise sur une erreur manifeste et détestée par les protestants autant que par les catholiques, qui est celle du donatisme ; encore ce donatisme des vaudois est-il sans comparaison plus mauvais que l'ancien donatisme de l'Afrique, si puissamment réfuté par saint Augustin. Ces donatistes d'Afrique disaient à la vérité qu'il fallait être saint pour administrer validement les sacrements : mais ils n'étaient

 

1 Gilles, chap. III et XXIX.

 

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pas venus à cet excès des vaudois, de donner l'administration des sacrements aux saints laïques comme aux saints prêtres. Si les donatistes d'Afrique prétendirent que les évêques et les prêtres catholiques étaient déchus de leur ministère par leurs crimes, ils les accusaient du moins de crimes effectivement réprouvés par la loi de Dieu. Mais nos nouveaux donatistes se séparent de tout le clergé catholique, et le prétendent déchu de son ordre, à cause qu'il ne gardait pas leur prétendue pauvreté apostolique, qui tout au plus n'était qu'un conseil : car voilà l'origine de la secte, et ce que nous y avons vu tant qu'elle a subsisté dans sa première croyance. Qui ne voit donc qu'une telle secte n'est au fond qu'une hypocrisie qui nous vante sa pauvreté avec ses autres vertus ; et fait dépendre les sacrements, non de l'efficace que leur a donné Jésus-Christ, mais du mérite des hommes? Et enfin ces nouveaux docteurs, dont les calvinistes prennent leur suite, d'où venaient-ils eux-mêmes , et qui les avait envoyés? Embarrassés de cette demande aussi bien que les protestants, comme eux ils se cherchaient des prédécesseurs : et voici la fable dont ils se payaient. On leur disait que du temps de saint Silvestre, lorsque Constantin donna du bien aux églises, un des compagnons de ce Pape n'y voulut pas consentir, et se retira de sa communion, en demeurant avec ceux qui le suivirent dans la voie de la pauvreté ; qu'alors donc l'Eglise avait défailli dans Silvestre et ses adhérons, et qu'elle était demeurée parmi eux (1). » Qu'on ne dise point que c'est ici une calomnie des ennemis des vaudois; car nous avons vu que les auteurs qui le rapportent unanimement n'avaient point eu dessein de les calomnier. La fable durait encore du temps de Séyssel. On disait encore au vulgaire, que « cette secte avait pris son commencement d'un certain Léon, homme très-religieux, du temps de Constantin le Grand, qui détestant l'avarice de Silvestre et l'excessive largesse de Constantin, aima mieux suivre la pauvreté et la simplicité de la foi, que d'être avec Silvestre souillé d'un gras et riche bénéfice, auquel se seraient joints tous ceux qui sentaient bien de la foi (2). » On avait persuadé à ces ignorants que c'était de

 

1 Ren., ibid., chap. IV. V, p. 749; Pylicd., chap. IV, p. 799; Fragm., Pylicd., 815, 816, etc. — 2 Séyss., fol. 5.

 

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ce faux Léon que la secte des léonistes avait pris son nom et sa naissance. Les chrétiens veulent voir une suite dans leur doctrine et dans leur église. Les protestants se renomment des vaudois, les vaudois de leur prétendu compagnon de saint Silvestre; et l'un et l'autre est également fabuleux.

Ce qu'il y a de véritable dans l'origine des vaudois, est qu'ils tirèrent le motif de leur séparation de la dotation des églises et des ecclésiastiques, contraire à la pauvreté qu'ils prétendaient que Jésus-Christ exige de ses ministres. Mais comme cette origine est absurde, et que d'ailleurs elle n'accommode pis les protestants, on a vu ce que Paul Perrin en a raconté dans son Histoire des Vaudois. Il nous a fait de Valdo un des hommes « des plus courageux pour s'opposer » à la présence réelle en l'an 1160 (1). Mais produit-il quelque auteur qui confirme ce qu'il en a dit? Il n'en produit pas un seul : ni Aubertin, ni la Roque, ni Cappel, ni enfin aucun protestant ou d'Allemagne ou de France, n'ont produit ni ne produiront jamais aucun auteur, ni du temps, ni des siècles suivants, trois à quatre cents ans durant, qui ait donné aux vaudois l'origine que cet historien pose pour fondement de son histoire. Les catholiques, qui ont tant écrit ce que Bérenger et les autres ont dit contre la présence réelle, ont-ils du moins nommé Valdo parmi ceux qui s'y sont opposés? Pas un seul n'y a pensé. Nous avons vu qu'ils ont dit toute autre chose de Valdo. Mais pourquoi l'auraient-ils épargné seul?  Quoi! cet homme, qu'on nous fait si courageux à s'opposer au torrent, cachait-il tellement sa doctrine que personne ne se soit jamais aperçu qu'il ait combattu un article de cette importance? Ou Valdo était-il si redoutable, qu'aucun catholique n'osât l'accuser de cette erreur en l'accusant de tant d'autres? lin historien qui commence par un fait de cette nature, et qui le pose pour fondement de son histoire, de quelle créance est-il digne? Cependant Paul Perrin est écouté comme un oracle dans le calvinisme, tant on y croit aisément ce qui favorise les préjugés de la secte.

Mais au défaut des auteurs connus, Perrin produit pour toutes preuves quelques vieux livres des vaudois écrits à la main, qu'il

 

1 Hist. des Vaudois, chap. I.

 

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prétend avoir recouvrés; entre autres un volume où était « un livre de l'Antéchrist en date d'onze cent vingt, et en ce même volume plusieurs sermons des barbes vaudois (1). » Mais il est de la bien certain qu'il n'y avait ni vaudois ni barbes en l'an 1120, puisque Valdo, selon Perrin même, n'est venu qu'en 1160. Ce mot de barbes n'est connu parmi les vaudois pour signifier leurs docteurs, que plusieurs siècles après, et tout à fait dans les derniers temps. Ainsi on ne peut faire passer tous ces discours pour être d'onze cent vingt. Perrin se réduit aussi à conserver cette date au seul discours sur l'Antéchrist, qu'il espère par ce moyen pouvoir attribuer à Pierre de Bruis, qui vivait environ en ce temps-là, ou à quelques-uns de ses disciples. Mais la date étant à la tête semble devoir être commune, et par conséquent très-fausse pour le premier, comme elle l'est visiblement pour les autres. Et d'ailleurs ce traité sur l'Antéchrist, qu'on prétend être de 1160, n'est pas d'un autre langage que les autres pièces des barbes que Perrin a citées; et ce langage est très-moderne, fort peu différent du provençal que nous connaissons. Non-seulement le langage de Villehardouin, qui a écrit cent ans après Pierre de Bruis, mais encore celui des auteurs qui ont suivi Villehardouin, est plus ancien et plus obscur que celui que l'on veut dater de l'an 1120, si bien qu'on ne peut se moquer du monde d'une façon plus grossière, qu'en nous donnant ces discours comme fort anciens.

Cependant sur cette seule date de 1120 mise, on ne sait par qui ni en quel temps, dans ce volume vaudois que personne ne connaît, nos calvinistes ont cité ce livre de l'Antéchrist comme étant indubitablement de quelque disciple de Pierre de Bruis, ou de lui-même (2). Les mêmes auteurs citent hardiment quelques discours que Perrin a cousus à celui sur l'Antéchrist, comme étant de la même date de 1120, quoique dans un de ces discours où il est traité du purgatoire on cite un livre « que saint Augustin a intitulé : des Milparlements (3), » c'est-à-dire des mille paroles, comme si saint Augustin avait fait un livre de ce titre ; ce qui ne

 

1 Hist. des Vaudois, liv. I, chap. VII, p. 57; Hist. des Vaudois et Albigeois, IIIe part., liv. III, chap. I, p. 353. — 2 Aub., p. 962; La Roq., Hist. de l'Euch., p. 451, 459. — 3 Perr., Hist. des Vaud., IIIe part., liv. II, chap. II, p. 305.

 

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se peut rapporter qu'à une compilation composée au treizième siècle, qui a pour titre : Milleloquium sancti Augustini, que l'ignorant auteur de ce traité du purgatoire a pris pour un ouvrage de ce Père. Au surplus nous pourrions parler de l'âge de ces livres des vaudois, et des altérations qu'on y pourrait avoir faites, si on nous avait indiqué quelque bibliothèque connue où on les put voir. Jusqu'à ce qu'on ait donné au public cette instruction nécessaire, nous ne pouvons que nous étonner de ce qu'on nous produit comme authentiques des livres qui n'ont été vus que de Perrin seul, puisque ni Aubertin, ni la Roque ne les citent que sur sa foi, sans nous dire seulement qu'ils les aient jamais maniés. Ce Perrin, qui nous les vante seul, n'y observe aucune des marques par lesquelles on peut établir la date d'un volume, ou en prouver l'antiquité : et il nous dit seulement que ce sont « de vieux livres des vaudois (1) : » ce qui en gros peut convenir aux plus modernes gothiques et à des volumes de cent à six vingt ans. Il y a donc tout sujet de croire que ces livres, dont on nous fait voir ce qu'on veut sans aucune preuve solide de leur date, ont été composés ou altérés par ces vaudois réformés de la façon de Farel et de ses confrères.

Quant à la Confession de foi que Perrin a publiée, et que tous nos protestants nous allèguent comme une pièce authentique des anciens vaudois, «elle est extraite, dit-il, du livre intitulé : Almanach spirituel, et des Mémoires de George Morel (2). » Pour l’Almanach spirituel, je ne sais qu'en dire, si ce n'est que ni Perrin, ni Léger même, qui parle avec tant de soin des livres des vaudois, n'ont rien marqué de la date de celui-ci. Ils n'ont pas même pris la peine de nous dire s'il est manuscrit ou imprimé; et nous pouvons tenir pour certain qu'il est fort moderne, puisque ceux qui en veulent tirer avantage ne nous en ont pas marqué, l'antiquité. Mais ce qui décide, c'est ce que rapporte Perrin, que cette confession de foi est extraite des Mémoires de George Morel. Or il paraît par Perrin même que George Morel fut celui qui environ l'an 1330, tant d'années après la Réforme, alla conférer avec

 

1 Hist. des Vaud., liv. I, chap. VII, p.   56. —  2 Ibid., liv. I.  chap. XII, p. 79.                                                                                                                   

 

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Œcolampade et Bucer, des moyens de s'y unir (1) : ce qui nous fait assez voir que cette Confession de foi, non plus que les autres que Perrin produit, n'est pas des anciens vaudois ; mais des vaudois réformés à la mode des protestants.

Aussi avons-nous déjà remarqué qu'il ne fut nulle mention de Confession de foi des vaudois dans la conférence de 1530 des mêmes vaudois avec Œcolampade (2). Nous pouvons même assurer qu'ils ne firent de Confession de foi que longtemps après, puisque Bèze, si soigneux de rechercher et de faire valoir les actes de ces hérétiques, ne parle, comme on a vu (3), d'aucune Confession de foi qu'il en eût connue qu'en 1844. Quoi qu'il en soit, avant la Réforme de Luther et de Calvin, on n'avait jamais entendu parler de Confession de foi des vaudois. Séyssel, que la vigilance pastorale et l'obligation de sa charge engageait dans ces derniers temps, c'est-à-dire en 1516 et en 1517, à une recherche si exacte de tout ce qui regardait cette secte, ne nous dit pas un seul mot de Confession de foi (4), c'est-à-dire qu'il n'en avait rien appris, ni par un examen juridique, ni de ceux qui se convertissant entre ses mains avec tant de marques de sincérité, lui découvraient avec larmes et componction tout le secret de la secte. Ils n'avaient donc point encore alors de Confession de foi ; il fallait apprendre leur doctrine par leurs interrogatoires, comme on a vu : mais de Confession de foi, ni d'aucun écrit des vaudois, on n'en trouve pas un mot dans les auteurs qui les ont le mieux connus. Au contraire les frères de Bohême, secte dont nous parlerons bientôt, et à laquelle les vaudois ont souvent tenté de s'unir et devant et après Luther, nous apprennent qu'ils n'écrivaient rien. « Ils n'avaient jamais eu, disaient-ils, d'église connue en Bohême, et nos gens ne savaient rien de leur doctrine, parce qu'ils n'en avaient jamais publié aucun écrit dont nous soyons assurés (5). » Et dans un autre endroit : « Ils ne voulaient point qu'il y eût aucun témoignage public de leur doctrine (6). » Que si l'on veut dire qu'ils ne laissaient pas d'avoir entre eux quelques écrits et quelques

 

1 Lettre d'Œcolampade ; Perr., ibid., chap. VI, p. 46; chap. VII, p. 59. — 2 Ci-dessus, n. 119.— 3 Ci-dessus, n. 4. — 4 Séyss., fol. 3 et seq. — 5 Esrom. Rodig., de fratr. Orth. narrat. Heid. cum. hist., Cam., 1625, p. 147, 148. — 6 Prœf. Conf. fid. Frat. Bohem., an 1572, ibid., 173.

 

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Confessions de foi, ils les eussent données aux frères avec lesquels ils voulaient s'unir. Mais les frères déclarent qu'ils n'en ont rien su que par quelques articles de Mérindol, «lesquels, disent-ils, il se pourrait faire qu'on aurait polis de notre temps (1). » C'est ce qu'écrit un savant ministre de ces bohémiens longtemps après la Réforme de Luther et de Calvin. Il aurait parlé plus conséquemment, si au lieu de dire qu'on a pour  ces articles depuis la Réforme, il avait dit qu'on les a fabriqués. Mais c'est qu'on voulait dans le parti donner quelque air d'antiquité aux articles des vaudois, et ce ministre ne voulait pas tout à fait révéler ce secret de la secte. Quoi qu'il en soit, il en dit assez pour nous faire entendre ce qu'il faut croire des Confessions de foi qu'on produisait de son temps sous le nom des vaudois ; et on voit bien qu'ils ne sa voient guère la doctrine des protestants avant que les protestants les en eussent instruits. A peine sa voient-ils eux-mêmes ce qu'ils croyaient; et ils ne s'en expliquaient que confusément avec leurs meilleurs amis, loin d'avoir des Confessions de foi toutes formées, comme Perrin a voulu nous le faire accroire.

Et néanmoins nous reconnaissons même dans ces pièces de Perrin quelque trace de l'ancien génie vaudois, qui confirme ce que nous en avons dit. Par exemple dans le livre de l'Antéchrist, il est dit « que les empereurs et les rois, estimant que l'Antéchrist était semblable à la vraie et sainte mère Eglise, l'ont aimé et l'ont doté contre le commandement de Dieu (2); » ce qui revient à l'opinion vaudoise, de croire défendu aux clercs d'avoir aucun bien : erreur, comme on a vu, qui fit le premier fondement de leur séparation. Ce qui est porté dans le catéchisme, qu'on reconnaît les ministres «parle vrai sens de la foi, et par la saine doctrine et par la vie de bon exemple, etc. (3), » revient encore à l'erreur qui faisait croire aux vaudois que les ministres de mauvaise vie étaient déchus du ministère, et perdaient l'administration des sacrements. C'est pourquoi il est dit encore dans le livre de l'Antéchrist, qu'une de ses œuvres est « d'attribuer la réformation du Saint-Esprit à la foi morte extérieurement, et de baptiser les enfants

 

1 Rud., ibid., 147, 148.— 2 Hist. des Vaud., IIIe part., liv., III, chap. I, p. 292. — 3 Ibid., IIIe part., liv. I, p. 157.

 

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en cette foi, en enseignant que par cette foi ces enfants reçoivent de lui le baptême et la régénération (1) : » paroles par où l'on exige la foi vivante dans les ministres du baptême comme une chose nécessaire pour la régénération de l'enfant, et le contraire est rangé parmi les œuvres de l'Antéchrist. Ainsi lorsqu'ils composaient ces nouvelles confessions de foi agréables à la Réforme où ils avaient dessein d'entrer, on ne pouvait les empêcher d'y couler toujours quelque chose qui ressentait l'ancien levain; et sans perdre le temps davantage dans cette recherche, c'est assez qu'on ait vu dans ces ouvrages des vaudois les deux erreurs qui ont fait le fondement de leur séparation.

Telle est l'histoire des albigeois et des vaudois, selon qu'elle est rapportée par les auteurs du temps. Nos réformés, qui n'y trouvent rien de favorable à leurs prétentions, ont voulu se laisser tromper par le plus grossier de tous les artifices. Plusieurs auteurs catholiques qui ont écrit en ce siècle, ou sur la fin du siècle précédent, n'ont pas assez distingué les vaudois d'avec les albigeois, et ont donné aux uns et aux autres le nom commun de vaudois. Quelle qu'ait été la cause de leur erreur, nos protestants sont trop habiles critiques pour vouloir que l'on en croie ou Mariana, ou Gretser, ou même M. de Thou et quelques autres modernes, au préjudice des anciens auteurs, qui tous unanimement, comme on a vu, ont distingué ces deux sectes. Cependant, sur une erreur si grossière, les protestants, après avoir pris pour chose avouée que les albigeois et les vaudois n'étaient qu'une même secte, ont conclu que les albigeois n'avaient été traités de manichéens que par calomnie, puisque selon les anciens auteurs les vaudois sont exempts de cette tache.

Il fallait considérer que ces anciens, qui, en accusant les vaudois d'autres erreurs, les ont déchargés du manichéisme, en même temps les ont distingués des albigeois que nous en avons convaincus. Par exemple, le ministre de la Roque, qui ayant écrit le dernier sur cette matière, a ramassé les finesses de tous les autres auteurs du parti et surtout celles d'Aubertin, croit avoir justifié les albigeois d'avoir comme les manichéens rejeté l'Ancien Testament,

 

1 Hist. des Vaud., IIIe part., liv. III, p. 267.

 

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en montrant que selon Renier les vaudois le recevaient (1). Il ne gagne rien, puisque ces vaudois sont chez le même Renier très-bien distingués des cathares (2), qui sont la tige des albigeois. Le même la Roque tire avantage de ce qu'il y avait des hérétiques qui, selon Radulphus Ardens, disaient « que le sacrement n'était que du pain tout pur (3). Il est vrai : mais le même Radulphus Ardens ajoute ce que la Roque, aussi bien qu'Aubertin, a dissimulé, que ces mêmes hérétiques « admettent deux créateurs, et rejettent l'Ancien Testament, la vérité de l'incarnation, le mariage et la viande. » Le même ministre cite encore certains hérétiques, chez Pierre de Vaucernay, qui niaient la vérité du corps de Jésus-Christ dans l'Eucharistie (4). Je l'avoue ; mais en même temps cet historien nous assure « qu'ils admettaient pareillement les deux principes, » et avaient toutes les erreurs des manichéens. La Roque veut nous faire croire que le même Pierre de Vaucernay distingue les ariens et les manichéens d'avec les vaudois et les albigeois (5). La moitié de son discours est véritable : il est vrai qu'il distingue les manichéens des vaudois, mais il ne les distingue pas des hérétiques « qui étaient dans le pays de Narbonne ; » et il est certain que ce sont les mêmes qu'on appelait Albigeois, qui constamment étaient des manichéens. Mais, continue le même la Roque, Renier reconnaît des hérétiques qui disent que « le corps de Jésus-Christ est de simple pain (6); c'étaient ceux qu'il appelle Ordibariens qui parlaient ainsi, et en même temps ils niaient la création (7), et proféraient mille autres blasphèmes que le manichéisme avait introduits : de sorte que ces ennemis de la présence réelle l'étaient en même temps du Créateur et de la Divinité.

La Roque revient à la charge avec Aubertin, et croit trouver de bons protestants en la personne de ces hérétiques, qui selon Césarius d'Hesterbac, « blasphémaient le corps et le sang de Jésus-Christ (8). » Mais le même Césarius nous apprend qu'ils admettaient les deux principes et tous les autres blasphèmes des manichéens ;

 

1 La Roq., 459; Aub., p. 967, ex Ren., cap. III. — 2 Ren., cap. VI. — 3 La Roq., 456; Aub., p. 964, B; Rad. Ard., serm. VIII post. Pentec. — 4 La Roq. ; Aub., ibid., 965, ex Pet. de Valle-Cern., Hist. Albig., lib. II, cap. VI. — 5  Hist. Albig., cap. II. — 6 La Roq., p. 457; Aub., 905; Ren., cap. VI. — 7 Ren. ibid. — 8 Cœs. Hesterb., lib. V, cap. II, in Bibl. Cisterc; La Roq., 457; Aub.  964.

 

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ce qu'il assure savoir très-bien, non point par ouï-dire, « mais pour avoir souvent conversé avec eux dans le diocèse de Metz. » Un fameux ministre de Metz, que j'ai fort connu, faisait accroire aux calvinistes de ce pays-là, que ces albigeois de Césarius étaient de leurs ancêtres (1) ; et on leur fit voir alors que ces ancêtres qu'on leur donnait étaient d'abominables manichéens. La Roque, dans son Histoire de l'Eucharistie (2), voudrait qu'on crût que les Bogomiles étaient les mêmes qu'on appelait en divers lieux Vaudois, Pauvres de Lyon, Poplicains, Bulgares, Insabbatés, Gazares et Turlupins. Je conviens que les vaudois, les insabbatés et les pauvres de Lyon sont la même secte : mais qu'on les ait appelés Gazares ou Cathares, Poplicains, Bulgares, ni Bogomiles, c'est ce qu'on ne montrera jamais par aucun auteur du temps. Mais enfin M. de la Roque veut donc que ces bogomiles soient de leurs amis? Sans doute, parce qu'ils « ne jugeaient dignes d'aucune estime le corps et le sang que l'on consacre parmi nous. » Mais il devait avoir appris d'Anne Comnène, qui nous a fait connaître ces hérétiques , qu'ils « réduisaient en fantôme l'incarnation de Jésus ; qu'ils enseignaient des impuretés que la pudeur de son sexe ne permettait pas à cette princesse de répéter ; et enfin qu'ils avaient été convaincus par l'empereur Alexis son père d'introduire un dogme mêlé des deux plus infâmes de toutes les hérésies, de celle des manichéens et de celle des massaliens (3). »

Le même la Roque met encore parmi ses amis Pierre Moran, qui, pressé de déclarer sa croyance devant tout le peuple, confessa qu'il « ne croyait pas que le pain consacré fût le corps de Notre-Seigneur (4); »et il oublie que ce Pierre Moran, selon le rapport de l'auteur dont il cite le témoignage, était du nombre de ces hérétiques convaincus de manichéisme, qu'on appelait Ariens (5) pour la raison que nous avons rapportée.

Cet auteur compte encore parmi les siens les hérétiques dont il est dit au concile de Toulouse, sous Calixte II, « qu'ils rejettent le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ (6) ; » et il tronque

 

1 Ferry, Cat. Gen., p. 85. — 2 P. 455.— 3 Ann. Comn., Alex., lib. XV, p. 486 et seq. — 4 Ibid., 458. — 5 Rog., de Heved., Ann. Aug. Baron., ad an. 1178. — 6 Ibid., 451.

 

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le propre canon d'où il a tiré ces paroles, puisqu'on y voit dans la suite que ces hérétiques, avec le sacrement du corps et du sang, «rejettent encore le baptême des petits enfants et le mariage légitime (1). »

Il corrompt avec une pareille hardiesse un passage de l'inquisiteur Emeric sur le sujet des vaudois. « Emeric, dit-il, leur attribue comme une hérésie ce qu'ils disaient, que le pain n'est pas transsubstantié au vrai corps de Jésus-Christ, ni le vin au sang (2). » Qui ne croirait les vaudois convaincus par ce témoignage de nier la transsubtantiation? Mais nous avons récité le passage entier, où il y a : « La neuvième erreur des vaudois, c'est que le pain n'est point transsubstantié au corps de Jésus-Christ, si le prêtre qui le consacre est pécheur. » M. de la Roque retranche ces derniers mots, et par cette seule fausseté il ôte aux vaudois deux points importants de leur doctrine : l'un, qui fait l'horreur des protes-tans, c'est-à-dire la transsubstantiation; l'autre, qui fait l'horreur de tous les chrétiens, qui est de dire que les sacrements perdent leur vertu entre les mains des ministres indignes. C'est ainsi que nos adversaires prouvent ce qu'ils veulent par des falsifications manifestes, et ils ne craignent pas de se donner des prédécesseurs à ce prix.

Voilà une partie des illusions d'Aubertin et de la Roque sur le sujet des albigeois et des vaudois, ou des pauvres de Lyon. En un mot, ils justifient parfaitement bien les derniers du manichéisme, mais en même temps ils n'apportent aucune preuve pour montrer qu'ils aient nié la transsubstantiation; au contraire ils corrompent les passages qui prouvent qu'ils l'ont admise. Et pour ceux qui l'ont niée en ces temps-là, ils n'en produisent aucuns qui ne soient convaincus de manichéisme, par le témoignage des mêmes auteurs qui les accusent d'avoir nié le changement des substances dans l'Eucharistie : de sorte que leurs ancêtres sont, ou avec nous défenseurs de la transsubtantiation comme les vaudois, ou avec les albigeois convaincus de manichéisme.

Mais voici ce que ces ministres ont avancé de plus subtil. Accablés par le nombre des auteurs qui nous parlent de ces hérétiques

 

1 Conc. Tolos., an. 1119, can. 3. — 2 P. 457, Direct., part. II, q. XIV.

 

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toulousains et albigeois comme de vrais manichéens, ils ne peuvent pas nier qu'il n'y en ait eu, et même en ces pays-là ; et c'était ceux, disent-ils, que l’on appelait Cathares ou Purs (1). Mais ils ajoutent qu'ils étaient en très-petit nombre, puisque Renier qui les connaissait si bien nous assure qu'ils n'avaient « que seize églises dans tout le monde ; » et au reste que le nombre de ces Cathares n'excédait pas quatre mille dans toute la terre : « Au lieu, dit Renier, que les croyants sont innombrables. » Ces ministres laissent à entendre par ce passage que ces seize églises et quatre mille hommes répandus dans tout l'univers, n'y pouvaient pas faire tout le bruit et toutes les guerres qu'y ont faites les albigeois : qu'il faut donc bien qu'on ait étendu le nom de Cathares ou de Manichéens à quelque autre secte plus nombreuse ; et que c'est celle des vaudois et des albigeois qu'on appelait du nom de Manichéens, ou par erreur ou par calomnie.

Qui veut voir jusqu'où peut aller la prévention ou l'illusion, n'a qu'à entendre après les discours de ces ministres la vérité que je vais dire, ou plutôt il ne faut que se souvenir de celle que j'ai déjà dite. Et premièrement pour ces seize églises, on a vu que le mot d'église se prenait en cet endroit de Renier (2), non pour des églises particulières qui étaient en certaines villes, mais souvent pour des provinces entières : ainsi on voit parmi ces églises, « l'église de l’Esclavonie, l'église de la Marche en Italie, l'église de France, l'église de Bulgarie, » la mère de toutes les autres. Toute la Lombardie était renfermée sous le titre de deux églises ; celles de Toulouse et d'Albi, qui en France furent autrefois les plus nombreuses, comprenaient tout le Languedoc, et ainsi du reste : de manière que sous ces seize églises on exprimait toute la secte comme divisée en seize cantons, qui toutes avaient leur rapport à la Bulgarie, comme on a vu.

Nous avons aussi remarqué, pour ce qui regarde ces quatre mille cathares, qu'on n'entendait sous ce nom que les parfaits de la secte, qu'on appelait Elus du temps de saint Augustin; mais qu'en même temps Renier assurait que s'il n'y avait de son temps, c'est-à-dire au milieu du treizième siècle où la secte était affaiblie,

 

1 Aub., 968; La Roq., 460, ex Ren., cap. VI. — 2 Ren., cap. VI.

 

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que quatre mille cathares parfaits, la multitude du reste de la secte, c'est-à-dire des simples croyants, était encore infinie.

La Roque après Aubertin prétend que le mot de croyants signifiait les vaudois (1), à cause que Pylicdorf et Renier lui-même les appellent ainsi. Mais c'est encore ici une illusion trop grossière. Le mot de croyants était commun à toutes les sectes : chaque secte avait ses croyants ou ses sectateurs. Les vaudois avaient leurs croyants, credentes ipsorum, dont Pylicdorf a parlé en divers endroits. Ce n'est pas que le mot de croyants fût affecté aux vaudois : mais c'est que, comme les autres, ils avaient les leurs. L'endroit de Renier cité par les ministres dit que les hérétiques « avaient leurs croyants, credentes suos, auxquels ils permettaient toute sorte de crimes (2). » Ce n'est pas des vaudois qu'il parle, puisqu'il en loue les bonnes mœurs. Le même Renier nous raconte les mystères des cathares, ou la fraction de leur pain ; et il dit « qu'on recevait à cette table non-seulement les cathares, hommes et femmes, mais encore leurs croyants (3), c'est-à-dire ceux qui n'étaient pas encore arrivés à la perfection des cathares : ce qui montre manifestement ces deux ordres si connus parmi les manichéens ; et ce qu'on marque, que les simples croyants sont reçus à cette espèce de mystère, fait voir qu'il y en avait d'autres dont ils n'étaient pas jugés dignes. C'est donc de ces croyants des cathares que le nombre était infini : et ceux-là conduits par les autres, dont le nombre était plus petit, faisaient tout le mouvement dont l'univers était troublé.

Voilà donc les subtilités, pour ne pas dire les artifices, où sont réduits les ministres pour se donner des prédécesseurs. Ils n'en ont point dont la suite soit manifeste : ils en vont chercher, comme ils peuvent, parmi des sectes obscures, qu'ils tâchent de réunir et d'en faire de bons calvinistes, quoiqu'il n'y ait rien de commun entre eux que la haine contre le Pape et contre l'Eglise.

On me demandera peut-être ce que je crois de la vie des vaudois que Renier a tant vantée. J'en croirai tout ce qu'on voudra et plus, si l'on veut, que n'en dit Renier; car le démon ne se

 

1 Aub., 968; La Roq., 460, cap. I, XIV, XVIII, p. 780, etc. — 2 Cap. I, p. 747. — 3 Ibid., cap. VI, p. 756.

 

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soucie pas par où il tienne les hommes. Ces hérétiques toulousains, manichéens constamment, n'avaient pas moins que les vaudois cette piété apparente. C'est d'eux que saint Bernard a dit : « Leurs mœurs sont irréprochables; ils n'oppriment personne; ils ne font de tort à personne ; leurs visages sont mortifiés et abattus par le jeune ; ils ne mangent point leur pain comme des paresseux, et ils travaillent pour gagner leur vie (1). » Qu'y a-t-il de plus spécieux que ces hérétiques de saint Bernard? Mais après tout c'était des manichéens, et leur piété n'était que feinte. Regardez le fond: c'est l'orgueil, c'est la haine contre le clergé, c'est l'aigreur contre l'Eglise ; c'est par là qu'ils ont avalé tout le venin d'une abominable hérésie. On mène où l'on veut un peuple ignorant, lorsqu'après avoir allumé dans son cœur une passion violente, et surtout la haine contre ses conducteurs, on s'en sert comme d'un lien pour l'entraîner. Mais que dirons-nous des vaudois qui se sont si bien exemptés des erreurs manichéennes ? Le démon a fait son œuvre en eux, quand il leur a inspiré le même orgueil ; la même ostentation de leur pauvreté prétendue apostolique; la même présomption à nous vanter leurs vertus; la même haine contre le clergé, poussée jusqu'à mépriser les sacrements dans leurs mains ; la même aigreur contre leurs frères portée jusqu'à la rupture et jusqu'au schisme. Avec cette aigreur dans le cœur, fussent-ils à l'extérieur encore plus justes qu'on ne dit, saint Jean m'apprend qu'ils sont homicides (2). Fussent-ils aussi chastes que les anges, ils ne seront pas plus heureux que les vierges folles dont les lampes étaient sans huile (3), et les cœurs sans cette douceur qui seule peut nourrir la charité.

Renier a donc bien marqué le caractère de ces hérétiques, quand il attribue la cause de leur erreur à leur haine, à leur aigreur, à leur chagrin : Sic processit doctrina ipsorum et rancor (4). Ces hérétiques, dit-il, dont l'extérieur était si spécieux, lisaient beaucoup, et « priaient peu. Ils allaient au sermon, mais pour tendre des pièges aux prédicateurs, comme les Juifs en tendaient au Fils de Dieu ; » c'est-à-dire qu'il y avait parmi eux beaucoup d'esprit de dispute, et peu d'esprit de componction. Tous ensemble, et

 

1 Serm. LXV, in Cant.— 2 I Joan., III, 15.— 3 Matth., XXV, 3.— 4 Chap. V, p. 749.

 

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manichéens et vaudois, ils ne cessaient de crier contre les inventions humaines et de citer l'Ecriture sainte, dont ils avaient un passage toujours prêt, quoi qu'on leur put dire. Lorsqu'interrogés sur la foi ils éludaient la demande par des équivoques (1), si si on les en reprenait, c'était, disaient-ils, Jésus-Christ même qui leur avait appris cette pratique, lorsqu'il avait dit aux Juifs : « Détruisez ce temple , et je le rebâtirai en trois jours (2), » entendant du temple de son corps ce que les Juifs entendaient de celui de Salomon. Ce passage semblait fait exprès à qui ne savait pas le fond des choses. Les vaudois en avaient cent autres de cette sorte qu'ils savaient tourner à leurs fins ; et à moins d'être fort exercé dans les Ecritures, on avait peine à se tirer des filets qu'ils tendaient. Un autre auteur nous remarque un caractère bien particulier de ces faux pauvres (3). Ils n'allaient point comme un saint Bernard, comme un saint François, comme les autres prédicateurs apostoliques, attaquer au milieu du monde les impudiques, les usuriers, les joueurs, les blasphémateurs et les autres pécheurs publics, pour tâcher de les convertir. Ceux-ci au contraire, s'il y avait dans les villes ou dans les villages des gens retirés et paisibles, c'était dans leurs maisons qu'ils s'introduisaient avec leur simplicité apparente. A peine osaient-ils élever la voix, tant ils étaient doux : mais les mauvais prêtres et les mauvais moines étaient mis aussitôt sur le tapis : une satire subtile et impitoyable prenait la forme de zèle; les bonnes gens qui les écoutaient étaient pris; et transportés de ce zèle amer, ils s'imaginaient encore devenir plus gens de bien en devenant hérétiques : ainsi tout se corrompait. Les uns étaient entraînés dans le vice par les grands scandales qui paraissaient dans le inonde de tous côtés : le démon prenait les simples d'une autre manière ; et par une fausse horreur des méchants il les aliénait de l'Eglise, où l'on en voyait tous les jours croître le nombre.

Il n'y avait rien de plus injuste, puisque l'Eglise, loin d'approuver les désordres qui donnaient lieu aux révoltes des hérétiques, les détestait par tous ses décrets, et nourrissait en même temps dans son sein des hommes d'une sainteté si éminente

 

1 Ren., ibid. — 2 Joan., II, 19. — 3 Pylicd., cap. X, p. 283.

 

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qu'auprès d'elle toute la vertu de ces hypocrites ne paraissait que faiblesse. Le seul saint Bernard, que Dieu suscita en ce temps-là avec toutes les grâces des prophètes et des apôtres pour combattre les nouveaux hérétiques lorsqu'ils faisaient de plus grands efforts pour s'étendre en France, suffisait pour les confondre. C'était là qu'on voyait un esprit vraiment apostolique, et une sainteté si éclatante, qu'elle fut en admiration même à ceux dont il avait combattu les erreurs : de manière qu'il y en eut, qui en damnant insolemment les saints docteurs, exceptaient saint Bernard de cette sentence (1), et se crurent obligés à publier qu'à la fin il s'était mis dans leur parti ; tant ils rougissaient d'avoir contre eux un tel témoin. Parmi ses autres vertus, on voyait reluire et dans lui et dans ses frères les saints moines de Cîteaux et de Clairvaux, pour ne point parler des autres, cette pauvreté apostolique dont les hérétiques se vantaient : mais saint Bernard et ses disciples, pour avoir porté cette pauvreté et la mortification chrétienne à sa dernière perfection , ne se glorifiaient pas d'être les seuls qui eussent conservé les sacrements, et n'en étaient pas moins obéissants aux supérieurs même mauvais, distinguant avec Jésus-Christ les abus d'avec la chaire et la doctrine.

On pourrait compter dans le même temps de très-grands saints, non-seulement parmi les évêques, parmi les prêtres , parmi les moines, mais encore dans le commun peuple, et même parmi les princes et au milieu des pompes du monde : mais les hérétiques ne voulaient voir que les vices, afin de dire plus hardiment avec le pharisien : « Nous ne sommes pas comme le reste des hommes (2); » nous sommes purs, nous sommes ces pauvres que Dieu aime : venez à nous, si vous voulez recevoir les sacrements.

Il ne faut donc pas s'étonner de la régularité apparente de leurs mœurs, puisque c'était une partie de la séduction contre laquelle nous avons été prémunis par tant d'avertissements de l'Evangile. On ajoute, comme un dernier trait de la piété extérieure de ces hérétiques, qu'ils ont souffert avec une patience surprenante. Il est vrai, et c'est le comble de l'illusion. Car les hérétiques de ces temps-là, et même les manichéens dont nous avons vu les

 

1 Apud. Ren., cap. VI, p. 755. — 2 Luc, XVIII, 11.

 

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infamies, après avoir biaisé et dissimulé le plus longtemps qu'ils pouvaient pour se délivrer du dernier supplice, lorsqu'ils étaient convaincus et condamnés selon les lois, couraient à la mort avec joie. Leur fausse constance étonnait le monde : Enervin, qui les accusait, ne laissait pas d'en être frappé , et demandait avec inquiétude à saint Bernard la raison d'un tel prodige (1). Mais le Saint trop instruit des profondeurs de Satan , pour ignorer qu'il savait faire imiter jusqu'au martyre à ceux qu'il tenait captifs, répondait que par un juste jugement de Dieu le malin pouvait avoir puissance, « non-seulement sur les corps des hommes, mais encore sur leurs cœurs (2) ; » et que s'il avait bien pu porter Judas à se donner la mort à lui-même, il pouvait bien porter ces hérétiques à la souffrir de la main des autres. Ne nous étonnons donc pas de voir des martyrs de toutes les religions, et même dans les plus monstrueuses, et apprenons par cet exemple à ne tenir pour vrais martyrs que ceux qui souffrent dans l'unité.

Mais ce qui devrait éternellement désabuser les protestants de toutes ces sectes impies, c'est la détestable coutume de renier leur religion, et de participer à notre culte pendant qu'ils le rejetaient dans leur cœur. Il est constant que les vaudois, à l'exemple des manichéens, ont vécu dans cette pratique depuis le commencement de la secte jusque vers le milieu du dernier siècle. Séyssel ne pouvait assez s'étonner (3) de la fausse piété de leurs barbes, qui condamnaient les mensonges, jusqu'aux plus légers, comme autant de péchés mortels, et ne craignaient point devant les juges de mentir sur leur foi avec une opiniâtreté si étonnante, qu'à peine pouvait-on leur en arracher la confession avec la question la plus rigoureuse, Ils défendaient de jurer pour rendre témoignage à la vérité devant le magistrat; et en même temps ils juraient tout ce qu'on voulait pour tenir leur secte et leur croyance cachées : tradition qu'ils avaient reçue des manichéens, comme ils avaient aussi hérité de leur présomption et de leur aigreur. Les hommes s'accoutument à tout, quand une fois leurs conducteurs ont pris l'ascendant sur leurs esprits, et surtout lorsqu'ils les ont engagés dans une cabale sous prétexte de piété. »

 

1 Analect., liv. III, p. 454.— 2 Serm. LXVI, in Cant., sub. fin.— 3 Fol. 47.

 

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HISTOIRE DES FRÈRES DE BOHÊME,
VULGAIREMENT ET FAUSSEMENT APPELÉS VAUDOIS.

 

Il faut maintenant parler de ceux qu'on appelait faussement Vaudois et Picards, et qui s'appelaient eux-mêmes les Frères de Bohême, ou les Frères Orthodoxes, ou les Frères seulement. Ils composent une secte particulière séparée des albigeois et des pauvres de Lyon. Lorsque Luther s'éleva, il en trouva quelques églises dans la Bohême et surtout dans la Moravie, qu'il détesta durant un long temps. Il en approuva dans la suite la confession de foi corrigée, comme nous verrons. Bucer et Musculus leur ont aussi donné de grandes louanges. Le docte Camérarius, dont nous avons tant parlé, cet intime ami de Mélanchthon, a jugé leur histoire digne d'être écrite par son éloquente plume. Son gendre Rudiger, appelé par les églises protestantes du Palatinat, leur préféra celles de la Moravie dont il voulut être ministre (1) ; et de toutes les sectes séparées de Rome avant Luther, celle-ci est la plus louée par les protestants : mais sa naissance et sa doctrine fera bientôt voir qu'il n'y a aucun avantage à en tirer.

Pour sa naissance, plusieurs trompés par le nom et par quelque conformité de doctrine, font descendre ces Bohémiens des anciens vaudois : mais pour eux ils renoncent à cette origine, comme il paraît clairement dans la préface qu'ils mirent à la tête de leur confession de foi en 1572 (2). Ils y expliquent amplement leur origine, et ils disent entre autres choses que les vaudois sont plus anciens qu'eux; que ceux-ci avaient à la vérité quelques églises dispersées dans la Bohême, lorsque les leurs commencèrent à paraître , mais qu'ils ne les connaissaient pas ; que néanmoins ces vaudois se firent connaître à eux dans la suite, mais sans vouloir entrer, disent-ils, dans le fond de leur doctrine. « Nos annales, poursuivent-ils, nous apprennent qu'ils ne furent jamais unis à nos églises pour deux raisons : la première, parce qu'ils ne donnaient aucun témoignage de leur foi et de leur doctrine ;

 

1 De Eccl. Frat, in Boh. et Morav., Hist., Heid., 1605. — 2 De orig. Eccl. Boh., et Conf. ab iis editis, Heid., an. 1605, cum Hist. Joac. Camer., p. 173.

 

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la seconde, parce que pour conserver la paix ils ne faisaient point de difficulté d'assister aux messes célébrées par ceux de l'Eglise romaine. » D'où ils concluaient, non-seulement « qu'ils n'avaient jamais fait aucune union avec les vaudois, mais encore qu'ils avaient toujours cru qu'ils ne le pouvaient faire en sûreté de conscience. » C'est ainsi qu'ils s'éloignent de l'origine vaudoise; et ce qui est ambitieusement recherché par les calvinistes, est rejeté par ceux-ci avec mépris.

Camérarius écrit la même chose dans son Histoire des Frères de Bohême : mais Rudiger, un de leurs pasteurs dans la Moravie, dit encore plus clairement, que ces églises sont bien différentes de celles des vaudois ; a que les vaudois sont de l'an 1160, au lieu que les frères n'ont commencé à paraître que dans le quinzième siècle; » et qu'enfin « il est écrit dans les annales des frères, qu'ils ont toujours refusé constamment de faire union avec les vaudois, à cause qu'ils ne donnaient pas une pleine confession de leur foi et participaient à la messe (1). »

Aussi voyons-nous que ces frères s'intitulent dans tous leurs synodes et dans tous leurs actes les Frères de Bohême, faussement appelés Vaudois (2). Ils détestent encore plus le nom de Picards : « Il y a bien de l'apparence, dit Rudiger, que ceux qui l'ont donné les premiers à nos ancêtres, l'ont tiré d'un certain Picard, qui renouvelant l'ancienne hérésie des adamites, introduisait et des nudités et des actions infâmes ; et comme cette hérésie pénétra dans la Bohême environ le temps de l'établissement de nos églises, on les déshonora par un si infâme titre, comme si nous n'eussions été que de misérables restes de cet impudique Picard (3). » On voit par là comme les frères rejettent ces deux origines, la picarde et la vaudoise : « Ils tiennent même à injure d'être appelés picards et vaudois (4); » et si la première origine leur déplaît, la seconde, dont nos protestants se glorifient, leur paraît seulement un peu moins honteuse : mais nous allons voir maintenant que celle qu'ils se donnent eux-mêmes n'est guère plus honorable.

 

1 Hist., p. 105, etc.; Rudig., de Eccl. Frat. in Boh. et Mov. Narr., p. 147. — 2 In Synt. Sendom., Synt. Gen., II part., p. 219.— 3 Rudig., ibid., p. 148. — 4 Apol., 1532, ap. Lyd., tom. II, p. 137.

 

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HISTOIRE DE JEAN VICLEF,
ANGLAIS.

 

Ils se vantent d'être disciples de Jean Hus : mais pour juger de leur prétention, il faut encore remonter plus haut, puisque Jean Hus lui-même s'est glorifié d'avoir eu Viclef (a) pour maître. Je dirai donc en peu de paroles ce qu'il faut croire de Viclef, sans produire d'autres pièces que ses ouvrages, et le témoignage de tous les protestants de bonne foi.

Le principal de tous ses ouvrages, c'est le Trialogue, ce livre fameux qui souleva toute la Bohême, et excita tant de troubles en Angleterre. Voici quelle en était la théologie : « Que tout arrive par nécessité ; qu'il a longtemps regimbé contre cette doctrine, à cause qu'elle était contraire à la liberté de Dieu; mais qu'à la fin il avait fallu céder, et reconnaître en même temps que tous les péchés qu'on fait dans le monde sont nécessaires et inévitables (1) ; que Dieu ne pouvait pas empêcher le péché du premier homme, ni le pardonner sans la satisfaction de Jésus-Christ, mais aussi qu'il était impossible que le Fils de Dieu ne s'incarnât pas, ne satisfît pas, ne mourût pas; que Dieu à la vérité pouvait bien faire autrement, s'il eût voulu ; mais qu'il ne pouvait pas vouloir autrement ; qu'il ne pouvait pas ne point pardonner à l'homme ; que le péché de l'homme venait de séduction et d'ignorance ; et qu'ainsi il avait fallu par nécessité que la sagesse divine s'incarnât pour le réparer (2); que Jésus-Christ ne pouvait pas sauver les démons ; que leur péché était un péché contre le Saint-Esprit ; qu'il eût donc fallu pour les sauver que le Saint-Esprit se fût incarné, ce qui était absolument impossible; qu'il n'y avait donc aucun moyen possible pour sauver les démons en général ; que rien n'était possible à Dieu que ce qui arrivait actuellement ; que cette puissance qu'on admettait pour les choses qui n'arrivaient pas est une illusion; que Dieu ne peut rien produire au dedans de

 

1 Lib. III, cap. VII, VIII, XXIII, P. 56, 82, edit. 1525. — 2 Lib. III, cap. XXIV, XXV, p. 85, etc.

(a) Né vers 1324, au bourg de Wicliff, comte d'York; d'où le nom francisé Jean de Wicleff, ou Viclef tout court.

 

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lui qu'il ne le produise nécessairement, ni au dehors qu'il ne le produise aussi nécessairement en son temps ; que lorsque Jésus-Christ a dit qu'il pouvait demander à son Père plus de douze légions d'anges, il faut entendre qu'il le pouvait s'il eût voulu, mais reconnaître en même temps qu'il ne pouvait le vouloir (1) ; que la puissance de Dieu était bornée dans le fond, et qu'elle n'est infinie qu'à cause qu'il n'y a pas une plus grande puissance (2) ; en un mot que le monde et tout ce qui existe est d'une absolue nécessité, et que s'il y avait quelque chose de possible à qui Dieu refusât l'être, il serait ou impuissant ou envieux ; que comme il ne pouvait refuser l'être à tout ce qui le pouvait avoir, aussi ne pouvait-il rien anéantir (3); qu'il ne faut point demander pourquoi Dieu n'empêche pas le péché, c'est qu'il ne peut pas, ni en général pourquoi il fait ou ne fait pas quelque chose, parce qu'il fait nécessairement tout ce qu'il peut faire (4) ; qu'il ne laisse pas d'être libre , mais comme il est libre à produire son Fils qu'il produit néanmoins nécessairement (5) ; que la liberté qu'on appelle de contradiction, par laquelle on peut faire et ne pas faire, est un terme erroné introduit par les docteurs, et que la pensée que nous avons que nous sommes libres est une perpétuelle illusion, semblable à celle d'un enfant qui croit qu'il marche tout seul pendant qu'on le mène ; qu'on délibère néanmoins, qu'on avise à ses affaires, qu'on se damne, mais que tout cela est inévitable, aussi bien que tout ce qui se fait et ce qui s'omet dans le monde ou par la créature, ou par Dieu même (6) ; que Dieu a tout déterminé ; qu'il nécessite tant les prédestinés que les réprouvés à tout ce qu'ils font, et chaque créature particulière à chacune de ses actions; que c'est de là qu'il arrive qu'il y a des prédestinés et des réprouvés ; qu'ainsi il n'est pas au pouvoir de Dieu de sauver un seul des réprouvés (7) ; qu'il se moque de ce qu'on dit des sens composés et divisés, puisque Dieu ne peut sauver que ceux qui sont sauvés actuellement (8) ; qu'il y a une conséquence nécessaire qu'on pèche, si certaines choses sont; que Dieu veut que ces choses soient, et

 

1 Lib. III, cap. XXVII; lib. I, cap. X, p. 15; ibid., cap. XI, p. 18.— 2 Ibid., cap. II.— 3 Lib. III, cap. IV; ibid., cap. X, p. 16.— 4 Lib. III, cap. IX.— 5 Lib. I, cap. X. — 6 Ibid., X, XI. — 7 Ibid., lib. III, cap. IX; lib. II, cap. XIV; lib. III, cap. IV. — 8 Lib. III, cap. VIII.

 

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que cette conséquence soit bonne, parce qu'autrement elle ne serait pas nécessaire; ainsi qu'il veut qu'on pèche, qu'il veut le péché à cause du bien qu'il en tire ; et qu'encore qu'il ne plaise pas à Dieu que Pierre pèche, le péché de Pierre lui plaît ; que Dieu approuve qu'on pèche ; qu'il nécessite au péché ; que l'homme ne peut pas mieux faire qu'il ne fait; que les pécheurs et les damnés ne laissent pas d'être obligés à Dieu, et qu'il fait miséricorde aux damnés en leur donnant l'être, qui leur est plus utile et plus désirable que le non-être ; qu'à la vérité il n'ose pas assurer tout à fait cette opinion, ni pousser les hommes à pécher, en enseignant qu'il est agréable à Dieu qu'ils pèchent ainsi, et que Dieu leur donne cela comme une récompense ; qu'il voit bien que les méchants pourraient prendre occasion de cette doctrine de commettre de grands crimes, et que s'ils le peuvent ils le font : mais que si on n'a point de meilleures raisons à lui dire que celles dont on se sert, il demeurera confirmé dans son sentiment sans en dire un mot (1). »

On voit par là qu'il ressent une horreur secrète des blasphèmes qu'il profère : mais il y est entraîné par l'esprit d'orgueil et de singularité auquel il s'est livré lui-même, et il ne peut retenir sa plume emportée. Voilà un extrait fidèle de ses blasphèmes : ils se réduisent à deux chefs, à faire un Dieu dominé par la nécessité, et, ce qui en est une suite, un Dieu auteur et approbateur de tous les crimes, c'est-à-dire un Dieu que les athées auraient raison de nier : de sorte que la religion d'un si grand réformateur est pire que l'athéisme.

On voit en même temps combien de ses dogmes ont été suivis par Luther. Pour Calvin et les calvinistes, on le verra dans la suite ; et en ce sens ce n'est pas en vain qu'ils auront compté cet impie parmi leurs prédécesseurs.

Au milieu de tous ces blasphèmes, il affectait d'imiter la fausse piété des vaudois, en attribuant l'effet des sacrements au mérite des personnes : « en disant que les clefs n'opèrent que dans ceux qui sont saints, et que ceux qui n'imitent pas Jésus-Christ n'en peuvent avoir la puissance ; que cette puissance pour cela n'est

 

1 Lib. III, cap. IV, VIII.

 

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pas perdue dans l'Eglise; qu'elle subsiste dans des personnes humbles et inconnues ; que les laïques peuvent consacrer et administrer les sacrements (1); que c'est un grand crime aux ecclésiastiques de posséder des biens temporels; un grand crime aux princes de leur en avoir donné, et de ne pas employer leur autorité à les en priver (2). » Me permettra-t-on de le dire ? voilà dans un Anglais le premier modèle de la réformation anglicane et de la déprédation des églises. On dira que nous combattons pour nos biens ; non : nous découvrons la malignité des esprits outrés, qui sont, comme on voit, capables de tous excès.

M. de la Roque prétend qu'on a calomnié Viclef dans le concile de Constance (3), et qu'on lui a imputé des propositions qu'il ne croyait pas, entre autres celle-ci : Dieu est obligé d'obéir au diable (4). Mais si nous trouvons tant de blasphèmes dans un seul ouvrage qui nous reste de Viclef, on peut bien croire qu'il y en avait beaucoup d'autres dans les livres qu'on avait alors en si grand nombre ; et en particulier celui-ci est une suite manifeste de la doctrine qu'on vient de voir, puisque Dieu, qui en toutes choses agissait par nécessité, était entraîné par la volonté du diable à faire certaines choses lorsqu'il y fallait nécessairement concourir.

On ne trouve non plus dans le Trialogue la proposition imputée à Viclef : Qu'un roi cessait d'être roi pour un péché mortel (5). Il y avait assez d'autres livres de Viclef où elle se pouvait trouver. En effet nous avons une conférence entre les catholiques de Bohême et les calixtins en présence du roi George Pogiebrac, où Hilaire doyen de Prague soutient à Roquesane chef des calixtins, que Viclef avait écrit en termes exprès : « Qu'une vieille pouvait être roi et pape, si elle était meilleure et plus vertueuse que le pape et que le roi : qu'alors la vieille dirait au roi : Levez-vous : je suis plus digne que vous d'être assise sur le trône (6). » Comme Roquesane répondait que ce n'était pas la pensée de Viclef, le même Hilaire s'offrit à faire voir à toute l'assemblée ces propositions, et encore celle-ci : « Que celui qui était par sa vertu le plus digne

 

1 Lib. IV, cap. X, XIV, XXIII, XXV, XXXII.— 2 Ibid., cap. XVII-XIX, XXXV. — 3 Hist. de l’Euch. — 4 Conc. Const., sess. VIII, prop. 6. — 5 Ibid., prop. 15. — 6 Disp. cum Rokys., apud. Canis., ant. Lect., tom. III, II part., p. 474.

 

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de louange, était aussi le plus digne en dignité ; et que la plus sainte vieille devait être mise dans le plus saint office (1). » Roquesane demeura muet, et le fait passa pour constant.

Le même Viclef consentait à l'invocation des Saints, en honorait les images, en reconnaissait les mérites et croyait le purgatoire.

Pour ce qui est de l'Eucharistie, le grand effort est contre la transsubstantiation, qu'il dit être la plus; détestable hérésie qu'on ait jamais introduite (2). C'est donc son grand article, de trouver du pain dans ce sacrement. Quant à la présence réelle, il y a des passages contre, il y en a pour. Il dit que « le corps est caché dans chaque parcelle et dans chaque point du pain (3). » En un autre endroit, après avoir dit, selon sa maudite maxime, que la sainteté du ministre est nécessaire pour consacrer validement, il ajoute qu'il faut présumer pour la sainteté des prêtres : mais, dit-il, « parce qu'on n'en a qu'une simple probabilité, j'adore sous condition l'hostie que je vois, et j'adore absolument Jésus-Christ qui est dans le ciel. » Il ne doute donc de la présence qu'à cause qu'il n'est pas certain de la sainteté du ministre, qu'il y croit absolument nécessaire. On trouverait d'autres passages semblables , mais il importe fort peu d'en savoir davantage.

Un fait plus important est avancé par M. de la Roque le fils (4). Il nous produit une confession de foi, où la présence réelle est clairement établie, et la transsubstantiation non moins clairement rejetée : mais ce qu'il y a de plus important, c'est qu'il nous assure que cette confession de foi fut proposée à Viclef dans le concile de Londres, où arriva ce grand tremblement de terre, qu'on appela pour cette raison Concilium terrœ motûs : les uns disant que la terre avait eu horreur de la décision des évêques, et les autres de l'hérésie de Viclef.

Mais sans m'informer davantage de cette confession de foi, dont nous parlerons avec plus de certitude quand nous en aurons vu toute la suite, je puis bien assurer par avance qu'elle ne peut pas

 

1 Disp. cum Rokys., apud Canis., ant. Lect., tom. III, II part., p. 500. — 2  Lib. III, cap. XXX ; lib. II, cap. XIV ; lib. III, cap. V; lib. IV, cap. VI, VII, XL, XLI; lib. IV, cap. I, VI. — 3 Lib. IV, cap. I. — 4 Nouv. accus, cont. M. Varill., p. 73.

 

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avoir été proposée à Viclef par le concile. Je le prouve par Viclef même, qui répète quatre fois que « dans le concile de Londres où la terre trembla : » In suo concilia terrœ motûs, on définit en termes exprès, « que la substance du pain et du vin ne demeurait pas après la consécration (1): » donc il est plus clair que le jour que la confession de foi, où ce changement de substance est rejeté, ne peut pas être de ce concile.

Je crois M. de la Roque d'assez bonne foi pour se rendre à une preuve si constante. En attendant, nous lui sommes obligés de nous avoir épargné la peine de prouver ici la lâcheté de Viclef : sa palinodie devant le concile : celle « de ses disciples qui n'eurent pas d'abord plus de fermeté que lui (2) : la honte qu'il eût de sa lâcheté, ou bien de s'être écarté des sentiments reçus alors (3), » qui lui fît rompre commerce avec les hommes; d'où vient que depuis sa rétractation on n'entend plus parler de lui ; et enfin sa mort dans sa cure et dans l'exercice de sa charge : ce qui démontre aussi bien que sa sépulture en terre sainte, qu'il était mort à l'extérieur dans la communion de l'Eglise.

Il ne me reste donc plus qu'à conclure avec cet auteur, qu'il n'y a que de la honte à tirer pour les protestants de la conduite de Viclef, « ou hypocrite prévaricateur, ou catholique romain, qui mourut dans l'Eglise même, en assistant au sacrifice, où l'on mettait l'éloignement entre les deux partis (4). »

Ceux qui voudront savoir le sentiment de Mélanchthon sur Viclef, le trouveront dans la préface de ses Lieux communs, où il dit qu'on « peut juger de l'esprit de Viclef par les erreurs dont il est plein (5). Il n'a, dit-il, rien compris dans la justice de la foi: il brouille l'Evangile et la politique : il soutient qu'il n'est pas permis aux prêtres d'avoir rien en propre : il parle de la puissance civile d'une manière séditieuse et pleine de sophisterie : par la même sophisterie il chicane sur l'opinion universellement reçue touchant la cène du Seigneur. » Voilà ce qu'a dit Mélanchthon après avoir lu Viclef. Il en aurait dit davantage, et il aurait relevé ce que cet

 

1 Lib. IV, cap. XXXVI-XXXVIII. — 2 La Roque, ibid., 70. — 3 Ibid., p. 81, 85, 88-90. — 4 La Roq., ibid. — 5 Prœf. ad Mycon.; Hosp., II part., ad an. 1550, fol. 115.

 

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auteur avait décidé tant contre le libre arbitre que pour faire Dieu auteur du péché, s'il n'avait craint, en le reprenant de ces excès, de déchirer son maître Luther sous le nom de Viclef.

 

HISTOIRE  DE JEAN  HUS
ET DE SES  DISCIPLES.

 

Ce qui a donné à Viclef un si grand rang parmi les prédécesseurs de nos réformés, c'est d'avoir dit que le Pape était l'Antéchrist, et que depuis l'an mil de Notre-Seigneur, où Satan devait être déchaîné selon la prophétie de saint Jean, l'Eglise romaine était devenue la prostituée et la Babylone (1). Jean Hus (a) disciple de Viclef, a mérité les mêmes honneurs, puisqu'il a si bien suivi son maître dans cette doctrine.

Il l'avait abandonné en d'autres chefs. Autrefois on a disputé de ses sentiments sur l'Eucharistie. Mais la question est jugée du consentement des adversaires, depuis que M. de la Roque, dans son Histoire de l'Eucharistie (2), a fait voir parles auteurs du temps, par le témoignage des premiers disciples de Hus et par ses propres écrits qu'on a encore, qu'il a cru la transsubstantiation et tous les autres articles de la croyance romaine, sans en excepter un seul, si ce n'est la communion sous les deux espèces, et qu'il a persisté dans ce sentiment jusqu'à la mort. Le même ministre démontre la même chose de Jérôme de Prague disciple de Jean Hus, et le fait est incontestable.

Ce qui faisait douter de Jean Hus , était quelques paroles qu'il avait inconsidérément proférées et qu'on avait mal entendues, ou qu'il avait rétractées. Mais ce qui le fit plus que tout le reste tenir pour suspect en cette matière, c'était les louanges excessives qu'il donnait à Viclef ennemi de la transsubstantiation. Viclef était en effet le grand docteur de Jean Hus, aussi bien que de tout le parti des hussites : mais il est constant qu'ils n'en suivaient pas la doctrine

 

1 Vie, lib. IV, cap. I, etc. — 2 II part., cap. XIX, p. 484.

(a) Huss, bourg de Bohême; d'où nous avons fait Jean de Huss, et Jean Hus.

 

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toute crue, et qu'ils tâchaient de l'expliquer, comme faisait aussi Jean Hus, à qui Rudiger donne la louange « d'avoir adroitement expliqué et courageusement défendu les sentiments de Viclef». » On demeurait donc d'accord dans le parti que Viclef, qui à vrai dire en était le chef, avait bien outré les matières, et avait grand besoin d'être expliqué. Mais quoi qu'il en soit, il est bien constant que Jean Hus s'est glorifié de son sacerdoce jusqu'à la fin, et n'a jamais discontinué de dire la messe tant qu'il a pu.

M. de la Roque le jeune soutient fortement les sentiments de son père; et il est même assez sincère pour avouer « qu'ils déplaisent à bien des gens du parti, et surtout au fameux M...., qui n'aimait pas d'ordinaire les vérités qui avaient échappé à ses lumières (2). » Tout le monde sait que c'est M. Claude, dont il supprime le nom. Mais ce jeune auteur pousse ses recherches plus avant que n'avait fait encore aucun protestant. Personne ne peut plus douter, après les preuves qu'il rapporte (3), que Jean Hus n'ait prié les Saints, honoré leurs images, reconnu le mérite des œuvres, les sept sacrements, la confession sacramentale et le purgatoire. La dispute roulait principalement sur la communion sous les deux espèces; et ce qui était le plus important, sur cette damnable doctrine de Viclef, que l'autorité, et surtout l'autorité ecclésiastique, se perdait par le péché (4) ; car Jean Hus soutenait dans cet article des choses aussi outrées que celles que Viclef avait avancées, et c'est de là qu'il tirait ses pernicieuses conséquences.

Si avec une semblable doctrine, et encore en disant la messe tous les jours jusqu'à la fin de sa vie, on peut être, non-seulement un vrai fidèle, mais encore un saint et un martyr, comme tous les protestants le publient de Jean Hus, aussi bien que de son disciple Jérôme de Prague, il ne faut plus disputer des articles fondamentaux : le seul article fondamental est de crier contre le Pape et contre l'Eglise romaine; mais surtout si l'on s'emporte avec Viclef et Jean Hus jusqu'à appeler cette Eglise l'église de l'Antéchrist, cette doctrine est la rémission de tous les péchés et couvre toutes les erreurs.

 

1 Rudig., Narr., p. 153. — 2 Nouv. acc. cont. Varil., p. 148 et suiv. — 3 Ibid., p. 158 et suiv. — 4 Conc. Const., sess. XV, prop. 11-13, etc.

 

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Revenons aux frères de Bohême, et voyons comme ils sont disciples de Jean Hus. Incontinent après sa condamnation et son supplice, on vit deux sectes s'élever en Bohême sous son nom, la secte des calixtins et la secte des taborites (a) ; les calixtins, sous Roquesane, qui du commun consentement de tous les auteurs catholiques et protestants, fut sous prétexte de réforme le plus ambitieux de tous les hommes; les taborites, sous Zisca dont les actions sanguinaires ne sont pas moins connues que sa valeur et ses succès. Sans nous informer de la doctrine des taborites, leurs rébellions et leur cruauté les a rendus odieux à la plupart des protestants. Des gens qui ont porté le fer et le feu dans le sein de leur patrie vingt ans durant, et qui ont laissé pour marque de leur passage tout en sang et tout en cendres, ne sont guère propres à être tenus pour les principaux défenseurs de la vérité, ni à donner à des églises une origine chrétienne. Rudiger, qui seul de sa secte, faute d'avoir trouvé mieux, a voulu que les frères bohémiens descendissent des taborites (1), demeure d'accord que Zisca, « poussé par ses inimitiés particulières, porta si loin la haine qu'il avait contre les moines et contre les prêtres, que non-seulement il mettait le feu aux églises et aux monastères (où ils servaient Dieu), mais encore que pour ne leur laisser aucune demeure sur la terre, il faisait passer au fil de l'épée tous les habitants des lieux qu'ils occupaient (2). » C'est ce que dit Rudiger, auteur non suspect ; et il ajoute que les frères, qu'il faisait descendre de ces barbares taborites, « avaient honte de cette origine (3). » En effet ils y renoncent en termes formels dans toutes leurs confessions de foi et dans toutes leurs apologies, et ils montrent même qu'il est impossible qu'ils soient sortis des taborites, parce que dans le temps qu'ils ont commencé de paraître, cette secte abattue par la mort de ses généraux et par la paix générale des catholiques et des calixtins, qui réunirent toutes les forces de l'Etat pour la détruire, « ne fit plus que traîner jusqu'à ce que Pogiebrac et Roquesane achevassent d'en ruiner les misérables restes ; en sorte, disent-ils, qu'il ne resta plus de

 

1 De frat. narrat., p. 158. — 2 Ibid., p. 155. — 3 Ibid.

(a) Après la mort de Jean Hus, une partie de ses disciples se retirèrent sur une montagne, qu'ils appelèrent Thabor ; c'est de là qu'est venu leur nom.

 

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taborites dans le monde (1) : » ce que Camérarius confirme dans son Histoire (2).

L'autre secte, qui se glorifia du nom de Jean Hus, fut celle des calixtins, ainsi appelés, parce qu'ils croyaient le calice absolument nécessaire au peuple. Et c'est constamment de cette secte que sortirent les frères en 1457, selon qu'ils le déclarent eux-mêmes dans la préface de leur confession de foi de 1558, et encore dans celle de 1572, que nous avons tant de fois citées, où ils parlent en ces termes : « Ceux qui ont fondé nos églises se séparèrent alors des calixtins par une nouvelle séparation (3); » c'est-à-dire, comme ils l'expliquent dans leur apologie de 1532, que de même que les calixtins s'étaient séparés de Rome, ainsi les frères se séparèrent des calixtins (4) : de sorte que ce fut un schisme et une division dans une autre division et dans un autre schisme. Mais quelles furent les causes de cette séparation ? On ne les peut pas bien comprendre sans connaître et la croyance et l'état où se trouvèrent alors les calixtins.

Leur doctrine consistait d'abord en quatre articles. Le premier concernait la coupe ; les trois autres regardaient la correction des péchés publics et particuliers, qu'ils portaient à certains excès; la libre prédication de la parole de Dieu , qu'ils ne voulaient pas qu'on put défendre à personne ; et les biens d'Eglise. Il y avait là quelque mélange des erreurs des vaudois. Ces quatre articles furent réglés dans le concile de Bâle d'une manière dont les calixtins furent d'accord, et   la coupe leur fut accordée à certaines conditions, dont ils convinrent. Cet accord s'appela Compactatum, nom célèbre dans l'histoire de Bohême. Mais une partie des hussites, qui ne voulut pas se contenter de ces articles, commença, sous le nom des Taborites, ces sanglantes guerres dont nous venons de parler ; et les calixtins, l'autre partie des hussites qui avaient accepté l'accord, ne s'y tint pas, puisqu'au lieu de déclarer, comme on en était convenu à Bâle, que la coupe n'était pas nécessaire, ni commandée de Jésus-Christ, ils en pressèrent

 

1 Prœf. Confess., 1572, seu De orig. Eccl. Boh., etc., post Hist. Camer, init. Prœf. — 2 P. 176. — 3 De frat. narrat., p. 267 ; Prœf. Boh. Conf., 1558; Synt. Gen., p. 164. — 4 Apol. frat., I, I part., ap. Lyd., tom. II, p. 129.

 

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la nécessité, même à l'égard des enfants nouvellement baptisés. A la réserve de ce point, on est d'accord que les calixtins convenaient de tout le dogme avec l'Eglise romaine, et leurs disputes avec les taborites le font voir. Lydius un ministre de Dordrect en a recueilli les actes (1), et ils ne sont pas révoqués en doute par les protestants.

On y voit donc que les calixtins ne conviennent pas seulement de la transsubstantiation, mais encore en tout et partout sur la matière de l'Eucharistie, de la doctrine et des pratiques reçues dans l'Eglise romaine, à la réserve de la communion sous les deux espèces ; et pourvu que le Pape l'accordât, ils étaient prêts à reconnaître son autorité (2).

On pourrait ici demander : D'où vient donc qu'avec de tels sentiments ils conservaient tant de respect pour Viclef, qu'ils appelaient aussi bien que les taborites le docteur évangélique par excellence (3)? C'est en un mot qu'on ne trouve rien de régulier dans ces sectes séparées. Quoique Viclef eût parlé avec tout l'emportement possible contre la doctrine de l'Eglise romaine, et en particulier contre la transsubstantiation, les calixtins l'excusaient, en répondant que ce qu'il avait dit contre ce dogme, il ne l'avait pas dit décisivement, mais scholastiquement (4), comme on parlait, c'est-à-dire par manière de dispute; et on peut juger par là combien ils trouvaient de facilité à justifier, quoi qu'on leur put dire, un auteur dont ils étaient entêtés.

Ils n'en étaient pas moins bien disposés à reconnaître le Pape , et les seuls intérêts de Roquesane empêchèrent leur réunion. Ce docteur avait lui-même ménagé l'accommodement, dans l'espérance qu'il avait conçue qu'après un si grand service le Pape se porterait aisément à le pourvoir de l'archevêché de Prague, qui était l'objet de ses vœux (5). Mais le Pape, qui ne voulait pas commettre les âmes et le dépôt de la foi à un homme si factieux, donna cette prélature à Budovix, autant supérieur à Roquesane en mérite qu'en naissance.  Tout manqua par cet endroit. La

 

1 Lyd. Valdens., tom. I, Roterod., 1616.— 2 Syn. Prag., an. 1431, ap. Lyd., p. 304, et an. 1434; ibid., p. 332, 354.— 3 Disp. cum Rokys., can. 15 , Ant. lect., tom.  III,  II  part. — 4 Ibid, p.  472. — 5 Camer., Hist. narr., Apol.  frat., p. 115, etc.

 

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Bohême se vit replongée dans des guerres plus sanglantes que toutes les précédentes : Roquesane, malgré le Pape, s'érigea en archevêque de Prague, ou plutôt en Pape dans la Bohême : et Pogiebrac, qu'il éleva par ses intrigues à la royauté, ne lui pou-voit rien refuser.

Durant ces troubles, des gens de métier qui commençaient à gronder dès le règne précédent, se mirent plus que jamais à parler entre eux de la réforme de l'Eglise. La messe, la transsubstantiation, la prière pour les morts, les honneurs des Saints, et surtout la puissance du Pape les choquait. Enfin ils se plaignaient que les calixtins « romanisaient en tout et partout, à la réserve de la coupe (1) » Ils entreprirent de les corriger. Roquesane irrité contre le Saint-Siège, leur parut un instrument propre à entreprendre cette affaire. Rebutés par ses superbes réponses, qui ne respiraient que l'amour du monde, ils lui reprochèrent son ambition; qu'il n'était qu'un mondain, et qu'il les abandonnerait plutôt que ses honneurs (2). En même temps ils mirent à leur tête un Kelesiski, maître cordonnier, qui leur fit un corps de doctrine qu'on appela les formes de Kelesiski. Dans la suite ils se choisirent un pasteur nommé Matthias Convalde, homme laïque et ignorant; et en l'an 1407, ils se séparèrent publiquement des calixtins, comme les calixtins avaient fait de Rome. Telle a été la naissance des frères de Bohême; et voilà ce que Camérarius, et eux-mêmes, tant dans leurs Annales que dans leurs Apologies et dans les préfaces de leurs confessions de foi, nous racontent de leur origine, si ce n'est qu'ils mettent leur séparation en 1457, et il me paraît plus net de la mettre dix ans après en 1457, dans le temps qu'ils marquent eux-mêmes la création de leurs nouveaux pasteurs.

Je trouve ici un peu de contradiction entre ce qu'ils racontent de leur histoire dans leur Apologie de 1539, et ce qu'ils en disent dans la préface de 1572 : car ils disent dans cette préface qu'en 1457, dans le temps qu'ils se séparèrent d'avec les calixtins, ils étaient un peuple ramassé de toute sorte de conditions (3) : et dans

 

1 Apol., 1532, I part. — 2 Camer., de Eccles. frat., p. 67, 84, etc.; Apol. frat., 1532, I part.— 3 De Orig. Eccl. Boh., post Hist. Camer., p. 267.

 

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leur Apologie de 1532, où ils étaient un peu moins fiers , ils reconnaissent franchement qu'ils étaient ramassés « du menu peuple et de quelques prêtres bohémiens en petit nombre, tous ensemble un très-petit nombre de gens, petit reste et méprisables ordures, » ou, comme on voudra traduire, miserabiles quisquiliœ, « laissées dans le monde par Jean Hus (1). » C'est ainsi qu'ils se séparèrent des calixtins, c'est-à-dire des seuls hussites qui fussent alors. Voilà comme ils sont disciples de Jean Hus : morceau rompu d'un morceau, schisme séparé d'un schisme, hussites divisés des hussites, et qui n'en avaient presque retenu que la désobéissance et la rupture avec l'Eglise romaine.

Si on demande comment ils pouvaient reconnaître Jean Hus, comme ils font partout, pour un docteur évangélique, pour un saint martyr, pour leur maître, et pour l’apôtre des Bohémiens, et en même temps rejeter comme sacrilège la messe que leur apôtre avait dite constamment jusqu'à la fin, la transsubstantiation et les autres dogmes qu'il avait toujours retenus : c'est qu'ils disaient que « Jean Hus n'avait fait que commencer le rétablissement de l'Evangile; » et ils voulaient croire « qu'il aurait bien changé d'autres choses, si on lui en eût laissé le temps (2). » En attendant il ne laissait pas d'être martyr et apôtre, encore qu'il persévérât dans des pratiques si damnables selon eux; et les frères en célébraient le martyre dans leurs églises le huitième juillet, comme nous l'apprenons de Rudiger (3).

Camérarius demeure d'accord de leur extrême ignorance, et fait ce qu'il peut pour l'excuser. Ce qui est de bien certain, c'est que Dieu ne fit pas des miracles pour les éclairer. Tant de siècles après que la question du baptême des hérétiques avait été si bien éclaircie du commun consentement de toute l'Eglise, ils furent si ignorants qu'il rebaptisèrent « tous ceux qui venaient à eux des autres églises (4). » Ils persistèrent cent ans durant dans cette erreur, comme ils l'avouent dans tous leurs écrits, et ils reconnaissent dans la préface de 1558 qu'il n'y avait que très-peu de temps qu'ils

 

1 I part., Apol., Lyd., tom. II, p. 221 et 222, 232, etc. — 2 Apol., 1532, I part., ap. Lyd., tom. II, p. 116-118, etc.— 3 Rudig., Nar. post. Cam. Hist., p. 151.— 4 Camer., Hist. narr., p. 102.

 

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en étaient revenus (1). Il ne faut pas s'imaginer que ce fût une erreur médiocre, puisque c'était dire que le baptême était perdu dans toute l'Eglise, et ne l’était que parmi eux. C'est ce qu'osèrent penser deux ou trois mille hommes, plus ou moins, également révoltés, et contre les calixtins parmi lesquels ils vivaient, et contre l'Eglise romaine dont ils s'étaient séparés les uns et les autres trente ou quarante ans auparavant. Une si petite parcelle d'une autre parcelle détachée depuis si peu d'années de l'Eglise catholique, osait rebaptiser tout le reste de l'univers, et réduire tout l'héritage de Jésus-Christ à un coin de la Bohème. Ils se croyaient donc les seuls chrétiens, puisqu'ils se croyaient les seuls baptisés; et quoi qu'ils aient pu dire pour se défendre de ce crime, leur rebaptisation les en convainquait. Pour toute excuse, ils répondaient que s'ils rebaptisaient les catholiques, les catholiques aussi les rebaptisaient. Mais on sait assez que l'Eglise romaine n'a jamais rebaptisé ceux qui avaient été baptisés par qui que ce fût au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit; et quand il y aurait eu dans la Bohême des catholiques assez ignorants pour ne savoir pas une chose si triviale, ceux qui se disaient leurs réformateurs ne devaient-ils pas en savoir davantage? Après tout, commentées nouveaux rebaptisaleurs ne se firent-ils pas rebaptiser eux-mêmes? Si lorsqu'ils vinrent au monde le baptême avait cessé dans toute la chrétienté, celui qu'ils avaient reçu ne valait pas mieux que celui des autres; et en cassant le baptême de ceux qui les avaient baptisés, que pouvait devenir le leur? Ils devaient donc aussitôt se faire rebaptiser que de rebaptiser le reste de l'univers ; et il n'y avait à cela qu'un inconvénient : c'est que selon leurs principes il n'y avait plus personne sur la terre qui leur pût rendre cet office, puisque le baptême de quelque côté qu'il pût venir, était également nul. Voilà ce que c'est d'être réformés de la façon d'un cordonnier, qui de leur aveu, dans une préface de leur Confession de foi (2), ne sut jamais un mot de latin, et qui n'était pas moins présomptueux qu'ignorant. Voilà les

 

1 Prœf. Apol., 1558, apud. Lyd., tom. II, p. 105; Ibid., Apol., part. IV, p. 274; Conf. fid., 1558, art. 12; Synt. Gen., p. 195; ibid., p. 170. —  2 Conf. fid., 1558: Synt. Gen., II part., p. 164.

 

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hommes qu'on admire parmi les protestants. S'agit-il de condamner l'Eglise romaine? Ils ne cessent de lui reprocher l'ignorance de ses prêtres et de ses moines. S'agit-il des ignorants de ces derniers siècles, qui ont prétendu réformer l'Eglise par le schisme ? Ce sont des pêcheurs devenus apôtres, encore que leur ignorance demeure marquée éternellement dès le premier pas qu'ils ont fait. N'importe; si nous en croyons les luthériens, dans la préface qu'ils mirent à la tête de l'Apologie des frères en l'imprimant à Vitenberg du temps de Luther : si, dis-je, nous les en croyons, c'était dans cette ignorante société et dans cette poignée de gens que « l'Eglise de Dieu s'était conservée, lorsqu'on la croyait tout à fait perdue (1). »

Cependant ces restes de l'Eglise, ces dépositaires de l'ancien christianisme , étaient eux-mêmes honteux de ne voir dans tout le monde aucune église de leur croyance. Camérarius nous apprend (2) qu'au commencement de leur séparation il leur vint en la pensée de s'informer s'ils ne trouveroient point en quelque endroit de la terre , et principalement en Grèce ou en Arménie , ou quelque part en Orient, le christianisme que l'Occident avait perdu tout à fait dans leur pensée. En ce temps plusieurs prêtres grecs, qui s'étaient sauvés du sac de Constantinople en Bohême et que Roquesane y avait reçus dans sa maison, eurent permission de célébrer les saints mystères selon leur rit. Les frères y virent leur condamnation , et la virent encore plus dans les entretiens qu'ils eurent avec ces prêtres. Mais quoique ces Grecs les eussent assurés qu'en vain ils broient en Grèce y chercher des chrétiens à leur mode et qu'ils n'en trouveraient jamais, ils nommèrent des députés, gens habiles et avisés, dont les uns coururent tout l'Orient, d'autres allèrent du côté du nord dans la Moscovie, et d'autres prirent leur route vers la Palestine et l'Egypte : d'où s'étant rejoints à Constantinople selon le projet qu'ils en avaient fait, ils revinrent enfin en Bohême dire à leurs frères pour toute réponse, qu'ils se pouvaient assurer d'être les seuls de leur croyance dans toute la terre.

 

1 Joan. Eusleb., in orat. praefixâ, Apol.frat., sub hoc titulo : Oeconomia, etc., ap. Lyd., tom. II, p. 95. — 2 De Eccl. frat., p. 91.

 

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Leur solitude dénuée de la succession et de toute ordination légitime leur fit tant d'horreur, qu'encore du temps de Luther ils envoyaient de leurs gens qui se coulaient furtivement dans les ordinations de l'Eglise romaine : un traité de Luther, que nous avons cité ailleurs, nous l'apprend. Pauvre église qui destituée du principe de fécondité que Jésus-Christ a laissé à ses apôtres et dans l'ordre apostolique, étaient contraints de se mêler parmi nous pour y venir mendier ou plutôt dérober les ordres!

Au reste Luther leur reprochait qu'ils ne voyaient goutte non plus que Jean Hus dans la justification, qui était le point principal de l'Evangile : car « ils la mettaient, poursuit-il, dans la foi et dans les œuvres ensemble, ainsi qu'ont fait plusieurs Pères ; et Jean Hus était plongé dans cette opinion (1). » Il a raison : car ni les Pères, ni Jean Hus, ni Viclef son maître, ni les orthodoxes, ni les hérétiques, ni les albigeois, ni les vaudois , ni aucun autre , n'avaient songé avant lui à la justice imputative. C'est pourquoi il méprisait les frères de Bohême, « comme des gens sérieux, rigides , d'un regard farouche , qui se martyrisaient avec la loi et les œuvres, et qui n'avaient pas la conscience joyeuse (2). » C'est ainsi que Luther traitait les plus réguliers à l'extérieur de tous les réformateurs schismatiques et les seuls restes de la vraie Eglise, à ce qu'on disait. Il fut bientôt satisfait : les frères outrèrent la justification luthérienne , jusqu'à donner aveuglément dans les excès des calvinistes, et même dans ceux dont les calvinistes d'aujourd'hui tâchent de se défendre. Les luthériens voulaient que nous fussions justifiés sans y coopérer, et sans y avoir part. Les frères ajoutèrent que c'était même « sans le savoir et sans le sentir, comme un embryon est vivifié dans le ventre de sa mère (3). » Après qu'on était régénéré, Dieu commençait à se faire sentir, et si Luther voulait qu'on connût avec certitude sa justification , les] frères voulaient encore qu'on fut « entièrement et indubitablement » assuré de sa persévérance et de son salut. Ils poussèrent l'imputation de la justice jusqu'à dire que « les péchés, quelque énormes qu'ils fussent, étaient véniels, » pourvu qu'on les

 

1 Luth., Coll., p. 286, edit. Franc, an. 1676. — 2 Ibid.— 3 Apol., part. IV, ap. Lyd., tom. II, p. 244, 248.

 

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commît « avec répugnance (1), » et que c'était de ces péchés que saint Paul disait « qu'il n'y avait point de damnation pour ceux qui étaient en Jésus Christ (2). »

Les frères avaient comme nous sept sacrements dans la confession de 1504, présentée au roi Ladislas. Ils les prouvaient par les Ecritures, et ils les reconnaissaient « établis pour l'accomplissement des promesses que Dieu avait faites aux fidèles (3). » Il fallait qu'ils conservassent encore cette doctrine des sept sacrements du temps de Luther, puisqu'il le trouva mauvais. La confession de foi fut réformée, et les sacrements réduits à deux , le baptême et la Cène, comme Luther l'avait prescrit. L'absolution fut reconnue, mais hors du rang des sacrements (4). En 1504 on parlait de la confession des péchés comme d'une chose d'obligation. Cette obligation ne paraît plus si précise dans la confession réformée , et on y dit seulement « qu'il faut demander au prêtre l'absolution de ses péchés par les clefs de l'Eglise, et en obtenir la rémission par ce ministère établi de Jésus-Christ pour cette fin (5).» Pour la présence réelle, les défenseurs du sens littéral et les défenseurs du sens figuré ont également tâché de tirer à leur avantage les confessions de foi des bohémiens. Pour moi, à qui la chose est indifférente, je rapporterai seulement leurs paroles; et voici d'abord ce qu'ils écrivirent à Roquesane, comme ils le rapportent eux-mêmes dans leur Apologie (6): « Nous croyons qu'on reçoit le corps et le sang de Notre-Seigneur sous les espèces du pain et du vin. » Et un peu après : « Nous ne sommes pas de ceux qui, entendant mal les paroles de Notre-Seigneur, disent qu'il a donné le pain consacré en mémoire de son corps, qu'il montrait avec le doigt, en disant : « Ceci est mon corps. » D'autres disent que ce pain est le corps de Notre-Seigneur qui est dans le ciel, mais en signification. Toutes ces explications nous paraissent très-éloignées de l'intention de Jésus-Christ, et nous déplaisent beaucoup.»

 

1 Apol., II part., p. 172, 173 ; IV part., p. 282; ibid., part. II, p. 168. — 2  Rom., VIII, 1. — 3 Conf. fid., ap. Lyd., tom. II, p. 8 et seq., citat, in Apol., 1531, ap. eumd. Lyd., 296, tom. II, Ien.; Germ., liv. de l’Ador., p. 229, 230.— 4 Ibid., art. 11-13. — 5 Ibid., art. 5, 14 ; Prof. fid. ad Lad., cap. de Pœnit. laps., ap. Lyd., tom. II, p. 15. — 6 Apol., 1532, IV part., ap. Lyd., 295.

 

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Dans leur Confession de foi de 1504, ils parlent ainsi (1) : Toutes les fois « qu'un digne prêtre avec un peuple fidèle prononce ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » le pain présent est le corps de Jésus-Christ qui a été offert pour nous à la mort, et le vin est le sang répandu pour nous; et ce corps et ce sang sont présents sous les espèces du pain et du vin en mémoire de sa mort. » Et pour montrer la fermeté de leur foi, ils ajoutent qu'ils en croiraient autant d'une pierre, si Jésus-Christ avait dit que ce fût son corps (2).

On voit ici le même langage dont se servent les catholiques : on voit le corps et le sang sous les espèces incontinent après les paroles; et on les y voit, non point en figure, mais en vérité. Ce qu'ils ont de  particulier, c'est qu'ils veulent que ces paroles soient prononcées par un digne prêtre. Voilà ce qu'ils ajoutaient à la doctrine catholique. Pour accomplir l'œuvre de Dieu dans le pain de l'Eucharistie, la parole de Jésus-Christ ne suffisait pas, et le mérite du ministre était nécessaire : c'est ce qu'ils avaient appris de Jean Viclef et de Jean Hus.

Ils répètent la même chose dans un autre endroit : « Lors, disent-ils, qu'un digne prêtre prie avec son peuple fidèle, et dit : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » aussitôt le pain présent est le même corps qui a été livré à la mort, et le vin présent est son sang, qui a été répandu pour notre rédemption (3). » On voit donc qu'ils ne changent rien sur la présence réelle dans la doctrine catholique : au contraire ils semblent choisir les termes les plus forts pour l'établir, en disant « qu'incontinent après les paroles le pain est le vrai corps de Jésus-Christ, le même qui est né de la Vierge et qui devait être livré à la croix; et le vin son vrai sang naturel, le même qui devait être répandu pour nos péchés (4) » et tout cela, « sans délai, et au moment même, et d'une présence très-réelle et très-véritable (5), » prœsentissimè, comme ils parlent. Et le sens figuratif leur parut, disent-ils, «si odieux dans un de leurs synodes, qu'un des leurs nommé Jean Czizco, »

 

1 Prof. fid. ad Lad., cap. de Euch., ap. Lyd., tom. II, p. 10, citat Apol., IV part.; ibid., 296. — 2 Ibid., p. 12. —  3 Apol. ad Lad., ibid., 42. — 4 Prof. fid. ad Lad., ibid., p. 27; Apol., 66, etc. — 5 Ibid., Apol., 132, IV part., 290.

 

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qui avait osé le soutenir, fut chassé de « leur communion (1). » Ils ajoutent qu'ils ont publié divers écrits contre cette présence en signe, et que ceux qui la défendent les tiennent pour leurs adversaires; qu'ils les appellent des papistes, des antechrists et des idolâtres (2).

C'est encore une autre preuve de leur sentiment de dire que Jésus-Christ « est présent dans le pain et dans le vin par son corps et par son sang : » autrement, continuent-ils, « ni ceux qui sont dignes ne recevraient que du pain et du vin, ni ceux qui sont indignes ne seraient coupables du corps et du sang, ne pouvant être coupables de ce qui n'y est pas (3). » D'où il s'ensuit qu'ils y sont, non-seulement pour les dignes, mais encore pour les indignes.

Il est vrai qu'ils ne veulent pas qu'on adore Jésus-Christ dans  l'Eucharistie pour deux raisons: l'une, qu'il ne l'a pas commandé; l'autre, qu'il y a deux présences de Jésus-Christ, la personnelle, i la corporelle et la sensible, laquelle seule doit attirer nos adorations; et la spirituelle ou sacramentelle, qui ne les doit pas attirer (4). Mais encore qu'ils parlent ainsi, ils ne laissent pas de reconnaître « la substance du corps » de Jésus-Christ dans le sacrement (5) : « il ne nous est pas ordonné, disent-ils, d'honorer cette substance du corps de Jésus-Christ consacré, mais la substance de Jésus-Christ qui est à la droite du Père (6). » Voilà donc dans le sacrement et dans le ciel la substance du corps de Jésus-Christ, mais adorable dans le ciel, et non pas dans le sacrement. Et de peur qu'on ne s'en étonne, ils ajoutent que Jésus-Christ « n'a pas même voulu obliger les hommes à l'adorer sur la terre, encore qu'il y fût présent, à cause qu'il attendait le temps de sa gloire (7) : » ce qui montre que leur intention n'était pas d'exclure la présence substantielle, en excluant l'adoration; et qu'au contraire ils la supposaient, puisque s'ils ne l'eussent pas crue, ils n'auraient eu en aucune sorte à s'excuser de n'adorer pas dans le sacrement ce qui en effet n'y eût pas été.

 

1 Prof. fid. ad Lad., ibid., p. 298. — 2 Ibid., p. 291, 299. — 3 Ibid., 309. — 4 Apol. ad Lad., p. 67, et alibi passim.— 5 Ibid., p. 301, 306, 307, 309, 311, etc. — 6 Apol. ad Lad., ibid., p. 67. — 7 Prof. fid. ad Lad., p. 29; Apol. ad eumd., p. 68.

 

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Ne leur demandons pas au reste où ils prennent cette rare doctrine, qu'il ne suffit pas de savoir Jésus-Christ présent pour l'adorer, et que ce n'était pas son intention qu'on l'adorât sur la terre, ni autre part que dans sa gloire : je me contente de rapporter ce qu'ils prononcent sur la présence réelle, et encore sur la présence réelle, non à la mode des mélanchthonistes, dans le seul usage, mais incontinent après la consécration.

Avec des expressions apparemment si précises et si décisives pour la présence réelle, ils s'embarrassent ailleurs d'une si étrange manière, qu'ils semblent n'avoir rien tant appréhendé que de laisser un témoignage clair et certain de leur foi : car ils répètent sans cesse que Jésus-Christ n'est pas « en personne » dans l'Eucharistie (1). Il est vrai qu'ils appellent y être en personne, y être corporellement et sensiblement (2) : expressions qu'ils font toujours marcher ensemble, et qu'ils opposent à une manière d'être spirituelle qu'ils reconnaissent. Mais ce qui rejette dans un nouvel embarras, c'est qu'ils semblent dire que Jésus Christ est présent dans l'Eucharistie de cette présence spirituelle, comme il l'est dans le baptême et dans la prédication de la parole (3), comme il a été mangé par les anciens Hébreux dans le désert, comme saint Jean-Baptiste était Elie. On ne sait aussi ce qu'ils veulent dire avec cette bizarre expression : Jésus-Christ n'est pas ici « avec son corps naturel d'une manière existante et corporelle, » existenter et corporaliter; mais il y est « spirituellement, puissamment, par manière de bénédiction et en vertu : » spiritualiter, potenter, benedictè, in virtute (4). Ce qu'ils ajoutent n'est pas plus intelligible, que « Jésus-Christ est ici dans la demeure de bénédiction ; » c'est-à-dire, selon leur langage, qu'il est dans l'Eucharistie, « comme il est à la droite de Dieu, mais non pas comme il est dans les cieux. » S'il y est comme à la droite de Dieu, il y est donc en personne. C'est ainsi qu'on devrait conclure naturellement : mais comment distinguer les cieux d'avec la droite de Dieu? C'est où on se perd. Les frères avaient parlé précisément, en disant : « Il n'y a qu'un Seigneur Jésus, qui est tel dans le

 

1 Apol. ad Lad., ibid., p. 68, 69, etc., 71, 73.— 2 Ibid., p. 301, 306, 307, 309, 311, etc.— 3 Ibid., p. 302, 304, 307, 308. — 4 Ibid., 74.

 

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sacrement avec son corps naturel, mais qui est d'une autre manière à la droite de son Père : car c'est autre chose de dire : C'est là Jésus-Christ, ceci est mon corps ; autre chose de dire, qu'il y est de telle manière (1). » Mais ils n'ont pas plutôt parlé nettement qu'ils s'égarent dans des discours alambiqués, où les jette la confusion et l'incertitude de leur esprit et de leurs pensées, avec un vain désir de contenter les deux partis de la Réforme.

Plus ils allaient en avant, plus ils devenaient importants et mystérieux; et comme chacun les voulait tirer à soi, ils semblaient aussi de leur côté vouloir contenter les deux partis. Voici enfin ce qu'ils diront en 1558, et c'est à quoi ils parurent s'en vouloir tenir. Ils se plaignent d'abord qu'on les accuse « de ne pas croire que la présence du vrai corps et du vrai sang soit présente (2). » Bizarres expressions, que la présence soit présente! C'est ainsi qu'ils parlent dans la préface : mais dans le corps de la confession ils enseignent « qu'il faut reconnaître que le pain est le vrai corps de Jésus-Christ, et que la coupe est son vrai sang, sans rien ajouter du sien à ses paroles. » Mais pendant qu'ils ne veulent pas qu'on ajoute rien aux paroles de Jésus-Christ, ils y ajoutent eux-mêmes le mot de vrai qui n'y est pas ; et au lieu que Jésus-Christ a dit : « Ceci est mon corps, » ils supposent qu'il ait dit : « Ce pain est mon corps; » ce qui est fort différent, comme on l'a pu voir ailleurs. Que s'il leur a été libre d'ajouter ce qu'ils jugeaient nécessaire pour marquer une vraie présence, il a été libre aux autres d'ajouter aussi ce qu'il fallait pour ôter toute équivoque ; et rejeter ces expressions après les disputes nées, c'était être ennemi de la lumière et laisser les questions indécises. C'est pourquoi Calvin leur écrivit qu'il ne pouvait approuver « leur obscure et captieuse brièveté, » et il voulait qu'ils expliquassent « comment le pain est le corps de Jésus-Christ; » à faute de quoi il soutenait que « leur Confession de foi ne pouvait être souscrite sans péril, et serait une occasion de grandes disputes (3). » Mais Luther était content d'eux, à cause qu'ils approchaient de ses expressions, et qu'ils inclinaient davantage vers la Confession d'Augsbourg.

 

1 Apol. ad Lad., ibid., p. 71. — 2 P. 162. — 3 Culv., Epist. ad Yald., p. 312 et seq.

 

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Car même ils continuaient à se plaindre de ceux « qui niaient que le pain et le vin fussent le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ, » et qui les appelaient des papistes, des idolâtres et des Antéchrists (1), à cause qu'ils reconnaissaient la véritable présence. Enfin pour faire voir combien ils penchaient à la présence réelle, ils veulent que les ministres en distribuant ce sacrement et « en récitant les paroles de Notre-Seigneur, exhortent le peuple» à croire « que la présence de Jésus-Christ est présentes (2) » et dans ce dessein ils ordonnent, quoique d'ailleurs peu portés à l'adoration, « qu'on reçoive le sacrement à genoux. »

Avec ces explications et avec les adoucissements que nous avons rapportés, ils satisfirent tellement Luther, qu'il mit son approbation à la tête d'une Confession de foi qu'ils publièrent, en déclarant néanmoins « qu'ils paraissaient à cette fois non-seulement plus ornés, plus libres et plus polis, mais encore plus considérables et meilleurs (3) ; » ce qui faisait assez connaître qu'il n'approuvait leur confession qu'à cause qu'elle avait été réformée selon ses maximes.

Il ne paraît pas qu'on les ait inquiétés ni sur les jeûnes réglés qu'ils conservaient parmi eux, ni sur les fêtes qu'ils célébraient en interdisant tout travail, non-seulement à l'honneur de Notre-Seigneur, mais encore de la sainte Vierge et des Saints (4). On ne leur reprochait pas que c'était observer les jours contre le précepte de l'Apôtre, ni que ces fêtes à l'honneur des Saints fussent autant d'actes d'idolâtrie. On ne les accuse non plus d'ériger des temples aux Saints, sous prétexte qu'ils continuent, comme nous, à nommer Temple de la Vierge, in templo divœ Virginie, de saint Pierre et de saint Paul, les églises consacrées à Dieu en leur mémoire (5). On les laisse pareillement ordonner le célibat à leurs prêtres, en les privant du sacerdoce lorsqu'ils se marient (6) ; car constamment c'était leur pratique, aussi bien que celle des taborites. Tout cela est sans venin pour les frères, et il n'y a que nous seuls où tout est poison (7).

 

1 Caly., Epist. ad Vald., p. 195.— 2 Ibid., p. 396.— 3 Ibid., p. 211.— 4 Art. 15, 17. — 5 Act. Syn., Torin., 1595; Synt., II part., p. 240, 242. — 6 Art. 9. — 7 Aen. Sylv., Hist. Boh., ap. Lyd., p. 395, 405.

 

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Je voudrais encore qu'on leur demandât où ils trouvent dans l'Ecriture ce qu'ils disent de la sainte Vierge, « qu'elle est vierge devant l'enfantement et après l'enfantement (1). » Il est vrai que les saints Pères l'ont tellement cru, qu'ils ont rejeté le contraire comme un blasphème exécrable : mais c'est aussi ce qui nous fait voir qu'on peut compter parmi les blasphèmes beaucoup de choses dont le contraire n'est écrit nulle part, de sorte que, lorsqu'on se vante de ne parler qu'après l'Ecriture, ce n'est pas un discours sérieux, mais c'est qu'on trouve bon de parler ainsi, et que ce respect apparent pour l'Ecriture éblouit les simples.

On prétend que ces frères bohémiens dont les paroles étaient si douces et si respectueuses envers les puissances, à mesure qu'ils s'engageaient dans les sentiments des luthériens, entrèrent aussi dans leurs intrigues et dans leurs guerres. Ferdinand les trouva mêlés dans la rébellion de l'électeur de Saxe contre Charles V, et les chassa de Bohême. Ils se réfugièrent en Pologne; et il paraît par une lettre de Musculus aux protestants de Pologne, de 1556, qu'il n'y avait que peu d'années qu'on avait reçu dans « ce royaume-là ces réfugiés de Bohême (2). »

Quelque temps après on fit l'union des trois sectes des protestants de Pologne, c'est-à-dire des luthériens, des bohémiens et des zuingliens. L'acte d'union fut passé en 1570 au synode de Sendomir, et il est intitulé en cette sorte : « L'union et consentement mutuel fait entre les églises de Pologne, à savoir entre ceux de la Confession d’Augsbourg, ceux de la Confession des frères de Bohême et ceux de la Confession des églises helvétiques (3), » ou des zuingliens. Dans cet acte les bohémiens se qualifient Les Frères de Bohême, que les ignorants appellent Vaudois (4). Il paraît donc clairement qu'il s'agissait de ces vaudois, qu'on nommait ainsi par erreur, comme nous l'avons fait voir, et qui aussi désavouaient cette origine. Car pour ce qui est des anciens vaudois, nous apprenons d'un ancien auteur qu'il n'y en avait presque point « dans le royaume de Cracovie, » c'est-à-dire dans la Pologne, «non plus que dans l'Angleterre, dans les Pays-Bas, en

 

1 Orat. Enc., ap. Lyd., p. 30, art. 17, p. 201. — 2 Syntag. Gen., II part., p. 212. — 3 Ibid., p. 218. — 4 Ibid., p. 219.

 

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Danemark, en Suède, en Norwège et en Prusse (1); et depuis le temps de cet auteur ce petit nombre était tellement réduit à rien, qu'on n'en entend plus parler en tous ces pays.

L'accord fut fait en ces termes : Pour y expliquer le point de la Cène, on y transcrivit tout entier l'article de la Confession Saxonique où cette matière est traitée. Nous avons vu que Mélanchthon avait dressé cette confession en 1551 pour être portée à Trente (2). On y disait que Jésus-Christ «est vraiment et substantiellement présent dans la communion, et qu'on le donne vraiment à ceux qui reçoivent le corps et le sang de Jésus-Christ. » A quoi ils ajoutent par une manière de parler étrange, « que la présence substantielle de Jésus-Christ n'est pas seulement signifiée, mais vraiment rendue présente, distribuée et donnée à ceux qui mangent, les signes n'étant pas nus, mais joints à la chose même selon la nature des sacrements (3). »

Il semble qu'on presse beaucoup « la présence substantielle,» lorsqu'on dit pour l'inculquer avec plus de force, qu'elle n'est pas signifiée, « mais vraiment présente : » mais je me défie de ces fortes expressions de la Réforme, qui plus elle diminue la vérité du corps et du sang dans l'Eucharistie, plus elle est riche en paroles, comme si par là elle prétendait réparer la perte qu'elle fait des choses. Au reste en venant au fond, quoique cette déclaration soit pleine d'équivoques, et qu'elle laisse des échappatoires à chaque parti pour conserver sa propre doctrine, toutefois ce sont les zuingliens qui font la plus grande avance, puisqu'au lieu qu'ils disaient dans leur confession que le corps de Notre-Seigneur étant dans le ciel « absent de nous, » nous devient présent seulement « par sa vertu; » les termes de l'accord portent que Jésus-Christ nous est « substantiellement présent ; » et malgré toutes les règles du langage humain, une présence en vertu devient tout à coup une présence en substance.

Il y a des termes, dans l'accord, que les luthériens auraient peine à sauver, si on ne s'accoutumait dans la nouvelle Réforme

 

1 Pylicd , cont.  Vald.,  cap.  XV, tom.  IV, Bibl. PP., II part., p. 785. — 2 Voy. ci-dessus, liv. VIII, n. 18; Synt. Conf., I part., p. 106 ; II part., p. 72. — 3 Ibid., p. 146.                                                                                      

 

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à tout expliquer comme on veut. Par exemple, ils semblent s'éloigner beaucoup de la croyance qu'ils ont que le corps de Jésus-Christ est pris par la bouche, et même par les indignes, lorsqu'ils disent dans cet accord, « que les signes de la Cène donnent par la foi aux croyants ce qu'ils signifient (1). » Mais outre qu'ils peuvent dire qu'ils ont parlé de la sorte, parce que la présence réelle n'est connue que par la foi, ils pourront encore ajouter qu'en effet il y a des biens dans la Cène qui ne sont donnés qu'aux seuls croyants, comme la vie éternelle et la nourriture des âmes; et que c'est de ceux-là qu'ils veulent parler, lorsqu'ils disent « que les signes donnent par la foi ce qu'ils signifient. »

Je ne m'étonne pas que les bohémiens aient souscrit sans peine à cet accord. Séparés depuis quarante à cinquante ans de l'Eglise catholique, et réduits à ne trouver le christianisme que dans le coin qu'ils occupaient en Bohême, quand ils virent paraître les protestants, ils ne songèrent qu'à s'appuyer de leur secours. Ils surent gagner Luther par leurs soumissions : on avait tout de Bucer par des équivoques : les zuingliens se laissaient flatter aux expressions générales des frères, qui disaient sans néanmoins le pratiquer, qu'il ne fallait rien ajouter aux termes dont Notre-Seigneur s'était servi. Calvin fut plus difficile. Nous avons vu dans la lettre qu'il écrivit aux frères bohémiens réfugiés en Pologne (2), comme il y blâme l'ambiguïté de leur Confession de foi, et déclare qu'on n'y peut souscrire sans ouvrir la porte à la dissension ou à l'erreur.

Contre son avis tout fut souscrit, la Confession Helvétique, la Bohémique et la Saxonique, la présence substantielle avec la présence par la seule vertu, c'est-à-dire les deux doctrines contraires avec les équivoques qui les flattaient toutes deux. On ajouta tout ce qu'on voulut aux paroles de Notre-Seigneur; et en même temps on approuva la Confession de foi où. l'on posait pour maxime qu'il n'y fallait rien ajouter : tout-passa, et par ce moyen on fit la paix. On voit comment se séparent et comment s'unissent toutes ces sectes séparées de l'unité catholique : en se séparant de

 

1 Voy. ci-dessus liv. VIII, n. 18; Synt. Conf., I part., p. 164. — 2 Ep. ad Vald., p. 317.

 

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la chaire de saint Pierre, elles se séparent entre elles et portent le juste supplice d'avoir méprisé le lien de leur unité. Lorsqu'elles se réunissent en apparence, elles n'en sont pas plus unies dans le fond ; et leur union cimentée par des intérêts politiques, ne sert qu'à faire connaître par une nouvelle preuve qu'elles n'ont pas seulement l'idée de l'unité chrétienne, puisqu'elles n'en viennent jamais « à s'unir dans les sentiments, » comme saint Paul l'a ordonné (1).

Qu'il nous soit maintenant permis de faire un peu de réflexion sur cette histoire des vaudois, des albigeois et des bohémiens. On voit si les protestants ont eu raison de les compter parmi leurs ancêtres, si cette descendance leur fait honneur, et en particulier s'ils ont dû regarder la Bohème depuis Jean Hus comme « la mère des églises réformées (2). » Il est plus clair que le jour, d'un côté, qu'on ne nous allègue ces sectes que dans la nécessité de trouver dans les siècles passés des témoins de ce qu'on croit être la vérité; et de l'autre, qu'il n'y a rien de plus misérable que d'alléguer de tels témoins, qui sont tous convaincus de faux en des matières capitales, et qui au fond ne s'accordent ni avec les protestants, ni avec nous, ni avec eux-mêmes. C'est la première réflexion que doivent faire les protestants.

La seconde n'est pas moins importante. Ils doivent considérer que toutes ces sectes si différentes entre elles, et si opposées à la fois tant à nous qu'aux protestants, conviennent avec eux du commun principe de se régler par les Ecritures, non pas comme l'Eglise les aura entendues de tout temps, car cette règle est très-véritable, mais comme chacun les pourra entendre par lui-même. Voilà ce qui a produit toutes les erreurs et toutes les contrariétés que nous avons vues. Sous le nom de l'Ecriture chacun a suivi sa pensée; et l'Ecriture prise en cette sorte, loin d'unir les esprits, les a divisés, et a fait adorer à chacun les illusions de son cœur sous le nom de la vérité éternelle.

Mais il y a une dernière et beaucoup plus importante réflexion à faire sur toutes les choses qu'on vient de voir dans cette histoire

 

1 Philip., II, 2. — 2 Jur., Avis aux Protest. de l'Europe, à la tête des Préj. légitimes, p. 9.

 

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abrégée des albigeois et des vaudois. On y découvre la raison pour laquelle le Saint-Esprit a inspiré à saint Paul cette prophétie : « L'Esprit dit expressément que dans les derniers temps, quelques-uns abandonneront la foi, en suivant des esprits d'erreur et des doctrines de démons ; qui enseigneront le mensonge avec hypocrisie, et dont la conscience sera flétrie d'un cautère; qui défendront de se marier, et obligeront de s'abstenir des viandes que Dieu a créées pour être reçues avec action de grâces par les fidèles et par ceux qui connaissent la vérité, parce que tout ce que Dieu a créé est bon ; et on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec action de grâces, puisqu'il est sanctifié par la parole de Dieu et par la prière (1). » Tous les saints Pères sont d'accord qu'il s'agit ici de la secte impie des marcionites et des manichéens qui enseignaient deux principes, et attribuaient au mauvais la création de l'univers ; ce qui leur faisait détester et la propagation du genre humain, et l'usage de beaucoup de nourritures qu'ils croyaient immondes et mauvaises par leur nature, comme l'ouvrage d'un créateur qui était lui-même impur et mauvais. Saint Paul désigne donc ces sectes maudites par deux pratiques si marquées: et sans parler d'abord du principe d'où on tirait ces deux mauvaises conséquences, il s'attache à exprimer les deux caractères sensibles par lesquels nous avons vu que ces sectes infâmes ont été reconnues dans tous les temps.

Mais encore que saint Paul n'exprime pas d'abord la cause profonde pour laquelle ces abuseurs défendaient l'usage de deux choses si naturelles, il la marque assez dans la suite, lorsqu'il dit pour combattre ces erreurs, que « tout ce que Dieu a créé est bon (2), » renversant par ce principe le détestable sentiment de ceux qui trouvaient de l'impureté dans l'œuvre de Dieu, et ensemble nous faisant voir que la racine du mal était de ne pas connaitre la création et de blasphémer le Créateur. C'est aussi ce que saint Paul appelle en particulier, plus que toutes les autres doctrines, des doctrines de démons (3), parce qu'il n'y a rien de plus convenable à la jalousie de ces esprits séducteurs contre Dieu et contre les hommes, que d'attaquer la création, condamner les

 

1 I Timoth., IV, 1-5.— 2 I Timoth., IV, 4. — 3 Ibid., 1.

 

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œuvres de Dieu, blasphémer contre l'auteur de la loi et contre la loi elle-même, et souiller la nature humaine par toute sorte d'impuretés et d'illusions. Car c'est là ce que faisait le manichéisme; et voilà une vraie doctrine de démons, surtout si on ajoute les enchantements et les prestiges dont il est constant par tous les auteurs qu'on a si souvent usé dans cette secte. De détourner maintenant ce sens si simple et si naturel de saint Paul contre ceux qui reconnaissant et le mariage et toutes les viandes comme une institution et un ouvrage de Dieu, s'en abstiennent volontairement pour mortifier les sens et purifier l'esprit, c'est une illusion trop manifeste; et nous avons vu que les saints Pères s'en sont moqués avant nous. On voit donc très-clairement à qui saint Paul en voulait, et on ne peut pas méconnaître ceux qu'il a si bien marqués par leurs propres caractères.

Pourquoi parmi tant d'hérésies le Saint-Esprit n'a voulu marquer expressément que celle-ci :  les saints Pères en ont été étonnés et en ont rendu des raisons telles qu'ils l'ont pu en leur siècle. Mais le temps, fidèle interprète des prophéties, nous en a découvert la cause profonde ; et on ne s'étonnera plus que le Saint-Esprit ait pris un soin si particulier de nous prémunir contre cette secte, après qu'on a vu que c'est celle qui a le plus longtemps et le. plus dangereusement infecté le christianisme : le plus longtemps, par tant de siècles qu'on lui a vu occuper; et le plus dangereusement, parce que sans rompre avec éclat comme les autres, elle se tenait cachée autant qu'il était possible dans l'Eglise même, et s'insinuoit sous les apparences de la même foi, du même culte et encore d'un extérieur étonnant de piété. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul a marqué si expressément son hypocrisie. Jamais l'esprit de mensonge, que cet Apôtre remarque, n'a été plus justement attribué à aucune secte; parce qu'outre que celle-ci enseignait comme les autres une fausse doctrine, elle excellait au-dessus des autres à dissimuler sa croyance. Nous avons vu que ces malheureux avouaient tout ce qu'on voulait : le mensonge ne leur coûtait rien dans les choses les plus essentielles ; ils n'épargnaient pas le parjure pour cacher leurs dogmes; la facilité qu'ils avaient à trahir leurs consciences y faisait voir une certaine

 

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insensibilité, que saint Paul exprime admirablement par le cautère, qui rend les chairs insensibles en les mortifiant, comme le docte Théodoret l'a remarqué en ce lieu (1) : et je ne crois pas que jamais une prophétie ait pu être vérifiée par des caractères plus sensibles que celle-ci l'a été.

Il ne faut plus s'étonner pourquoi le Saint-Esprit a voulu que la prédiction de cette hérésie fût si particulière et si précise. C'était plus que toutes les autres hérésies l'erreur des derniers temps, comme l'appelle saint Paul (2), soit que nous prenions pour les derniers temps, selon le style de l'Ecriture, tous les temps de la loi nouvelle ; soit que nous prenions pour les derniers temps la fin des siècles, où Satan devait être déchaîné de nouveau (3). Dès le second et le troisième siècle l'Eglise a vu naître et Cerdon, et Marcion, et Manès, ces ennemis du Créateur. On trouve partout des semences de cette doctrine : on en trouve chez Tatien, qui condamnait et le vin et le mariage, et qui dans sa Concordance des Evangiles avait rayé tous les passages où il est porté que Jésus-Christ est sorti du sang de David (4). Cent autres sectes infâmes avaient attaqué le Dieu des Juifs, mais avant Manès et Marcion; et nous apprenons de Théodoret que ce dernier n'a voit fait que tourner d'une autre manière les impiétés de Simon le Magicien (5). Ainsi cette erreur a commencé dès l'origine du christianisme : c'était le vrai mystère d'iniquité qui commençait du temps de saint Paul (6) : mais le Saint-Esprit, qui prévoyait que cette peste se devait un jour déclarer d'une manière plus manifeste, l'a fait prédire à cet Apôtre avec une précision et une évidence étonnante. Marcion et Manès ont mis dans une plus grande évidence ce mystère d'iniquité : la détestable secte a toujours eu depuis ce temps-là sa suite funeste. Nous l'avons vu; et jamais erreur n'avait plus longtemps troublé l'Eglise, ni étendu plus loin ses branches. Mais lorsque par l'éminente doctrine de saint Augustin, et par les soins de saint Léon et de saint Gélase, elle fut éteinte dans tout l'Occident, et dans Rome même où elle avait

 

1 Comm. in hunc locum, tom. III, p. 479.— 2 I Timoth., IV. — 3 Apoc., XX, 3, 7. — 4 Epiph., Haer. XLVI, p. 390, etc.; Theod., I Haer., fab. 20.— 5 Theod., ibid., cap. XXIV. — 6 II Thess., II, 7.

 

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tâché de s'établir, on voit enfin arriver le ternie fatal du déchaînement de Satan. Mille ans après que ce fort armé eut été lié par Jésus-Christ venu au monde (1), l'esprit d'erreur revient plus que jamais ; les restes du manichéisme trop bien conservés en Orient, se débordent sur l'Eglise latine. Qui nous empêche de regarder ces malheureux temps comme un des termes du déchaînement de Satan, sans préjudice des autres sens plus cachés? Si pour accomplir la prophétie il ne faut que Gog et Magog (2), nous trouverons dans l'Arménie près de Samosate, la province nommée Gogarène où demeuraient les pauliciens, et nous trouverons Magog dans les Scithes dont les Bulgares sont sortis (3). C'est de là que sont venus ces ennemis innombrables de la cité sainte (4), par qui l'Italie est attaquée la première. Le mal est porté en un instant jusqu'à l'extrémité du Nord : une étincelle allume un grand feu; l'embrasement s'étend presque par toute la terre. On y découvre partout le venin caché; avec le manichéisme, l'arianisme et toutes les hérésies reviennent sous cent noms bizarres et inouïs. A peine put-on éteindre ce feu durant trois à quatre cents ans, et on en voyait encore des restes au quinzième siècle.

Après qu'il n'en resta plus que la cendre, le mal ne finit pas i pour cela. Satan avait mis dans la secte impie de quoi renouveler l'incendie d'une manière plus dangereuse que jamais. La discipline ecclésiastique s'était relâchée par toute la terre ; les désordres et les abus portés jusqu'aux environs de l'autel faisaient gémir les bons, les humiliaient, les pressaient à se rendre encore meilleurs : mais ils firent un autre effet dans les esprits aigres et superbes. L'Eglise romaine, la Mère et le lien des Eglises, devint l'objet de la haine de tous les esprits indociles : des satyres envenimées animent le monde contre le clergé ; l'hypocrite manichéen en fait retentir tout l'univers, et donne le nom d'Antéchrist à l'Eglise romaine : car c'est alors qu'est née cette pensée, parmi les ordures du manichéisme et au milieu des précurseurs de l'Antéchrist même. Ces impies s'imaginent paraître plus saints, en disant qu'il faut être saint pour administrer les sacrements.

 

1 Apoc., XX, 2, 3, 7; Matth., XIX, 29; Luc, XI, 21, 22. — 2 Apoc., XX, 7, 8. — 3 Boch. Phal., lib. III, 13 — 4 Apoc., ibid.

 

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L'ignorant vaudois avale ce poison. On ne veut plus recevoir les sacrements par des ministres odieux et décriés : le filet se rompt (1) de tous côtés, et les schismes se multiplient. Satan n'a plus besoin du manichéisme : la haine contre l'Eglise s'est répandue. La damnable secte a laissé une engeance semblable à elle, et un principe de schisme trop fécond. N'importe que les hérétiques n'aient pas la même doctrine ; l'aigreur et la haine les dominent, et les réunissent contre l'Eglise; c'en est assez. Le vaudois ne croit pas comme l'albigeois; mais comme l'albigeois il hait l'Eglise, et se publie le seul saint, le seul ministre des sacrements. Viclef ne croit pas comme les vaudois; mais Viclef publie comme les vaudois que le Pape et tout son clergé est déchu de toute autorité par ses dérèglements. Jean Hus ne croit pas comme Viclef, quoiqu'il l'admire : ce qu'il en admire le plus, et ce qu'il en suit presque uniquement, c'est que les crimes font perdre l'autorité. Ces petits bohémiens prirent cet esprit, comme on a vu ; et ils le firent paraître principalement, lorsqu'ils osèrent, une poignée d'hommes ignorants, rebaptiser toute la terre.

Mais une plus grande apostasie se préparait par le moyen de ces sectes. Le monde rempli d'aigreur enfante Luther et Calvin, qui cantonnent la chrétienté : les tours sont différents, mais le fonds est le même : c'est toujours la haine contre le clergé et contre l'Eglise romaine, et nul homme de bonne foi ne peut nier que ce n'ait là été la cause visible de leur progrès étonnant. Il fallait se réformer : qui ne le reconnaît? Mais il était encore plus nécessaire de ne pas rompre. Ceux qui prêchaient la rupture, étaient-ils meilleurs que les autres? Ils en faisaient le semblant ; et c'était assez pour tromper et « gagner comme la gangrène, » selon l'expression de saint Paul (2). Le monde voulait condamner et rejeter ses conducteurs : cela s'appelle Réforme. Un nom spécieux éblouit les peuples ; et pour exciter la haine, on n'épargne pas la calomnie : ainsi notre doctrine est défigurée ; on la hait devant que de la

connaître.

Avec de nouvelles doctrines on bâtit de nouveaux corps d'églises. Les luthériens et les calvinistes font les deux plus grands :

 

1 Luc, V, 6. — 2 II Timoth., II, 17.

 

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mais ils ne peuvent trouver dans toute la terre une seule église qui croie comme eux, ni d'où ils puissent tirer une mission ordinaire et légitime. Les vaudois et les albigeois, que quelques-uns nous allèguent, ne servent de rien. Nous venons de les faire voir de purs laïques, aussi embarrassés de leur envoi et de leur titre que ceux qui ont recours à eux. On sait que ces hérétiques toulousains ne sont jamais parvenus jusqu'à tromper aucun prêtre. Les prédicateurs des vaudois sont des marchands, des gens de métier, des femmes même. Les bohémiens n'ont pas une meilleure origine; et comme nous l'avons prouvé lorsque les protestants nous allèguent toutes ces sectes, ce n'est pas leurs auteurs qu'ils nous nomment, mais leurs complices.

Mais peut-être que s'ils ne trouvent pas dans ces sectes la suite des personnes, ils y trouveront la suite de la doctrine? Encore moins : semblables par certains endroits aux hussites, par d'autres aux vaudois, par d'autres aux albigeois et aux autres sectes, ils les démentent en d'autres articles : ainsi sans rencontrer rien qui soit uniforme, et prenant de côté et d'autre ce qui paraît les accommoder, sans suite, sans unité, sans prédécesseurs véritables, ils remontent le plus haut qu'ils peuvent. Ils ne sont pas les premiers à rejeter les honneurs des Saints, ni les oblations pour les morts: ils trouvent avant eux des corps d'église de cette même croyance sur ces deux points. Les bohémiens les recevaient : mais on a vu que ces bohémiens cherchèrent en vain des associés sur la terre. Quoi qu'il en soit, voilà une église devant Luther : c'est quelque chose à qui n'a rien. Mais après tout, cette église qui est devant Luther n'est que cinquante ans devant : il faudrait tâcher d'aller plus haut : on trouvera les vaudois, et un peu plus haut les manichéens de Toulouse. On trouvera au quatrième siècle les manichéens d'Afrique contraires au culte des Saints : un seul Vigilance les suit dans ce seul point : mais on ne trouvera point plus haut d'auteur certain, et c'est de quoi il s'agit. On ira un peu plus loin sur l'oblation pour les morts. Le prêtre Aërius paraîtra, mais seul et sans suite, arien de plus : c'est tout ce qu'on trouvera de positif; tout ce qu'on alléguera au-dessus sera visiblement allégué en l'air. Mais voyons ce qu'on trouvera sur la présence

 

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réelle , et souvenons-nous qu'il s'agit de faits positifs et constants. Carlostad n'est pas le premier qui a soutenu que le pain n'est pas fait le corps : Bérenger l'avait déjà dit quatre cents ans auparavant dans l'onzième siècle. Mais Bérenger n'est pas le premier : ces manichéens d'Orléans venaient de le dire ; et le monde était plein encore du bruit de leur mauvaise doctrine, quand Bérenger en recueillit cette petite partie. Plus haut je trouve bien des prétentions et des procès qu'on nous fait sur cette matière, mais non pas des faits avérés et positifs.

Au reste les sociniens ont une suite plus manifeste : en prenant un mot d'un côté et un mot de l'autre, ils nommeront dans tous les siècles des ennemis déclarés de la divinité de Jésus-Christ, et à la fin ils trouveront Cérinthus sous les apôtres. Ils n'en seront pas mieux fondés pour avoir trouvé quelque chose de semblable parmi tant de témoins discordants d'ailleurs, puisqu'au fond la suite leur manque avec l'uniformité. A le prendre de cette sorte, c'est-à-dire en composant chacun son église de tout ce qu'on trouvera de conforme à ses sentiments deçà et de la, sans aucune liaison, rien n'empêche, comme on l'aura pu remarquer, que de toutes les sectes qu'on voit aujourd'hui et de toutes celles qu'on verra jamais, on ne remonte jusqu'à Simon le Magicien, et jusqu'à ce mystère d'iniquité qui commençait du temps de saint Paul (1).

 

1 II Thess., II, 7.

 

 

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