Matthieu 19,1-19

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HOMÉLIE LXII

«  JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, PARTIT DE GALILÉE, ET VINT DANS LES TERRES DE JUDÉE LE LONG DU JOURDAIN ». (CHAP. XIX, 1, JUSQU’AU VERSET 19)

ANALYSE

1. Les Pharisiens viennent faire à Jésus-Christ une question captieuse et s’en retournent confus.

2. Loi chrétienne touchant le mariage; c’est la loi primordiale ; la loi mosaïque sur cette matière n’était qu’une loi temporaire et de condescendance.

3. Jésus-Christ exhorte indirectement à l’état de virginité. — Réfutation des manichéens et des fatalistes.

4 et 5. Qu’il faut une grâce spéciale très-grande pour suivre l’état de virginité. — Que l’humilité nous doit rendre semblables aux petits enfants. — Qu’on voit par l’exemple de Saül et de David que l’orgueil abaisse les hommes et que l’humilité les relève.— Que les ambitieux sont des esclaves à vendre, qui sont capables ides plus grandes lâchetés.


 

1. Obligé fréquemment de s’éloigner de la Judée par la jalousie de ses ennemis, Jésus-Christ y revient maintenant, parce que le temps de sa passion approche. Il ne va pas encore néanmoins dans la ville de Jérusalem; mais « il vient dans la .terre de Judée, le long du Jourdain ». Il se contente de se tenir sur les frontières de la Judée. « Et de grandes troupes le suivirent, et il les guérit (2) ». Il ne s’arrêtait pas à prêcher toujours, ou à faire toujours des guérisons miraculeuses. Il mêlait les instructions avec les miracles, et il passait de l’un à l’autre, guérissant après avoir parlé, et parlant après avoir guéri les malades. Ainsi il procurait, en diverses manières, le salut de ceux qui s’attachaient à lui et qui le suivaient. Il autorisait sa doctrine par l’éclat de ses miracles, il rendait ses miracles plus utiles par la sainteté de ses instructions, et il se servait de cette double grâce pour attirer les hommes à la connaissance de Dieu. Mais, remarquez avec moi, mes frères, que les évangélistes disent en un mot, et comme en passant, que des peuples entiers venaient à Jésus-Christ pour être guéris, sans nommer personne en particulier, pour nous apprendre à fuir la vanité dans nos actions les plus éclatantes. Jésus-Christ guérissait ceux-ci, afin que leur guérison servît et à ceux qu’il guérissait et à plusieurs autres encore. Car cette puissance souveraine, par laquelle il chassait les maladie faisait connaître à plusieurs, mais non pas aux pharisiens. Ils en devenaient au contraire plus furieux. Leur envie augmente à proportion qu’il fait de plus grandes choses, et ils s’approchent de lui pour le tenter. Comme ils ne pouvaient rien blâmer dans tout ce qu’ils lui voyaient faire, ils tâchent de le surprendre en hit proposant des questions pleines de malice et d’artifice.

« Alors les pharisiens vinrent à lui pour le tenter, et ils lui dirent : Est-il permis à un homme de quitter sa femme pour quelque cause que ce soit (3) »? Qui ne serait surpris de l’insolence de ces hommes, qui croient pouvoir fermer la bouche à Jésus-Christ par leurs demandes, après tant d’expériences qu’ils avaient de sa vertu et de sa sagesse infinie? Tout ce qu’il leur avait répondu quand ils l’accusaient de violer le sabbat; quand ils l’appelaient blasphémateur; quand ils disaient qu’il était possédé; quand ils reprenaient ses disciples de presser des grains de froment entre leurs mains en passant par des blés; ou de se mettre à table sans laver leurs mains; tout ce qu’il leur avait dit en tant d’autres rencontres, s’était effacé de leurs esprits, et ils ne se souvenaient plus qu’il les avait réduits au silence, et contraints de se retirer couverts de confusion et de honte. Ils ne peuvent encore cesser de le tenter et de lui tendre des piéges.

C’est là, mes frères, le génie de la malice et (486) de l’envie. C’est une passion impudente audacieuse. Elle ne se rebute jamais. Après avoir été cent fois repoussée, elle revient et elle nous attaque tout de nouveau. Mais remarquez, je vous prie, avec quel artifice ils font cette question à Jésus-Christ. Ils ne lui disent point: Vous nous avez déjà commandé de ne point répudier nos femmes, ce qu il avait fait dans le sermon sur la montagne. Ils ne le font point souvenir de cette défense, afin de le surprendre plus adroitement, et de l’envelopper dans une contradiction manifeste. Ils ne lui disent point: Vous nous avez ordonné telle et telle chose, mais, dissimulant qu’il leur eût jamais parlé sur ce sujet, ils demandent avec une grande apparence de simplicité, s’il était permis de répudier sa femme, croyant qu’il aurait oublié ce qu’il leur avait dit autrefois. Ils se tenaient prêts, s’il eût dit que cela était permis, à le réfuter par lui-même et à lui objecter la défense qu’il en avait faite, ou, s’il demeurait dans le même sentiment, de le décrier comme contraire a Moise.

Que fait donc Jésus-Christ? Il ne leur dit point : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous » ? quoiqu’il leur fit ce reproche ailleurs, mais il l’évite ici, afin de leur faire voir une souveraine humilité dans une souveraine puissance. Il observait en ces occasions de ne pas demeurer toujours dans le silence, de peur qu’ils ne s’imaginassent qu’il ne connaissait pas leurs mauvais desseins; et il ne le reprenait pas non plus toujours, pour nous apprendre à souffrir avec douceur toute la malignité de nos adversaires. Que leur répond-il donc?

«N’avez-vous point lu que celui qui fit l’homme au commencement, les fit mâle et femelle (4); et qu’il dit : pour cette raison, l’homme abandonnera son père et sa mère, et il demeurera attaché à sa femme, et ils ne feront tous deux qu’une seule chair (5). Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint (6) ». Considérez, mes frères, la sagesse du Sauveur. Lorsqu’on l’interroge si le divorce était permis, il ne répond pas d’abord que non, pour ne leur pas donner lieu de se récrier tout d’un coup, et d’exciter centre lui du bruit et du tumulte. Il prévient sa réponse par l’autorité de l’Ecriture et montre que sa loi était conforme à celle que Dieu son Père avait établie dès le commencement du monde; et que ce n’était pas pour contredire Moïse qu’il enseignait ces choses. Et remarquez qu’il n’autorise pas seulement cette vérité par la création de l’homme et de la femme, mais encore par le commandement de Dieu- même. Car il ne dit pas seulement Dieu n’a fait qu’un seul homme et qu’une seule femme ; mais encore il a commandé qu’un homme n’épousât qu’une seule femme. S’il eût voulu qu’un homme eût plusieurs femmes, après avoir fait l’homme, il ne se fût pas contenté de ne lui faire qu’une femme, mais il en eût créé plusieurs. Ainsi Dieu autrefois a montré clairement, par la création de l’homme et par la loi qu’il lui donna d’abord, qu’on ne doit avoir qu’une femme, et que l’union du mariage ne doit jamais être rompue. «Celui qui fit l’homme au commencement, les fit mâle et femelle »; c’est-à-dire, qu’ils sortirent d’un même principe, et qu’ils se réunirent dans un même corps. « Car ils ne feront tous deux qu’une seule chair ».

Il frappe ensuite de terreur ceux qui oseraient blâmer ou contredire cette loi, et il l’affermit davantage en ne disant pas simplement: ne rompez donc pas le mariage; ne séparez donc pas cette union, mais, que l’homme « donc ne sépare pas ce que Dieu a joint ». Que si vous m’objectez l’autorité de Moïse, je vous allègue celle du Maître de Moïse; et je m’établis sur une autorité plus puissante et plus ancienne que la vôtre. Car « Dieu créa au commencent un homme et une femme ». Quoiqu’il semble donc que je sois maintenant l’auteur de cette loi, vous voyez combien elle est ancienne, et qu’elle a été très-religieusement établie dès le commencement du monde. Car Dieu, ne s’est pas contenté de dire qu’un homme prendra une femme mais « qu’il abandonnera son père et sa mère », non pour s’unir simplement avec sa femme, mais pour s’y attacher d’un lien si étroit «qu’ils ne fassent plus tous deux qu’une seule chair ».

2. Après qu’il a ainsi proposé la première et la plus ancienne loi, fondée dans la nature même, dans les paroles et dans la conduite du Créateur, il interprète avec autorité la loi de Moïse, en établissant la sienne: « Ils ne sont plus deux », dit-il, « mais une seule chair». Comme donc c’est un crime que de diviser en même corps : c’en est un de même de diviser le mari d’avec la femme. Et sans s’en tenir là, il autorise encore ce qu’il a dit par le respect (487) et la crainte qu’on doit à l’ordre de Dieu: « Que l’homme », dit-il, « ne sépare pas ce que Dieu a joint » : montrant que le divorce était, également contre la loi de Dieu et contre celle de la nature; contre l’ordre de la nature, parce qu’il séparait une même chair; et contre l’ordre de Dieu, parce qu’après que Dieu a commandé à l’homme de ne point séparer ce qu’il avait joint, vous n’avez pas laissé de le séparer.

Après des paroles si sages, les Juifs ne devaient-ils pas garder le silence et admirer cette réponse? Ne devaient-ils pas être frappés d’étonnement en voyant une si grande uniformité de doctrine entre Jésus-Christ et son Père? Cependant ils sont bien éloignés d’une modération si équitable. Ils entreprennent au contraire d’attaquer le Sauveur d’une autre manière. Ils lui disent: « Pourquoi donc Moïse a-t-il ordonné qu’un homme pût renvoyer sa femme en lui donnant un écrit par lequel il déclare qu’il l’a répudiée (7) ».? Quoique Jésus-Christ pût faire plus raisonnablement cette objection aux Juifs, que les Juifs ne la lui faisaient à lui-même, il ne refuse pas néanmoins de leur répondre; et sans leur dire que cela ne le regardait point, et qu’il n’était point responsable de ce qu’avait ordonné Moïse, il veut bien satisfaire à leur demande. S’il avait été ennemi de l’ancien Testament, comme le disent quelques hérétiques, il ne se serait pas ainsi mis en peine de justifier Moïse il n’aurait pas entrepris d’autoriser tout ce qui s’était fait dans ces premiers temps ; et il n’aurait pas tant affecté de faire voir que tout ce qu’il enseignait avait un rapport et une union parfaite avec la loi de Moïse. Mais pourquoi les pharisiens choisissent-ils ce qui concerne le mariage pour opposer Moïse à Jésus-Christ, au lieu de choisir les observances si nombreuses. instituées par Moïse touchant les viandes et les sabbats? - C’est parce qu’ils voulaient exciter contre Jésus-Christ tous les hommes. Car pour les Juifs le divorce était une chose indifférente; ils en usaient sans scrupule. Aussi, de tous les commandements promulgués par Jésus-Christ dans le sermon sur la montagne, c’est celui-ci qu’ils choisissent de préférence pour lui tendre un piége. Mais la sagesse infinie du Sauveur sait bien trouver le moyen d’excuser Moïse.

« Moïse vous a permis de quitter vos femmes, à cause de la dureté de votre coeur (8) ». Il ne veut laisser aucun sujet d’accuser Moïse. Comme ce prophète avait établi cette loi par l’ordre de Dieu, Jésus-Christ le justifie, et il fait retomber sur les Juifs mêmes la nécessité inévitable où Moïse était de la publier. C’est une conduite dont il use presque partout. Lorsque les pharisiens accusaient ses disciples d’arracher des épis de blé, il montre à ses accusateurs si sévères que si ses disciples étaient coupables, ils l’étaient aussi eux-mêmes. Quand ces mêmes ennemis les blâmaient de ne point laver leurs mains en se mettant à table, et de violer ainsi la loi, il leur fait voir que c’était au contraire eux-mêmes qui la violaient. Il fait la même chose dans l’accusation du violemment du sabbat. C’est ce qu’il fait encore ici et presque dans toutes les rencontres semblables. Mais comme ce qu’il venait de dire pouvait paraître un peu fort, et donner lieu à ces hommes d’accuser le Sauveur de les traiter avec trop de dureté, il reprend aussitôt son premier discours de l’ancienne loi de Dieu.

« Il n’en a pas été ainsi dès le commencement (8) ». C’est-à-dire, Dieu vous a donné une loi toute contraire par l’état même dans lequel il a créé l’homme. Il semble qu’il prévienne cette objection qu’ils lui pouvaient faire. D’où savez-vous que « Moïse n’a fait cette loi qu’à cause de la dureté de notre coeur » ? Il veut encore une fois les réduire au silence sur ce point. Car si cette loi de Moïse eût été la plus considérable et la plus naturelle, Dieu n’en aurait . pas établi dès le commencement du monde une autre qui lui est tout opposée. Il n’aurait pas créé l’homme avec une seule femme, et il n’aurait pas dit, qu’ils ne seraient tous deux qu’une seule chair ».

« Aussi je vous déclare que quiconque quitte sa femme, si ce n’est en cas d’adultère, et en épouse une autre, commet l’adultère; et que celui qui épouse celle qu’un autre a quittée, commet l’adultère (9) ». Après les avoir ainsi confondus, il leur parle ensuite avec plus d’autorité. Il avait déjà gardé la même conduite, en parlant du discernement des viandes et de la violation du sabbat. Car, après avoir réfuté toutes leurs raisons sur le discernement des viandes, il appelle enfin ses disciples, et leur dit : « Ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui le rend impur ». (Matth. XV.) Après avoir parlé sur le violement du sabbat, il conclut ensuite : « Il est donc permis de faire du bien le jour du sabbat».

Ainsi il garde partout la même conduite . Mais (488) comme nous avons vu alors qu’après qu’il eut ainsi renvoyé les Juifs tout confus, les apôtres tout troublés vinrent avec saint Pierre dire à leur Maître : « Expliquez-nous cette parabole », ils viennent encore de même ici dans le même trouble lui dire: « Si la condition d’un homme est telle a l’égard de sa femme, il n’est pas avantageux de se marier (10) ». Ils regardaient comme un joug insupportable une loi qui les obligeait de retenir une femme quelque fâcheuse qu’elle fût, et de garder dans leur maison un esprit inquiet et violent, comme un serpent qui nous ronge les entrailles.

3. Et jour faire voir que ce trouble les avait étrangement frappés, saint Marc dit clairement qu’ils vinrent trouver Jésus-Christ « en particulier », et lui dirent: « Si la condition d’un homme est telle à l’égard de sa femme (Marc, X, 10.) »; c’est-à-dire, s’ils sont liés de telle sorte qu’ils deviennent une même chair, et que quand le mari aurait de très-justes sujets de répudier sa femme, il ne le pourrait faire sans péché, « il ne lui est pas avantageux de se marier », il lui est plus aisé de combattre contre lui-même et contre la concupiscence de la nature que de souffrir l’importunité d’une femme de mauvaise humeur. Jésus-Christ ne leur dit point que cette conséquence était vraie, de peur qu’ils ne crussent qu’il leur proposait 1e célibat comme une loi et un précepte, mais il dit seulement: « Tout le monde n’est pas capable de cela, mais ceux-là seulement qui en ont reçu le don (11) » ; relevant ainsi le célibat, et montrant que c’était une grande chose; afin que les louanges qu’il lui donnait y attirassent à l’avenir ses disciples. Mais considérez ici une contrariété apparente qui se trouve entre les paroles de Jésus-Christ et celles des apôtres. Jésus-Christ dit que c’est une grande chose que le célibat, et un don qui n’est pas commun, et les apôtres au contraire le regardent comme une chose facile, en disant qu’il valait mieux le garder que de s’exposer à demeurer toute sa vie avec une femme de mauvaise humeur. C’est sans doute par une grande sagesse de Dieu qu’on peut remarquer dans l’Evangile cette diversité de sentiments : Jésus-Christ dit d’une part que c’est une grande chose de ne point se marier, afin de rendre plus vigilants et plus courageux ceux qui voudraient aspirer à cet état; et les apôtres disent que le célibat est plus a souhaiter que le mariage, afin d’inviter par cette facilité à embrasser une profession si sainte.

Comme plusieurs n’auraient pu souffrir qu’on les exhortât à demeurer toujours vierges, le Fils de Dieu se contente de proposer la loi indispensable de ne point rompre les mariages, afin que cette nécessité seule déterminât à une virginité perpétuelle ceux sur qui l’amour de cette vertu n’aurait pas eu assez vie force. Mais pour montrer ensuite la facilité de cet état, Jésus-Christ ajoute: « Il y a des eunuques qui sont nés tels dès le ventre de leur mère; il y en a que les hommes ont rendus eunuques; et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour gagner le royaume des cieux (12) ». Tout ce discours tend secrètement à porter les hommes à choisir l’état du célibat, par la facilité qu’il leur y fait voir. C’est comme s’il leur disait :

Représentez-vous, ou que la nature même vous a obligés de le garder, comme elle y oblige quelques-uns, et qu’elle vous a mis dans l’impuissance de vous marier; ou que la violence des hommes vous a réduits dans cette nécessité. Que feriez-vous alors en ces états où vous seriez privés du mariage, sans en pouvoir espérer de récompense? Rendez donc grâces à Dieu de ce que vous pouvez être si glorieusement récompensés d’un état dont les autres ne doivent attendre aucun avantage, et qui vous doit être même beaucoup plus aisé et plus doux qu’à eux: puisque, outre la récompense que vous attendez, vous avez la joie de faire en cela une action sainte, et que vous n’êtes pas si exposés. aux tentations que le sont les autres. Car ce n’est pas tant la disposition du corps que celle de l’esprit qui nous préserve de ce mal; ou plutôt c’est l’esprit seul qui se rend maître du corps. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ propose ici ces « eunuques » par nécessité; il les compare avec ceux « qui se sont faits eunuques pour le ciel », afin que l’état de ceux-ci paraisse beaucoup plus doux que celui des autres; et, s‘il n’avait eu cette fin; il n’aurait point du tout parlé des premiers.

Quand il dit « qu’il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes, il ne parle point du corps mais de l’esprit, et du retranchement de toutes les pensées et de tous les désirs déréglés ; car il est certain d’ailleurs que ce1ui « qui se ferait eunuque » par violence, serait maudit de Dieu. C’est ce qui fait dire à saint (489) Paul: « Plût à Dieu que ceux qui vous troublent fussent retranchés ». Et c’est avec raison que ce saint, apôtre parle ainsi, puisque ceux qui se mutileraient feraient sur eux-mêmes une action de meurtriers et d’homicides; qu’ils appuieraient l’insolence de ceux qui osent accuser l’ouvrage et la sagesse de Dieu dans ses créatures ; qu’ils donneraient des armes à l’impiété des manichéens; et qu’ils s’uniraient de sentiment avec les païens qui se traitent de la sorte.

Car il est certain qu’il n’y a que le démon qui puisse être l’auteur de cette cruauté et de cette violence, lui qui dès le commencement du monde s’est élevé contre l’ouvrage de Dieu, et qui a voulu déshonorer la plus parfaite de ses créatures, afin que portant les hommes à attribuer toutes leurs vertus, non à la grâce, mais à la nature et à la disposition du corps, ils s’abandonnassent ensuite à toute sorte de déréglements, comme s’ils n’en devaient rendre à Dieu aucun compte.Ainsi il a blessé l’homme tout ensemble et dans le corps et dans l’esprit: dans le corps, en le traitant d’une manière cruelle et honteuse; et dans l’esprit, en lui persuadant faussement qu’il n’était pas libre pour faire le bien. Il s’est servi encore de ces principes si faux pour introduire dans le monde l’erreur pernicieuse d’une nécessité fatale et inévitable, tâchant en .toutes manières de détruire la liberté que Dieu a donnée à l’homme, de lui persuader que le mal était une chose naturelle et nécessaire, et de le faire tomber d’une manière secrète et imperceptible en beaucoup d’autres opinions impies et très-dangereuses, qui naissent de ces premières comme de leur source. Car c’est ainsi que la malice du démon est ingénieuse pour couvrir le poison dont il tue les âmes.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de n’avoir aucune part à ce désordre. Car, outre ce que j’ai déjà dit, on. peut ajouter encore que ce n’est point là, un remède contre le dérèglement de la nature, mais qu’il l’irrite au contraire encore davantage. On n’apaise point ces tempêtes par une cruauté qu’on exerce sur le corps. Quelques-uns disent que l’origine naturelle de ce mal est dans le cerveau et dans l’imagination, d’autres « dans les reins », dont l’Ecriture parle souvent. Mais pour moi je crois que le déréglement de l’esprit , et la négligence d’une vie molle et relâchée, en est le principe et la source véritable. Car lorsque l’esprit est réglé et soumis à Dieu, il est comme dans un port qui le défend de tous ces flots et de toutes ces agitations de la nature.

Après donc que Jésus-Christ a parlé de ces eunuques, qui le seraient en vain naturellement s’ils né réglaient en même temps tous les mouvements de leurs âmes ; et de ces autres qui se réduisent à cet état pour gagner le royaume des cieux, il ajoute : « Qui peut comprendre ceci le comprenne (12) ». Il dit ces paroles pour animer les hommes encore davantage à la recherche de cette vertu, en leur représentant combien elle est élevée, et en ne les y obligeant point comme à une loi qu’il leur impose. C’est donc par une grande miséricorde qu’il nous parle de la sorte, et qu’il montre en même temps que ce qu’il propose est possible, afin de nous donner encore plus d’envie et plus d’ardeur pour cette vertu.

4. Vous me direz peut-être: Si le célibat, la virginité vient de notre choix et de notre volonté, comment Jésus-Christ a-t-il dit auparavant: « Tout le monde n’est pas capable de cela, mais ceux-là seulement qui en ont reçu le don » ? Je vous réponds que Jésus-Christ parle de la sorte pour vous montrer que cette vertu a besoin d’un grand combat; mais non pour nous faire croire qu’elle se donne comme par le sort et par une nécessité involontaire. Dieu fait ce don à l’âme qui en a la volonté. Jésus-Christ nous enseigne donc par ces paroles, que celui qui entreprend ce combat, a besoin d’une grande grâce de Dieu, qui lui sera toujours donnée d’en-haut, lorsqu’il en aura un désir et une volonté sincère.

Toutes les fois que Jésus-Christ parle de quelque grande vertu, il parle aussi du don de Dieu, comme lorsqu’il disait à ses apôtres: « Il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux ». Et il est facile de voir en cet endroit que « le don » du ciel n’exclut nullement notre volonté. Car si la virginité était un pur « don» de Dieu, auquel les hommes ne contribuassent en rien de leur part, ce serait en vain que Jésus-Christ leur promettrait le royaume du ciel pour leur récompense et qu’il les distinguerait ainsi de ces autres « eunuques » qui ne le sont que par une nécessité involontaire. Mais considérez, je vous prie, comment des mêmes choses les uns tirent le bien, et les autres le mal. Les Juifs proposent un doute à Jésus-Christ. Il leur (490) répond d’une manière toute pleine d’instruction et de sagesse, et néanmoins ils n’en profitent point, parce qu’ils lui avaient fait cette demande son pour s’instruire, mais pour le tenter. Les apôtres au contraire prennent sujet de la réponse qu’il fait aux Juifs pour s’instruire très utilement. « Alors on lui présenta de petits enfants afin qu’il leur imposât les mains et qu’il priât pour eux. Et comme ses disciples les repoussaient avec des paroles rudes (13), Jésus leur dit : Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point, parce que le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent (14). Et leur ayant imposé les mains, il partit de là (15)». Pourquoi les disciples repoussaient-ils ainsi ces enfants, sinon pour rendre plus de respect à leur Maître? Mais Jésus prend ces enfants et leur impose les mains; apprenant ainsi à ses apôtres à fouler aux pieds la gloire du monde et à être humbles et petits comme des enfants, parce « que le royaume des cieux sera pour ceux qui leur ressemblent » ; ce qu’il avait déjà dit en un autre endroit de l’Evangile.

C’est pourquoi, mes frères, si nous désirons être les héritiers du royaume des cieux, tâchons de devenir comme de petits enfants, et appliquons-nous de tout notre coeur à nous affermir dans l’humilité, Etre sage et en même temps être simple et sans déguisement, c’est le plus haut comble de la sagesse, c’est une imitation de la vie des anges. L’âme d’un petit enfant est pure et libre de toutes les passions.

Il ne se souvient point du mal qu’on lui a fait, il ne désire point de s’en venger, il est prêt à caresser ceux qui viennent de lui faire outrage. Plus sa mère le châtie, plus il la recherche et il la préfère à tout. Quand il verrait une reine parée de tout ce qu’elle aurait de plus magnifique et de plus superbe, il ne la préférerait pas à sa mère, quoiqu’elle ne fût couverte que de haillons. Car il ne discerne, point ceux de sa famille d’avec les étrangers par la pauvreté ou par les richesses, mais seulement par l’amitié qu’ils ont pour lui et qu’il a pour eux. Il ne prend de nourriture qu’autant qu’il lui est nécessaire ; et lorsque la nature est contente il quitte la mamelle. Il ne s’afflige point comme nous pour des sujets frivoles, comme pour avoir perdu de l’argent. Il ne se réjouit point aussi pour toutes ces choses qui sont des objets de notre ambition et de notre orgueil, et la beauté du corps ne peut faire sur lui la moindre impression qui blesse son innocence. C’est donc avec grande raison que Jésus-Christ dit: Que le royaume du, ciel est pour ceux qui ressemblent aux enfants, pour nous exhorter à faire par vertu ce qu’ils font par le mouvement de la nature. Les pharisiens faisaient paraître partout un esprit double et corrompu: Jésus-Christ, au contraire, porte toujours ses disciples à être simples et, humbles; et par les instructions mêmes qu’il leur donne, il marque obscurément combien il condamne la malice et l’insolence des autres. Car rien n’élève tant les hommes que de se voir dans le premier rang, et dans ces avantages que donnent les dignités. Comme donc les apôtres allaient être respectés par toute, la terre, Jésus-Christ par avance leur prépare le coeur et l’esprit, afin qu’ils ne se laissent point aller à cette faiblesse qui nous est si naturelle; qu’ils ne désirent point que les peuples les honorent, et qu’ils an fassent rien par ostentation et par vaine gloire.

Ces désirs d’honneur paraissent souvent un défaut léger, et ils sont néanmoins la source des plus grands maux. Ainsi les pharisiens, pour avoir aimé à être salués, à être honorés, à être toujours au premier rang, sont montés comme par degrés jusques au comble de la malice. Car, après avoir nourri longtemps leur vanité par ces déférences recherchées, ils ont conçu une passion si ardente ou plutôt si furieuse pour la vaine gloire, qu’ils n’ont point voulu reconnaître le Sauveur, et qu’ils sont tombés de l’orgueil dans l’impiété. C’est pourquoi nous voyons que, s’approchant ici de Jésus-Christ seulement pour le tenter, et par un esprit superbe et envieux, ils s’en retournent confus, et ils n’attirent sur eux que sa malédiction et sa haine; et que ces petits enfants, au contraire, qui étaient incapables de ces passions, sont favorisés et bénis de Jésus-Christ.

Imitons ces âmes innocentes, mes chers frères. Devenons comme des petits enfants, sans orgueil, sans déguisement et sans malice. La simplicité est la porte du ciel. Il n’y en a point d’autre par où nous y puissions entrer. La malignité, au contraire, et la fourberie nous précipitent dans l’enfer, et dès ce monde dans une infinité de maux. « Si vous êtes méchant», dit l’Ecriture, « vous le serez pour vous-même; si vous êtes bon, vous le serez et pour vous et pour votre prochain ». (Prov. IX, 12.)

Les exemples des siècles passés nous (491) confirment cette vérité. Y eut-il jamais une malignité pareille à celle de Saül; ou une plus grande simplicité que celle de David ? Cependant qui des deux fut le plus puissant? David eut entre ses mains la vie de Saül par deux différentes fois, et il le laissa aller. Il le tenait comme dans une prison dans cette grotte, où il s’était mis entre ses mains sans y penser. Ses gens le pressaient de tuer le prince, qui l’avait traité de la manière du monde la plus injuste, et néanmoins il lui pardonna. Cependant Saül persécutait David avec une armée, et David avec une petite troupe de gens fuyait devant lui, errant par les déserts les plus reculés, et se cachant tantôt dans un lieu et tantôt dans un autre ; et néanmoins ce fugitif si abandonné l’emporta sur un roi si puissant, parce qu’il avait de son côté l’innocence et la justice, et que l’autre n’était animé que de fureur et d’envie.

Car ne fallait-il pas que Saül fût tout ensemble le plus injuste et le plus insensé de tous les hommes, de persécuter avec cette barbarie un homme si rare qui commandait sous lui ses armées, qui battait toujours ses ennemis, et qui, après avoir gagné des batailles, lui donnait tout l’honneur de la victoire; ne se réservant que les périls et la gloire de le servir ? Mais c’est là proprement l’esprit de l’envie. Celui qui en est possédé devient l’ennemi de lui-même: Il se tend des pièges, il se ronge les entrailles, il s’enveloppe dans une infinité de malheurs. Tant que David demeura auprès de Saül; ce misérable prince ne se vit jamais réduit à faire cette plainte qu’il a faite depuis: « Je suis percé de douleur ; je suis accablé d’ennuis. Les étrangers s’élèvent contre moi de tous côtés, et le Seigneur m’abandonné ». (II Rois, XXVIII, 15.) Tant que David demeura auprès de lui, il fut craint dans la guerre et il fut, heureux, parce que la valeur du général de ses armées était la gloire de ses armes et de sa personne.

5. Car David n’eut jamais la moindre pensée d’usurper sa couronne, et de se mettre en sa place. Au contraire, il s’exposait pour lui dans toutes les occasions, comme un serviteur très affectionné et très-fidèle. Et il est aisé de juger de la disposition où il était alors par ce que nous voyons qu’il fit depuis. Car tant qu’il demeura dans les troupes de Saül, on peut dire qu’il ne lui était pas possible de rien faire contre lui. Mais après que Saül l’eut chassé de ses Etats, qui l’eût empêché, s’il avait eu de mauvais desseins, de soulever le peuple contre lui, et de lui faire la guerre? D’où vient qu’il ne pensa pas alors à se défaire d’un ennemi qui l’avait voulu perdre tant de fois, à qui il n’avait jamais donné le moindre sujet de se plaindre de lui, et qu’il avait toujours servi avec une fidélité inviolable ? Il était très-persuadé que tant que Saül vivrait, il ne serait jamais en repos ni en sûreté ; qu’il serait toujours obligé d’être errant et vagabond et de craindre toujours pour sauver sa vie. Cependant toutes ces considérations ne peuvent le faire résoudre à tremper ses mains dans le sang de Saül. Lorsqu’il le voit seul, qu’il est maître de sa vie, qu’il le trouve assoupi avec tous ses gens d’un profond sommei., que tous les siens l’exhortent à se venger, et qu’ils tâchent de lui persuader que Dieu lui a présenté cette occasion pour se défaire de son ennemi mortel, il les repousse; il les réprimande, il les menace, et il sauve la vie à celui qui la lui voulait ôter. Il accuse même les officiers du roi d’avoir eu si peu de soin de veiller auprès de leur maître, comme s’il fût venu pour le garder et non pas pour le combattre.

Y eut-il jamais rien d’égal à cette générosité et à cette douceur de David? Mais si elle parait grande lorsqu’on la considère en elle-même, elle le paraîtra encore davantage si on la compare avec ce que nous voyons aujourd’hui. Car la vertu des saints paraît encore plus illustre et plus éclatante, lorsque nous la comparons avec l’obscurité et le déréglement de notre vie. Je vous conjure donc, mes frères, d’imiter un si grand saint. Si vous êtes passionné pour la gloire, et que ce désir vous porte à chercher des moyens de vous venger de votre ennemi, ne voyez-vous pas qu’en vous mettant au-dessus de la vengeance, vous acquerrez beaucoup plus de gloire? Car, comme la passion des richesses nous empêche souvent de nous enrichir, ainsi le désir d’être honoré est souvent un obstacle pour acquérir de l’honneur. Et je vous supplie, mes frères, de considérer avec moi en particulier, combien ce que je vous dis est véritable.

Car, comme toutes les considérations des biens du ciel et des supplices de l’enfer vous sont indifférentes et vous touchent peu, il faut que anus tâchions de vous exciter au moins par des considérations plus humaines et plus sensibles. Si vous jugez équitablement des (492) choses, ne verrez-vous pas que les hommes qu’on méprise le plus aujourd’hui sont ceux qui témoignent plus de passion pour la gloire, et qu’au contraire on honore davantage ceux qui la méprisent? Que si le désir de la gloire est un vice, et si le superbe la désire et la recherche, il est clair qu’il est dès lors vicieux et méprisable, et qu’ainsi sa passion pour l’honneur est son déshonneur, Mais les ambitieux s’exposent encore au mépris des hommes en beaucoup d’autres manières. Car cette passion pour la gloire les engage dans mille bassesses et dans des servitudes honteuses; et ils perdent ainsi ce qu’ils voulaient gagner, comme il arrive souvent aux avares.

Que si ceux qui sont possédés d’une passion brutale, en se rendant esclaves et idolâtres des femmes, n’attirent souvent que leurs insultes et leur mépris, il arrive aussi la même chose aux ambitieux. Plus ils veulent s’élever, plus on les rabaisse, et la gloire les fuit d’autant plus qu’ils la recherchent avec plus d’ardeur.

Car les hommes sont superbes et jaloux naturellement: et lorsqu’ils voient un esprit glorieux qui veut s’élever au-dessus des autres, ils prennent plaisir à le combattre et à rabaisser sa présomption et son insolence. De là vient que les orgueilleux, pour conserver à quelque prix que ce soit cette fausse apparence de gloire, s’abandonnent à toute sorte de lâchetés, de complaisances et de flatteries, et qu’ils se prostituent à tout le monde comme des esclaves qui sont à vendre à quiconque les veut acheter.

Que ces vérités, mes frères, nous fassent renoncer à cette passion détestable, afin qu’elle ne nous attire point une punition sévère dans ce monde et une éternelle dans l’autre. Devenons passionnés pour la vertu qui nous rendra heureux et dans cette vie et dans, l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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