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LIVRE XI.
Histoire abrégée
des albigeois, des vaudois,
des vicléfites et des hussites.
LIVRE XI
SOMMAIRE.
HISTOIRE DES NOUVEAUX MANICHÉENS,
HISTOIRE DES VAUDOIS.
HISTOIRE DES FRÈRES DE BOHÊME, VULGAIREMENT ET FAUSSEMENT APPELÉS VAUDOIS.
HISTOIRE DE JEAN VICLEF, ANGLAIS.
HISTOIRE DE JEAN HUS ET DE SES DISCIPLES.
Histoire abrégée des albigeois et des vaudois. Que ce
sont deux sectes très-différentes. Les albigeois sont de parfaits manichéens.
Leur origine est expliquée. Les pauliciens, branche des manichéens en Arménie,
d'où ils passent dans la Bulgarie, de là eu Italie et en Allemagne, où ils ont
été appelés Cathares, et en France, où ils ont pris le nom d'Albigeois.
Leurs prodigieuses erreurs et leur hypocrisie sont découvertes par tous les
auteurs du temps. Les illusions des protestants qui tâchent de les excuser.
Témoignage de saint Bernard, qu'on accuse mal à propos de crédulité. Origine des
vaudois. Los ministres les font en vain disciples de Bérenger. Ils ont cru la
transsubstantiation. Les sept sacrements reconnus parmi eux. La confession et
l'absolution sacramentale. Leur erreur est une espèce de donatisme. Ils font
dépendre les sacrements de la sainteté de leurs ministres, et en attribuent
l'administration aux laïques gens de bien. Origine de la secte appelée des
Frères de Bohême. Qu'ils ne sont point vaudois, et qu'ils méprisent cette
origine. Qu'ils ne sont point disciples de Jean Hus, quoiqu'ils s'en vantent.
Leurs députés envoyés par tout le monde pour y chercher des chrétiens de leur
croyance, sans en pouvoir trouver. Doctrine impie de Viclef. Jean Hus, qui se
glorifie d'être son disciple, l'abandonne sur le point de l'Eucharistie. Les
disciples de Jean Hus divisés en taborites et en calixtius. Confusion de toutes
ces sectes. Les protestants n'en peuvent tirer aucun avantage pour établir leur
mission, et la succession de leur doctrine. Accord des luthériens, des Bohémiens
et des zuingliens dans la Pologne. Les divisions et les réconciliations des
sectaires font également contre eux.
Ce qu'ont entrepris nos
réformés, pour se donner des prédécesseurs dans tous les siècles passés, est
inouï. Encore qu'au quatrième siècle, le plus éclairé de tous, il ne se soit
trouvé qu'un seul Vigilance qui se soit opposé aux honneurs des Saints et au
culte de leurs reliques, il est considéré par les protestants comme celui qui a
conservé le dépôt, c'est-à-dire la succession de la doctrine apostolique ; et il
est préféré à saint Jérôme, qui a pour lui toute l'Eglise. Aërius par cette
raison devait aussi être regardé comme le seul que Dieu éclairait dans le même
siècle, puisque seul il rejetait le sacrifice qu'on offrait partout ailleurs, et
en Orient comme en Occident, pour le soulagement des morts. Par malheur il était
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arien ; et on a eu honte de compter parmi les témoins de la
vérité un homme qui niait la divinité du Fils de Dieu. Mais je m'étonne qu'on
n'ait point passé par-dessus cette considération. Claude de Turin était arien et
disciple de Félix d'Urgel (1), c'est-à-dire nestorien de plus. Mais parce qu'il
a brisé les images, il est compté parmi les prédécesseurs des protestants. Les
autres iconoclastes ont eu beau aussi bien que lui outrer la matière, jusqu'à
dire que la peinture et la sculpture étaient des arts défendus de Dieu : c'est
assez qu'ils aient accusé le reste de l'Eglise d'idolâtrie, pour mériter un rang
honorable parmi les témoins de la vérité. Bérenger n'attaqua jamais que la
présence réelle, et laissa tout le reste en son entier : mais c'est assez qu'il
ait rejeté un seul dogme pour en faire un calviniste, et le compter parmi les
docteurs de la vraie Eglise. Viclef y tiendra sa place, malgré les impiétés que
nous verrons, et encore qu'en assurant qu'on n'est plus ni roi, ni seigneur, ni
magistrat, ni prêtre, ni pasteur, dès qu'on est en péché mortel, il ait
également renversé l'ordre du monde et celui de l'Eglise, et qu'il ait rempli
l'un et l'autre de séditions et de troubles. Jean Hus aura suivi cette doctrine,
et de plus jusqu'à la fin de ses jours il aura dit la messe et adoré
l'Eucharistie : mais à cause qu'en d'autres points il aura combattu l'Eglise
romaine, nos réformés le mettront au nombre de leurs martyrs. Enfin pourvu
qu'on ait murmuré contre quelqu'un de nos dogmes, et surtout qu'on ait grondé ou
crié contre le Pape, quel qu'on ait été d'ailleurs et quelque opinion qu'on ait
soutenue, on est compté parmi les prédécesseurs des protestants, et on est jugé
digne d'entretenir la succession de leur église.
Mais de tous ces prédécesseurs
que les protestants se veulent donner, les vaudois et les albigeois sont les
mieux traités, du moins par les calvinistes. Que prétendent-ils par là ? Ce
secours est faible. Faire remonter leur antiquité de quelques siècles (car les
vaudois, à leur accorder selon leurs désirs Pierre de Bruis et son disciple
Henri, ne vont pas plus haut que le siècle onzième), et là tout à coup demeurer
court sans montrer personne devant soi, c'est être contraint de s'arrêter trop
au-dessous du temps des
1 Jon. Aur., Prœf. cent. Claud. Taur.
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apôtres; c'est tirer son secours de gens aussi faibles et
aussi embarrassés que vous ; à qui on demande, comme à vous, leurs prédécesseurs
; qui ne peuvent, non plus que vous, les montrer ; qui par conséquent sont
coupables du même crime d'innovation dont on vous accuse : de sorte que nous les
nommer dans ce procès, c'est nommer les complices du même crime , et non pas des
témoins qui puissent légitimement déposer de votre innocence.
Cependant ce secours tel quel
est embrassé avec ardeur par nos calvinistes, et en voici la raison. C'est que
les vaudois et les albigeois ont formé des églises séparées de Rome, ce que
Bérenger et Viclef n'ont jamais fait. C'est donc en quelque façon se faire une
suite d'église que de se les donner pour prédécesseurs. Comme l'origine de ces
églises, aussi bien que la croyance dont elles faisaient profession, était
encore assez obscure du temps de la réformation prétendue , on faisait accroire
au peuple qu'elles étaient d'une très-grande antiquité, et qu'elles venaient des
premiers siècles du christianisme.
Je ne m'étonne pas que Léger, un
des barbes des vaudois (c'est ainsi qu'ils appelaient leurs pasteurs) et leur
plus célèbre historien, ait donné dans cette erreur; car c'est constamment le
plus ignorant, comme le plus hardi de tous les hommes. Mais il y a sujet de
s'étonner que Bèze l'ait embrassée, et qu'il ait écrit dans son Histoire
ecclésiastique, non-seulement que « les vaudois de temps immémorial
s'étaient opposés aux abus de l'Eglise romaine (1), » mais encore qu'en l'an
1541 « ils couchèrent par acte public en bonne forme la doctrine à eux enseignée
comme de père en fils depuis l'an 120 après la nativité de Jésus-Christ, comme
ils l'avaient toujours entendue par leurs anciens et ancêtres (2). »
Voilà sans doute une belle
tradition, si elle était soutenue par la moindre preuve. Mais par malheur les
premiers disciples de Valdo ne le prenaient pas si haut ; et lorsqu'ils se
voulaient attribuer la plus grande antiquité, ils se contenaient de dire qu'ils
s'étaient retirés de l'Eglise romaine, lorsque sous le pape Silvestre I elle
avait accepté les biens temporels que lui donna
I Liv. I, p. 88. — * Ibid., p.
39.
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Constantin, premier empereur chrétien. Cette cause de
rupture est si vaine, et cette prétention est d'ailleurs si ridicule, qu'elle ne
mérite pas d'être réfutée. Il faudrait être insensé pour se mettre dans l'esprit
que dès le temps de saint Silvestre, c'est-à-dire environ l'an 320, il y ait eu
une secte parmi les chrétiens dont les Pères n'aient jamais eu de connaissance.
Nous avons dans les conciles tenus dans la communion de l'Eglise romaine, des
anathèmes prononcés contre une infinité de sectes diverses : nous avons des
catalogues des hérésies dressés par saint Epiphane, par saint Augustin et par
plusieurs autres auteurs ecclésiastiques. Les sectes les plus obscures et les
moins suivies ; celles qui ont paru dans un coin du monde, comme celles de
certaines femmes qu'on appelait Collyridiennes, qui n'étaient que je ne
sais où dans l'Arabie ; celle des tertullianistes ou des abéliens, qui n'était
que dans Cartilage ou dans quelques villages autour d'Hippone, et plusieurs
autres aussi cachées, ne leur ont pas été inconnues (1). Le zèle des pasteurs,
qui travaillaient à ramener les brebis égarées, découvrait tout pour tout sauver
: il n'y a que ces séparés pour les biens ecclésiastiques que personne n'a
jamais connus. Plus modérés que les Athanases, que les Basiles, que les
Ambroises et que tous les autres docteurs ; plus sages que tous les conciles,
qui sans rejeter les biens donnés aux églises, se contentaient de faire des
règles pour les bien administrer, ils ont encore si bien fait qu'ils ont échappé
à leur connaissance. Que les premiers vaudois l'aient osé dire, c'est une
impudence extrême ; mais de faire remonter avec Bèze cette secte inconnue à tous
les siècles jusqu'à l'an 120 de Notre-Seigneur, c'est se donner des ancêtres et
une suite d'église par une illusion trop grossière.
Les réformés affligés de leur
nouveauté, qu'on ne cessait de leur reprocher, avaient besoin de cette faible
consolation. Mais pour en tirer du secours, il a fallu encore employer d'autres
artifices : il a fallu cacher avec soin le vrai état de ces albigeois et de ces
vaudois. On n'en a fait qu'une secte, quoique c'en soient deux très-différentes,
de peur que les réformés ne vissent parmi leurs
1 Epiph., Hœr. 79, tom. I, p.
1057; August., Hœr. 86, 87, tom. VIII, col. 24, 25; Tertul., De
Prœscrip.
461
ancêtres une trop manifeste contrariété. On a, sur toutes
choses, caché leur abominable doctrine : on a dissimulé que ces albigeois
étaient de parfaits manichéens, aussi bien que Pierre de Bruis et son disciple
Henri : on a tu que ces vaudois s'étaient séparés de l'Eglise sur des fondements
détestés par la nouvelle Réforme, aussi bien que par l'Eglise romaine : on a usé
d'une pareille dissimulation à l'égard de ces vaudois de Pologne , qui n'avaient
que le nom de vaudois ; et on a caché au peuple que leur doctrine n'était ni
celle des anciens vaudois, ni celle des calvinistes, ni celle des luthériens.
L'histoire, que je vais donner de ces trois sectes, quoiqu'elle soit abrégée, ne
laisse pas d'être soutenue par assez de preuves, pour faire honte aux
calvinistes des ancêtres qu'ils se sont donnés.
appelés les
hérétiques de Toulouse et d'Albi.
Pour en entendre la suite, il ne
faut pas ignorer tout à fait ce que c'était que les manichéens. Toute leur
théologie roulait sur la question de l'origine du mal : ils en voyaient dans le
monde, et ils en voulaient trouver le principe. Dieu ne le pouvait pas être,
parce qu'il était infiniment bon. Il fallait donc, disaient-ils, reconnaître un
autre principe, qui étant mauvais par sa nature, fût la cause et l'origine du
mal. Voilà donc la source de l'erreur : deux premiers principes, l'un du bien,
l'autre du mal ; ennemis par conséquent et de nature contraire, s'étant
combattus et mêlés dans le combat, avaient répandu l'un le bien, l'autre le mal
dans le monde ; l'un la lumière, l'autre les ténèbres, et ainsi du reste : car
je n'ai pas besoin de raconter ici toutes les extravagances impies de cette
abominable secte. Elle était venue du paganisme, et on en voit des principes
jusque dans Platon. Elle régnait parmi les Perses Plutarque nous a rapporté les
noms qu'ils donnaient au bon et au mauvais principe. Manès Perse de nation,
tâcha d'introduire ce prodige dans la religion chrétienne sous l'empire
d'Aurélien, c'est-à-dire vers la fin du troisième siècle. Marcion
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avait déjà commencé quelques années auparavant, et sa secte
divisée en plusieurs branches avait préparé la voie aux impiétés et aux rêveries
que Manès y ajouta.
Au reste les conséquences que
ces hérétiques tiraient de cette doctrine n'étaient pas moins absurdes ni moins
impies. L'Ancien Testament avec ses rigueurs n'était qu'une fable, ou en tout
cas l'ouvrage du mauvais principe : le mystère de l'incarnation, une illusion ;
et la chair de Jésus-Christ, un fantôme : car la chair étant l'œuvre du mauvais
principe, Jésus-Christ, qui était le Fils du bon Dieu, ne pouvait pas l'avoir
prise en vérité. Comme nos corps venaient du mauvais principe et que nos aines
venaient du bon, ou plutôt qu'elles en étaient la substance même, il n'était pas
permis d'avoir des enfants, ni de lier la substance du bon principe avec celle
du mauvais : de sorte que le mariage, ou plutôt la génération des enfants était
défendue. La chair des animaux et tout ce qui en sort, comme les laitages,
étaient aussi l'ouvrage du mauvais; le vin était au même rang : tout cela était
impur de sa nature, et l'usage en était criminel. Voilà donc manifestement ces
hommes trompés par les démons dont parle saint Paul, qui devaient « dans les
derniers temps......défendre le mariage, et rejeter » comme immondes « les
viandes que Dieu avait créées (1). »
Ces malheureux, qui ne
cherchaient qu'à tromper le monde par des apparences, tâchaient de s'autoriser
par l'exemple de l'Eglise catholique, où le nombre de ceux qui s'interdisaient
l'usage du mariage par la profession de la continence était très-grand , et où
l'on s'abstenait de certaines viandes, ou toujours, comme faisaient plusieurs
solitaires à l'exemple de Daniel (2), ou en certains temps, comme dans le temps
de carême. Mais les saints Pères répondaient qu'il y avait grande différence
entre ceux qui condamnaient la génération des enfants, comme faisaient
formellement les manichéens (3), et ceux qui lui préféraient la continence avec
l'Apôtre et avec Jésus-Christ même (4), et qui ne se croyaient pas permis de
reculer en arrière (5), après avoir fait profession
1 I Timoth., IV, 1, 3. — 2 Dan.,
I, 8, 12. — 3 August., cont. Faust. Manich., lib. XXX, cap.
III-VI. — 4 1 Cor., VI, 26, 32, 34, 38 ; Matth., XIX, 12.— 5 Luc.,
IX, 62.
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d'une vie plus parfaite. C'était ainsi autre chose de
s'abstenir de certaines viandes, ou pour signifier quelque mystère comme dans
l'Ancien Testament, ou pour mortifier les sens, comme on le continuait encore
dans le Nouveau : autre chose de les condamner avec les manichéens comme
impures, comme mauvaises, comme étant l'ouvrage « non de Dieu, » mais du
mauvais. Et les Pères remarquaient que l'Apôtre attaquait expressément ce
dernier sens, qui était celui des manichéens, par ces paroles : « Toute créature
de Dieu est bonne (1) ; » et encore par celles-ci : « Il ne faut rien rejeter »
de ce que Dieu a créé ; et de là ils concluaient qu'il ne fallait pas s'étonner
que le Saint-Esprit eût averti de si loin les fidèles d'une si grande
abomination par la bouche de saint Paul.
Tels étaient les principaux
points de la doctrine des manichéens. Mais cette secte avait encore deux
caractères remarquables : l'un, qu'au milieu de ces absurdités impies que le
démon avait inspirées aux manichéens, ils avaient encore mêlé dans leurs
discours je ne sais quoi de si éblouissant et une force si prodigieuse de
séduction, que même saint Augustin, un si beau génie, y fut pris et demeura
parmi eux neuf ans durant, très-zélé pour cette secte (2). On remarque aussi que
c'était une de celles dont on revenait le plus difficilement : elle avait, pour
tromper les simples, des prestiges et des illusions inouïes. On lui attribue
aussi des enchantements (3), et enfin on y remarquait tout l'attirail de la
séduction.
L'autre caractère des manichéens
est qu'ils savaient cacher ce qu'il y avait de plus détestable dans leur secte
avec un artifice si profond, que non-seulement ceux qui n'en étaient pas, mais
encore ceux qui en étaient, y passaient un long temps sans le savoir. Car sous
la belle couverture de leur continence, ils cachaient des impuretés qu'on n'ose
nommer, et qui même faisaient partie de leurs mystères. Il y avait parmi eux
plusieurs ordres. Ceux qu'ils appelaient leurs auditeurs ne savaient pas le fond
de la secte; et leurs élus, c'est-à-dire ceux qui savaient tout le mystère,
1 Timoth., IV, 4. — 2 Lib. II
cont. Faust. Man.,
cap. IX ; et Conf., lib. IV, cap. I et seq. — 3 Theodoret., Hœret. fab.,
lib. I, cap. ult. de Manich., p. 212, et seq.
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en cachaient soigneusement l'abominable secret, jusqu'à ce
qu'on y eût été préparé par divers degrés. On étalait l'abstinence et
l'extérieur d'une vie non-seulement belle, mais encore mortifiée; et c'était une
partie de la séduction de venir comme par degrés à ce qu'on croyait plus
parfait, à cause qu'il était caché.
Pour troisième caractère de ces
hérétiques, nous y pouvons encore observer une adresse inconcevable à se mêler
parmi les fidèles, et à s'y cacher sous la profession de la foi catholique; car
cette dissimulation était un des artifices dont ils se servaient pour attirer
les hommes dans leurs sentiments. On les voyait dans les églises avec les autres
: ils y recevaient la communion ; et encore qu'ils n'y reçussent jamais le sang
de Noire-Seigneur, tant à cause qu'ils détestaient le vin dont on se servait
pour le consacrer, qu'à cause aussi qu'ils ne croyaient pas que Jésus-Christ eût
du vrai sang; la liberté qu'on avait dans l'Eglise de participer ou à une ou à
deux espèces fit qu'on fut longtemps sans s'apercevoir de leur perpétuelle
affectation à rejeter celle du vin consacré. Ils furent donc à la fin reconnus
par saint Léon à cette marque (1) : mais leur adresse à tromper les yeux,
quoique vigilants, des catholiques, était si grande, qu'ils se cachèrent encore,
et furent à peine découverts sous le pontificat de saint Gélase. Alors donc,
pour les rendre tout à fait reconnaissables au peuple, il en fallut venir à une
défense expresse de communier autrement que sous les deux espèces; et pour
montrer que cette défense n'était pas fondée sur la nécessité de les prendre
toujours ensemble, saint Gélase l'appuie en termes formels, sur ce que ceux qui
refusaient le vin sacré le faisaient par une « certaine superstition (2) : »
preuve certaine que hors la superstition, qui rejetait comme mauvaise une des
parties du mystère, l'usage de sa nature en eût été libre et indifférent, même
dans les assemblées solennelles. Les protestants, qui ont cru que ce mot de
superstition n'était pas assez fort pour exprimer les abominables pratiques
des manichéens, ne songent pas que ce mot signifie dans la langue latine toute
fausse
1 Léo I, serm. XLI, qui est IV de Quadr., cap.
IV et V.— 2 Gelas., in Dec. Grat. de cons.,
distinct, II, cap. Comperimus; Ivo, Microl., etc.
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religion; mais qu'il est particulièrement affecté à la
secte des manichéens, à cause de leurs abstinences et observances
superstitieuses : les livres de saint Augustin en sont de bons témoins (1).
Cette secte si cachée, si
abominable, si pleine de séduction, de superstition et d'hypocrisie, malgré les
lois des empereurs qui en avaient condamné les sectateurs au dernier supplice,
ne laissait pas de se conserver et de se répandre. L'empereur Anastase et
l'impératrice Théodore, femme de Justinien, l'avaient favorisée. On en voit les
sectateurs sous les enfants d'Héraclius, c'est-à-dire au septième siècle, en
Arménie, province voisine de la Perse, d'où cette fable détestable était venue,
et autrefois sujette à son empire. Ils y furent ou établis, ou confirmés par un
nommé Paul (2), d'où le nom de Pauliciens leur fut donné en Orient par un
nommé Constantin, et enfin par un nommé Serge : et ils y parvinrent à une si
grande puissance, ou par la faiblesse du gouvernement ou par la protection des
Sarrasins, ou même par la faveur de l'empereur Nicéphore très-attaché à cette
secte (3), qu'à la fin persécutés par l'impératrice Théodore, femme de Basile,
ils se trouvèrent en état de bâtir des villes, et de prendre les armes contre
leurs princes (4).
Ces guerres furent longues et
sanglantes sous l'empire de Basile le Macédonien, c'est-à-dire à l'extrémité du
neuvième siècle. Pierre de Sicile fut envoyé par cet empereur à Tibrique, en
Arménie (5), que Cédrénus appelle Téphrique (6), une des places de ces
hérétiques, pour y traiter de l'échange des prisonniers. Durant ce temps il
connut à fond les pauliciens, et il adressa un livre sur leurs erreurs à
l'archevêque de Bulgarie pour les raisons que nous verrons. Vossius reconnait
que nous avons une grande obligation à Radérus, qui nous a donné en grec et en
latin une histoire si particulière et si excellente (7). Pierre de Sicile nous y
désigne ces hérétiques par leurs propres caractères, par leurs deux principes,
par le mépris qu'ils avaient pour l'Ancien Testament, par
1 De morib. Ecc. Cath., cap.
XXXIV, n. 74; De morib. Man.,
cap. XVIII, n. 65 ; Cont. Ep. Fundam., cap. XV, n. 19.— 2 Cedr., tom. I,
p. 432.— 3 Cedr., tom. II, p. 480. — 4 Ibid., p. 541. — 5 Petr.
Sic, Hist. de Manich. — 6 Cedr., tom. II, p. 541, etc. — 7 Voss., de
Hist. Grœc.
466
leur adresse prodigieuse à se cacher quand ils voulaient,
et par les autres marques que nous avons vues (1). Mais il en remarque deux ou
trois qu'il ne faut pas oublier : c'était leur aversion particulière pour les
images de la croix; suite naturelle de leur erreur, puisqu'ils rejetaient la
passion et la mort du Fils de Dieu ; leur mépris pour la sainte Vierge, qu'ils
ne tenaient point pour mère de Jésus-Christ, puisqu'il n'avait pas de chair
humaine ; et surtout leur éloignement pour l'Eucharistie.
Cédrénus, qui a pris de cet
historien la plupart des choses qu'il raconte des pauliciens, marque après lui
ces trois caractères, c'est-à-dire leur aversion pour la croix, pour la sainte
Vierge et pour la sainte Eucharistie (2). Les anciens manichéens avaient les
mêmes sentiments. Nous apprenons de saint Augustin (3) que leur eucharistie
n'était pas la nôtre, mais quelque chose de si exécrable qu'on n'ose même y
penser, loin qu'on puisse récrire. Mais les nouveaux manichéens avaient encore
reçu des anciens une autre doctrine qu'il importe de remarquer. Dès le temps de
saint Augustin, Fauste le Manichéen reprochait aux catholiques leur idolâtrie
dans le culte qu'ils rendaient aux saints martyrs, et dans les sacrifices qu'ils
offraient sur leurs reliques (4). Mais saint Augustin leur faisait voir que ce
culte n'avait rien de commun avec celui des païens, parce que ce n'était pas le
culte de latrie ou de sujétion et de servitude parfaite (5) ; et que si on
offrait à Dieu l'oblation sainte du corps et du sang de Jésus-Christ aux
tombeaux et sur les reliques des martyrs, on se gardait bien de leur offrir ce
sacrifice ; mais qu'on espérait seulement « par là s'exciter à l'imitation de
leurs vertus, s'associer à leurs mérites, et enfin êlre secouru par leurs
prières (6). » Une réponse si nette n'empêcha pas que les nouveaux manichéens ne
continuassent dans les calomnies de leurs pères. Pierre de Sicile nous rapporte
qu'une femme manichéenne séduisit un laïque ignorant nommé Serge (7), en
lui disant que les catholiques honoraient les Saints comme des divinités, et que
c'était pour cette raison qu'on empêchait les laïques de
1 Pet. Sic., ibid., Prœf.
etc.— 2 Cedr., tom. II, p. 434.— 3 Aug., Hœr. 46, etc. — 4 Lib.
XX, cont. Faust., cap. IV.— 5 Ibid., cap. XXI et seq. — 6 Ibid.,
cap. XVIII. — 7 Pet. Sic, Hist. de Manich.
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lire la sainte Ecriture, de peur qu'ils ne découvrissent
plusieurs semblables erreurs.
C'était par de telles calomnies
que les manichéens séduisaient les simples. On a toujours remarqué parmi eux un
grand désir d'étendre leur secte. Pierre de Sicile découvrit durant le temps de
son ambassade à Tibrique, qu'il avait été résolu dans le conseil des pauliciens,
d'envoyer les prédicateurs de leur secte dans la Bulgarie, pour en séduire les
peuples nouvellement convertis (1). La Thrace voisine de cette province était,
il y avait déjà longtemps, infectée de cette hérésie. Ainsi il n'y avait que
trop à craindre pour les Bulgares, si les pauliciens, les plus artificieux des
manichéens, entreprenaient de les séduire; et c'est ce qui obligea Pierre de
Sicile d'adresser à leur archevêque le livre dont nous venons de parler, afin de
les prémunir contre des hérétiques si dangereux. Malgré ses soins, il est
constant que l'hérésie manichéenne jeta de profondes racines dans la Bulgarie,
et c'est de là qu'elle se répandit bientôt après dans le reste de l'Europe ; ce
qui fit donner, comme nous verrons, le nom de Bulgares aux sectateurs de cette
hérésie.
Mille ans s'étaient écoulés
depuis la naissance de Jésus-Christ, et le prodigieux relâchement de la
discipline menaçait l'Eglise d'Occident de quelque malheur extraordinaire.
C'était peut-être aussi le temps de ce terrible « déchaînement de Satan » marqué
dans l'Apocalypse (2), « après mille ans; » ce qui peut signifier d'extrêmes
désordres, mille ans après que « le fort armé, » c'est-à-dire le démon
victorieux, « fut lié » par Jésus-Christ venant au monde (3). Quoi qu'il en
soit, dans ce temps et en 1017, sous le roi Robert, on découvrit à Orléans des
hérétiques d'une doctrine qu'on ne connaissait plus il y avait longtemps parmi
les Latins (4).
Une femme italienne avait
apporté en France cette damnable hérésie. Deux chanoines d'Orléans, l'un nommé
Etienne ou Héribert, et l'autre nommé Lisoïus, qui étaient en réputation, furent
les premiers séduits. On eut beaucoup de peine à découvrir leur
1 Petr. Sic, initio lib.— 2 Apoc., XX, 2, 3, 7.— 3
Matth., XII, 29; Luc, XI, 21, 22.— 4 Acta Conc. Aurel.,
Spicil., tom. II, Conc., Lab., tom. IX; Glab., lib. III, cap. VIII.
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secret. Mais enfin un Arifaste, qui soupçonna ce que
c'était, s'étant introduit dans leur familiarité, ces hérétiques et leurs
sectateurs confessèrent avec beaucoup de peine qu'ils niaient la chair humaine
en Jésus-Christ; qu'ils ne croyaient pas que la rémission des péchés fût donnée
dans le baptême, ni que le pain et le vin pussent être changés au corps et au
sang de Jésus-Christ (1). On découvrit qu'ils avaient une eucharistie
particulière, qu'ils appelaient la viande céleste. Elle était cruelle et
abominable, et tout à fait du génie des manichéens, quoiqu'on ne la trouve pas
dans les anciens. Mais outre ce qu'on en vit à Orléans, Guibert de Nogent la
remarque encore en d'autres pays (2). Il ne faut pas s'étonner qu'on trouve de
nouveaux prodiges dans une secte si cachée, soit qu'elle les invente, ou qu'on
les y découvre de nouveau.
Voilà de vrais caractères de
manichéisme. On a vu que ces hérétiques rejetaient l'incarnation. Pour le
baptême, saint Augustin dit expressément que les manichéens « ne le donnaient
pas, et le croyaient inutile (3). » Pierre de Sicile et après lui Cédrénus nous
apprennent la même chose des pauliciens (4) : tous ensemble nous font voir que
les manichéens avaient une autre eucharistie que la nôtre. Ce que disaient les
hérétiques d'Orléans, qu'il ne fallait pas implorer le secours des Saints, était
encore de même caractère et venait, comme on a vu, de l'ancienne source de cette
secte.
Ils ne dirent rien ouvertement
des deux principes : mais ils parlèrent avec mépris de la création et des livres
où elle était écrite. Cela regardait l'Ancien Testament, et ils confessèrent
dans le supplice qu'ils avaient eu de mauvais sentiments « sur le Seigneur de
l'univers (5). » Le lecteur se souvient bien que c'est celui que les manichéens
croyaient mauvais. Ils allèrent au feu avec joie dans l'espérance d'en être
miraculeusement délivrés, tant l'esprit de séduction agissait en eux. Au reste
c'est ici le premier exemple d'une semblable condamnation. On sait que les lois
romaines condamnaient à mort les manichéens (6) : le saint roi Robert les jugea
dignes du feu.
1 Glab., ibid; Acia Conc. Aurel., Conc.,
Labb., ibid. — 2 De vitâ suâ, lib. III, cap.
XVI. — 3 De Hœres., in hares. Manich., tom. VIII, col. 17. — 4
Petr. Sic ; Hist. de Manich. ; Cedr., tom. I, p. 434.— 5 Ibid. — 6
Cod. de haer., lib. V.
469
En même temps la même hérésie se
trouve en Aquitaine et à Toulouse, comme il paraît par l'Histoire
d'Adémare de Chabanes, moine de l'abbaye de Saint-Cibard d'Angoulême,
contemporain de ces hérétiques (1). Un ancien auteur de l'histoire d'Aquitaine,
que le célèbre Pierre Pithou a donnée au public, nous apprend qu'on découvrit en
cette province, dont le Périgord faisait partie, « des manichéens qui rejetaient
le baptême, le signe de la sainte croix, l'Eglise et le Rédempteur lui-même, »
dont ils niaient l'incarnation et la passion, « l'honneur dû aux Saints, le
mariage légitime et l'usage de la viande (2). » Et le même auteur nous fait voir
qu'ils étaient de la même secte que les hérétiques d'Orléans, dont l'erreur
était venue d'Italie.
En effet nous voyons que les
manichéens s'étaient établis en ce pays-là. On les appelait Cathares,
c'est-à-dire purs. D'autres hérétiques avaient autrefois pris ce nom ; et
c'était les novatiens, dans la pensée qu'ils avaient que leur vie était plus
pure que celle des autres, à cause de la sévérité de leur discipline. Mais les
manichéens enorgueillis de leur continence et de l'abstinence de la viande
qu'ils croyaient immonde, se regardaient non-seulement comme cathares ou purs,
mais encore, au rapport de saint Augustin (3), comme Catharistes,
c'est-à-dire, purificateurs à cause de la partie de la substance divine mêlée
dans les herbes et dans les légumes avec la substance contraire, dont ils
séparaient et purifiaient cette substance divine en la mangeant. Ce sont là des
prodiges, je l'avoue ; et on n'aurait jamais cru que les hommes en pussent être
si étrangement entêtés, si on ne l'avait connu par expérience, Dieu voulant
donner à l'esprit humain des exemples de l'aveuglement où il peut tomber, quand
il est laissé à lui-même. Voilà donc la véritable origine des hérétiques de
France venus des cathares d'Italie.
Vignier, que nos réformés ont
regardé comme le restaurateur de l'histoire dans le dernier siècle, parle de
cette hérésie et de la découverte qui s'en fit au concile d'Orléans, dont il met
la date
1 Bib. nov., Labb., tom. II, p.
176, 180.— 2 Fragm. hist. Aquit., edita a Petro Pith , Bar., tom. XI,
an. 1017. — 3 De Hœr., in hœr. Manich., tom. VIII, col. 15.
470
par erreur en 1022 ; et il remarque qu'en cette année «
furent pris et brûlés publiquement plusieurs personnages en présence du roi
Robert pour crime d'hérésie; car on écrit, poursuit-il, qu'ils parlaient mal de
Dieu et des sacrements, à savoir du baptême, et du corps et du sang de
Jésus-Christ, ensemble aussi du mariage ; et ne voulaient user des viandes ayant
sang et graisse, les réputant immondes (1). » Il raconte aussi que le principal
de ces hérétiques s'appelait Etienne, dont il donne Glaber pour témoin avec la
chronique de Saint-Cibard : « Selon lesquels, continue-t-il, plusieurs autres
sectaires de la même hérésie, qu'on appelait des Manichéens, furent exécutez
ailleurs, comme à Toulouse et en Italie. » N'importe que cet auteur se soit
trompé dans la date et dans quelques autres circonstances de l'histoire : il
n'avait pns vu les actes qu'on a recouvrés depuis. Il suffit que cette hérésie
d'Orléans, dont Etienne fut l'un des auteurs, dont le roi Robert vengea les
excès et dont Glaber nous a raconté l'histoire, soit reconnue pour manichéenne
par Vignier ; qu'il l'ait regardée comme la source de l'hérésie qu'on punit
depuis à Toulouse, et que toute cette impiété fût dérivée de la Bulgarie, comme
on va voir.
Un ancien auteur rapporté dans
les additions du même Vignier, ne permet pas d'en douter. Le passage de cet
auteur, que Vignier transcrit tout entier en latin (2), veut dire en français :
« Que dès que l'hérésie des Bulgares commença à se multiplier dans la Lombardie,
ils avaient pour évoque un certain Marc qui avait reçu son ordre de la Bulgarie,
et sous lequel étaient les Lombards, les Toscans et ceux de la Marche : mais
qu'il vint de Constantinople dans la Lombardie un autre Pape nommé Nicétas, qui
accusa l'ordre de la Bulgarie ; » et que Marc reçut l'ordre de la Drungarie.
Quel pays c'est que la Drungarie,
je n'ai pas besoin de l'examiner. Renier très-instruit, comme nous verrons, de
toutes ces hérésies, nous parle des églises manichéennes « de Dugranicie et de
Bulgarie (3), d'où viennent toutes les autres » de la secte en Italie et en
France; ce qui, comme l'on voit, s'accorde très-bien avec l'auteur de Vignier.
On voit dans ce même « ancien auteur » de
1 Bibl. hist., IIe part., à l'an 1022, p. 612. — 2
Addit. à la IIe part., p. 133. — 3 Rin., Cont. Vald., cap. VI, tom. XXV;
Bibl. PP., p. 209.
471
Vignier, que cette hérésie « apportée d'outre-mer, à savoir
de Bulgarie, de là s'était épanchée par les autres provinces, où elle fut après
en grande vogue au pays de Languedoc, de Toulouse et de Gascogne signamment, qui
la fit dire aussi des albigeois, qu'on appela semblablement Bulgares », »
à cause de leur origine. Je ne veux pas répéter ce que Vignier remarque de la
manière dont on tournait ce nom de Bulgares dans notre langue. Le mot en est
trop infâme, mais l'origine en est certaine ; et il n'est pas moins assuré qu'on
appelait de ce nom les albigeois pour marque du lieu d'où ils venaient,
c'est-à-dire de Bulgarie.
Il n'en faudrait pas davantage
pour convaincre ces hérétiques de manichéisme. Mais le mal se déclara davantage
dans la suite, principalement dans le Languedoc et à Toulouse; car cette ville
était comme le chef de la secte, « d'où l'hérésie s'étendant, » comme porte le
canon d'Alexandre III dans le concile de Tours, « à la manière d'un cancer, dans
les pays voisins, a infecté la Gascogne et les autres provinces (2). » Comme
c'était là pour ainsi dire la source du mal, c'était là aussi que l'on commença
d'y appliquer le remède. Le pape Calixte II tint un concile à Toulouse, où l'on
condamne les hérétiques qui « rejettent le sacrement du corps et du sang de
Notre-Seigneur, le baptême des petits enfants, le sacerdoce et tous les ordres
ecclésiastiques, et le mariage légitime (3). » Le même canon fut répété dans le
concile général de Latran sous Innocent II (4). On voit ici le caractère du
manichéisme dans la condamnation du mariage. C'en est encore un autre de rejeter
le sacrement de l'Eucharistie; car il faut bien remarquer que le canon porte,
non pas que ces hérétiques eussent quelque erreur sur ce sacrement, mais «
qu'ils le rejetaient, » comme on a vu que faisaient aussi les manichéens.
Pour le sacerdoce et tous les
ordres ecclésiastiques, on peut voir dans saint Augustin et dans les autres
auteurs le renversement qu'introduisirent les manichéens dans toute la
hiérarchie, et le mépris qu'ils faisaient de tout l'ordre ecclésiastique. A
l'égard du baptême des petits enfants, nous remarquerons dans la
1 Vignier, ibid. — 2 Conc. Tur.,
V, can. 4.— 3 Conc., Tol., an. 1119, can. 3. — 4 Conc. Lat.,
II, an. 1139, can. 23.
472
suite que les nouveaux manichéens l'attaquèrent avec un
soin particulier : et encore qu'en général ils rejetassent le baptême (1), ce
qui frappait les yeux des hommes était principalement le refus qu'ils faisaient
de ce sacrement aux petits enfants (2), qui étaient presque les seuls à qui on
le donnât alors (a). On marqua donc dans ce canon de Toulouse et de Latran les
caractères sensibles par où cette hérésie toulousaine , qu'on appela depuis
albigeoise, se faisait connaître. Le fond de l'erreur demeurait plus caché. Mais
à mesure que cette race maudite venue de la Bulgarie se répandait dans
l'Occident, on y découvrit de plus en plus les dogmes des manichéens. Ils
pénétrèrent jusqu'au fond de l'Allemagne; et l'empereur Henri IV les y découvrit
à Goslar, ville de Suabe, au milieu de l'onzième siècle, étonné d'où pouvait
venir cette engeance du manichéisme (3). Ceux-ci furent reconnus à cause qu'ils
s'abstenaient « de la chair des animaux, quels qu'ils fussent, et en croyaient
l'usage défendu. » L'erreur se répandit bientôt de tous côtés en Allemagne, et
dans le douzième siècle on découvrit beaucoup de ces hérétiques autour de
Cologne. Le nom de Cathares faisait connaître la secte ; et Ecbert,
auteur du temps très-versé dans la théologie, nous fait voir dans ces cathares
d'autour de Cologne tous les caractères des manichéens (4) : la même détestation
de la viande et du mariage , le même mépris du baptême, la même horreur pour la
communion, la même répugnance à croire la vérité de l'incarnation et de la
passion du Fils de Dieu, et enfin les autres marques semblables que je n'ai plus
besoin de répéter.
Mais comme les hérésies
changent, ou se découvrent davantage avec le temps, on y voit beaucoup de
nouveaux dogmes et de nouvelles pratiques. Par exemple, en nous expliquant avec
les autres le mépris que ces manichéens faisaient du baptême, Ecbert nous
apprend que s'ils rejetaient le baptême d'eau (5), ils donnaient avec des
flambeaux allumés un certain baptême de feu, dont il
1 Aug., de Haer., in haer. Manich
, tom. VIII, col. 17. — 2 Eckb., serm I; Bib. PP., tom. IV, II part., p.
81; Rin., cont. Vald., cap. VI.— 3 Herm., Cont., ad an. 1052 ;
Bar., tom. XI, ad eumd. an.; Centuriat., in cent. XI, cap. V, sub fin.— 4
Eckb , serm. XIII, adv. Cath., tom. IV; Bibl. PP., part. II. — 5
Serm. I, 8,11.
(a) 1ère édit. : Pendant que tout le reste de
l'Eglise avait tant d'empressement pour le leur donner.
473
explique la cérémonie (1). Ils s'acharnaient contre le
baptême des petits enfants : ce que je remarque encore une fois, parce que c'est
là un des caractères de ces nouveaux manichéens. Ils en avaient encore un autre
qui n'est pas moins remarquable : c'est qu'ils disaient que les sacrements
perdaient leur vertu par la mauvaise vie de ceux qui les administraient (2).
C'est pourquoi ils exagéraient la corruption du clergé, pour faire voir qu'il
n'y avait plus de sacrements parmi nous; et c'est une des raisons pour
lesquelles nous avons vu qu'on les accusait de rejeter et le sacerdoce et tous
les ordres ecclésiastiques.
On n'avait pas encore tout à
fait pénétré la croyance des deux principes dans ces nouveaux hérétiques. Car
encore qu'on sentît bien que c'était la raison profonde qui leur faisait rejeter
et l'union des deux sexes et toutes ses suites dans tous les animaux, comme les
chairs, les œufs et le laitage : Ecbert est le premier, que je sache, qui leur
objecte cette erreur en termes formels. Il dit même « qu'il a découvert
très-certainement, » que c'était la raison secrète qu'ils avaient entre eux
d'éviter la viande, « parce que le diable en était le créateur ». » On voit la
peine qu'on avait de pénétrer dans le fond de leur doctrine, mais elle
paraissait assez par ses suites.
On apprend du même auteur que
ces hérétiques se mitigeaient quelquefois à l'égard du mariage (4). Un certain
Hartuvin le permettait parmi eux à un garçon qui épousait une fille, et il
voulait qu'on fût vierge de part et d'autre , encore ne devait-on pas aller au
de la du premier enfant : ce que je remarque afin qu'on voie les bizarreries
d'une secte qui n'était pas d'accord avec elle-même, et se trouvait souvent
contrainte à démentir ses principes.
Mais la marque la plus certaine
pour connaître ces hérétiques était le soin qu'ils avaient de se cacher,
non-seulement en recevant les sacrements avec nous, mais encore en répondant
comme nous, lorsqu'on les pressait sur la foi. C'était l'esprit de la secte dès
son commencement, et nous l'avons remarqué dès le temps de saint Augustin et de
saint Léon. Pierre de Sicile et après lui
1 Eckh., serm. VII.— 2 Serm. IV, etc. — 3 Serm. VI, p. 611.
— 4 Serm. V, p. 608.
474
Cédrénus nous font voir le même caractère dans les
pauliciens. Non-seulement ils niaient en général qu'ils fussent manichéens; mais
encore interrogés en particulier de chaque dogme de la foi, ils paraissaient
catholiques en trahissant leurs sentiments par des mensonges manifestes (1), ou
du moins en les déguisant par des équivoques pires que le mensonge, parce
qu'elles étaient plus artificieuses et plus pleines d'hypocrisie. Par exemple,
quand on leur parlait de l'eau du baptême, ils la recevaient en entendant par
l'eau du baptême la doctrine de Notre-Seigneur, dont les âmes sont purifiées
(2). Tout leur langage était plein de semblables allégories; et on les prenait
pour des orthodoxes, à moins d'avoir appris par un long usage à connaître leurs
équivoques.
Ecbert nous en apprend une qu'on
n'aurait jamais devinée. On savait qu'ils rejetaient l'Eucharistie; et lorsque,
pour les sonder sur un article si important, on leur demandait s'ils faisaient
le corps de Notre-Seigneur, ils répondaient sans hésiter qu'ils le faisaient, en
quelque sorte en mangeant, était « le corps de Jésus-Christ (3), » à cause que,
selon saint Paul, ils en étaient les membres. Par ces artifices ils paraissaient
au dehors très-catholiques. Chose étrange! un de leurs dogmes était, que
l'Evangile défendait de jurer pour quelque cause que ce fût (4) : cependant
interrogés sur la religion, ils croyaient qu'il était permis non-seulement de
mentir, mais encore de se parjurer; et ils avaient appris des anciens
priscillianistes, autre branche de manichéens connue en Espagne, ce vers
rapporté par saint Augustin: «Jurez, parjurez-vous tant que vous voudrez, et
gardez-vous seulement de trahir le secret de la secte. Jura, perjura;
secretum prodere noli (5) » C'est pourquoi Ecbert les appelait des « hommes
obscurs (6), » des gens qui ne prêchaient pas, mais qui parlaient à l'oreille,
qui se cachaient dans des coins, et qui murmuraient plutôt en secret qu'ils
n'expliquaient leur doctrine. C'était un des attraits de la secte : on trouvait
je ne sais quelle douceur dans ce secret impénétrable
1 Petr. Sic, init. lib. Hist. de
Manich. — 2 Ibid.; Cedr., tom. I, p. 434. — 3 Eckb., serm. 1, 11.— 4
Bern., in Cant., serm. LXV, n. 2.— 5 De Hœr., in haer. Priscil.;
Eckb., serm. II ; Bern., loc. cit.— 6 Init lib. id., serm.
I, 2, 7, etc.
475
qu'on y observait; et comme disait le Sage, « ces eaux
qu'on bu-voit furtivement paraissaient plus agréables (1). » Saint Bernard qui
connaissait bien ces hérétiques, comme nous verrons bientôt, y remarque ce
caractère particulier (2), qu'au lieu que les autres hérétiques poussés par
l'esprit d'orgueil, ne cherchaient qu'à se faire connaitre, ceux-ci au contraire
ne travaillaient qu'à se cacher: les autres voulaient vaincre; ceux-ci plus
malins ne voulaient que nuire, et se coulaient sous l'herbe pour inspirer plus
sûrement leur venin par une secrète morsure. C'est que leur erreur découverte
était à demi vaincue par sa propre absurdité : c'est pourquoi ils s'attaquaient
à des ignorants, à des gens de métier, à des femmelettes, à des paysans, et ne
leur recommandaient rien tant que ce secret mystérieux (3).
Enervin, qui servait dans une
église auprès de Cologne, dans le temps qu'on y découvrit ces nouveaux
manichéens, dont Ecbert nous a parlé, en fait dans le fond le même récit que cet
auteur; et ne voyant point dans l'Eglise de plus grand docteur à qui il pût
s'adresser pour les confondre que le grand saint Bernard abbé de Clairvaux, il
lui en écrivit la belle lettre que le docte Père Mabillon nous a donnée dans ses
Analectes (4). Là, outre les dogmes de ces hérétiques que je ne veux plus
répéter, nous voyons les partialités qui les firent découvrir : on y voit la
distinction « des auditeurs et des élus (5), » caractère certain de manichéisme
marqué par saint Augustin : on y voit « qu'ils avaient leur pape (6), » vérité
qui se découvrit davantage dans la suite : et enfin qu'ils se glorifiaient « que
leur doctrine avait duré jusqu'à nous, mais cachée, dès le temps des martyrs, et
ensuite dans la Grèce, et en quelques autres pays; » ce qui est très-vrai,
puisqu'elle venait de Marcion et de Manès, hérésiarques du troisième siècle : et
on peut voir par là de quelle boutique est sortie la méthode de soutenir la
perpétuité de l'Eglise, par une suite cachée et par des docteurs répandus deçà
et de la sans aucune succession manifeste et légitime.
1 Prov., IX, 17.— 2 Serm. LXV,
in Cant., n. 1. — 3 Ibid.; Eckb., init. lib. etc.; Bern., serm. LXV,
LXVI.— 4 Enervin., ep. ad S. Bern., anal., III, p. 452.— 5
Ibid., p. 455, 456. — 6 Ibid., p. 457.
476
Au reste qu'on ne dise pas que
la doctrine de ces hérétiques fut peut-être calomniée pour n'avoir pas été bien
entendue : il paraît tant par la lettre d'Enervin que par les sermons d'Ecbert,
que l'examen de ces hérétiques fut fait publiquement (1), et que c'était un de
leurs évoques et un de ses compagnons qui soutinrent leur doctrine autant qu'ils
purent en présence de l'archevêque, de tout le clergé et de tout le peuple.
Saint Bernard, que le pieux
Enervin excitait à réfuter ces hérétiques, fit alors les deux beaux sermons sur
les Cantiques, où il attaque si vivement les hérétiques de son temps. Ils ont un
rapport si manifeste à la lettre d'Enervin, qu'on voit bien qu'elle y a donné
occasion : mais on voit bien aussi de la manière si ferme et si positive dont
parle saint Bernard, qu'il était instruit d'ailleurs, et qu'il en savait plus
qu'Enervin lui-même. En effet il y avait déjà plus de vingt ans que Pierre de
Bruis et son disciple Henri avaient répandu secrètement ces erreurs dans le
Dauphiné, dans la Provence et surtout aux environs de Toulouse. Saint Bernard
fit un voyage dans ces pays-là pour y déraciner ce mauvais germe, et les
miracles qu'il y fit en confirmation de la vérité catholique sont plus éclatants
que le soleil. Mais ce qu'il importe de bien remarquer, c'est qu'il n'oublia
rien pour s'instruire d'une hérésie qu'il allait combattre, et qu'ayant conféré
souvent avec les disciples de ces hérétiques, il n'en a pas ignoré la doctrine.
Or il y remarque distinctement avec la condamnation « du baptême des petits
enfants, de l'invocation des Saints et des oblations pour les morts; » celle de
« l'usage du mariage et de tout ce qui était sorti » de près ou de loin « de
l'union des deux sexes, comme était la viande et le laitage ». » Il les taxe
aussi de ne pas recevoir l'Ancien Testament, et « de ne recevoir que l'Evangile
tout seul (3). » C'était encore une de leurs erreurs notée par saint Bernard,
qu'un pécheur n'était plus évêque, et « que les Papes, les archevêques, les
évêques et les prêtres n'étaient capables ni de donner, ni de recevoir les
sacrements, à cause qu'ils étaient pécheurs ». » Mais ce qu'il remarque le plus,
c'est leur hypocrisie, non-seulement
1 Enervin., ep. ad S. Bern.,
Anal., III, p. 453; Eckb., serm. I.— 2 Serm. LXVI, in Cant., n. 9. —
3 Serm. LXV, n. 3. — 4 Serm. LXVI, n. 11.
477
dans l'apparence trompeuse de leur vie austère et
pénitente, mais encore dans la coutume qu'ils observaient constamment de
recevoir avec nous les sacrements, et de professer publiquement notre doctrine
qu'ils déchiraient en secret (1). Saint Bernard fait voir que leur piété n'était
que dissimulation. En apparence ils blâmaient le commerce avec les femmes, et
cependant on les voyait tous passer avec une femme les jours et les nuits. La
profession qu'ils faisaient d'avoir le sexe en horreur, leur servait à faire
croire qu'ils n'en abusaient pas. Us croyaient tout jurement défendu; et
interrogés sur leur foi, ils ne craignaient pas de se parjurer : tant il y a de
bizarrerie et d'inconstance dans les esprits excessifs. Saint Bernard concluait
de toutes ces choses, que c'était là ce « mystère d'iniquité » prédit par saint
Paul (2) d'autant plus à craindre qu'il était plus caché; et que ces hommes sont
ceux que le Saint-Esprit a fait connaître au même Apôtre comme « des hommes
séduits par le démon, qui disent des mensonges en hypocrisie, dont la conscience
est cautérisée, qui défendent le mariage et les viandes que Dieu a créées (3). »
Tous les caractères y conviennent trop clairement pour avoir besoin d'être
remarqués, et voilà les prédécesseurs que se donnent les calvinistes.
De dire que ces hérétiques toulousains, dont parle saint
Bernard , ne sont pas ceux qu'on appela vulgairement les albigeois, ce
serait une illusion trop grossière. Les ministres demeurent d'accord que Pierre
de Bruis et Henri sont deux des chefs de cette secte, et que Pierre le
Vénérable, abbé de Cluny, leur contemporain, dont nous parlerons bientôt, «
attaqua les albigeois sous le nom de pétrobusiens (4). » Si les auteurs
sont convaincus de manichéisme, les sectateurs n'ont pas dégénéré de cette
doctrine, et on peut juger de ces mauvais arbres par leurs fruits : car encore
qu'il soit constant par les lettres de saint Bernard et par les auteurs du temps
(5), qu'il convertit beaucoup de ces hérétiques toulousains disciples de Pierre
de Bruis et de Henri, la race n'en fut pas éteinte, et ils gagnaient d'autant
plus de monde qu'ils continuaient
1 Serm. LXV, in Cant., n. 5. — 2
II Thess., II, 7.— 3 Serm. LXVI, n. 1 ; I Timoth., IV, 1-3. — 4
La Roq., Hist. de l’Euch., 452, 453.— 5 Epiist. CCXLII, ad Tol.;
Vit. S. Bern., lit,. III, cap. V.
478
à se cacher. On les appelait les bons hommes, tant ils
étaient doux et simples en apparence : mais leur doctrine parut dans un
interrogatoire que plusieurs d'eux subirent à Lombers, petite ville près d'Albi,
dans un concile qui s'y tint en 1176 (1) ».
Gaucelin, évoque de Lodève, bien
instruit de leurs artifices et de la saine doctrine, y fut chargé de les
interroger sur leur croyance. Ils biaisent sur beaucoup d'articles, ils mentent
sur d'autres; mais ils avouent en termes formels, « qu'ils rejettent l'Ancien
Testament ; qu'ils croient la consécration du corps et du sang de Jésus-Christ
également bonne, soit qu'elle se fasse par un laïque ou par un clerc, pourvu
qu'ils soient gens de bien ; que tout serment est illicite; et que les évoques
et les prêtres, qui n'avaient pas les qualités que saint Paul prescrit, ne sont
ni prêtres, ni évêques. » On ne put jamais les obliger, quoi qu'on put dire, à
approuver le mariage ni le baptême des petits enfants ; et le refus obstiné de
reconnaître des vérités si constantes fut pris pour un aveu de leur erreur. On
les condamna aussi par l'Ecriture comme gens qui refusaient de confesser leur
foi ; et sur tous les points proposés ils sont vivement pressés par Ponce (a)
archevêque de Narbonne, par Arnaud évêque de Nîmes, par les abbés, et surtout
par Gaucelin évêque de Lodève, que Gérauld (b) évêque d'Albi, qui était présent
et l'ordinaire du lieu, avait revêtu de son autorité. Je ne crois pas qu'on
puisse voir en aucun concile ni la procédure plus régulière, ni l'Ecriture mieux
employée, ni une dispute plus précise et plus convaincante. Qu'on nous dise
encore après cela que ce qu'on dit des albigeois sont des calomnies.
Un historien du temps récite au
long ce concile (2), et donne un fidèle abrégé des actes plus amples qu'on a
recouvrés depuis. Voici comme il commence son récit. « Il y avait dans la
province de Toulouse des hérétiques qui se faisaient appeler les bons hommes,
maintenus par les soldats de Lombers. Ceux-là disaient qu'ils ne recevaient ni
la loi de Moïse, ni les prophètes, ni les Psaumes, ni l'Ancien Testament, ni les
docteurs du Nouveau, à
1 Act. Conc. Lumb., Conc.,
Labb., tom. X, col. 1471, an. 1116. — 2 Roger. Hoved., in Annal.
Angl.
(a) D'autres disent : Adalbert ou Adelbert. — (b) Selon
d'autres : Guillaume V.
179
la réserve des Evangiles, des Epîtres de
saint Paul, des sept Epîtres canoniques, des Actes et de l'Apocalypse. » C'en
est assez, sans parler davantage du reste, pour faire rougir nos protestants des
erreurs de leurs ancêtres.
Mais pour faire soupçonner
quelque calomnie dans la procédure qu'on tint contre eux , ils remarquent qu'on
les appela non point manichéens, mais ariens; que cependant les manichéens n'ont
jamais été accusés d'arianisme, et que Baronius lui-même a reconnu cette
équivoque (1). Quelle chicane de verbaliser sur le titre qu'on donne à une
hérésie, quand on la voit désignée, pour ne point parler des autres marques, par
celle de rejeter l'Ancien Testament ! Mais il faut encore montrer à ces esprits
contentieux quelle raison on avait d'accuser les manichéens d'arianisme. C'est
que Pierre de Sicile dit ouvertement, « qu'ils professaient la Trinité en
parole, qu'ils la niaient dans leur cœur, et qu'ils en tournoient le mystère en
allégories impertinentes (2). »
C'est aussi ce que saint
Augustin nous apprend à fond. Fauste évêque des manichéens avait écrit : « Nous
reconnaissons sous trois noms une seule et même divinité de Dieu le Père
tout-puissant, de Jésus-Christ son Fils, et du Saint-Esprit (3). » Mais il
ajoutait ensuite : « Que le Père habitait la souveraine et principale lumière,
que saint Paul appelait inaccessible : pour le Fils, qu'il résidait dans la
seconde lumière, qui est la visible ; et qu'étant double selon l'Apôtre qui nous
parle de la vertu et de la sagesse de Jésus-Christ, sa vertu résidait dans le
soleil, et sa sagesse dans la lune ; et enfin pour le Saint-Esprit, que sa
demeure était dans l'air qui nous environne. » Voilà ce que disait Fauste : par
où saint Augustin le convainc de séparer le Fils d'avec le Père, même par des
lieux corporels; de le séparer encore d'avec lui-même, et de séparer le
Saint-Esprit de l'un et de l'autre (4) : les situer aussi, comme faisait Fauste,
dans des lieux si inégaux, c'était mettre entre les personnes divines une trop
manifeste inégalité. Telles étaient ces allégories pleines d'ignorance, par
lesquelles Pierre de Sicile convainquait les manichéens de nier la Trinité. Ce
n'était
1 La Roq.; ibid.; Bar., tom. XII, an. 1176, p.
674.— 2 Petr. Sic., Hist. de Manich. — 3 Faust., ap.
Aug., lib. XX cont. Faust., cap. II. — 4 Ibid., cap. VII.
480
pas la confesser que de l'expliquer de cette sorte; mais,
comme dit saint Augustin, « c'était coudre la foi de la Trinité à ses
inventions. » Un auteur du douzième siècle, contemporain de saint Bernard, nous
apprend que ces hérétiques ne disaient point : Gloria Patri (1) ; et
Renier dit expressément que les cathares ou albigeois ne croyaient pas « que la
Trinité fût un seul Dieu, mais qu'ils croyaient que le Père était plus grand que
le Fils et le Saint-Esprit (2). » Il ne
faut donc pas s'étonner que les catholiques aient rangé quelquefois les
manichéens avec ceux qui niaient la Trinité sainte, et que par cette
considération ils aient pu leur donner le nom d'Ariens.
Pour revenir au manichéisme de
ces hérétiques, Guibert de Nogent, célèbre auteur du douzième siècle et plus
ancien que saint Bernard , nous fait voir autour de Soissons des hérétiques, «
qui faisaient un fantôme de l'incarnation ; qui rejetaient le baptême des petits
enfants; qui avaient en horreur le mystère qu'on fait à l'autel ; qui prenaient
pourtant les sacrements avec nous; qui rejetaient toutes les viandes et tout ce
qui sort de l'union des deux sexes (3). » Ils faisaient, à l'exemple de ces
hérétiques que nous avons vus à Orléans, une eucharistie et un sacrifice qu'on
n'ose décrire; et pour se montrer tout à fait semblables aux autres manichéens,
« ils se cachaient comme eux et se coulaient en secret parmi nous, » avouant et
jurant tout ce qu'on voulait, pour se sauver du supplice.
Ajoutons à ces témoins Radulphus
Ardens, auteur célèbre du onzième siècle, dans la peinture qu'il nous fait des
hérétiques d'Agénois, qui « se vantent de mener la vie des apôtres; qui disent
qu'ils ne mentent point; qu'ils ne jurent point; qui condamnent l'usage des
viandes et du mariage ; qui rejettent l'Ancien Testament et ne reçoivent qu'une
partie du Nouveau ; et ce qui est de plus terrible, admettent deux Créateurs;
qui disent que le sacrement de l'autel n'est que du pain tout pur; qui méprisent
le baptême et la résurrection des corps (4). » Sont-ce là des manichéens
1 Herib. mon., ep. Anal., III.— 2 Rin., cont.
Vald., cap. VI, tom. IV, Bibl. PP., p. 759 — 3 De vità suâ,
lib. III, cap. XVI.— 3 Radulp. Ard., serm. in Dom. VIII,
post Trin., tom. II.
451
bien marqués? Or on n'y voit point d'autres caractères que
dans ces Toulousains et ces Albigeois, dont nous avons vu que la secte s’était
répandue en Gascogne et dans les provinces voisines. Agen avait eu aussi ses
docteurs particuliers : mais quoi qu'il en soit, on voit partout le même esprit,
et tout y est de même forme.
Trente de ces hérétiques de
Gascogne se réfugièrent en Angleterre en l’an 1160. On les appelait
Poplicains ou Publicains. Mais voyons quelle était leur doctrine par
Guillaume de Neubridge, historien voisin de ce temps, dont Spelman auteur
protestant a inséré le témoignage dans le second tome de ses Conciles
d'Angleterre : « On fit, dit-il, entrer ces hérétiques dans le concile
assemblé à Oxford. Girard, qui était le seul qui sût quelque chose, répondit
bien sur la substance du Médecin céleste : mais quand on vint aux remèdes qu'il
nous a laissés , ils en parlèrent très-mal, ayant en horreur le baptême,
l'Eucharistie et le mariage, et méprisant l'unité catholique (1). » Les
protestants rangent parmi leurs ancêtres ces hérétiques venus de Gascogne (2), à
cause qu'ils parlent mal du sacrement de l'Eucharistie , selon les Anglais de ce
temps qui étaient persuadés de la présence réelle. Mais ils devraient considérer
que ces poplicains sont accusés, non pas de nier la présence réelle, mais «
d'avoir en horreur l'Eucharistie, aussi bien que le baptême et le mariage : »
trois caractères visibles du manichéisme; et je ne tiens pas ces hérétiques
entièrement justifiés sur le reste, sous prétexte qu'ils en répondirent assez
bien, car nous avons trop vu les artifices de cette secte ; et en tout cas ils
n'en seraient pas moins manichéens, quand ils auraient adouci quelques erreurs
de cette secte.
Le nom même de Publicains
ou de Poplicains était un nom de manichéens, comme il paraît clairement
par le témoignage de Guillaume le Breton. Cet auteur, dans la Vie de Philippe
Auguste dédiée à Louis son fils aîné, parlant des hérétiques « qu'on appelait
vulgairement Poplicains, » dit « qu'ils rejetaient le mariage ; qu'ils
regardaient comme un crime de manger de la chair; et
1 Guil. Neub., Rer. Angl., lib. II, cap. XIII;
Conc. Ox., tom. II Conc. Angl.; Conc., Lubb., tom. X, an.
1160, col. 1405. — 2 La Roq., Hist. de l’Euch., chap. XVIII, p. 460.
482
qu'ils avaient les autres superstitions que saint Paul
remarque en peu de mots (1) : » c'était dans la première à Timothée.
Cependant nos réformés croient
faire honneur aux disciples de Valdo, de les mettre au nombre des poplicains
(2). Il n'en faudrait pas davantage pour condamner les vaudois. Mais je ne me
veux point prévaloir de cette erreur : je laisserai aux vaudois leurs hérésies
particulières ; et il me suffit ici d'avoir fait voir que les poplicains sont
convaincus de manichéisme.
Je reconnais avec les
protestants (3) que le traité d'Ermengard n'a pas dû être intitulé : Contre
les Vaudois, comme il l'a été par Gretser ; car il ne parle en aucune sorte
de ces hérétiques : mais c'est que du temps de Gretser on nommait du nom commun
de Vaudois toutes les sectes séparées de Rome depuis l'onzième ou douzième
siècle jusqu'au temps de Luther; ce qui fit que cet auteur, en publiant divers
traités contre ces sectes, leur donna ce titre général : Contre les Vaudois.
Mais il ne laissa pas de conserver à chaque livre le titre qu'il avait trouvé
dans le manuscrit. Voici donc comme Ermengard ou Ermengaud avait intitulé son
livre : Traité contre les hérétiques qui disent que c'est le démon, et non
pas Dieu, qui a créé ce monde et toutes les choses visibles (4). Il réfute
en particulier chapitre à chapitre toutes les erreurs de ces hérétiques, qui
sont toutes celles du manichéisme que nous avons tant de fois marquées. S'ils
parlent contre l'Eucharistie, ils ne parlent pas moins contre le baptême : s'ils
rejettent le culte des Saints et d'autres points de notre doctrine, ils ne
rejettent pas moins la création, l'incarnation, la loi de Moïse, le mariage,
l'usage de la viande et la résurrection (5); de sorte que se prévaloir de
l'autorité de cette secte, c'est mettre sa gloire dans l'infamie même.
Je passe plusieurs autres
témoins, qui ne sont plus nécessaires après tant de preuves convaincantes : mais
il y en a quelques-uns qu'il ne faut pas oublier, à cause qu'insensiblement ils
nous introduisent à la connaissance des vaudois.
1 Philip., lib. I; Duch., tom.
V, Hist. Franc., p. 102. — 2 La Roq., 455. — 3 Aubert, La Roq.— 4
Tom. X Bibl. PP., I part., p. 1233. — 6 Ibid.,
cap. XI-XIII; ibid., cap. I-III, VII; ibid., X, XV, XVI.
483
Je produis d'abord Alanus,
célèbre moine de l'ordre de Cîteaux, et l'un des premiers auteurs qui ont écrit
contre les vaudois. Celui-ci dédia un traité contre les hérétiques de son temps
au comte de Montpellier son seigneur, et le divisa en deux livres. Le premier
regarde les hérétiques de son pays. Il leur attribue les deux principes et la
fausseté de l'incarnation de Jésus-Christ avec son corps fantastique, et toutes
les autres erreurs des manichéens contre la loi de Moïse, contre la
résurrection, contre l'usage de la viande et du mariage : à quoi il ajoute
quelques autres choses que nous n'avions pas vues encore dans les albigeois,
entre autres, la damnation de saint Jean-Baptiste, pour avoir douté de la venue
de Jésus-Christ (1) ; car ils prenaient pour un doute du saint précurseur ce
qu'il fit dire au Sauveur du monde par ses disciples : « Etes-vous celui qui
devez venir (2)?» Pensée très-extravagante, mais très-conforme à ce qu'écrit
Fauste le Manichéen, au rapport de saint Augustin (3). Les autres auteurs qui
ont écrit contre ces nouveaux manichéens, leur attribuent d'un commun accord la
même erreur (4).
Dans la seconde partie de son
ouvrage Alanus traite des vaudois , et il y fait un dénombrement de leurs
erreurs, que nous verrons en son lieu : il nous suffit d'observer ici qu'il n'y
arien qui ressente le manichéisme, et de voir d'abord ces deux sectes
entièrement distinguées.
Celle de Valdo était encore
assez nouvelle. Elle avait pris naissance à Lyon en l'an 1160 (a), et Alanus
écrivait en 1202 au commencement du treizième siècle. Un peu après, et environ
l'an 1209, Pierre de Vaucernay fit son Histoire des Albigeois, où
traitant d'abord des diverses sectes et hérésies de son temps, il met en premier
lieu les manichéens, dont il rapporte les divers partis (5) ; mais où l'on voit
toujours quelques caractères de ceux qu'on a remarqués dans le manichéisme,
encore que dans les uns il soit outré, et dans les autres mitigé et adouci selon
la fantaisie de ces
1 Alan., p. 31.— 2 Matth., XI, 3.
— 3 Lib. V, cont. Faust., cap. I, tom. VIII, col. 195. — 4 Ebrard,
Antihœr., cap. XIII, tom. IV; Bibl. PP., p. 1332; Ermeng., cap. VI;
ibid., 1339, etc.— 5 Hist. Albig. Petr. Mon. Val. Cern., cap. II,
tom. V; Hist. Franc. Duchesn.
(a) D'autres disent en 1170 et même en 1180.
484
hérétiques. Quoi qu'il en soit, tout est du fond du
manichéisme ; et c'est le propre caractère de l'hérésie que Pierre de Vaucernay
nous représente dans la province de Narbonne, c'est-à-dire de l'hérésie
des albigeois dont il entreprend l'histoire. Il n'attribue rien de semblable à
d'autres hérétiques dont il parle. « Il y avait, dit-il, d'autres hérétiques
qu'on appelait Vaudois, d'un certain Valdius de Lyon. Ceux-là sans doute étaient
mauvais, mais non pas à comparaison de ces premiers. » Il marque ensuite en peu
de paroles quatre de leurs erreurs principales, et revient aussitôt après à ses
albigeois. Mais ces erreurs des vaudois sont très-éloignées du manichéisme,
comme nous verrons bientôt : et voilà encore une fois les albigeois et les
vaudois, deux sectes très-bien distinguées, et la dernière sans aucune marque de
manichéens.
Les protestants veulent croire
que Pierre de Vaucernay parlait de l'hérésie des albigeois sans trop savoir ce
qu'il disait, à cause qu'il leur attribue des blasphèmes qu'on ne trouve point
même dans les manichéens. Mais qui peut garantir tous les secrets et toutes les
nouvelles inventions de cette abominable secte? Ce que Pierre de Vaucernay leur
fait dire des deux Jésus, dont l'un est né dans une visible et terrestre
Bethléem, et l'autre dans la Bethléem céleste et invisible, est à peu près de
même génie que les autres rêveries des manichéens. Cette Bethléem invisible
revient assez à la Jérusalem d'en haut, que les pauliciens de Pierre de Sicile
appelaient la mère de dieu, d'où Jésus-Christ était sorti. Qu'on dise tout ce
qu'on voudra de Jésus visible qui n'était point le vrai Christ et que ces
hérétiques croyaient mauvais, je ne vois rien en cela de plus insensé que les
autres blasphèmes des manichéens. Nous trouvons chez Renier des hérétiques qui
tiennent quelque chose des manichéens », et qui reconnaissent un Christ fils de
Joseph et de Marie, mauvais d'abord et pécheur, mais ensuite devenu bon et
réparateur de leur secte. Il est constant que ces hérétiques manichéens
changeaient beaucoup. Renier, qui a été parmi eux, distingue les opinions
nouvelles d'avec les anciennes, et remarque qu'il s'y était produit beaucoup de
nouveautés de son temps, et depuis l'an 1230 (2). L'ignorance et l'extravagance
ne demeurent
1 Ren., cont. Val., cap. VI, tom.
IV, II part., Bibl. PP., p. 753.— 2 Ibid., p. 759.
485
guère dans un même état, et n'ont point de bornes dans les
hommes. Quoi qu'il en soit, si c'était la haine qu'on avait pour les albigeois
qui leur faisait attribuer le manichéisme, ou si l'on veut quelque chose de pis,
d'où vient le soin qu'on prenait d'en excuser les vaudois, puisqu'on ne peut pas
supposer qu'ils fussent plus aimés que les autres, ni ennemis moins déclarés de
l'Eglise romaine? Cependant voilà déjà deux auteurs très zélés pour la doctrine
catholique et très-opposés aux vaudois, qui prennent soin de les séparer des
albigeois manichéens.
En voici encore un troisième,
qui n'est pas moins considérable. C'est Ebrard, natif de Béthune, dont le livre,
intitulé Antihérésie, est composé contre les hérétiques de Flandre. Ces
hérétiques s'appelaient Piples ou Piphles dans le langage du pays
(1). Un auteur protestant ne conjecture pas mal, quand il veut que ce mot de
Piphles soit corrompu de celui de Poplicains (2); et par là on peut
connaître que ces hérétiques flamands étaient comme les poplicains, des
manichéens parfaits, bons protestants toutefois si nous en croyons les
calvinistes, et dignes d'être leurs ancêtres. Mais pour ne nous arrêter pas au
nom, il n'y a qu'à entendre Ebrard, auteur du pays, quand il nous parle de ces
hérétiques (3). Le premier trait qu'il leur donne, c'est qu'ils rejetaient la
loi et le Dieu qui l'avait donnée : le reste va de même pied, et ils méprisaient
ensemble le mariage, l'usage des viandes et les sacrements.
Après avoir mis par ordre tout
ce qu'il avait à dire contre cette secte, il parle contre celle des vaudois (4),
qu'il distingue comme les autres de celle des nouveaux manichéens ; et c'est le
troisième témoin que nous ayons à produire. Mais en voici un quatrième plus
important en ce fait que tous les autres.
C'est Renier, de l'ordre des
Frères Prêcheurs, dont nous avons déjà rapporté quelques passages. Il écrivit
environ l'an 1250 ou 54, et il intitula son livre : De Hœreticis : Des
Hérétiques, comme il le témoigne dans sa préface. Il se qualifie frère
Renier, autrefois hérésiarque, et maintenant prêtre, à cause qu'il avait été
dix-sept ans parmi les cathares, comme il le répète par deux fois. Cet
1 Bibl. PP., p. 1075; Pet. de Val. Cern., ibid.,
cap. II. — 2 La Roq., 454. — La Roq., cap. 1, 2, 3 et seq. — 3 Cap. XXV.
486
auteur est bien connu des protestants, qui ne cessent de
nous vanter la belle peinture qu'il a faite des mœurs des vaudois (1). Il en est
d'autant plus croyable, puisqu'il nous dit si sincèrement le bien et le mal. Au
reste on ne peut pas dire qu'il n'ait pas été bien instruit de toutes les
sectes de son temps. Il avait souvent assisté à l'examen des hérétiques , et
c'était là qu'on approfondissait avec un soin extrême jusques aux moindres
différences de tant de sectes obscures et artificieuses dont la chrétienté était
alors inondée. Plusieurs se convertissaient et révélaient tous les secrets de
leur secte, qu'on prenait grand soin de retenir. C'était une partie de la
guérison, de bien connaître le mal. Outre cela Renier s'appliquait à lire les
livres des hérétiques, comme il fit le grand volume de Jean de Lyon, un des
chefs des nouveaux manichéens (2); et c'est de là qu'il a extrait les articles
de sa doctrine qu'il a rapportés. Il ne faut donc pas s'étonner que cet auteur
nous ait raconté plus exactement qu'aucun autre les différences des sectes de
son temps.
La première dont il nous parle
est celle des pauvres de Lyon , descendus de Pierre Valdo; et il en rapporte
tous les dogmes jusques aux moindres précisions (3). Tout y est très-éloigné des
manichéens, comme on verra dans la suite. De là il passe aux autres sectes qui
tiennent du manichéisme; et il vient enfin aux cathares, dont il savait tout le
secret : car outre qu'il avait été, comme on a vu, dix-sept ans entiers parmi
eux et des plus avant dans la secte, il avait entendu prêcher leurs plus grands
docteurs, et entre autres un nommé Nazarius le plus ancien de tous, qui se
vantait d'avoir pris ses instructions, il y avait soixante ans, des deux
principaux pasteurs de l'église de Bulgarie (4). Voilà toujours cette
descendance de la Bulgarie. C'est de là que les cathares d'Italie, parmi
lesquels Renier vivait, tiraient leur autorité ; et comme il a été parmi eux
durant tant d'années, il ne faut pas s'étonner qu'il nous ait mieux expliqué, et
plus en particulier, leurs erreurs, leurs sacrements, leurs cérémonies, les
divers partis qui s'étaient formés parmi eux avec les rapports aussi bien que
les différences des uns
1 Ren., cont. Val., tom. IV,
Bibl. PP., part. II, p. 716; Prœf., ibid., 746 ; ibid.,
756, 757; ibid., cap. VII, p. 765; ibid., cap. XIV, p. 748. — 2
Ibid., cap. VI, p. 762, 763. — 3 Ibid., cap. V, p. 749, et
seqq. — 4 Ibid., cap. VI. p. 753-755, 763.
487
et des autres. On y voit partout très-clairement les
principes, les impiétés et tout l'esprit du manichéisme. La distinction des élus
et des auditeurs, caractère particulier de la secte célèbre dans saint Augustin
et dans les autres auteurs, se trouve ici marquée sous un autre nom. Nous
apprenons de Renier que ces hérétiques, outre les cathares ou les purs, qui
étaient les parfaits de la secte, avaient encore un autre ordre qu'ils
appelaient leurs croyants (1), composés de toutes sortes de gens. Ceux-ci
n'étaient pas admis à tous les mystères ; et le même Renier raconte que le
nombre des parfaits cathares de son temps où la secte était affaiblie, ne
passait pas quatre mille dans toute la chrétienté; mais « que les croyants
étaient innombrables : compte, dit-il, qui a été fait plusieurs fois parmi eux
(2). »
Parmi les sacrements de ces hérétiques, il faut remarquer
principalement leur imposition des mains pour remettre les péchés : ils
l'appelaient la consolation; elle tenait lieu de baptême et de pénitence tout
ensemble. On la voit dans le concile d'Orléans dont nous avons parlé, dans
Ecbert, dans Enervin et dans Ermengard. Renier l'explique mieux que les autres,
comme un homme qui était nourri dans le secret de la secte (3). Mais ce qu'il y
a de plus remarquable dans le livre de Renier, c'est le dénombrement exact des
églises des cathares et de l'état où elles étaient de son temps. On en comptait
seize dans tout le monde, et il range avec les autres « l'église de France,
l'église de Toulouse, l'église de Cahors, l'église d'Albi ; » et enfin «
l'église de Bulgarie et l'église de Dugranicie, d'où, » dit-il, « sont venues
toutes les autres. » Après cela, je ne vois pas comment on pourrait douter du
manichéisme des albigeois, ni qu'ils ne soient descendus des manichéens de la
Bulgarie. On n'a qu'à se souvenir des deux ordres de la Bulgarie et de la
Drungarie dont nous a parlé l'auteur de Vignier, et qui s'unirent ensemble dans
la Lombardie. Je répète encore une fois qu'on n'a pas besoin de chercher ce que
c'est que la Drungarie. Ces hérétiques obscurs prenaient souvent leur nom
1 Ren., cont. Val., tom. IV,
Bibl. PP., part. II, cap. VI, p. 756. — 2 Ibid., p. 759. — 3 Ren.,
cap. XIV, tom. IV, Bibl. PP., I part., p. 1254; ibid., p.
759.
488
de lieux inconnus. Renier nous parle des Runcariens, (1)
une secte de manichéens de son temps, dont le nom venait d'un village. Qui sait
si ce mot de Runcariens n'était pas une corruption de celui de
Drungariens?
Nous voyons dans le même auteur
et ailleurs tant de divers noms de ces hérétiques, que ce serait un vain travail
d'en rechercher l'origine. Patariens, Poplicains, Toulousains, Albigeois,
Cathares : c'était, sous des noms divers et souvent avec quelques diversités,
des sectes de manichéens , tous venus de la Bulgarie ; d'où aussi ils prenaient
le nom qui était le plus dans la bouche du vulgaire.
Cette origine est si certaine,
que nous la voyons encore reconnue au treizième siècle. «En ces temps, dit
Matthieu Paris (c'est en l'an 1223), les hérétiques albigeois se firent un
antipape nommé Barthélemi dans les confins de la Bulgarie, de la Croatie et de
la Dalmatie (2). » On voit ensuite que les albigeois allaient le consulter en
foule ; qu'il avait un vicaire à Carcassonne et à Toulouse, et qu'il envoyait
ses évêques de fous côtés : ce qui revient manifestement à ce que disait Enervin
(3), que ces hérétiques avaient leur pape, encore que le même auteur nous
apprenne que tous ne le reconnaissaient pas. Et afin qu'on ne doutât point de
l'erreur de ces albigeois de Matthieu Paris, le même auteur nous raconte que «
les albigeois d'Espagne, » qui prirent les armes en 1234, entre plusieurs autres
erreurs, « niaient principalement le mystère de l'Incarnation (4). »
Au milieu de tant d'impiétés ces
hérétiques avaient un extérieur surprenant. Enervin les fait parler en ces
termes : « Vous autres, disaient-ils aux catholiques, vous joignez maison à
maison et champ à champ : les plus parfaits d'entre vous, comme les moines et
les chanoines réguliers, s'ils ne possèdent point de biens en propre, les ont du
moins en commun. Nous qui sommes les pauvres de Jésus-Christ, sans repos, sans
domicile certain, nous errons de ville en ville comme des brebis au milieu des
loups, et
1 Ren., cap. XIV, tom. IV, Bibl. PP.,
I part., p. 753, 765. — 2 Malt. Paris, in Henr. III, an. 1223, p. 317. —
3 Epist. Enerv. ad S. Bern., anal. Mabil., III. —4 Ibid.,
an. 1234, p. 395.
189
nous souffrons persécution comme les apôtres et les martyrs
(1). » Ensuite ils vantaient leurs abstinences, leurs jeûnes, la voie étroite où
ils marchaient, et se disaient les seuls sectateurs de la vie apostolique, parce
que se contentant du nécessaire, ils n'avaient ni maison, ni terre , ni
richesses, « à cause, disaient-ils, que Jésus-Christ n'avait ni possédé de
semblables choses, ni permis à ses disciples d'en avoir. »
Selon saint Bernard, il n'y
avait « rien en apparence de plus chrétien » que leurs discours, « rien de plus
irréprochable que leurs mœurs (2). » Aussi s'appelaient-ils les Apostoliques
(3), et ils se vantaient de mener la vie des apôtres. Il me semble que j'entends
encore un Fauste le Manichéen, qui disait aux catholiques chez saint Augustin :
« Vous me demandez si je reçois l'Evangile? Vous le voyez en ce que j'observe ce
que l'Evangile prescrit : c'est à vous à qui je dois demander si vous le
recevez, puisque je n'en vois aucune marque dans votre vie. Pour moi j'ai quitté
père, mère, femme et enfants, l'or, l'argent, le manger, le boire, les délices,
les voluptés, content d'avoir ce qu'il faut pour la vie d'un jour à l'autre. Je
suis pauvre, je suis pacifique, je pleure, je souffre la faim et la soif, je
suis persécuté pour la justice : et vous doutez que je reçoive l'Evangile (4) ?
» Après cela, prendra-t-on encore les persécutions comme une marque de la vraie
Eglise et de la vraie piété? C'est un langage de manichéens.
Mais saint Augustin et saint
Bernard leur font voir que leur vertu n'était qu'une vaine ostentation. Pousser
l'abstinence des viandes jusqu'à dire qu'elles sont immondes et mauvaises de
leur nature, et la continence jusqu'à la condamnation du mariage, c'est d'un
côté s'attaquer au Créateur, et de l'autre lâcher la bride aux mauvais désirs en
les laissant absolument sans remède (5). Ne croyez jamais rien de bon de ceux
qui outrent la vertu. Le dérèglement de leur esprit, qui mêle tant d'excès dans
leurs discours, introduit mille désordres dans leur vie.
Saint Augustin nous apprend que
ces gens, qui ne se permettaient
1 Anal. III, 454. — 2 Serm. LXV, in
Cant., n. 5. — 3 Serm. LXVI, n. 8. — 4 Lib. V, cont.
Faust., cap. I, tom. VIII, col.
195.— 5 Bern., serm. LXVI, in Cant.
490
pas le mariage, se permettaient toute autre chose. C'est
que, selon leurs principes, j'ai honte d'être contraint de le répéter, c'était
proprement la conception qu'il fallait avoir en horreur ; et on voit quelle
porte était ouverte aux abominations dont les anciens et les nouveaux manichéens
sont convaincus. Mais comme, parmi les sectes différentes de ces nouveaux
manichéens, il y avait des degrés de mal, les plus infâmes de tous étaient ceux
qu'on appelait Patariens (1); ce que je suis bien aise de remarquer à
cause de nos réformés qui les mettent nommément parmi les vaudois, qu'ils se
glorifient d'avoir pour ancêtres (2).
Ceux qui vantent le plus leur
vertu et la pureté de leur vie, sont ordinairement les plus corrompus. On aura
pu remarquer comme ces impurs manichéens se sont glorifiés dans leur origine et
dans toute la suite de la secte, d'une vertu plus sévère que les autres; et pour
se faire valoir davantage, ils disaient que les sacrements et les mystères
perdaient leur force dans des mains impures. Il importe de bien remarquer cette
partie de leur doctrine que nous avons vue dans Enervin, dans saint Bernard et
dans le concile de Lombez. C'est pourquoi Renier répète par deux fois, que cette
imposition des mains qu'ils appelaient la consolation, et où ils
mettaient la rémission des péchés, était inutile à celui qui la recevait, si
celui qui la donnait était en péché lui-même, quand son péché serait caché (3).
La raison qu'ils rendaient de cette doctrine, selon Ermengard (4), est que
lorsqu'on a perdu le Saint-Esprit, on ne peut plus le donner, qui était la même
raison dont se servaient les anciens donatistes.
C'était encore pour faire les
saints et s'élever au-dessus des autres, qu'ils disaient que le chrétien ne
devait jamais affirmer la vérité par serment, pour quelque cause que ce fût, pas
même en justice (5) : et qu'il n'était permis de punir personne de mort, pas
même les plus criminels (6). Les vaudois, comme nous verrons,
1 Ren., cap. XVI ; Ebrard., cap. XXVI,
tom. IV, Bibl. PP., I part., p. 1178; Ren., cap. VI, tom. IV,
Bibl. PP., II part., p. 753.— 2 La Roq., Hist. de l'Euch., I part.,
cap. XVIII, p. 445.— 3 Ren., cap. VI; ibid., p. 756,
759. — 4 Enrmeg., cap. XIV, de imp. Man.,
ibid., p. 1254. — 5 Bern., serm. LXVI, in Cant., n. 2. — 6 Ebrard
, cap. XIV, XV; Erm., cap. XVIII, XIX: ibid., p. 1134, 1136, 1260,
1261.
491
prirent d'eux joutes ces maximes outrées et tout ce vain
extérieur de piété.
Voilà quels étaient les
albigeois, selon tous les auteurs du temps, sans en excepter un seul. Les
protestants en rougissent, et nous disent pour toute réponse que ces excès, ces
erreurs et tous ces dérèglements des albigeois sont des calomnies de leurs
ennemis. Mais ont-ils une seule preuve de ce qu'ils avancent, ou un seul auteur
du temps, et de plus de quatre cents ans après, qui les justifie? Pour nous,
nous produisons autant de témoins qu'il y a eu dans tout l'univers d'auteurs qui
ont parlé de cette secte. Ceux qui ont été dans leur croyance nous ont révélé
ses abominables secrets après leur conversion. Nous suivons la secte damnable
jusqu'à sa source : nous montrons d'où elle est venue, par où elle a passé, tous
ses caractères, et toute sa descendance qui la lie au manichéisme. On nous
oppose des conjectures, et encore quelles conjectures ? On les va voir, car je
veux ici rapporter les plus vraisemblables.
Le plus grand effort des
adversaires est pour justifier Pierre de Bruis et son disciple Henri. Saint
Bernard, dit-on, les accuse de condamner et la viande et le mariage. Mais Pierre
le Vénérable , abbé de Cluni, qui a réfuté presque en même temps Pierre de
Bruis, ne parle point de ces erreurs, et ne lui en attribue que cinq : de nier
le baptême des petits enfants, de condamner les temples sacrés, de briser les
croix au lieu de les adorer, de rejeter l'Eucharistie, de se moquer des
oblations et des prières pour les morts (1). Saint Bernard assure que cet
hérétique et ses sectateurs « ne recevaient que l'Evangile (2). » Mais Pierre le
Vénérable n'en parle « qu'en doutant. La renommée, dit-il, a publié que vous ne
croyez pas tout à fait ni à Jésus-Christ, ni aux prophètes, ni aux apôtres :
mais il ne faut pas croire aisément les bruits qui sont souvent trompeurs,
puisque même il y en a qui disent que vous rejetez tout le canon des Ecritures
(3). » Sur quoi il ajoute : « Je ne veux pas vous blâmer de ce qui n'est pas
certain. » Ici les protestants louent la prudence de Pierre le Vénérable, et
blâment la crédulité
1 Pet. Ven., cont. Petrob., tom.
XXII, Bib. Max., p. 1034. — 2 Serm. LXV, in Cant., n. 3. — 3 Pet.
Ven., ibid., p. 1037.
492
de saint Bernard, qui avait trop légèrement déféré à des
bruits confus.
Mais premièrement à ne prendre
que ce que l'abbé de Cluni reprend comme certain dans cet hérétique, il y en a
plus qu'il ne faut pour le condamner. Calvin a compté parmi les blasphèmes la
doctrine qui nie le baptême des petits enfants (1). Le nier avec Pierre de Bruis
et son disciple Henri, c'était refuser le salut à l'âge le plus innocent qui
soit parmi les hommes : c'était dire que depuis tant de siècles, où l'on ne
baptise presque plus que des enfants, il n'y a plus de baptême dans le monde, il
n'y a plus de sacrements, il n'y a plus d'Eglise, ni de chrétiens. C'est ce qui
donnait de l'horreur à Pierre le Vénérable. Les autres erreurs de Pierre de
Bruis, que ce vénérable auteur (a) a réfutées, ne sont pas moins
insupportables. Ecoutons ce que lui reproche sur l'Eucharistie le saint abbé de
Cluni, qui vient de nous déclarer qu'il ne veut rien objecter que de certain. «
Il nie, dit-il, que le corps et le sang de Jésus-Christ puissent être faits par
la vertu de la divine parole et le ministère du prêtre, et il assure que tout ce
qu'on fait à l'autel est inutile (2). » Ce n'est pas nier seulement la vérité du
corps et du sang, mais, comme les manichéens, rejeter absolument l'Eucharistie.
C'est pourquoi le saint abbé ajoute un peu après : «Si votre hérésie se
renfermait dans les bornes de celle de Bérenger, qui en niant la vérité du corps
n'en niait pas le sacrement ou l'apparence et la figure, je vous renvoyerais aux
docteurs qui l'ont réfuté. Mais, poursuit-il un peu après, vous ajoutez erreur à
erreur, hérésie à hérésie; et vous ne niez pas seulement la vérité de la chair
et du sang de Jésus-Christ, mais leur sacrement, leur figure et leur apparence ;
et ainsi vous laissez le peuple de Dieu sans sacrifice. »
Pour les erreurs dont ce saint
abbé ne parle pas et celles dont il doute, il est aisé de comprendre que c'est
qu'elles n'étaient pas encore assez avérées, et qu'on n'a voit pas pénétré
d'abord tous les secrets d'une secte qui avait tant de replis et tant de
détours. On les découvrait peu à peu ; et Pierre le Vénérable nous apprend
lui-même que Henri, disciple de Bruis, avait beaucoup ajouté
1 Opusc. cont. Servet. — 2 Ibid., 1057.
(a) 1ère édit. : Les autres erreurs, que ce
vénérable auteur...
493
aux cinq chapitres qu'on avait repris dans son maître (1).
Il avait entre ses mains l'écrit où l'on avait recueilli de la propre bouche de
l'hérésiarque toutes ses nouvelles erreurs. Mais ce saint abbé attendait, pour
les réfuter, qu'il en fût encore plus assuré. Saint Bernard, qui a vu de près
ces hérétiques, en savait plus que Pierre le Vénérable, qui n'en écrivait que
par rapport : mais il ne savait pas tout, et c'est pourquoi il n'osait pas les
appeler tout à fait manichéens (2) ; car il n'était pas moins circonspect que
Pierre le Vénérable à ne leur rien imputer que de certain. En effet voici comme
il parle de leurs impuretés : « On dit qu'ils font en secret des choses
honteuses (3). » On dit, c'est qu'il ne les savait pas encore avec
certitude, et c'est pourquoi il n'osait en parler positivement. Ceux qui les ont
sues en ont parlé : mais cette discrétion de saint Bernard nous fait voir
combien est certain ce qu'il leur objecte.
Mais, dit-on, il était crédule,
et Othon de Frisingue, auteur du temps, lui en a fait le reproche. Il faut
encore écouter cette conjecture que les protestants font tant valoir (4). Il est
vrai, Othon de Frisingue trouve saint Bernard trop crédule, à cause qu'il fit
condamner les erreurs visibles de Gilbert de la Poirée (a) évoque de Poitiers
(5), que son disciple Othon tâchait d'excuser. Ce reproche d'Othon est donc une
excuse qu'un disciple affectionné prépare à son maître. Voyons toutefois en quoi
il fait consister la crédulité de saint Bernard. « C'est , dit Othon, que cet
abbé, et par la ferveur de sa foi, et par sa bonté naturelle, avait un peu trop
de crédulité; en sorte que des docteurs qui se fiaient trop à la raison humaine
et à la sagesse du siècle, lui devenaient suspects; et si on lui rapportait que
leur doctrine ne fût pas tout à fait conforme à la foi, il le croyait aisément
(6). » Avait-il tort ? Non sans doute, et l'expérience fait assez voir que
Pierre Abélard, qui lui devint suspect par cette raison, et Gilbert, qui
expliquait la Trinité plutôt selon les Topiques d'Aristote que selon la
tradition et la règle de la foi, s'écartèrent du bon chemin, puisque leurs
1 Ep. ad Episc. Arelat., etc.,
ante Epist. contra Petrob., ibid., p. 1034. — 2 Serm. LXVI, in
Cant. — 2 Serm. LXV. — 3 Albert. La Roq. — 4 Oth. Fris., in Frider.,
lib. I, cap. XLVI, XLVII. — 6 Ibid.
(a) De la Porrée.
494
erreurs condamnées dans les conciles, sont également
abandonnées des catholiques et dos protestants.
N'accusons donc pas ici la
crédulité de saint Bernard. S'il nous a représenté Henri le disciple de Pierre
de Bruis et le séducteur des Toulousains, comme le plus scélérat et le plus
hypocrite de tous les hommes, tous les auteurs du temps en ont fait le même
jugement (1). Les erreurs qu'il attribue aux disciples de ces hérétiques ont été
reconnues, et se découvraient tous les jours de plus en plus, comme la suite de
cette histoire l'a fait paraître. Ce n'était pas témérairement que saint Bernard
leur imputait celles que nous trouvons dans ses sermons. « Je veux, dit-il, vous
raconter leurs impertinences, que nous avons reconnues par leurs réponses
qu'ils ont faites sans y penser aux catholiques, ou par les reproches mutuels
que leurs divisions ont fait éclater, ou par les choses qu'ils ont avouées
lorsqu'ils se sont convertis (2). » Voilà comme on reconnut ces impertinences,
que saint Bernard appelle dans la suite des blasphèmes. Quand il n'y aurait
autre chose dans les henriciens que leur aveugle attachement pour ces femmes
qu'ils tenaient dans leur compagnie, comme le raconte saint Bernard, et avec
lesquelles ils passaient leur vie enfermés dans la même chambre nuit et jour,
c'en serait assez pour les avoir en horreur. Cependant la chose était si
publique, que saint Bernard voulait qu'on les connût à cette marque : «
Dites-moi, leur disait-il, mon ami, quelle est cette femme? Est-ce votre épouse?
Non, répondent-ils, cela ne convient pas à ma profession. Est-ce votre fille,
votre sœur, votre nièce? Non, elle ne m'appartient par aucun degré de parenté.
Mais savez-vous qu'il n'est pas permis selon les lois de l'Eglise à ceux qui ont
professé la continence, de demeurer avec des femmes ? Chassez donc celle-ci, si
vous ne voulez pas scandaliser l'Eglise : autrement ce fait, qui est manifeste,
nous fera soupçonner le reste qui ne l'est pas tant (3). » Il n'était pas trop
crédule dans ce soupçon, et la turpitude de ces faux continents a depuis été
révélée à toute la terre.
D'où vient donc que les
protestants entreprennent la défense de
1 Epist. CCXLI, ad Hildeph., com.
Pet. Ven., cont. Petrob.; Act. Hild., Anal, III, p. 312 et seq., etc.
— 2 Serra, LXV, in Cant., n. 8. — 3 Ibid., n. 6.
495
ces scélérats? La cause en est
trop claire. C'est l'envie de se donner des prédécesseurs. Ils ne trouvent que
de telles gens qui rejettent et le culte de la croix, et la prière des Saints,
et l'oblation pour les morts. Ils sont fâchés de ne remarquer les commencements
de leur Réforme que dans des manichéens. Parce qu'ils grondent contre le Pape et
contre l'Eglise romaine, la Réforme est bien disposée en leur faveur. Les
catholiques de ce temps-là leur reprochent de penser mal de l'Eucharistie. Nos
protestants voudraient bien que ce fussent de simples bérengariens, et non pas
des manichéens à qui l'Eucharistie déplaît dans son fond. Mais enfin quand cela
serait, ces réformés, que vous voulez être de vos gens, cachaient leur doctrine,
fréquentaient les églises, honoraient les prêtres, allaient à l'offrande : ils
se confessaient, ils communiaient, ils prenaient avec nous, poursuit saint
Bernard, le corps et le sang de Jésus-Christ (1). » Les voilà donc dans nos
assemblées, qu'ils détestaient dans leur cœur comme des conventicules de Satan ;
à la messe, qu'ils regardaient dans leur erreur comme une idolâtrie et un
sacrilège ; et enfin dans les exercices de l'Eglise romaine, qu'ils croyaient le
royaume de l'Antéchrist. Est-ce là les disciples de celui qui a ordonné de
prêcher son Evangile sur les toits ? Sont-ce là les enfants de lumière ? Ces
œuvres sont-elles de celles qui paraissent dans le jour, ou de celles que la
nuit doit cacher? En un mot, est-ce là les prédécesseurs que se donne la Réforme
?
Les vaudois ne valent pas mieux
pour établir une succession légitime. Leur nom est tiré de Valdo, auteur de la
secte. C'est dans Lyon qu'ils prirent naissance. On les nomma les pauvres de
Lyon à cause de la pauvreté qu'ils affectaient ; et comme la ville de Lyon se
nommait alors Leona en latin, on les appela aussi tout court Léonistes
ou Lyonistes, comme qui eût dit les Lyonnais.
On les appela encore les
Insabbatés, d'un ancien mot qui signifiait des souliers, d'où sont venus
d'autres mots d'une semblable
1 Serm. LXV, in Cant., n. 8;
Eckbert. Rein.
496
signification, qui sont encore en usage en beaucoup de
langues aussi bien que dans la nôtre. C’est de là donc qu'on les appela les
Insabbatés (1), à cause de certains souliers d'une forme particulière qu'ils
coupaient par-dessus pour faire paraître les pieds nus (a), à l'exemple des
apôtres, à ce qu'ils disaient ; et ils affectaient cette chaussure, pour marque
de leur pauvreté apostolique.
Voici maintenant leur histoire
en abrégé. Lorsqu'ils se sont séparés, ils n'avaient encore que très-peu de
dogmes contraires aux nôtres, et peut-être point du tout. En l'an 1160, Pierre
Valdo (b), marchand de Lyon, dans une assemblée où il était selon la coutume
avec les autres riches trafiquants, fut si vivement frappé de la mort subite
d'un des plus apparents de la troupe, qu'il distribua aussitôt tout son bien,
qui était grand, aux pauvres de cette ville (2) ; et en ayant par ce moyen
ramassé un grand nombre, il leur apprit la pauvreté volontaire, et à imiter la
vie de Jésus-Christ et des apôtres. Voilà ce que dit Renier, que les protestants
flattés des éloges que nous verrons qu'il donne aux vaudois, veulent qu'on croie
sur ce sujet plus que tous les autres auteurs. Mais on va voir ce que peut la
piété mal conduite. Pierre Pylicdorf, qui a vu les vaudois dans leur force et en
a représenté non-seulement les dogmes, mais encore la conduite avec beaucoup de
simplicité et de doctrine, dit que ce Valdo, touché des paroles de l'Evangile où
la pauvreté est si hautement recommandée, crut que la vie apostolique ne se
trouvait plus sur la terre (3). Résolu de la renouveler, il vendit tout ce qu'il
avait. « D'autres en firent autant touchés de componction, » et ils s'unirent
ensemble dans ce dessein. Au commencement cette secte, obscure et timide, ou
n'avait encore aucun dogme particulier, ou ne se déclarait pas ; ce qui a fait
qu'Ebrard de Béthune n'y remarque que l'affectation d'une superbe et oisive
pauvreté. On voyait ces Insabbatés ou ces Sabbatés, comme il les nomme (4) avec
leurs pieds nus, ou plutôt avec « leurs souliers
1 Ebrard., ibid., cap. XXV;
Conrad., Ursper., Chron. ad an. 1212.— 2 Ren., cap. V, p. 749. — 3 Lib.
cont. Vald., cap. I, tom. IV, Bibl. pp., II part., p. 779. — 4
Antih., cap. XXV; ibid., 1168.
(a) Insabbatati : ensabatés ou ensabotés,
suivant qu'on fait venir le mot de savates ou de sabots. Cette sorte de
chaussure devait r-tre une marque de la pauvreté évangélique. — (b) Né au
village de Vaux en Dauphiné, d'où le nom Pierre de Vaux, ou Petrus de Valdo, ou
Valdo tout court.
497
coupés » par-dessus, attendre l'aumône et ne vivre que de
ce qu'on leur donnait. On n'y blâmait d'abord que l'ostentation ; et sans encore
les ranger avec les hérétiques, on leur reprochait seulement qu'ils en imitaient
l'orgueil (1). Mais écoutons la suite de leur histoire (2) : « Après avoir vécu
quelque temps dans cette pauvreté prétendue apostolique, ils s'avisèrent que les
apôtres n'étaient pas seulement pauvres, mais encore prédicateurs » de
l'Evangile. Ils se mirent donc à prêcher à leur exemple, afin d'imiter en tout
la vie apostolique. Mais les apôtres étaient envoyés ; et ceux-ci, que leur
ignorance rendait incapables de cette mission, furent exclus par les prélats, et
enfin par le Saint-Siège, d'un ministère qu'ils avaient usurpé sans leur
permission. Ils ne laissèrent pas de continuer secrètement, et murmuraient
contre le clergé qui les empêchait de prêcher, à ce qu'ils disaient, par
jalousie et à cause que leur doctrine et leur sainte vie confondaient ses mœurs
corrompues (3).
Quelques protestants ont voulu
dire que Valdo était un homme de savoir : mais Renier dit seulement qu'il «
avait quelque peu de littérature: aliquantulùm litteratus (4). » D'autres
protestants, au contraire, tirent avantage du grand succès qu'il a eu dans son
ignorance. Mais on ne sait que trop les adresses qui se peuvent souvent trouver
dans les esprits les plus ignorants pour attirer leurs semblables, et Valdo n'a
séduit que de telles gens.
Cette secte en peu de temps fit
du progrès. Bernard, abbé de Fontcald, qui en a vu les commencements, en marque
l'élévation sous le pape Lucius III (5). Le pontificat de ce Pape commence en
1181, c'est-à-dire vingt ans après que Valdo eut paru dans Lyon. Il lui fallut
bien vingt ans à s'étendre, et à faire un corps de secte qui méritât d'être
regardé. Alors donc Lucius III les condamna; et comme son pontificat n'a duré
que quatre ans, il faut que cette première condamnation des vaudois soit arrivée
entre l'année 1181 où ce Pape fut élevé à la chaire de saint Pierre, et l'année
1185 où il mourut.
Conrad, abbé d'Ursperg, qui a vu
de près les vaudois, comme
1 Antih., cap. XXV ; ibid.,
1170.— 2 Pylicd., ibid.— 3 Ibid.; Rem, ibid.— 4 Ren., cap.
VI.— 5 Bern., abb. Font., adv. Vald. sect., tom. IV,
Bibl. PP., Prœf., p. 1195.
498
nous dirons, a écrit que le pape Lucius « les mit au nombre
des hérétiques, à cause de quelques dogmes et observances superstitieuses (1). »
Jusqu'ici ces dogmes ne sont pas encore expliqués : mais on m'avouera que si les
vaudois eussent nié des dogmes aussi remarquables que celui de la présence
réelle, matière rendue si célèbre par la condamnation de Bérenger, on ne se
serait pas contenté de dire en gros qu'ils avaient « quelques dogmes
superstitieux. »
Environ dans le même temps, en
l'an M94, une ordonnance d'Alphonse ou Ildefonse, roi d'Arragon, range les
vaudois ou insabbatés, autrement les pauvres de Lyon, parmi les hérétiques
anathématisés par l'Eglise ; et c'est une suite manifeste de la sentence
prononcée par Lucius III (2). Après la mort de ce Pape, comme malgré son décret
ces hérétiques s'étendaient beaucoup, et que Bernard, archevêque de Narbonne,
qui les condamna de nouveau après un grand examen, ne put arrêter le cours de
cette secte, plusieurs personnes pieuses, ecclésiastiques et autres, procurèrent
une conférence pour les ramener à l'amiable (3). « On choisit de part et d'autre
pour arbitre » de la conférence un saint prêtre nommé « Raimond de Daventrie,
homme illustre par sa naissance, mais encore plus illustre par sa sainte vie. »
L'assemblée fut fort solennelle, « et la dispute fut longue. » On produisit de
part et d'autre les passages de l'Ecriture dont on prétendait s'appuyer. Les
vaudois furent condamnés, et déclarés hérétiques sur tous les chefs de
l'accusation.
On voit par là que les vaudois,
quoique condamnés, n'a voient pas encore rompu toutes mesures avec l'Eglise
romaine, puisqu'ils convinrent d'un arbitre catholique et prêtre. L'abbé de
Fontcald, qui fut présent à la conférence, a rédigé par écrit avec beaucoup de
netteté et de jugement les points débattus, et les passages qu'on employa de
part et d'autre : de sorte qu'il n'y a rien de meilleur pour connaître tout
l'état de la question, telle qu'elle était alors et au commencement de la secte.
1 Chron., ad. an. 1212. — 2 Apud
Em., II part., direc. Inq., q. XIV, p. 287 ; et apud Maria, Praef., in
Luc; Tud., tom. IV, Bibl., PP., IIe part., p. 582. — 3 Bern. de
Font. Cal. advers. Vald. sert., in Praef., tom. IV, Bibl. PP., III
part, p. 1195.
499
La dispute roule principalement sur l'obéissance qui était
due aux pasteurs. On voit que les vaudois la leur refusaient, et que malgré
toutes les défenses ils se croyaient en droit de prêcher, hommes et femmes.
Comme cette désobéissance ne pouvait être fondée que sur l'indignité des
pasteurs, les catholiques en prouvant l'obéissance qui leur est due, prouvent
qu'elle est due même à ceux qui sont mauvais, et que quel que soit le canal, la
grâce ne laisse pas de se répandre sur les fidèles (1). Pour la même raison on
fait voir que les médisances contre les pasteurs, d'où on prenait le prétexte de
la désobéissance, sont défendues par la loi de Dieu (2). Dans la suite on
attaque la liberté que se donnaient les laïques de prêcher sans la permission
des pasteurs, et même malgré leurs défenses; et on fait voir que ces
prédications séditieuses tendent à la subversion des faibles et des ignorants
(3). Surtout on prouve par l'Ecriture que les femmes, qui n'ont que le silence
en partage, ne doivent pas se mêler d'enseigner (4). Enfin on montre aux vaudois
le tort qu'ils ont de rejeter la prière pour les morts, qui avait tant de
fondement dans l'Ecriture et une suite si évidente de la tradition (5) : et
comme ces hérétiques s'absentaient des églises pour prier entre eux en
particulier dans leurs maisons, on leur fait voir qu'ils ne devaient pas
abandonner la maison d'oraison, dont toute l'Ecriture et le Fils de Dieu
lui-même avait tant recommandé la sainteté (6).
Sans examiner ici qui a raison
ou tort dans cette querelle, on voit quel en était le fondement et quels furent
les points contestés ; et il est plus clair que le jour que dans ces
commencements, loin qu'il s'agît ou de la présence réelle et de la
transsubstantiation, ou des sacrements, on ne parlait pas encore de la prière
des Saints, de leurs reliques, ou de leurs images.
Ce fut à peu près dans ce même
temps qu'Alanus écrivit le livre dont il a été parlé : où après avoir
soigneusement distingué les vaudois des autres hérétiques de son temps, il
entreprend de prouver, contre leur doctrine, « qu'on ne doit point prêcher sans
1 Bern. de Font. Cal. advers. Vald.
sect., cap. II, tom. IV, cap. I, II, Bibl. PP., III part., p.
1195. — 2 Ibid., cap. III. — 3 Ibid., cap. IV et seq. — 4
Ibid., cap. VII. — 5 Ibid., cap. VIII.— 6 Ibid., IX.
500
mission; qu'il faut obéir aux prélats, et non-seulement aux
bons, mais encore aux mauvais; que leur mauvaise vie ne leur fait pas perdre
leur puissance ; que c'est à l'ordre sacré qu'il faut attribuer le pouvoir de
consacrer et celui de lier et de délier et non pas au mérite de la personne;
qu'il se faut confesser aux prêtres et non aux laïques; qu'il est permis de
jurer en certains cas et de punir de mort les malfaiteurs (1). » C'est à peu
près ce qu'il oppose aux erreurs des vaudois. S'ils avaient erré sur
l'Eucharistie, Alanus ne l'aurait pas oublié; car il sait bien le reprocher aux
albigeois, contre lesquels il entreprend de prouver et la présence réelle et la
transsubstantiation (2); et après avoir [repris dans les vaudois tant de choses
moins importantes, il n'en aurait pas omis une si essentielle.
Un peu après Alanus et environ l'an 1209, Pierre de
Vaucernay, homme assez simple et assurément très-sincère, distingue les vaudois
des albigeois parleurs propres caractères, en disant « que les vaudois étaient
méchants, mais bien moins que ces autres hérétiques (3), » qui admettaient les
deux principes et toutes les suites de cette damnable doctrine. « Pour ne point
parler, poursuit cet auteur, de leurs autres infidélités, leur erreur consistait
principalement en quatre chefs : en ce qu'ils portaient des sandales à la
manière des apôtres; en ce qu'ils disaient qu'il n'était permis de jurer pour
quelque cause que ce fut ; et qu'il n'était non plus permis de faire mourir les
hommes ( même pour crime) ; enfin en ce qu'ils disaient que chacun d'eux
(quoiqu'ils fussent de purs laïques), pourvu qu'il eût des sandales
(c'est-à-dire, comme on a vu, la marque de la pauvreté apostolique), pouvait
consacrer le corps de Jésus-Christ. » Voilà en effet les caractères particuliers
qui désignent le vrai esprit des vaudois : l'affectation de la pauvreté dans les
sandales qui en étaient la marque; la simplicité et la douceur apparente en
rejetant tout serment et tout supplice et ce qu’il y avait de plus propre à
cette secte, la croyance que le laïques, pourvu qu’ils eussent embrassé leur
prétendue pauvreté apostolique, et qu'ils en portassent la marque, c'est-à-dire
pourvu
1 Alan., lib. II, p. 175 et seq. — 2 Lib. I p. 128 et
seq. — 3 Pet. De Vall. Cern. Hist. Albig., cap. II ;
Duch, Hist. Franc., tom. V, p. 557.
501
qu'ils fussent de leur secte, pouvaient faire les
sacrements, et même « le corps de Jésus-Christ. » Le reste, comme leur doctrine
sur les prières pour les morts, allait avec les autres infidélités de ces
hérétiques, que cet auteur ne veut pas marquer en particulier. Mais s'ils
s'étaient élevés contre la présence réelle, après le bruit que cette matière
avait fait dans l'Eglise, non-seulement ce religieux ne l'aurait pas oublié,
mais encore il se serait bien gardé de dire « qu'ils faisaient le corps de
Jésus-Christ, » ne les faisant en ce point différer d'avec les catholiques,
sinon en ce qu'ils attribuaient aux laïques le pouvoir que les catholiques ne
reconnaissent que dans les prêtres.
Il paraît donc clairement que
les vaudois en 1209, lorsque Pierre de Vaucernay écrivait, n'avaient pas
seulement songé à nier la présence réelle ; et il leur restait alors tant de
soumission ou véritable ou apparente envers l'Eglise romaine, qu'encore en 1212
ils vinrent à Rome pour y obtenir « du Saint-Siège l'approbation de leur secte.
» Ce fut alors que Conrad, abbé d'Ursperg, les y vit, comme il le raconte
lui-même (1), avec leur maître Bernard. On les reconnaît aux caractères que leur
donne ce chroniqueur : c'était « les pauvres de Lyon, ceux que Lucius III avait
mis au nombre des hérétiques, » qui se rendaient remarquables par l'affectation
« de la pauvreté apostolique , avec leurs souliers coupés par-dessus; » qui «
dans leurs secrètes prédications et dans leurs assemblées cachées ravilissaient
l'Eglise et le sacerdoce. » Le Pape trou voit étrange l'affectation qu'ils
faisaient paraître « dans ces souliers coupés par-dessus et dans leurs capes
semblables à celles des religieux, quoiqu'ils eussent contre la coutume une
longue chevelure comme les laïques. » En effet, ordinairement ces affectations
bizarres couvrent quelque chose de mauvais : mais surtout on fut offensé de la
liberté que se don-noient ces nouveaux apôtres, d'aller pêle-mêle, hommes et
femmes, à l'exemple, à ce qu'ils disaient, des femmes pieuses qui suivaient
Jésus-Christ et les apôtres pour les servir : mais les temps, les personnes et
les circonstances étaient bien différentes.
Ce fut, dit l'abbé d'Ursperg,
pour donner à l'Eglise de vrais
1 Conr. Ursper., ad an. 1212.
502
pauvres, plus dépouillés et plus soumis que ces faux
pauvres de Lyon, que le Pape approuva dans la suite l'institut des frères
mineurs rassemblés sous la conduite de saint François, vrai modèle d'humilité et
la merveille de ce siècle ; et ces pauvres remplis de haine contre l'Eglise et
ses ministres, malgré leur humilité trompeuse, furent rejetés par le Saint-Siège
: de sorte qu'on les traita dans la suite comme des hérétiques opiniâtres et
incorrigibles. Mais enfin ils firent semblant d'être soumis jusqu'à l'an 1212,
qui était le quinzième d'Innocent III et cinquante ans après leur naissance.
De là on peut juger de la
patience de l'Eglise envers ces hérétiques, puisqu'on voit cinquante ans durant
qu'on n'exerce contre eux aucune rigueur, mais qu'on tâche de les ramener par
des conférences. Outre celle que Bernard, abbé de Fontcald, nous a rapportée,
nous en avons encore une dans Pierre de Vaucernay, environ l'an 120G, où les
vaudois furent confondus (1) : et enfin en 1212 ils viennent encore à Rome, où
l'on se contente seulement de rejeter leur tromperie. Trois ans après Innocent
III tint le grand concile de Latran, où en condamnant les hérétiques, il note en
particulier « ceux qui, sous prétexte de piété, s'attribuent l'autorité de
prêcher sans être envoyés (2) : » par où il semble avoir voulu noter
principalement les vaudois, et les faire remarquer par l'origine de leur
schisme.
On voit maintenant avec évidence
les commencements de la secte. C'était une espèce de donatisme, mais différent
de celui que les anciens ont combattu dans l'Afrique, en ce que ces donatistes
d'Afrique en faisant dépendre l'effet des sacrements de la vertu des ministres,
réservaient du moins aux saints prêtres et aux saints évêques le pouvoir de les
conférer, au lieu que ces nouveaux donatistes l'attribuaient, comme on a vu, aux
laïques dont la vie était pure. Mais ils n'en vinrent à cet excès que par degrés
: car d'abord ils ne permettaient aux laïques que la prédication. Ils
reprenaient, non-seulement les mauvaises mœurs que l'Eglise condamnait aussi,
mais encore beaucoup d'autres choses qu'elle approuvait, comme les cérémonies,
sans néanmoins toucher aux
1 Pet. de Vall., tom. VI, p. 56. — 2 Conc. Lat., IV,
can. 3, de Haeret.
503
sacrements : car Pylicdorf, qui a très-bien remarqué et
l'ancien esprit et tout le progrès de la secte, remarque qu'ils détruisaient
toutes les choses dont on se servait dans l'Eglise pour édifier les fidèles, « à
la réserve, dit-il, des sacrements seuls (1) ; » ce qui montre qu'ils les
laissèrent en leur entier. Le même auteur raconte encore que ce ne fut «
qu'après un long temps qu'ils commencèrent étant laïques à entendre les
confessions, à enjoindre des pénitences et à donner l'absolution. Et depuis peu,
continue-t-il, on a remarqué qu'un de ces hérétiques, pur laïque, a fait selon
sa pensée le corps de Notre-Seigneur, et s'est communié lui-même avec ses
complices, encore qu'il en ait été un peu repris par les
autres (2). »
Voilà comme l'audace croissait
peu à peu. Les sectateurs de Valdo scandalisés de la vie de beaucoup de prêtres,
« croyaient, dit encore Pylicdorf, être mieux absous parleurs gens, qui leur
paraissaient plus vertueux, que par les ministres de l'Eglise (3) : » ce qui
venait de l'opinion dans laquelle consistait principalement l'erreur des
vaudois, que le mérite des personnes agissait dans les sacrements plus que
l'ordre et le caractère.
Mais les vaudois poussèrent ce
mérite nécessaire aux ministres de l'Eglise jusqu'à n'avoir rien de propre; et
c'était un de leurs dogmes, que pour consacrer l'Eucharistie, il fallait être
pauvre à leur manière : tellement « que les prêtres catholiques n'étaient pas de
véritables et légitimes successeurs des disciples de Jésus-Christ, à cause
qu'ils possédaient du bien en propre (4); » ce qu'ils prétendaient que
Jésus-Christ avait défendu à ses apôtres.
Jusqu'ici toute l'erreur que
l'on voit sur les sacrements ne regardait que les personnes qui les pouvaient
administrer : le reste était en son entier, comme dit expressément Pylicdorf.
Ainsi on ne doutait en aucune sorte, ni de la présence réelle, ni de la
transsubstantiation ; et au contraire cet auteur vient de nous dire que ce
laïque, qui s'était mêlé de donner la communion, croyait « avoir fait le corps
de Jésus-Christ. » Enfin de la manière dont nous avons vu commencer cette
hérésie, il semble que Valdo ait eu
1 Pet. Pylicd., cont. Vald.,
cap. I, tom. V , Bib. PP., IIe part., p. 780. — 2 Ibid. — 3
Ibid. — 4 V. sup. Pet. de Vall. Cera., Refut. error.,
ibid., p. 819.
504
d'abord un bon dessein ; que la gloire de la pauvreté, dont
il se vantait, ait séduit et lui et ses sectateurs ; que dans l'opinion qu'ils
avaient de leur sainte vie, ils se soient remplis d'un zèle amer contre le
clergé et contre toute l'Eglise catholique ; qu'irrités de la défense qu'on leur
fit de prêcher, ils soient tombés dans le schisme, et comme dit Gui le Carme, «
du schisme dans l'hérésie (1). »
Par ce fidèle récit et les
preuves incontestables dont on le voit soutenu, il est aisé de juger combien les
historiens protestants ont abusé de la foi publique, dans le récit qu'ils ont
fait de l'origine des vaudois. Paul Perrin, qui en a écrit l'histoire imprimée à
Genève, dit qu'en l'an 1160, lorsque la peine de mort fut apposée à quiconque ne
croirait pas la présence réelle, « Pierre Valdo citoyen de Lyon fut des plus
courageux pour s'opposer à telle invention (2). » Mais il n'y a rien de plus
faux : l'article de la présence réelle avait été défini cent ans auparavant
contre Bérenger : on n'avait rien fait de nouveau sur cet article; et loin que
Valdo s'y soit opposé, on a vu, cinquante ans durant, et lui et tous ses
disciples dans la commune croyance.
M. de la Roque, plus savant que
Perrin, n'est pas plus sincère, lorsqu'il dit que « Pierre Valdo ayant trouvé
des peuples entiers séparez de la communion de l'Eglise latine, il se joignit à
eux avec ceux qui le suivaient, pour ne faire qu'un même corps et une même
société par l'unité d'une même doctrine (3).» Mais nous avons vu au contraire :
1° que tous les auteurs du temps (car nous n'en avons omis aucun) nous ont
montré les vaudois et les albigeois comme deux sectes séparées; 2° que tous ces
auteurs nous font voir ces albigeois comme manichéens; et je défie tous les
protestants qui sont au monde de me montrer qu'il y eût dans toute l'Europe,
lorsque Valdo s'éleva, aucune secte séparée de Rome, qui ne fût ou la secte
même, ou quelque brandie et subdivision du manichéisme. Ainsi on ne pourrait
faire le procès à Valdo d'une manière plus convaincante, qu'en accordant à ses
défenseurs ce qu'ils demandent pour lui, c'est-à-dire qu'il se « soit joint en
unité de doctrine » aux albigeois, ou à ces peuples séparés alors de la
communion
1 Guid. Carm., de Hœres. in hœres.
Vald., init. — 2 Hist. des Vaudois, chap. I. — 3
Hist. de l'Euch., IIe part., chap. XVIII, p. 454.
505
romaine. Enfin quand Valdo se serait uni à des églises
innocentes, ses erreurs particulières n'auraient pas permis qu'on tirât avantage
de cette union, puisque ces erreurs sont détestées, non-seulement par les
catholiques, mais encore par les protestants.
Mais continuons l'histoire des
vaudois, et voyons si nos protestants y trouveront quelque chose de plus
favorable depuis que ces hérétiques ne gardèrent plus aucune mesure avec
l'Eglise. Le premier acte que nous trouvons contre les vaudois après le grand
concile de Latran, est un canon du concile de Tarragone, qui désigne les
insabbatés comme gens « qui défendaient de jurer et d'obéir aux puissances
ecclésiastiques et séculières, et encore de punir les malfaiteurs , et autres
choses semblables (1), » sans qu'il paroisse le moindre mot sur la présence
réelle, qu'on aurait non-seulement exprimée, mais encore mise à la tête, s'ils
l'avaient niée.
Dans le même temps et vers l'an
1250, Renier tant de fois cité, qui distingue si soigneusement les vaudois, ou
les léonistes et les pauvres de Lyon d'avec les albigeois, en marque aussi
toutes les erreurs, et les réduit à ces trois chefs : contre l'Eglise, contre
les sacrements et les Saints, et contre les cérémonies ecclésiastiques (2). Mais
loin qu'il y ait rien dans tous ces articles contre la transsubstantiation, on y
trouve précisément parmi leurs erreurs, que «la transsubstantiation se devait
faire en langue vulgaire ; qu'un prêtre ne pouvait pas consacrer en péché mortel
(3) ; » que lorsqu'on communiait de la main d'un prêtre indigne, « la
transsubstantiation ne se faisait pas dans la main de celui qui consacrait
indignement, mais dans la bouche de celui qui recevait dignement l'Eucharistie ;
qu'on pouvait consacrer à la table commune, » c'est-à-dire dans les repas
ordinaires, et non-seulement dans les églises, conformément à cette parole de
Malachie : « On offre une oblation pure à mon nom (4), » ce qui montre qu'ils ne
niaient pas le sacrifice ni l'oblation de l'Eucharistie ; et que s'ils
rejetaient la messe, c'était à cause des cérémonies, la faisant uniquement
consister dans « les paroles de Jésus-Christ récitées en langue vulgaire (5). »
Par là on
1 Conc. Tarrac., tom. XI,
Conc., part. I, an. 1242, col. 593. — 2 Ren., cap. V, tom. IV, Bib. PP.,
II part., p. 749. — 3 Ibid., 750. — 4 Malach., I, 11. — Ren., cap.
V, tom. IV, Bib. PP., II part., p. 750.
506
voit clairement qu'ils admettaient la transsubstantiation,
et ne s'étaient éloignés en rien de la doctrine de l'Eglise sur le fond de ce
sacrement : mais qu'ils disaient seulement qu'il ne pouvait être consacré par de
mauvais prêtres, et le pouvait être par de bons laïques, selon ces maximes
fondamentales de leur secte, que Renier ne manque pas de bien remarquer, « que
tout bon laïque est prêtre, et que la prière d'un mauvais prêtre ne sert de rien
(1) ; » par où aussi ils prétendaient la consécration de ce mauvais prêtre
inutile. On voit aussi en d'autres auteurs, selon leurs principes, « qu'un homme
sans être prêtre, pouvait consacrer, et pouvait administrer le sacrement de
pénitence, et que tout laïque, et même les femmes devaient prêcher (2). »
Nous trouvons encore dans le
dénombrement de leurs erreurs , tant chez Renier que chez les autres, « qu'il
n'est pas permis aux clercs (c'est-à-dire aux ministres de l'Eglise) d'avoir des
biens; qu'il ne fallait point diviser les terres, ni les peuples (3), » ce qui
vise à l'obligation de mettre tout en commun, et à établir comme nécessaire
cette prétendue pauvreté apostolique dont ces hérétiques se glorifiaient; « que
tout serment est péché mortel; que tous les princes et tous les juges sont
damnés (4), parce qu'ils condamnent les malfaiteurs contre cette parole : « La
vengeance m'appartient, dit le Seigneur (5); » et encore : « Laissez-les croître
jusqu'à la moisson (6). » Voilà comme ces hypocrites abusaient de l'Ecriture
sainte, et avec leur feinte douceur renversaient tous les fondements de l'Eglise
et des Etats.
On trouve cent ans après dans
Pylicdorf une ample réfutation des vaudois article par article, sans qu'il
paroisse dans leur doctrine la moindre opposition à la présence réelle ou à la
transsubstantiation. Au contraire on voit toujours dans cet auteur, comme dans
les autres, que les laïques de cette secte « faisaient le corps de Jésus-Christ
(7), » quoiqu'avec crainte et avec réserve dans le pays où il écrivait (8); et
en un mot il ne remarque dans ces hérétiques
1 Ren., cap. V, tom. IV, Bib. PP.,
II part , p. 751. — 2 Frag. Pylicd., ibid., 817 ; Ren., ibid.,
751. — 3 Ren., ibid., p. 750; ibid., err. 820. — 4 Ibid.,
p. 752; ind. err. ibid., 831, 923. — 5 Rom., XII, 19. — 6 Matth.,
XIII, 30. — 7 Pylic., cont. Vald., tom. IV, Bibl. PP., Il part.,
p. 778 et seq., an. 1395, ibid., cap. XX, p. 893. — 8 Ibid., cap.
I.
507
aucune erreur sur ce sacrement, si ce n'est que les mauvais
prêtres ne le faisaient pas, « non plus que les autres sacrements (1). »
Enfin dans tout le dénombrement
que nous avons de leurs erreurs, ou dans la Bibliothèque des Pères, ou dans
l'inquisiteur Emeric (2), on ne trouve rien contre la présence réelle, encore
qu'on y remarque jusqu'aux moindres différences de ces hérétiques d'avec nous,
et jusqu'aux moindres articles sur lesquels il les faut interroger : au
contraire l'inquisiteur Emeric rapporte ainsi leur erreur sur l'Eucharistie: «
Ils veulent que le pain ne soit point transsubstantié au corps de Jésus-Christ,
si le prêtre est un pécheur. » Ce qui démontre deux choses : l’une, qu'ils
croyaient la transsubstantiation; l'autre, qu'ils croyaient que les sacrements
dépendaient de la sainteté des ministres.
On trouve dans le même
dénombrement toutes les erreurs des vaudois que nous avons remarquées. Les
erreurs des nouveaux manichéens, qu'on a fait voir être les mêmes que les
albigeois , sont aussi rapportées à part dans le même livre (3). On voit par là
que ce sont deux sectes entièrement distinguées ; et parmi les erreurs des
vaudois, il n'y a rien qui ressente le manichéisme, dont l'autre dénombrement
est tout rempli.
Mais pour revenir à la
transsubstantiation, d'où pourrait venir que les catholiques eussent épargné les
vaudois sur une matière aussi essentielle, eux qui relevaient avec tant de soin
jusqu'aux moindres de leurs erreurs ? Est-ce peut-être que ces matières, et
surtout celle de l'Eucharistie, n'étaient pas assez importantes, ou n'étaient
pas assez connues après la condamnation de Bérenger par tant de conciles ?
Est-ce qu'on voulait cacher au peuple que ce mystère était attaqué? Mais on ne
craignait point de rapporter les blasphèmes bien plus étranges des albigeois, et
même contre ce mystère. On ne taisait pas au peuple ce que les vaudois disaient
de plus atroce contre l'Eglise romaine, comme qu'elle était « l'impudique
marquée dans l’Apocalypse, son pape le chef des errants,
1 Pylicd., cont. Vald., tom. IV,
Bibl. PP., Il part., p. 778 et seq., an. 1395; ibid., cap. XVI,
18. — 2 Bibl. PP. tom IV, II part., p. 820, 832, 836; Director., part.
II, q. XIV, p. 279. — 3 Ibid., q. XIII, p. 273.
508
ses prélats et ses religieux des scribes et des pharisiens
(1). » On avait pitié de leurs excès, mais on ne les cachait pas; et s'ils
avaient rejeté la foi de l'Eglise sur l'Eucharistie, on leur en aurait fait le
reproche.
Encore au siècle passé, en 1517,
Claude Séyssel, célèbre par son savoir et par ses emplois sous Louis XII et
François Ier, et élevé pour son mérite à l'archevêché de Turin, dans la
recherche qu'il fit de ces hérétiques cachés dans les vallées de son diocèse,
afin de les réunir à son troupeau, raconte dans un grand détail toutes leurs
erreurs (2), comme un fidèle pasteur qui voulait connaître à fond le mal de ses
brebis pour le guérir; et nous en lisons dans son écrit tout ce que les autres
auteurs nous en racontent, ni plus ni moins. Il remarque principalement avec eux
comme la source de leur égarement, « qu'ils faisaient dépendre l'autorité du
ministère ecclésiastique du mérite des personnes (3);» d'où ils concluaient «
qu'il ne fallait point obéir au Pape, ni aux prélats, à cause qu'étant mauvais,
et n'imitant pas la vie des apôtres, ils n'ont de Dieu aucune autorité, ni pour
consacrer ni pour absoudre; que pour eux, ils avaient seuls ce pouvoir, parce
qu'ils observaient la loi de Jésus-Christ ; que l'Eglise n'était que parmi eux,
et que le Siège romain était cette prostituée de l’Apocalypse et la source de
toutes les erreurs. » Voilà ce que ce grand archevêque dit des vaudois de son
diocèse. Le ministre Aubertin s'étonne de ce que dans un si exact dénombrement
qu'il nous fait de leurs erreurs, on ne trouve point qu'ils rejetassent ni la
présence réelle ni la transsubstantiation (4) ; et ce ministre n'y trouve point
d'autre réponse, si ce n'est que ce prélat, qui les avait si vivement réfutés
dans les autres points, s'était ici senti trop faible pour leur résister (5) :
comme si un si savant homme et si éloquent n'avait pas pu du moins copier ce que
tant de doctes catholiques avaient écrit sur. cette matière. Au lieu donc d'une
si vaine défaite, Aubertin devait reconnaître que si un homme si exact et si
éclairé ne reprochait point cette erreur aux vaudois, c'est qu'en effet il ne
l'a voit pas reconnue
1 Ren., cap. IV, ibid., 750;
Emeric, ibid.— 2 Adv. error. Vald., part., an. 1520, f. 1 et seq.
— 3 Ibid., f. 10, 11.— 4 Lib. III, de Sacram. Euch., p.
986, col. 2. — 5 Ibid., 987.
509
parmi eux : en quoi il n'y a rien de particulier à Séyssel,
puisque tous les autres auteurs ne les en ont non plus accusés que cet
archevêque.
Aubertin triomphe pourtant d'un
passage du même Séyssel, où il dit « qu'il n'a pas trouvé à propos de rapporter
que quelques-uns de cette secte, pour se montrer plus savants que les autres,
babillaient, ou raillaient plutôt qu'ils ne discouraient sur la substance et la
vérité du sacrement de l'Eucharistie, parce que ce qu'ils en disaient comme un
secret était si haut, que les plus habiles théologiens peuvent à peine le
comprendre (1). » Mais loin que ces paroles de Séyssel fassent voir que la
présence réelle fût niée parles vaudois, j'en conclurais au contraire qu'il y en
avait parmi eux qui prétendaient raffiner en l'expliquant; et quand on voudrait
penser, gratuitement toutefois et sans aucune raison, puisque Séyssel n'en dit
mot, que ces hauteurs de l'Eucharistie où les vaudois se jetaient regardaient
l'absence réelle, c'est-à-dire la chose du monde la moins haute et la plus
conforme au sens de la chair : après tout il paraît toujours que Séyssel nous
raconte ici, non la croyance de tous, mais le babil et le vain discours de
quelques-uns : de sorte que de tous côtés il n'y a rien de plus certain que ce
que j'ai avancé, qu'on n'a jamais reproché aux vaudois d'avoir rejeté la
transsubstantiation, au contraire qu'on a toujours supposé qu'ils la croyaient.
En effet le même Séyssel, en
faisant dire à un vaudois toutes ses raisons, lui met ce discours à la bouche
contre un mauvais évêque et un mauvais prêtre : « Comment l'évêque et le prêtre
qui est ennemi de Dieu pourra-t-il rendre Dieu propice envers les autres? Celui
qui est banni du royaume des cieux, comment pourra-t-il en avoir les clefs?
Enfin puisque sa prière et ses autres actions n'ont aucune utilité, comment
Jésus-Christ à sa parole se transformera-t-il sous les espèces du pain et du
vin, et se lais-sera-t-il manier par celui qu'il a entièrement rejeté (2)?» On
voit donc toujours que l'erreur consiste dans le donatisme, et qu'il ne tient
qu'à la bonne vie du prêtre que le pain et le vin ne soient changés au corps et
au sang de Jésus-Christ.
1 Adv. error. Vald., part., an.
I520, fol. 55, 56. — 2 Ibid., fol. 13.
510
Et ce qui ne laisse aucun doute
dans cette matière, c'est ce qu'on voit encore aujourd'hui parmi les manuscrits
de M. de Thou, présentement ramassés dans la riche bibliothèque de M. le marquis
de Seignelay (a) : on y voit, dis-je, les enquêtes en original faites
juridiquement contre les vaudois de Pragelas et des autres vallées en 1495,
recueillies en deux grands volumes (1), où se trouve l'interrogatoire d'un nommé
Thomas Quoti de Pragelas, lequel interrogé si les barbes leur apprenaient à
croire au sacrement de l'autel, répond « que les barbes prêchent et enseignent
que lorsqu'un chapelain qui est dans les ordres profère les paroles de la
consécration sur l'autel, il consacre le corps de Jésus-Christ, et qu'Use fait
un vrai changement du pain au vrai corps; et dit en outre que la prière faite à
la maison ou dans le chemin est aussi bonne que dans l'Eglise. » Conformément à
cette doctrine le même Quoti répond par deux fois, « qu'il recevait tous les ans
à Pâque le corps de Jésus-Christ ; et que les barbes leur enseignaient que pour
le recevoir il fallait être bien confessé, et plutôt par les barbes que par les
chapelains. » C'est ainsi qu'ils appelaient les prêtres.
La raison de la préférence est
tirée des principes des vaudois si souvent répétés; et c'est en conformité de
ces principes que le même homme répond « que messieurs les ecclésiastiques
menaient une vie trop large, et que les barbes menaient une vie sainte et juste.
» Et dans une autre réponse, « que les barbes menaient la vie de saint Pierre,
et avaient puissance d'absoudre des péchez, et qu'il le croyait ainsi; et que si
le Pape ne menait une sainte vie, il n'avait pas pouvoir d'absoudre. » C'est
pourquoi le même Quoti dit encore en un autre endroit, « qu'il avait ajouté foi
sans aucun doute aux discours des barbes plutôt qu'à ceux des chapelains ; parce
qu'en ce temps nul ecclésiastique, nul cardinal, nul évêque ou prêtre ne menait
la vie des apôtres : c'est pourquoi il valait mieux croire aux barbes qui
étaient bons, qu'à un ecclésiastique qui ne l'était pas. »
1 Deux volumes cotés 1769, 1770.
(a) A la Bibliothèque impériale depuis 1732, par cession du
comte de Seignelay, petit-fils de Colbert.
511
Il serait superflu de raconter les autres interrogatoires ,
puisqu'on y entend partout le même langage, tant sur la présence réelle que sur
le reste; et surtout on y répète sans cesse « que les barbes allaient dans le
monde comme imitateurs de Jésus-Christ et des apôtres, et qu'ils avaient plus de
puissance que les prêtres de l'Eglise romaine, qui menaient une vie trop large.
»
Rien n'y est tant répété que ces
dogmes, « qu'il fallait confesser ses péchez ; qu'ils les confessaient aux
barbes qui avaient pouvoir de les absoudre ; qu'ils se confessaient à genoux ;
qu'à chaque confession ils donnaient un quart ( c'était une pièce de monnaie) ;
que les barbes leur imposaient des pénitences qui n'étaient ordinairement qu'un
Pater et un Credo, et jamais l’Ave, Maria ; qu'ils leur
défendaient tout serment, et leur enseignaient qu'il ne fallait ni implorer le
secours des Saints, ni prier pour les morts. » C'en est assez pour reconnaître
les principaux dogmes et le génie de la secte ; car au reste de s'imaginer dans
des opinions si bizarres, de la règle et une forme constante dans tous les temps
et dans tous les lieux, c'est une erreur.
Je ne vois pas qu'on les
interroge sur les sacrements administres par le commun des laïques, soit que les
inquisiteurs ne fussent pas informés de cette coutume, ou que les vaudois à la
fin l'eussent changée. Aussi avons-nous vu que ce ne fut pas sans peine et sans
contradiction qu'elle s'introduisit parmi eux à l'égard de l'Eucharistie (1).
Mais pour la confession, il n'y a rien de plus établi dans cette secte que le
droit des laïques gens de bien : « Un bon laïque, disaient-ils, avait pouvoir
d'absoudre : » ils se glorifiaient tous de remettre les péchés par l'imposition
des mains; ils entendaient les confessions ; ils enjoignaient des pénitences ;
de peur qu'on ne découvrît une pratique si extraordinaire, ils écoutaient
très-secrètement les confessions, et recevaient même celles des femmes dans des
caves, dans des cavernes et dans d'autres lieux retirés : ils prêchaient en
secret dans les coins des maisons, et souvent pendant la nuit (2). »
1 Pylicd., cap. I, tom. IV, Bibl. PP.,
II part., p. 780.— 2 Ind. err.
; ibid., p. 832, n. 12; Ren., ibid., 750; Pylicd., ibid.,
cap. I, p. 780; ibid., cap. VIII, p. 782, 820.
512
Mais ce qu'on ne peut assez
remarquer, c'est qu'encore qu'ils eussent de nous l'opinion que nous avons vue,
ils assistaient à nos assemblées. « Ils y offrent, dit Renier (1), ils s'y
confessent, ils y communient, mais avec feinte. » C'est qu'enfin, quoi qu'ils
pussent dire, « il leur restait quelque défiance de la communion qui se faisait
parmi eux (2). » Ainsi « ils venaient communier dans l'église aux jours qu'il y
avait le plus de presse, de peur qu'on ne les connût. Plusieurs aussi
demeuraient jusqu'à quatre et jusqu'à six ans sans communier, se cachant ou dans
les villages ou dans les villes, au temps de Pâque, de peur d'être remarqués. On
conseillait aussi parmi eux de communier dans l'Eglise ; mais seulement à Pâque
: et ils passaient pour chrétiens sous cette apparence (3). » C'est ce qu'en
disent les anciens auteurs (4), et c'est aussi ce qu'on voit très-souvent dans
ces interrogatoires dont nous avons parlé. « Interrogé s'il se confessait à son
curé, et s'il lui découvrait la secte , a répondu qu'il s'y confessait tous les
ans, mais qu'il ne lui disait pas qu'il fût vaudois ; et que les barbes
défendaient de le découvrir (5). » Ils répondent aussi, comme on a vu, « que
tous les ans ils communiaient à Pâque, et recevaient le corps de Jésus-Christ,
et que les barbes les avertissaient que devant que de le recevoir, il fallait
être bien confessé. » Remarquez qu'il n'est parlé que du corps seul et d'une
seule espèce, comme on la donnait alors dans toute l'Eglise et après le concile
de Constance, sans que les barbes s'avisassent de le trouver mauvais. Un ancien
auteur a remarqué « qu'ils recevaient très-rarement de leurs maîtres le baptême
et le corps de Jésus-Christ; mais que tant les maîtres que les simples croyants
les allaient demander aux prêtres (6). » On ne voit pas même que pour le baptême
ils eussent pu faire autrement sans se déclarer ; car on eût bientôt remarqué
qu'ils ne portaient pas leurs enfants à l'église, et on leur en eût demandé
compte. Ainsi séparés de cœur d'avec l'Eglise catholique, ces hypocrites, autant
qu'ils pouvaient, paraissaient à l'extérieur de la même foi que les autres, et
ne
1 Ren., Ibid., cap. V, p. 752. —
2 Ibid., VII, p. 765.— 3 Ind. err., n. 12, 13; ibid., 832.
— 4 Pylicd., cap. XXV, ibid., 796. — 5 Interrogatoire de Quoti et
des autres. — 6 Pylicd., ibid., cap. XXIV, n. 796.
513
soient en public aucun acte de religion qui ne démentit
leur doctrine.
Les protestants peuvent
connaître par cet exemple ce que c'était que ces fidèles cachés qu'ils nous
vantent avant la Réforme, qui n'avaient pas fléchi le genou devant Baal. On
pourrait douter si les vaudois avaient retranché quelques-uns des sept
sacrements. Et déjà il est certain qu'au commencement on ne les accuse d'en nier
aucun ; au contraire nous avons vu un auteur qui, en leur reprochant qu'ils
changeaient, excepte les sacrements. On pouvait soupçonner ceux de Renier
d'avoir varié en cette matière, à cause qu'il semble dire qu'ils rejetaient
non-seulement l'ordre, mais encore la confirmation et l'extrême-onction (1) :
mais visiblement il faut entendre celle qui se donnait parmi nous. Car pour la
confirmation, Renier qui la leur fait rejeter, ajoute « qu'ils s'étonnaient
qu'on ne permît qu'aux évoques de la conférer. » C'est qu'ils voulaient que les
laïques, gens de bien, eussent pouvoir de l'administrer comme les autres
sacrements. C'est pourquoi ces mêmes hérétiques, à qui on fait rejeter la
confirmation, se vantent après « de donner le Saint-Esprit par l'imposition de
leurs mains (2) ; » ce qui est en d'autres paroles le fond même de ce sacrement.
A l'égard de l'extrême-onction,
voici ce qu'en dit Renier : « Ils rejettent le sacrement de l'onction parce
qu'on ne la donne qu'aux riches, et que plusieurs prêtres y sont nécessaires (3)
: » paroles qui font assez voir que la nullité qu'ils y trouvaient parmi nous
venait des prétendus abus, et non pas du fond. Au reste, comme saint Jacques
avait dit qu'il fallait appeler les prêtres (4) en pluriel, ces
chicaneurs voulaient croire que l'onction donnée par un seul, comme on faisait
ordinairement parmi nous dès ce temps-là , ne suffisait pas, et ils prenaient ce
mauvais prétexte de la négliger.
Quant au baptême, encore que ces
hérétiques ignorants en rejetassent avec mépris les plus anciennes cérémonies,
on ne doute pas qu'ils ne le reçussent. On pourrait seulement être surpris des
paroles de Renier, lorsqu'il fait dire aux vaudois « que
1 Pylicd., ibid., cap. V, p. 750,
751. — 2 Ibid., p. 751. — 3 P. 751. — 4 Jacob., V, 14.
514
l'ablution qu'on donne aux enfants ne leur sert de rien
(1). » Mais comme cette ablution se trouve rangée parmi les cérémonies du
baptême que ces hérétiques improuvaient, on voit bien qu'il parle du vin qu'on
donnait aux enfants après les avoir baptisés : coutume qu'on voit encore dans
plusieurs vieux Rituels voisins de ce siècle-là, et qui était un reste de la
communion qu'on leur administrait autrefois sous la seule espèce liquide. Ce
vin, qu'on mettait dans un calice pour le donner à ces enfants, s'appelait
ablution par la ressemblance de cette action avec l'ablution que les prêtres
prenaient à la messe. Au surplus on ne trouve point chez Renier le mot d’ablution
pour signifier le baptême : et en tout cas si on s'opiniâtre à le vouloir
prendre pour ce sacrement, tout ce qu'on pourrait conclure, ce serait au pis que
les vaudois de Renier trouvaient inutile un baptême donné par des ministres
indignes, tels qu'ils croyaient tous nos prêtres : erreur qui est si conforme
aux principes de la secte, que les vaudois, que nous avons vus approuver notre
baptême, ne le pouvaient faire sans démentir eux-mêmes leur propre doctrine.
Voilà donc déjà trois sacrements
dont les vaudois approuvaient le fond, le baptême, la confirmation et
l'extrême-onction. Nous avons tout le sacrement de pénitence dans leur
confession secrète, dans les pénitences imposées, dans l'absolution reçue pour
avoir la rémission des péchés ; et s'ils disaient que la confession de bouche
n'était pas toujours nécessaire lorsqu'on avait la contrition dans le cœur, ils
disaient vrai au fond et en certains cas, encore que très-souvent, comme on a pu
voir, ils abusassent de cette, maxime en différant trop longtemps de se
confesser.
Il y avait une secte qu'on
appelait des Siscidenses, « qui ne différait presque en rien d'avec les
vaudois; si ce n'est, dit Renier qu'ils reçoivent l'Eucharistie. » Ce n'est pas
qu'il veuille dire que les vaudois ou les pauvres de Lyon ne le reçussent pas,
puisqu'au contraire il fait voir qu'ils y recevaient jusqu'à la
transsubstantiation. Il veut donc dire seulement qu'ils avaient une extrême
répugnance à recevoir ce sacrement des mains de nos prêtres, et que ces autres
en faisaient moins de difficulté, ou peut-être point du tout.
1 Ren., ibid., V, 14.
515
Les protestants accusent Renier
de calomnier les vaudois, en leur reprochant « qu'ils condamnent le mariage; »
mais ces auteurs tronquent le passage, et le voici tout entier : « Ils
condamnent le sacrement de mariage, en disant que les mariés pèchent
mortellement lorsqu'ils usent du mariage pour une autre fin que pour avoir des
enfants (1) ; » par où Renier fait voir seulement l'erreur de ces superbes
hérétiques, qui pour se montrer au-dessus de l'infirmité humaine, ne voulaient
pas reconnaître la seconde fin du mariage, c'est-à-dire celle de servir de
remède à la concupiscence. C'est donc à cet égard seulement qu'il accuse ces
hérétiques de condamner le mariage, c'est-à-dire d'en condamner cette partie
nécessaire, et d'avoir fait « un péché mortel » de ce que la grâce d'un état si
saint rendait pardonnable.
On voit maintenant quelle a été
la doctrine des vaudois ou des pauvres de Lyon. On ne peut accuser les
catholiques ni de l'avoir ignorée, puisqu'ils étaient parmi eux et tous les
jours en recevaient les abjurations; ni d'en avoir négligé la connaissance,
puisqu'au contraire ils s'appliquaient avec tant de soin à en rapporter
jusqu'aux minuties; ni enfin de les avoir calomniés, puisqu'on les a vus si
soigneux, non-seulement de distinguer les vaudois d'avec les cathares et les
autres manichéens, mais encore de nous apprendre tous les correctifs que
quelques-uns d'entre eux apportaient aux excès des autres ; et enfin de nous
raconter avec tant de sincérité ce qu'il y avait de louable dans leurs mœurs,
qu'encore aujourd'hui leurs partisans en tirent avantage : car nous avons vu
qu'on n'a pas dissimulé les spécieux commencements de Valdo, ni la première
simplicité de ses sectateurs. Renier, qui les blâme tant, ne feint pas de dire «
qu'ils vivaient justement devant les hommes ; qu'ils croyaient de Dieu ce qu'il
en faut croire, et tout ce qui était contenu dans le Symbole (2), » qu'ils
étaient réglés dans leurs mœurs , modestes dans leurs habits , justes dans leur
négoce , chastes dans leurs mariages , abstinents dans leur manger, et le reste
qu'on sait assez. Nous aurons un mot à dire sur ce témoignage de Renier ; mais
en attendant nous voyons qu'il flatte pour ainsi dire plutôt les vaudois que de
les calomnier ; et ainsi
1 Ren. ibid., p. 751. — 2
Ibid., cap. IV, p. 749; cap. VII, p. 765.
516
on ne peut douter que ce qu'il dit de ces hérétiques ne
soit véritable. Et quand on voudrait supposer avec les ministres que les auteurs
catholiques poussés de la haine qu'ils avaient contre eux, les auraient chargés
de calomnies, c'est une nouvelle preuve de ce que nous venons de dire de leur
croyance, puisqu'enfin si les vaudois s'étaient opposés à la transsubstantiation
et à l'adoration de l'Eucharistie dans un temps où nos adversaires conviennent
qu'elle était si établie parmi nous, les catholiques, qu'on nous représente si
portés à les charger de faux crimes, n'auraient pas manqué à leur en reprocher
de si véritables.
Maintenant (a) donc que nous
connaissons toute la doctrine des vaudois, nous la pouvons diviser en trois
sortes d'articles. Il y en a que nous détestons avec les protestants : il y en a
que nous approuvons, et que les protestants rejettent ; il y en a qu'ils
approuvent, et que nous rejetons.
Les articles que nous détestons
en commun, c'est premièrement cette doctrine si injurieuse aux sacrements, qui
en fait dépendre la validité de la sainteté de leurs ministres : c'est
secondement de rendre commune indifféremment l'administration des sacrements
entre les prêtres et les laïques ; c'est ensuite de défendre le serment en tout
cas, et par là de condamner non-seulement l'apôtre saint Paul, mais encore Dieu
même qui a juré (1) ; c'est enfin de condamner les justes supplices des
malfaiteurs, et d'autoriser tous les crimes par l'impunité.
Les articles que nous approuvons
et que les protestants rejettent, c'est celui des sept sacrements, à la réserve
de l'ordre peut-être et à la manière que nous avons dite ; et ce qui est encore
plus important, celui de la présence réelle et de la transsubstantiation. Tant
d'articles que les protestants détestent, ou avec nous ou contre nos sentiments
dans les vaudois, passent à la faveur de cinq ou six chefs où ces mêmes vaudois
les favorisent; et malgré leur hypocrisie et leurs erreurs ces hérétiques
deviennent leurs ancêtres.
1 Hebr., VI, 13, 16, 17; et VII, 21.
(a) Dans la 1ère édition, tout le n. CXIV se
trouve à la fin de l'ouvrage, parce qu'il fut composé après l'impression du XIe
livre.
517
Tel était l'état de cette secte
jusqu'au temps de la nouvelle Réforme. Quoiqu'elle fit tant de bruit depuis l'an
1517, les vaudois , que nous avons vus jusqu'à cette année dans tous les
sentiments de leurs ancêtres, ne s'en ébranlèrent pas. Enfin en 1530 , après
beaucoup de souffrances, ou ils furent sollicités, ou ils s'avisèrent
d'eux-mêmes de se faire des protecteurs de ceux qu'ils entendaient depuis si
longtemps crier comme eux contre le Pape. Ceux qui s'étaient retirés depuis
environ deux cents ans, comme le remarque Séyssel (1), dans les montagnes de
Savoie et de Dauphiné, consultèrent Bucer et les Suisses leurs voisins. Avec
beaucoup de louanges qu'ils en reçurent, Trilles un de leurs historiens nous
apprend qu'ils reçurent aussi des avis sur trois défauts qu'on remarquait parmi
eux (2). Le premier regardait la décision de certains points de doctrine;
le second, l'établissement de l'ordre de la discipline et des assemblées
ecclésiastiques pour les faire plus à découvert ; le troisième les invitait à ne
plus permettre à ceux qui désiraient d'être tenus pour membres de leurs églises
« d'assister aux messes, ou d'adhérer en aucune sorte aux superstitions papales,
ni de reconnaître les prêtres de l'Eglise romaine pour pasteurs, et se servir de
leur ministère. »
Il n'en faut pas davantage pour
confirmer toutes les choses que nous avons dites sur l'état de ces malheureuses
églises, qui cachaient leur foi et leur culte sous une profession contraire. Sur
ces avis de Bucer et d'Œcolampade, le même Gilles raconte qu'on proposa de
nouveaux articles parmi les vaudois. Il avoue qu'il ne les rapporte pas tous,
mais en voici cinq ou six de ceux qu'il rapporte, qui feront bien voir l'ancien
esprit de la secte. Car afin de réformer les vaudois à la mode des protestants,
il fallut leur faire dire « que le chrétien peut jurer licitement ; que la
confession auriculaire n'est pas commandée de Dieu; que le chrétien peut
licitement exercer l'office de magistrat sur les autres chrétiens; qu'il n'y a
point de temps déterminé pour jeûner ; que le ministre peut posséder quelque
chose en particulier pour nourrir sa famille, sans préjudice à la communion
apostolique ; que Jésus-Christ n'a ordonné que deux sacrements , le baptême et
la sainte
1 Séyss., fol. 2. — 2 Hist. eccl. des Egl.. réf., de
Pierre Gilles, chap. V.
518
Eucharistie (1). » On voit par là une partie de ce qu'il
fallait réformer dans les vaudois , pour en faire des zuingliens ou des
calvinistes, et entre autres qu'une des corrections était de ne mettre que deux
sacrements. Il fallut bien aussi leur dire deux mots de la prédestination , dont
assurément ils n'avaient guère entendu parler; et on les instruisit de ce
nouveau dogme, qui était alors comme l’âme de la Réforme, «que quiconque
reconnaît le franc-arbitre, nie la prédestination. » On voit par ces mêmes
articles, que dans la suite des temps les vaudois étaient tombés dans de
nouvelles erreurs, puisqu'il fallut leur apprendre «qu'on doit au jour de
dimanche cesser des œuvres terriennes, pour vaquer au service de Dieu ; » et
encore, « qu'il n'est point licite au chrétien de se venger de son ennemi (2). »
Ces deux articles font voir la brutalité et la barbarie où ces églises
vaudoises, qu'on veut être comme la ressource du christianisme renversé, étaient
tombées lorsque les protestants les réformèrent : et cela confirme ce qu'en dit
Séyssel (3), que c'était « une race d'hommes lâche et bestiale, qui à peine
savent distinguer par raison s'ils sont des bêtes ou des hommes, mourants ou
vivants. » Tels étaient à peu près, au rapport de Gilles, les articles de
réformation qu'on proposait aux vaudois pour les rapprocher des protestants. Si
Gilles n'en a pas dit davantage, c'est ou qu'il a craint de faire paraître trop
d'opposition entre les vaudois et les calvinistes, dont on tâchait de faire un
même corps, ou que c'est là tout ce qu'on put alors tirer des vaudois. Quoi
qu'il en soit, il avoue qu'on ne put convenir de cet accord (4), « à cause que
quelques barbes estimaient qu'en établissant toutes ces conclusions, on
déshonorait la mémoire de ceux qui avaient tant heureusement conduit ces églises
jusqu'alors. » Ainsi on voit clairement que le dessein des protestants n'était
pas de suivre les vaudois, mais de les faire changer et de les réformer à leur
mode.
Durant cette négociation avec
les ministres de Strasbourg et de Bâle, deux députés des vaudois eurent une
longue conférence avec Œcolampade, qu'Abraham Scultet, historien protestant,
rapporte
1 Hist. eccl. des Egl. Réf., de Pierre Gilles,
chap. V. — 2 Ibid. — 3 Séyss., fol. 38. — 3 Gill.,
ibid., cap.
V.
519
toute entière dans ses Annales évangéliques, et
déclare qu'il l'a transcrite de mot à mot (1).
Un des députés commence la
conversation en avouant que les ministres, du nombre desquels il était, «
souverainement ignorants, étaient incapables d'enseigner les peuples : qu'ils
vivaient d'aumônes et de leur travail, pauvres pâtres ou laboureurs, ce qui
était cause de leur profonde ignorance et de leur incapacité : qu'ils n'étaient
point mariés, et qu'ils ne vivaient pas toujours fort chastement ; mais que lors
qu'ils avaient manqué, on les chassait de la compagnie : que ce n'était pas les
ministres, mais les prêtres de l'Eglise romaine qui administraient les
sacrements aux vaudois ; mais que leurs ministres leur faisaient demander pardon
à Dieu de ce qu'ils recevaient les sacrements par ces prêtres, à cause qu'ils y
étaient contraints, et au reste les avertissaient de n'adhérer pas aux
cérémonies de l'Antéchrist : qu'ils pratiquaient la confession auriculaire, et
que jusqu'alors ils avaient toujours reconnu sept sacrements, en quoi ils
entendaient dire qu'ils s'étaient beaucoup trompés. » Ils racontent dans la
suite comme ils rejetaient la messe , le purgatoire et l'invocation des saints ;
et pour s'éclaircir de leurs doutes, ils font les demandes suivantes : « S'il
était permis aux magistrats de punir de mort les criminels, à cause que Dieu
disait : Je ne veux point la mort du pécheur. » Mais ils demandaient en même
temps « s'il ne leur était pas permis de tuer les faux frères qui les
dénonçaient aux catholiques, à cause que n'ayant point de jurisdiction parmi
eux, il ne leur restait que cette voie pour les réprimer : si les lois humaines
et civiles par lesquelles le monde se gouvernait étaient bonnes, vu que
l'Ecriture a dit que les lois des hommes sont vaines : si les ecclésiastiques
pouvaient recevoir des donations et avoir quelque chose en propre : s'il était
permis de jurer ; si la distinction qu'ils faisaient du péché originel, véniel
et mortel était recevable : si tous les enfants, de quelque nation qu'ils
soient, sont sauvez par les mérites de Jésus-Christ, et si les adultes n'ayant
pas la foi peuvent l'être en quelque religion que ce soit : quels sont les
préceptes judiciaires et cérémoniaux de la loi de Moïse : s'ils ont été
1 Ann. Eccl., decad. 2, ann.
1530, a pag. 294, ad 306, Heidelb.
520
abolis par Jésus-Christ, et quels sont les livres
canoniques. » Après toutes ces demandes qui confirment si clairement tout ce que
nous avons dit du dogme vaudois, et de l'ignorance brutale où étaient enfin
tombés ces hérétiques, leur député parle en ces termes : « Rien ne nous a tant
troublés, faibles et imbéciles que nous sommes, que ce que j'ai lu dans Luther
sur le libre-arbitre et la prédestination ; car nous croyions que tous les
hommes avaient naturellement quelque force ou quelque vertu, laquelle pouvait
quelque chose étant excitée de Dieu, conformément à cette parole : « Je suis à
la porte, et je frappe ; » et que celui qui n'ouvrait pas recevait selon ses
œuvres : mais si la chose n'est pas ainsi, je ne vois plus, comme dit Erasme, à
quoi servent les préceptes. Pour la prédestination, nous croyons que Dieu avait
prévu de toute éternité ceux qui devaient être sauvez ou réprouvez ; qu'il avait
fait tous les hommes pour être sauvez, et que les réprouvez devenaient tels par
leur faute. Mais si tout arrive par nécessité, comme dit Luther, et que les
prédestinez ne puissent pas devenir réprouvez, et au contraire, pourquoi tant de
prédications et tant d'écritures, puisqu'il n'en sera ni pis ni mieux, et que
tout arrive par nécessité ? » Quelque ignorance qui paroisse dans tout ce
discours, on voit que ces malheureux avec leur esprit grossier disaient mieux
que ceux qu'ils choisissaient pour réformateurs; et voilà, si Dieu le permet,
ceux qu'on nous donne pour les restes et pour la ressource du christianisme.
On ne trouve rien ici de
particulier sur l'Eucharistie ; ce qui fait croire que la conférence n'est pas
rapportée en son entier ; et il n'est pas malaisé d'en deviner la raison. C'est
en un mot que sur ce point les vaudois, comme on a pu voir, étaient plus
papistes que ne voulaient les zuingliens et les luthériens. Au reste ce député
ne parle à Œcolampade d'aucune confession de foi dont on usât parmi eux : nous
avons aussi déjà vu que Bèze n'en rapporte aucune que celle que les vaudois
firent en 1541, si longtemps après Luther et Calvin. Ce qui fait voir
manifestement que les confessions de foi qu'on nous produit comme étant des
anciens vaudois ne peuvent être que très-modernes, ainsi que nous le dirons
bientôt.
521
Après toutes ces conférences
avec ceux de Strasbourg et de Bâle, en 1536 Genève fut consultée par les vaudois
ses voisins; et c'est alors que commenta leur société avec les calvinistes, par
les instructions de Farel ministre de Genève. Mais il ne faut qu'entendre parler
des calvinistes eux-mêmes, pour voir combien les vaudois étaient éloignés de
leur Réforme. Crespin, dans l'Histoire des Martyrs, dit « que ceux
d'Angrogne, par longue succession et comme de père en fils avaient suivi quelque
pureté de doctrine (1). » Mais pour montrer combien à leur gré cette pureté de
doctrine était légère, il dit en un autre endroit où il parle des vaudois de
Mérindol : « Que si peu de vraie lumière qu'ils avaient, ils tâchaient de
l'allumer davantage de jour en jour, à envoyer çà et là, voires jusques bien
loin où ils oyaient dire qu'il s'élevait quelque rayon de lumière (1). » Et
ailleurs il convient encore que « leurs ministres, qui les enseignaient
secrètement, ne le faisaient pas avec telle pureté qu'il le fallait : car
d'autant que l'ignorance s'était débordée par toute la terre, et que Dieu avait
à bon droit laissé errer les hommes comme bêtes brutes, ce n'est point merveille
si ces pauvres gens n'avaient point la doctrine si pure qu'ils ont eue depuis,
et l'ont encore plus aujourd'hui que jamais (3). » Ces dernières paroles font
sentir la peine qu'ont eue les calvinistes depuis 1530 à conduire les vaudois où
ils voulaient; et enfin il n'est que trop clair que depuis ce temps il ne faut
plus regarder cette secte comme attachée à sa doctrine ancienne, mais comme
réformée par les calvinistes.
Bèze fait assez entendre la même chose , quoiqu'avec un peu
plus de précaution, lorsqu'il avoue dans ses Portraits « que la pureté de
la doctrine s'était aucunement abâtardie par les vaudois (4). » Et dans son
Histoire, que « par succession de temps ils avaient aucunement décliné de la
piété et de la doctrine (5). » Il parle plus franchement dans la suite,
puisqu'il confesse que « par longue succession de temps la pureté de la doctrine
s'était grandement abâtardie entre leurs ministres ; » en sorte qu'ils
reconnurent par le ministère « d'Œcolampade , de Bucer et autres, comme peu à
1 Cresp., Hist. des Mart., en 1536, fol. 111.— 2 En
1343, fol. 133.— 3 En 1561, fol. 532. — 4 Liv. I, p. 23, 1536. — 5 Ibid.,
p. 35, 36, 1544.
522
peu la pureté de la doctrine n'était demeurée entre eux, et
donnèrent ordre, envoyant vers leurs frères en Calabre, que tout fut remis en
meilleur état. »
Ces Frères de Calabre étaient
comme eux des fugitifs, qui selon les maximes de la secte, tenaient leurs
assemblées, au rapport de Gilles, « le plus couvertement qu'il leur était
possible, et dissimulaient plusieurs choses contre leur volonté (1). » On
doit entendre maintenant ce que ce ministre nous cache sous ces mots. C'est que
ces vaudois de Calabre, à l'exemple de tous les autres, faisaient tout
l'exercice de bons catholiques; et je vous laisse à penser s'ils eussent pu s'en
exempter en ce pays-là, après ce que l'on a vu de la dissimulation des vallées
de Pragelas et d'Angrogne. En effet Gilles nous raconte que ces Calabrois,
persuadés à la fin de se retirer des assemblées ecclésiastiques et n'ayant pu se
résoudre, comme ce ministre le leur conseillait, à quitter un si beau pays,
furent bientôt abolis.
Ainsi finirent les vaudois.
Comme ils n'avaient subsisté qu'en se cachant, ils tombèrent aussitôt qu'ils
prirent la résolution de se découvrir ; car ce qui resta depuis sous le nom de
Vaudois n'était plus, comme il paraît, que des calvinistes, que Farel et
les autres ministres de Genève avaient formés à leur mode : de sorte que ces
vaudois, dont ils font leurs prédécesseurs et leurs ancêtres, à vrai dire ne
sont que leurs successeurs, et de nouveaux sectateurs qu'ils ont attirés à leur
croyance.
Mais après tout, de quel secours
sont aux calvinistes ces vaudois dont ils veulent s'autoriser? Il est constant
par cette histoire que Valdo et ses disciples sont tous de simples laïques, qui
sans ordre et sans mission se sont ingérés de prêcher, et dans la suite
d'administrer les sacrements. Ils se sont séparés de l'Eglise sur une erreur
manifeste et détestée par les protestants autant que par les catholiques, qui
est celle du donatisme ; encore ce donatisme des vaudois est-il sans comparaison
plus mauvais que l'ancien donatisme de l'Afrique, si puissamment réfuté par
saint Augustin. Ces donatistes d'Afrique disaient à la vérité qu'il fallait être
saint pour administrer validement les sacrements : mais ils n'étaient
1 Gilles, chap. III et XXIX.
523
pas venus à cet excès des vaudois, de donner
l'administration des sacrements aux saints laïques comme aux saints prêtres. Si
les donatistes d'Afrique prétendirent que les évêques et les prêtres catholiques
étaient déchus de leur ministère par leurs crimes, ils les accusaient du moins
de crimes effectivement réprouvés par la loi de Dieu. Mais nos nouveaux
donatistes se séparent de tout le clergé catholique, et le prétendent déchu de
son ordre, à cause qu'il ne gardait pas leur prétendue pauvreté apostolique, qui
tout au plus n'était qu'un conseil : car voilà l'origine de la secte, et ce que
nous y avons vu tant qu'elle a subsisté dans sa première croyance. Qui ne voit
donc qu'une telle secte n'est au fond qu'une hypocrisie qui nous vante sa
pauvreté avec ses autres vertus ; et fait dépendre les sacrements, non de
l'efficace que leur a donné Jésus-Christ, mais du mérite des hommes? Et enfin
ces nouveaux docteurs, dont les calvinistes prennent leur suite, d'où
venaient-ils eux-mêmes , et qui les avait envoyés? Embarrassés de cette demande
aussi bien que les protestants, comme eux ils se cherchaient des prédécesseurs :
et voici la fable dont ils se payaient. On leur disait que du temps de saint
Silvestre, lorsque Constantin donna du bien aux églises, un des compagnons de ce
Pape n'y voulut pas consentir, et se retira de sa communion, en demeurant avec
ceux qui le suivirent dans la voie de la pauvreté ; qu'alors donc l'Eglise avait
défailli dans Silvestre et ses adhérons, et qu'elle était demeurée parmi eux
(1). » Qu'on ne dise point que c'est ici une calomnie des ennemis des vaudois;
car nous avons vu que les auteurs qui le rapportent unanimement n'avaient point
eu dessein de les calomnier. La fable durait encore du temps de Séyssel. On
disait encore au vulgaire, que « cette secte avait pris son commencement d'un
certain Léon, homme très-religieux, du temps de Constantin le Grand, qui
détestant l'avarice de Silvestre et l'excessive largesse de Constantin, aima
mieux suivre la pauvreté et la simplicité de la foi, que d'être avec Silvestre
souillé d'un gras et riche bénéfice, auquel se seraient joints tous ceux qui
sentaient bien de la foi (2). » On avait persuadé à ces ignorants que c'était de
1 Ren., ibid., chap. IV. V, p.
749; Pylicd., chap. IV, p. 799; Fragm., Pylicd., 815, 816, etc. —
2 Séyss., fol. 5.
523
ce faux Léon que la secte des léonistes avait pris son nom
et sa naissance. Les chrétiens veulent voir une suite dans leur doctrine et dans
leur église. Les protestants se renomment des vaudois, les vaudois de leur
prétendu compagnon de saint Silvestre; et l'un et l'autre est également
fabuleux.
Ce qu'il y a de véritable dans
l'origine des vaudois, est qu'ils tirèrent le motif de leur séparation de la
dotation des églises et des ecclésiastiques, contraire à la pauvreté qu'ils
prétendaient que Jésus-Christ exige de ses ministres. Mais comme cette origine
est absurde, et que d'ailleurs elle n'accommode pis les protestants, on a vu ce
que Paul Perrin en a raconté dans son Histoire des Vaudois. Il nous a fait de
Valdo un des hommes « des plus courageux pour s'opposer » à la présence réelle
en l'an 1160 (1). Mais produit-il quelque auteur qui confirme ce qu'il en a dit?
Il n'en produit pas un seul : ni Aubertin, ni la Roque, ni Cappel, ni enfin
aucun protestant ou d'Allemagne ou de France, n'ont produit ni ne produiront
jamais aucun auteur, ni du temps, ni des siècles suivants, trois à quatre cents
ans durant, qui ait donné aux vaudois l'origine que cet historien pose pour
fondement de son histoire. Les catholiques, qui ont tant écrit ce que Bérenger
et les autres ont dit contre la présence réelle, ont-ils du moins nommé Valdo
parmi ceux qui s'y sont opposés? Pas un seul n'y a pensé. Nous avons vu qu'ils
ont dit toute autre chose de Valdo. Mais pourquoi l'auraient-ils épargné seul?
Quoi! cet homme, qu'on nous fait si courageux à s'opposer au torrent, cachait-il
tellement sa doctrine que personne ne se soit jamais aperçu qu'il ait combattu
un article de cette importance? Ou Valdo était-il si redoutable, qu'aucun
catholique n'osât l'accuser de cette erreur en l'accusant de tant d'autres? lin
historien qui commence par un fait de cette nature, et qui le pose pour
fondement de son histoire, de quelle créance est-il digne? Cependant Paul Perrin
est écouté comme un oracle dans le calvinisme, tant on y croit aisément ce qui
favorise les préjugés de la secte.
Mais au défaut des auteurs
connus, Perrin produit pour toutes preuves quelques vieux livres des vaudois
écrits à la main, qu'il
1 Hist. des Vaudois, chap. I.
525
prétend avoir recouvrés; entre autres un volume où était «
un livre de l'Antéchrist en date d'onze cent vingt, et en ce même volume
plusieurs sermons des barbes vaudois (1). » Mais il est de la bien certain qu'il
n'y avait ni vaudois ni barbes en l'an 1120, puisque Valdo, selon Perrin même,
n'est venu qu'en 1160. Ce mot de barbes n'est connu parmi les vaudois pour
signifier leurs docteurs, que plusieurs siècles après, et tout à fait dans les
derniers temps. Ainsi on ne peut faire passer tous ces discours pour être d'onze
cent vingt. Perrin se réduit aussi à conserver cette date au seul discours sur
l'Antéchrist, qu'il espère par ce moyen pouvoir attribuer à Pierre de Bruis, qui
vivait environ en ce temps-là, ou à quelques-uns de ses disciples. Mais la date
étant à la tête semble devoir être commune, et par conséquent très-fausse pour
le premier, comme elle l'est visiblement pour les autres. Et d'ailleurs ce
traité sur l'Antéchrist, qu'on prétend être de 1160, n'est pas d'un autre
langage que les autres pièces des barbes que Perrin a citées; et ce langage est
très-moderne, fort peu différent du provençal que nous connaissons.
Non-seulement le langage de Villehardouin, qui a écrit cent ans après Pierre de
Bruis, mais encore celui des auteurs qui ont suivi Villehardouin, est plus
ancien et plus obscur que celui que l'on veut dater de l'an 1120, si bien qu'on
ne peut se moquer du monde d'une façon plus grossière, qu'en nous donnant ces
discours comme fort anciens.
Cependant sur cette seule date
de 1120 mise, on ne sait par qui ni en quel temps, dans ce volume vaudois que
personne ne connaît, nos calvinistes ont cité ce livre de l'Antéchrist comme
étant indubitablement de quelque disciple de Pierre de Bruis, ou de lui-même
(2). Les mêmes auteurs citent hardiment quelques discours que Perrin a cousus à
celui sur l'Antéchrist, comme étant de la même date de 1120, quoique dans un de
ces discours où il est traité du purgatoire on cite un livre « que saint
Augustin a intitulé : des Milparlements (3), » c'est-à-dire des mille
paroles, comme si saint Augustin avait fait un livre de ce titre ; ce qui ne
1 Hist. des Vaudois, liv. I, chap. VII, p. 57;
Hist. des Vaudois et Albigeois, IIIe part., liv. III, chap. I, p. 353. — 2
Aub., p. 962; La Roq., Hist. de l'Euch., p. 451, 459. — 3 Perr., Hist.
des Vaud., IIIe part., liv. II, chap. II, p. 305.
526
se peut rapporter qu'à une compilation composée au
treizième siècle, qui a pour titre : Milleloquium sancti Augustini, que
l'ignorant auteur de ce traité du purgatoire a pris pour un ouvrage de ce Père.
Au surplus nous pourrions parler de l'âge de ces livres des vaudois, et des
altérations qu'on y pourrait avoir faites, si on nous avait indiqué quelque
bibliothèque connue où on les put voir. Jusqu'à ce qu'on ait donné au public
cette instruction nécessaire, nous ne pouvons que nous étonner de ce qu'on nous
produit comme authentiques des livres qui n'ont été vus que de Perrin seul,
puisque ni Aubertin, ni la Roque ne les citent que sur sa foi, sans nous dire
seulement qu'ils les aient jamais maniés. Ce Perrin, qui nous les vante seul,
n'y observe aucune des marques par lesquelles on peut établir la date d'un
volume, ou en prouver l'antiquité : et il nous dit seulement que ce sont « de
vieux livres des vaudois (1) : » ce qui en gros peut convenir aux plus modernes
gothiques et à des volumes de cent à six vingt ans. Il y a donc tout sujet de
croire que ces livres, dont on nous fait voir ce qu'on veut sans aucune preuve
solide de leur date, ont été composés ou altérés par ces vaudois réformés de la
façon de Farel et de ses confrères.
Quant à la Confession de foi que
Perrin a publiée, et que tous nos protestants nous allèguent comme une pièce
authentique des anciens vaudois, «elle est extraite, dit-il, du livre intitulé :
Almanach spirituel, et des Mémoires de George Morel (2). » Pour
l’Almanach spirituel, je ne sais qu'en dire, si ce n'est que ni Perrin, ni Léger
même, qui parle avec tant de soin des livres des vaudois, n'ont rien marqué de
la date de celui-ci. Ils n'ont pas même pris la peine de nous dire s'il est
manuscrit ou imprimé; et nous pouvons tenir pour certain qu'il est fort moderne,
puisque ceux qui en veulent tirer avantage ne nous en ont pas marqué,
l'antiquité. Mais ce qui décide, c'est ce que rapporte Perrin, que cette
confession de foi est extraite des Mémoires de George Morel. Or il paraît
par Perrin même que George Morel fut celui qui environ l'an 1330, tant d'années
après la Réforme, alla conférer avec
1 Hist. des Vaud., liv. I, chap.
VII, p. 56. — 2 Ibid., liv. I. chap. XII, p.
79.
527
Œcolampade et Bucer, des moyens de s'y unir (1) : ce qui
nous fait assez voir que cette Confession de foi, non plus que les autres que
Perrin produit, n'est pas des anciens vaudois ; mais des vaudois réformés à la
mode des protestants.
Aussi avons-nous déjà remarqué
qu'il ne fut nulle mention de Confession de foi des vaudois dans la conférence
de 1530 des mêmes vaudois avec Œcolampade (2). Nous pouvons même assurer qu'ils
ne firent de Confession de foi que longtemps après, puisque Bèze, si soigneux de
rechercher et de faire valoir les actes de ces hérétiques, ne parle, comme on a
vu (3), d'aucune Confession de foi qu'il en eût connue qu'en 1844. Quoi qu'il en
soit, avant la Réforme de Luther et de Calvin, on n'avait jamais entendu parler
de Confession de foi des vaudois. Séyssel, que la vigilance pastorale et
l'obligation de sa charge engageait dans ces derniers temps, c'est-à-dire en
1516 et en 1517, à une recherche si exacte de tout ce qui regardait cette secte,
ne nous dit pas un seul mot de Confession de foi (4), c'est-à-dire qu'il n'en
avait rien appris, ni par un examen juridique, ni de ceux qui se convertissant
entre ses mains avec tant de marques de sincérité, lui découvraient avec larmes
et componction tout le secret de la secte. Ils n'avaient donc point encore alors
de Confession de foi ; il fallait apprendre leur doctrine par leurs
interrogatoires, comme on a vu : mais de Confession de foi, ni d'aucun écrit des
vaudois, on n'en trouve pas un mot dans les auteurs qui les ont le mieux connus.
Au contraire les frères de Bohême, secte dont nous parlerons bientôt, et à
laquelle les vaudois ont souvent tenté de s'unir et devant et après Luther, nous
apprennent qu'ils n'écrivaient rien. « Ils n'avaient jamais eu, disaient-ils,
d'église connue en Bohême, et nos gens ne savaient rien de leur doctrine, parce
qu'ils n'en avaient jamais publié aucun écrit dont nous soyons assurés (5). » Et
dans un autre endroit : « Ils ne voulaient point qu'il y eût aucun témoignage
public de leur doctrine (6). » Que si l'on veut dire qu'ils ne laissaient pas
d'avoir entre eux quelques écrits et quelques
1 Lettre d'Œcolampade ; Perr., ibid., chap.
VI, p. 46; chap. VII, p. 59. — 2 Ci-dessus, n. 119.— 3 Ci-dessus, n. 4. — 4
Séyss., fol. 3 et seq. — 5 Esrom. Rodig., de fratr. Orth. narrat. Heid. cum.
hist., Cam., 1625, p. 147, 148. — 6 Prœf. Conf. fid. Frat. Bohem., an
1572, ibid., 173.
528
Confessions de foi, ils les eussent données aux frères avec
lesquels ils voulaient s'unir. Mais les frères déclarent qu'ils n'en ont rien su
que par quelques articles de Mérindol, «lesquels, disent-ils, il se pourrait
faire qu'on aurait polis de notre temps (1). » C'est ce qu'écrit un savant
ministre de ces bohémiens longtemps après la Réforme de Luther et de Calvin. Il
aurait parlé plus conséquemment, si au lieu de dire qu'on a pour ces articles
depuis la Réforme, il avait dit qu'on les a fabriqués. Mais c'est qu'on voulait
dans le parti donner quelque air d'antiquité aux articles des vaudois, et ce
ministre ne voulait pas tout à fait révéler ce secret de la secte. Quoi qu'il en
soit, il en dit assez pour nous faire entendre ce qu'il faut croire des
Confessions de foi qu'on produisait de son temps sous le nom des vaudois ; et on
voit bien qu'ils ne sa voient guère la doctrine des protestants avant que les
protestants les en eussent instruits. A peine sa voient-ils eux-mêmes ce qu'ils
croyaient; et ils ne s'en expliquaient que confusément avec leurs meilleurs
amis, loin d'avoir des Confessions de foi toutes formées, comme Perrin a voulu
nous le faire accroire.
Et néanmoins nous reconnaissons
même dans ces pièces de Perrin quelque trace de l'ancien génie vaudois, qui
confirme ce que nous en avons dit. Par exemple dans le livre de l'Antéchrist, il
est dit « que les empereurs et les rois, estimant que l'Antéchrist était
semblable à la vraie et sainte mère Eglise, l'ont aimé et l'ont doté contre le
commandement de Dieu (2); » ce qui revient à l'opinion vaudoise, de croire
défendu aux clercs d'avoir aucun bien : erreur, comme on a vu, qui fit le
premier fondement de leur séparation. Ce qui est porté dans le catéchisme, qu'on
reconnaît les ministres «parle vrai sens de la foi, et par la saine doctrine et
par la vie de bon exemple, etc. (3), » revient encore à l'erreur qui faisait
croire aux vaudois que les ministres de mauvaise vie étaient déchus du
ministère, et perdaient l'administration des sacrements. C'est pourquoi il est
dit encore dans le livre de l'Antéchrist, qu'une de ses œuvres est « d'attribuer
la réformation du Saint-Esprit à la foi morte extérieurement, et de baptiser les
enfants
1 Rud., ibid., 147, 148.— 2 Hist. des Vaud.,
IIIe part., liv., III, chap. I, p. 292. — 3 Ibid., IIIe part., liv. I, p.
157.
529
en cette foi, en enseignant que par cette foi ces enfants
reçoivent de lui le baptême et la régénération (1) : » paroles par où l'on exige
la foi vivante dans les ministres du baptême comme une chose nécessaire pour la
régénération de l'enfant, et le contraire est rangé parmi les œuvres de
l'Antéchrist. Ainsi lorsqu'ils composaient ces nouvelles confessions de foi
agréables à la Réforme où ils avaient dessein d'entrer, on ne pouvait les
empêcher d'y couler toujours quelque chose qui ressentait l'ancien levain; et
sans perdre le temps davantage dans cette recherche, c'est assez qu'on ait vu
dans ces ouvrages des vaudois les deux erreurs qui ont fait le fondement de leur
séparation.
Telle est l'histoire des
albigeois et des vaudois, selon qu'elle est rapportée par les auteurs du temps.
Nos réformés, qui n'y trouvent rien de favorable à leurs prétentions, ont voulu
se laisser tromper par le plus grossier de tous les artifices. Plusieurs auteurs
catholiques qui ont écrit en ce siècle, ou sur la fin du siècle précédent, n'ont
pas assez distingué les vaudois d'avec les albigeois, et ont donné aux uns et
aux autres le nom commun de vaudois. Quelle qu'ait été la cause de leur erreur,
nos protestants sont trop habiles critiques pour vouloir que l'on en croie ou
Mariana, ou Gretser, ou même M. de Thou et quelques autres modernes, au
préjudice des anciens auteurs, qui tous unanimement, comme on a vu, ont
distingué ces deux sectes. Cependant, sur une erreur si grossière, les
protestants, après avoir pris pour chose avouée que les albigeois et les vaudois
n'étaient qu'une même secte, ont conclu que les albigeois n'avaient été traités
de manichéens que par calomnie, puisque selon les anciens auteurs les vaudois
sont exempts de cette tache.
Il fallait considérer que ces
anciens, qui, en accusant les vaudois d'autres erreurs, les ont déchargés du
manichéisme, en même temps les ont distingués des albigeois que nous en avons
convaincus. Par exemple, le ministre de la Roque, qui ayant écrit le dernier sur
cette matière, a ramassé les finesses de tous les autres auteurs du parti et
surtout celles d'Aubertin, croit avoir justifié les albigeois d'avoir comme les
manichéens rejeté l'Ancien Testament,
1 Hist. des Vaud., IIIe part., liv. III, p. 267.
530
en montrant que selon Renier les vaudois le recevaient (1).
Il ne gagne rien, puisque ces vaudois sont chez le même Renier très-bien
distingués des cathares (2), qui sont la tige des albigeois. Le même la Roque
tire avantage de ce qu'il y avait des hérétiques qui, selon Radulphus Ardens,
disaient « que le sacrement n'était que du pain tout pur (3). Il est vrai : mais
le même Radulphus Ardens ajoute ce que la Roque, aussi bien qu'Aubertin, a
dissimulé, que ces mêmes hérétiques « admettent deux créateurs, et rejettent
l'Ancien Testament, la vérité de l'incarnation, le mariage et la viande. » Le
même ministre cite encore certains hérétiques, chez Pierre de Vaucernay, qui
niaient la vérité du corps de Jésus-Christ dans l'Eucharistie (4). Je l'avoue ;
mais en même temps cet historien nous assure « qu'ils admettaient pareillement
les deux principes, » et avaient toutes les erreurs des manichéens. La Roque
veut nous faire croire que le même Pierre de Vaucernay distingue les ariens et
les manichéens d'avec les vaudois et les albigeois (5). La moitié de son
discours est véritable : il est vrai qu'il distingue les manichéens des vaudois,
mais il ne les distingue pas des hérétiques « qui étaient dans le pays de
Narbonne ; » et il est certain que ce sont les mêmes qu'on appelait Albigeois,
qui constamment étaient des manichéens. Mais, continue le même la Roque, Renier
reconnaît des hérétiques qui disent que « le corps de Jésus-Christ est de simple
pain (6); c'étaient ceux qu'il appelle Ordibariens qui parlaient ainsi,
et en même temps ils niaient la création (7), et proféraient mille autres
blasphèmes que le manichéisme avait introduits : de sorte que ces ennemis de la
présence réelle l'étaient en même temps du Créateur et de la Divinité.
La Roque revient à la charge
avec Aubertin, et croit trouver de bons protestants en la personne de ces
hérétiques, qui selon Césarius d'Hesterbac, « blasphémaient le corps et le sang
de Jésus-Christ (8). » Mais le même Césarius nous apprend qu'ils admettaient les
deux principes et tous les autres blasphèmes des manichéens ;
1 La Roq., 459; Aub., p. 967, ex Ren., cap. III. — 2 Ren.,
cap. VI. — 3 La Roq., 456; Aub., p. 964, B; Rad. Ard., serm. VIII post. Pentec.
— 4 La Roq. ; Aub., ibid., 965, ex Pet. de Valle-Cern., Hist. Albig.,
lib. II, cap. VI. — 5 Hist. Albig., cap. II. — 6 La Roq., p. 457; Aub.,
905; Ren., cap. VI. — 7 Ren. ibid. — 8 Cœs. Hesterb., lib. V, cap. II,
in Bibl. Cisterc; La Roq., 457; Aub. 964.
531
ce qu'il assure savoir très-bien, non point par ouï-dire, «
mais pour avoir souvent conversé avec eux dans le diocèse de Metz. » Un fameux
ministre de Metz, que j'ai fort connu, faisait accroire aux calvinistes de ce
pays-là, que ces albigeois de Césarius étaient de leurs ancêtres (1) ; et on
leur fit voir alors que ces ancêtres qu'on leur donnait étaient d'abominables
manichéens. La Roque, dans son Histoire de l'Eucharistie (2), voudrait
qu'on crût que les Bogomiles étaient les mêmes qu'on appelait en divers
lieux Vaudois, Pauvres de Lyon, Poplicains, Bulgares,
Insabbatés, Gazares et Turlupins. Je conviens que les
vaudois, les insabbatés et les pauvres de Lyon sont la même secte : mais qu'on
les ait appelés Gazares ou Cathares, Poplicains,
Bulgares, ni Bogomiles, c'est ce qu'on ne montrera jamais par aucun
auteur du temps. Mais enfin M. de la Roque veut donc que ces bogomiles soient de
leurs amis? Sans doute, parce qu'ils « ne jugeaient dignes d'aucune estime le
corps et le sang que l'on consacre parmi nous. » Mais il devait avoir appris
d'Anne Comnène, qui nous a fait connaître ces hérétiques , qu'ils « réduisaient
en fantôme l'incarnation de Jésus ; qu'ils enseignaient des impuretés que la
pudeur de son sexe ne permettait pas à cette princesse de répéter ; et enfin
qu'ils avaient été convaincus par l'empereur Alexis son père d'introduire un
dogme mêlé des deux plus infâmes de toutes les hérésies, de celle des manichéens
et de celle des massaliens (3). »
Le même la Roque met encore
parmi ses amis Pierre Moran, qui, pressé de déclarer sa croyance devant tout le
peuple, confessa qu'il « ne croyait pas que le pain consacré fût le corps de
Notre-Seigneur (4); »et il oublie que ce Pierre Moran, selon le rapport de
l'auteur dont il cite le témoignage, était du nombre de ces hérétiques
convaincus de manichéisme, qu'on appelait Ariens (5) pour la raison que
nous avons rapportée.
Cet auteur compte encore parmi
les siens les hérétiques dont il est dit au concile de Toulouse, sous Calixte
II, « qu'ils rejettent le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ (6) ; »
et il tronque
1 Ferry, Cat. Gen., p. 85. — 2 P.
455.— 3 Ann. Comn., Alex., lib. XV, p. 486 et seq. — 4 Ibid., 458.
— 5 Rog., de Heved., Ann. Aug. Baron., ad an. 1178. — 6 Ibid.,
451.
532
le propre canon d'où il a tiré ces paroles, puisqu'on y
voit dans la suite que ces hérétiques, avec le sacrement du corps et du sang,
«rejettent encore le baptême des petits enfants et le mariage légitime (1). »
Il corrompt avec une pareille
hardiesse un passage de l'inquisiteur Emeric sur le sujet des vaudois. « Emeric,
dit-il, leur attribue comme une hérésie ce qu'ils disaient, que le pain n'est
pas transsubstantié au vrai corps de Jésus-Christ, ni le vin au sang (2). » Qui
ne croirait les vaudois convaincus par ce témoignage de nier la
transsubtantiation? Mais nous avons récité le passage entier, où il y a : « La
neuvième erreur des vaudois, c'est que le pain n'est point transsubstantié au
corps de Jésus-Christ, si le prêtre qui le consacre est pécheur. » M. de
la Roque retranche ces derniers mots, et par cette seule fausseté il ôte aux
vaudois deux points importants de leur doctrine : l'un, qui fait l'horreur des
protes-tans, c'est-à-dire la transsubstantiation; l'autre, qui fait l'horreur de
tous les chrétiens, qui est de dire que les sacrements perdent leur vertu entre
les mains des ministres indignes. C'est ainsi que nos adversaires prouvent ce
qu'ils veulent par des falsifications manifestes, et ils ne craignent pas de se
donner des prédécesseurs à ce prix.
Voilà une partie des illusions
d'Aubertin et de la Roque sur le sujet des albigeois et des vaudois, ou des
pauvres de Lyon. En un mot, ils justifient parfaitement bien les derniers du
manichéisme, mais en même temps ils n'apportent aucune preuve pour montrer
qu'ils aient nié la transsubstantiation; au contraire ils corrompent les
passages qui prouvent qu'ils l'ont admise. Et pour ceux qui l'ont niée en ces
temps-là, ils n'en produisent aucuns qui ne soient convaincus de manichéisme,
par le témoignage des mêmes auteurs qui les accusent d'avoir nié le changement
des substances dans l'Eucharistie : de sorte que leurs ancêtres sont, ou avec
nous défenseurs de la transsubtantiation comme les vaudois, ou avec les
albigeois convaincus de manichéisme.
Mais voici ce que ces ministres
ont avancé de plus subtil. Accablés par le nombre des auteurs qui nous parlent
de ces hérétiques
1 Conc. Tolos.,
an. 1119, can. 3. — 2 P. 457, Direct., part. II, q. XIV.
533
toulousains et albigeois comme de vrais manichéens, ils ne
peuvent pas nier qu'il n'y en ait eu, et même en ces pays-là ; et c'était ceux,
disent-ils, que l’on appelait Cathares ou Purs (1). Mais ils
ajoutent qu'ils étaient en très-petit nombre, puisque Renier qui les connaissait
si bien nous assure qu'ils n'avaient « que seize églises dans tout le monde ; »
et au reste que le nombre de ces Cathares n'excédait pas quatre mille dans toute
la terre : « Au lieu, dit Renier, que les croyants sont innombrables. » Ces
ministres laissent à entendre par ce passage que ces seize églises et quatre
mille hommes répandus dans tout l'univers, n'y pouvaient pas faire tout le bruit
et toutes les guerres qu'y ont faites les albigeois : qu'il faut donc bien qu'on
ait étendu le nom de Cathares ou de Manichéens à quelque autre
secte plus nombreuse ; et que c'est celle des vaudois et des albigeois qu'on
appelait du nom de Manichéens, ou par erreur ou par calomnie.
Qui veut voir jusqu'où peut
aller la prévention ou l'illusion, n'a qu'à entendre après les discours de ces
ministres la vérité que je vais dire, ou plutôt il ne faut que se souvenir de
celle que j'ai déjà dite. Et premièrement pour ces seize églises, on a vu que le
mot d'église se prenait en cet endroit de Renier (2), non pour des
églises particulières qui étaient en certaines villes, mais souvent pour des
provinces entières : ainsi on voit parmi ces églises, « l'église de
l’Esclavonie, l'église de la Marche en Italie, l'église de France, l'église de
Bulgarie, » la mère de toutes les autres. Toute la Lombardie était renfermée
sous le titre de deux églises ; celles de Toulouse et d'Albi, qui en France
furent autrefois les plus nombreuses, comprenaient tout le Languedoc, et ainsi
du reste : de manière que sous ces seize églises on exprimait toute la secte
comme divisée en seize cantons, qui toutes avaient leur rapport à la Bulgarie,
comme on a vu.
Nous avons aussi remarqué, pour
ce qui regarde ces quatre mille cathares, qu'on n'entendait sous ce nom que les
parfaits de la secte, qu'on appelait Elus du temps de saint Augustin;
mais qu'en même temps Renier assurait que s'il n'y avait de son temps,
c'est-à-dire au milieu du treizième siècle où la secte était affaiblie,
1 Aub., 968; La Roq., 460, ex Ren., cap. VI. — 2 Ren., cap.
VI.
534
que quatre mille cathares parfaits, la multitude du reste
de la secte, c'est-à-dire des simples croyants, était encore infinie.
La Roque après Aubertin prétend
que le mot de croyants signifiait les vaudois (1), à cause que Pylicdorf et
Renier lui-même les appellent ainsi. Mais c'est encore ici une illusion trop
grossière. Le mot de croyants était commun à toutes les sectes : chaque secte
avait ses croyants ou ses sectateurs. Les vaudois avaient leurs croyants,
credentes ipsorum, dont Pylicdorf a parlé en divers endroits. Ce n'est pas
que le mot de croyants fût affecté aux vaudois : mais c'est que, comme les
autres, ils avaient les leurs. L'endroit de Renier cité par les ministres dit
que les hérétiques « avaient leurs croyants, credentes suos, auxquels ils
permettaient toute sorte de crimes (2). » Ce n'est pas des vaudois qu'il parle,
puisqu'il en loue les bonnes mœurs. Le même Renier nous raconte les mystères des
cathares, ou la fraction de leur pain ; et il dit « qu'on recevait à cette table
non-seulement les cathares, hommes et femmes, mais encore leurs croyants (3),
c'est-à-dire ceux qui n'étaient pas encore arrivés à la perfection des cathares
: ce qui montre manifestement ces deux ordres si connus parmi les manichéens ;
et ce qu'on marque, que les simples croyants sont reçus à cette espèce de
mystère, fait voir qu'il y en avait d'autres dont ils n'étaient pas jugés
dignes. C'est donc de ces croyants des cathares que le nombre était infini : et
ceux-là conduits par les autres, dont le nombre était plus petit, faisaient tout
le mouvement dont l'univers était troublé.
Voilà donc les subtilités, pour
ne pas dire les artifices, où sont réduits les ministres pour se donner des
prédécesseurs. Ils n'en ont point dont la suite soit manifeste : ils en vont
chercher, comme ils peuvent, parmi des sectes obscures, qu'ils tâchent de réunir
et d'en faire de bons calvinistes, quoiqu'il n'y ait rien de commun entre eux
que la haine contre le Pape et contre l'Eglise.
On me demandera peut-être ce que
je crois de la vie des vaudois que Renier a tant vantée. J'en croirai tout ce
qu'on voudra et plus, si l'on veut, que n'en dit Renier; car le démon ne se
1 Aub., 968; La Roq., 460, cap. I, XIV, XVIII, p. 780, etc.
— 2 Cap. I, p. 747. — 3 Ibid., cap. VI, p. 756.
535
soucie pas par où il tienne les hommes. Ces hérétiques
toulousains, manichéens constamment, n'avaient pas moins que les vaudois cette
piété apparente. C'est d'eux que saint Bernard a dit : « Leurs mœurs sont
irréprochables; ils n'oppriment personne; ils ne font de tort à personne ; leurs
visages sont mortifiés et abattus par le jeune ; ils ne mangent point leur pain
comme des paresseux, et ils travaillent pour gagner leur vie (1). » Qu'y a-t-il
de plus spécieux que ces hérétiques de saint Bernard? Mais après tout c'était
des manichéens, et leur piété n'était que feinte. Regardez le fond: c'est
l'orgueil, c'est la haine contre le clergé, c'est l'aigreur contre l'Eglise ;
c'est par là qu'ils ont avalé tout le venin d'une abominable hérésie. On mène où
l'on veut un peuple ignorant, lorsqu'après avoir allumé dans son cœur une
passion violente, et surtout la haine contre ses conducteurs, on s'en sert comme
d'un lien pour l'entraîner. Mais que dirons-nous des vaudois qui se sont si bien
exemptés des erreurs manichéennes ? Le démon a fait son œuvre en eux, quand il
leur a inspiré le même orgueil ; la même ostentation de leur pauvreté prétendue
apostolique; la même présomption à nous vanter leurs vertus; la même haine
contre le clergé, poussée jusqu'à mépriser les sacrements dans leurs mains ; la
même aigreur contre leurs frères portée jusqu'à la rupture et jusqu'au schisme.
Avec cette aigreur dans le cœur, fussent-ils à l'extérieur encore plus justes
qu'on ne dit, saint Jean m'apprend qu'ils sont homicides (2). Fussent-ils aussi
chastes que les anges, ils ne seront pas plus heureux que les vierges folles
dont les lampes étaient sans huile (3), et les cœurs sans cette douceur qui
seule peut nourrir la charité.
Renier a donc bien marqué le
caractère de ces hérétiques, quand il attribue la cause de leur erreur à leur
haine, à leur aigreur, à leur chagrin : Sic processit doctrina ipsorum et
rancor (4). Ces hérétiques, dit-il, dont l'extérieur était si spécieux,
lisaient beaucoup, et « priaient peu. Ils allaient au sermon, mais pour tendre
des pièges aux prédicateurs, comme les Juifs en tendaient au Fils de Dieu ; »
c'est-à-dire qu'il y avait parmi eux beaucoup d'esprit de dispute, et peu
d'esprit de componction. Tous ensemble, et
1 Serm. LXV, in Cant.— 2 I
Joan., III, 15.— 3 Matth., XXV, 3.— 4 Chap. V, p. 749.
536
manichéens et vaudois, ils ne cessaient de crier contre les
inventions humaines et de citer l'Ecriture sainte, dont ils avaient un passage
toujours prêt, quoi qu'on leur put dire. Lorsqu'interrogés sur la foi ils
éludaient la demande par des équivoques (1), si si on les en reprenait, c'était,
disaient-ils, Jésus-Christ même qui leur avait appris cette pratique, lorsqu'il
avait dit aux Juifs : « Détruisez ce temple , et je le rebâtirai en trois jours
(2), » entendant du temple de son corps ce que les Juifs entendaient de celui de
Salomon. Ce passage semblait fait exprès à qui ne savait pas le fond des choses.
Les vaudois en avaient cent autres de cette sorte qu'ils savaient tourner à
leurs fins ; et à moins d'être fort exercé dans les Ecritures, on avait peine à
se tirer des filets qu'ils tendaient. Un autre auteur nous remarque un caractère
bien particulier de ces faux pauvres (3). Ils n'allaient point comme un saint
Bernard, comme un saint François, comme les autres prédicateurs apostoliques,
attaquer au milieu du monde les impudiques, les usuriers, les joueurs, les
blasphémateurs et les autres pécheurs publics, pour tâcher de les convertir.
Ceux-ci au contraire, s'il y avait dans les villes ou dans les villages des gens
retirés et paisibles, c'était dans leurs maisons qu'ils s'introduisaient avec
leur simplicité apparente. A peine osaient-ils élever la voix, tant ils étaient
doux : mais les mauvais prêtres et les mauvais moines étaient mis aussitôt sur
le tapis : une satire subtile et impitoyable prenait la forme de zèle; les
bonnes gens qui les écoutaient étaient pris; et transportés de ce zèle amer, ils
s'imaginaient encore devenir plus gens de bien en devenant hérétiques : ainsi
tout se corrompait. Les uns étaient entraînés dans le vice par les grands
scandales qui paraissaient dans le inonde de tous côtés : le démon prenait les
simples d'une autre manière ; et par une fausse horreur des méchants il les
aliénait de l'Eglise, où l'on en voyait tous les jours croître le nombre.
Il n'y avait rien de plus
injuste, puisque l'Eglise, loin d'approuver les désordres qui donnaient lieu aux
révoltes des hérétiques, les détestait par tous ses décrets, et nourrissait en
même temps dans son sein des hommes d'une sainteté si éminente
1 Ren., ibid. — 2 Joan.,
II, 19. — 3 Pylicd., cap. X, p. 283.
537
qu'auprès d'elle toute la vertu de ces hypocrites ne
paraissait que faiblesse. Le seul saint Bernard, que Dieu suscita en ce temps-là
avec toutes les grâces des prophètes et des apôtres pour combattre les nouveaux
hérétiques lorsqu'ils faisaient de plus grands efforts pour s'étendre en France,
suffisait pour les confondre. C'était là qu'on voyait un esprit vraiment
apostolique, et une sainteté si éclatante, qu'elle fut en admiration même à ceux
dont il avait combattu les erreurs : de manière qu'il y en eut, qui en damnant
insolemment les saints docteurs, exceptaient saint Bernard de cette sentence
(1), et se crurent obligés à publier qu'à la fin il s'était mis dans leur parti
; tant ils rougissaient d'avoir contre eux un tel témoin. Parmi ses autres
vertus, on voyait reluire et dans lui et dans ses frères les saints moines de
Cîteaux et de Clairvaux, pour ne point parler des autres, cette pauvreté
apostolique dont les hérétiques se vantaient : mais saint Bernard et ses
disciples, pour avoir porté cette pauvreté et la mortification chrétienne à sa
dernière perfection , ne se glorifiaient pas d'être les seuls qui eussent
conservé les sacrements, et n'en étaient pas moins obéissants aux supérieurs
même mauvais, distinguant avec Jésus-Christ les abus d'avec la chaire et la
doctrine.
On pourrait compter dans le même
temps de très-grands saints, non-seulement parmi les évêques, parmi les prêtres
, parmi les moines, mais encore dans le commun peuple, et même parmi les princes
et au milieu des pompes du monde : mais les hérétiques ne voulaient voir que les
vices, afin de dire plus hardiment avec le pharisien : « Nous ne sommes pas
comme le reste des hommes (2); » nous sommes purs, nous sommes ces pauvres que
Dieu aime : venez à nous, si vous voulez recevoir les sacrements.
Il ne faut donc pas s'étonner de
la régularité apparente de leurs mœurs, puisque c'était une partie de la
séduction contre laquelle nous avons été prémunis par tant d'avertissements de
l'Evangile. On ajoute, comme un dernier trait de la piété extérieure de ces
hérétiques, qu'ils ont souffert avec une patience surprenante. Il est vrai, et
c'est le comble de l'illusion. Car les hérétiques de ces temps-là, et même les
manichéens dont nous avons vu les
1 Apud. Ren., cap. VI, p. 755. — 2 Luc, XVIII, 11.
538
infamies, après avoir biaisé et dissimulé le plus longtemps
qu'ils pouvaient pour se délivrer du dernier supplice, lorsqu'ils étaient
convaincus et condamnés selon les lois, couraient à la mort avec joie. Leur
fausse constance étonnait le monde : Enervin, qui les accusait, ne laissait pas
d'en être frappé , et demandait avec inquiétude à saint Bernard la raison d'un
tel prodige (1). Mais le Saint trop instruit des profondeurs de Satan , pour
ignorer qu'il savait faire imiter jusqu'au martyre à ceux qu'il tenait captifs,
répondait que par un juste jugement de Dieu le malin pouvait avoir puissance, «
non-seulement sur les corps des hommes, mais encore sur leurs cœurs (2) ; » et
que s'il avait bien pu porter Judas à se donner la mort à lui-même, il pouvait
bien porter ces hérétiques à la souffrir de la main des autres. Ne nous étonnons
donc pas de voir des martyrs de toutes les religions, et même dans les plus
monstrueuses, et apprenons par cet exemple à ne tenir pour vrais martyrs que
ceux qui souffrent dans l'unité.
Mais ce qui devrait
éternellement désabuser les protestants de toutes ces sectes impies, c'est la
détestable coutume de renier leur religion, et de participer à notre culte
pendant qu'ils le rejetaient dans leur cœur. Il est constant que les vaudois, à
l'exemple des manichéens, ont vécu dans cette pratique depuis le commencement de
la secte jusque vers le milieu du dernier siècle. Séyssel ne pouvait assez
s'étonner (3) de la fausse piété de leurs barbes, qui condamnaient les
mensonges, jusqu'aux plus légers, comme autant de péchés mortels, et ne
craignaient point devant les juges de mentir sur leur foi avec une opiniâtreté
si étonnante, qu'à peine pouvait-on leur en arracher la confession avec la
question la plus rigoureuse, Ils défendaient de jurer pour rendre témoignage à
la vérité devant le magistrat; et en même temps ils juraient tout ce qu'on
voulait pour tenir leur secte et leur croyance cachées : tradition qu'ils
avaient reçue des manichéens, comme ils avaient aussi hérité de leur présomption
et de leur aigreur. Les hommes s'accoutument à tout, quand une fois leurs
conducteurs ont pris l'ascendant sur leurs esprits, et surtout lorsqu'ils les
ont engagés dans une cabale sous prétexte de piété. »
1 Analect., liv. III, p. 454.— 2
Serm. LXVI, in Cant., sub. fin.— 3 Fol. 47.
539
Il faut maintenant parler de
ceux qu'on appelait faussement Vaudois et Picards, et qui
s'appelaient eux-mêmes les Frères de Bohême, ou les Frères Orthodoxes,
ou les Frères seulement. Ils composent une secte particulière séparée des
albigeois et des pauvres de Lyon. Lorsque Luther s'éleva, il en trouva quelques
églises dans la Bohême et surtout dans la Moravie, qu'il détesta durant un long
temps. Il en approuva dans la suite la confession de foi corrigée, comme nous
verrons. Bucer et Musculus leur ont aussi donné de grandes louanges. Le docte
Camérarius, dont nous avons tant parlé, cet intime ami de Mélanchthon, a jugé
leur histoire digne d'être écrite par son éloquente plume. Son gendre Rudiger,
appelé par les églises protestantes du Palatinat, leur préféra celles de la
Moravie dont il voulut être ministre (1) ; et de toutes les sectes séparées de
Rome avant Luther, celle-ci est la plus louée par les protestants : mais sa
naissance et sa doctrine fera bientôt voir qu'il n'y a aucun avantage à en
tirer.
Pour sa naissance, plusieurs
trompés par le nom et par quelque conformité de doctrine, font descendre ces
Bohémiens des anciens vaudois : mais pour eux ils renoncent à cette origine,
comme il paraît clairement dans la préface qu'ils mirent à la tête de leur
confession de foi en 1572 (2). Ils y expliquent amplement leur origine, et ils
disent entre autres choses que les vaudois sont plus anciens qu'eux; que ceux-ci
avaient à la vérité quelques églises dispersées dans la Bohême, lorsque les
leurs commencèrent à paraître , mais qu'ils ne les connaissaient pas ; que
néanmoins ces vaudois se firent connaître à eux dans la suite, mais sans vouloir
entrer, disent-ils, dans le fond de leur doctrine. « Nos annales,
poursuivent-ils, nous apprennent qu'ils ne furent jamais unis à nos églises pour
deux raisons : la première, parce qu'ils ne donnaient aucun témoignage de leur
foi et de leur doctrine ;
1 De Eccl. Frat, in Boh. et Morav., Hist.,
Heid., 1605. — 2 De orig. Eccl. Boh., et Conf. ab iis
editis, Heid., an. 1605, cum Hist.
Joac. Camer., p. 173.
340
la seconde, parce que pour conserver la paix ils ne
faisaient point de difficulté d'assister aux messes célébrées par ceux de
l'Eglise romaine. » D'où ils concluaient, non-seulement « qu'ils n'avaient
jamais fait aucune union avec les vaudois, mais encore qu'ils avaient toujours
cru qu'ils ne le pouvaient faire en sûreté de conscience. » C'est ainsi qu'ils
s'éloignent de l'origine vaudoise; et ce qui est ambitieusement recherché par
les calvinistes, est rejeté par ceux-ci avec mépris.
Camérarius écrit la même chose
dans son Histoire des Frères de Bohême : mais Rudiger, un de leurs
pasteurs dans la Moravie, dit encore plus clairement, que ces églises sont bien
différentes de celles des vaudois ; a que les vaudois sont de l'an 1160, au lieu
que les frères n'ont commencé à paraître que dans le quinzième siècle; » et
qu'enfin « il est écrit dans les annales des frères, qu'ils ont toujours refusé
constamment de faire union avec les vaudois, à cause qu'ils ne donnaient pas une
pleine confession de leur foi et participaient à la messe (1). »
Aussi voyons-nous que ces frères
s'intitulent dans tous leurs synodes et dans tous leurs actes les Frères de
Bohême, faussement appelés Vaudois (2). Ils détestent encore plus le nom de
Picards : « Il y a bien de l'apparence, dit Rudiger, que ceux qui l'ont donné
les premiers à nos ancêtres, l'ont tiré d'un certain Picard, qui renouvelant
l'ancienne hérésie des adamites, introduisait et des nudités et des actions
infâmes ; et comme cette hérésie pénétra dans la Bohême environ le temps de
l'établissement de nos églises, on les déshonora par un si infâme titre, comme
si nous n'eussions été que de misérables restes de cet impudique Picard (3). »
On voit par là comme les frères rejettent ces deux origines, la picarde et la
vaudoise : « Ils tiennent même à injure d'être appelés picards et vaudois (4); »
et si la première origine leur déplaît, la seconde, dont nos protestants se
glorifient, leur paraît seulement un peu moins honteuse : mais nous allons voir
maintenant que celle qu'ils se donnent eux-mêmes n'est guère plus honorable.
1 Hist., p. 105, etc.; Rudig., de Eccl.
Frat. in Boh. et Mov. Narr., p.
147. — 2 In Synt. Sendom., Synt. Gen.,
II part., p. 219.— 3 Rudig., ibid., p. 148. — 4 Apol., 1532, ap.
Lyd., tom. II, p. 137.
541
Ils se vantent d'être disciples
de Jean Hus : mais pour juger de leur prétention, il faut encore remonter plus
haut, puisque Jean Hus lui-même s'est glorifié d'avoir eu Viclef (a) pour
maître. Je dirai donc en peu de paroles ce qu'il faut croire de Viclef, sans
produire d'autres pièces que ses ouvrages, et le témoignage de tous les
protestants de bonne foi.
Le principal de tous ses
ouvrages, c'est le Trialogue, ce livre fameux qui souleva toute la
Bohême, et excita tant de troubles en Angleterre. Voici quelle en était la
théologie : « Que tout arrive par nécessité ; qu'il a longtemps regimbé contre
cette doctrine, à cause qu'elle était contraire à la liberté de Dieu; mais qu'à
la fin il avait fallu céder, et reconnaître en même temps que tous les péchés
qu'on fait dans le monde sont nécessaires et inévitables (1) ; que Dieu ne
pouvait pas empêcher le péché du premier homme, ni le pardonner sans la
satisfaction de Jésus-Christ, mais aussi qu'il était impossible que le Fils de
Dieu ne s'incarnât pas, ne satisfît pas, ne mourût pas; que Dieu à la vérité
pouvait bien faire autrement, s'il eût voulu ; mais qu'il ne pouvait pas vouloir
autrement ; qu'il ne pouvait pas ne point pardonner à l'homme ; que le péché de
l'homme venait de séduction et d'ignorance ; et qu'ainsi il avait fallu par
nécessité que la sagesse divine s'incarnât pour le réparer (2); que Jésus-Christ
ne pouvait pas sauver les démons ; que leur péché était un péché contre le
Saint-Esprit ; qu'il eût donc fallu pour les sauver que le Saint-Esprit se fût
incarné, ce qui était absolument impossible; qu'il n'y avait donc aucun moyen
possible pour sauver les démons en général ; que rien n'était possible à Dieu
que ce qui arrivait actuellement ; que cette puissance qu'on admettait pour les
choses qui n'arrivaient pas est une illusion; que Dieu ne peut rien produire au
dedans de
1 Lib. III, cap. VII, VIII, XXIII, P.
56, 82, edit. 1525. — 2 Lib. III, cap. XXIV, XXV, p. 85, etc.
(a) Né vers 1324, au bourg de Wicliff, comte d'York; d'où
le nom francisé Jean de Wicleff, ou Viclef tout court.
542
lui qu'il ne le produise nécessairement, ni au dehors qu'il
ne le produise aussi nécessairement en son temps ; que lorsque Jésus-Christ a
dit qu'il pouvait demander à son Père plus de douze légions d'anges, il faut
entendre qu'il le pouvait s'il eût voulu, mais reconnaître en même temps qu'il
ne pouvait le vouloir (1) ; que la puissance de Dieu était bornée dans le fond,
et qu'elle n'est infinie qu'à cause qu'il n'y a pas une plus grande puissance
(2) ; en un mot que le monde et tout ce qui existe est d'une absolue nécessité,
et que s'il y avait quelque chose de possible à qui Dieu refusât l'être, il
serait ou impuissant ou envieux ; que comme il ne pouvait refuser l'être à tout
ce qui le pouvait avoir, aussi ne pouvait-il rien anéantir (3); qu'il ne faut
point demander pourquoi Dieu n'empêche pas le péché, c'est qu'il ne peut pas, ni
en général pourquoi il fait ou ne fait pas quelque chose, parce qu'il fait
nécessairement tout ce qu'il peut faire (4) ; qu'il ne laisse pas d'être libre ,
mais comme il est libre à produire son Fils qu'il produit néanmoins
nécessairement (5) ; que la liberté qu'on appelle de contradiction, par
laquelle on peut faire et ne pas faire, est un terme erroné introduit par les
docteurs, et que la pensée que nous avons que nous sommes libres est une
perpétuelle illusion, semblable à celle d'un enfant qui croit qu'il marche tout
seul pendant qu'on le mène ; qu'on délibère néanmoins, qu'on avise à ses
affaires, qu'on se damne, mais que tout cela est inévitable, aussi bien que tout
ce qui se fait et ce qui s'omet dans le monde ou par la créature, ou par Dieu
même (6) ; que Dieu a tout déterminé ; qu'il nécessite tant les prédestinés que
les réprouvés à tout ce qu'ils font, et chaque créature particulière à chacune
de ses actions; que c'est de là qu'il arrive qu'il y a des prédestinés et des
réprouvés ; qu'ainsi il n'est pas au pouvoir de Dieu de sauver un seul des
réprouvés (7) ; qu'il se moque de ce qu'on dit des sens composés et divisés,
puisque Dieu ne peut sauver que ceux qui sont sauvés actuellement (8) ; qu'il y
a une conséquence nécessaire qu'on pèche, si certaines choses sont; que Dieu
veut que ces choses soient, et
1 Lib. III, cap. XXVII; lib. I, cap. X,
p. 15; ibid., cap. XI, p. 18.— 2 Ibid., cap. II.— 3 Lib. III, cap.
IV; ibid., cap. X, p. 16.— 4 Lib. III, cap. IX.— 5 Lib. I, cap. X. — 6
Ibid., X, XI. — 7 Ibid., lib. III, cap. IX; lib. II, cap. XIV;
lib. III, cap. IV. — 8 Lib. III, cap. VIII.
543
que cette conséquence soit bonne, parce qu'autrement elle
ne serait pas nécessaire; ainsi qu'il veut qu'on pèche, qu'il veut le péché à
cause du bien qu'il en tire ; et qu'encore qu'il ne plaise pas à Dieu que Pierre
pèche, le péché de Pierre lui plaît ; que Dieu approuve qu'on pèche ; qu'il
nécessite au péché ; que l'homme ne peut pas mieux faire qu'il ne fait; que les
pécheurs et les damnés ne laissent pas d'être obligés à Dieu, et qu'il fait
miséricorde aux damnés en leur donnant l'être, qui leur est plus utile et plus
désirable que le non-être ; qu'à la vérité il n'ose pas assurer tout à fait
cette opinion, ni pousser les hommes à pécher, en enseignant qu'il est agréable
à Dieu qu'ils pèchent ainsi, et que Dieu leur donne cela comme une récompense ;
qu'il voit bien que les méchants pourraient prendre occasion de cette doctrine de
commettre de grands crimes, et que s'ils le peuvent ils le font : mais que si on
n'a point de meilleures raisons à lui dire que celles dont on se sert, il
demeurera confirmé dans son sentiment sans en dire un mot (1). »
On voit par là qu'il ressent une
horreur secrète des blasphèmes qu'il profère : mais il y est entraîné par
l'esprit d'orgueil et de singularité auquel il s'est livré lui-même, et il ne
peut retenir sa plume emportée. Voilà un extrait fidèle de ses blasphèmes : ils
se réduisent à deux chefs, à faire un Dieu dominé par la nécessité, et, ce qui
en est une suite, un Dieu auteur et approbateur de tous les crimes, c'est-à-dire
un Dieu que les athées auraient raison de nier : de sorte que la religion d'un
si grand réformateur est pire que l'athéisme.
On voit en même temps combien de
ses dogmes ont été suivis par Luther. Pour Calvin et les calvinistes, on le
verra dans la suite ; et en ce sens ce n'est pas en vain qu'ils auront compté
cet impie parmi leurs prédécesseurs.
Au milieu de tous ces
blasphèmes, il affectait d'imiter la fausse piété des vaudois, en attribuant
l'effet des sacrements au mérite des personnes : « en disant que les clefs
n'opèrent que dans ceux qui sont saints, et que ceux qui n'imitent pas
Jésus-Christ n'en peuvent avoir la puissance ; que cette puissance pour cela
n'est
1 Lib. III, cap. IV, VIII.
544
pas perdue dans l'Eglise; qu'elle subsiste dans des
personnes humbles et inconnues ; que les laïques peuvent consacrer et
administrer les sacrements (1); que c'est un grand crime aux ecclésiastiques de
posséder des biens temporels; un grand crime aux princes de leur en avoir donné,
et de ne pas employer leur autorité à les en priver (2). » Me permettra-t-on de
le dire ? voilà dans un Anglais le premier modèle de la réformation anglicane et
de la déprédation des églises. On dira que nous combattons pour nos biens ; non
: nous découvrons la malignité des esprits outrés, qui sont, comme on voit,
capables de tous excès.
M. de la Roque prétend qu'on a
calomnié Viclef dans le concile de Constance (3), et qu'on lui a imputé des
propositions qu'il ne croyait pas, entre autres celle-ci : Dieu est obligé
d'obéir au diable (4). Mais si nous trouvons tant de blasphèmes dans un seul
ouvrage qui nous reste de Viclef, on peut bien croire qu'il y en avait beaucoup
d'autres dans les livres qu'on avait alors en si grand nombre ; et en
particulier celui-ci est une suite manifeste de la doctrine qu'on vient de voir,
puisque Dieu, qui en toutes choses agissait par nécessité, était entraîné par la
volonté du diable à faire certaines choses lorsqu'il y fallait nécessairement
concourir.
On ne trouve non plus dans le
Trialogue la proposition imputée à Viclef : Qu'un roi cessait d'être roi pour
un péché mortel (5). Il y avait assez d'autres livres de Viclef où elle se
pouvait trouver. En effet nous avons une conférence entre les catholiques de
Bohême et les calixtins en présence du roi George Pogiebrac, où Hilaire doyen de
Prague soutient à Roquesane chef des calixtins, que Viclef avait écrit en termes
exprès : « Qu'une vieille pouvait être roi et pape, si elle était meilleure et
plus vertueuse que le pape et que le roi : qu'alors la vieille dirait au roi :
Levez-vous : je suis plus digne que vous d'être assise sur le trône (6).
» Comme Roquesane répondait que ce n'était pas la pensée de Viclef, le même
Hilaire s'offrit à faire voir à toute l'assemblée ces propositions, et encore
celle-ci : « Que celui qui était par sa vertu le plus digne
1 Lib. IV, cap. X, XIV, XXIII, XXV, XXXII.—
2 Ibid., cap. XVII-XIX, XXXV. — 3 Hist. de l’Euch.
— 4 Conc. Const., sess. VIII, prop. 6. — 5 Ibid., prop. 15. — 6
Disp. cum Rokys., apud. Canis., ant. Lect., tom. III, II part., p.
474.
545
de louange, était aussi le plus digne en dignité ; et que
la plus sainte vieille devait être mise dans le plus saint office (1). »
Roquesane demeura muet, et le fait passa pour constant.
Le même Viclef consentait à
l'invocation des Saints, en honorait les images, en reconnaissait les mérites et
croyait le purgatoire.
Pour ce qui est de
l'Eucharistie, le grand effort est contre la transsubstantiation, qu'il dit être
la plus; détestable hérésie qu'on ait jamais introduite (2). C'est donc son
grand article, de trouver du pain dans ce sacrement. Quant à la présence réelle,
il y a des passages contre, il y en a pour. Il dit que « le corps est caché dans
chaque parcelle et dans chaque point du pain (3). » En un autre endroit, après
avoir dit, selon sa maudite maxime, que la sainteté du ministre est nécessaire
pour consacrer validement, il ajoute qu'il faut présumer pour la sainteté des
prêtres : mais, dit-il, « parce qu'on n'en a qu'une simple probabilité, j'adore
sous condition l'hostie que je vois, et j'adore absolument Jésus-Christ qui est
dans le ciel. » Il ne doute donc de la présence qu'à cause qu'il n'est pas
certain de la sainteté du ministre, qu'il y croit absolument nécessaire. On
trouverait d'autres passages semblables , mais il importe fort peu d'en savoir
davantage.
Un fait plus important est
avancé par M. de la Roque le fils (4). Il nous produit une confession de foi, où
la présence réelle est clairement établie, et la transsubstantiation non moins
clairement rejetée : mais ce qu'il y a de plus important, c'est qu'il nous
assure que cette confession de foi fut proposée à Viclef dans le concile de
Londres, où arriva ce grand tremblement de terre, qu'on appela pour cette raison
Concilium terrœ motûs : les uns disant que la terre avait eu horreur de
la décision des évêques, et les autres de l'hérésie de Viclef.
Mais sans m'informer davantage
de cette confession de foi, dont nous parlerons avec plus de certitude quand
nous en aurons vu toute la suite, je puis bien assurer par avance qu'elle ne
peut pas
1 Disp. cum Rokys., apud Canis., ant.
Lect., tom. III, II part., p. 500. — 2 Lib. III, cap. XXX ;
lib. II, cap. XIV ; lib. III, cap. V; lib. IV, cap. VI, VII, XL, XLI;
lib. IV, cap. I, VI. — 3 Lib. IV, cap. I. — 4 Nouv. accus, cont. M. Varill.,
p. 73.
546
avoir été proposée à Viclef par le concile. Je le prouve
par Viclef même, qui répète quatre fois que « dans le concile de Londres où la
terre trembla : » In suo concilia terrœ motûs, on définit en termes
exprès, « que la substance du pain et du vin ne demeurait pas après la
consécration (1): » donc il est plus clair que le jour que la confession de foi,
où ce changement de substance est rejeté, ne peut pas être de ce concile.
Je crois M. de la Roque d'assez
bonne foi pour se rendre à une preuve si constante. En attendant, nous lui
sommes obligés de nous avoir épargné la peine de prouver ici la lâcheté de
Viclef : sa palinodie devant le concile : celle « de ses disciples qui n'eurent
pas d'abord plus de fermeté que lui (2) : la honte qu'il eût de sa lâcheté, ou
bien de s'être écarté des sentiments reçus alors (3), » qui lui fît rompre
commerce avec les hommes; d'où vient que depuis sa rétractation on n'entend plus
parler de lui ; et enfin sa mort dans sa cure et dans l'exercice de sa charge :
ce qui démontre aussi bien que sa sépulture en terre sainte, qu'il était mort à
l'extérieur dans la communion de l'Eglise.
Il ne me reste donc plus qu'à
conclure avec cet auteur, qu'il n'y a que de la honte à tirer pour les
protestants de la conduite de Viclef, « ou hypocrite prévaricateur, ou
catholique romain, qui mourut dans l'Eglise même, en assistant au sacrifice, où
l'on mettait l'éloignement entre les deux partis (4). »
Ceux qui voudront savoir le
sentiment de Mélanchthon sur Viclef, le trouveront dans la préface de ses Lieux
communs, où il dit qu'on « peut juger de l'esprit de Viclef par les erreurs dont
il est plein (5). Il n'a, dit-il, rien compris dans la justice de la foi: il
brouille l'Evangile et la politique : il soutient qu'il n'est pas permis aux
prêtres d'avoir rien en propre : il parle de la puissance civile d'une manière
séditieuse et pleine de sophisterie : par la même sophisterie il chicane sur
l'opinion universellement reçue touchant la cène du Seigneur. » Voilà ce qu'a
dit Mélanchthon après avoir lu Viclef. Il en aurait dit davantage, et il aurait
relevé ce que cet
1 Lib. IV, cap. XXXVI-XXXVIII. — 2 La
Roque, ibid., 70. — 3 Ibid., p. 81, 85, 88-90. — 4 La Roq.,
ibid. — 5 Prœf. ad Mycon.; Hosp., II part., ad an. 1550, fol. 115.
547
auteur avait décidé tant contre le libre arbitre que pour
faire Dieu auteur du péché, s'il n'avait craint, en le reprenant de ces excès,
de déchirer son maître Luther sous le nom de Viclef.
Ce qui a donné à Viclef un si
grand rang parmi les prédécesseurs de nos réformés, c'est d'avoir dit que le
Pape était l'Antéchrist, et que depuis l'an mil de Notre-Seigneur, où Satan
devait être déchaîné selon la prophétie de saint Jean, l'Eglise romaine était
devenue la prostituée et la Babylone (1). Jean Hus (a) disciple de Viclef, a
mérité les mêmes honneurs, puisqu'il a si bien suivi son maître dans cette
doctrine.
Il l'avait abandonné en d'autres
chefs. Autrefois on a disputé de ses sentiments sur l'Eucharistie. Mais la
question est jugée du consentement des adversaires, depuis que M. de la Roque,
dans son Histoire de l'Eucharistie (2), a fait voir parles auteurs du
temps, par le témoignage des premiers disciples de Hus et par ses propres écrits
qu'on a encore, qu'il a cru la transsubstantiation et tous les autres articles
de la croyance romaine, sans en excepter un seul, si ce n'est la communion sous
les deux espèces, et qu'il a persisté dans ce sentiment jusqu'à la mort. Le même
ministre démontre la même chose de Jérôme de Prague disciple de Jean Hus, et le
fait est incontestable.
Ce qui faisait douter de Jean
Hus , était quelques paroles qu'il avait inconsidérément proférées et qu'on
avait mal entendues, ou qu'il avait rétractées. Mais ce qui le fit plus que tout
le reste tenir pour suspect en cette matière, c'était les louanges excessives
qu'il donnait à Viclef ennemi de la transsubstantiation. Viclef était en effet
le grand docteur de Jean Hus, aussi bien que de tout le parti des hussites :
mais il est constant qu'ils n'en suivaient pas la doctrine
1 Vie, lib. IV, cap. I, etc. — 2 II part., cap. XIX, p.
484.
(a) Huss, bourg de Bohême; d'où nous avons fait Jean de
Huss, et Jean Hus.
548
toute crue, et qu'ils tâchaient de l'expliquer, comme
faisait aussi Jean Hus, à qui Rudiger donne la louange « d'avoir adroitement
expliqué et courageusement défendu les sentiments de Viclef». » On demeurait
donc d'accord dans le parti que Viclef, qui à vrai dire en était le chef, avait
bien outré les matières, et avait grand besoin d'être expliqué. Mais quoi qu'il
en soit, il est bien constant que Jean Hus s'est glorifié de son sacerdoce
jusqu'à la fin, et n'a jamais discontinué de dire la messe tant qu'il a pu.
M. de la Roque le jeune soutient
fortement les sentiments de son père; et il est même assez sincère pour avouer «
qu'ils déplaisent à bien des gens du parti, et surtout au fameux M...., qui
n'aimait pas d'ordinaire les vérités qui avaient échappé à ses lumières (2). »
Tout le monde sait que c'est M. Claude, dont il supprime le nom. Mais ce jeune
auteur pousse ses recherches plus avant que n'avait fait encore aucun
protestant. Personne ne peut plus douter, après les preuves qu'il rapporte (3),
que Jean Hus n'ait prié les Saints, honoré leurs images, reconnu le mérite des
œuvres, les sept sacrements, la confession sacramentale et le purgatoire. La
dispute roulait principalement sur la communion sous les deux espèces; et ce qui
était le plus important, sur cette damnable doctrine de Viclef, que l'autorité,
et surtout l'autorité ecclésiastique, se perdait par le péché (4) ; car Jean Hus
soutenait dans cet article des choses aussi outrées que celles que Viclef avait
avancées, et c'est de là qu'il tirait ses pernicieuses conséquences.
Si avec une semblable doctrine,
et encore en disant la messe tous les jours jusqu'à la fin de sa vie, on peut
être, non-seulement un vrai fidèle, mais encore un saint et un martyr, comme
tous les protestants le publient de Jean Hus, aussi bien que de son disciple
Jérôme de Prague, il ne faut plus disputer des articles fondamentaux : le seul
article fondamental est de crier contre le Pape et contre l'Eglise romaine; mais
surtout si l'on s'emporte avec Viclef et Jean Hus jusqu'à appeler cette Eglise
l'église de l'Antéchrist, cette doctrine est la rémission de tous les
péchés et couvre toutes les erreurs.
1 Rudig., Narr., p. 153. — 2 Nouv. acc. cont.
Varil., p. 148 et suiv. — 3 Ibid., p. 158 et suiv. — 4 Conc.
Const., sess. XV, prop. 11-13, etc.
549
Revenons aux frères de Bohême,
et voyons comme ils sont disciples de Jean Hus. Incontinent après sa
condamnation et son supplice, on vit deux sectes s'élever en Bohême sous son
nom, la secte des calixtins et la secte des taborites (a) ; les calixtins, sous
Roquesane, qui du commun consentement de tous les auteurs catholiques et
protestants, fut sous prétexte de réforme le plus ambitieux de tous les hommes;
les taborites, sous Zisca dont les actions sanguinaires ne sont pas moins
connues que sa valeur et ses succès. Sans nous informer de la doctrine des
taborites, leurs rébellions et leur cruauté les a rendus odieux à la plupart des
protestants. Des gens qui ont porté le fer et le feu dans le sein de leur patrie
vingt ans durant, et qui ont laissé pour marque de leur passage tout en sang et
tout en cendres, ne sont guère propres à être tenus pour les principaux
défenseurs de la vérité, ni à donner à des églises une origine chrétienne.
Rudiger, qui seul de sa secte, faute d'avoir trouvé mieux, a voulu que les
frères bohémiens descendissent des taborites (1), demeure d'accord que Zisca, «
poussé par ses inimitiés particulières, porta si loin la haine qu'il avait
contre les moines et contre les prêtres, que non-seulement il mettait le feu aux
églises et aux monastères (où ils servaient Dieu), mais encore que pour ne leur
laisser aucune demeure sur la terre, il faisait passer au fil de l'épée tous les
habitants des lieux qu'ils occupaient (2). » C'est ce que dit Rudiger, auteur
non suspect ; et il ajoute que les frères, qu'il faisait descendre de ces
barbares taborites, « avaient honte de cette origine (3). » En effet ils y
renoncent en termes formels dans toutes leurs confessions de foi et dans toutes
leurs apologies, et ils montrent même qu'il est impossible qu'ils soient sortis
des taborites, parce que dans le temps qu'ils ont commencé de paraître, cette
secte abattue par la mort de ses généraux et par la paix générale des
catholiques et des calixtins, qui réunirent toutes les forces de l'Etat pour la
détruire, « ne fit plus que traîner jusqu'à ce que Pogiebrac et Roquesane
achevassent d'en ruiner les misérables restes ; en sorte, disent-ils, qu'il ne
resta plus de
1 De frat. narrat., p. 158. — 2 Ibid., p.
155. — 3 Ibid.
(a) Après la mort de Jean Hus, une partie de ses disciples
se retirèrent sur une montagne, qu'ils appelèrent Thabor ; c'est de là qu'est
venu leur nom.
550
taborites dans le monde (1) : » ce que Camérarius confirme
dans son Histoire (2).
L'autre secte, qui se glorifia
du nom de Jean Hus, fut celle des calixtins, ainsi appelés, parce qu'ils
croyaient le calice absolument nécessaire au peuple. Et c'est constamment de
cette secte que sortirent les frères en 1457, selon qu'ils le déclarent
eux-mêmes dans la préface de leur confession de foi de 1558, et encore dans
celle de 1572, que nous avons tant de fois citées, où ils parlent en ces termes
: « Ceux qui ont fondé nos églises se séparèrent alors des calixtins par une
nouvelle séparation (3); » c'est-à-dire, comme ils l'expliquent dans leur
apologie de 1532, que de même que les calixtins s'étaient séparés de Rome, ainsi
les frères se séparèrent des calixtins (4) : de sorte que ce fut un schisme et
une division dans une autre division et dans un autre schisme. Mais quelles
furent les causes de cette séparation ? On ne les peut pas bien comprendre sans
connaître et la croyance et l'état où se trouvèrent alors les calixtins.
Leur doctrine consistait d'abord
en quatre articles. Le premier concernait la coupe ; les trois autres
regardaient la correction des péchés publics et particuliers, qu'ils portaient à
certains excès; la libre prédication de la parole de Dieu , qu'ils ne voulaient
pas qu'on put défendre à personne ; et les biens d'Eglise. Il y avait là quelque
mélange des erreurs des vaudois. Ces quatre articles furent réglés dans le
concile de Bâle d'une manière dont les calixtins furent d'accord, et la coupe
leur fut accordée à certaines conditions, dont ils convinrent. Cet accord
s'appela Compactatum, nom célèbre dans l'histoire de Bohême. Mais une
partie des hussites, qui ne voulut pas se contenter de ces articles, commença,
sous le nom des Taborites, ces sanglantes guerres dont nous venons de
parler ; et les calixtins, l'autre partie des hussites qui avaient accepté
l'accord, ne s'y tint pas, puisqu'au lieu de déclarer, comme on en était convenu
à Bâle, que la coupe n'était pas nécessaire, ni commandée de Jésus-Christ, ils
en pressèrent
1 Prœf. Confess., 1572, seu De orig.
Eccl. Boh., etc., post Hist.
Camer, init. Prœf. — 2 P. 176. — 3 De frat. narrat., p.
267 ; Prœf. Boh. Conf., 1558; Synt. Gen.,
p. 164. — 4 Apol. frat., I, I part., ap. Lyd., tom. II, p. 129.
551
la nécessité, même à l'égard des enfants nouvellement
baptisés. A la réserve de ce point, on est d'accord que les calixtins
convenaient de tout le dogme avec l'Eglise romaine, et leurs disputes avec les
taborites le font voir. Lydius un ministre de Dordrect en a recueilli les actes
(1), et ils ne sont pas révoqués en doute par les protestants.
On y voit donc que les calixtins
ne conviennent pas seulement de la transsubstantiation, mais encore en tout et
partout sur la matière de l'Eucharistie, de la doctrine et des pratiques reçues
dans l'Eglise romaine, à la réserve de la communion sous les deux espèces ; et
pourvu que le Pape l'accordât, ils étaient prêts à reconnaître son autorité (2).
On pourrait ici demander : D'où
vient donc qu'avec de tels sentiments ils conservaient tant de respect pour
Viclef, qu'ils appelaient aussi bien que les taborites le docteur évangélique
par excellence (3)? C'est en un mot qu'on ne trouve rien de régulier dans ces
sectes séparées. Quoique Viclef eût parlé avec tout l'emportement possible
contre la doctrine de l'Eglise romaine, et en particulier contre la
transsubstantiation, les calixtins l'excusaient, en répondant que ce qu'il avait
dit contre ce dogme, il ne l'avait pas dit décisivement, mais
scholastiquement (4), comme on parlait, c'est-à-dire par manière de dispute;
et on peut juger par là combien ils trouvaient de facilité à justifier, quoi
qu'on leur put dire, un auteur dont ils étaient entêtés.
Ils n'en étaient pas moins bien
disposés à reconnaître le Pape , et les seuls intérêts de Roquesane empêchèrent
leur réunion. Ce docteur avait lui-même ménagé l'accommodement, dans l'espérance
qu'il avait conçue qu'après un si grand service le Pape se porterait aisément à
le pourvoir de l'archevêché de Prague, qui était l'objet de ses vœux (5). Mais
le Pape, qui ne voulait pas commettre les âmes et le dépôt de la foi à un homme
si factieux, donna cette prélature à Budovix, autant supérieur à Roquesane en
mérite qu'en naissance. Tout manqua par cet endroit. La
1 Lyd. Valdens., tom. I, Roterod.,
1616.— 2 Syn. Prag., an. 1431, ap. Lyd., p. 304, et an. 1434;
ibid., p. 332, 354.— 3 Disp. cum Rokys., can. 15 , Ant. lect.,
tom. III, II part. — 4 Ibid, p. 472. — 5 Camer., Hist. narr.,
Apol. frat., p. 115, etc.
552
Bohême se vit replongée dans des guerres plus sanglantes
que toutes les précédentes : Roquesane, malgré le Pape, s'érigea en archevêque
de Prague, ou plutôt en Pape dans la Bohême : et Pogiebrac, qu'il éleva par ses
intrigues à la royauté, ne lui pou-voit rien refuser.
Durant ces troubles, des gens de
métier qui commençaient à gronder dès le règne précédent, se mirent plus que
jamais à parler entre eux de la réforme de l'Eglise. La messe, la
transsubstantiation, la prière pour les morts, les honneurs des Saints, et
surtout la puissance du Pape les choquait. Enfin ils se plaignaient que les
calixtins « romanisaient en tout et partout, à la réserve de la coupe (1) » Ils
entreprirent de les corriger. Roquesane irrité contre le Saint-Siège, leur parut
un instrument propre à entreprendre cette affaire. Rebutés par ses superbes
réponses, qui ne respiraient que l'amour du monde, ils lui reprochèrent son
ambition; qu'il n'était qu'un mondain, et qu'il les abandonnerait plutôt que ses
honneurs (2). En même temps ils mirent à leur tête un Kelesiski, maître
cordonnier, qui leur fit un corps de doctrine qu'on appela les formes de
Kelesiski. Dans la suite ils se choisirent un pasteur nommé Matthias
Convalde, homme laïque et ignorant; et en l'an 1407, ils se séparèrent
publiquement des calixtins, comme les calixtins avaient fait de Rome. Telle a
été la naissance des frères de Bohême; et voilà ce que Camérarius, et eux-mêmes,
tant dans leurs Annales que dans leurs Apologies et dans les
préfaces de leurs confessions de foi, nous racontent de leur origine, si ce
n'est qu'ils mettent leur séparation en 1457, et il me paraît plus net de la
mettre dix ans après en 1457, dans le temps qu'ils marquent eux-mêmes la
création de leurs nouveaux pasteurs.
Je trouve ici un peu de
contradiction entre ce qu'ils racontent de leur histoire dans leur Apologie
de 1539, et ce qu'ils en disent dans la préface de 1572 : car ils disent dans
cette préface qu'en 1457, dans le temps qu'ils se séparèrent d'avec les
calixtins, ils étaient un peuple ramassé de toute sorte de conditions (3) : et
dans
1 Apol., 1532, I part. — 2 Camer., de Eccles.
frat., p. 67, 84, etc.; Apol. frat., 1532, I part.— 3 De Orig.
Eccl. Boh., post Hist. Camer., p. 267.
553
leur Apologie de 1532, où ils étaient un peu moins
fiers , ils reconnaissent franchement qu'ils étaient ramassés « du menu peuple
et de quelques prêtres bohémiens en petit nombre, tous ensemble un très-petit
nombre de gens, petit reste et méprisables ordures, » ou, comme on voudra
traduire, miserabiles quisquiliœ, « laissées dans le monde par Jean Hus
(1). » C'est ainsi qu'ils se séparèrent des calixtins, c'est-à-dire des seuls
hussites qui fussent alors. Voilà comme ils sont disciples de Jean Hus : morceau
rompu d'un morceau, schisme séparé d'un schisme, hussites divisés des hussites,
et qui n'en avaient presque retenu que la désobéissance et la rupture avec
l'Eglise romaine.
Si on demande comment ils
pouvaient reconnaître Jean Hus, comme ils font partout, pour un docteur
évangélique, pour un saint martyr, pour leur maître, et pour
l’apôtre des Bohémiens, et en même temps rejeter comme sacrilège la messe
que leur apôtre avait dite constamment jusqu'à la fin, la transsubstantiation et
les autres dogmes qu'il avait toujours retenus : c'est qu'ils disaient que «
Jean Hus n'avait fait que commencer le rétablissement de l'Evangile; » et ils
voulaient croire « qu'il aurait bien changé d'autres choses, si on lui en eût
laissé le temps (2). » En attendant il ne laissait pas d'être martyr et apôtre,
encore qu'il persévérât dans des pratiques si damnables selon eux; et les frères
en célébraient le martyre dans leurs églises le huitième juillet, comme nous
l'apprenons de Rudiger (3).
Camérarius demeure d'accord de
leur extrême ignorance, et fait ce qu'il peut pour l'excuser. Ce qui est de bien
certain, c'est que Dieu ne fit pas des miracles pour les éclairer. Tant de
siècles après que la question du baptême des hérétiques avait été si bien
éclaircie du commun consentement de toute l'Eglise, ils furent si ignorants
qu'il rebaptisèrent « tous ceux qui venaient à eux des autres églises (4). » Ils
persistèrent cent ans durant dans cette erreur, comme ils l'avouent dans tous
leurs écrits, et ils reconnaissent dans la préface de 1558 qu'il n'y avait que
très-peu de temps qu'ils
1 I part., Apol., Lyd., tom.
II, p. 221 et 222, 232, etc. — 2 Apol., 1532, I part., ap.
Lyd., tom. II, p. 116-118, etc.— 3 Rudig., Nar. post.
Cam. Hist., p. 151.— 4 Camer., Hist. narr., p. 102.
554
en étaient revenus (1). Il ne faut pas s'imaginer que ce
fût une erreur médiocre, puisque c'était dire que le baptême était perdu dans
toute l'Eglise, et ne l’était que parmi eux. C'est ce qu'osèrent penser deux ou
trois mille hommes, plus ou moins, également révoltés, et contre les calixtins
parmi lesquels ils vivaient, et contre l'Eglise romaine dont ils s'étaient
séparés les uns et les autres trente ou quarante ans auparavant. Une si petite
parcelle d'une autre parcelle détachée depuis si peu d'années de l'Eglise
catholique, osait rebaptiser tout le reste de l'univers, et réduire tout
l'héritage de Jésus-Christ à un coin de la Bohème. Ils se croyaient donc les
seuls chrétiens, puisqu'ils se croyaient les seuls baptisés; et quoi qu'ils
aient pu dire pour se défendre de ce crime, leur rebaptisation les en
convainquait. Pour toute excuse, ils répondaient que s'ils rebaptisaient les
catholiques, les catholiques aussi les rebaptisaient. Mais on sait assez que
l'Eglise romaine n'a jamais rebaptisé ceux qui avaient été baptisés par qui que
ce fût au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit; et quand il y aurait eu
dans la Bohême des catholiques assez ignorants pour ne savoir pas une chose si
triviale, ceux qui se disaient leurs réformateurs ne devaient-ils pas en savoir
davantage? Après tout, commentées nouveaux rebaptisaleurs ne se firent-ils pas
rebaptiser eux-mêmes? Si lorsqu'ils vinrent au monde le baptême avait cessé dans
toute la chrétienté, celui qu'ils avaient reçu ne valait pas mieux que celui des
autres; et en cassant le baptême de ceux qui les avaient baptisés, que pouvait
devenir le leur? Ils devaient donc aussitôt se faire rebaptiser que de
rebaptiser le reste de l'univers ; et il n'y avait à cela qu'un inconvénient :
c'est que selon leurs principes il n'y avait plus personne sur la terre qui leur
pût rendre cet office, puisque le baptême de quelque côté qu'il pût venir, était
également nul. Voilà ce que c'est d'être réformés de la façon d'un cordonnier,
qui de leur aveu, dans une préface de leur Confession de foi (2), ne sut jamais
un mot de latin, et qui n'était pas moins présomptueux qu'ignorant.
Voilà les
1 Prœf. Apol., 1558, apud. Lyd.,
tom. II, p. 105; Ibid., Apol., part. IV, p. 274; Conf. fid.,
1558, art. 12; Synt. Gen., p. 195; ibid., p. 170. — 2 Conf.
fid., 1558: Synt. Gen., II part., p. 164.
555
hommes qu'on admire parmi les protestants. S'agit-il de
condamner l'Eglise romaine? Ils ne cessent de lui reprocher l'ignorance de ses
prêtres et de ses moines. S'agit-il des ignorants de ces derniers siècles, qui
ont prétendu réformer l'Eglise par le schisme ? Ce sont des pêcheurs devenus
apôtres, encore que leur ignorance demeure marquée éternellement dès le premier
pas qu'ils ont fait. N'importe; si nous en croyons les luthériens, dans la
préface qu'ils mirent à la tête de l'Apologie des frères en l'imprimant à
Vitenberg du temps de Luther : si, dis-je, nous les en croyons, c'était dans
cette ignorante société et dans cette poignée de gens que « l'Eglise de Dieu
s'était conservée, lorsqu'on la croyait tout à fait perdue (1). »
Cependant ces restes de
l'Eglise, ces dépositaires de l'ancien christianisme , étaient eux-mêmes honteux
de ne voir dans tout le monde aucune église de leur croyance. Camérarius nous
apprend (2) qu'au commencement de leur séparation il leur vint en la pensée de
s'informer s'ils ne trouveroient point en quelque endroit de la terre , et
principalement en Grèce ou en Arménie , ou quelque part en Orient, le
christianisme que l'Occident avait perdu tout à fait dans leur pensée. En ce
temps plusieurs prêtres grecs, qui s'étaient sauvés du sac de Constantinople en
Bohême et que Roquesane y avait reçus dans sa maison, eurent permission de
célébrer les saints mystères selon leur rit. Les frères y virent leur
condamnation , et la virent encore plus dans les entretiens qu'ils eurent avec
ces prêtres. Mais quoique ces Grecs les eussent assurés qu'en vain ils broient
en Grèce y chercher des chrétiens à leur mode et qu'ils n'en trouveraient
jamais, ils nommèrent des députés, gens habiles et avisés, dont les uns
coururent tout l'Orient, d'autres allèrent du côté du nord dans la Moscovie, et
d'autres prirent leur route vers la Palestine et l'Egypte : d'où s'étant
rejoints à Constantinople selon le projet qu'ils en avaient fait, ils revinrent
enfin en Bohême dire à leurs frères pour toute réponse, qu'ils se pouvaient
assurer d'être les seuls de leur croyance dans toute la terre.
1 Joan. Eusleb., in orat. praefixâ, Apol.frat.,
sub hoc titulo : Oeconomia, etc., ap. Lyd., tom. II, p. 95. — 2 De
Eccl. frat., p. 91.
556
Leur solitude dénuée de la
succession et de toute ordination légitime leur fit tant d'horreur, qu'encore du
temps de Luther ils envoyaient de leurs gens qui se coulaient furtivement dans
les ordinations de l'Eglise romaine : un traité de Luther, que nous avons cité
ailleurs, nous l'apprend. Pauvre église qui destituée du principe de fécondité
que Jésus-Christ a laissé à ses apôtres et dans l'ordre apostolique, étaient
contraints de se mêler parmi nous pour y venir mendier ou plutôt dérober les
ordres!
Au reste Luther leur reprochait
qu'ils ne voyaient goutte non plus que Jean Hus dans la justification, qui était
le point principal de l'Evangile : car « ils la mettaient, poursuit-il, dans la
foi et dans les œuvres ensemble, ainsi qu'ont fait plusieurs Pères ; et Jean Hus
était plongé dans cette opinion (1). » Il a raison : car ni les Pères, ni Jean
Hus, ni Viclef son maître, ni les orthodoxes, ni les hérétiques, ni les
albigeois, ni les vaudois , ni aucun autre , n'avaient songé avant lui à la
justice imputative. C'est pourquoi il méprisait les frères de Bohême, « comme
des gens sérieux, rigides , d'un regard farouche , qui se martyrisaient avec la
loi et les œuvres, et qui n'avaient pas la conscience joyeuse (2). » C'est ainsi
que Luther traitait les plus réguliers à l'extérieur de tous les réformateurs
schismatiques et les seuls restes de la vraie Eglise, à ce qu'on disait. Il fut
bientôt satisfait : les frères outrèrent la justification luthérienne , jusqu'à
donner aveuglément dans les excès des calvinistes, et même dans ceux dont les
calvinistes d'aujourd'hui tâchent de se défendre. Les luthériens voulaient que
nous fussions justifiés sans y coopérer, et sans y avoir part. Les frères
ajoutèrent que c'était même « sans le savoir et sans le sentir, comme un embryon
est vivifié dans le ventre de sa mère (3). » Après qu'on était régénéré, Dieu
commençait à se faire sentir, et si Luther voulait qu'on connût avec certitude
sa justification , les] frères voulaient encore qu'on fut « entièrement et
indubitablement » assuré de sa persévérance et de son salut. Ils poussèrent
l'imputation de la justice jusqu'à dire que « les péchés, quelque énormes qu'ils
fussent, étaient véniels, » pourvu qu'on les
1 Luth., Coll., p. 286, edit.
Franc, an. 1676. — 2 Ibid.— 3 Apol., part. IV, ap. Lyd.,
tom. II, p. 244, 248.
557
commît « avec répugnance (1), » et que c'était de ces
péchés que saint Paul disait « qu'il n'y avait point de damnation pour ceux qui
étaient en Jésus Christ (2). »
Les frères avaient comme nous
sept sacrements dans la confession de 1504, présentée au roi Ladislas. Ils les
prouvaient par les Ecritures, et ils les reconnaissaient « établis pour
l'accomplissement des promesses que Dieu avait faites aux fidèles (3). » Il
fallait qu'ils conservassent encore cette doctrine des sept sacrements du temps
de Luther, puisqu'il le trouva mauvais. La confession de foi fut réformée, et
les sacrements réduits à deux , le baptême et la Cène, comme Luther l'avait
prescrit. L'absolution fut reconnue, mais hors du rang des sacrements (4). En
1504 on parlait de la confession des péchés comme d'une chose d'obligation.
Cette obligation ne paraît plus si précise dans la confession réformée , et on y
dit seulement « qu'il faut demander au prêtre l'absolution de ses péchés par les
clefs de l'Eglise, et en obtenir la rémission par ce ministère établi de
Jésus-Christ pour cette fin (5).» Pour la présence réelle, les défenseurs du
sens littéral et les défenseurs du sens figuré ont également tâché de tirer à
leur avantage les confessions de foi des bohémiens. Pour moi, à qui la chose est
indifférente, je rapporterai seulement leurs paroles; et voici d'abord ce qu'ils
écrivirent à Roquesane, comme ils le rapportent eux-mêmes dans leur Apologie
(6): « Nous croyons qu'on reçoit le corps et le sang de Notre-Seigneur sous les
espèces du pain et du vin. » Et un peu après : « Nous ne sommes pas de ceux qui,
entendant mal les paroles de Notre-Seigneur, disent qu'il a donné le pain
consacré en mémoire de son corps, qu'il montrait avec le doigt, en disant : «
Ceci est mon corps. » D'autres disent que ce pain est le corps de Notre-Seigneur
qui est dans le ciel, mais en signification. Toutes ces explications nous
paraissent très-éloignées de l'intention de Jésus-Christ, et nous déplaisent
beaucoup.»
1 Apol., II part., p. 172, 173 ;
IV part., p. 282; ibid., part. II, p. 168. — 2 Rom.,
VIII, 1. — 3 Conf. fid., ap. Lyd., tom. II, p. 8 et seq., citat, in
Apol., 1531, ap. eumd. Lyd., 296, tom. II, Ien.; Germ., liv. de l’Ador.,
p. 229, 230.— 4 Ibid., art. 11-13. — 5 Ibid., art. 5, 14 ;
Prof. fid. ad Lad., cap. de Pœnit. laps., ap. Lyd., tom. II,
p. 15. — 6 Apol., 1532, IV part., ap. Lyd., 295.
558
Dans leur Confession de foi de
1504, ils parlent ainsi (1) : Toutes les fois « qu'un digne prêtre avec un
peuple fidèle prononce ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, »
le pain présent est le corps de Jésus-Christ qui a été offert pour nous à la
mort, et le vin est le sang répandu pour nous; et ce corps et ce sang sont
présents sous les espèces du pain et du vin en mémoire de sa mort. » Et pour
montrer la fermeté de leur foi, ils ajoutent qu'ils en croiraient autant d'une
pierre, si Jésus-Christ avait dit que ce fût son corps (2).
On voit ici le même langage dont
se servent les catholiques : on voit le corps et le sang sous les espèces
incontinent après les paroles; et on les y voit, non point en figure,
mais en vérité. Ce qu'ils ont de particulier, c'est qu'ils veulent que ces
paroles soient prononcées par un digne prêtre. Voilà ce qu'ils ajoutaient à la
doctrine catholique. Pour accomplir l'œuvre de Dieu dans le pain de
l'Eucharistie, la parole de Jésus-Christ ne suffisait pas, et le mérite du
ministre était nécessaire : c'est ce qu'ils avaient appris de Jean Viclef et de
Jean Hus.
Ils répètent la même chose dans
un autre endroit : « Lors, disent-ils, qu'un digne prêtre prie avec son peuple
fidèle, et dit : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » aussitôt le pain
présent est le même corps qui a été livré à la mort, et le vin présent est son
sang, qui a été répandu pour notre rédemption (3). » On voit donc qu'ils ne
changent rien sur la présence réelle dans la doctrine catholique : au contraire
ils semblent choisir les termes les plus forts pour l'établir, en disant «
qu'incontinent après les paroles le pain est le vrai corps de Jésus-Christ, le
même qui est né de la Vierge et qui devait être livré à la croix; et le vin son
vrai sang naturel, le même qui devait être répandu pour nos péchés (4) » et tout
cela, « sans délai, et au moment même, et d'une présence très-réelle et
très-véritable (5), » prœsentissimè, comme ils parlent. Et le sens
figuratif leur parut, disent-ils, «si odieux dans un de leurs synodes, qu'un des
leurs nommé Jean Czizco, »
1 Prof. fid. ad Lad., cap. de
Euch., ap. Lyd., tom. II, p. 10, citat Apol., IV part.; ibid.,
296. — 2 Ibid., p. 12. — 3 Apol. ad Lad., ibid., 42. — 4
Prof. fid. ad Lad., ibid., p. 27; Apol., 66, etc. — 5
Ibid., Apol., 132, IV part., 290.
559
qui avait osé le soutenir, fut chassé de « leur communion
(1). » Ils ajoutent qu'ils ont publié divers écrits contre cette présence en
signe, et que ceux qui la défendent les tiennent pour leurs adversaires; qu'ils
les appellent des papistes, des antechrists et des idolâtres (2).
C'est encore une autre preuve de
leur sentiment de dire que Jésus-Christ « est présent dans le pain et dans le
vin par son corps et par son sang : » autrement, continuent-ils, « ni ceux qui
sont dignes ne recevraient que du pain et du vin, ni ceux qui sont indignes ne
seraient coupables du corps et du sang, ne pouvant être coupables de ce qui n'y
est pas (3). » D'où il s'ensuit qu'ils y sont, non-seulement pour les dignes,
mais encore pour les indignes.
Il est vrai qu'ils ne veulent
pas qu'on adore Jésus-Christ dans l'Eucharistie pour deux raisons: l'une, qu'il
ne l'a pas commandé; l'autre, qu'il y a deux présences de Jésus-Christ, la
personnelle, i la corporelle et la sensible, laquelle seule doit attirer nos
adorations; et la spirituelle ou sacramentelle, qui ne les doit pas attirer (4).
Mais encore qu'ils parlent ainsi, ils ne laissent pas de reconnaître « la
substance du corps » de Jésus-Christ dans le sacrement (5) : « il ne nous est
pas ordonné, disent-ils, d'honorer cette substance du corps de Jésus-Christ
consacré, mais la substance de Jésus-Christ qui est à la droite du Père (6). »
Voilà donc dans le sacrement et dans le ciel la substance du corps de
Jésus-Christ, mais adorable dans le ciel, et non pas dans le sacrement. Et de
peur qu'on ne s'en étonne, ils ajoutent que Jésus-Christ « n'a pas même voulu
obliger les hommes à l'adorer sur la terre, encore qu'il y fût présent, à cause
qu'il attendait le temps de sa gloire (7) : » ce qui montre que leur intention
n'était pas d'exclure la présence substantielle, en excluant l'adoration; et
qu'au contraire ils la supposaient, puisque s'ils ne l'eussent pas crue, ils
n'auraient eu en aucune sorte à s'excuser de n'adorer pas dans le sacrement ce
qui en effet n'y eût pas été.
1 Prof. fid. ad Lad., ibid.,
p. 298. — 2 Ibid., p. 291, 299. — 3 Ibid., 309. — 4 Apol. ad
Lad., p. 67, et alibi passim.— 5 Ibid., p. 301, 306, 307, 309, 311,
etc. — 6 Apol. ad Lad., ibid., p. 67. — 7 Prof. fid. ad Lad.,
p. 29; Apol. ad eumd., p. 68.
560
Ne leur demandons pas au reste
où ils prennent cette rare doctrine, qu'il ne suffit pas de savoir Jésus-Christ
présent pour l'adorer, et que ce n'était pas son intention qu'on l'adorât sur la
terre, ni autre part que dans sa gloire : je me contente de rapporter ce qu'ils
prononcent sur la présence réelle, et encore sur la présence réelle, non à la
mode des mélanchthonistes, dans le seul usage, mais incontinent après la
consécration.
Avec des expressions apparemment
si précises et si décisives pour la présence réelle, ils s'embarrassent ailleurs
d'une si étrange manière, qu'ils semblent n'avoir rien tant appréhendé que de
laisser un témoignage clair et certain de leur foi : car ils répètent sans cesse
que Jésus-Christ n'est pas « en personne » dans l'Eucharistie (1). Il est vrai
qu'ils appellent y être en personne, y être corporellement et
sensiblement (2) : expressions qu'ils font toujours marcher ensemble, et
qu'ils opposent à une manière d'être spirituelle qu'ils reconnaissent. Mais ce
qui rejette dans un nouvel embarras, c'est qu'ils semblent dire que Jésus Christ
est présent dans l'Eucharistie de cette présence spirituelle, comme il l'est
dans le baptême et dans la prédication de la parole (3), comme il a été mangé
par les anciens Hébreux dans le désert, comme saint Jean-Baptiste était Elie. On
ne sait aussi ce qu'ils veulent dire avec cette bizarre expression :
Jésus-Christ n'est pas ici « avec son corps naturel d'une manière existante et
corporelle, » existenter et corporaliter; mais il y est «
spirituellement, puissamment, par manière de bénédiction et en vertu : »
spiritualiter, potenter, benedictè, in virtute (4). Ce qu'ils ajoutent n'est
pas plus intelligible, que « Jésus-Christ est ici dans la demeure de bénédiction
; » c'est-à-dire, selon leur langage, qu'il est dans l'Eucharistie, « comme il
est à la droite de Dieu, mais non pas comme il est dans les cieux. » S'il y est
comme à la droite de Dieu, il y est donc en personne. C'est ainsi qu'on devrait
conclure naturellement : mais comment distinguer les cieux d'avec la droite de
Dieu? C'est où on se perd. Les frères avaient parlé précisément, en disant : «
Il n'y a qu'un Seigneur Jésus, qui est tel dans le
1 Apol. ad Lad., ibid., p.
68, 69, etc., 71, 73.— 2 Ibid., p. 301, 306, 307, 309, 311, etc.— 3
Ibid., p. 302, 304, 307, 308. — 4 Ibid., 74.
561
sacrement avec son corps naturel, mais qui est d'une autre
manière à la droite de son Père : car c'est autre chose de dire : C'est là
Jésus-Christ, ceci est mon corps ; autre chose de dire, qu'il y est de telle
manière (1). » Mais ils n'ont pas plutôt parlé nettement qu'ils s'égarent dans
des discours alambiqués, où les jette la confusion et l'incertitude de leur
esprit et de leurs pensées, avec un vain désir de contenter les deux partis de
la Réforme.
Plus ils allaient en avant, plus
ils devenaient importants et mystérieux; et comme chacun les voulait tirer à
soi, ils semblaient aussi de leur côté vouloir contenter les deux partis. Voici
enfin ce qu'ils diront en 1558, et c'est à quoi ils parurent s'en vouloir tenir.
Ils se plaignent d'abord qu'on les accuse « de ne pas croire que la présence du
vrai corps et du vrai sang soit présente (2). » Bizarres expressions, que la
présence soit présente! C'est ainsi qu'ils parlent dans la préface : mais dans
le corps de la confession ils enseignent « qu'il faut reconnaître que le pain
est le vrai corps de Jésus-Christ, et que la coupe est son vrai sang, sans rien
ajouter du sien à ses paroles. » Mais pendant qu'ils ne veulent pas qu'on ajoute
rien aux paroles de Jésus-Christ, ils y ajoutent eux-mêmes le mot de vrai qui
n'y est pas ; et au lieu que Jésus-Christ a dit : « Ceci est mon corps, » ils
supposent qu'il ait dit : « Ce pain est mon corps; » ce qui est fort différent,
comme on l'a pu voir ailleurs. Que s'il leur a été libre d'ajouter ce qu'ils
jugeaient nécessaire pour marquer une vraie présence, il a été libre aux autres
d'ajouter aussi ce qu'il fallait pour ôter toute équivoque ; et rejeter ces
expressions après les disputes nées, c'était être ennemi de la lumière et
laisser les questions indécises. C'est pourquoi Calvin leur écrivit qu'il ne
pouvait approuver « leur obscure et captieuse brièveté, » et il voulait qu'ils
expliquassent « comment le pain est le corps de Jésus-Christ; » à faute de quoi
il soutenait que « leur Confession de foi ne pouvait être souscrite sans péril,
et serait une occasion de grandes disputes (3). » Mais Luther était content
d'eux, à cause qu'ils approchaient de ses expressions, et qu'ils inclinaient
davantage vers la Confession d'Augsbourg.
1 Apol. ad Lad., ibid., p.
71. — 2 P. 162. — 3 Culv., Epist. ad Yald., p. 312 et seq.
562
Car même ils continuaient à se plaindre de ceux « qui
niaient que le pain et le vin fussent le vrai corps et le vrai sang de
Jésus-Christ, » et qui les appelaient des papistes, des idolâtres et des
Antéchrists (1), à cause qu'ils reconnaissaient la véritable présence. Enfin
pour faire voir combien ils penchaient à la présence réelle, ils veulent que les
ministres en distribuant ce sacrement et « en récitant les paroles de
Notre-Seigneur, exhortent le peuple» à croire « que la présence de Jésus-Christ
est présentes (2) » et dans ce dessein ils ordonnent, quoique d'ailleurs peu
portés à l'adoration, « qu'on reçoive le sacrement à genoux. »
Avec ces explications et avec
les adoucissements que nous avons rapportés, ils satisfirent tellement Luther,
qu'il mit son approbation à la tête d'une Confession de foi qu'ils publièrent,
en déclarant néanmoins « qu'ils paraissaient à cette fois non-seulement plus
ornés, plus libres et plus polis, mais encore plus considérables et meilleurs
(3) ; » ce qui faisait assez connaître qu'il n'approuvait leur confession qu'à
cause qu'elle avait été réformée selon ses maximes.
Il ne paraît pas qu'on les ait
inquiétés ni sur les jeûnes réglés qu'ils conservaient parmi eux, ni sur les
fêtes qu'ils célébraient en interdisant tout travail, non-seulement à l'honneur
de Notre-Seigneur, mais encore de la sainte Vierge et des Saints (4). On ne leur
reprochait pas que c'était observer les jours contre le précepte de l'Apôtre, ni
que ces fêtes à l'honneur des Saints fussent autant d'actes d'idolâtrie. On ne
les accuse non plus d'ériger des temples aux Saints, sous prétexte qu'ils
continuent, comme nous, à nommer Temple de la Vierge, in templo divœ
Virginie, de saint Pierre et de saint Paul, les églises consacrées à Dieu en
leur mémoire (5). On les laisse pareillement ordonner le célibat à leurs
prêtres, en les privant du sacerdoce lorsqu'ils se marient (6) ; car constamment
c'était leur pratique, aussi bien que celle des taborites. Tout cela est sans
venin pour les frères, et il n'y a que nous seuls où tout est poison (7).
1 Caly., Epist. ad Vald., p.
195.— 2 Ibid., p. 396.— 3 Ibid., p. 211.— 4 Art. 15, 17. — 5
Act. Syn., Torin., 1595; Synt.,
II part., p. 240, 242. — 6 Art. 9. — 7 Aen. Sylv., Hist. Boh., ap.
Lyd., p. 395, 405.
563
Je voudrais encore qu'on leur
demandât où ils trouvent dans l'Ecriture ce qu'ils disent de la sainte Vierge, «
qu'elle est vierge devant l'enfantement et après l'enfantement (1). » Il est
vrai que les saints Pères l'ont tellement cru, qu'ils ont rejeté le contraire
comme un blasphème exécrable : mais c'est aussi ce qui nous fait voir qu'on peut
compter parmi les blasphèmes beaucoup de choses dont le contraire n'est écrit
nulle part, de sorte que, lorsqu'on se vante de ne parler qu'après l'Ecriture,
ce n'est pas un discours sérieux, mais c'est qu'on trouve bon de parler ainsi,
et que ce respect apparent pour l'Ecriture éblouit les simples.
On prétend que ces frères
bohémiens dont les paroles étaient si douces et si respectueuses envers les
puissances, à mesure qu'ils s'engageaient dans les sentiments des luthériens,
entrèrent aussi dans leurs intrigues et dans leurs guerres. Ferdinand les trouva
mêlés dans la rébellion de l'électeur de Saxe contre Charles V, et les chassa de
Bohême. Ils se réfugièrent en Pologne; et il paraît par une lettre de Musculus
aux protestants de Pologne, de 1556, qu'il n'y avait que peu d'années qu'on
avait reçu dans « ce royaume-là ces réfugiés de Bohême (2). »
Quelque temps après on fit
l'union des trois sectes des protestants de Pologne, c'est-à-dire des
luthériens, des bohémiens et des zuingliens. L'acte d'union fut passé en 1570 au
synode de Sendomir, et il est intitulé en cette sorte : « L'union et
consentement mutuel fait entre les églises de Pologne, à savoir entre ceux de la
Confession d’Augsbourg, ceux de la Confession des frères de Bohême et
ceux de la Confession des églises helvétiques (3), » ou des zuingliens. Dans cet
acte les bohémiens se qualifient Les Frères de Bohême, que les ignorants
appellent Vaudois (4). Il paraît donc clairement qu'il s'agissait de ces
vaudois, qu'on nommait ainsi par erreur, comme nous l'avons fait voir, et qui
aussi désavouaient cette origine. Car pour ce qui est des anciens vaudois, nous
apprenons d'un ancien auteur qu'il n'y en avait presque point « dans le royaume
de Cracovie, » c'est-à-dire dans la Pologne, «non plus que dans l'Angleterre,
dans les Pays-Bas, en
1 Orat. Enc., ap. Lyd., p. 30,
art. 17, p. 201. — 2 Syntag. Gen., II part., p. 212. — 3 Ibid., p.
218. — 4 Ibid., p. 219.
564
Danemark, en Suède, en Norwège et en Prusse (1); et depuis
le temps de cet auteur ce petit nombre était tellement réduit à rien, qu'on n'en
entend plus parler en tous ces pays.
L'accord fut fait en ces termes
: Pour y expliquer le point de la Cène, on y transcrivit tout entier l'article
de la Confession Saxonique où cette matière est traitée. Nous avons vu
que Mélanchthon avait dressé cette confession en 1551 pour être portée à Trente
(2). On y disait que Jésus-Christ «est vraiment et substantiellement présent
dans la communion, et qu'on le donne vraiment à ceux qui reçoivent le corps et
le sang de Jésus-Christ. » A quoi ils ajoutent par une manière de parler
étrange, « que la présence substantielle de Jésus-Christ n'est pas seulement
signifiée, mais vraiment rendue présente, distribuée et donnée à ceux qui
mangent, les signes n'étant pas nus, mais joints à la chose même selon la nature
des sacrements (3). »
Il semble qu'on presse beaucoup
« la présence substantielle,» lorsqu'on dit pour l'inculquer avec plus de force,
qu'elle n'est pas signifiée, « mais vraiment présente : » mais je me défie de
ces fortes expressions de la Réforme, qui plus elle diminue la vérité du corps
et du sang dans l'Eucharistie, plus elle est riche en paroles, comme si par là
elle prétendait réparer la perte qu'elle fait des choses. Au reste en venant au
fond, quoique cette déclaration soit pleine d'équivoques, et qu'elle laisse des
échappatoires à chaque parti pour conserver sa propre doctrine, toutefois ce
sont les zuingliens qui font la plus grande avance, puisqu'au lieu qu'ils
disaient dans leur confession que le corps de Notre-Seigneur étant dans le ciel
« absent de nous, » nous devient présent seulement « par sa vertu; » les termes
de l'accord portent que Jésus-Christ nous est « substantiellement présent ; » et
malgré toutes les règles du langage humain, une présence en vertu devient tout à
coup une présence en substance.
Il y a des termes, dans
l'accord, que les luthériens auraient peine à sauver, si on ne s'accoutumait
dans la nouvelle Réforme
1 Pylicd , cont. Vald., cap.
XV, tom. IV, Bibl. PP., II part., p. 785. — 2 Voy. ci-dessus,
liv. VIII, n. 18; Synt. Conf., I part., p. 106 ; II part., p. 72. — 3
Ibid., p. 146.
565
à tout expliquer comme on veut. Par exemple, ils semblent
s'éloigner beaucoup de la croyance qu'ils ont que le corps de Jésus-Christ est
pris par la bouche, et même par les indignes, lorsqu'ils disent dans cet accord,
« que les signes de la Cène donnent par la foi aux croyants ce qu'ils signifient
(1). » Mais outre qu'ils peuvent dire qu'ils ont parlé de la sorte, parce que la
présence réelle n'est connue que par la foi, ils pourront encore ajouter qu'en
effet il y a des biens dans la Cène qui ne sont donnés qu'aux seuls croyants,
comme la vie éternelle et la nourriture des âmes; et que c'est de ceux-là qu'ils
veulent parler, lorsqu'ils disent « que les signes donnent par la foi ce qu'ils
signifient. »
Je ne m'étonne pas que les
bohémiens aient souscrit sans peine à cet accord. Séparés depuis quarante à
cinquante ans de l'Eglise catholique, et réduits à ne trouver le christianisme
que dans le coin qu'ils occupaient en Bohême, quand ils virent paraître les
protestants, ils ne songèrent qu'à s'appuyer de leur secours. Ils surent gagner
Luther par leurs soumissions : on avait tout de Bucer par des équivoques : les
zuingliens se laissaient flatter aux expressions générales des frères, qui
disaient sans néanmoins le pratiquer, qu'il ne fallait rien ajouter aux termes
dont Notre-Seigneur s'était servi. Calvin fut plus difficile. Nous avons vu dans
la lettre qu'il écrivit aux frères bohémiens réfugiés en Pologne (2), comme il y
blâme l'ambiguïté de leur Confession de foi, et déclare qu'on n'y peut souscrire
sans ouvrir la porte à la dissension ou à l'erreur.
Contre son avis tout fut
souscrit, la Confession Helvétique, la Bohémique et la
Saxonique, la présence substantielle avec la présence par la seule vertu,
c'est-à-dire les deux doctrines contraires avec les équivoques qui les
flattaient toutes deux. On ajouta tout ce qu'on voulut aux paroles de
Notre-Seigneur; et en même temps on approuva la Confession de foi où. l'on
posait pour maxime qu'il n'y fallait rien ajouter : tout-passa, et par ce moyen
on fit la paix. On voit comment se séparent et comment s'unissent toutes ces
sectes séparées de l'unité catholique : en se séparant de
1 Voy. ci-dessus liv. VIII, n. 18; Synt.
Conf., I part., p. 164. — 2
Ep. ad Vald., p. 317.
566
la chaire de saint Pierre, elles se séparent entre elles et
portent le juste supplice d'avoir méprisé le lien de leur unité. Lorsqu'elles se
réunissent en apparence, elles n'en sont pas plus unies dans le fond ; et leur
union cimentée par des intérêts politiques, ne sert qu'à faire connaître par une
nouvelle preuve qu'elles n'ont pas seulement l'idée de l'unité chrétienne,
puisqu'elles n'en viennent jamais « à s'unir dans les sentiments, » comme saint
Paul l'a ordonné (1).
Qu'il nous soit maintenant
permis de faire un peu de réflexion sur cette histoire des vaudois, des
albigeois et des bohémiens. On voit si les protestants ont eu raison de les
compter parmi leurs ancêtres, si cette descendance leur fait honneur, et en
particulier s'ils ont dû regarder la Bohème depuis Jean Hus comme « la mère des
églises réformées (2). » Il est plus clair que le jour, d'un côté, qu'on ne nous
allègue ces sectes que dans la nécessité de trouver dans les siècles passés des
témoins de ce qu'on croit être la vérité; et de l'autre, qu'il n'y a rien de
plus misérable que d'alléguer de tels témoins, qui sont tous convaincus de faux
en des matières capitales, et qui au fond ne s'accordent ni avec les
protestants, ni avec nous, ni avec eux-mêmes. C'est la première réflexion que
doivent faire les protestants.
La seconde n'est pas moins
importante. Ils doivent considérer que toutes ces sectes si différentes entre
elles, et si opposées à la fois tant à nous qu'aux protestants, conviennent avec
eux du commun principe de se régler par les Ecritures, non pas comme l'Eglise
les aura entendues de tout temps, car cette règle est très-véritable, mais comme
chacun les pourra entendre par lui-même. Voilà ce qui a produit toutes les
erreurs et toutes les contrariétés que nous avons vues. Sous le nom de
l'Ecriture chacun a suivi sa pensée; et l'Ecriture prise en cette sorte, loin
d'unir les esprits, les a divisés, et a fait adorer à chacun les illusions de
son cœur sous le nom de la vérité éternelle.
Mais il y a une dernière et
beaucoup plus importante réflexion à faire sur toutes les choses qu'on vient de
voir dans cette histoire
1 Philip., II, 2. — 2 Jur., Avis aux Protest. de
l'Europe, à la tête des Préj. légitimes, p. 9.
567
abrégée des albigeois et des vaudois. On y découvre la
raison pour laquelle le Saint-Esprit a inspiré à saint Paul cette prophétie : «
L'Esprit dit expressément que dans les derniers temps, quelques-uns
abandonneront la foi, en suivant des esprits d'erreur et des doctrines de démons
; qui enseigneront le mensonge avec hypocrisie, et dont la conscience sera
flétrie d'un cautère; qui défendront de se marier, et obligeront de s'abstenir
des viandes que Dieu a créées pour être reçues avec action de grâces par les
fidèles et par ceux qui connaissent la vérité, parce que tout ce que Dieu a créé
est bon ; et on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec action de grâces,
puisqu'il est sanctifié par la parole de Dieu et par la prière (1). » Tous les
saints Pères sont d'accord qu'il s'agit ici de la secte impie des marcionites et
des manichéens qui enseignaient deux principes, et attribuaient au mauvais la
création de l'univers ; ce qui leur faisait détester et la propagation du genre
humain, et l'usage de beaucoup de nourritures qu'ils croyaient immondes et
mauvaises par leur nature, comme l'ouvrage d'un créateur qui était lui-même
impur et mauvais. Saint Paul désigne donc ces sectes maudites par deux pratiques
si marquées: et sans parler d'abord du principe d'où on tirait ces deux
mauvaises conséquences, il s'attache à exprimer les deux caractères sensibles
par lesquels nous avons vu que ces sectes infâmes ont été reconnues dans tous
les temps.
Mais encore que saint Paul
n'exprime pas d'abord la cause profonde pour laquelle ces abuseurs défendaient
l'usage de deux choses si naturelles, il la marque assez dans la suite,
lorsqu'il dit pour combattre ces erreurs, que « tout ce que Dieu a créé est bon
(2), » renversant par ce principe le détestable sentiment de ceux qui trouvaient
de l'impureté dans l'œuvre de Dieu, et ensemble nous faisant voir que la racine
du mal était de ne pas connaitre la création et de blasphémer le Créateur. C'est
aussi ce que saint Paul appelle en particulier, plus que toutes les autres
doctrines, des doctrines de démons (3), parce qu'il n'y a rien de plus
convenable à la jalousie de ces esprits séducteurs contre Dieu et contre les
hommes, que d'attaquer la création, condamner les
1 I Timoth., IV, 1-5.— 2 I
Timoth., IV, 4. — 3 Ibid., 1.
568
œuvres de Dieu, blasphémer contre l'auteur de la loi et
contre la loi elle-même, et souiller la nature humaine par toute sorte
d'impuretés et d'illusions. Car c'est là ce que faisait le manichéisme; et voilà
une vraie doctrine de démons, surtout si on ajoute les enchantements et les
prestiges dont il est constant par tous les auteurs qu'on a si souvent usé dans
cette secte. De détourner maintenant ce sens si simple et si naturel de saint
Paul contre ceux qui reconnaissant et le mariage et toutes les viandes comme une
institution et un ouvrage de Dieu, s'en abstiennent volontairement pour
mortifier les sens et purifier l'esprit, c'est une illusion trop manifeste; et
nous avons vu que les saints Pères s'en sont moqués avant nous. On voit donc
très-clairement à qui saint Paul en voulait, et on ne peut pas méconnaître ceux
qu'il a si bien marqués par leurs propres caractères.
Pourquoi parmi tant d'hérésies
le Saint-Esprit n'a voulu marquer expressément que celle-ci : les saints Pères
en ont été étonnés et en ont rendu des raisons telles qu'ils l'ont pu en leur
siècle. Mais le temps, fidèle interprète des prophéties, nous en a découvert la
cause profonde ; et on ne s'étonnera plus que le Saint-Esprit ait pris un soin
si particulier de nous prémunir contre cette secte, après qu'on a vu que c'est
celle qui a le plus longtemps et le. plus dangereusement infecté le
christianisme : le plus longtemps, par tant de siècles qu'on lui a vu occuper;
et le plus dangereusement, parce que sans rompre avec éclat comme les autres,
elle se tenait cachée autant qu'il était possible dans l'Eglise même, et
s'insinuoit sous les apparences de la même foi, du même culte et encore d'un
extérieur étonnant de piété. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul a marqué si
expressément son hypocrisie. Jamais l'esprit de mensonge, que cet Apôtre
remarque, n'a été plus justement attribué à aucune secte; parce qu'outre que
celle-ci enseignait comme les autres une fausse doctrine, elle excellait
au-dessus des autres à dissimuler sa croyance. Nous avons vu que ces malheureux
avouaient tout ce qu'on voulait : le mensonge ne leur coûtait rien dans les
choses les plus essentielles ; ils n'épargnaient pas le parjure pour cacher
leurs dogmes; la facilité qu'ils avaient à trahir leurs consciences y faisait
voir une certaine
569
insensibilité, que saint Paul exprime admirablement par le
cautère, qui rend les chairs insensibles en les mortifiant, comme le
docte Théodoret l'a remarqué en ce lieu (1) : et je ne crois pas que jamais une
prophétie ait pu être vérifiée par des caractères plus sensibles que celle-ci
l'a été.
Il ne faut plus s'étonner
pourquoi le Saint-Esprit a voulu que la prédiction de cette hérésie fût si
particulière et si précise. C'était plus que toutes les autres hérésies l'erreur
des derniers temps, comme l'appelle saint Paul (2), soit que nous prenions pour
les derniers temps, selon le style de l'Ecriture, tous les temps de la loi
nouvelle ; soit que nous prenions pour les derniers temps la fin des siècles, où
Satan devait être déchaîné de nouveau (3). Dès le second et le
troisième siècle l'Eglise a vu naître et Cerdon, et Marcion, et Manès, ces
ennemis du Créateur. On trouve partout des semences de cette doctrine : on en
trouve chez Tatien, qui condamnait et le vin et le mariage, et qui dans sa
Concordance des Evangiles avait rayé tous les passages où il est porté que
Jésus-Christ est sorti du sang de David (4). Cent autres sectes infâmes avaient
attaqué le Dieu des Juifs, mais avant Manès et Marcion; et nous apprenons de
Théodoret que ce dernier n'a voit fait que tourner d'une autre manière les
impiétés de Simon le Magicien (5). Ainsi cette erreur a commencé dès l'origine
du christianisme : c'était le vrai mystère d'iniquité qui commençait du
temps de saint Paul (6) : mais le Saint-Esprit, qui prévoyait que cette peste se
devait un jour déclarer d'une manière plus manifeste, l'a fait prédire à cet
Apôtre avec une précision et une évidence étonnante. Marcion et Manès ont mis
dans une plus grande évidence ce mystère d'iniquité : la détestable secte a
toujours eu depuis ce temps-là sa suite funeste. Nous l'avons vu; et jamais
erreur n'avait plus longtemps troublé l'Eglise, ni étendu plus loin ses
branches. Mais lorsque par l'éminente doctrine de saint Augustin, et par les
soins de saint Léon et de saint Gélase, elle fut éteinte dans tout l'Occident,
et dans Rome même où elle avait
1 Comm. in hunc locum, tom. III,
p. 479.— 2 I Timoth., IV. — 3 Apoc., XX, 3, 7. — 4 Epiph., Haer.
XLVI, p. 390, etc.; Theod., I Haer., fab. 20.— 5 Theod., ibid.,
cap. XXIV. — 6 II Thess., II, 7.
570
tâché de s'établir, on voit enfin arriver le ternie fatal
du déchaînement de Satan. Mille ans après que ce fort armé eut été lié
par Jésus-Christ venu au monde (1), l'esprit d'erreur revient plus que jamais ;
les restes du manichéisme trop bien conservés en Orient, se débordent sur
l'Eglise latine. Qui nous empêche de regarder ces malheureux temps comme un des
termes du déchaînement de Satan, sans préjudice des autres sens plus cachés? Si
pour accomplir la prophétie il ne faut que Gog et Magog (2), nous
trouverons dans l'Arménie près de Samosate, la province nommée Gogarène où
demeuraient les pauliciens, et nous trouverons Magog dans les Scithes dont les
Bulgares sont sortis (3). C'est de là que sont venus ces ennemis innombrables
de la cité sainte (4), par qui l'Italie est attaquée la première. Le mal est
porté en un instant jusqu'à l'extrémité du Nord : une étincelle allume un grand
feu; l'embrasement s'étend presque par toute la terre. On y découvre partout le
venin caché; avec le manichéisme, l'arianisme et toutes les hérésies reviennent
sous cent noms bizarres et inouïs. A peine put-on éteindre ce feu durant trois à
quatre cents ans, et on en voyait encore des restes au quinzième siècle.
Après qu'il n'en resta plus que
la cendre, le mal ne finit pas i pour cela. Satan avait mis dans la secte impie
de quoi renouveler l'incendie d'une manière plus dangereuse que jamais. La
discipline ecclésiastique s'était relâchée par toute la terre ; les désordres et
les abus portés jusqu'aux environs de l'autel faisaient gémir les bons, les
humiliaient, les pressaient à se rendre encore meilleurs : mais ils firent un
autre effet dans les esprits aigres et superbes. L'Eglise romaine, la Mère et le
lien des Eglises, devint l'objet de la haine de tous les esprits indociles : des
satyres envenimées animent le monde contre le clergé ; l'hypocrite manichéen en
fait retentir tout l'univers, et donne le nom d'Antéchrist à l'Eglise romaine :
car c'est alors qu'est née cette pensée, parmi les ordures du manichéisme et au
milieu des précurseurs de l'Antéchrist même. Ces impies s'imaginent paraître
plus saints, en disant qu'il faut être saint pour administrer les sacrements.
1 Apoc., XX, 2, 3, 7; Matth.,
XIX, 29; Luc, XI, 21, 22. — 2 Apoc., XX, 7, 8. — 3 Boch. Phal.,
lib. III, 13 — 4 Apoc., ibid.
571
L'ignorant vaudois avale ce poison. On ne veut plus
recevoir les sacrements par des ministres odieux et décriés : le filet se
rompt (1) de tous côtés, et les schismes se multiplient. Satan n'a plus
besoin du manichéisme : la haine contre l'Eglise s'est répandue. La damnable
secte a laissé une engeance semblable à elle, et un principe de schisme trop
fécond. N'importe que les hérétiques n'aient pas la même doctrine ; l'aigreur et
la haine les dominent, et les réunissent contre l'Eglise; c'en est assez. Le
vaudois ne croit pas comme l'albigeois; mais comme l'albigeois il hait l'Eglise,
et se publie le seul saint, le seul ministre des sacrements. Viclef ne croit pas
comme les vaudois; mais Viclef publie comme les vaudois que le Pape et tout son
clergé est déchu de toute autorité par ses dérèglements. Jean Hus ne croit pas
comme Viclef, quoiqu'il l'admire : ce qu'il en admire le plus, et ce qu'il en
suit presque uniquement, c'est que les crimes font perdre l'autorité. Ces petits
bohémiens prirent cet esprit, comme on a vu ; et ils le firent paraître
principalement, lorsqu'ils osèrent, une poignée d'hommes ignorants, rebaptiser
toute la terre.
Mais une plus grande apostasie
se préparait par le moyen de ces sectes. Le monde rempli d'aigreur enfante
Luther et Calvin, qui cantonnent la chrétienté : les tours sont différents, mais
le fonds est le même : c'est toujours la haine contre le clergé et contre
l'Eglise romaine, et nul homme de bonne foi ne peut nier que ce n'ait là été la
cause visible de leur progrès étonnant. Il fallait se réformer : qui ne le
reconnaît? Mais il était encore plus nécessaire de ne pas rompre. Ceux qui
prêchaient la rupture, étaient-ils meilleurs que les autres? Ils en faisaient le
semblant ; et c'était assez pour tromper et « gagner comme la gangrène, » selon
l'expression de saint Paul (2). Le monde voulait condamner et rejeter ses
conducteurs : cela s'appelle Réforme. Un nom spécieux éblouit les peuples
; et pour exciter la haine, on n'épargne pas la calomnie : ainsi notre doctrine
est défigurée ; on la hait devant que de la
connaître.
Avec de nouvelles doctrines on
bâtit de nouveaux corps d'églises. Les luthériens et les calvinistes font les
deux plus grands :
1 Luc, V, 6. — 2 II Timoth.,
II, 17.
572
mais ils ne peuvent trouver dans toute la terre une seule
église qui croie comme eux, ni d'où ils puissent tirer une mission ordinaire et
légitime. Les vaudois et les albigeois, que quelques-uns nous allèguent, ne
servent de rien. Nous venons de les faire voir de purs laïques, aussi
embarrassés de leur envoi et de leur titre que ceux qui ont recours à eux. On
sait que ces hérétiques toulousains ne sont jamais parvenus jusqu'à tromper
aucun prêtre. Les prédicateurs des vaudois sont des marchands, des gens de
métier, des femmes même. Les bohémiens n'ont pas une meilleure origine; et comme
nous l'avons prouvé lorsque les protestants nous allèguent toutes ces sectes, ce
n'est pas leurs auteurs qu'ils nous nomment, mais leurs complices.
Mais peut-être que s'ils ne
trouvent pas dans ces sectes la suite des personnes, ils y trouveront la suite
de la doctrine? Encore moins : semblables par certains endroits aux hussites,
par d'autres aux vaudois, par d'autres aux albigeois et aux autres sectes, ils
les démentent en d'autres articles : ainsi sans rencontrer rien qui soit
uniforme, et prenant de côté et d'autre ce qui paraît les accommoder, sans
suite, sans unité, sans prédécesseurs véritables, ils remontent le plus haut
qu'ils peuvent. Ils ne sont pas les premiers à rejeter les honneurs des Saints,
ni les oblations pour les morts: ils trouvent avant eux des corps d'église de
cette même croyance sur ces deux points. Les bohémiens les recevaient : mais on
a vu que ces bohémiens cherchèrent en vain des associés sur la terre. Quoi qu'il
en soit, voilà une église devant Luther : c'est quelque chose à qui n'a rien.
Mais après tout, cette église qui est devant Luther n'est que cinquante ans
devant : il faudrait tâcher d'aller plus haut : on trouvera les vaudois, et un
peu plus haut les manichéens de Toulouse. On trouvera au quatrième siècle les
manichéens d'Afrique contraires au culte des Saints : un seul Vigilance les suit
dans ce seul point : mais on ne trouvera point plus haut d'auteur certain, et
c'est de quoi il s'agit. On ira un peu plus loin sur l'oblation pour les morts.
Le prêtre Aërius paraîtra, mais seul et sans suite, arien de plus : c'est tout
ce qu'on trouvera de positif; tout ce qu'on alléguera au-dessus sera visiblement
allégué en l'air. Mais voyons ce qu'on trouvera sur la présence
573
réelle , et souvenons-nous qu'il s'agit de faits positifs
et constants. Carlostad n'est pas le premier qui a soutenu que le pain n'est pas
fait le corps : Bérenger l'avait déjà dit quatre cents ans auparavant dans
l'onzième siècle. Mais Bérenger n'est pas le premier : ces manichéens d'Orléans
venaient de le dire ; et le monde était plein encore du bruit de leur mauvaise
doctrine, quand Bérenger en recueillit cette petite partie. Plus haut je trouve
bien des prétentions et des procès qu'on nous fait sur cette matière, mais non
pas des faits avérés et positifs.
Au reste les sociniens ont une
suite plus manifeste : en prenant un mot d'un côté et un mot de l'autre, ils
nommeront dans tous les siècles des ennemis déclarés de la divinité de
Jésus-Christ, et à la fin ils trouveront Cérinthus sous les apôtres. Ils n'en
seront pas mieux fondés pour avoir trouvé quelque chose de semblable parmi tant
de témoins discordants d'ailleurs, puisqu'au fond la suite leur manque avec
l'uniformité. A le prendre de cette sorte, c'est-à-dire en composant chacun son
église de tout ce qu'on trouvera de conforme à ses sentiments deçà et de la,
sans aucune liaison, rien n'empêche, comme on l'aura pu remarquer, que de toutes
les sectes qu'on voit aujourd'hui et de toutes celles qu'on verra jamais, on ne
remonte jusqu'à Simon le Magicien, et jusqu'à ce mystère d'iniquité qui
commençait du temps de saint Paul (1).
1 II Thess., II, 7.
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