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LIVRE IX.

En l'an 1501. Doctrine et caractère de Calvin.

 

SOMMAIRE.

 

Les prétendus réformés de France commencent à paraître. Calvin en est le chef. Ses sentiments sur la justification, où il raisonne plus conséquemment que les luthériens; mais comme il raisonne sur de faux principes, il tombe aussi dans des inconvénients plus manifestes. Trois absurdités qu'il ajoute à la doctrine luthérienne : La certitude du salut, l'inamissibilité de la justice et la justification des petits enfants indépendamment du baptême. Contradictions sur ce troisième point. Sur le sujet de l'Eucharistie, il condamne également Luther et Zuiugle, et tache de prendre un sentiment mitoyen. Il prouve la réalité plus nécessaire qu'il ne l'admet en effet. Fortes expressions pour l'établir. Autres expressions qui l'anéantissent. Avantage de la doctrine catholique. On croit nécessaire de parler comme elle, et de prendre ses principes même en la combattant. Trois confessions différentes des calvinistes, pour contenter trois différentes sortes de personnes, les luthériens, les zuingliens, et eux-mêmes. Orgueil et emportements de Calvin. Comparaison de son génie avec celui de Luther. Pourquoi il ne parut pas au colloque de Poissy. Bèze y présente la confession de foi des prétendus réformés : ils y ajoutent une nouvelle et longue explication de leur doctrine sur l'Eucharistie. Les catholiques s'énoncent simplement et en peu de mots. Ce qui se passa au sujet de la Confession d’Augsbourg. Sentiment de Calvin.

 

 

Je ne sais si le génie de Calvin se serait trouvé aussi propre à échauffer les esprits et à émouvoir les peuples, que le fut celui de Luther : mais après les mouvements excités, il s'éleva en beaucoup de pays, principalement en France , au-dessus de Luther même, et se fit le chef d'un parti qui ne cède guère à celui des luthériens.

Par son esprit pénétrant et par ses décisions hardies , il raffina sur tous ceux qui avaient voulu en ce siècle-là faire une église nouvelle, et donna un nouveau tour à la Réforme prétendue.

Elle roulait principalement sur deux points, sur celui de la justification et sur celui de l'Eucharistie.

 

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Pour la justification, Calvin s'attacha autant pour le moins que Luther à la justice imputative, comme au fondement commun de toute la nouvelle Réforme, et il enrichit cette doctrine de trois articles importants.

Premièrement, cette certitude que Luther reconnaissait seulement pour la justification, fut étendue par Calvin jusqu'au salut éternel; c'est-à-dire qu'au lieu que Luther voulait seulement que le fidèle se tînt assuré d'une certitude infaillible qu'il était justifié, Calvin voulut qu'il tînt pour certaine avec sa justification sa prédestination éternelle (1) : de sorte qu'un parfait calviniste ne peut non plus douter de son salut qu'un parfait luthérien de sa justification.

De cette sorte, si un calviniste faisait sa particulière confession de foi, il y mettrait cet article : « Je suis assuré de mon salut. » Un d'eux l'a fait. Nous avons dans le Recueil de Genève la Confession de foi du prince Fridéric III, comte Palatin et électeur de l'Empire. Ce prince en expliquant son Credo, après avoir dit comme il croit au Père, au Fils et au Saint-Esprit, quand il vient à exposer comme il croit l'Eglise catholique, dit « qu'il croit que Dieu ne cesse de la recueillir de tout le genre humain par sa parole et son Saint-Esprit, et qu'il croit qu'il en est et sera éternellement un membre vivant. » Il ajoute qu'il croit que « Dieu apaisé par la satisfaction de Jésus-Christ, ne se souviendra d'aucun de ses péchés, ni de toute la malice avec laquelle j'aurai, dit-il, à combattre toute ma vie; mais qu'il me veut donner gratuitement la justice de Jésus-Christ, en sorte que je n'ai point à appréhender les jugements de Dieu. Enfin je sais très-certainement, poursuit-il, que je serai sauvé, et que je comparaîtrai avec un visage gai devant le tribunal de Jésus-Christ (2). » Voilà un bon calviniste, et voilà les vrais sentiments qu'inspire la doctrine de Calvin, que ce prince avait embrassée.

De là s'ensuivait un second dogme, c'est qu'au lieu que Luther demeurait d'accord que le fidèle justifié pouvait déchoir de la grâce, ainsi que nous l'avons vu dans la Confession d'Augsbourg,

 

1 Instit., lib. III, 2, n. 16 et 24, cap. Antid. Conc. Trid., in sess. VI cap XIII, XIV; Opusc., p. 185. — 2 Synt. Gen., IIe part., p. 110.

 

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Calvin soutient au contraire que la grâce une fois reçue ne se peut plus perdre : ainsi qui est justifié et qui reçoit une fois le Saint-Esprit, est justifié et reçoit le Saint-Esprit pour toujours. C'est pourquoi le Palatin mettait tout à l'heure parmi les articles de sa foi, « qu'il estait (a) membre vivant et perpétuel de l'Eglise. » C'est ce dogme, qui est appelé l'inamissibilité de la justice, c'est-à-dire le dogme où l'on croit que la justice une fois reçue ne se peut plus perdre. Ce mot est si fort reçu dans cette matière, qu'il faut s'y accoutumer comme à un terme consacré qui abrège le discours.

Il y eut encore un troisième dogme que Calvin établit comme une suite de la justice imputée : c'est que le baptême ne pouvait pas être nécessaire à salut, comme le disent les luthériens.

Calvin crut que les luthériens ne pou voient rejeter ces dogmes sans renverser leurs propres principes. Ils veulent que le fidèle soit absolument assuré de sa justification dès qu'il la demande, et qu'il se confie en la bonté divine, parce que, selon eux, ni l'invocation ni la confiance ne peuvent souffrir le moindre doute. Or l'invocation et la confiance ne regardent pas moins le salut que la justification et la rémission des péchés ; car nous demandons notre salut et nous espérons l'obtenir, autant que nous demandons la rémission des péchés et que nous espérons l'obtenir : nous sommes donc autant assurés de l'un que de l'autre.

Que si on croit que le salut ne nous peut manquer, on doit croire en même temps que la grâce ne se peut perdre, et rejeter les luthériens qui enseignent le contraire.

Et si nous sommes justifiés par la seule foi, le baptême n'est nécessaire ni en effet, ni en vœu. C'est pourquoi Calvin ne veut pas qu'il opère en nous la rémission des péchés, ni l'infusion de la grâce ; mais seulement qu'il en soit le sceau, et la marque que nous l'avons obtenue.

        Il est certain qu'en disant ces choses, il fallait dire en même temps que les petits enfants étaient en grâce indépendamment du baptême. Aussi Calvin ne fit-il point de difficulté de l'avouer. C'est ce qui lui fit inventer que les enfants des fidèles naissaient

 

(a) 1ère édit. : Que lui palatin était.

 

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dans l'alliance, c'est-à-dire dans la sainteté que le baptême ne faisait que sceller en eux : dogme inouï dans l'Eglise, mais nécessaire à Calvin pour soutenir ses principes.

Le fondement de cette doctrine était, selon lui, dans cette promesse faite à Abraham : « Je serai ton Dieu et de ta postérité après toi (1). » Calvin soutenait que la nouvelle alliance non moins efficace que l'ancienne, devait par cette raison passer comme elle de père en fils, et se transmettre par la même voie : d'où il concluait que « la substance du baptême, » c'est-à-dire la grâce et l'alliance, « appartenant aux petits enfants, on ne leur en pouvait refuser le signe , » c'est-à-dire le sacrement de baptême : doctrine selon lui si assurée, qu'il l'inséra dans le Catéchisme dans les mêmes termes que nous venons de rapporter (2), et en termes aussi forts dans « la forme d'administrer le baptême. »

Quand je regarde Calvin comme l'auteur de ces trois dogmes, je ne veux pas dire qu'il soit absolument le premier qui les ait enseignés ; car les anabaptistes et d'autres encore les avaient déjà soutenus, ou en tout, ou en partie : mais je veux dire qu'il leur a donné un nouveau tour, et a fait voir mieux que personne le rapport qu'ils ont avec la justice imputée.

Je crois pour moi qu'en ces trois articles Calvin raisonnait plus conséquemment que Luther : mais il s'engageait aussi à de plus grands inconvénients, comme il arrive nécessairement à ceux qui raisonnent sur de faux principes.

Si c'était un inconvénient dans la doctrine de Luther, qu'on fût assuré de sa justification, c'en était un bien plus grand , et qui exposait la faiblesse humaine à une tentation bien plus dangereuse, qu'on fût assuré de son salut.

D'ailleurs, en disant que le Saint-Esprit et la justice ne se pouvaient perdre non plus que la foi, on obligeait le fidèle une fois justifié et persuadé de sa justification, à croire que nul crime ne serait capable de le faire déchoir de cette grâce.

En effet, Calvin soutenait « qu'en perdant la crainte de Dieu on ne perdait pas la foi qui nous justifie (3). » Il se servait à la vérité

 

1 Instit., IV, XV, n. 22; XVI, 3, etc., 9, etc.; Gen., XVII, 7. — 2 Dim., L. — 3 Antid. Conc. Trid., in sess. VI, cap. XVI; Opusc., p. 288.

 

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de termes étranges; car il disait que la foi « était accablée, ensevelie, suffoquée ; qu'on en perdait la possession, c'est-à-dire le sentiment et la connaissance, » mais il ajoutait qu'avec tout cela « elle n'était pas éteinte. »

Il faut trop de subtilité pour concilier ensemble toutes ces paroles de Calvin : mais c'est que comme il voulait soutenir son dogme, il voulait aussi donner quelque chose à l'horreur qu'on a de reconnaître la foi justifiante dans une âme qui a perdu « la crainte de Dieu » et qui est tombée dans les plus grands crimes.

Mais si on joint à ces dogmes celui qui enseigne que les enfants des fidèles apportent au monde la grâce en naissant, dans quelle horreur tombe-t-on, puisqu'il faut nécessairement avouer que toute la postérité d'un fidèle est prédestinée !

La démonstration en est aisée selon les principes de Calvin. Qui naît d'un fidèle naît dans l'alliance, et par conséquent dans la grâce : qui a une fois la grâce n'en peut plus déchoir : si non-seulement on l'a pour soi-même, mais encore qu'on la transmette nécessairement à ses descendants, voilà donc la grâce étendue à des générations infinies. S'il y a un seul fidèle dans toute une race, la descendance de ce fidèle est toute prédestinée. Si on y trouve un seul homme qui meure dans le crime, tous ses ancêtres sont damnés.

Au reste les suites horribles de la doctrine de Calvin ne condamnent pas moins les luthériens que les calvinistes ; et si les derniers sont inexcusables de se jeter dans de si étranges inconvénients, les autres n'ont pas moins de tort d'avoir posé des principes d'où suivent si clairement de telles conséquences.

Mais encore que les calvinistes aient embrassé ces trois dogmes , comme un fondement de la Réforme, le respect des luthériens a fait, si je ne me trompe, que dans les confessions de foi des églises calviniennes on a plutôt insinué qu'expressément établi les deux premiers dogmes, c'est-à-dire la certitude de la prédestination et l'inamissibilité de la justice (1). Ce n'est proprement qu'au synode de Dordrect qu'on en a fait authentiquement la déclaration : nous la verrons en son lieu. Pour le dogme qui reconnaît dans les

 

1 Confess. de Fr., art. 18-22; Catéch. Dim., 18, 19, 36.

 

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enfants des fidèles la grâce inséparable d'avec leur naissance, nous le trouvons dans le Catéchisme dont nous avons rapporté les termes, et dans la forme d'administrer le baptême (1).

Je ne veux pas assurer pourtant que Calvin et les calvinistes soient bien constants dans ce dernier dogme. Car encore qu'ils disent d'un côté que les enfants des fidèles naissent dans l'alliance, et que le sceau de la grâce qui est le baptême ne leur est dû qu'à cause que la chose même, c'est-à-dire la grâce et la régénération leur est acquise par le bonheur qu'ils ont d'être nés de parents fidèles : il paraît en d'autres endroits qu'ils ne veulent pas que les enfants des fidèles soient toujours régénérés quand ils reçoivent le baptême, pour deux raisons : la première, parce que selon leurs maximes le sceau du baptême n'a pas son effet à l'égard de tous ceux qui le reçoivent, mais seulement à l'égard des prédestinés. La seconde, parce que le sceau du baptême n'a pas toujours son effet présent, même à l'égard des prédestinés, puisque tel qui est baptisé dans son enfance n'est régénéré que dans sa vieillesse.

Ces deux dogmes sont enseignés par Calvin en plusieurs endroits , mais principalement dans l'accord qu'il fit en 1554 de l'église de Genève avec celle de Zurich. Cet accord contient la doctrine de ces deux églises; et étant reçu de l'une et de l'autre, il a toute l'autorité d'une confession de foi; de sorte que les deux dogmes que je viens de rapporter y étant expressément enseignés, on les peut compter parmi les articles de foi de l'église calvinienne (2).

Il paraît donc que cette église enseigne deux choses contradictoires. La première, que les enfants des fidèles naissent certainement dans l'alliance et dans la grâce, ce qui oblige nécessairement à leur donner le baptême; la seconde, qu'il n'est pas certain qu'ils naissent dans l'alliance ni dans la grâce, puisque personne ne sait s'ils sont du nombre des prédestinés.

C'est encore un grand inconvénient de dire d'un coté que le baptême soit par lui-même un signe certain de la grâce, et de

 

1 Catéch. Dim., 50 ; Form. du Bap., 5, n. 11. — 2 Conf. Tigur. Genev., art. 17, 20; Opusc. Calv., p. 754; Hosp., an. 1554.

 

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l'autre que plusieurs de ceux qui le reçoivent sans apporter de leur part aucun obstacle à la grâce qu'il leur présente, comme sont les petits enfants, n'en reçoivent pourtant aucun effet. Mais en laissant aux calvinistes le soin de concilier leurs dogmes, je me contente de rapporter ce que je trouve dans leurs confessions de foi.

Jusqu'ici Calvin s'est élevé au-dessus des luthériens, en tombant aussi plus bas qu'ils n'avaient fait. Sur le point de l'Eucharistie il s'éleva, non-seulement au-dessus d'eux, mais encore au-dessus des zuingliens ; et par une même sentence il donna le tort aux deux partis qui divisaient depuis si longtemps toute la nouvelle Réforme.

Il y avait quinze ans qu'ils disputaient sur le point de la présence réelle, sans jamais avoir pu convenir, quoi qu'on eût pu l'aire pour les mettre d'accord, lorsque Calvin ' encore assez jeune décida qu'ils ne s'étaient point entendus, et que les chefs des deux partis avaient tort : Luther, pour avoir trop pressé la présence corporelle ; Zuingle et Œcolampade, pour n'avoir pas assez exprimé que la chose même, c'est-à-dire le corps et le sang étaient joints aux signes, parce qu'il fallait reconnaître une certaine présence de Jésus-Christ dans la Cène, qu'ils n'avaient pas bien comprise.

Cet ouvrage de Calvin fut imprimé en français l'an 1540, et depuis traduit en latin par l'auteur même. Il s'était déjà donné un grand nom par son Institution qu'il publia la première fois en 1534, et dont il faisait souvent de nouvelles éditions avec des additions considérables, ayant une extrême peine à se contenter lui-même, comme il le dit dans ses préfaces. Mais on tourna encore plus les yeux sur lui, quand on vit un assez jeune homme entreprendre de condamner les chefs des deux partis de la Réforme, et tout le monde fut attentif à ce qu'il apporterait de nouveau.

C'est en effet un des points des plus mémorables de la nouvelle Réforme; et il mérite d'autant plus d'être considéré, que les calvinistes d'à présent semblent l'avoir oublié, quoiqu'il fasse une partie des plus essentielles de leur confession de foi.

 

1 Tract, de Cœnâ Domini, Opusc., p. 1.

 

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Si Calvin n'avait fait que dire que les signes ne sont pas vides dans l'Eucharistie, ou que l'union que nous y avons avec Jésus-Christ est effective et réelle, et non pas imaginaire, ce ne serait rien : nous avons vu que Zuingle et Œcolampade, dont Calvin n'était pas tout à fait content, en avaient bien dit autant dans leurs écrits.

Les grâces que nous recevons par l'Eucharistie et les mérites de Jésus-Christ qui nous y sont appliqués, suffisent pour nous faire entendre que les signes ne sont pas vides dans ce sacrement; et personne n'a jamais nié que ce fruit que nous en tirons ne fût très-réel.

La difficulté était donc, non pas à nous faire voir que la grâce unie au sacrement en faisait un signe efficace et plein de vertu, mais à montrer comment le corps et le sang nous étaient effectivement communiqués : car c'est ce que ce saint sacrement avait de particulier, et ce que tous les chrétiens avaient accoutumé d'y rechercher en vertu des paroles de l'institution.

De dire qu'on y reçût avec la figure la vertu et le mérite de Jésus-Christ par la foi, Zuingle et Œcolampade l'avaient tant dit, que Calvin n'eût eu rien à désirer dans leur doctrine, s'il n'eût voulu quelque chose de plus.

Bucer, qu'il reconnaissait en quelque façon pour son maître, en confessant, comme il l'avait fait dans l'accord de Vitenberg, une présence substantielle qui fût commune à tous les communiants dignes et indignes, établissait par là une présence réelle indépendante de la foi; et il avait tâché de remplir l'idée de réalité que les paroles de Notre-Seigneur portent naturellement dans les esprits. Mais Calvin croyait qu'il en disait trop ; et encore qu'il trouvât bon qu'on alléguât aux luthériens les articles de Vitenberg, pour montrer que la querelle de l'Eucharistie était finie par ces articles (1), il ne s'en tenait pas dans son cœur à cette décision. Ainsi il prit quelque chose de Bucer et de cet accord qu'il ajusta à sa mode, et tâcha de faire un système tout particulier.

Pour entendre le fond, il faut remettre en peu de paroles l'état

 

1 Ep. ad illust. Princ. Germ., p. 324.

 

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de la question, et ne pas craindre de répéter quelque chose de ce que nous avons déjà dit sur cette matière.

Il s'agissait du sens de ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. »

Les catholiques prétendaient que le dessein de Notre-Seigneur était de nous y donner à manger son corps et son sang, comme on donnait aux anciens la chair des victimes immolées pour eux.

Comme cette manducation était un signe aux anciens que la victime était à eux, et qu'ils participaient au sacrifice : ainsi le corps et le sang de Jésus-Christ immolé pour nous, nous étant donnés pour les prendre par la bouche avec le sacrement, ce nous était un signe qu'ils étaient à nous, et que c'était pour nous que le Fils de Dieu en avait fait à la croix le sacrifice.

        Afin que ce gage de l'amour de Jésus-Christ fût efficace et certain, il fallait que nous eussions, non point seulement les mérites, l'esprit et la vertu, mais encore la propre substance de la victime immolée, et qu'elle nous fût donnée aussi véritablement à manger que la chair des victimes avait été donnée à l'ancien peuple.

C'est ainsi qu'on entendait ces paroles : « Ceci est mon corps livré pour vous; ceci est mon sang répandu pour vous (1) : » C'est aussi véritablement mon corps, qu'il est vrai que ce corps a été livré pour vous, et aussi véritablement mon sang, qu'il est vrai que ce sang a été répandu pour vous.

Par la même raison, on entendait que la substance de cette chair et de ce sang ne nous était donnée qu'en l'Eucharistie, puisque Jésus-Christ n'avait dit que là : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. »

Nous recevons donc Jésus-Christ en plusieurs manières dans tout, le cours de notre vie par sa grâce, par ses lumières, par son Saint-Esprit, par sa vertu toute-puissante; mais cette manière singulière de le recevoir en la propre et véritable substance de son corps et de son sang, était particulière à l'Eucharistie.

Ainsi l'Eucharistie était regardée comme un miracle nouveau, qui nous confirmait tous les autres que Dieu avait faits pour notre salut. Un corps humain tout entier donné en tant de lieux, à tant

 

1 Matth., XXVI, 26, 28; Luc., XXII, 19-20; I Cor., XI, 24.

 

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de personnes, sous les espèces du pain, c'était de quoi étonner tous les esprits ; et nous avons déjà vu que les Pères s'étaient servis des effets les plus étonnants de la puissance divine pour expliquer celui-ci.

C'était peu que Dieu eût fait un si grand miracle en notre faveur, s'il ne nous eût donné le moyen d'en profiter ; et nous ne le pouvions espérer que par la foi.

Ce mystère était pourtant, comme tous les autres, indépendant de la foi. Qu'on croie ou qu'on ne croie pas, Jésus-Christ s'est incarné , Jésus-Christ est mort et s'est immolé pour nous; et par la même raison, qu'on croie ou qu'on ne croie pas, Jésus-Christ nous donne à manger dans l'Eucharistie la substance de son corps ; car il nous fallait confirmer par là que c'est pour nous qu'il l'a prise, et pour nous qu'il l'a immolée : les gages de l'amour divin, en eux-mêmes, sont indépendants de notre foi ; seulement il faut notre foi pour en profiter.

En même temps que nous recevons ce précieux gage, qui nous assure que Jésus-Christ immolé est tout à nous, il faut aussi appliquer notre esprit à ce témoignage inestimable de l'amour divin. Et comme les anciens en mangeant la victime immolée devaient la manger comme immolée, et se souvenir de l'oblation qui en avait été faite à Dieu en sacrifice pour eux : ceux aussi qui reçoivent à la sainte table la substance du corps et du sang de l'Agneau sans tache, la doivent recevoir comme immolée, et se souvenir que le Fils de Dieu en avait fait le sacrifice à son Père pour le salut, non-seulement de tout le monde en général, mais encore de chacun des fidèles en particulier. C'est pourquoi en disant : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » il avait ajouté aussitôt après: « Faites ceci en mémoire de moi (1); » c'est-à-dire, comme la suite le fait voir, ni mémoire de moi immolé pour vous, et de cette immense charité qui m'a fait donner ma vie pour vous racheter, conformément a cette parole de saint Paul : «Vous annoncerez la mort du Seigneur (2). »

Il fallait donc bien se garder de recevoir seulement dans notre corps le corps sacre de Notre-Seigneur: on devait s'y attacher

 

1 Luc, XXII, 19, 20; I Cor., XI, 24, 25. — 2 I Cor., XI, 26.

 

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par l'esprit, et se souvenir qu'il ne nous donnait son corps, qu'afin que nous eussions un gage certain que cette sainte victime était toute à nous. Mais en même temps que nous rappelions ce pieux souvenir dans notre esprit, nous devions entrer dans les sentiments d'une tendre reconnaissance envers le Sauveur, et c'était l'unique moyen de jouir parfaitement de ce gage inestimable de notre salut.

Et encore que la réception actuelle de ce corps et de ce sang ne nous fût permise qu'à certains moments, c'est-à-dire dans la communion, notre reconnaissance n'était pas bornée à un temps si court; et c'était assez qu'à certains moments nous reçussions ce gage sacré, pour faire durer dans tous les moments de notre vie la jouissance spirituelle d'un si grand bien.

Car encore que la perception actuelle du corps et du sang ne fût que momentanée, le droit que nous avons de le recevoir est perpétuel, semblable au droit sacré qu'on a l'un sur l'autre par le lien du mariage.

Ainsi l'esprit et le corps se joignent pour jouir de Notre-Seigneur et de la substance adorable de son corps et de son sang ; mais comme l'union des corps est le fondement d'un si grand ouvrage, celle des esprits en est la perfection.

Celui donc qui ne s'unit pas en esprit à Jésus-Christ dont il reçoit le corps sacré, ne jouit pas comme il faut d'un si grand don : semblable à ces époux brutaux ou trompeurs qui unissent les corps sans unir les cœurs.

Jésus-Christ veut trouver en nous l'amour dont il est plein, lorsqu'il s'en approche. Quand il ne le trouve pas, l'union des corps n'en est pas moins réelle : mais au lieu d'être fructueuse, elle est odieuse et outrageuse à Jésus-Christ. Ceux qui viennent à son corps sans cette foi vive, sont « la troupe qui le presse; » ceux qui ont cette foi, c'est la femme malade « qui le touche ». »

A la rigueur tous le touchent; mais ceux qui le touchent sans foi le pressent et l'importunent : ceux qui non contents de le toucher , regardent cet attouchement de sa chair comme un gage de la vertu qui sort de lui sur ceux qui l'aiment, le touchent véritablement

 

1 Marc., V, 30, 31 ; Luc, VIII, 45, 46.

 

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parce qu'ils lui touchent également le corps et le cœur.

C'est ce qui fait la différence de ceux qui communient en discernant ou en ne discernant pas le corps du Seigneur; en recevant avec le corps et le sang la grâce qui les accompagne naturellement, ou en se rendant coupables de l'attentat sacrilège de les avoir profanés. Jésus-Christ par ce moyen exerce sur tous la toute-puissance qui lui est donnée dans le ciel et dans la terre, s'appliquant aux uns comme sauveur et aux autres comme juge rigoureux.

Voilà ce qu'il faut rappeler du mystère de l'Eucharistie pour entendre ce que nous avons à dire; et il paraît que l'état de la question est de savoir d'un côté, si le don que Jésus-Christ nous fait de son corps et de son sang dans l'Eucharistie est un mystère comme les autres indépendant de la foi dans sa substance, et qui exige seulement la foi pour en profiter ; ou si tout le mystère consiste dans l'union que nous avons par la seule foi avec Jésus-Christ, sans qu'il intervienne autre chose de sa part que des promesses spirituelles figurées dans le sacrement et annoncées par sa parole. Par le premier de ces sentiments la présence réelle et substantielle est établie ; par le second elle est niée, et Jésus-Christ ne nous est uni qu'en figure dans le sacrement et en esprit par la foi.

Nous avons vu que Luther, quelque dessein qu'il eût de rejeter la présence substantielle, en demeura si fort pénétré par les paroles de Notre-Seigneur, qu'il ne put jamais s'en défaire. Nous avons vu que Zuingle et Oecolampade rebutés de l'impénétrable hauteur d'un mystère si élevé au-dessus des sens, ne purent jamais y entrer. Calvin pressé d'un côté de l'impression de réalité; et de l'autre des difficultés qui troublaient les sens, cherche une voie mitoyenne, dont il est assez difficile de concilier toutes les parties.

Premièrement il admet que nous participons réellement au vrai corps et au vrai sang de Jésus-Christ; et il le disait avec tant de force, que les luthériens croyaient presque qu'il était des leurs : car il répète cent et cent fois que « la vérité nous doit être donnée avec les signes; que sous ces signes nous recevons vraiment le corps et le sang de Jésus-Christ; que la chair de Jésus-Christ

 

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est distribuée dans ce sacrement ; qu'elle nous pénètre ; que nous sommes participons, non-seulement de l'esprit de Jésus-Christ, mais encore de sa chair; que nous en avons la propre substance, et que nous en sommes faits participants ; que Jésus-Christ s'unit à nous tout entier, et pour cela qu'il s'y unit de corps et d'esprit ; qu'il ne faut point douter que nous ne recevions son propre corps ; et que s'il y a quelqu'un dans le monde qui reconnaisse sincèrement cette vérité, c'est lui (1). »

Il reconnaît bien dans la Cène « la vertu du corps et du sang, » mais « il veut que la substance y soit jointe ; » et déclare que lorsqu'il parle de la manière dont on reçoit Jésus-Christ dans la Cène, il n'entend point parler de la part qu'on y peut avoir « à ses mérites, à sa vertu, à son efficace, au fruit de sa mort, à sa puissance (2). » Calvin rejette toutes ces idées, et il se plaint des luthériens, qui, dit-il, en lui reprochant qu'il ne donnait part aux fidèles qu'aux mérites de Jésus-Christ, « obscurcissent la communion qu'il veut qu'on ait avec lui. » Il pousse cette pensée si avant qu'il exclut même comme insuffisante toute l'union qu'on peut avoir avec Jésus-Christ, non-seulement par l'imagination, mais encore par la pensée, ou par la seule appréhension de l'esprit. « Nous sommes, dit-il, unis à Jésus-Christ, non par fantaisie et par imagination, ni par la pensée ou la seule appréhension de l'esprit, mais réellement et en effet par une vraie et substantielle unité (3). »

Il ne laisse pas de dire que nous y sommes unis seulement par foi, ce ne qui s'accorde guère avec ses autres expressions: mais c'est que par une idée aussi bizarre qu'elle est nouvelle, il ne veut pas que ce qui nous est uni par la foi nous soit uni simplement par la pensée, comme si la foi était autre chose qu'une pensée ou une appréhension de notre esprit, divine à la vérité et surnaturelle, que le Père céleste peut inspirer seul, mais enfin toujours une pensée.

On ne sait ce que veulent dire toutes ces expressions de Calvin, si elles ne signifient que la chair de Jésus-Christ est en nous

 

1 Instit., lib. IV, cap. XVII, n. 17, etc.; Diluc. expos., Adm. contr. Vestph., int. Opusc., etc.— 2 Tract. de Coenâ Domin., 1540, int. Opusc.; Inst., IV, XVI, XVIII, etc. — Diluc. expos., Opusc., p. 846.— 3 Brev. admon. de Cœnâ Domin., int. Ep. p. 594.

 

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non-seulement par sa vertu, mais encore par elle-même et par sa propre substance; et ces fortes expressions ne se trouvent pas seulement dans les livres de Calvin, mais encore dans les Catéchismes et dans la Confession de foi qu'il donna à ses disciples (1) ; ce qui montre combien simplement il les faut entendre.

Zuingle et Oecolampade avaient souvent objecté aux catholiques et aux luthériens, que nous recevions le corps et le sang de Jésus-Christ comme les anciens Hébreux les avaient reçus dans le désert : d'où il s'ensuivoit que nous les recevons non pas en substance, puisque leur substance n'était pas alors, mais seulement en esprit. Mais Calvin ne souffre pas ce raisonnement; et en avouant que nos pères ont reçu Jésus-Christ dans le désert, il soutient qu'ils ne l'ont pas reçu comme nous, puisque nous avons maintenant «la substance de sa chair, et que notre manducation est substantielle : ce que celle des anciens ne pouvait pas être (2). »

Secondement il enseigne que ce corps une fois offert pour nous, nous « est donné dans la Cène pour nous certifier que nous avons part à son immolation (3), » et à la réconciliation qu'elle nous apporte : ce qui, à parler naturellement, voudrait dire qu'il faut distinguer ce qu'il y a du côté de Dieu d'avec ce qu'il y a de notre côté, et que ce n'est pas notre foi qui nous rend Jésus-Christ présent dans l'Eucharistie ; mais que Jésus-Christ présent d'ailleurs comme un sacré gage de l'amour divin, sert de soutien à notre foi. Car comme quand nous disons que le Fils de Dieu s'est fait homme pour nous certifier qu'il aimait notre nature, nous reconnaissons son incarnation comme indépendante de notre foi, et tout ensemble comme un moyen qui nous est donné pour la soutenir : ainsi enseigner que Jésus-Christ nous donne dans ce mystère son corps et son sang, pour nous certifier que nous avons part au sacrifice qu'il en a fait, à vrai dire, c'est reconnaître que ce corps et ce sang nous sont donnés, non parce que nous croyons, mais afin que notre foi, excitée par un si digne présent, se tienne plus assurée de l'amour divin qui nous est certifié car un tel gage.

        Par là donc il paraît certain que le don du corps et du sang est

 

1 Dim., LI-LIII; Confess., XXXVI. — 2 II Def. cont. Vestph., p. 779. — 3 Cat. Dim., LII.

 

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indépendant de la foi dans le sacrement, et la doctrine de Calvin nous porte encore à cette pensée par un autre endroit.

Car il dit en troisième lieu, et il répète souvent, que la sainte Cène « est composée de deux choses, ou, qu'il y a deux choses dans ce sacrement, le pain matériel et le vin que nous voyons à l'œil, et Jésus-Christ dont nos âmes sont intérieurement nourries (1). »

Nous avons vu ces paroles dans l'accord de Vitenberg (2) : Luther et les luthériens les avaient tirées d'un fameux passage de saint Irénée (3), où il est dit que l'Eucharistie était « composée d'une chose céleste et d'une chose terrestre; » c'est-à-dire, comme ils l'expliquaient, tant de la substance du pain que de celle du corps. Les catholiques contestaient cette explication ; et sans entrer ici dans cette dispute contre les luthériens, si cette explication leur semblait contraire à la transsubstantiation catholique, elle ruinait visiblement la figure zuinglienne, et établissait du moins la consubstantiation de Luther : car en disant qu'on trouve dans le sacrement, c'est-à-dire dans le signe même, la chose terrestre avec la céleste, c'est-à-dire selon le sens des luthériens, le pain matériel avec le propre corps de Jésus-Christ, c'est mettre manifestement les deux substances ensemble ; et dire que le sacrement soit composé du pain qui est devant nos yeux, et de Jésus-Christ qui est au plus haut des cieux à la droite de son Père, ce serait une expression tout à fait extravagante. Il faut donc dire que les deux substances se trouvent en effet dans le sacrement, et que le signe y est conjoint avec la chose.

C'est à quoi tend encore cette expression que nous trouvons dans Calvin, « que sous le signe du pain nous prenons le corps, et sous le signe du vin nous prenons le sang distinctement l'un de l'autre, afin que nous jouissions de Jésus-Christ tout entier (4). » Et ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que Calvin dit que le corps de Jésus-Christ est sous le pain, « comme le Saint-Esprit est sous la colombe (5); » ce qui marque nécessairement une

 

1 Instit., lib. IV, cap. XVII, n. 11, 14; Catech. Dim., LIII.— 2 Ci-dessus, liv. IV n. 23. — 3 Lib. IV, adv. Haeres., cap. XXXIV. — 4 Instit., lib. IV, cap. XVII, n. 16, 17. — 8 Diluc. exp. sance doct., Opusc., p. 839.

 

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présence substantielle , personne ne doutant que le Saint-Esprit ne fût substantiellement présent sous la forme de la colombe, comme Dieu l'était toujours d'une façon particulière lorsqu'il apparaissait sous quelque figure.

Les paroles dont il se sert sont précises : « Nous ne prétendons pas, dit-il, qu'on reçoive un corps symbolique, comme ce n'est pas un esprit symbolique qui a paru dans le baptême de Notre-Seigneur : le Saint-Esprit fut alors vraiment et substantiellement présent ; mais il se rendit présent par un symbole visible , et il fut vu dans le baptême de Jésus-Christ, parce qu'il apparut véritablement sous le symbole et sous la forme extérieure de la colombe (1). »

Si le corps de Jésus-Christ nous est aussi présent sous le pain que le Saint-Esprit fut présent sous la forme de la colombe, je ne sais plus ce que l'on peut désirer pour une présence réelle et substantielle. Et Calvin dit toutes ces choses dans un ouvrage où il se propose d'expliquer plus clairement que jamais comme on reçoit Jésus-Christ, puisqu'il les dit après avoir longtemps disputé sur cette matière avec les luthériens, dans un livre qui a pour titre : Claire exposition de la manière dont on participe au corps de Notre-Seigneur.

Dans ce même livre il dit encore que Jésus-Christ est présent dans le sacrement « comme Dieu était présent dans l'arche, où il se rendait, dit-il, véritablement présent, et non-seulement en figure, mais en propre substance (2). »

Ainsi quand on veut parler très-clairement et très-simplement de ce mystère, on emploie naturellement les expressions qui mènent l'esprit à la présence réelle.

Et c'est pourquoi, en quatrième lieu Calvin dit en cet endroit et partout ailleurs, qu'il ne dispute point de la chose, mais seulement de la manière. « Je ne dispute point, dit-il, de la présence ni de la manducation substantielle, mais de la manière de l'une et de l'autre (3). » Il répète cent et cent fois qu'il convient de la chose, et ne dispute que de la façon. Tous ses disciples parlent de même,

 

1 Diluc. exp. sanœ doct., Opusc., p. 814. — 2 Ibid. — 3 Ibid., p. 777 et seq. 839, 844, etc.

 

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et encore à présent nos réformés se fâchent quand nous leur disons que le corps de Jésus-Christ, selon leur croyance, n'est pas aussi substantiellement avec eux, qu'il l'est avec nous selon la nôtre : ce qui montre que l'esprit du christianisme est de mettre Jésus-Christ dans l'Eucharistie aussi présent qu'il se peut, et que sa parole nous conduit naturellement à ce qu'il y a de plus substantiel.

De là vient qu'en cinquième lieu Calvin met une présence tout à fait miraculeuse et divine. Il n'est pas comme les Suisses qui se fâchent quand on leur dit qu'il y a du miracle dans la Cène : lui au contraire se fâche quand on dit qu'il n'y en a point. Il ne cesse de répéter que le mystère de l'Eucharistie passe les sens ; que c'est un ouvrage incompréhensible de la puissance divine, et un secret impénétrable à l'esprit humain; que les paroles lui manquent pour exprimer ses pensées, et que ses pensées, quoique beaucoup au-dessus de ses expressions, n'égalent pas la hauteur de ce mystère ineffable (1) : « De sorte, dit-il, qu'il expérimente plutôt ce que c'est que cette union qu'il ne l'entend : » ce qui montre qu'il en ressent ou qu'il croit en ressentir les effets, mais que la cause le passe. C'est aussi ce qui lui fait mettre dans la confession de foi, « que ce mystère surmonte en sa hautesse la mesure de notre sens et tout ordre de nature ; et que pour ce qu'il est céleste, il ne peut être appréhendé (c'est-à-dire compris) que par foi (2). » Et s'efforçant d'expliquer dans le Catéchisme comment il se peut faire que « Jésus-Christ nous fasse participants de sa propre substance, vu que son corps est au ciel, et nous sur la terre, » il répond « que cela se fait par la vertu incompréhensible de son esprit , laquelle conjoint bien les choses séparées par distance de lieu (3). »

Un philosophe comprendrait bien que la vertu divine n'est pas bornée par les lieux : les moins capables entendent comment on se peut unir par l'esprit et par la pensée à ce qu'il y a de plus éloigné, et Calvin nous menant par ses expressions à une union plus miraculeuse, ou il ne dit rien, ou il exclut l'union par la seule foi.

 

1 Instit., lib. IV, cap. XVII, n. 32. — 2 Art. 36. — 3 Dim., LIII.

 

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Aussi voyons-nous en sixième lieu qu'il met dans l'Eucharistie une participation qui ne se trouve ni au baptême, ni dans la prédication, puisqu'il dit dans le Catéchisme « qu'encore que Jésus-Christ nous y soit vraiment communiqué, toutefois ce n'est qu'en partie et non pleinement (1) ; » ce qui montre qu'il nous est donné dans la Cène autrement que par la foi, puisque la foi se trouvant aussi vive et aussi parfaite dans la prédication et dans le baptême, il nous y serait donné aussi pleinement que dans l'Eucharistie.

Ce qu'il ajoute pour expliquer cette plénitude est encore plus fort; car c'est là qu'il dit ce qui a déjà été rapporté, que «Jésus-Christ nous donne son corps et son sang pour nous certifier que nous en recevons le fruit. » Voilà donc cette plénitude que nous recevons dans l'Eucharistie, et non au baptême ou dans la prédication : d'où il s'ensuit que la seule foi ne nous donne pas le corps et le sang de Notre-Seigneur ; mais que ce corps et ce sang nous étant donnés d'une manière spéciale dans l'Eucharistie, nous certifient, c'est-à-dire nous donnent une foi certaine que nous avons part au sacrifice où ils ont été immolés.

Enfin ce qui échappe à Calvin en parlant même des indignes, fait voir combien il faut croire dans ce sacrement une présence miraculeuse indépendante de la foi : car encore que ce qu'il inculque le plus soit que les indignes n'ayant pas la foi, Jésus-Christ est prêt de venir à eux, mais n'y vient pas en effet : néanmoins la force de la vérité lui fait dire « qu'il est véritablement offert et donné à tous ceux qui sont assis à la sainte Table, encore qu'il ne soit reçu avec fruit que des seuls fidèles (2), » qui est la même façon de parler dont nous nous servons.

Ainsi pour entendre la vérité du mystère que Jésus-Christ opère dans l'Eucharistie, il faut croire que son propre corps y est véritablement «offert et donné, » même aux indignes, et qu'il en est même « reçu, » quoiqu'il n'en soit pas reçu « avec fruit; » ce qui ne peut être vrai, s'il n'est vrai aussi que ce qu'on nous donne dans ce sacrement est le propre corps du Fils de Dieu indépendamment de la foi.

 

1 Dim., LII.—  2 Inst., lib. IV, cap. XVII, n. 10; Opusc., de Cœnâ Domini, 1540.

 

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Calvin le confirme encore en un autre endroit où il écrit ces mots : « C'est en ceci que consiste L'intégrité du sacrement, que le monde entier ne peut violer; que la chair et le sang de Jésus-Christ sont donnez aussi véritablement aux indignes qu'aux fidèles et aux élus (1). » D'où il s'ensuit que ce qu'on leur donne est la chair et le sang du Fils de Dieu indépendamment de la foi, puisqu'il est certain, selon Calvin, qu'ils n'ont pas la foi, ou du moins qu'ils ne l'exercent pas en cet état.

Ainsi les catholiques ont raison de dire que ce qui fait que le don sacré que nous recevons dans l'Eucharistie est le corps et le sang de Jésus-Christ, ce n'est pas la foi que nous avons à la parole, mais la parole elle seule par son efficace toute-puissante : de sorte que la foi n'ajoute rien à la vérité du corps et du sang, mais la foi fait seulement que ce corps et ce sang nous profitent ; et il n'y a rien de plus véritable que ce mot de saint Augustin, que l'Eucharistie n'est pas moins a le corps de Notre-Seigneur pour Judas que pour les autres apôtres (2). »

La comparaison dont se sert Calvin dans le même lieu appuie encore plus la réalité : car après avoir dit du corps et du sang ce qu'on vient d'entendre, qu'ils ne sont pas moins donnez aux indignes qu'aux dignes, il ajoute qu'il en est comme « de la pluie qui tombant sur un rocher, s'écoule sans le pénétrer. Ainsi, dit-il (3), les impies repoussent la grâce de Dieu, et l'empêchent de pénétrer au dedans d'eux-mêmes. » Remarquez qu'il parle ici du corps et du sang, qui par conséquent doivent être donnés aux indignes aussi réellement que la pluie tombe sur un rocher. Quant à la substance de la pluie, elle ne tombe pas moins sur les rochers et sur les lieux stériles que sur ceux où elle fructifie ; et ainsi selon cette comparaison, Jésus-Christ ne doit pas être moins substantiellement présent aux endurcis qu'aux fidèles qui reçoivent son Sacrement, quoiqu'il ne fructifie que dans les derniers. Le même Calvin nous dit encore avec saint Augustin, que les indignes qui participent à son Sacrement sont ces importuns « qui le pressent » dans l'Evangile; et que les fidèles qui le reçoivent dignement

 

1 Instit., ibid, n. 33. — 2 Aug., Serm. XI de verb. Dom. — 2 Instit., lib. IV, cap. XVII, n. 33; II Def., Opusc., p. 781.

 

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sont la femme pieuse « qui le touche (1). » A ne regarder que le corps, tous le touchent également : mais on a raison de dire que ceux qui le touchent avec foi sont les seuls qui le touchent véritablement, parce que seuls ils le touchent avec fruit. Peut-on parler de cette sorte, sans reconnaître que Jésus-Christ est présent très-réellement aux uns et aux autres, et que cette parole : « Ceci est mon corps, » a toujours infailliblement l'effet qu'elle énonce?

Je sais bien qu'en disant des choses si fortes sur le corps donné aux impies aussi véritablement qu'aux saints, Calvin n'a  pas laissé de distinguer entre donner et recevoir, et qu'au même lieu où il dit que la chair de Jésus-Christ « était aussi véritablement donnée aux indignes qu'aux élus, » il dit aussi qu'elle n'était reçue que des élus seuls (2) : mais il abuse des mots. Car s'il veut dire que Jésus-Christ n'est pas reçu par les indignes au même sens que saint Jean a dit dans son Evangile : Il est venu chez soi, et les siens ne l'ont pas reçu (3), c'est-à-dire ils n'y ont pas cru, il a raison. Mais comme ceux qui n'ont pas reçu Jésus-Christ de cette sorte n'ont pas empêché par leur infidélité qu'il ne soit aussi véritablement venu à eux qu'aux autres, ni que « le Verbe fait chair pour habiter au milieu de nous (4) » eu égard à sa présence personnelle, n'ait été vraiment reçu au milieu du monde, je dis même au milieu du monde qui l'a méconnu et crucifié : ainsi pour parler conséquemment, il faut dire que cette parole : « Ceci est mon corps, » ne le rend pas moins présent aux indignes qui sont coupables de son corps et de son sang, qu'aux fidèles qui s'en approchent avec foi; et qu'à regarder simplement la présence corporelle, il est reçu également des uns et des autres.

Je remarquerai encore ici une parole de Calvin, qui nous met à couvert d'un reproche que lui et les siens ne cessent de nous faire. Combien de fois nous objectent-ils ces paroles de Notre-Seigneur : « La chair ne sert de rien (5)? » et cependant Calvin les explique ainsi : « La chair ne sert de rien toute seule; mais elle sert avec l'esprit (6). » C'est justement ce que nous disons, et ce qu'on doit conclure de cette parole : ce n'est pas que Jésus-Christ ne nous

 

1 Diluc. exp., Opusc., p. 848. — 2 Instit., lib. IV, cap. XVII, n 33. — 3 Joan., I, 11. — 4 ibid., 11.— 5 Joan., VI, 64. — 6 Diluc. exp., Opusc., 859.

 

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donne point la propre substance de sa chair indépendamment de notre foi; car il la donne, selon Calvin même, aux indignes; mais c'est qu'il ne sert de rien de recevoir sa chair, si on ne la reçoit avec son esprit.

Que si on ne reçoit pas toujours son esprit avec sa chair, ce n'est pas qu'il n'y soit toujours, car Jésus-Christ vient à nous « plein d'esprit et de grâce ; » mais c'est que pour recevoir l'esprit qu'il apporte, il lui faut ouvrir le nôtre par une foi vive.

Ce n'est donc pas un corps sans âme, ou, comme parle Calvin, un cadavre que nous faisons recevoir aux indignes, quand ils reçoivent la sainte chair de Jésus-Christ sans en profiter, comme ce n'est pas un cadavre et un corps sans âme et sans esprit que Jésus-Christ leur donne selon Calvin même (1). C'est déjà une vaine exagération d'appeler cadavre un corps qu'on sait être animé : car Jésus-Christ ressuscité ne meurt plus ; la vie est en lui, et non-seulement la vie qui fait vivre le corps, mais encore la vie qui fait vivre l’âme . Partout où Jésus-Christ vient, il y vient avec la grâce et la vie. Il portait avec lui et en lui toute sa vertu à l'égard de la troupe qui le pressait : mais « cette vertu ne sortit » qu'en faveur de celle qui le toucha avec la foi. Ainsi quand Jésus-Christ se donne aux indignes, il vient à eux avec la même vertu et le même esprit qu'il déploie sur les fidèles ; mais cet esprit et cette vertu n'agissent que sur ceux qui croient; et Calvin doit dire sur tous ces points les mêmes choses que nous, s'il veut parler conséquemment.

Il est pourtant vrai qu'il ne le dit pas. Il est vrai qu'encore qu'il dise que nous sommes participants de la propre substance du corps et du sang de Jésus-Christ, il veut que cette substance ne nous soit unie que par la foi; et qu'au fond, malgré ces grands mots de propre substance, il n'a dessein de reconnaître dans l'Eucharistie qu'une présence de vertu.

        Il est vrai aussi qu'après avoir dit que nous sommes participants de la propre substance de Jésus-Christ, il refuse de dire « qu'il soit réellement et substantiellement présent (2) ; » comme si la

 

1 Inst., IV, XVII, n. 33; Ep. ad Mart. Schal., p. 247. — 2 II Defens. Opusc. p. 775.                                                                                                                

 

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participation n'était pas de même nature que la présence, et qu'on put jamais recevoir la propre substance d'une chose, quand elle n'est présente que par sa vertu.

Il élude avec le même artifice ce grand miracle qu'il se sent obligé lui-même à reconnaître dans l'Eucharistie : c'était, disait-il, un secret incompréhensible ; c'était une merveille qui passait les sens et tout le raisonnement humain. Et quel est ce secret et cette merveille ? Calvin croit l'avoir exposé, quand il dit ces mots : « Est-ce la raison qui nous apprend que l’âme , qui est immortelle et spirituelle par sa création, soit vivifiée par la chair de Jésus-Christ , et qu'il coule du ciel en terre une vertu si puissante (1) ? » Mais il nous donne le change, et se le donne à lui-même. La merveille particulière que les saints Pères, et après eux tous les chrétiens, ont crue dans l'Eucharistie, ne regarde pas précisément la vertu que l'incarnation met dans la chair du Fils de Dieu. Cette merveille consiste à savoir comment se vérifie cette parole : « Ceci est mon corps, » lorsqu'il ne paraît à nos yeux que de simple pain ; et comment un même corps est donné en même temps à tant de personnes. C'est pour expliquer ces merveilles incompréhensibles que les Pères nous ont rapporté toutes les autres merveilles de la puissance divine, et le changement d'eau en vin, et tous les autres changements, et même ce grand changement qui de rien a fait toutes choses. Mais le miracle de Calvin n'est pas de cette nature, et n'est pas même un miracle qui soit propre au sacrement de l'Eucharistie, ni une suite de ces paroles : « Ceci est mon corps. » C'est un miracle qui se fait dans l'Eucharistie et hors de l'Eucharistie, et qui à vrai dire, n'est que le fond même du mystère de l'incarnation.

Calvin a senti lui-même qu'il fallait chercher une autre merveille dans l'Eucharistie. Il l'a proposée en divers endroits de ses écrits , et surtout dans le Catéchisme : « Comment est-ce, dit-il, que Jésus-Christ nous fait participants de la propre substance de son corps, vu que son corps est au ciel, et nous sur la terre (2) ? » Voilà le miracle de l'Eucharistie. A cela que répond Calvin, et que répondent avec lui tous les calvinistes ? « Que la vertu

 

1 Diluc. exp., Opusc., p. 845. — 2 Dim., LIII.

 

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incompréhensible du Saint-Esprit conjoint bien les choses séparées par distance de lieu. » Veut-il parler en catholique, et dire que le Saint-Esprit peut rendre présent partout où il veut, ce qu'il veut donner en substance? Je l'entends, et je reconnais le vrai miracle de l'Eucharistie. Veut-il dire que des choses séparées, demeurant autant séparées que le ciel l'est de la terre , ne laissent pas d'être unies substance à substance ? Ce n'est pas un miracle du Tout-Puissant, c'est un discours chimérique et contradictoire, où personne ne peut rien comprendre.

Aussi, à dire le vrai, ni Calvin, ni les calvinistes ne mettent point de miracle dans l'Eucharistie. La présence par la foi et la présence de vertu n'en est pas un : le soleil a tant de vertu, et produit de si grands effets d'une si grande distance. Il n'y a donc point de miracle dans l'Eucharistie, si Jésus-Christ n'y est présent que par sa vertu : c'est pourquoi les Suisses, gens de bonne foi, qui s'énoncent en termes simples, n'y en ont jamais voulu reconnaître aucun. Calvin en cela plus pénétrant, a senti avec tous les Pères et tous les fidèles qu'il y avait dans ces paroles : « Ceci est mon corps, » une marque de toute-puissance aussi vive que dans celles-ci : «Que la lumière soit faite (1). » Pour satisfaire à cette idée, il a bien fallu faire sonner du moins le nom de miracle; mais au fond jamais personne n'a été moins disposé que Calvin à croire du miracle dans l'Eucharistie : autrement pourquoi nous reprocher sans cesse que nous renversons la nature, et qu'un corps ne peut être en plusieurs lieux, ni nous être donné tout entier sous la forme d'un petit pain? N'est-ce pas là des raisonnements tirés de la philosophie? Sans doute; et toutefois Calvin qui s'en sert partout, déclare en plusieurs endroits « qu'il ne veut point se servir des raisons naturelles, ni philosophiques, et qu'il n'en fait nul état (2), » mais de la seule Ecriture. Pourquoi ? Parce que d'un côté il ne peut pas s'en défaire ni s'élever assez au-dessus de l'homme pour les mépriser; et de l'autre, qu'il sent bien que les recevoir en matière de religion, c'est détruire non-seulement le mystère de l'Eucharistie, mais tout d'un coup tous les mystères du christianisme.

 

1 Genes., I, 3.— 2 Diluc. exp., Opusc., 858.

 

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Le même embarras paraît, quand il s'agit d'expliquer ces paroles : « Ceci est mon corps. » Tous ses livres, tous ses sermons, tous ses discours sont remplis de l'interprétation figurée et de la figure métonymie, qui met le signe pour la chose. C'est la façon de parler qu'il appelle sacramentelle, à laquelle il veut que les apôtres fussent déjà tout accoutumés quand Jésus-Christ fit la Cène. La pierre était Christ, l'Agneau est la pâque, la circoncision est l'alliance : « Ceci est mon corps, » ce sont, selon lui, des façons de parler semblables : et voilà ce qu'on trouve à toutes les pages.

Savoir s'il en est content, ce passage le va faire connaître. Il est tiré de ce livre intitulé : Claire explication, dont nous avons déjà fait mention, et qui est écrit contre Heshusius, ministre luthérien. « Voici, dit Calvin, comme ce pourceau nous fait parler. Dans cette phrase, « Ceci est mon corps, » il y a une figure semblable à celle-ci : La circoncision est l'alliance , la pierre était Christ, l'agneau est la pâque. Le faussaire s'est imaginé qu'il causait à table , et qu'il plaisantait avec ses convives. Jamais on ne trouvera dans nos écrits de semblables niaiseries : mais voici simplement ce que nous disons, que lorsqu'il s'agit des sacrements, il faut suivre une certaine et particulière façon de parler qui est en usage dans l'Ecriture. Ainsi sans nous échapper à la faveur d'une figure, nous nous contentons de dire ce qui serait clair à tout le monde, si ces bêtes n'obscurcissaient tout, jusques au soleil même, qu'il faut reconnaître ici la figure métonymie, où le nom de la chose est donné au signe. »

Si Heshusius fût tombé dans une semblable contradiction , Calvin n'eût pas manqué de lui reprocher qu'il était ivre : mais Calvin était sobre, je l'avoue, et il ne s'embrouille que parce qu'il ne trouve point dans ses explications de quoi contenter son esprit. Il désavoue ici ce qu'il dit à chaque page; il rejette avec mépris la figure où dans le même moment il est contraint de se replonger; en un mot, il ne peut rien dire de certain, et il a honte de sa propre doctrine.

Il faut pourtant avouer qu'il était plus délicat que les autres sacramentaires, et qu'outre qu'il avait meilleur esprit, la dispute

 

1 Diluc. exp., Opusc., 861.

 

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qui avait duré si longtemps lui avait donné le loisir de mieux digérer cette matière. Car il ne s'arrête pas tant aux allégories et aux paraboles : « Je suis la porte, je suis la vigne, » ni aux autres expressions de même nature (1), qui portent toujours leurs explications avec elles, si claires et si manifestes , qu'un enfant même ne pourrait pas s'y tromper. Et d'ailleurs, si sous prétexte que Jésus-Christ s'est servi de paraboles et d'allégories il fallait tout entendre en ce sens, il voyait bien que c'était remplir tout l'Evangile de confusion.

Calvin, pour y remédier, trouva ces locutions qu'il appelle sacramentelles, où on met le signe pour la chose (2) ; et en les admettant dans l'Eucharistie, qui est sans contestation un sacrement, il croit trouver un moyen certain d'y établir la figure, sans qu'on puisse la tirer à conséquence dans les autres matières.

Il avait même apporté des exemples de l'Ecriture plus propres que tous les autres qui avaient écrit devant lui. La principale difficulté était de trouver un signe d'institution, où dans l'institution même on donnât d'abord au signe le nom de la chose sans y préparer les esprits, et dans la propre parole où l'on institue ce signe. Il s'agissait de savoir s'il y en avait quelque exemple dans l'Ecriture. Les catholiques prétendaient que non ; et Calvin crut les convaincre par ce texte de la Genèse, où Dieu en parlant de la circoncision qu'il instituait, l'avait nommée l'alliance : « Vous aurez, dit-il, mon alliance en votre chair (3) » Mais il se trompait visiblement, puisque Dieu, avant que de dire : « Mon alliance sera dans votre chair, » avait commencé de dire : « C'est ici le signe de l'alliance (4). » Le signe était donc institué avant qu'on lui donnât le nom de la chose, et l'esprit était préparé par cet exorde à l'intelligence de toute la suite : d'où il s'ensuit que Notre-Seigneur aurait dû préparer l'esprit des apôtres à prendre le signe pour la chose, s'il avait voulu donner ce sens à ces mots : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang; » ce que n'ayant pas fait, on doit croire qu'il a voulu laisser les paroles dans leur sens naturel et simple. Calvin le reconnaît lui-même, puisqu'en nous disant

 

1 Admon. ult. ad Vestph., Opusc., p. 812. — 2 II Def. Opusc., p. 781, etc., 812, 813, 818, etc. — 3 Gen., XVII, 13. — 4 Ibid., 11.

 

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que les apôtres devaient déjà être accoutumés à ces façons de parler sacramentelles, il reconnaît qu'il y eût eu de l'inconvénient à en employer de semblables, s'ils n'y eussent pas été accoutumés. Comme donc il paraît manifestement qu'ils ne pouvaient pas être accoutumés à donner le nom de la chose à un signe d'institution, sans en être auparavant avertis, puisqu'on ne trouve aucun exemple de cet usage ni dans l'Ancien Testament ni dans le Nouveau; il faut, conclure contre Calvin, par les principes de Calvin même, que Jésus-Christ n'a pas dû parler en ce sens ; et que s'il l'eût fait, ses apôtres ne l'auraient pas entendu.

Aussi est-il véritable qu'encore qu'il fasse son fort de ces façons de parler qu'il appelle sacramentelles, où le signe est pris pour la chose, et que ce soit là son vrai dénouement, il en est si peu  satisfait, qu'il dit en d'autres endroits que ce qu'il a de plus fort pour soutenir sa doctrine, c'est que l'Eglise est nommée le corps de Notre-Seigneur (1). C'est bien sentir sa faiblesse que de mettre là sa principale défense. L'Eglise est-elle le signe du corps de Notre-Seigneur, comme le pain l'est selon Calvin ? Nullement : elle est son corps comme il est son chef par cette façon de parler si vulgaire , où l'on regarde les sociétés et le prince qui les gouverne comme une espèce de corps naturel qui a sa tête et ses membres. D'où vient donc qu'après avoir fait son fort de ces façons de parler sacramentelles, Calvin le met encore davantage dans une façon de parler qui est tout à fait d'un autre genre, si ce n'est que pour soutenir la figure dont il a besoin, il appelle à son secours toutes les façons de parler figurées, de quelque nature qu'elles soient et quelque peu de rapport qu'elles aient ensemble.

Le reste de la doctrine ne lui donne pas moins de peine, et les expressions violentes dont il se sert le font assez voir. Nous avons vu comme il veut que la chair de Jésus-Christ nous pénètre par sa substance. Nous avons dit qu'il ne veut pourtant nous insinuer autre chose par ces magnifiques paroles, sinon qu'elle nous pénètre par sa vertu : mais cette façon de parler lui paraissant faible, pour y mêler la substance , il veut que nous ayons dans l'Eucharistie comme « un extrait de la chair de Jésus-Christ, à

 

1 Instit., lib. IV, cap. XVII.

 

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condition toutefois qu'elle demeure dans le ciel, et que la vie coule en nous de sa substance (1), » comme si nous recevions une quintessence et le plus pur de la chair, le reste demeurant au ciel. Je ne veux pas dire qu'il l'ait cru ainsi ; mais seulement que l'idée de réalité dont il était plein ne pouvant être remplie par le fond de sa doctrine, il suppléait à ce défaut par des expressions recherchées, inouïes et extravagantes.

Pour ne dissimuler ici aucune partie de la doctrine de Calvin sur la communication que nous avons avec Jésus-Christ, je suis obligé de dire qu'en quelques endroits il semble mettre Jésus-Christ aussi présent dans le baptême que dans la Cène : car en général il distingue trois choses dans le sacrement outre le signe, «La signification qui consiste dans les promesses; la matière ou la substance qui est Jésus-Christ, avec sa mort et sa résurrection ; et l'effet, c'est-à-dire la sanctification, la vie éternelle , et toutes les grâces que Jésus-Christ nous apporte (2). » Calvin reconnaît toutes ces choses dans le sacrement de baptême comme dans celui de la Cène; et en particulier il enseigne du baptême « que le sang de Jésus-Christ n'y est pas moins présent pour laver les âmes que l'eau pour laver les corps; qu'en effet, selon saint Paul, nous y sommes revêtus de Jésus-Christ, et que notre vêtement ne nous environne pas moins que notre nourriture nous pénètre (3). » Par là donc il déclare nettement que Jésus-Christ est aussi présent dans le baptême que dans la Cène, et j'avoue que la suite de sa doctrine le mène là naturellement : car au fond, ni il ne connaît d'autre présence que par la foi, ni il ne met une autre foi dans la Cène que dans le baptême ; ainsi je n'ai garde de prétendre qu'il y mette en effet une autre présence. Ce que je prétends faire voir, c'est l'embarras où le jettent ces paroles : « Ceci est mon corps. » Car, ou il faut embrouiller tous les mystères, ou il faut pouvoir rendre une raison pourquoi Jésus-Christ n'a parlé avec cette force que dans la Cène. Si son corps et son sang sont aussi présents et aussi réellement reçus partout ailleurs, il n'y avait aucune raison de choisir ces fortes paroles pour l'Eucharistie

 

1 Diluc. exp., Opusc., 864. — 2 Instit., lib. IV, cap. XVII, n. 11. — 2 Diluc. exp., Opusc., 864.

 

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plutôt que pour le baptême, et la sagesse éternelle aurait parlé en l'air. Cet endroit sera l'éternelle et inévitable confusion des défenseurs du sens figuré. D'un côté la nécessité de donner à l'Eucharistie à l'égard de la présence du corps quelque chose de particulier, et d'autre part l'impossibilité de le faire selon leurs principes, les jetteront toujours dans un embarras d'où ils ne pourront se démêler; et c'a été pour s'en tirer que Calvin a dit tant de choses fortes de l'Eucharistie qu'il n'a jamais osé dire du baptême , quoiqu'il eût selon ses principes la même raison de le faire.

Ses expressions sont si violentes et les tours qu'il donne ici à sa doctrine si forcés, que ses disciples ont été contraints de l'abandonner dans le fond ; et je ne puis m'empêcher de marquer ici une insigne variation de la doctrine calvinienne. C'est que les calvinistes d'à présent, sous prétexte d'interpréter les paroles de Calvin, les réduisent tout à fait à rien. Selon eux, recevoir la propre substance de, Jésus-Christ, c'est seulement le recevoir « par sa vertu, par son efficace, par son mérite (1) ; » toutes choses que Calvin avait rejetées comme insuffisantes. Tout ce que nous pouvons espérer de ces grands mots de propre substance de Jésus-Christ reçue dans la Cène, c'est seulement que ce que nous y recevons « n'est pas la substance d'un autre (2) : » mais pour la sienne, on ne la reçoit non plus que l'œil reçoit celle du soleil lorsqu'il est éclairé de ses rayons : cela veut dire qu'en effet on ne sait plus ce que c'est que cette propre substance tant inculquée par Calvin ; on ne la défend plus que par honneur, et pour ne se point dédire trop ouvertement; et si Calvin , qui l'a établie avec tant de force dans ses livres, ne l'avait encore insérée dans les Catéchismes et dans la confession de foi, il y a longtemps qu'elle serait abandonnée.

J'en dis autant de cette parole de Calvin et du Catéchisme, que Jésus-Christ est reçu pleinement dans l'Eucharistie, et en partie seulement dans la prédication et dans le baptême (3). A l'entendre naturellement, c'est-à-dire que l'Eucharistie a quelque chose de particulier que la prédication ni le baptême n'ont pas : mais maintenant

 

1 Préserv., 195. — 2 Préserv., 196. — 3 Dim., LII.

 

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c'est toute autre chose : « c'est que trois c'est plus que deux ; » c'est « qu'après avoir reçu la grâce par le baptême , et l'instruction par la parole, quand Dieu ajoute à tout cela l'Eucharistie, la grâce s'augmente et s'affermit, et nous possédons Jésus-Christ plus parfaitement (1). » Ainsi toute la perfection de l'Eucharistie, c'est qu'elle vient la dernière ; et encore que Jésus-Christ se soit servi en l'instituant de termes si particuliers, au fond elle n'a rien de particulier, rien enfin de plus que le baptême, si ce n'est peut-être un nouveau signe ; et c'est en vain que Calvin y mettait avec tant de soin la propre substance.

Par ce moyen les explications qu'on donne à présent aux paroles de Calvin et à celles du Catéchisme et de la confession de foi, c'est sous couleur d'interprétation une variation effective dans la doctrine, et une preuve que les illusions dont Calvin avait voulu amuser le monde pour entretenir l'idée de réalité, ne pouvaient subsister longtemps.

Il est vrai que, pour couvrir ce faible visible de la secte, les calvinistes répondent qu'en tout cas on ne peut conclure autre chose de ces expressions qu'on leur reproche, si ce n'est peut-être qu'au commencement on ne se serait pas expliqué parmi eux en termes assez propres (2) : mais répondre de cette sorte, c'est faire semblant de ne voir pas la difficulté. Ce qu'on doit conclure de ces expressions de Calvin et des calvinistes , c'est que les paroles de Notre-Seigneur leur ont mis d'abord dans l'esprit, malgré qu'ils en eussent, une impression de réalité qu'ils ne pouvaient remplir, et qui ensuite les obligeait à dire des choses qui n'ayant aucun sens dans leur croyance, rendent témoignage à la nôtre ; ce qui n'est pas seulement se tromper dans les expressions, mais confesser une erreur dans la chose même, et en porter encore la conviction dans sa propre confession de foi.

Par exemple, quand d'un côté il faut dire qu'on reçoit la propre substance du corps et du sang de Notre-Seigneur ; et de l'autre, qu'il faut dire aussi qu'on ne les reçoit que par leur vertu, comme on reçoit le soleil par ses rayons, c'est dire des choses contradictoires, et se confondre soi-même.

 

1 Préserv. 197. — 2 Préserv., 194.

 

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De même, quand d'un côté il faut dire que dans la Cène calvinienne on reçoit autant la propre substance du corps et du sang de Jésus-Christ que dans celle des catholiques, et qu'il n'y a de différence que de la manière ; et qu'il faut dire d'autre part que le corps et le sang de Jésus-Christ sont en leur substance aussi éloignés des fidèles que le ciel l'est de la terre, de sorte qu'une présence réelle et substantielle se trouve au fond la même chose qu'un si prodigieux éloignement : c'est un prodige inouï dans le discours, et de telles expressions ne servent qu'à faire voir qu'on voudrait bien pouvoir dire ce qu'en effet on ne peut pas dire raisonnablement selon ses principes.

Et afin de faire voir une fois, pour n'être plus obligé d'y revenir, la conséquence de ces expressions de Calvin et des premiers calvinistes, songeons qu'il n'y eut jamais d'hérétiques qui n'affectassent de parler comme l'Eglise. Les ariens et les sociniens disent bien comme nous que Jésus-Christ est Dieu, mais improprement et par représentation, parce qu'il agit au nom de Dieu et par son autorité. Les nestoriens disent bien que le Fils de Dieu et le Fils de Marie ne sont que la même personne, mais comme un ambassadeur est aussi la même personne avec le prince qu'il représente. Dira-t-on qu'ils ont le même fond que l'Eglise catholique, et n'en diffèrent que dans la manière de s'expliquer? On dira au contraire qu'ils parlent comme elle, sans penser comme elle, parce que le mensonge est forcé d'imiter du moins la vérité. C'est justement ce que fait la propre substance, et les autres expressions semblables dans le discours de Calvin et des calvinistes.

Nous pouvons remarquer ici le triomphe tout manifeste de la vérité catholique, puisque le sens littéral des paroles de Jésus-Christ que nous défendons, après avoir forcé Luther à le soutenir malgré qu'il en eût, ainsi que nous l'avons vu, a encore forcé Calvin, qui le nie, à confesser tant de choses par lesquelles il est établi d'une manière invincible.

Avant que de sortir de cette matière, il faut encore observer un endroit de Calvin qui nous donnera beaucoup à deviner; et je ne sais si nous en pourrons pénétrer le fond. Il s'agit des luthériens qui sans détruire le pain, « enferment le corps dedans. »

 

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« Si, dit-il (1), ce qu'ils prétendent était seulement que pendant qu'on présente le pain dans le mystère on présente en même temps le corps, à cause que la vérité est inséparable de son signe, je ne m'y opposerai pas beaucoup. »

C'est donc ici quelque chose qu'il n'approuve ni n'improuve pas tout à fait. C'est une opinion mitoyenne entre la sienne et celle du commun des luthériens : opinion où l'on met le corps inséparable du signe, par conséquent indépendamment de la foi, puisqu'il est constant que le signe peut être reçu sans elle ; et cela, qu'est-ce autre chose que l'opinion que nous avons attribuée à Bucer et à Mélanchthon, où l'on admet une présence réelle, même dans la communion des indignes et sans le secours de la foi ; où l'on veut que cette présence accompagne le signe quant au temps, mais ne soit point enfermée dedans quant au lieu? Voilà ce que Calvin « n'improuve pas beaucoup ; » de sorte qu'il n'improuve pas beaucoup une vraie présence réelle inséparable du sacrement et indépendante de la foi.

J'ai tâché de faire connaître la doctrine de ce second patriarche de la nouvelle Réforme, et je pense avoir découvert ce qui lui a donné tant d'autorité dans ce parti. Il a paru avoir de nouvelles vues sur la justice imputative qui faisait le fondement de la Réforme, et sur la matière de l'eucharistie qui la divisait depuis si longtemps : mais il y eut un troisième point qui lui donna grand crédit parmi ceux qui se piquaient d'avoir de l'esprit. C'est la hardiesse qu'il eut de rejeter les cérémonies beaucoup plus que n'avaient fait les luthériens; car ils s'étaient fait une loi de retenir celles qui n'étaient pas manifestement contraires à leurs nouveaux dogmes. Mais Calvin fut inexorable sur ce point. Il condamnait Mélanchthon, qui trouvait à son avis les cérémonies trop indifférentes (2) ; et si le culte qu'il introduisit parut trop nu à quelques-uns, cela même fut un nouveau charme pour les beaux esprits, qui crurent par ce moyen s'élever au-dessus des sens et se distinguer du vulgaire. Et parce que les apôtres avaient écrit peu de choses touchant les cérémonies qu'ils se contentaient d'établir par la pratique, ou que même ils laissaient souvent à la disposition de

 

1 Inst., IV, XVII, n. 16. — 2 Ep. ad Mel., p. 120, etc.

 

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chaque église, les calvinistes se vantaient d'être ceux des réformés qui s'attachaient le plus purement à la lettre de l'Ecriture; ce qui fut cause qu'on leur donna le titre de Puritains en Angleterre et en Ecosse.

Par ces moyens Calvin raffina au-dessus des premiers auteurs de la nouvelle Réforme. Le parti qui porta son nom fut extraordinairement haï par tous les autres protestants, qui le regardèrent comme le plus fier, le plus inquiet et le plus séditieux qui eût encore paru. Je n'ai pas besoin de rapporter ce qu'en a écrit en divers endroits Jacques, roi d'Angleterre et d'Ecosse. Il fait néanmoins une exception en faveur des puritains des autres pays, assez content pourvu qu'on sût qu'il ne connaissait rien de plus dangereux, ni de plus ennemi de la royauté que ceux qu'il avait trouvés dans ses royaumes. Calvin fit de grands progrès en France, et ce grand royaume se vit à la veille de périr par les entreprises de ses sectateurs : de sorte qu'il fut en France à peu près ce que Luther fut en Allemagne. Genève, qu'il gouverna, ne fut guère moins considérée que Vitenberg, où le nouvel évangile avait commencé, et il se rendit chef du second parti de la nouvelle Réforme.

Combien il fut touché de cette gloire, un petit mot qu'il écrit à Mélanchthon nous le fait sentir. « Je me reconnais, dit-il, de beaucoup au-dessous de vous; mais néanmoins je n'ignore pas en quel degré de son théâtre Dieu m'a élevé, et notre amitié ne peut être violée sans faire tort à l'Eglise ». »

Se voir exposé aux yeux de toute l'Europe comme sur un grand théâtre, s'y voir par son éloquence dans les premiers rangs, et s'y être fait un nom et une autorité qu'on respecte dans un grand parti : Calvin ne s'en peut taire ; c'est pour lui un doux appât, et c'est celui qui a fait tous les hérésiarques.

C'est ce charme secret qui lui a fait dire dans sa réponse à Baudouin son grand adversaire : «  Il me reproche que je n'ai point ! d'enfants, et que Dieu m'a ôté un fils qu'il m'avait donné. Fallait-il me faire ce reproche à moi qui ai tant de milliers d'enfants dans toute la chrétienté? » A quoi il ajoute : « Toute la France

 

1 Ep. Calv., p. 145.

 

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connaît ma foi irréprochable, mon intégrité, ma patience, ma vigilance, ma modération et mes travaux assidus pour le service de l'Eglise; choses qui sont prouvées par tant de marques illustres dès ma première jeunesse. Il me suffit de pouvoir par une telle confiance me tenir toujours dans mon rang jusques à la fin de ma vie (1). »

Il a tant loué la sainte jactance et la magnanimité de Luther, qu'il était malaisé qu'il ne l'imitât, encore que pour éviter le ridicule où tomba Luther, il se piquât surtout d'être modeste, comme un homme qui voulait pouvoir se vanter d'être sans faste et de ne craindre rien tant que l'ostentation (2) : de sorte que la différence entre Luther et Calvin, quand ils se vantent, c'est que Luther, qui s'abandonnait à son humeur impétueuse sans jamais prendre aucun soin de se modérer, se louait lui-même comme un emporté : mais les louanges que Calvin se donnait sortaient par force du fond de son cœur, malgré les lois de modération qu'il s'était prescrites, et rompaient violemment toutes ces barrières.

Combien se goûtait-il lui-même, quand il élève si haut « sa frugalité, ses continuels travaux, sa constance dans les périls, sa vigilance à faire sa charge, son application infatigable à étendre le règne de Jésus-Christ, son intégrité à défendre la doctrine de piété, et la sérieuse occupation de toute sa vie dans la méditation des choses célestes (3) ? » Luther n'en a jamais tant dit, et tout ce que ses emportements lui ont tiré de la bouche n'approche pas de ce que Calvin dit froidement de lui-même.

Rien ne le flattait davantage que la gloire de bien écrire; et Vestphale luthérien l'ayant appelé déclamateur : « Il a beau faire, dit-il, jamais il ne le persuadera à personne; et tout le monde sait combien je sais presser un argument, et combien est précise la brièveté avec laquelle j'écris (4). »

C'est se donner en trois mots la plus grande gloire que l'art de bien dire puisse attirer à un homme. Voilà du moins une louange que jamais Luther ne s'était donnée : car quoiqu'il fût un des orateurs des plus vifs de son siècle, loin de faire jamais semblant de

 

1 Resp. ad Bald. int. Opusc. Calv., p. 370. — 2 II Def. adv. Vestph    Opusc. 788. — 3 II Def. cont. Vestph., Opusc., 842. —  4 Def., 791.

 

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se piquer d'éloquence, il prenait plaisir de dire qu'il était un pauvre moine nourri dans l'obscurité et dans l'école, qui ne savait point l'art de discourir. Mais Calvin blessé sur ce point ne se peut tenir; et aux dépens de sa modestie il faut qu'il dise que personne ne s'explique plus précisément, ni ne raisonne plus fortement que lui.

Donnons-lui donc, puisqu'il le veut tant, cette gloire d'avoir aussi bien écrit qu'homme de son siècle ; mettons-le même, si l'on veut, au-dessus de Luther : car encore que Luther eût quelque chose de plus original et de plus vif, Calvin inférieur par le génie semblait l'avoir emporté par l'étude. Luther triomphait de vive voix; mais la plume de Calvin était plus correcte, surtout en latin ; et son style, qui était plus triste, était aussi plus suivi et plus châtié. Ils excellaient l'un et l'autre à parler la langue de leur pays; l'un et l'autre étaient d'une véhémence extraordinaire; l'un et l'autre par leurs talents se sont fait beaucoup de disciples et d'admirateurs ; l'un et l'autre enflés de ces succès, ont cru pouvoir s'élever au-dessus des Pères ; l'un et l'autre n'ont pu souffrir qu'on les contredit, et leur éloquence n'a été en rien plus féconde qu'en injures.

Ceux qui ont rougi de celles que l'arrogance de Luther lui a fait écrire, ne seront pas moins étonnés des excès de Calvin. Ses adversaires ne sont jamais que des fripons, des fols, des méchants, des ivrognes, des furieux, des enragés, des bêtes, des taureaux, des ânes, des chiens, des pourceaux, et le beau style de Calvin est souillé de toutes ces ordures à chaque page. Catholiques et luthériens, rien n'est épargné. L'école de Vestphale, selon lui, est « une puante étable à pourceaux (19. » La Cène des luthériens est presque toujours appelée une Cène de Cyclopes, « où on voit une barbarie digne des Scythes (2) : » s'il dit souvent que le diable pousse les papistes, il répète cent et cent fois qu'il a fasciné les luthériens, et « qu'il ne peut pas comprendre pourquoi ils s'attaquent à lui plus violemment qu'à tous les autres, si ce n'est que Satan, dont ils sont les vils esclaves, les anime d'autant plus contre lui, qu'il voit ses travaux plus utiles que les leurs au bien de

 

1 Opusc., 799. — 2 Opusc., 803, 837.

 

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l'Eglise (1). » Ceux qu'il traite de cette sorte sont les premiers et les plus célèbres des luthériens. Au milieu de ces injures il vante encore sa douceur (2); et après avoir rempli son livre de ce qu'on peut s'imaginer, non-seulement de plus aigre, mais encore de plus atroce, il croit en être quitte en disant « qu'il avait tellement été sans fiel lors qu'il écrivait ces injures, que lui-même en relisant son ouvrage était demeuré tout étonné que tant de paroles dures lui fussent échappées sans amertume. C'est, dit-il, l'indignité de la chose qui lui a fourni toute seule les injures qu'il a dites, et il en a supprimé beaucoup d'autres qui lui venaient à la bouche. Après tout, il n'est pas fâché que ces stupides aient enfin senti les piqûres (3), » et il espère qu'elles serviront à les guérir. Il veut bien pourtant avouer qu'il en a dit plus qu'il ne voulait, et que le remède qu'il a appliqué au mal « était un peu trop violent. » Mais après ce modeste aveu il s'emporte plus que jamais, et tout en disant : « M'entends-tu bien, chien ? M'entends-tu, frénétique? M'entends-tu bien, grosse bête? » Il ajoute « qu'il est bien aise que les injures dont on l'accable demeurent sans réponse (4). »

Auprès de cette violence Luther était la douceur même; et s'il faut faire la comparaison de ces deux hommes, il n'y a personne qui n'aimât mieux essuyer la colère impétueuse et insolente de l'un, que la profonde malignité et l’amertume de l'autre, qui se vante d'être de sang-froid, quand il répand tant de poison dans ses discours.

Tous deux après avoir attaqué les hommes mortels, ont tourné leur bouche contre le ciel, quand ils ont si ouvertement méprisé l'autorité des saints Pères. Chacun sait combien de fois Calvin a passé par-dessus leurs décisions, quel plaisir il a pris à les traiter d'écoliers, à leur faire leur leçon, et la manière outrageuse dont il a cru pouvoir éluder leur témoignage unanime, en disant, par exemple, «que ces bonnes gens ont suivi sans discrétion une coutume qui dominait sans raison, et qui avait gagné la vogue en peu de temps (5). »

 

1 Diluc. expos., Opusc., 829. — 2 II Def., in Vestph. — 3 Ult. adm., 795. — 4 Opusc., 838. — 5 Tract, de ref. Eccl.

 

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Il s'agissait dans ce lieu de la prière pour les morts. Tous ses écrits sont pleins de pareils discours. Mais malgré l'orgueil des hérésiarques, l'autorité des Pères et de l'antiquité ecclésiastique ne laisse pas de subsister dans leur esprit. Calvin, qui méprise tant les saints Pères, ne laisse pas de les alléguer comme des témoins dont il n'est pas permis de rejeter l'autorité, lorsqu'il écrit ces paroles, après les avoir cités : « Que diront-ils à l'ancienne Eglise? Veulent-ils damner l'ancienne Eglise? » Ou bien, « veulent-ils chasser de l'Eglise saint Augustin (1) ? » On pourrait lui en dire autant dans le point de la prière pour les morts, et dans les autres où il est certain, et souvent de son aveu propre, qu'il a les Pères contre lui. Mais sans entrer dans cette dispute particulière, il me suffit d'avoir remarqué que nos réformés sont souvent contraints par la force de la vérité à respecter le sentiment des Pères plus qu'il ne semble que leur doctrine et leur esprit ne le porte.

Ceux qui ont vu les variations infinies de Luther pourront demander si Calvin est tombé dans la même faute. A quoi je répondrai qu'outre que Calvin avait l'esprit plus suivi, il est vrai d'ailleurs qu'il a écrit longtemps après le commencement de la Réforme prétendue; de sorte que les matières ayant déjà été fort agitées, et les docteurs ayant eu plus de loisir de les digérer, la doctrine de Calvin paraît plus uniforme que celle de Luther. Mais nous verrons dans la suite que par une politique ordinaire aux chefs des nouvelles sectes qui cherchent à s'établir, ou par la nécessité commune de ceux qui tombent dans l'erreur, Calvin ne laisse pas d'avoir beaucoup varié, non-seulement dans ses écrits particuliers, mais encore dans les actes publics qu'il a dressés au nom de tous les siens, ou qu'il leur a inspirés.

Et même sans aller plus loin, en considérant seulement ce que nous avons rapporté de sa doctrine, nous avons vu qu'elle est pleine de contradictions, qu'il ne suit pas ses principes, et qu'avec de grands mots il ne dit rien.

Et pour peu qu'on fasse de réflexion sur les actes qu'il a dressés, ou que les calvinistes ont publiés de son aveu en cinq ou six ans,

 

1 II Def., Opusc., p. 777; Admonit. ult., 836, ibid.

 

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ils ne pourront se laver ni lui ni eux tous d'avoir expliqué leur foi avec une dissimulation criminelle.

En 1554 nous avons vu qu'il se fit un accord solennel entre ceux de Genève et de Zurich (1) : c'est Calvin qui le dressa, et la foi commune de ces deux églises y est expliquée.

Sur la Cène, il n'y est dit autre chose, « sinon que ces paroles : « Ceci est mon corps, » ne doivent pas être prises précisément à la lettre, mais figurément, en sorte que le nom de corps et de sang soit donné par métonymie au pain et au vin qui les signifient; et que si Jésus-Christ nous nourrit par la viande de son corps et le breuvage de son sang, cela se fait par la foi et par la vertu du Saint-Esprit sans aucune transfusion ni aucun mélange de substance, mais parce que nous avons la vie par son corps une fois immolé et son sang une fois répandu pour nous (2). »

Si on n'entend parler dans cet accord ni de la propre substance du corps et du sang reçus dans la Cène, ni des merveilles incompréhensibles de ce sacrement, ni des autres choses semblables que nous avons remarquées dans le Catéchisme et dans la Confession de foi des calvinistes de France, la raison n'en est pas malaisée à deviner. C'est, comme nous l'avons vu, que les Suisses, et surtout ceux de Zurich instruits par Zuingle, n'avaient jamais voulu reconnaître aucun miracle dans la Cène ; et contents de la présence de vertu, ils ne savaient ce que voulait dire cette communication de propre substance que Calvin et les calvinistes vantaient tant; de sorte que pour s'accorder, il fallut supprimer ces choses, et présenter aux Suisses une confession de foi dont ils pussent s'accommoder.

A ces deux confessions de foi dressées par Calvin, dont l'une était pour la France, et l'autre fut composée pour s'accommoder avec les Suisses, on en ajouta, pendant qu'il vivait encore, une troisième en faveur des protestants d'Allemagne.

Bèze et Farel comme députés des églises réformées de France et de celle de Genève, la portèrent en 1357 à Vorms, où les princes et les Etats de la Confession d’Augsbourg étaient assemblés. On les voulait engager à intercéder pour les calvinistes auprès de

 

1 Opusc. Calv. 752; Hosp., an. 1554. — 2 Art. 22, 23.

 

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Henri II, qui à l'exemple de François Ier son père, n'oubliait rien pour les abattre. Les termes de propre substance ne furent pas oubliés, comme on faisait volontiers quand on traitait avec les Suisses. Mais on y ajouta beaucoup d'autres choses, et je ne sais pour moi comment on peut accorder cette confession avec la doctrine du sens figuré. Car il y est dit « qu'on reçoit dans la Cène, non-seulement les bienfaits de Jésus-Christ, mais sa substance même et sa propre chair ; que le corps du Fils de Dieu ne nous y est pas proposé en figure seulement et par signification symboliquement ou typiquement comme un mémorial de Jésus-Christ absent, mais qu'il est vraiment et certainement rendu présent avec les symboles qui ne sont pas de simples signes; et si, disaient-ils, nous ajoutons que la manière dont ce corps nous est donné est symbolique et sacramentelle, ce n'est pas qu'elle soit seulement figurative, mais parce que sous l'espèce des choses visibles Dieu nous offre, nous donne, et nous rend présent avec les symboles ce qui nous y est signifié; ce que nous disons afin qu'il paroisse que nous retenons dans la Cène la présence du propre corps et du propre sang de Jésus-Christ, et que, s'il reste quelque dispute, elle ne regarde plus que la manière (1). »

Nous n'avions pas encore oui dire aux calvinistes qu'il ne fallût pas regarder la Cène « comme un mémorial de Jésus-Christ absent : » nous ne leur avions pas ouï dire que pour nous donner non ses bienfaits, mais sa substance et sa propre chair, « il nous la rendît vraiment présente sous les espèces; » ni qu'il fallût reconnaître dans la Cène « une présence du propre corps et du propre sang ; » et si nous ne connaissions les équivoques des sacramentaires, nous ne pourrions nous empêcher de les prendre pour des défenseurs aussi zélés de la présence réelle que le sont les luthériens. A les entendre parler, on pourrait douter s'il reste quelque dispute entre la doctrine luthérienne et la leur : « S'il reste encore, disent-ils, quelque dispute, elle ne regarde pas la chose même, mais la manière de la présence, » de sorte que la présence qu'ils reconnaissent dans la Cène doit être dans le fond aussi réelle et aussi substantielle que celle qu'y reconnaissent les luthériens.

 

1 Hosp., ad an. 1557, fol. 252.

 

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Et en effet, dans la suite où ils traitent de la manière de cette présence, ils ne rejettent dans cette manière que ce qu'y rejettent les luthériens : ils rejettent la manière de s'unir à nous « naturelle ou locale; » et personne ne dit que Jésus-Christ nous soit uni à la manière ordinaire et naturelle, ni qu'il soit dans le sacrement ou dans ses fidèles comme les corps sont dans leur lieu ; car il y est certainement d'une manière plus haute. Ils rejettent « l'épanchement de la nature humaine de Jésus-Christ, » c'est-à-dire l'ubiquité que quelques luthériens rejetaient aussi, et qui n'avait pas encore si hautement gagné le dessus. Ils rejettent un « grossier mélange de la substance de Jésus-Christ avec la nôtre, » que personne n'admettait ; car il n'y a rien de moins grossier, ni de plus éloigné des mélanges vulgaires que l'union du corps de Notre-Seigneur avec les nôtres, que les luthériens reconnaissent aussi bien que les catholiques. Mais ce qu'ils rejettent sur toutes choses, c'est « cette grossière et diabolique transsubstantiation, » sans dire aucun mot de la consubstantiation luthérienne, qu'ils ne trouvaient en leur cœur, comme nous verrons, guère moins diabolique, ni moins charnelle. Mais il était bon de n'en point parler, de peur de choquer les luthériens, dont on implorait le secours. Et enfin ils concluent tout court, en disant que la présence qu'ils reconnaissent se fait « d'une manière spirituelle, qui est appuyée sur la vertu incompréhensible du Saint-Esprit : » paroles que les luthériens employaient eux-mêmes aussi bien que les catholiques, pour exclure avec la présence en figure, même la présence en vertu qui n'a rien de miraculeux ni d'incompréhensible.

Telle fut la confession de foi que les calvinistes de France envoyèrent aux protestants d'Allemagne. Ceux qu'on tenait en prison en France pour la religion y joignirent leur déclaration particulière, où ils reçoivent expressément la Confession d’Augsbourg en tous ses articles, à la réserve de celui de l'Eucharistie; en ajoutant toutefois, ce qui n'était pas moins fort que la Confession d’Augsbourg, que « la Cène n'est pas un signe de Jésus-Christ absent; » et se tournant aussitôt « contre les papistes, et leur changement de substance et leur adoration, » toujours sans

 

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dire aucun mot contre la doctrine particulière du luthéranisme.

C'est ce qui fit que les luthériens, de l'avis commun de tous leurs théologiens, jugèrent la déclaration envoyée de France « conforme en tout point à la Confession d'Augsbourg, malgré ce qu'on y disait sur l'article X, parce qu'au fond on en disait plus sur la présence réelle que n'avait fait cet article.

L'article d'Augsbourg disait « qu'avec le pain et le vin le corps et le sang étaient vraiment présents et vraiment distribués à ceux qui prenaient la Cène. » Ceux-ci disent « que la propre chair et la propre substance de Jésus-Christ est vraiment présente et vraiment donnée avec les symboles, et sous les espèces visibles, » et le reste non moins précis que nous avons rapporté ; de sorte que si on demande lesquels expriment le plus fortement la présence substantielle, ou des luthériens qui la croient ou des calvinistes qui ne la croient pas, il se trouvera que c'est les derniers.

Pour ce qui était des autres articles de la Confession d’Augsbourg, ils demeuraient établis par l'exception du seul article de la Cène, c'est-à-dire que les calvinistes, même ceux qu'on détenait en prison pour leur religion, professaient contre leur croyance la nécessité du baptême, l'amissibilité de la justice, l'incertitude de la prédestination, le mérite des bonnes œuvres et la prière pour les morts ; tous points que nous avons lus en termes formels dans la Confession d’Augsbourg; et voilà de quelle manière les martyrs de la nouvelle Réforme détruisaient par leurs équivoques, ou par un exprès désaveu, la foi pour laquelle ils mouraient.

Ainsi nous avons vu clairement trois langages différents de nos calvinistes en trois différentes Confessions de foi. Par celle qu'ils firent pour eux-mêmes, ils songèrent apparemment à se satisfaire : ils en ôtaient quelque chose pour contenter les zuingliens, et ils savaient y ajouter dans le besoin ce qui pouvait leur rendre les luthériens plus favorables.

Nous allons maintenant entendre les calvinistes s'expliquer, non plus entre eux, ni avec les zuingliens ou les luthériens, mais avec les catholiques. Ce fut en 1564 durant la minorité de Charles IX, au fameux colloque de Poissy, où, par l'ordre de la reine Catherine de Médicis sa mère et régente du royaume, les

 

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prélats furent assemblés pour conférer avec les ministres, et réformer les abus qui donnaient prétexte à l'hérésie (1). Comme on s'ennuyait en France des longues remises du concile général si souvent promis par les papes, et des fréquentes interruptions de celui qu'ils avaient enfin commencé à Trente, la reine abusée par quelques prélats d'une doctrine suspecte, dont le chancelier de l'Hôpital, très-zélé pour l'Etat et grand personnage, appuyait l'avis, crut trop aisément que dans une commotion si universelle elle pourrait pourvoir en particulier au royaume de France, sans l'autorité du Saint-Siège et du concile. On lui fit entendre qu'une conférence concilierait les esprits, et que les disputes qui les partageaient seraient plus sûrement terminées par un accord, que par une décision dont l'un des partis serait toujours mécontent. Le cardinal Charles de Lorraine, archevêque de Reims, qui ayant tout gouverné sous François II avec François, duc de Guise, son frère, s'était toujours conservé une grande considération ; grand génie, grand homme d'Etat, d'une vive et agréable éloquence, savant même pour un homme de sa qualité et de ses emplois, espéra de se signaler dans le public, et tout ensemble de plaire à la cour en entrant dans le dessein de la reine. C'est ce qui fit entreprendre cette assemblée de Poissy. Les calvinistes y députèrent ce qu'ils avaient de plus habile, à la réserve de Calvin qu'on ne voulut pas montrer, soit qu'on craignît d'exposer à la haine publique le chef d'un parti si odieux, soit qu'il crût que son honneur fût mieux conservé en envoyant ses disciples et conduisant secrètement l'assemblée de Genève où il dominait, que s'il se fût commis lui-même. Il est vrai aussi que par la faiblesse de sa santé et la violence de son humeur emportée, il était moins propre à se soutenir dans une conférence que Théodore de Bèze d'une constitution plus robuste et plus maître de lui-même. Ce fut donc Bèze qui parut le plus, ou pour mieux dire, qui parut seul dans cette assemblée. Il était regardé comme le principal disciple et l'intime confident de Calvin, qui l'avait choisi pour être coopérateur de son ministère et de ses travaux dans Genève, où sa Réforme

 

1 Hosp., ad au. 1561; Bez , Hist. eccl., liv. IV ; La Poplin., liv. VII: Thuan. lib. XXVIII.

 

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semblait avoir fait son principal établissement. Calvin lui envoyait ses instructions; et Bèze lui rendait compte de tout, comme il paraît par les lettres de l'un et de l'autre.

On ne traita proprement dans cette assemblée que de deux points de doctrine, dont l'un fut celui de l'Eglise, et l'autre fut celui de la Cène. C'était là que l'on mettait le nœud de l'affaire, parce que l'article de l'Eglise était regardé par les catholiques comme un principe général, qui renversait par le fondement toutes les églises nouvelles ; et que parmi les articles particuliers dont on disputait, aucun ne paraissait plus essentiel que celui de la Cène. Le cardinal de Lorraine pressait l'ouverture du colloque, bien que le gros des prélats, et surtout le cardinal de Tournon archevêque de Lyon, qui les présidait comme plus ancien cardinal , y eussent une extrême répugnance. Us craignaient avec raison que les subtilités des ministres, leur dangereuse éloquence avec un air de piété dont les hérétiques les plus pervers ne sont jamais dépourvus, et plus que tout cela le charme de la nouveauté n'imposât aux courtisans devant lesquels on devait parler, et surtout au roi et à la reine susceptibles, l'un par son bas âge et l'autre par sa naturelle curiosité, de toutes sortes d'impressions, et même par la malheureuse disposition du genre humain et par le génie qui régnait alors dans la cour, plus encore des mauvaises que des bonnes. Mais le cardinal de Lorraine, aidé de Montluc, évêque de Valence, l'emporta, et le colloque fut commencé.

Je n'ai pas besoin de raconter ni l'admirable harangue du cardinal de Lorraine et l'applaudissement qu'elle mérita, ni aussi celui que s'attira Bèze, orateur de profession, en offrant de répondre sur le champ au discours médité du cardinal : mais il importe de se souvenir que ce fut dans celte auguste assemblée que les ministres présentèrent publiquement au roi, au nom de toutes leurs églises, leur commune confession de foi dressée sous Henri II dans leur premier synode tenu à Paris (1), comme nous l'avons déjà dit. Bèze, qui la présenta, en fit en même temps la défense par un long discours, où malgré toute son adresse, il tomba dans

 

1 Hist. eccl. de Bez., liv. IV, p. 520.

 

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un grand inconvénient. Lui qui quelques jours auparavant accusé par le cardinal de Lorraine en présence de la reine Catherine et de toute la cour, d'avoir écrit dans un de ses livres que Jésus-Christ n'était pas plus dans la Cène que dans la boue, non magis in Cœnâ quàm in cœno (1), avait rejeté cette proposition comme impie et comme détestée de tout le parti, avança l'équivalente au colloque même devant toute la France : car étant tombé sur la Cène, il dit dans la chaleur du discours qu'eu égard au lieu et à la présence de Jésus-Christ considéré selon sa nature humaine, son corps était autant éloigné de la Cène que les plus hauts cieux le sont de la terre. A ces mots toute l'assemblée frémit (2). On se ressouvint de l'horreur avec laquelle il avait parlé de la proposition qui excluait Jésus-Christ de la Cène comme de la boue. Maintenant il y retombait, sans que personne l'en pressât. Le murmure qu'on entendit de toutes parts fit voir combien on était frappé d'une nouveauté si étrange. Bèze lui-même étonné d'en avoir tant dit, ne cessa depuis de fatiguer la reine, en donnant requêtes sur requêtes pour obtenir la liberté de s'expliquer, à cause que pressé parte temps il n'avait pas eu le loisir de bien faire entendre sa pensée devant le roi. Mais il ne fallait point tant de paroles pour expliquer ce qu'on croyait. Aussi pouvons-nous bien dire que la peine de Bèze n'était pas de ne s'être pas assez expliqué ; au contraire ce qui lui causa et à tous les siens une si visible inquiétude, c'est que découvrant en termes précis le fond de la croyance du parti sur l'absence réelle de Jésus-Christ, il n'avait que trop fait paraître que ces grands mots de substance et les autres, dont ils se servaient pour conserver quelque idée de réalité, n'étaient que des illusions.

Des harangues on passa bientôt aux conférences particulières, principalement sur la Cène, où l'évêque de Valence et Duval l’évêque de Séez, à qui une demi-érudition, pour ne point encore parler des autres motifs, donnaient une pente secrète vers le calvinisme, ne songeaient non plus que les ministres qu'à trouver quelque formulaire ambigu, où sans entrer dans le fond , on contentât en quelque façon les uns et les autres.

 

1 Epist. Bez. ad Calv., inter ep. Calv., p. 330.— 2 Thuan., XXVIII, 48.

 

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Les fortes expressions que nous avons vues dans la confession de foi qui fut alors présentée, étaient assez propres à ce jeu : mais les ministres ne laissèrent pas d'y ajouter des choses qu'il ne faut pas oublier. C'est ce qui paraît surprenant : car comme ils devaient avoir fait leur dernier effort pour bien expliquer leur doctrine dans leur confession de foi qu'ils venaient de présenter à une assemblée si solennelle, il semble qu'interrogés sur leur croyance, ils n'avaient qu'à se rapporter à ce qu'ils en avaient dit dans un acte si authentique : mais ils ne le firent pas, et voici comme ils proposèrent leur doctrine d'un commun consentement. « Nous confessons la présence du corps et du sang de Jésus-Christ en sa sainte Cène, où il nous donne véritablement la substance de son corps et de son sang par l'opération de son Saint-Esprit ; et que nous recevons et mangeons spirituellement et par foi ce même vrai corps qui a été immolé pour nous pour être os de ses os et chair de sa chair, et pour être vivifiez, et en recevoir tout ce qui est utile à notre salut ; et parce que la foi appuyée sur la promesse de Dieu rend présentes les choses reçues, et qu'elle prend réellement et de fait le vrai corps naturel de Notre-Seigneur par la vertu du Saint-Esprit, en ce sens nous croyons et reconnaissons la présence du propre corps et du propre sang de Jésus-Christ dans la Cène. » Voilà toujours ces grandes phrases, ces pompeuses expressions et ces longs discours pour ne rien dire. Mais avec toutes ces paroles ils ne crurent pas s'être encore assez expliqués ; et bientôt après ils ajoutèrent « que la distance des lieux ne peut empêcher que nous ne participions au corps et au sang de Jésus-Christ, puis que la Cène de Notre-Seigneur est une chose céleste ; et qu'encore que nous recevions sur la terre par nos bouches le pain et le vin comme les vrais signes du corps et du sang, nos âmes, qui en sont nourries, enlevées au ciel par la foi et l'efficace du Saint-Esprit, jouissent du corps présent et du sang de Jésus-Christ; et qu'ainsi le corps et le sang sont vraiment unis au pain et au vin , mais d'une manière sacramentelle, c'est-à-dire non selon le lieu ou la naturelle position des corps, mais en tant qu'ils signifient efficacement que Dieu donne ce corps et ce sang à ceux qui participent fidèlement aux signes mêmes,

 

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et qu'ils les reçoivent vraiment par la foi. » Que de paroles pour dire que les signes du corps et du sang reçus avec foi nous unissent par cette foi inspirée de Dieu au corps et au sang qui sont au ciel ! Il n'en fallait pas davantage pour s'expliquer nettement ; et cette jouissance substantielle du corps vraiment et réellement présent, et les autres termes semblables ne servent qu'à entretenir des idées confuses, au lieu de les démêler, comme on est obligé de faire dans une explication de la foi. Mais dans cette simplicité que nous demandons, les chrétiens n'eussent pas trouvé ce qu'ils désiraient, c'est-à-dire la vraie présence de Jésus-Christ en ses deux natures ; et privés de cette présence ils auraient ressenti, pour ainsi parler, un certain vide, qu'au défaut de la chose même les ministres tâchaient de remplir par cette multiplicité de grandes paroles et par leur son magnifique.

Les catholiques n'entendaient rien dans ce prodigieux langage, et ils sentirent seulement qu'on avait voulu suppléer par toutes ces phrases à ce que Bèze avait laissé de trop vide et de trop creux dans la Cène des calvinistes. Toute la force était dans ces paroles : « La foi rend présentes les choses promises. » Mais ce discours parut bien vague aux catholiques. Par ce moyen, disaient-ils , et le jugement, et la résurrection générale, et la gloire des bienheureux, aussi bien que le feu des damnés, nous seront autant présents que le corps de Jésus-Christ nous l'est dans la Cène; et si cette présence par foi nous fait recevoir la substance même des choses, rien n'empêche que les âmes saintes qui sont dans le ciel ne reçoivent dès à présent et avant la résurrection générale la propre substance de leur corps, aussi véritablement qu'on nous veut faire recevoir ici par la seule foi la propre substance du corps de Jésus-Christ. Car si la foi rend les choses si véritablement présentes qu'on en possède par ce moyen la substance, combien plus la vision bienheureuse ! Mais à quoi sert cet enlèvement de nos âmes dans le ciel par la foi, pour nous unir la propre substance du corps et du sang ? Un enlèvement moral et par affection fait-il de semblables unions ? Quelle substance ne pouvons-nous pas embrasser de cette sorte ? Qu'opère ici l'efficace du Saint-Esprit ? Le  Saint-Esprit inspire la foi; mais la foi ainsi inspirée, quelque forte

 

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qu'elle soit, ne s'unit pas plus à la substance des choses que les autres pensées et les autres affections de l'esprit. Que veulent dire aussi ces paroles vagues, « que nous recevons de Jésus-Christ ce qui nous est utile, » sans déclarer ce que c'est ? Si ces mots de Notre-Seigneur : « La chair ne sert de rien, » s'entendent, selon les ministres, de la vraie chair de Jésus-Christ considérée selon sa substance, pourquoi tant vanter ensuite ce qu'on prétend qui ne sert de rien ? Et quelle nécessité de tant prêcher la substance de la chair et du sang si réellement reçue? Que ne rejette-t-on donc, concluaient les catholiques, tous ces vains discours ? et du moins, en expliquant la foi, que n'emploie-t-on, sans tant raffiner, les termes propres ?

Pierre Martyr Florentin, un des plus célèbres ministres qui fût dans cette assemblée, en était d'avis et déclara souvent que pour lui il n'entendait pas ce mot de substance ; mais pour ne point choquer Calvin et les siens, il l’expliquait le mieux qu'il pouvait. Claude Despense, docteur de Paris, homme de bon sens et docte pour un temps où les matières n'étaient point encore autant éclaircies et approfondies qu'elles l'ont été depuis par tant de disputes, fut mis au nombre de ceux qui devaient travailler avec les ministres à la conciliation de l'article de la Cène. On le jugea propre à ce dessein, parce qu'il était sincère et d'un esprit doux : mais avec toute sa douceur il ne put souffrir la doctrine des calvinistes ,  ne trouvant pas supportable qu'ils fissent dépendre l'œuvre de Dieu, c'est-à-dire la présence du corps de Jésus-Christ, non de la parole et de la promesse de celui qui le donnait, mais de la foi de ceux qui devaient le recevoir : ainsi il improuva leur article dès la première proposition et avant toutes les additions qu'ils y firent depuis. De son côté, pour rendre notre communion avec la substance du corps indépendante de la foi des hommes, et uniquement attachée à l'efficace et à l'opération de la parole de Dieu, en laissant passer les premiers mots jusqu'à ceux où les ministres disaient, « que la foi rendait les choses présentes, » il mit ces mots à la place : « Et parce que la parole et la promesse de Dieu rend présentes les choses promises, et que par l'efficace de cette parole nous recevons réellement et de fait le vrai corps

 

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naturel de Notre-Seigneur, en ce sens nous confessons et nous reconnaissons dans la Cène la présence de son propre corps et de son propre sang. » Ainsi il reconnaissait une présence réelle et substantielle indépendamment de la foi, et en vertu des seules paroles de Notre-Seigneur, par où il crut déterminer le sens ambigu et vague des termes dont les ministres se servaient.

Les prélats n'approuvèrent rien de tout cela, et de l'avis des docteurs qu'ils avaient amenés avec eux, ils déclarèrent l'article des ministres hérétique, captieux et insuffisant : hérétique, parce , qu'il niait la présence substantielle et proprement dite ; captieux, parce qu'en la niant il semblait la vouloir admettre ; insuffisant, parce qu'il taisait et dissimulait le ministère des prêtres, la force des paroles sacramentales et le changement de substance qui en était l'effet naturel (1). Ils opposèrent de leur côté aux ministres une déclaration de leur foi aussi pleine et aussi précise, que celle des calvinistes avait été imparfaite M enveloppée. Bèze la rapporte en ces termes : « Nous croyons et confessons qu'au saint sacrement de l'autel le vrai corps et le sang de Jésus-Christ est réellement et transsubstantiellement sous les espèces du pain et du vin par la vertu et puissance de la divine parole prononcée par le prêtre seul ministre ordonné à cet effet, selon l'institution et commandement de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2). » Il n'y a rien là d'équivoque ni de captieux ; et Bèze demeure d'accord que c'est tout ce qu'on put « arracher alors du clergé pour apaiser les troubles de la religion, s'étant les prélats rendus juges au lieu de conférens amiables. » Je ne veux que ce témoignage de Bèze pour montrer que les évêques firent leur devoir en expliquant nettement leur foi, en évitant les grandes paroles qui imposent aux hommes par leur son sans signifier rien de précis, et en refusant d'entrer dans aucune composition sur ce qui regarde la foi. Une telle simplicité n'accommoda pas les ministres, et ainsi une si grande assemblée se sépara sans rien avancer. Dieu confondit la politique et l'orgueil de ceux qui crurent par leur éloquence, par de petites adresses et de faibles ménagements, éteindre un tel feu dans la première vigueur de l'embrasement.

 

1 Bèze, Hist. eccl., liv. IV, p. 611-614 ; La Poplin., liv. VII. — 2 Ibid.

 

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La réformation de la discipline ne réussit guère mieux : on fit de belles propositions et de beaux discours dont on ne vit que peu d'effet. L'évêque de Valence discourut admirablement à son ordinaire contre les abus et sur les obligations des évêques, principalement sur celle de la résidence qu'il gardait moins que personne. En récompense il ne dit mot de l'exacte observation du célibat, que les Pères nous ont toujours proposé comme le plus bel ornement de l'ordre ecclésiastique. Il n'avait pas craint de la violer malgré les canons par un mariage secret ; et d'ailleurs un historien protestant, qui ne laisse pas de lui donner « tous les caractères d'un grand homme (1), » nous a fait voir ses emporte-mens, son avarice et les désordres de sa vie, qui éclatèrent jusqu'en Irlande de la manière du monde la plus scandaleuse. Il ne laissait pas de tonner contre les vices, et sut faire voir qu'il était du nombre de ces merveilleux réformateurs toujours prêts à tout corriger et à tout reprendre, pourvu qu'on ne touche pas à leurs inclinations corrompues.

Pour ce qui est des calvinistes, ils regardèrent comme un triomphe qu'on les eût seulement ouïs dans une telle assemblée. Mais ce triomphe imaginaire fut court (a). Le cardinal de Lorraine dès longtemps avait médité en lui-même de leur proposer la signature de l'article X de la Confession d'Augsbourg : s'ils le signaient, c'était embrasser la réalité, que tous ceux de la Confession d’Augsbourg défendaient avec tant de zèle, et refuser cette signature, c'était dans un point essentiel condamner Luther et les siens, constamment les premiers auteurs de la nouvelle réformation et son principal appui. Pour faire mieux éclater aux yeux de toute la France la division de tous ces réformateurs, le cardinal avait pris de loin des mesures avec les luthériens d'Allemagne, afin qu'on lui envoyât trois ou quatre de leurs principaux docteurs, qui paraissant à Poissy, sous prétexte de concilier tout d'un coup tous les différends, y combattraient les calvinistes. Ainsi on aurait vu ces nouveaux docteurs qui tous donnaient l'Ecriture pour si claire, se presser mutuellement par son autorité sans

 

1 Voyez ci-dessus, liv. VII, n. 7.

(a) 1ère édit. : Eut son rabat-joie.

 

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jamais pouvoir convenir de rien. Les docteurs luthériens vinrent trop tard; mais le cardinal ne laissa pas de faire sa proposition. Bèze et les siens résolus de ne point souscrire au Xe article qu'on leur proposait, crurent s'échapper en demandant de leur côté aux catholiques s'ils voulaient souscrire le reste ; qu'ainsi tout serait d'accord, à la réserve du seul article de la Cène : subtile, mais vaine défaite. Car les catholiques au fond n'avaient à se soucier en aucune sorte de l'autorité de Luther ni de la Confession d’Augsbourg ou de ses défenseurs ; et c'était aux calvinistes à les ménager, de peur de porter la condamnation jusqu'à l'origine de la Réforme l. Quoi qu'il en soit, le cardinal n'en tira rien davantage, et content d'avoir fait paraître à toute la France que ce parti de réformateurs qui paraissait au dehors si redoutable, était si faible au dedans par ses divisions, il laissa séparer l'assemblée. Mais Antoine de Bourbon, roi de Navarre et premier prince du sang, jusqu'alors assez favorable au nouveau parti qu'il ne connaissait que sous le nom de Luther, s'en désabusa ; et au lieu de la piété qu'il y croyait auparavant, il commença dès lors à n'y reconnaître qu'un zèle amer et un prodigieux entêtement.

        Au reste ce ne fut pas un petit avantage pour la bonne cause d'avoir obligé les calvinistes à recevoir de nouveau dans une telle assemblée toute la Confession d’Augsbourg, à la réserve du seul ! article de la Cène, puisque, comme nous avons vu, ils renonçaient , par ce moyen à tant de points importants de leur doctrine. Bèze néanmoins trancha le mot, et en fit solennellement la déclaration du consentement de tous ses collègues. Mais quoique la politique et le désir de s'appuyer autant qu'ils pouvaient de la Confession d’Augsbourg, leur ait fait dire en cette occasion, comme en beaucoup d'autres , ils avaient toute autre chose dans le cœur : et on n'en peut douter, quand on voit quelle instruction ils reçurent de Calvin même durant le colloque. « Vous devez , dit-il, prendre garde vous autres qui assistez au colloque , qu'en voulant trop soutenir votre bon droit, vous ne paraissiez opiniâtres, et ne fassiez rejeter sur vous toute la faute de la rupture. Vous savez que la Confession d’Augsbourg est le flambeau dont se servent

 

1 Ep. Bez. ad Calv., inter Calv., ep., p. 345, 347.

 

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vos furies pour allumer le feu dont toute la France est embrasée ; mais il faut bien prendre garde pourquoi on vous presse tant de la recevoir vu que sa mollesse a toujours déplu aux gens de bon sens ; que Mélanchthon son auteur s'est souvent repenti de l'avoir dressée ; et qu'enfin elle est tournée en beaucoup d'endroits à l'usage de l'Allemagne ; outre que sa brièveté obscure et défectueuse a cela de mal, qu'elle omet plusieurs articles de très-grande importance (1). »

On voit donc bien que ce n'était pas le seul article de la Cène, mais en général tout le gros de la Confession d’Augsbourg qui lui déplaisait. On n'exceptait néanmoins que cet article : encore, quand il s'agissait de l'Allemagne , souvent on ne trouvait pas à propos de l'excepter.

C'est ce qui paraît par une lettre du même Calvin écrite pareillement durant le colloque, afin que l'on voie combien de différents personnages il faisait dans le même temps. Ce fut donc en ce même temps et en l'an 1561, qu'il écrivit aux princes d'Allemagne pour ceux de la ville de Strasbourg une lettre, où il leur fait dire d'abord , « qu'ils sont du nombre de ceux qui reçoivent en tout la Confession d’Augsbourg, même dans l'article de la Cène (2), » et ajoute « que la reine d'Angleterre ( c'était la reine Elisabeth), quoiqu'elle approuve la Confession d’Augsbourg, rejette les façons de parler charnelles » d'Heshusius, et des autres qui ne pouvaient supporter ni Calvin , ni Bèze, ni Pierre Martyr, ni Mélanchthon même, qu'ils accusaient de relâchement sur le sujet de la Cène.

On voit la même conduite dans la confession de foi de l'électeur Fridéric III, comte palatin, rapportée dans le Recueil de Genève : confession toute calvinienne et ennemie, s'il en fut jamais, de la présence réelle, puisque ce prince y déclare que Jésus-Christ n'est dans la Cène « en aucune sorte, ni visible, ni invisible, ni incompréhensible , ni compréhensible, mais seulement dans le ciel (3). » Et toutefois son fils et son successeur Jean Casimir, dans la préface qu'il met à la tête de cette confession, dit expressément que son père « ne s'est jamais départi de la Confession d’Augsbourg, ni

 

1 Ep., p. 342. — 2 Ep., p. 324.— 3 Synt. Gen., IIe part., p. 141, 142.

 

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même de l'Apologie qui y fut jointe : » c'est celle de Mélanchthon, que nous avons vue si précise pour la présence réelle ; et si on ne voulait pas en croire le fils, le père même dans le corps de sa confession déclare la même chose dans les mêmes termes.

C'était donc une mode assez établie, même parmi les calvinistes, d’approuver purement et simplement la Confession d’Augsbourg quand il s'agissait de l'Allemagne, ou par un certain respect pour Luther, auteur de toute la réformation prétendue, ou parce qu'en Allemagne la seule Confession d’Augsbourg avait été tolérée par les Etats de l'Empire : et hors de l'Empire même, elle avait une si grande autorité, que Calvin et les calvinistes n'osaient dire qu'ils s'en éloignaient qu'avec beaucoup d'égards et de précautions , puisque même dans l'exception qu'ils faisaient souvent du seul article de la Cène, ils se sauvaient plutôt par les éditions diverses et les divers sens de cet article, qu'ils ne le rejetaient absolument (1).

En effet Calvin, qui traite si mal la Confession d’Augsbourg quand il parle confidemment avec les siens, garde un respect apparent pour elle partout ailleurs, même à l'égard de l'article de la Cène, en disant qu'il le reçoit en l'expliquant sainement, et comme Mélanchthon auteur de la Confession l'entendait lui-même (2). Mais il n'y a rien de plus vain que cette défaite , parce qu'encore que Mélanchthon tint la plume lorsqu'on dressa cette confession de foi, il y exposait, non pas sa doctrine particulière, mais celle de Luther et de tout le parti, dont il était l'interprète et comme le secrétaire, ainsi qu'il le déclare souvent.

Et quand dans un acte public on pourrait s'en rapporter tout à fait au sentiment particulier de celui qui l'a rédigé , il faudrait toujours regarder, non pas ce que Mélanchthon a pensé depuis, mais ce que Mélanchthon pensait alors avec tous ceux de sa secte, n'y ayant aucun sujet de douter qu'il n'ait tâché d'expliquer naturellement ce qu'ils croyaient tous, d'autant plus que nous avons vu qu'en ce temps il rejetait le sens figuré d'aussi bonne foi que Luther; et qu'encore que dans la suite il ait biaisé en plusieurs manières, jamais il ne l'a ouvertement approuvé.

 

1 Ep., p. 319; II def. ult.; Adm. ad Vest. — 2 Ibid.

 

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Il n'y a donc point de bonne foi à se rapporter au sens de Mélanchthon dans cette matière ; et on voit bien que Calvin, quoiqu'il se vante partout de dire ses sentiments sans aucune dissimulation, a voulu flatter les luthériens.

Au reste cette flatterie parut si grossière, qu'à la fin on en eut honte dans le parti; et c'est pourquoi on y résolut dans les actes que nous avons vus, et notamment au colloque de Poissy, d'excepter l'article de la Cène, mais celui-là seul, sans se mettre en peine, en approuvant les autres, de l'atteinte que donnait cette approbation à la propre Confession de foi qu'on venait de présenter à Charles IX.

 

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