Livre II

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DEUXIÈME LIVRE - L’IMITATION DU CHRIST

Gebildet werden mit Christo.

Seuse.

lo sono il fuoco, voi le favilie.

Le Christ à Catherine. 

I - Catherine reprend la vie active dans la maison. —Amitié avec Lisa Colombini, sa belle-sœur. — Don de double-vue de Catherine. — Son amour pour les fleurs. — Extases de Catherine dans la maison paternelle. — Alessia Saracini, Francesca Gari et d’autres amies de Catherine. — Giovanni Colombini et Santa-Bonda... 91

II - La charité à Sienne. — L’hôpital della Scala. — Catherine et les pauvres. — Elle donne son manteau et la croix de son chapelet. — Elle visite les pauvres. — Le tonneau inépuisable. — Catherine à l’hôpital della Scala. — Elle soigne à San Lazzaro Tecca la lépreuse... 103

III - La bataille de Montaperti. — Changements politiques à Sienne. — Le gouvernement des Neuf. — La peste de 1348. — L’empereur Charles IV à Sienne. — Conséquences des événements politiques pour la famille Benincasa. — Départ des frères de Catherine pour Florence. — Mort de son père (22 août 1368)... 120

IV - Doctrine de Catherine sur les Deux Amours. — L’été des grandes visions (1370). — Echange de cœur entre Jésus et Catherine. — Fête de l’Assomption. — Stigmatisation invisible de la main droite de Catherine. — Mort mystique de Catherine ... 133

V - Mission apostolique de Catherine. — Conversion d’Andrea de’ Bellanti. — Visions. — Fête de la conversion de Saint Paul, communion surnaturelle de Catherine.—Conversion de deux condamnés à mort. — Conversion du vieux Francesco Saracini et de Niccolò Saracini. — Catherine et la famille Tolomei. — Carême de 1371. — Jeûne de Catherine pendant 55 jours. — Repas de l’Ascension... 150

VI - Le jeûne extraordinaire de Catherine scandalise son entourage. — Accusations contre elle. — Vision des deux couronnes. — Charité héroïque de Catherine envers la Mantellata Andrea. — Fra Lazzarino de Pise critique Catherine; sa conversion... 172

VII - Les amies de Catherine. — Lettres de direction. — Maladie et conversion de Lapa. — Les disciples de Catherine : Matteo di Cenni Fazi, Neri di Landoccio dei Pagliaresi, Gabriele di Davino Piccolomini, Francesco Malavolti, etc. — Pèlerinage de Malavolti et de Neri à Monte-Oliveto... 187

VIII - Nouvelles attaques contre Catherine : Gabriel de Volterra et Maître Giovanni Terzo. — Catherine et Lecceto. — Les Assempri de Filippo Agazzari. — William Flete. — San Leonardo al Lago... 215

IX - Commencement de l’action politique de Catherine, sa lettre au cardinal Pierre d’Estaing. — L’Église au XIVe siècle; les Papes d’Avignon; la vie spirituelle. — Sainte Brigitte. — Retour d’Urbain V à Rome. — Mort de sainte Brigitte (23 juillet 1373). — Doctrine politique de Catherine. — Ses lettres à Gérard du Puy, abbé de Marmoutiers, et à Bernabo Visconti. — Grégoire XI et Catherine appellent à la croisade… 220

X - Catherine à Florence. — Elle rencontre à la fête de Saint- Jean-Baptiste (1374) Raymond de Capoue qui devient son confesseur. — La doctrine de Catherine éprouvée par le chapitre général de l’Ordre dominicain. — Elle retourne avec Raymond à Sienne.— La peste de 1374.— Œuvres de miséricorde de Catherine et de ses disciples. — Catherine guérit miraculeusement Raymond, Messer Matteoet d’autres parmi les disciples. — Elle va avec Raymond à Montepulciano. — Le couvent de Sainte-Agnès. — Deux nouveaux disciples : Anastagio di Ser Guido da Montalcino et Jacomo del Pecora. — Catherine visite l’Ospedaletto et San Quirico d’Orcia. — Doutes de Raymond sur Catherine et leurs solutions miraculeuses. 261

XI - Catherine à Pise (février 1375). — Deux savants (Maître Giovanni Gutalebraccia, Pietro Albizzi da Vico) et le poète Bianco da Siena critiquent Catherine. — Catherine prêche la croisade. — Sa stigmatisation le 1er avril 1375... 279

 

 

I - Catherine reprend la vie active dans la maison. —Amitié avec Lisa Colombini, sa belle-sœur. — Don de double-vue de Catherine. — Son amour pour les fleurs. — Extases de Catherine dans la maison paternelle. — Alessia Saracini, Francesca Gari et d’autres amies de Catherine. — Giovanni Colombini et Santa-Bonda... 91

 

« La cité qui est située sur une montagne ne peut être cachée. » S’il y a un lieu du monde où l’on puisse continuellement se remémorer cette parole de Jésus, c’est bien la contrée de Sienne. Des collines fertiles qui s’élèvent au nord de la ville, du rempart de Belcaro qui domine une forêt de chênes liège et de pins parasols, du désert aride et crevassé qui étend ses ondulations jaune orange vers le sud, jusqu’aux hauteurs bleues de Monte Oliveto, de Santa Fiora et de Monte Amiata, de tous côtés, plus proche ou plus lointaine, on aperçoit Sienne sur les sommets de ses trois collines; Sienne avec la coupole bleue pâle de la cathédrale et le campanile de marbre noir et blanc; Sienne avec les tours de l'église degli Servi, de San Francesco, del Carminé et de San Domenico; Sienne avec la Torre del Mangia qui s’élance dans l’air bleu, telle une tige rouge couronnée d’un lys de pierre blanche!

« La cité qui est située sur une montagne ne peut être cachée! » Et ce qui était vrai pour la ville le devint également pour sa fille la plus illustre : Catherine de Fontebranda.

On lit souvent dans les vieilles légendes que la (90) nuit, de la cellule d’un saint, on voyait une étrange lueur filtrer par toutes les fentes de la porte, non pas la lumière des lampes ou des cierges, mais les puissants rayons d’une clarté surnaturelle, qui émanait du cœur du saint pour se répandre sur le monde et en dissiper les ténèbres. Cette lumière, qui avait rayonné de la chambre de Giovanni Colombini, dans la Via di Città, venait de s’allumer dans là cellule de Catherine, dans la via dei Tintori et se propagea tout d’abord dans la demeure de Giacomo Benincasa.

Raymond fait observer avec beaucoup d’esprit que le Sauveur, qui auparavant apparaissait à Catherine dans sa cellule, se présentait maintenant devant sa porte, en la priant de l’ouvrir, non pas pour qu’Il pût entrer, mais bien afin qu’elle sortît! Catherine lui répondait alors, avec l’Epouse du Cantique : « Je me suis dépouillée de toute préoccupation temporelle, dois-je donc m’en revêtir encore ? J’ai purifié mes pieds de la poussière terrestre, dois-je les en souiller à nouveau? » Mais le Sauveur lui enseignait que la loi renferme deux commandements : l’un prescrivant l’amour de Dieu, l’autre l’amour du prochain... « Je veux que tu accomplisses ces deux préceptes », lui disait-il, « que tu fasses la route sur ces deux pieds, que tu voles vers le ciel avec ces deux ailes... As-tu d’ailleurs oublié ton zèle ardent pour le salut des âmes? Ne te souviens-tu pas que tu voulais prendre des habits d’homme pour devenir Frère Prêcheur en pays étranger? Tu portes à présent cet habit que tu as tant désiré, alors pourquoi résister? Pourquoi (93) te plaindre? Je n’ai en vue que de te faire réaliser la vocation, à laquelle tu as été appelée dès ton enfance ? » Cependant, Catherine se défendit encore : « Je ne suis qu’une femme ignorante » objecta-t-elle, « que pourrais-je bien faire? » — « Pour moi », répondit le Sauveur, « il, n’y a ni hommes, ni femmes, ni savants, ni ignorants, et sache que dans ces derniers temps l’orgueil des prétendus savants s’est élevé si haut que j’ai résolu de les humilier; c’est pourquoi je susciterai des hommes et des femmes ignorants, remplis d’une sagesse divine, qui confondront leur science imaginaire et voici que j’ai décidé de t’envoyer, toi aussi, vers le monde. Je te guiderai en toutes circonstances et ne t’abandonnerai jamais, car, où que tu ailles, je serai toujours avec toi ». Alors Catherine inclina la tête et la soumission emplit son cœur : « Je suis la servante du Seigneur. » Puis, comme à l’ordinaire, Jésus récita l’office avec elle, mais, quand midi sonna, il lui dit : « Voici l’heure du repas des tiens, lève-toi et va prendre place au milieu d’eux; tu reviendras ensuite vers moi. »

Catherine se mêla donc désormais à la vie de ses proches et prit part à tous les travaux domestiques. « Dès que cette douce vierge », dit Caffarini, « eut reconnu que c’était la volonté de son Epoux qu’elle vécût parmi les hommes, elle résolut de vivre de telle sorte qu’elle pût leur servir de modèle » et s’employa à leur service non plus par contrainte comme naguère, mais librement et remplissant de bon gré plusieurs offices dans le ménage. Quand tous étaient couchés, elle faisait une ronde dans la maison, (93) rassemblait tout le linge sale et passait la nuit à le laver. A un moment donné, la servante étant tombée malade, Catherine subvint à tout : elle pétrissait la pâte et faisait cuire le pain et cela si promptement que l’on pensait autour d’elle que la sainte Vierge lui venait en aide [1].

L« nombre des habitants de la maison Benincasa s’était accru : les enfants avaient grandi et les petits- enfants montaient et descendaient les escaliers en courant, ainsi que Catherine et Stefano autrefois. Catherine qui, à l’exemple de toutes les Italiennes, adorait les enfants, était une très bonne tante : « Si c’était convenable », disait-elle,'« je passerais mon temps à les embrasser [2]! »

Elle s’était tout particulièrement attachée à sa belle-sœur Lisa Colombini, la femme de Bartolommeo, « ma belle-sœur selon la chair, mais ma sœur dans le Christ », comme elle avait coutume de l’appeler [3]. Depuis 1352 déjà, Lisa était Mantellata et deux de ses filles entrèrent en religion chez les dominicaines du couvent de Sainte-Agnès à Montepulciano. Plus tard Lisa accompagna Catherine dans ses voyages et a beaucoup parlé d’elle à Raymond de Capoue. Ce fut elle, par exemple, qui découvrit que sa belle-sœur possédait le don de double vue. Un matin, Lisa étant allée se confesser sans en avertir personne, fit une confession générale dans un coin isolé d’une église éloignée; mais, quand elle rentra, Catherine s’avança à sa rencontre en souriant : « Lisa, tu es une bonne fille, » dit-elle; et, comme sa belle-sœur paraissait surprise, elle lui laissa entendre (94) dre que rien ne lui échappait et ajouta : « je t’aime de toute mon âme et t’aimerai toujours infiniment pour ce que tu as fait ce matin. »

Une autre fois, elle ressentit moins de joie de ce qu’elle vit ainsi à distance. C’était vers le soir, elle venait de réciter les vêpres, lorsque tout à coup elle se sentit environnée d’une intolérable odeur de pourriture : c’était l’affreuse puanteur par laquelle, d’ordinaire, le péché lui était révélé et qui, plus tard, à la cour Pontificale, devait presque la suffoquer. Et voici qu’elle aperçut au loin l’un de ses jeunes frères, en train de commettre un péché grave. Catherine attendit son retour au foyer et l’accueillit avec ces paroles : « Je sais d’où tu viens et comment tu as souillé ton âme »... Fut-ce ce frère ou un autre qui, plus tard, quitta Sienne pour aller tenter fortune à l’armée? En tout cas, ce dernier échoua misérablement et finit par se trouver seul, blessé et malade en pays étranger, se croyant sur le point de mourir. Mais, de loin, le regard de Catherine veillait sur lui; sa prière fut exaucée et un jour, comme l’enfant prodigue, il revint frapper à la porte de la maison paternelle. Peut-être fut-ce pendant le joyeux repas qui suivit ce retour, que Catherine vit Jésus, assis à table au milieu d'eux, les bénir [4].

Le confesseur de Catherine, son ami d’enfance, Tommaso della Fonte, fit également l’expérience du don de double vue qu’elle possédait. Un jour, comme elle était malade, il vint lui rendre visite dans la matinée. « Père, dit-elle tout à coup, à quoi étiez-vous occupé (96) hier à trois heures de la nuit? *) » — « Que pouvais-je bien faire? » s’exclama le dominicain. — « Vous ne voulez pas me le dire, mais je le sais; vous écriviez! » — « Non, » répondit Tommaso, après quelques instants de réflexion. — « C’est vrai », répartit Catherine. « Vous n’écriviez pas vous-même, mais vous dictiez à un autre. » Le dominicain dut en convenir. « Et que dictais-je donc ? », interrogea-t-il. Catherine hésita une minute, puis elle reprit lentement : « Vous faisiez noter les faveurs que, dans sa miséricorde, le Seigneur daigne accorder à la servante inutile que je suis [5]. »

Le cercle qui se formait autour de Catherine s’élargissait peu à peu. Le moine qui, en cette circonstance, avait servi de secrétaire au confesseur de la jeune fille, se nommait Bartolommeo di Dominiez Peu de jours après, le père Tommaso della Fonte l'emmenait avec lui chez son amie d’enfance. Il devint rapidement un hôte assidu de la petite cellule de Catherine. « A l’époque où je fis sa connaissance », raconte-t-il lui-même, « elle était jeune et son visage paraissait doux et gai, j’étais jeune également et cependant je n’éprouvais jamais en sa présence l’embarras que j’eusse ressenti devant toute autre jeune fille, et même, plus je causais avec elle, plus les passions humaines s’éteignaient dans mon cœur [6]. »

Bartolommeo di Dominici semble, lui aussi, avoir nourri certains doutes, quant à la faculté de seconde vue dont jouissait Catherine, et la mit à l’épreuve, mais elle en triompha dans diverses occasions. Entre autres,

*) Tre ore di notte : trois heures après l’Angelus du soir.

 

(96)

LA TORRE DEL MANGIA 

 

elle lui dit un jour l’avoir vu, la veille au soir, en compagnie de trois autres frères (qu’elle lui nomma), dans la cellule du Prieur et précisa le sujet de leur entretien, puis elle ajouta : « Je veille et prie toujours pour vous jusqu’à ce que la cloche du couvent sonne Matines et, si vous aviez de bons yeux, vous pourriez me voir, comme je vois chacun de vous en particulier, comme je vois où vous êtes et ce que vous faites [7]! »

Ainsi que tous les Toscans, Catherine avait une prédilection marquée pour les fleurs. Aujourd’hui encore, en Toscane, les grandes fêtes religieuses sont en même temps des fêtes de fleurs. Dans les plus petits villages, les chemins que doit suivre la procession en sont jonchés et le carrelage des églises disparaît sous une mosaïque de genêts d’or et de coquelicots rouges, se détachant sur un fond de buis vert entouré de feuilles de lauriers. Quand les contrade siennoises célèbrent la fête de leur saint Patron, le prêtre bénit des bouquets de fleurs qu’on distribue pendant la messe. A Florence, le jour de la fête de San Zenobio, des paysans se tiennent sur les marches du Dôme avec de grandes corbeilles pleines de roses rouges, qu’achètent tous ceux qui entrent à l’église; tous les autels sont fleuris et le frais parfum des roses vermeilles embaume la vaste cathédrale : Santa Maria del Fiore — Santa Maria dei Fiori…        

Catherine, elle aussi, avait la passion des fleurs. Dans ses rêves, elle voyait des anges descendre du Paradis avec des guirlandes de lys et les lui poser sur la tête. Quand elle errait solitaire dans le jardin, (97) sur le toit de la maison, elle se plaisait à réunir en forme de croix de petites fleurs qu’elle envoyait ensuite, par l’intermédiaire du Père Tommaso, aux personnes pieuses, comme le salut d’une sœur dans le Christ [8].

L’un de ceux qui recevaient ainsi le salut fleuri de Catherine, Antonio di Nacci Caffarini, devait se placer au nombre de ses disciples les plus zélés et de ses inlassables défenseurs. Il était de deux années plus jeune que Catherine et, de même que Tommaso della Fonte et Bartolommeo di Dominici, appartenait à l’ordre dominicain et au couvent situé sur la colline de Camporeggi. Il avait fait personnellement sa connaissance aux environs de 1366, s’asseyait à table avec elle dans la maison du teinturier, mangeait du pain qu’elle avait elle-même pétri (il en garda un morceau comme s’il eût été une relique) et l’écoutait avec attention lorsque, dans le feu de son enthousiasme, elle oubliait de manger en parlant de Dieu. Souvent aussi, lorsqu’il venait la trouver dans sa cellule, il la voyait en extase, contemplant le monde surnaturel et l’entendait parler une langue comparable à celle de saint Augustin. Quand .Catherine était en extase, tantôt elle souriait, tantôt les larmes jaillissaient de ses yeux et mouillaient ses longs cils noirs. Puis, dès qu’elle avait repris ses sens, son visage redevenait doux et paisible [9].

C’est qu’en dépit de ses travaux domestiques et malgré les exigences de la vie matérielle, les extases de Catherine se renouvelaient sans cesse. Elles (98) n’étaient point le résultat d’une existence renfermée et se produisaient aussi bien dans la cuisine ou dans la pièce où l’on serrait les provisions que dans sa cellule. Lisa trouva même une fois sa belle-sœur complètement affaissée sur les braises du foyer : l’extase l’avait saisie tandis qu’elle tournait la broche. Par bonheur Catherine n’eut aucun mal, pas plus qu’elle n’en n’éprouva lorsqu’un jour, à l’église, un cierge tomba d’un chandelier sur sa tête, où il continua de brûler [10].

Il va sans dire que le bruit de ces évènements extraordinaires se répandit bien vite aux alentours et que Catherine devint l’objet d’une curiosité toujours croissante. Ceux qui, par l’intermédiaire du Père Tommaso, cherchaient à la voir, et de préférence durant ses extases, devenaient de plus en plus nombreux. Le dominicain Niccolo di Bindo da Cascina accourut même de Pise et eut non seulement la chance de voir Catherine en extase, mais encore, affirme Caffarini, de la voir s’élever à plusieurs mètres du sol ; sur quoi frère Niccolo s’enhardit à toucher du bout du doigt l’une des mains jointes de la sainte et, pendant les quarante-huit heures qui suivirent, ce doigt exhala une odeur infiniment suave, un parfum qui rafraîchissait son âme en même temps que ses sens [11].

Les femmes partageaient l’admiration des moines pour Catherine et tout particulièrement les Mantellate, parmi lesquelles nous trouvons ses amies les plus intimes : Lisa, déjà nommée, Alessia Saracini et Francesca Gori. Alessia devint la confidente de Catherine et nombreuses sont les lettres écrites de (99) la main de cette noble dame pour la fille du teinturier qui ne savait encore ni lire ni écrire.

Alessia et Francesca (Cecca ainsi qu’on l’appelait volontiers) étaient toutes deux veuves. Cette dernière, plus âgée, avait trois fils dans l’ordre dominicain. Catarina di Ghetto, Giovanna di Capo, Catarina dello Spedaluccio sont d’autres amies de la même époque. Dès le début des relations de Catherine avec ces amies, vieilles ou jeunes, ce furent celles-ci qui instinctivement se soumirent à la jeune vierge et, bien qu’elle fût leur cadette, toutes l’honoraient du nom de mère : « Madre » ou « Mamma », comme elle l’appelèrent bientôt, étant devenues plus intimes avec elle.

Catherine confiait souvent ses visions à ses amies. Un jour, deux d’entre elles vinrent partager son repas, lequel fut servi sur le banc qui durant la nuit lui servait de couche. « Voici vraiment une sainte table », dit en plaisantant l’une des convives. « Oui » répondit Catherine, « ah! si tu savais qui s’y est assis! » et elle raconta la visite de Jésus et de Madeleine.

De temps à autre les amies sortaient ensemble de la ville, et le but ordinaire de leur promenade était la vieille abbaye bénédictine de Sant’ Abbondio et Sant’ Abbondazio, communément appelée Santa Bonda. C’est là que, peu d’années auparavant, Giovanni Colombini (mort en 1367) avait eu ses entrées libres. L’abbesse Monna Pavola di Foresi avait été son amie intime; sa fille unique Angiolina y était religieuse et lui-même se trouvait enterré dans le cloître de l’église. Ses lettres à Monna Pavola, (100) fréquemment relues et méditées après sa mort, constituaient le trésor le plus précieux du couvent. Sa parente nommée Catarina, la cousine germaine de Lisa Benincasa, était prieure d’une communauté de femmes, fondée par lui, située près de la Porte San Sano.

Personnellement Catherine n’avait jamais connu son célèbre devancier; le temps de son apostolat avait été court et son action s’était principalement exercée hors de Sienne : à Arezzo, Citta di Castello, Lucca, Pisa, Montichiello... puis il était mort à une époque où Catherine n’était point encore sortie de son obscurité. Mais, Santa Bonda étant tout imprégnée de son esprit, elle avait dû entendre parler beaucoup de lui, chanter ses Laude et lire ses lettres. Aussi croit-on déjà entendre Catherine, lorsque dans les lettres de Colombini on lit ces lignes :

« Tout ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ réclame de nous, c’est un pur et sincère amour, et qui donc le lui refusera? Il est si bon, que nous devons l’aimer tendrement à cause de sa bonté même, ô très chère Mère en Jésus… Je vous transmets ma dernière volonté, je vous fais part de mon désir le plus ardent, ceci est mon testament, je vous écris mon cœur (scrivovi il cuor mio) qui n’est plein que de l’amour de Jésus-Christ. Il nous a légué l’amour, l’amour fut son testament et celui qui veut recevoir l’héritage doit exécuter le testament. Si quelqu’un cherche l’amour, qu’il cherche le Christ! Si quelqu’un veut aimer, qu’il aime le Christ ! Soyez prudentes, (101) détachez-vous de tout et ne vous laissez jamais entraver par aucune circonstance, même sous prétexte de faire le bien. Malheur à nous si nous rejetons le Christ et ses précieux dons ! Ceux qui ne se détachent pas de tous liens s’enchaînent eux-mêmes et chassent le Christ ». [12] (102)

 

II - La charité à Sienne. — L’hôpital della Scala. — Catherine et les pauvres. — Elle donne son manteau et la croix de son chapelet. — Elle visite les pauvres. — Le tonneau inépuisable. — Catherine à l’hôpital della Scala. — Elle soigne à San Lazzaro Tecca la lépreuse... 103

 

Dans le livre que Catherine dicta vers la fin de sa jeunesse (qui fut en même temps la fin. de. sa vie) et où, à l’exemple de Colombini, elle « écrivit son cœur », le Seigneur répond ainsi aux questions de son épouse :

« L’âme qui m’aime véritablement aime aussi son prochain, car l’amour que l’on, a pour moi et l’amour du prochain sont une seule et même chose, et la mesure de votre amour pour le prochain est celle de votre amour pour moi. Tel est le moyen que je vous ai donné de prouver et d’exercer votre amour envers moi…... Vous ne pouvez m’être utile en rien tandis qu’il vous est possible de venir en aide au prochain. L’âme amoureuse de ma vérité, ne se lasse jamais de se dépenser au service des autres, tant en général qu’en particulier [1]. »

D’ailleurs, longtemps avant l’apparition de Catherine, Sienne avait compris le précepte évangélique : « Ce que vous ferez au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi-même que vous le ferez. » En 1186 déjà, une bulle pontificale fait mention du grand hôpital Santa Maria della Scala, que la République avait fait construire en face de la cathédrale et qui comprenait (103) à la fois : une infirmerie, un asile d'enfants trouvés et une hôtellerie pour les pèlerins. De plus, les pauvres de la ville étaient nourris à cet hôpital ; or ce n’étaient ni la ville, ni la commune, qui fournissaient les moyens de pourvoir à ces diverses charités et ce n’étaient pas non plus des infirmiers salariés qui assuraient le service à l’intérieur de ces murs hospitaliers : c’était une confrérie libre, dont les membres vouaient leur personne et leurs biens aux soins des pauvres et des malades [2].

Ceci peint bien les coutumes du moyen âge et le règlement de ce grand hôpital, qui date de 1305 et qui nous a été conservé, mérite certes de retenir quelques instants notre attention. Il commence ainsi :

« A la gloire et à la louange de Dieu; en l’honneur de tous les Saints et de toutes les Saintes du ciel ; à la gloire et à l’exaltation de la sainte Église romaine en même temps que de la ville et du peuple de Sienne, ainsi que pour le bon entretien et la prospérité de l’hôpital de Notre-Dame de Sienne, lequel est situé vis-à-vis de la cathédrale ; pour le recteur, les frères et le chapitre du dit hôpital, et pour le soulagement des pauvres, des malades et des enfants assistés par cet hôpital : voici les ordonnances, prescriptions, arrêtés et règles déterminées, coordonnées et adoptées par le recteur et les frères du dit hôpital. Règles auxquelles doivent se plier les frères et les sœurs, aussi bien que les frères laïques et les subalternes du dit hôpital, règles suivant lesquelles hommes et femmes doivent vivre, et auxquelles ils doivent conformer leur existence. » (104)

On insiste tout spécialement sur le devoir suprême « d’aimer et d’honorer Sienne, de la servir de toutes ses forces et de ne jamais frustrer la commune de Sienne au profit du dit hôpital. » L’amour de la patrie, de la grande cause commune, doit être placée au- dessus de tout intérêt, même de celui des pauvres et des malades3.

Puis viennent d’autres prescriptions qui, réunies ensemble, constituent comme le règlement d’un couvent. Un chapitre fixe l’heure à laquelle doivent se lever les frères et décrète que tous sont tenus d’assister à la messe dans la chapelle de l’hôpital, et d’arriver au plus tard « avant que le corps du Christ soit élevé. » « Et si quelqu’un d’entre les frères s’y soustrait sans excuse valable, il ne lui sera servi ce jour-là que du pain et du vin, qu’il devra prendre au réfectoire à l’heure du repas des autres frères et il lui sera interdit de manger rien d’autre. » De même les frères ont l’obligation de prendre part à l’Office du soir et de réciter les Complies.

En dehors de la cloche de la chapelle, il en existe une autre qui donne aux frères le signal de servir les repas des infirmes et « chacun des frères est obligé de porter sur lui un couteau rond destiné à couper le pain et les autres aliments des malades. » Quand ceux-ci ont terminé leur repas, les frères prennent le leur sous la présidence du recteur; nul n’a le droit de parler à table, mais on fait une lecture à haute voix. Sans motif sérieux personne ne peut prendre aucune nourriture ailleurs qu’au réfectoire, « ni dans le dortoir, ni dans une cellule, ni même dans la (105) cuisine et le cuisinier et son aide ont le devoir de dénoncer au recteur tout ceux qui mangent ou boivent quoi que ce soit à la cuisine, bien qu’il y ait exception pour eux-mêmes. » Aucun des frères ne doit accepter de présent sans la permission du recteur, afin qu’il n’y ait pas de distinction entre eux, et « tous doivent manger et boire les mêmes choses » au réfectoire.

Toute une série de chapitres traite des fonctions des dignitaires de l’hôpital qui, en dehors du recteur, sont : deux majordomes ou maîtres d’hôtel, qui veillent au service de table et au bon ordre des réfectoires ; le vice-recteur qui, en l’absence de son supérieur, prend, la direction des affaires urgentes; un infermiere dont la tâche consiste à procurer tout ce qui est nécessaire pour lutter contre la maladie et ramener la santé » ; un pelegriniero, qui reçoit les malades à leur arrivée et veille à ce qu’on leur témoigne les égards auxquels ont droit les malheureux; enfin un camarlengo, l’économe, et son secrétaire, le clerc, qui est chargé « d’inscrire tous les bénéfices dans un livre à part et toutes les dépenses dans un autre. » Chaque mois, le camarlengo fait un rapport au Chapitre, composé de tous les frères réunis sous la présidence du recteur, où toutes les questions douteuses sont résolues par le vote. Il y a, bien entendu, une foule d’employés secondaires sous les ordres de ces principaux personnages, entre autres : « le frère qui est préposé à recevoir le foin le blé et les légumes dont l’hôpital a besoin, et à les mettre en sûreté dans les greniers... Il doit noter d’où viennent ce foin, ce (106) blé et ces légumes et quels en sont les donateurs [4] »

Et tous les ans, à la fête de la Toussaint, il doit donner lecture de son cahier au Chapitre, afin que le recteur et les frères sachent qui sont ceux qui, au cours de l’année, ont fourni des légumes et du fourrage à l’hôpital.

Les greniers doivent être pourvus de deux serrures différentes, afin que chacune de ces serrures ne puisse s’ouvrir et se fermer qu’avec sa propre clé, et deux des frères de l’hôpital sont choisis pour garder sur eux ces clés. Aussi est-il impossible à chacun d’eux de mesurer du blé ou de prendre du foin ou des légumes sans l’autre frère. Tous deux doivent mesurer le blé ou prendre du foin ensemble, selon les besoins de l’hôpital, « en notant ce qu’ils prennent ou font charger dans le livre qui se trouve à la caisse, chez le camarlengo, ainsi qu’il a été dit plus haut. »

Avec une aussi touchante longueur, la règle donne encore une foule de détails, quant à l’emploi de la farine, la cuisson du pain et l’entretien des animaux, à savoir les chevaux, les mules et les ânes, et prescrivant à ceux qui les soignent et les conduisent tout ce qu’il faut faire pour qu’il n’y ait de défaut ni dans les selles et les rênes, ni dans les mors et les fers.

En lisant ces multiples ordonnances, on entrevoit un monde naïf et fort, où tout était profond et vrai et qui se trouve bien loin de la réclame, du clinquant et des dehors flatteurs du monde moderne.

Le spirituel ne le cède en rien au temporel. « Tous les prêtres sont affectueusement requis par le recteur et par les frères d’entendre les confessions des (107) malades et de leur donner l’absolution et une pénitence. Ces mêmes prêtres auront encore l’obligation de donner aux malades le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ainsi que de leur administrer tous les sacrements de la Sainte Église, s’ils les sollicitent et que cela leur paraisse opportun, et ils doivent remplir ce ministère avec une grande prudence. De même les infirmiers ne doivent pas négliger de recommander aux malades de confesser leurs péchés et de recevoir les sacrements de l’église. » On peut dire que tout est prévu dans les soixante et un chapitres qui composent ces statuts, depuis l’hospitalité et le bien-être à procurer aux vieillards et aux pauvres de la ville de Sienne et des environs, jusqu’aux défenses faites aux frères de boire ou de manger en dehors de l’hôpital et de s’asseoir quand ils sont chez des laïques : ordre leur est donné de s’acquitter debout de leurs messages. Il leur est interdit de quitter l’hôpital sans l’autorisation du Recteur; « cependant il leur sera permis d’aller jusque chez Viviano d’Arrigo, chez Chele del Travala et jusqu’à la cathédrale. » Les frères et les soeurs avaient des appartements séparés et les frères à « l’exception du prêtre Ugo » ne pouvaient se rendre dans ceux des soeurs qu’avec la permission du recteur. Sans cette permission, aucun des frères ne pouvait non plus se promener dans les sections de l’hôpital réservées aux femmes — « seul, frère Lupo a le droit d’aller voir sa fille » [5].

L’hôpital de la Scala s’élève aujourd’hui encore à Sienne; sa façade gothique de pierre et de brique forme l’un des côtés de la merveilleuse place de (108) la Cathédrale qui, dans sa tranquillité et sa paix, ressemble à un vaste cloître. Dans toutes les rues de la ville, on trouve des immeubles portant l’insigne de l’hôpital : une échelle (Scala) surmontée d’une croix.

La vieille salle voûtée qui servait de dortoir aux pèlerins est intacte et les fresques de Domenico Bartoli, datant de 1440, nous font revivre la vie qui a été vécue ici il y a cinq cents ans. Elles représentent les frères de l’hôpital distribuant des aumônes aux pauvres et aux pèlerins, ces derniers reconnaissables aux coquilles attachées à leurs vêtements; les infirmes se retirent après avoir reçu leur part; un homme complètement nu revêt un habit; une femme portant un enfant dans ses bras et en tenant un autre par la main reçoit des provisions; un frère qui entre a sur le dos une hotte d’enfants trouvés! Un plus loin, on marie des jeunes filles orphelines, auxquelles l’hôpital fournit des trousseaux.

L’une de ces fresques nous montre une salle où l’on soigne des malades. Au milieu du tableau se trouve un homme à demi nu, assis sur un banc recouvert de coussins; sa jambe droite présente une plaie hideuse et profonde. On est en train de lui laver les pieds; un homme âgé, au visage anguleux et fin, agenouillé devant lui, essuie son pied gauche ; d’autres personnages érudits — au moins une demi-douzaine — interrogent le patient avec inquiétude et délibèrent entre eux sur son cas    

Là-bas, à droite, gît un malade alité; sa tête est enveloppée et son visage jaune et barbu est enfoui (109) jusqu’aux oreilles sous une couverture rouge rayée de jaune. Il semble que cet homme vienne d’être administré il y a peu d’instants; en tout cas, un frère augustin qui se tient près du lit, un pied posé sur le banc, remet un livre dans son étui. Au-dessus du chevet du malade se trouve une tablette chargée de boîtes de pharmacie et de flacons clairs; on aperçoit au premier plan un lavabo en métal, avec un essuie- mains blanc à dessins noirs. Deux serviteurs, dont l’un porte à sa ceinture un trousseau de clés, apporte un plateau sur lequel on distingue un objet couvert : sans doute le repas du malade.

Du côté gauche de la fresque, derrière le banc sur lequel est assis le blessé, on entrevoit la moitié d’un lit; une sœur de l’hôpital, dans sa robe blanche, un bonnet carré sur la tête, est occupée à y déposer lentement et avec précaution un malade. Deux médecins se tiennent debout auprès de ce lit et l’un d’eux tend à l’autre un vase d’urine pour l’analyser.

Les murs de la salle ont l’air d’être tapissés de peaux de fourrure grises. A travers une belle grille de fer forgé, on peut jeter un coup d’œil sur une autre salle, où des médecins inclinent leurs profils pâles sur la couche des infirmes ou sont réunis en conseil. L’ensemble produit une impression de bien-être. On constate que rien n’est épargné pour le bien des malades.

Dans le monde civilisé tout entier, peu de villes possédaient en 1440 un hôpital municipal, qui pût être comparé à celui de Sienne en 1440, et encore la Scala n’était-il point le seul hôpital de la cité. Nous (110) lisons dans l’histoire de Giovanni Colombini comme quoi sa femme et son ami Francesco Vincenti le cherchent d’abord au « grand Hôpital », puis dans plusieurs autres et finissent par le trouver dans un misérable hospice éloigné, où, ce qui paraît peu hygiénique, les malades se régalaient de polenta (6).

Les Mantellate exerçaient l’office de garde-malades à l’hôpital de Camporeggi. Hors de la ville, s’élevait encore San Lazzaro, l’hôpital des Lépreux.

C’était à Sienne une vieille coutume chrétienne que de soigner les malades et les pauvres et Catherine suivit les traditions de sa ville natale.

De la fenêtre de sa chambre, raconte Caffarini, elle aperçut un jour un mendiant à demi nu, qui s’était endormi à l’angle de la rue. La vue de cette détresse l’émut profondément, mais comme c’était précisément l’heure canoniale, elle quitta la fenêtre et se mit à réciter son office. Cependant, entre les lignes noires des versets des psaumes et derrière les petites images des saints, se détachant sur un fond doré, qui ornementaient les initiales, elle apercevait toujours le pauvre étendu dehors contre une borne; et finalement, n'y pouvant plus tenir, elle ferma le livre, s’en fut chercher un pain à la cuisine et se glissa furtivement dans la rue pour le déposer sans être vue près du dormeur, afin qu’en ouvrant les yeux il pût supposer qu’il lui avait été apporté par les anges ! Mais l’homme était déjà éveillé quand Catherine arriva près de lui; et lui demanda si elle ne possédait pas quelques vieux habits pour le couvrir. Tout d’abord Catherine n’entrevit aucun moyen de lui en procurer; mais, ainsi (111) qu’elle l’a déclaré plus tard dans une circonstance analogue, elle préférait « se priver de son manteau que de manquer de charité envers le prochain. » Aussi donna-t-elle au malheureux le Mantello noir du Tiers ordre, qu’elle était si heureuse et si fière de porter. Mais la nuit suivante Jésus lui apparut et lui dit : « Ma fille, aujourd’hui tu as couvert ma nudité; c’est pourquoi je te revêts à présent de la plénitude de ma grâce. » Et, à partir de cette heure, Catherine n’eut plus jamais à souffrir du froid; même au plus fort de l’hiver, elle pouvait sortir très légèrement vêtue7. Or l’hiver est rude à Sienne ; j’écris ces lignes un jour de janvier : il gèle à cinq ou-six degrés et tout le monde se promène enveloppé de fourrures ou avec de grands cache-nez de laine autour du cou...

On rapporte une foule de traits de ce genre, touchant Catherine. Une fois un mendiant vint la trouver à l’église et, comme elle n’avait rien d’autre sous la main, elle lui remit la petite croix d’argent suspendue au cordon de son chapelet. De nouveau, Jésus se manifesta à elle par une apparition nocturne, tenant dans sa main la croix qui était devenue fort belle et qui étincelait de pierreries : « Ces pierres précieuses », lui dit le Sauveur, « signifient l’amour avec lequel tu m’as fait l’aumône de cette croix. Je te promets qu’au dernier jour, quand le signe du Fils de l’homme paraîtra dans le ciel, tu verras cette croix pour ton salut et non pour ta condamnation ». [8]

Mais Catherine jugeait que ce n’était point assez de donner quand on l’en priait et de ne pas détourner (112) l’oreille de ceux qui la sollicitaient; elle se mettait encore à la recherche des indigents. Pendant que tous dormaient, elle allait déposer devant leur porte un pain, un fiasco de vin et un sac de farine ou une corbeille d’œufs, ainsi que le faisait jadis saint Nicolas de Bari, et s’enfuyait, sans que personne se fut douté de sa présence. Un jour, elle fut bien près d’être découverte, car elle ressentit tout à coup le point de côté qui la tourmentait souvent, et cette crise fût si forte qu’elle ne pouvait plus se mouvoir. Les habitants de la maison s’éveilleraient avant peu et la surprendraient dans l’exercice de sa charité! Alors elle s’adressa à son Epoux céleste : « Est-ce ton intention que j’aie à rougir devant les hommes ?» lui demanda-t-elle, « viens donc à mon secours afin que je puisse rentrer chez moi sans être vue. » Puis elle dit à son corps : « Il faut que tu bouges d’ici, quand même tu devrais en mourir. » Et, en rampant plutôt qu’en marchant, elle atteignit la demeure du teinturier près de Fontebranda…    

Son père l’avait pleinement autorisée à prendre tout ce qu’elle voudrait dans la maison pour les pauvres, mais les autres membres de la famille n’étaient point du même avis. Ayant observé qu’un jour Catherine s’était emparée d’une chemise appartenant à la servante, ils gardaient leurs tiroirs soigneusement fermés à ses pieuses investigations. Et pourtant la bienfaisance de Catherine était visiblement bénie. Le vin dont elle prenait pour les .pauvres avait meilleur goût que l’autre et faisait plus de profit! Il y eut même un tonneau qui ne se vida (113) qu’après de longs mois, bien que Catherine et Lapa vinssent l’une et l’autre y puiser en toute liberté; et, lorsqu’arriva le temps de la vendange, ce tonneau fit défaut pour la récolte du vin nouveau [9]. On se souvient aujourd’hui encore à Sienne de ce baril inépuisable — la botta di Santa Catarina...

C’est ainsi que Catherine vêtissait les misérables, donnait à manger aux affamés et désaltérait ceux qui avaient soif. Se souvenant aussi de cette parole : « j’étais malade et vous m’avez soigné », elle fréquentait l’hôpital de Camporeggi situé près de San Domenico (à l’endroit où s’étend actuellement la via del Paradiso,) et soignait les malades à la Scala.

Elle s’attardait parfois si longuement à ce grand hôpital qu’il lui était impossible de rentrer chez elle le soir même. En ce cas, elle passait la nuit dans une petite chambre qui se trouvait au fond d’un vrai dédale : caves, corridors, escaliers, cryptes, — non loin de la grotte où San Sano disait la messe pour les premiers chrétiens. C’était là son lieu de repos. On y montre encore aux étrangers une étroite petite cellule, ornée d’une statue la représentant dans l’attitude du sommeil, devant laquelle brûle perpétuellement une lampe. De petits cœurs d’argent brillent dans la niche au-dessus de la tête de la dormeuse, et ces simples paroles expriment la pensée de Catherine : « Mon Père, que je dorme ou que je veille que je parle ou que j’écrive, je suis à toi, je me meus et vis en toi [10] ».

Quand Catherine passait la nuit à l’hôpital, c’était aussi pour être toute proche si l’on avait besoin d’elle. (114)

Souvent elle prenait la garde et veillait « durant les heures les plus pénibles », dit Caffarini. Elle soignait avec une tendresse toute particulière les malades les plus atteints, surtout ceux qui avaient un caractère difficile. Au nombre de ces derniers se trouvait une femme qui, après avoir vécu sans foi ni loi pendant plusieurs années, venait d’être recueillie à l’hôpital. Naturellement rien n’y était assez bon pour elle; elle se mettait en fureur et se lamentait tour à tour, pleurant de compassion sur elle-même et sur son sort, ou bien lançant violemment sa nourriture à la tête des garde-malades. Il n’était guère prudent de lui parler religion, car elle écumait de toute la haine qu’une femme sensuelle peut ressentir pour Jésus-Christ. Catherine s’approcha de cette âme plongée dans la matière. Elle commença d’abord par préparer des mets à la fille de joie et, ayant réussi à la satisfaire sur ce point, essaya alors lentement et avec précaution de réformer les tendances de son esprit. Nous ignorons ce que l’Épouse du Christ peut avoir dit à sa malheureuse sœur en Ève à l’hôpital de Sienne, mais nous possédons une lettre adressée par Catherine, à une époque ultérieure de sa vie, à une pécheresse de Pérouse et dont le ton est évidemment le même. Elle y emploie des termes expressifs : « Il me semble que tu fais comme le pourceau qui se vautre dans la fange », écrit-elle, et elle lui prédit avec une insistance pénétrante la mort, le jugement, l’affreuse éternité chez le diable : « C’est le feu qui t’attend, l’odeur du soufre, les pleurs et les grincements de dents, un froid glacial, (114) une chaleur atroce et les remords brûlants d’une mauvaise conscience ».

Mais ce ne sont là que les préliminaires de la lettre. A l’éclat des trompettes, la grande prédicatrice fait succéder d’autres accents — vox humana, vox angelica — des accents purs et argentins qui atteignent à des sommets de resplendissante lumière et contraignent l’âme la plus noire, l’âme la plus endurcie, à éclater en sanglots en les écoutant. Avec mansuétude, Catherine évoque le souvenir de la pécheresse de Magdala, du baume dont elle oignit les pieds du Sauveur dans la maison du Pharisien et du sang de Jésus qui, en récompense, ruissela sur elle, lorsqu’elle s’agenouilla ensuite au pied de la croix sur le Golgotha pendant les trois terribles heures…    

Et après elle l’amène doucement devant le trône de celle qui allaita Dieu lui-même : « Marie montrera à son Fils le sein qui l’a nourri et lui demandera grâce pour toi… Réfugie-toi alors dans les blessures du Fils de Dieu, plonge-toi tout entière dans le feu de l’amour qui consumera tous tes péchés et toutes tes misères. Il t’a préparé un bain dans son sang pour te purifier de la lèpre du péché et pour effacer tes souillures. Cesse d’être un membre du démon, qui se sert de toi comme d’un piège pour prendre les créatures. Aime le Crucifié et songe que tu mourras à un moment que tu ignores. Demeure dans la sainte et douce dilection de Dieu. Je n’en dis pas davantage, j’ajoute seulement pour terminer : doux Jésus, Jésus amour, Marie notre douce mère ». [11] (118)

Peut-être Catherine n’obtint-elle rien ni de l’une ni de l’autre de ces infortunées; peut-être ne récolta- t-elle que le mépris en guise de remerciement. Il arrive souvent que les malades soient saisis de haine contre ceux qui les soignent et Catherine en fit plus d'une fois l’expérience. Ainsi à l’hôpital des lépreux San Lazzaro, hors la Porta Romana, se trouvait une femme âgée nommée Tecca, absolument délaissée de tous. Catherine entendit parler d’elle et, avec son courage habituel, entreprit de la soigner. Ce qui pour l’âme délicate et poétique de François d’Assise avait constitué le suprême effort et la victoire décisive sur lui-même et avait déterminé en lui l’éclosion d’une vie nouvelle, parut chose toute naturelle à la vaillante jeune fille de Fontebranda.

« Elle voyait son époux dans cette lépreuse », écrit Raymond, « et c’est pourquoi elle la servait avec assiduité et déférence. Mais il en résulta que la malade devint orgueilleuse et ingrate, ce qui se produit fréquemment chez ceux qui ne sont pas humbles d’esprit : ils s’enorgueillissent et se montrent exigeants au lieu de témoigner la moindre reconnaissance. Lorsque cette infirme vit Catherine se dépenser avec tant de zèle à son service, elle se mit à réclamer comme une dette ce qui lui était offert par charité et à injurier sa garde-malade comme une servante quand tout ne marchait pas à souhait. » Par exemple, si Catherine arrivait à l’hôpital plus tard que de coutume, elle l’accueillait avec des sarcasmes de ce genre : « Soyez la bienvenue, Reine de Fontebranda! » — « où la Reine s’est-elle (117) attardée ce matin? » — « A l’église des Frères, n’est- ce pas? » — « La Reine a passé toute la matinée chez Les frères! » — « Il semble que la Reine ne puisse jamais se rassasier de la société de ces moines ! » etc… etc...

Patiemment, sans mot dire, Catherine s’empressait de tous, côtés dans la petite chambre étouffante et mal odorante pour préparer un bain, sans cesse bombardée de railleries par la vieille qui du fond de son lit la suivait d’un regard haineux et moqueur.

Lapa fut sans doute avisée du peu de reconnaissance qu’obtenait sa fille en retour de ses œuvres de charité* car elle tenta de s’interposer : « D’ailleurs, tu t’exposes toi-même à la contagion », gémissait la pauvre mère, « et je ne pourrais supporter que tu prisses la lèpre! » Ces représentations n’eurent aucun effet et la jeune fille tint bon jusqu’à la fin, quoiqu’une éruption suspecte se montrât sur ses mains. Et quand la vieille Tecca mourut, Catherine fit elle-même la toilette funèbre de ce .cadavre hideux et l’enterra de ses propres mains. Mais lorsqu’elle se releva, après avoir jeté la dernière pelletée de terre sur la pauvre défunte, toute éruption avait disparu et ses mains étaient plus blanches et plus belles que jamais [12].

De nos jours, il y a une ferme sur l’ancien emplacement de l’hôpital des lépreux; une plaque de marbre incrustée dans le mur rappelle qu’en cet endroit s’élevait jadis Domus Sancti Lazzari. De la porte de la ville on s’y rend en vingt minutes, (118) mais de Fontebranda, en traversant Sienne, il faut une demi-heure, et Catherine parcourait cette distance, aller et retour, deux fois par jour.

En faisant cette promenade, on dépasse des maisons, des villas, de vieilles églises : Santa Maria degli Angeli avec son beau cloître, San Mamiliano avec ses fresques et son tableau d’autel de Sano di Pietro, Santa Maria in Betleemme…... Ce n’est qu’en arrivant à San Lazzaro que la perspective s’élargit : de l’autre côté de la vallée verdoyante de vignes, s’élèvent Santa Bonda — où un olivier se dresse sur le toit de l’église ainsi qu’un panache sur un casque —, il Monistero avec ses tours rouges et ses créneaux dentelés, et là-bas, dans le lointain, Belcaro qui, sur sa colline boisée, ressemble à une arche échouée. C’est le pays de sainte Catherine que l’on voit se dérouler; — souvent elle a parcouru ces chemins en errant dans les vallées et sur les montagnes, seule ou suivie d’un groupe de disciples et d’amis. Et finalement il vous semble qu’on pourrait rencontrer au détour du chemin une petite forme grêle en habit noir et blanc, se hâtant au service de son Époux et Maître et, tandis qu’elle passe rapidement, vous regardant fixement de ses deux grands yeux noirs qui rayonnent dans son pâle visage. Soit dans le souffle du matin, soit dans la brise du soir, elle passe le long de la route, entre les grands oliviers dont toutes les branches argentées s’inclinent doucement et solennellement, et c’est comme si l’on entendait un faible murmure : « Bénie soit celle qui vient au nom du Seigneur » Benedicia quae venit...

 

III - La bataille de Montaperti. — Changements politiques à Sienne. — Le gouvernement des Neuf. — La peste de 1348. — L’empereur Charles IV à Sienne. — Conséquences des événements politiques pour la famille Benincasa. — Départ des frères de Catherine pour Florence. — Mort de son père (22 août 1368)... 120

 

Le vendredi 3 septembre 1260, à la bataille de Monteaperti, la république de Sienne remporta une éclatante victoire sur la République de Florence. Le traître Bocca degli Abati ayant transpercé d’un coup d’épée le gonfalonnier Florentin, Jacopo Pazzi, qui brandissait l’étendard fleurdelysé, les Siennois profitèrent de la confusion que produisit cette chute pour se ruer sur l’ennemi qu’ils massacrèrent sans pitié, « ainsi que les bouchers abattent le bétail aux environs de Pâques », raconte la vieille chronique. Il y eut dix mille morts; « l’eau du fleuve Arbia se teinta de rouge », chantait Dante.

La lutte fit rage autour du char de guerre Florentin — il Carroccio, sur lequel flottaient les bannières des corps de métiers de la commune et d’où la Martinella sonnait sans trêve le tocsin. Les hommes les plus valeureux de Florence, groupés autour de lui, combattirent jusqu’au dernier et moururent en baisant ses roues couvertes de sang. Il Carroccio fut pris et conduit en triomphe à Sienne, où l’on voit encore ses gigantesques timons fixés par des cercles de fer à deux des piliers qui supportent la coupole de la Cathédrale. Ce fut la première et dernière victoire remportée par les Gibelins Siennois (120)  sur les Guelfes Florentins. Après la bataille de Bénévent (en 1266) les Guelfes de toute l’Italie relevèrent la tête et, en 1268, le pouvoir des Hohenstaufen était brisé.

La puissante et noble famille Tolomei de Sienne avait toujours incliné vers les Guelfes. Lorsqu’en juin 1269 l’année siennoise subit une défaite décisive près de Colle di Val d’Eisa, Provenzano Salvani, le grand politicien et le grand général siennois, qui avait été fait prisonnier, fut honteusement mis à mort, à la requête de son compatriote exilé Carolino Tolomei, qui, portant sa tête sur une pique, traversa ainsi le camp Florentin. Du château de Castiglioncello situé près de Monteriggioni, la noble dame siennoise Sapia Saracini, exilée elle aussi, assista à la déroute de ses compatriotes et, sa soif de vengeance étant assouvie, elle s’exclama dans un délire de joie : « Je ne te crains plus à présent, toi qui es là-haut [1] ! »

A Sienne, la défaite des Gibelins entraîna la chute du gouvernement des Vingt-Quatre, magistrature composée de trois fois huit conseillers, élus par les trois quartiers de la ville : Camollia, Città et San Martino. Les Vingt-quatre furent remplacés par les Trente-six, gouvernement mixte où siégeaient à la fois les nobles et les hommes du peuple. Mais en 1280 la noblesse, toujours batailleuse et toujours disposée à chercher querelle, fut totalement exclue de la politique et le gouvernement fut remis entre les mains d’un comité démocratique : les Quinze Gouverneurs et défenseurs de la commune et du peuple (121) de Sienne. Cinq ans plus tard le nombre de ces gouverneurs fut réduit à neuf. Ces neuf — i Si gnori Nove — étaient choisis parmi les bourgeois aisés et, de même qu’à Florence, élus pour deux mois seulement. Durant la période de leur régence, ils logeaient aux frais de la ville dans l’hôtel de ville ; leurs partisans s’appelaient Noveschi et constituaient il Monte dei nove, tandis que le parti de la noblesse était connu sous le nom de Monte dei Gentiluomini.

Sienne atteignit à sa plus grande prospérité sous la régence des Neuf et lui doit tout ce que nous y admirons encore. Ce fut l’époque où Dante visita la cité. Plongé dans un livre qu’il venait d’acheter chez un libraire et qu’il lisait, étendu sur un banc devant la boutique, il oublia d’admirer il Palio, la grande fête estivale de Sienne, qui se déroulait tout près de lui, et qui, en ce temps là, se comportait pas seulement des « jeux d’adolescents » mais encore des « danses de jolies femmes ». Cependant le sévère poète en vit assez pour stigmatiser ensuite les Siennois et les accuser d’être plus frivoles encore que les Français, se moquant de ce que la louve (qui figurait dans les armes de la cité) fût devenue une chienne [2].

Tel un Villon siennois, Cecco degli Angiolieri célébrait dans ses chants « les filles, le vin et le jeu de dés » comme les seuls vrais trésors, et glorifiait dans ses poèmes.la fille du cordonnier Becchina, qui forme un très terrestre contraste avec la Béatrice de Dante. (122)

C’était également en ce temps-là que la « brigade dépensière » se réunissait chaque jour à la Consuma et se livrait, le matin aux joutes, et le soir aux danses provençales [3]. Fonte Gaja, la principale fontaine de la ville, fut ornée d’une superbe Vénus, œuvre de Lysippos, trouvée en 1845 dans une excavation de la place actuellement dénommée Piazza Umberto ier, que l’on porta en triomphe à travers la cité, comme on l’avait fait en juin 1311 pour le retable de Duccio di Buoninsegna. On dressa les plans d’une nouvelle et plus vaste cathédrale qui devait surpasser celle de Florence, puis on en commença la construction ; — les murs extérieurs de l’édifice qui ne fut jamais achevé existent encore, vestiges des grands rêves et des projets ambitieux des Siennois. Sur il Campo, place située entre les trois collines sur lesquelles Sienne est bâtie et desquelles la cité tire encore son nom pluriel (Senae) et ses trois quartiers ou Terzi, on construisit, entre 1288et 13o8, l’hôtel de ville gothique et, entre 1338 et 1848, le clocher qui se trouve à côté, la Torre del Mangia, : clocher si beau, que Lionardo vint à Sienne uniquement pour le voir.

Les salles et la chapelle de l’hôtel de ville furent décorées de merveilleuses peintures de Simone Martini et d’Ambrogio Lorenzetti. Ce dernier, en deux immenses fresques qui ornent la salle où se réunissaient les « Neuf », a représenté comme dans un tableau intuitif les effets du bon et du mauvais Gouvernement et les vertus dont doivent être animés ceux qui dirigent un pays. Il n’en reste pas (123) grand’chose, mais on distingue encore une figure, une femme majestueuse toute vêtue de blanc; ses abondants cheveux blonds sont couronnés de branches d’oliviers, le mot Pax est inscrit au-dessus de sa tête : c’est l’image de la paix régnante. On parlait volontiers de paix, au temps où maitre Ambrogio Lorenzetti maniait le pinceau dans l’hôtel de ville de Sienne, car les hommes parlent volontiers de ce qu’ils désirent le plus et possèdent le moins... Or, l’état de paix est précisément ce que l’antique Sienne ne connut jamais.

« Le seizième jour d’avril de l’année 13i4»,nous apprend la vieille chronique, « eut lieu un sanglant combat entre la Maison Tolomei et la Maison Salim- beni et toute la ville fut sous les armes. » De telles émeutes étaient des faits quotidiens; de même qu’en Islande, toutes les grandes familles étaient en inimitié : les Tolomei luttaient contre les Salimbeni, les Maconi contre les Tolomei, les Saracini contre les Scotti, les Piccolomini contre les Malavolti. De leur côté les classes inférieures, il popolo minuto, ne tardèrent à s’insurger contre la bourgeoisie régnante, et la vie à Sienne ne présentait plus qu’un mélange permanent de la musique des fêtes et du tumulte des combats, des allégresses nuptiales et des lamentations des funérailles; aujourd’hui les cloches sonnaient a stormo, demain elles sonneraient a gloria

Ce fut pour fuir une telle existence (blanche et noire comme la blanche et noire comme le campanile de la cathédrale de Sienne), qu’un jour de l’année 1313, (124) trois jeunes cavaliers, — Giovanni Tolomei, Patrizio Patrizi, Ambrogio Piccolomini — dirent adieu à leur ville natale et se dirigèrent vers Accona dans le désert de la Creta, au sud de Sienne. Christus pax nostra, inscrivirent-ils au-dessus de l’ermitage qu’ils se construisirent là-bas, entre des collines désertes; et, choisissant comme armoiries de l’Ordre monastique dont cette retraite fut le berceau, une branche d’olivier, ils prirent le nom d’Olivetains.

L’année 1348 amena la peste noire; l’épidémie sévit à Sienne de mai à octobre et plus des trois quarts des habitants de la cité succombèrent. « Aucune cloche ne tintait plus; il n’y avait personne pour pleurer les morts, car les survivants redoutaient le même destin…  Le père n’assistait pas à la mort de son fils, le frère fuyait son frère, l’épouse abandonnait son époux par crainte de la contagion, cette horrible maladie pouvant se communiquer rien que par l’haleine d’un pestiféré. On enterrait les cadavres au plus vite sans aucune solennité et plusieurs d’entre eux étaient déterrés par les chiens, qui les dévoraient au milieu des rues de la ville... Et moi, Agnolo di Tura, surnommé le gros, j’ensevelis de mes propres mains cinq de mes fils dans une seule tombe [4] ».

Cette année terrible marque un tournant dans l’histoire de Sienne. Les « Neuf » tombèrent en 1355 et furent remplacés par les « Douze », qui n’étaient guère animés du même esprit humanitaire et rénovateur. Vers cette même époque, Giovanni Colombini et les Jésuates traversèrent la ville en prêchant la pénitence, (125) et la statue de Vénus qui dominait la fontaine Gaja fut renversée et mise en pièces. Ses débris, nous raconte Lorenzo Ghiberti, furent transportés hors de Sienne et enfouis en terre Florentine [5].   

Pendant ce temps, les querelles intestines se poursuivaient toujours. Les partisans des « Douze » s’étaient divisés en deux camps : les Canischi et les Grasselli : les premiers s’appuyant sur les familles Tolomei, Piccolomini, Saracini et Ceretani ; les autres soutenus par les Salimbeni. Giovanni di Agnolino di Salimbeni, le Seigneur le plus puissant de cette puissante famille, joue à cette époque le même rôle que, cent ans plus tôt, Provenzano Salvani, le héros qui fut vaincu à la bataille de Colle di Val d’Eisa. Lorsqu’en 1368 l’empereur Charles IV vient en Italie pour y être couronné, c’est Giovanni Salimbeni qui, au nom de Sienne, s’avance à sa rencontre jusqu’en Lombardie. Par malheur pour la cité, pendant ce même voyage, Giovanni tombe de cheval et meurt peu après des suites de cette chute.

De concert avec les partisans des « Neuf », la noblesse contraint alors les « Douze » à leur céder les rênes du gouvernement, et une nouvelle magistrature est instituée. Elle comprend treize consuls : un membre de chacune des grandes familles, cinq hommes choisis parmi la basse noblesse et trois partisans des Neuf. Ces nouveaux gouverneurs s’empressent d’avertir l’empereur de l’état des choses. Mais, sur ces entrefaites, les Salimbeni ont fait cause commune avec le parti des « Douze », qui ont envoyé, eux aussi, un ambassadeur auprès de Charles IV. Le 24 septembre (126) , les Salimbeni, sortant tout armés de leurs palais, allèrent rejoindre les partisans des Douze et ouvrirent les portes de Sienne au représentant de l’empereur, Malatesta di Malatesta, qui était campé au dehors avec huit cents hommes. Tout d’abord, les impériaux durent conquérir Sienne, maison par maison, puis ils réussirent enfin à atteindre l’hôtel de ville qu’ils prirent d’assaut. Les nobles s’enfuirent et Malatesta se fortifia sur Poggio Malavolti (actuellement Piazzo Umberto Ier). Les cent vingt-quatre hommes du peuple, surnommés Reformatori, qui siégeaient alors à l’hôtel de ville, élurent, sous le nom des « Douze défenseurs de Sienne, » un nouveau conseil supérieur composé de cinq représentants de la classe inférieure (il popolo minuto), de quatre représentants des « Douze » et de trois représentants des « Neuf ». En récompense des services rendus par elle à la démocratie, la famille Salimbeni fut démocratisée, c’est-à-dire devint éligible au gouvernement et fut dotée de Massa, ainsi que de cinq châteaux des environs.

L’ordre était à peine rétabli lorsque l’Empereur accompagné de l’Impératrice arriva le 12 octobre à Sienne. Les « Douze » et les Salimbeni couronnés de fleurs, tenant à la main des branches d’oliviers, s'étaient rassemblés devant la Porta Tufi pour lui faire accueil. Il s’installa au Palais Salimbeni et le jour suivant, dans la cathédrale, sacra chevaliers Reame et Niccolo Salimbeni. Après un court séjour, il quitta la ville en promettant de revenir vers Noël.

En effet il est de retour le 22 décembre, mais en (127) son absence un soulèvement populaire avait amené un changement de gouvernement. « Les ordonnances siennoises rendues en octobre n’ont plus de valeur en novembre », déclarait Dante, en se moquant non sans raison. Le nouveau gouvernement se composait de quinze Difensori.

De même que la première fois, Charles IV logea chez les Salimbeni; un légat pontifical, le cardinal de Bologne, étant arrivé à Sienne à peu près en même temps, le bruit commença à se répandre que l’Empereur désirait vendre la ville au pape. Ce soupçon se confirma lorsque Charles réclama qu’on lui cédât les forteresses de Massa, Montalcino, Grosseto, Talamone et Casole. Le 18 janvier de l’année suivante (1369) Niccolo Salimbeni revêtu de son armure traversa la ville en criant : « Vive le peuple, à bas les traîtres qui voudraient ramener les nobles au pouvoir! » Pendant ce temps, Malatesta et les troupes impériales envahissaient la place de l’hôtel-de-ville et sollicitaient les Douze d’abandonner leurs fonctions gouvernementales. Aussitôt le tocsin se mit à sonner; de la tour Mangia, il Campanone répandit ses ondes sonores sur la ville et sur la campagne (quand il sonne, on croit entendre vibrer la voûte du firmament.) Le peuple, prenant les armes, afflua en hâte vers l’hôtel de ville, où son capitaine Matteino di Ventura déplo)ra l’étendard orné d’un lion bondissant. L’Empereur dut quitter le palais Salimbeni. Dans sa fuite, arrivé à la hauteur de la Croce del Travaglio (là où aboutissent les trois principales voies de Sienne), il rencontra les soldats de (119) Malatesta qui eux aussi s’enfuyaient devant la fureur du peuple. Les chevaux trébuchaient contre les chaînes tendues à travers les rues étroites, les pierres pleuvaient des tours, des toits et des fenêtres sur les cavaliers qui ne pouvaient s’en garantir. L’Empereur lui-même, ayant perdu quatre cents hommes sans compter de nombreux blessés, eut grand’peine à regagner le palais Salimbeni. Alors, au nom du peuple victorieux, il Capitano del popolo promulgua une ordonnance interdisant de procurer aucune nourriture à Charles, dont l’angoisse atteignit son comble. Abandonné de tous, il déclara, en pleurant, à l’envoyé du peuple que Malatesta, les Salimbeni et les « Douze » l’avaient trompé, nomma les « Quinze défenseurs » ses gouverneurs, demanda de l’argent pour son voyage et se hâta de quitter la ville, où l’anarchie ne fit qu’augmenter après son départ.

Au commencement de juillet, on conclut enfin une paix qui donnait aux familles exilées (Piccolomini, Malavolti, Saracini, Tolomei, Forteguerri, Cerretani) le droit de rentrer à Sienne et, jusqu’en 1385, le gouvernement resta entre les mains des quinze Riformatori

Pendant ce temps, les Salimbeni et les « Douze » d’une part, et les partisans des « Neuf » d’autre part, se livraient une sanglante guerre civile. Les Benin- casa se ralliaient au parti des « Douze » : Bartolommeo avait siégé parmi eux en septembre et octobre 1367. Leur vie était souvent menacée. Ils résolurent un jour de chercher refuge dans l’église paroissiale San Antonio, avec les autres membres du (129) même parti. Mais, considérant que cet asile n’était point assez sûr, Catherine, vêtue de son habit de Mantellata, traversa la ville avec ses frères et les conduisit jusqu’à la Scala, sans que personne osât toucher un cheveu de leur tête; ils y demeurèrent jusqu’à ce que tout danger fût écarté, tandis que ceux qui s’étaient réfugiés à San Antonio furent tués ou faits prisonniers [6]. Les frères de Catherine en furent quittes pour une amende de cent florins; Bartolommeo semble même avoir fait partie du nouveau gouvernement.

Toutefois la famille avait été rudement atteinte et, en octobre 1370, les trois frères, Bartolommeo, Benincasa et Stéfano partirent pour Florence afin d’y tenter la fortune. Ils réussirent médiocrement; Catherine dut par la suite demander à son bienfaiteur florentin, Niccolo Soderini, de leur venir en aide par des prêts d’argent et, après 4a mort de leur sœur, ils contractèrent plusieurs dettes (on a conservé une assignation contre eux au sujet d’une dette de huit cent soixante-quinze florins).

La famille restée à Sienne ne jouissait guère d’une plus grande prospérité; il lui fallut quitter la demeure de Fontebranda et c’est dans une maison de la Via Romana que la vieille Lapa vécut ses dernières années.

Catherine (rapporte Raymond de Capoue) avait toujours souhaité la pauvreté pour ses proches, « car les biens de ce monde entraînent souvent au mal et ce n’est pas ce genre de richesse que j’envie pour les miens [7]. » Sa prière se trouva donc exaucée. (130)

Les relations entre les frères établis à Florence ne paraissent pas avoir toujours été des meilleures. Dans une 'de ses lettres, Catherine Leur prêche l’amour mutuel et leur rappelle cette sentence : « Celui qui s’élève sera abaissé ». « Toi, Benincasa, qui es l’aîné, il faut vouloir être le dernier de tous; toi, Bartolommeo, il faut te mettre au-dessous du plus petit; et toi, Stefano, je t’en prie, sois soumis à Dieu et à tes frères. » Une autre lettre met en lumière les ennuis domestiques de Benincasa. Sa sœur lui représente la patience de Job qui sans cesse était tourmenté par sa femme et, dans une troisième lettre, elle déclare à ce même frère qu’il s’agit uniquement de tenir bon un instant : « Nous ne souffrons, ni de la peine passée, ni de la peine à venir, nous n’endurons que le moment présent, et les souffrances qu’il apporte ne sont guère plus douloureuses qu’une piqûre d’épingle. »

Il semble que Benincasa se soit attendu à recevoir de plus importants secours de la maison paternelle. Catherine lui reproche ce sentiment et l’exhorte à se montrer reconnaissant vis-à-vis de ses parents : « Ta mère t’a donné de sa substance, t’a nourri de son lait et s’est donné grande peine pour toi ainsi que pour nous tous [8]. »

Une des filles de Benincasa entra au couvent : Catherine lui écrivit à cette occasion une belle lettre, où elle lui exprimait son « désir de la voir devenir une véritable épouse du Christ et fuir tout ce qui pourrait mettre obstacle à son alliance avec le Crucifié. » ... Défends-toi surtout, ma fille, lui disait elle, (131) de la louange des hommes, et quoi que tu fasses, ne sois jamais avide de leurs compliments, car alors la porte de la vie éternelle ne s’ouvrirait pas pour toi [9]. »

Mais, avant que se produisissent ces bouleversements patriotiques et familiaux, le pacifique Giacomo avait fermé les yeux. « Aucun lien ne le retenait plus à la terre et il désirait ardemment s’élancer vers un autre rivage », dit Raymond en parlant de l’honnête et pieux artisan toscan. Agenouillée auprès de sa couche funèbre, Catherine supplia le Seigneur de permettre que l’âme de son père, échappant aux tourments du Purgatoire, allât droit au ciel : « Et s’il n’en peut être autrement, ô mon Dieu », s’écria-t-elle, « envoie-moi les souffrances que devrait endurer mon père, je les supporterai pour lui! » Giacomo mourut ainsi, encouragé par le regard et le sourire de sa fille bien-aimée et, à l’instant même où il rendit l’esprit, Catherine ressentit au côté une douleur, à la fois pénible et douce, — un pici dolce fianco, — qui depuis ne lui laissa jamais de répit [10]. Alors elle comprit que sa prière avait été exaucée et, tandis que tous les autres sanglotaient, une joie immense l’envahit; elle-même déposa dans le cercueil le corps de son père et, penchée sur son pâle et maigre visage à la barbe rude, elle murmura : « Que ne suis-je là où tu es maintenant! »

Le 22 août 1368 les dominicains chantèrent la messe des morts pour Giacomo Benincasa, et Catherine « vit son âme, sortant des ténèbres de sa demeure charnelle, entrer dans la lumière éternelle (11). » (132)  

 

IV - Doctrine de Catherine sur les Deux Amours. — L’été des grandes visions (1370). — Echange de cœur entre Jésus et Catherine. — Fête de l’Assomption. — Stigmatisation invisible de la main droite de Catherine. — Mort mystique de Catherine ... 133

Il y a dans l’homme deux amours : l’amour de Dieu et du prochain, et l’amour du monde. Dans l’homme il y a deux vouloirs : la volonté divine et la volonté propre. L’une de ces deux puissances — l’amour du monde et la volonté propre — engendre le trouble intérieur, le péché, tout mal et la damnation éternelle. L’autre — l’amour de Dieu et du prochain — engendre la paix intérieure, l’équilibre moral, toutes les vertus et la vie éternelle.

Telle est la connaissance fondamentale qui sert d’assises à la vie et à la doctrine de Catherine. Rien que par pur égoïsme, nous devrions nous dépouiller de notre volonté propre et nous revêtir de la volonté de Dieu, car le monde que nous voudrions posséder disparaîtra, la vie est fragile comme le verre, elle ressemble à l’eau courante qui passe sous un pont : tutto passa. Il faut donc nous dépouiller du vieil homme et nous revêtir de l’homme nouveau, — nous dépouiller d’Adam et nous revêtir du Christ, nous dépouiller de la chair et nous revêtir du Crucifié (expression encore plus forte que celle de saint Paul dont elle procède).

C’est avec ces pensées que Catherine quitta la maison paternelle écroulée, et ce sont elles qui reparaissent (133) tout au long de son existence. Sa vie tout entière est gouvernée par elles : c’est le message qu’elle apporte à l’humanité.

« Le serviteur ne doit pas marcher dans une autre voie que le maître » déclare-t-elle, « et la voie du plaisir n’est point celle du Crucifié. » — « Rien ne doit nous réjouir autant que de partager les humiliations et les souffrances de Jésus. »

« Sois crucifiée avec le Christ crucifié, » écrit-elle dans une de ses lettres, « suis-le sur le chemin du calvaire; deviens, semblable à lui, réjouis-toi des opprobres, des souffrances, du mépris, des railleries et des injures. Persévère jusqu’à la fin, en ne cherchant de réconfort que dans le sang qui ruisselle de la croix. » — « Ne recule pas quand viendront les épreuves, mais va au-devant d’elles avec un visage joyeux, accueille les avec bonheur, en disant : «Soyez les bienvenues! » Alors l’amertume se changera en douceur et tu finiras tes jours en te reposant doucement sur la croix avec le Christ crucifié. »

« De même que l’enfant se nourrit du lait maternel, de même l’âme qui aime Dieu vit du Christ crucifié et marche sans cesse sur ses traces, le suivant dans la voie ignominieuse, sans vouloir se réjouir de rien d’autre que des souffrances et des injures… L’âme s’attache fortement à l’arbre de la croix et le contemple avec un saint désir, en voyant l’Amour brûlant, et consumant qui répand son sang de toutes parts. Une telle âme supporte patiemment les épreuves et renonce librement et par amour à toutes les consolations du monde; les persécutions, (134) les tourments et les peines deviennent ses meilleurs amis, car elle a vu ainsi vêtu le Fils de Dieu qui, sans aucun doute, a choisi le plus beau vêtement qu’il pût trouver ». « Revêtez-vous, revêtez-vous du Christ le doux Jésus. Il est une armure si puissante que ni le démon, ni les hommes ne pourront vous en dépouiller si vous n’y consentez vous-même. Il est la suprême et éternelle Suavité qui dissipe toute amertume. L’âme se fortifie et se rassasie en lui de telle sorte qu’elle en arrive à considérer comme de la boue tout ce qui ne vient pas du Christ et, ne souhaitant plus que de ressembler à ce Christ crucifié, elle se réjouit des opprobres et des calomnies [1].»

C’est la moelle du Christianisme qu’enseigne ici Catherine, en prêchant la croix et le sang. Elle veut boire ce sang, comme l’enfant boit le lait de sa mère; elle veut vivre la vie du Christ; elle veut porter sa croix. Lacroix est le pont jeté au-dessus du fleuve tourbillonnant du monde, le seul pont; la croix est le chemin étroit; la croix est la porte, la porte basse. Il n’y a de choix possible qu’entre le Golgotha et la Géhenne.

En 1370, arrivée à sa vingt-quatrième année, Catherine se sentit pleinement en possession de son idéal; ce fut pour elle une année décisive comme celle de ses noces (quatre ans plus tôt) et comme celle de sa stigmatisation (cinq ans plus tard). « Ne voyez- vous pas que je suis devenue tout autre», demanda- t-elle un jour à son confesseur le père Tommaso [2]?

Tous ceux qui font des progrès spirituels ont (135) éprouvé ce sentiment curieux qui fait que l’on considère son être antérieur comme un étranger, et que parfois on ne reconnaît plus l’homme que l’on était quelques mois, quelques semaines, ou même quelques jours auparavant       …

« Si vous voulez avoir l’âme en paix », écrivait un peu plus tard Catherine à ses disciples, « dépouillez-vous de votre volonté propre, qui est la cause de toutes vos souffrances, pour vous revêtir de la douce volonté de Dieu, et vous posséderez la vie éternelle [3]. » Quand elle écrivait des choses de ce genre — ce qui arrivait souvent — sa pensée se reportait assurément vers l’été de 1370, qu’elle consacra tout entier à se revêtir de la volonté de Dieu, de l’homme nouveau, du Christ.

On célèbre le 17 juillet la fête de saint Alexis et Catherine attendait ce jour avec impatience pour faire la sainte communion. Néanmoins, s’en trouvant indigne, elle supplia le Seigneur de la purifier et elle eut alors le sentiment qu’une pluie de feu et de sang se répandant sur elle la purifiait jusqu’au plus intime de l’âme. De grand matin, elle se rendit à San Domenico, mais rien ne paraissait indiquer que son confesseur dût y célébrer la messe. La Cappella delle Volte était déserte, les cierges de l’autel n’étaient point allumés, le missel était absent et Catherine ne put découvrir aucun de ces petits détails qui font deviner aux fidèles que la messe ne tardera pas à commencer. Cependant elle s’agenouilla à sa place habituelle et, peu après, le père Tommaso parut; il offrit le saint-sacrifice et donna la sainte (136) communion à sa fille spirituelle. Dans une conversation qu’ils eurent ensemble le lendemain, le dominicain lui expliqua comment, tout à coup, il avait eu l’impression qu’elle l’attendait à la chapelle. « Mais pourquoi donc ton visage flamboyait-il et était-il perlé de gouttes de rosée?» questionna le moine. « J’ignore, mon Père, de quelle couleur était mon visage » dit-elle ; « mais je sais que lorsque je reçus de votre main la sainte hostie, je vis, non des yeux du corps, mais par le regard de l’âme, une Beauté, et ressentis une Suavité qu’aucune parole ne peut rendre. Et ce que je voyais ainsi m’attirait si fort que toutes les choses créées me produisaient l’effet d’un fumier infect... Alors je priai le Seigneur de me retirer ma volonté et de me faire don de la sienne, ce à quoi II consentit dans sa grande miséricorde, car il me répondit : « Ma chère fille, voici que je te donne ma volonté, il faudra t’y conformer désormais de telle sorte que, quels que soient les événements, ils ne puissent te troubler ». (Ce qui d’ailleurs se réalisa, ajoutait le père Tommaso en rapportant ce fait, car à dater de ce jour Catherine demeura toujours paisible, quoi qu’il advînt.)

Le jour suivant, Catherine confia encore à son confesseur que, durant cette vision, Jésus lui avait longuement montré la plaie de son côté, « ainsi qu’une mère présente le sein à son nouveau-né » ; et comme elle s’était mise à pleurer d’ardent désir, il l’avait prise entre ses bras et avait appliqué ses lèvres contre la sainte blessure. « Mon âme pénétra dans cet asile sacré entre tous et j’y appris tant de choses, touchant (137) la nature divine, que je ne comprends pas que je puisse continuer de vivre, sans que mon cœur se brise d’amour. » Et la jeune fille soupirait, avec la Sulamite du Cantique des Cantiques : « Seigneur, tu as blessé mon cœur ; Seigneur, tu as blessé mon cœur! »

Le même jour (par conséquent le 18 juillet), Catherine répéta plusieurs fois dans sa prière la parole du Psalmiste : Cor mundum crea in me, Domine, « Créez en moi un cœur pur ô Seigneur, et renouvelez en moi l’esprit de droiture »... Et elle supplia ardemment son Sauveur de lui enlever son cœur et de lui donner part au sien en échange. Alors elle vit distinctement Jésus lui apparaître, prendre son cœur dans sa poitrine et l’emporter avec lui. Pendant quelques jours, elle vécut ainsi sans cœur, comme elle l’a révélé à son confesseur, et, bien que le père Tommaso déclarât que c’était impossible, elle lui affirma que telle était la vérité.

Peu après (le jour de la fête de sainte Marguerite, c’est-à-dire le 20 juillet), « se trouvant après la messe dans la Cappella delle Volte » — raconte le père Tommaso, — « elle aperçut soudain le Seigneur devant elle, tenant entre ses mains un cœur vermeil et resplendissant qu’il déposa dans son côté gauche en disant : « Ma fille bien aimée, de même que l’autre jour je t’ai enlevé ton cœur, de même aujourd’hui je te donne le mien en échange. » Depuis lors, Catherine se mit à dire dans ses prières : « Seigneur je te recommande ton cœur », au lieu de : « Je te recommande mon cœur. » De nombreuses amies purent (138) constater une cicatrice sur sa poitrine, à l’endroit précis où son cœur lui avait été enlevé. Et souvent, quand elle recevait la sainte communion, le nouveau cœur de Catherine battait si fort qu’il fallait bien admettre que ce n’était point un cœur humain, et les sœurs et le père Tommaso entendaient avec étonnement les tressaillements d’allégresse du cœur de Jésus contenu dans le sein de la vierge…    

Ce fut à la suite de cet échange de cœurs que Catherine dit à son confesseur : « Ne voyez-vous pas que je suis devenue tout autre? Ah si vous saviez ce que je ressens ! Il n’est pas de cœur, si dur fût-il, qui n’en serait attendri; il n’est pas de cœur si orgueilleux fût- il, qui ne s’humilierait! Mon âme est possédée d’une telle jubilation que je m’étonne qu’elle puisse rester dans mon corps; mon ardeur intérieure est si vive qu’auprès d’elle les flammes extérieures me semblent plutôt rafraîchir que brûler et cette ardeur produit dans mon âme un tel renouveau de pureté et d’humilité que je m’imagine être redevenue une toute petite enfant : mon amour pour le prochain en est tellement enflammé que je souffrirais volontiers la mort pour chacun des hommes en particulier. » Catherine cherchait ainsi à exprimer ce qui se passait dans son âme, « mais il est impossible de le dire, s’écriait-elle; en le faisant, j’ai l’impression de plonger des perles dans de la vase ! »

Un peu plus tard, sans doute le 22 juillet, fête de Marie-Madeleine, le Maître apparut de nouveau à sa servante, accompagné de sa Mère et de la grande pécheresse convertie, et Jésus lui dit : « Que préfères-tu? (140) Qui choisis-tu de toi ou de moi? » Ce à quoi elle répondit avec Simon Pierre : « Seigneur, tu sais toutes choses, tu sais donc que je n’ai pas d’autre volonté que la tienne, pas d’autre cœur que le tien! » Cependant Catherine considérait Madeleine et, songeant que, dans la maison du Pharisien, elle avait embaumé les pieds du Sauveur, elle ressentait pour elle un immense amour. Jésus s’en aperçut : « Je te donne Marie-Madeleine pour mère », lui dit-il, « et désormais elle veillera tout spécialement sur toi. » Depuis cette heure, Catherine donna toujours à Marie-Madeleine le nom de Mère et s’appliqua à l’imiter dans ses pénitences, en particulier par un jeûne si rigoureux qu’elle en arriva à l’abstention totale de toute nourriture [4].

Les apparitions et les extases se renouvelèrent fréquemment pendant tout le mois suivant. Le 3 août, veille de la fête de saint Dominique, Catherine se rendit selon sa coutume à San Domenico. Frère Bartolommeo,qui se trouvait dans l’église, l’appela dès qu’il la vit et s’assit sur un banc, tandis qu’elle s’agenouillait auprès de lui. Le visage de la jeune fille rayonnait de bonheur comme à l’ordinaire, mais plus spécialement encore en ce jour de grande fête : « Tu parais si joyeuse que tu apportes assurément de bonnes nouvelles », commença le dominicain... Alors, en faisant de nombreux gestes, comme en font toujours les jeunes filles de Fontebranda, Catherine se mit à dire avec volubilité : « Père, ne voyez-vous pas notre Père saint Dominique? Il est là, je le vois plus distinctement que je ne vous vois  (140) vous-même. Il ressemble à Notre-Seigneur, il a un visage ovale, de beaux traits, la barbe et les cheveux blonds : tanto bello ! » A ce moment quelqu’un traversa l’église : c’était Stefano, le frère de Catherine ; elle le suivit un instant du regard puis se retourna vers le moine et fondit en larmes. « Qu’y a-t-il donc, Catherine?»... interrogea ce dernier surpris et inquiet. La jeune fille leva les yeux, mais, étouffée par ses sanglots, ne put répondre, et le père Bartolommeo quitta l’église. Il y rentra, trois heures plus tard, pour les Complies. Catherine était encore là, et cette fois il apprit la cause de son chagrin... Pendant sa distraction la vision avait disparu, et saint Paul, se montrant à elle, l’avait sévèrement réprimandée. « Cependant tu n’as détourné les yeux qu’un seul instant! » fit observer le dominicain. Mais Catherine ne voulait pas être consolée et répétait sans cesse : « Je suis une grande pécheresse. » Durant les reproches de l’apôtre, sa seule consolation avait été de considérer tout le temps un doux petit agneau qui l’avait fait penser à Jésus. Le père Bartolommeo se retira en hochant la tête : « C’est la caractéristique des justes », se disait-il, reprenant la parole de saint Grégoire, « de découvrir le péché là où il n’existe nullement [5]. »

Le 11 août Catherine eut une nouvelle vision. Son confesseur l’avait conjurée — ainsi que bien d’autres fois — de retenir ses pleurs à l’église et, pour plus de prudence, lui avait ordonné de se placer assez loin de l’autel, afin de ne pas troubler par ses gémissements le prêtre qui célébrait. Elle s’agenouilla donc au fond de la chapelle et, n’osant pas approcher de (141) la sainte table, murmura tout bas, comme un enfant qui redoute et désire à la fois être entendu de ses parents sévères : « Je voudrais recevoir le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je voudrais recevoir le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » De nouveau le Sauveur eut pitié d’elle ; il la conduisit lui- même à l’autel et lui fit boire son sang [6].

A la suite de toutes ces émotions, Catherine finit par tomber malade, et lorsque l’Assomption arriva (le 15 août), elle se trouvait alitée dans la maison de son amie Alessia. De la via del Casato qui se trouve en contre-bas, il est impossible de voir la cathédrale, mais les cloches carillonnèrent à toute volée ce jour-là, car la cathédrale de Sienne est dédiée à Maria Assunta, à la Mère de Dieu montée au ciel. « Ah! si du moins je pouvais apercevoir le sommet du campanile », songeait Catherine. Et, dans une vision, le Dôme de marbre noir et blanc se dressa soudain devant la jeune fille : elle se trouvait transportée sur la place de la cathédrale. Alors, gravissant l’escalier de marbre jaune entre la double rangée de mendiantes rassemblées près de la porte, elle pénétra dans la nef et s’avança parmi les piliers, sous les fraîches voûtes. L’évêque lui-même officiait à l’autel. Un ciel étoilé de cierges d’or scintillait et, des encensoirs immobiles, la fumée s’élevait doucement en spirales bleues. Au-dessus de l’assemblée des paysans halés et des femmes aux grands chapeaux de paille, des enfants jouant sur les marches du sanctuaire, des chevaliers revêtus de leurs armures, des négociants dans leurs capes de soie, le (143) chœur chantait solennellement la préface : Et te in assumptione Beatae Mariae... Puis ce fut le grand silence : Sanctus, sanctus, sanctus, et le peuple s’écroula sur les dalles devant le mystère de la Transsubstantiation [7]… 

Pendant plusieurs jours, Catherine resta malade chez son amie. La plupart du temps, elle était abîmée dans l’extase et, d’après les paroles sans suite qui s’échappaient de ses lèvres, Alessia comprenait qu’elle conversait avec son Époux céleste. O Sposo, s’écriait- elle, O giovane amabilissimo, amatissinio giovane! « O Époux, ô le plus aimable des hommes, toi que j’aime par-dessus tout! » « Elle s’entretenait ainsi pendant des heures avec Dieu », écrit Caffarini au sujet de ces extases, « s’adressant soit au Père éternel, soit à son Fils unique, le Verbe incarné. Et durant ces entretiens, tandis qu’elle était ravie, hors, d’elle-même, son visage changeait si souvent de couleur qu’on le voyait tantôt blanc comme la neige, tantôt flamboyant comme le feu ». Parfois on l’entendait rire. doucement et gaiement comme une épouse embrassée par son époux et murmurer doucement : « O amour, amour, tu es ce qu’il y a de plus suave! O éternelle Beauté, pendant combien de siècles as-tu été inconnue et voilée au monde! De tout mon cœur je souhaite de t’aimer sincèrement à jamais; donne-moi aussi la consolation de voir les cœurs de tous ceux qui sont ici se rompre d’un saint amour pour toi ! O Seigneur, je reconnais que je ne suis que misère et bien indigne d’implorer une telle grâce, mais je t’en prie, Seigneur, abats le (144) mur qui s’élève entre eux et toi, afin qu’ils puissent t’aimer sans obstacle! Seigneur, je ne te laisserai de repos, ni le jour, ni la nuit, avant que tu nous aies accordé les vraies vertus et que tu te sois donné toi- même à nous ! » Souvent ces extases se terminaient par d’amers sanglots et par ces plaintes renouvelées : O sposo, sposo, quando, quando... perche non adesso? *) Ceux qui étaient présents devinaient alors que Catherine éprouvait l’ardent désir de quitter la terre, pour aller rejoindre le Christ [8].

Plus tard elle confia à Raymond qu’au cours d’une de ces extases le Christ, se manifestant à elle, lui avait reproché son égoïsme. « Bien que j’eusse l’ardent désir de manger la Pâque avec mes disciples, j’attendis l’heure qui était agréable à mon Père », dit le Sauveur, « toi aussi il te faut attendre patiemment l’heure où tu pourras t’unir totalement à moi! » « S’il est vrai que ce misérable corps doive nous séparer longtemps encore », s’écria Catherine, « permets-moi du moins, tant que je vivrai sur la terre, de participer à tes souffrances et de m’unir à toi de cette manière! » Jésus le lui promit et disparut. Mais, à dater de cet instant, elle commença à éprouver de violentes douleurs, tantôt au cœur, tantôt en d’autres parties du corps; elle crut pouvoir en conclure que le Sauveur n’avait pas souffert le Vendredi saint seulement et que sa vie tout entière avait été une longue passion. Voilà — déclara-t-elle un jour à Raymond de Capoue — quel était le calice que Jésus à Gethsémani

* O époux, quand, quand  pourquoi pas tout de suite?

 (144)

 

 

LA CATHEDRALE DE SIENNE.

 

avait supplié son Père d’écarter de lui, — ce calice était vidé et il demandait qu’un nouveau calice, plein de souffrances plus amères, lui fût préparé. Le dominicain lui objecta en vain que cette explication n’était point exacte, au sens théologique, et que Jésus, ressentant une angoisse véritablement humaine devant l’horreur de ce qui l’attendait, avait réellement prié Dieu de lui épargner cette souffrance, si c’était possible. Mais Catherine ne comprenait pas ainsi son céleste Epoux. Elle qui, dans sa soif de souffrir, s’était écriée une fois : « Que ne puis-je réunir toutes les douleurs de la terre en un faisceau et les porter sur mes épaules ! » ne pouvait admettre la pensée que, même un seul instant, le Maître eût pu frémir et reculer devant la souffrance. « Cette interprétation peut être bonne à consoler les faibles, elle n’existe point pour les forts et les parfaits », répliqua-t-elle [9].

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que plusieurs de ses disciples considérassent comme inhumain ce qui chez elle était surhumain. Ils n’étaient que des hommes, incapables de la suivre dans son amour passionné, celui dont le Cantique des Cantiques affirme « qu’il est fort comme la mort ».

Catherine alla toujours plus loin dans cette voie, où la poussait son amour. Le 18 août, fête de sainte Agapit, elle put quitter son lit et se rendre à l’église pour entendre la messe et faire la sainte communion. En s’agenouillant contre la balustrade du chœur elle répéta le Domine non sum dignus  (145) « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison, mais dites seulement une parole et mon âme sera guérie. » « Non, je ne suis pas digne, » soupirait Catherine, les yeux fixés sur l’hostie que le prêtre élevait au-dessus du ciboire. « Mais moi, je suis tout à fait digne que tu entres en moi, » répondit une voix qu’elle connaissait bien. C’é tait la voix du Maître qui venait à elle, sous les espèces et apparences de la blanche hostie consacrée, tel un pèlerin céleste paré d’habits immaculés. Et quand le pain des anges fut déposé sur ses lèvres et descendit en elle, Catherine eut le sentiment qu’elle plongeait dans un océan sans fond, dont les eaux l’environnaient de toutes parts, où elle pouvait se mouvoir comme dans son élément naturel, et dont elle n’aurait pu sortir sans perdre la vie, de même que le poisson, qui vit et se meut librement dans l’eau, meurt si on l’en retire.

Ce sentiment, qui la suivit jusque chez elle, l’accablait de telle sorte qu’elle dut un instant chercher le repos sur son lit de planches. Elle éprouvait cette impression de planer qu’elle connaissait depuis son enfance, et bientôt le monde extérieur s’évanouit à ses yeux, tandis que celui de l’au-delà lui ouvrait ses portes. Elle se mit à prier : d’abord pour elle-même, puis pour sa famille, son confesseur Fra Tommaso, ses amis, tous ceux dont le salut lui tenait au cœur. « Seigneur, je veux que tu me promettes la vie éternelle pour tous ceux-ci! » implora-t-elle et, tendant la main droite, elle ajouta : « Prouve-moi que tu m’écoutes, Seigneur, et donne-moi un gage (146) certain que. ma prière sera entendue» Elle ressentit alors une vive douleur et, voyant un clou d’or qui transperçait sa main, elle s’écria instinctivement, ainsi qu’elle avait coutume de le faire dès qu’elle éprouvait une souffrance physique : « Loué soit mon doux et très-aimable et bien-aimé Epoux et Maître Jésus-Christ! » « Je porte ainsi à la main droite », expliqua-t-elle à Raymond de Capoue, « la blessure de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Personne autre que moi ne peut la voir et cependant elle me cause sans cesse un mal cuisant [10]! »

« Mais, après avoir éprouvé dans son corps les souffrances de Notre-Seigneur Jésus-Christ, » nous dit frère Raymond, « cette sainte vierge comprit par là même à quel point le Sauveur l’avait aimée, ainsi que tout le genre humain, en acceptant pour nous des tourments si amers, et son cœur fut rempli d’une douleur telle qu’il ne put la contenir sans se briser... Il advint donc que le cœur de la jeune fille se fendit de haut en bas, en même temps que ses artères vitales, et qu’elle rendit l’esprit. »

Ce fut la mort mystique de Catherine. « Un dimanche matin vers neuf heures, si j’ai-bonne mémoire, » raconte Fra Bartolomeo de Dominici, « j’étais en chaire à San Domenico, lorsque le bruit se répandit dans Sienne que Catherine était à l’agonie. Aussitôt après le sermon, je me rendis en hâte à sa demeure et eus grand’peine à me frayer un passage parmi la foule qui encombrait déjà la maison. Ceux qui étaient là depuis longtemps assuraient qu’elle avait rendu l’esprit quelques heures auparavant! » (147)

Fra Bartolommeo et un autre frère, Giovanni da Siena, se faufilèrent jusqu’à la chambre mortuaire. Près de Catherine se trouvaient déjà agenouillés Fra Tommaso della Fonte, Fra Bartolommeo Montucci et Fra Tommaso d’Antonio Caffarini, ainsi que ses fidèles amies Alessia, Catarina di Ghetto et sa belle- sœur Lisa. Tous sanglotaient, et Frère Giovanni, qui était atteint de la poitrine, fut si bouleversé par ce spectacle qu’il eut un crachement de sang. Alors, plein de confiance en la sainteté de Catherine, Fra Tommaso saisit sa main encore souple et l’appliqua sur la poitrine du frère malade. Le crachement de sang cessa instantanément et, au même moment, la vie réapparut sur les joues de Catherine; son cœur se remit à battre, elle ouvrit les yeux et jeta un regard désolé autour d’elle; son visage exprimait une indicible déception; puis, se tournant vers le mur, elle éclata en sanglots... Ses larmes continuèrent à couler pendant deux jours, sans que personne pût lui arracher d’autres paroles que celles-ci : « Ahl que je suis malheureuse! » Enfin elle s’écria : « Vidi arcana Dei! » « J’ai vu les mystères de Dieu », et expliqua avec plus de détails à son confesseur comment, ainsi que Dante, elle avait parcouru les trois royaumes de l’autre monde. L’horreur de l’enfer et les tourments du purgatoire lui avaient été dévoilés; elle avait entrevu la porte du paradis, entendu le chant des saints et, pendant un instant, avait pressenti la béatitude éternelle. « J’étais sortie de mon obscure prison, je voyais la bienheureuse lumière, et me voici replongée dans les ténèbres; comment (149) ne pas gémir et pleurer sur mon malheur? — « Étais- tu donc réellement morte? » hasarda le confesseur encore incrédule. « Mon âme fut séparée de mon corps pendant ces quatre heures, » affirma Catherine, « mais Jésus, s’avançant vers moi, m’intima l’ordre de revenir sur la terre pour publier ce que j’avais vu, car si les pauvres hommes pouvaient soupçonner ce que sont le purgatoire et l’enfer, ils préféreraient mourir dix fois que d’endurer de tels supplices un seul jour. Je vis en particulier que ceux qui ont péché en violant les lois sacrées du mariage sont fort sévèrement châtiés, tant ce péché déplaît à Dieu, même quand il ne constitue pas une faute mortelle. Mon âme fut saisie de frayeur à la pensée de rentrer dans le monde, mais le Seigneur me dit alors : « Le salut de plusieurs dépend de ce retour; tu ne dois plus vivre dans ta cellule comme tu l’as fait jusqu’ici; il te faudra quitter ton foyer et ta ville natale pour le salut des âmes; désormais il te faudra aller de place en place et de ville en ville, mais je serai toujours près de toi, je te conduirai et assurerai ton retour; je te ferai don d’une sagesse, à laquelle nul ne pourra résister; je t’enverrai vers les pontifes et les souverains et, par toi qui es faible aux yeux du monde, je confondrai l’orgueil des forts ! » Et, tandis que Dieu disait toutes ces choses à mon âme, je sentis, d’une manière impossible à rendre, que soudain je rentrais dans mon corps  (11).» (149)

 

V - Mission apostolique de Catherine. — Conversion d’Andrea de’ Bellanti. — Visions. — Fête de la conversion de Saint Paul, communion surnaturelle de Catherine.—Conversion de deux condamnés à mort. — Conversion du vieux Francesco Saracini et de Niccolò Saracini. — Catherine et la famille Tolomei. — Carême de 1371. — Jeûne de Catherine pendant 55 jours. — Repas de l’Ascension... 150

 

« O très chère fille, ne vois-tu pas que notre âme est un arbre d’amour, car nous sommes créés par amour? Cet arbre est si bien fait que nul ne peut l’empêcher de croître, ni lui ravir ses fruits, à moins qu’il n’y consente. Et Dieu a donné à cet arbre, pour le cultiver, un ouvrier, qui est le libre arbitre… Cet ouvrier voit avec l’œil de l’intelligence (s’il n’est pas obscurci parle nuage de l’amour-propre) où doit être planté l’arbre... à savoir dans la terre de la véritable humilité (non pas sur la montagne de l’orgueil, mais dans la vallée de l’humilité). Il produit alors les fleurs embaumées des vertus et en particulier cette belle fleur de la gloire et de la louange du nom de Dieu... Dieu se réserve cette fleur, mais il veut que les fruits soient pour nous, car il ne lui manque rien et il n’a pas besoin de nos fruits. Il est Celui qui est, tandis que nous sommes ceux qui ne sont pas et que nous manquons de tout. Nous n’existons pas par nous-mêmes, mais par lui; il nous a donné l’être et toute grâce ajoutée à l’être, et nous ne pouvons lui être utiles en aucune manière. Et comme l’éternelle et souveraine Bonté voit que (150) l’homme ne vit pas de fleurs, mais seulement de fruits (car la fleur nous ferait mourir, et le fruit nous fait vivre), alors il prend pour lui la fleur et nous fait don des fruits. Et si, dans notre orgueil, nous voulions vivre de fleurs, c’est-à-dire nous attribuer la gloire et la louange qui ne sont dues qu’à Dieu, nous perdrions la vie de la grâce et mourrions de la mort éternelle. Mais si nous nous contentons des fruits en laissant à Dieu les fleurs, notre arbre croît dans la bonne terre et s’élève si haut qu’aucune créature n’en peut voir la cime, car l’âme est unie au Dieu infini par le lien de l’amour [1] ».

L'homme ne vit pas de fleurs, mais de fruits. Cette parole sortant de la bouche de Catherine exprime une pensée dont toute sa vie fut dès lors imprégnée. Elle se fait jour déjà, d'une manière moins poétique, mais aussi vigoureuse, dans une de ses premières lettres à sa mère : « Glorifions Dieu et travaillons pour le prochain. » Plus tard, elle prendra pour devise : « Rendons gloire à Dieu, aimons notre prochain, haïssons-nous et méprisons-nous nous- mêmes [2]. » Et dans le Dialogue, ce testament spirituel qu’elle dicta deux ans avant sa mort, elle fait dire au Sauveur :

« Vous ne pouvez me rendre aucun service, mais vous pouvez venir en aide au prochain; et si vous cherchez la gloire et le salut des âmes, ce sera la preuve que j’habite dans vos cœurs par la grâce. L'âme éprise de ma vérité ne s’accorde jamais aucun repos, cherchant sans cesse à secourir utilement les autres. Il vous est impossible de me rendre à moi (151) l’amour que j’exige, mais je vous ai placés à côté de votre prochain pour vous permettre de faire pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi : l’aimer avec désintéressement, sans attendre de lui aucune reconnaissance et aucun avantage. Je considère alors comme fait à moi-même ce que vous faites au prochain [3]. »

Après sa mort mystique, Catherine prouva clairement qu’elle n’était plus en ce monde que pour sauver les âmes et si, jusque-là, elle avait surtout cherché à secourir le prochain par des œuvres de charité, elle comprit à ce moment-là qu’à l’avenir c’étaient les âmes qu’il lui faudrait atteindre. « Contre quel bien l’homme pourrait-il échanger son âme? » « Que personne ne s’étonne », dit-elle un jour à Raymond de Capoue, » de ce que j’aime si tendrement ceux vers lesquels Dieu m’a envoyée pour les exhorter à se convertir du mal au bien, car je ne les ai point achetés à un bas prix en acceptant, à cause d’eux, de vivre loin du Seigneur... Et que personne ne s’étonne non plus de ce que j’aie avec eux des rapports si familiers4. » «Tu m’as beaucoup aimée, Jésus, mon doux amour! » s’exclame-t-elle dans une de ses lettres, « et tu m’as enseigné dans quelle mesure je dois m’aimer moi-même et aimer mon prochain, et comment nous devons toujours avoir faim et soif du salut d’autrui [5]. »

Ce fut d’abord dans sa ville natale que le zèle ardent de Catherine se répandit « comme une pluie et une bienfaisante rosée [6]. »

Caffarini raconte qu’en ce temps-là vivait à Sienne (152) un homme distingué nommé Andréa di Naddino de Bellanti, aussi dépourvu des vraies richesses qui sont les vertus chrétiennes, que riche de biens terrestres. Entièrement adonné aux passions du jeu et de la boisson, il ne fréquentait jamais l’église, même les jours de grandes fêtes, et nombre d’années s’étaient écoulées depuis sa dernière confession. Ses conversations étaient émaillées de blasphèmes (or il faut avoir vécu en Toscane pour savoir ce que cela signifie.) Un jour, ayant perdu une importante somme d’argent, il entra dans une telle fureur que, saisissant le crucifix accroché au mur, il le jeta à terre et le foula aux pieds, de même qu’un lazzarone napolitain, lorsque le sort lui est contraire, crie tous les noms de saints dont il peut se souvenir dans son chapeau qu’il piétine avec rage !

Ce jeune homme de vingt ans étant tombé gravement malade et se trouvant à toute extrémité, sa famille appela auprès de lui l’un des prêtres de la paroisse. Mais Andrea de’ Bellanti déclara formellement qu’il voulait mourir ainsi qu'il avait vécu... On fit alors venir le père Tommaso, mais ce fut également en vain. Or c’était justement le 14 décembre, veille de la fête de sainte Lucie; le dominicain eut l’inspiration de s’adresser à Catherine, qui avait pour cette sainte une grande dévotion. Il alla la voir et la trouva à la maison, mais en extase, entourée de ses amies, qui lui racontèrent que dans l’après-midi Catherine leur avait confié qu’elle voyait au ciel les préparatifs de la fête de sainte Lucie et que c’était grande honte qu’il n’en fût pas de même sur la (154) terre. Déjà elle manifestait l’intention de monter à San Domenico pour sonner elle-même les cloches, lorsque soudain, malgré la saison, un orage se déchaîna au-dessus de Sienne et, suivant la coutume, toutes les cloches de la ville se mirent en branle. Le souhait de Catherine avait été ainsi exaucé et, quand le tonnerre eut cessé de gronder et que les cloches se turent, elle entendit des chants merveilleux dans le paradis... Parmi le chœur des vierges qui chantaient se tenait Lucie, la plus pure et la plus belle de toutes... Sur sa poitrine étincelait le cadeau de fête que lui avait fait Jésus : une grande pierre précieuse enchâssée d’or pur. Catherine était encore dans la contemplation de cette vision, au moment où le père Tommaso se présenta chez elle. Le prêtre expliqua alors aux Mantellate qu’il était venu réclamer les prières de Catherine pour un pauvre jeune homme qui courait grand risque de mourir dans l’impénitence finale et se retira ensuite.

Vers dix heures du soir, Catherine revint à elle. Dès qu’on lui eut communiqué la demande de son confesseur, elle s’abîma de nouveau dans la prière jusqu’à l’aurore. « Mais à peine le jour du 15 décembre eut-il paru » — raconte Caffarini — « que le bruit de la conversion, du repentir et de la mort chrétienne d’Andrea de’Bellanti se répandit de toutes parts ; il parvint bientôt aux oreilles du père Tommaso et celui-ci, fort surpris, se rendit en hâte chez Catherine, pour savoir si les sœurs lui avaient fidèlement transmis son message. Il vit la jeune fille en personne et la questionna à ce sujet… Elle répondit (155) que, la commission lui ayant été faite en temps voulu, elle avait prié pour le salut du malade et l’assura, en outre, que ce malheureux avait obtenu le pardon de ses péchés. « Mais comment sais-tu qu’Andrea de’ Bellanti est mort et qu’il a échappé à l’enfer? » interrogea encore le moine. « Je vous le dis en vérité, mon Père reprit-elle, « Jésus s’est montré à Andrea qui, saisi de contrition a humblement, imploré son pardon. Mais Jésus, le considérant avec tristesse, en juge, déclara que ses péchés étaient trop graves et que l’heure de la justice avait sonné! Toutefois il consentit à lui faire grâce, à la condition qu’une autre âme fidèle acceptât de souffrir à sa place, et je fus choisie pour être cette âme, car, ne craignant nullement de faire ce contrat avec le Sauveur, je lui dis : « Seigneur, je désire et je veux que toutes les rigueurs de ta justice s’exercent sur moi, afin que ce pauvre homme soit sauvé, et je suis même disposée à être damnée à sa place, s’il te paraît impossible d’opérer son salut d’une autre manière! Je ne me relèverai pas avant que tu m’aies promis de m’accorder cette faveur ! » Par la miséricorde du Très Haut ma prière fut entendue : le visage de Notre-Seigneur s’illumina et il me promit d’envoyer à ce pécheur la grâce du repentir et de lui épargner la damnation éternelle. » « A l’instant même où elle cessa de prier, » ajoute Caffarini, « l’agonisant, éclairé d’en haut, fit demander un prêtre auquel il confessa ses nombreux péchés et peu après rendit en paix le dernier soupir. » Tour ceci concordait et cependant, dit Caffarini, le Père Tommaso conservait encore un doute; ce pouvait (156) être un hasard, ce pouvait être une illusion, ou bien, peut-être, Catherine avait-elle déjà été informée par d’autres. Pour se convaincre tout à fait, il lui posa quelques questions sur la disposition de la pièce où Andrea de’ Bellanti était mort et elle lui décrivit alors tout ce que lui-même avait pu remarquer au cours de sa visite infructueuse : l’aspect extérieur du malade, la dimension de la chambre, la place du lit, le genre et la couleur des rideaux et des couvertures, en ajoutant même que le moribond avait avoué au prêtre qui entendit sa confession qu’il avait vu distinctement le diable prêt à s’emparer de son âme, mais qu’à ce moment était survenue une vierge vêtue de blanc qui, luttant contre le démon, le mit en fuite ; « après quoi cette vierge me pressa de me confesser sans retard si je voulais échapper au feu éternel [7]. »

L’année 1370 se termina ainsi par la première œuvre apostolique de Catherine : la conversion d’un grand pécheur.

Noël vint, puis la nouvelle année, et la Befana (l’Epiphanie). L’hiver fit son apparition à Sienne; chaque matin les champs étaient blancs de givre et, un beau jour, la neige tourbillonna dans les rues. Les cordons de vignes, suspendus d’arbre en arbre, donnaient l’impression de guirlandes de fleurs blanches; le feuillage des oliviers fléchissait sous ce poids inaccoutumé et, sous leurs manteaux de neige, les cyprès ressemblaient à des bouées flottant dans le brouillard. C’était la saison des nuits claires et glacées. Le matin, à l’heure où l’on se rend à l’église, (157) les rues et les carrefours sont éclairés par les rayons bleuâtres de la lune, et les vieilles femmes abritent sous leurs capes un scaldino brûlant, sur lequel elles réchauffent leurs doigts engourdis.

Chacune des fêtes de l’église était pour Catherine l’occasion de nouvelles visions. Durant la nuit de Noël, elle se réunit aux autres Mantellate dans la Cappella delle Volte pour chanter Matines, mais aucun son ne sortit de ses lèvres, toute son âme était absorbée par la contemplation de la crèche rayonnante, devant laquelle Marie était agenouillée dans la prière, l’adOration et le ravissement, et elle supplia la sainte Vierge de lui confier pour un instant l’enfant Jésus. Marie le lui tendit, et Catherine le berça dans ses bras et baisa sa petite tête soyeuse, en murmurant à son oreille les noms de tous ceux qui lui étaient chers. Pendant la messe, elle vit la sainte hostie se transformer en un enfant si gracieux qu’aucune parole ne le peut exprimer. De la poitrine de cet enfant jaillissait (ainsi que le rejeton dont parle Isaïe) un cep de vigne chargé de lourdes grappes mûres ; de tous côtés accouraient de grands et beaux chiens blancs, tachetés de noir, qui mangèrent des raisins et arrachèrent de grosses grappes qu’ils portèrent aux petits chiens qui, ne pouvant eux-mêmes atteindre la vigne, devaient se contenter des restes des autres. Catherine comprit que ces grands chiens représentaient tous les prêtres, et en particulier ses amis les Dominicains *), tandis que les petits chiens

* Domini canes « les chiens du Seigneur », telle était, au moyen âge, l’interprétation commune du nom de l’ordre.

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figuraient le peuple fidèle, et que cette vision présageait une grande réforme dans l’église de Dieu. Elle en ressentit une si grande joie qu’elle communia, non seulement le jour de Noël, mais encore aux fêtes suivantes (saint Étienne et saint Jean l’Évangéliste) et persuada aux autres Mantellate de faire de même.

Le jour de l’an, Catherine se trouvait de nouveau dans la Cappella delle Volte avec les sœurs. Lors- qu’après la consécration, le moment de la communion approcha, son émotion fut si forte qu’elle serait tombée, si deux mains, fermes et douces à la fois, ne 1 avaient soutenue par derrière. Elle n’osa pas se retourner pour voir qui lui venait ainsi en aide, mais elle devina que c’était la sainte Vierge. Selon son habitude, elle s’attarda longuement dans son action de grâces et quand celle-ci fut terminée, la jeune fille se sentit de nouveau si lasse et si faible qu’elle se demanda comment elle pourrait regagner sa demeure. (Depuis la fête de sainte Lucie, elle avait vécu perpétuellement en extase, sans autre nourriture que le sacrement de l’autel.) Mais celui qui avait promis de ne l’abandonner jamais, plein de sollicitude, l’attendait au dehors. Quand elle sortit de San Domenico, Jésus vint à sa rencontre, en lui disant : «Ma fille, appuie-toi sur moi », et il l’entoura de son bras et l’embrassa tendrement. Les lèvres de Catherine conservèrent plusieurs jours le parfum de ce baiser et ceux qui vivaient près d’elles purent s’en apercevoir.

L’Épiphanie arriva. Le père Tommaso avait (158) ordonné à Catherine de communier ce jour-là; mais, pendant la nuit, elle fut si malade, que la douleur l’empêchait presque de se mouvoir. Elle se leva pourtant, afin d’obéir à son confesseur, et, plus morte que vive, se traîna vers l’église. Après avoir reçu la sainte communion, elle se recueillit profondément et vit tout à coup devant elle une porte étroite, par laquelle nul ne pouvait passer sans s’être dépouillé auparavant de sa volonté propre. Catherine franchit cette porte et vit un cortège de saints s’avancer vers elle : saint Jean-Baptiste, saint Dominique, saint Thomas d’Aquin, saint Pierre Martyr, sainte Agnès et sainte Lucie. Tous portaient dans leurs mains des robes blanches; ils les tendirent à Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui se tenait au milieu et qui revêtit Catherine de ces tuniques dont les noms étaient : la Foi, la Charité, la Persévérance, le Zèle, l’Humilité.

Le soir, Catherine rompit son long jeûne; mais Jésus, saisissant le morceau de pain qu’elle s’apprêtait à manger, l'introduisit dans la plaie de son côté, puis le lui rendit ensuite et il eut alors la saveur du lait et du miel [8].

Les visions succédaient ainsi aux visions, toutes pleines d’enseignements. Parfois il semblait à Catherine que l’autel sur lequel on célébrait la messe s’embrasait, ainsi que jadis le buisson du mont Horeb, et que le prêtre restait sain et sauf au milieu des flammes, comme Sidrach, Misach et Abdenago dans la fournaise. Un jour elle se sentit envahie d’un- doute au sujet de la présence réelle du Christ au (159) saint Sacrement : le pain est et reste du pain; le vin est et reste du vin ; comment pourraient-ils devenir chair et sang par le seul fait qu’un prêtre prononce sur ces espèces les cinq mots de la consécration? Et, au moment où le prêtre prononça ces mystérieuses et puissantes paroles, elle vit deux anges portant le corps du Christ dans une fine toile de lin descendre du ciel et le déposer sur l’autel. « Seigneur, » s’écria Catherine, « cette vision n’était point nécessaire, j’aurais cru sans cela !» — « Ce n’est pas pour toi que je te montre ces choses, mais à cause de ceux que tu affermiras dans la foi », répondit Jésus. Car, non seulement Catherine servait d’appui à toutes les Mantellate, mais encore à bien d’autres fidèles. Leur foi leur semblait plus vive auprès de la voyante, et nombreux étaient ceux qui venaient baiser les dalles du coin sombre de la chapelle où elle avait coutume de se tenir [9].

Quelque temps s’écoula 'ainsi, puis ce fut la fête de la conversion de saint Paul, le 25 janvier. Catherine, qui venait de quitter son lit, se traîna, plutôt qu’elle ne marcha, jusqu’à San Domenico. Contre son ordinaire, elle était abattue; une faiblesse étrange la paralysait, elle se sentait sans foi, sans espérance, sans amour, sans dévotion, indigne de pénétrer dans la maison du Seigneur. L’humilité du publicain qui, à un si haut degré, était devenue la sienne, l’anéantissait, et, au lieu d’aller rejoindre les Mantellate dans leur chapelle ordinaire, elle se blottit à l’écart, près de la porte, vis-à-vis d’un autel abandonné. Un prêtre sortit de la sacristie pour offrir (161) le Saint Sacrifice dans la Cappella delle Volte. Catherine n’osa pas le suivre; mais une des sœurs, l’ayant aperçue dans son coin, vint l’y chercher et, quand arriva le moment de la communion, elle s’avança avec les autres vers l’autel. Cependant le prêtre feignit de ne pas la voir et passa devant elle sans lui donner la sainte hostie, car il voulait éviter une crise de larmes et une extase dans l’église. Catherine dut par conséquent retourner à sa place sans avoir participé au céleste banquet. Elle ne fut pas plus favorisée lorsqu’un peu plus tard deux autres prêtres vinrent successivement dire leur messe dans la chapelle. Le prieur du couvent, Bartolommeo Montucci, qui était en même temps le directeur spirituel des Mantellate, avait tout simplement interdit que, ce matin-là, Catherine fût admise à la Table sainte.

« Mais, ayant été repoussée par les prêtres, elle fut prise en pitié par le Seigneur », dit Caffarini. Sans se laisser aller à l’indignation ou à la colère de ce refus honteux, Catherine resta paisiblement agenouillée à sa place, telle une brebis noire au milieu d’un blanc troupeau. Soudain une clarté céleste l’éblouit et elle vit, se détachant sur un fond d’or (comme dans un tableau d’autel de Sano di Pietro ou de Matteo di Giovanni), Dieu le Père et Dieu le Fils, assis côte à côte sur un trône de gloire et le Saint Esprit planant au-dessus d’eux sous la forme d’une colombe. Puis, dans ce rayonnement, apparut une main de feu tenant une hostie d’une éclatante blancheur et une voix fit entendre les paroles solennelles prononcées par Notre Seigneur Jésus-Christ, le soir (161) où il fut trahi, lorsqu’ayant pris du pain dans ses mains saintes et vénérables il rendit grâces, le bénit, le rompit, et le distribua à ses disciples en disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps!... » Baignée dans l’océan de lumière de la très Sainte Trinité, Catherine sentit la sainte hostie passer comme un charbon ardent sur ses lèvres et pénétrer en elle comme une étincelle de feu...[10].

Le lendemain, une bande de brigands fut arrêtée à Sienne et deux d’entre eux furent condamnés à être pendus sur le lieu du supplice (Poggio delle Forche) après avoir subi la torture des tenailles brûlantes. De nos jours, celui qui descend de la place du marché, située derrière l’hôtel-de-ville, vers la vieille fontaine et le lavoir public, et dirige ensuite ses pas vers la Via del Sole, pittoresque mais malpropre, laisse, à droite, une rue fermée. Au moyen âge, cette rue, appelée Via dei Malcontenti, la rue des Mécontents (il est aisé de comprendre pourquoi), conduisait par la Porta della Giustizia à San Stefano a Pecorile, où se trouvait le lieu du supplice. Ce 8 février là, les deux-criminels suivirent ce chemin, tandis que les bourreaux, qui les accompagnaient dans la charrette fatale, les torturaient avec des tenailles brûlantes. Le lugubre cortège passa ainsi devant le vieux Palais Saracini (actuellement il Casone) où Catherine séjournait alors [11]. Alessia, assise près de la fenêtre, appela Catherine, mais dès que celle-ci eut constaté de quoi il s’agissait, elle se retira au fond de la pièce et s’agenouilla pour prier, car en entendant les imprécations et les blasphèmes des deux condamnés, elle (163) avait reconnu leur impiété et luttait maintenant pour leur salut éternel. Elle les voyait environnés d’une armée d’esprits malms attendant un moment propice pour ravir leurs âmes et les emporter en enfer — des démons jaunes, verts et rouges comme ceux que l’on voit sur les retables de Fra Angelico ou sur les fresques de Paolo di Neri dans le cloître de Lecceto. Tout en suppliant son Époux de faire miséricorde à ces deux misérables, elle continuait à les suivre en esprit, ainsi qu’un prêtre suit les condamnés à mort jusqu’au lieu de l’exécution, conjurant avec larmes ces deux pêcheurs de se convertir. Les démons s’acharnèrent en vain contre elle, en vain ils la menacèrent de lui faire perdre la raison; Catherine résista et sa prière fut exaucée à l’instant précis où la charrette atteignit la porte de la ville. Sous la voûte de cette porte, visible pour Catherine comme pour les deux malfaiteurs, venait d’apparaître Jésus, l’Homme de douleurs, couronné d'épines, les épaules couvertes du manteau dérisoire, saignant par toutes ses plaies et versant sur eux ce regard d’affliction qu’adonné Sodoma au Christ dans son tableau de la flagellation. Ce regard transperça le cœur des deux pécheurs, ils frémirent en reconnaissant leur impiété et la vue du Sauveur leur arracha des larmes : leur résistance était vaincue ! Cessant aussitôt d'outrager Dieu et la Madone, ils entonnèrent un pieux cantique et confessèrent hautement que, par leurs forfaits, ils avaient mérité un châtiment plus rigoureux que celui qui leur était infligé... Catherine suivit en esprit la charrette jusqu’au lieu du supplice et ne les quitta que lorsqu’ils (163) eurent rendu le dernier soupir. Alors elle revint à élit en murmurant la parole du Sauveur au bon larron « Aujourd’hui même tu seras avec moi en paradis [12] ! »

Certains prétendront que de telles choses sont inconcevables et que de tels récits sont des légendes Peut-être en vérité est-ce inconcevable, mais cela n’en demeure pas moins réel. Un des caractères de la vérité n’est-il pas de paraître parfois invraisemblable ? Le don d’ubiquité que possédait Catherine n’est pas plus légendaire que la faculté de double vue dont elle jouissait. Qui donc dictera des lois aux rayons ultra-violets du cœur de l’homme ou mettra des bornes à la radio-activité de la volonté humaine? Les rayons qui émanaient du cœur de Catherine transperçaient les murs les plus épais : ceux des cœurs endurcis ei guérissaient les blessures les plus profondes : celles de la conscience.

Le bruit des conversions opérées par la fille du teinturier de Fontebranda se propagea rapidement aux alentours et elle acquit la réputation d’être une espèce de thaumaturge des âmes. On venait la trouver dans les cas les plus désespérés de maladies morales et physiques, et nombreuses étaient les mères d’enfants prodigues, les épouses infortunées, qui venaient chercher un conseil, ou tout au moins une consolation, dans la cellule de Catherine. Chez Alessia elle-même, on avait bien besoin d’elle. Le beau- père de son amie, Francesco Saracini, vieillard d’environ quatre-vingts ans, était aussi impie qu’Andrea de Bellanti; il ne s’était confessé qu’une fois en sa longue vie, au cours d’une maladie grave, et se mettait (165) à ricaner quand on lui parlait de confession. Toutes les supplications d’Alessia demeuraient vaines. Dans sa détresse, elle pria Catherine de venir passer l’hiver au Palazzo Saracini, espérant que des relations quotidiennes lui procureraient facilement l’occasion de toucher l’âme du vieux pécheur.

C’était justement l’année où s’insurgèrent les fileurs de laine du quartier Bruco, le plus mal famé de la ville (mouvement révolutionnaire analogue à l’émeute des Ciompi qui éclata sept ans plus tard à Florence). Pendant plusieurs jours les révoltés du Bruco furent les maîtres et introduisirent sept des leurs dans le conseil municipal. Sur quoi les partisans des « Douze », soutenus par la famille Salimbeni se soulevèrent contre eux, ce qui donna lieu à un sanglant combat sur l’abrupte Costa d’Ovile (30 juillet 1371). Suivant leur habitude, les autres familles aristocratiques marchèrent contre les Salimbeni, et le parti des « Douze » subitune défaite décisive; l’un de ses chefs, Francesco di Naddi, fut décapité sur la place du marché; un autre, Nanni di Ser Vanni, fut condamné à une amende de cinq cents florins. C était une époque orageuse et la pieuse Alessia avait tout lieu de craindre que le vieux Francesco Saracini ne fût lui-même compromis.

Chaque soir, Alessia et Catherine s’asseyaient au coin du feu, auprès du vieillard endurci. Celui-ci semble avoir été un anticlérical enragé. A l’exemple de Folgore de San Gimignano, il méprisait les « moines insensés » et traitait leurs propos de mensonges . Avec la haine passionnée que l’on trouverait aujourd’hui chez un vieux garibaldien il (166) énumérait à Catherine les torts du clergé italien en général et, en particulier, ceux d’un certain prieur siennois. « Je ne puis le souffrir et le mettrais à mort si jamais il se trouvait sur mon chemin », était l’invariable refrain du vieillard furibond. Catherine le contredisait rarement, car elle commençait à soupçonner le peu de vertu de beaucoup de prêtres et la décadence de l’Église, mais elle détournait ce sujet de conversation et se mettait à parler du grand Capitaine Jésus-Christ, combattant sur le coursier de la Croix contre Satan, et du sang, répandu par Lui dans l’ardeur de son amour, qui seul peut nous délivrer de nos ennemis, les démons et les vices... Or l’Église seule est dépositaire de ce sang, les prêtres seuls ont le pouvoir de le consacrer et sans eux il nous est impossible d’y participer. Laissons-les donc agir à leur guise, lais- sons-les même devenir des démons incarnés! Ils sont les oints du Seigneur, nous n’avons pas le droit de prononcer sur eux le jugement que Notre-Seigneur lui-même s’est réservé. L’efficacité des sacrements ne peut être amoindrie par l’indignité des mains qui les dispensent et nous devons respecter tous les prêtres, les mauvais comme les bons [14].

Ainsi devait parler Catherine au vieux Francesco Saracini. Un siècle et demi plus tôt, François d’Assise avait prêché la même doctrine : « Je veux vénérer et aimer tous les prêtres comme mes Maîtres et ne trouver en eux aucun défaut, car je ne vois ici-bas du Fils de Dieu que son corps et son sang que les prêtres seuls peuvent consacrer et nous donner [15]! » Catherine continuait donc à inculquer ces principes au (166) vieillard, et le jour vint où elle ne s'adressa plus à un sourd : « Je suis prêt à tout, dis-moi ce qu'il faut faire ? » lui demanda-t-il alors ; et la réponse fut : « Allez-vous réconcilier avec le prieur, contre lequel vous avez de si grands griefs et que vous détestez si fort. Pardonnez- lui et Jésus vous pardonnera. » Le vieux Saracini promit de se soumettre à cette condition et, avec toute l’intransigeance de la piété italienne, ayant pris sur son poing son faucon préféré pour en faire don à son ennemi, li se rendit aussitôt à l’église qui dépendait du prieur. Mais, dès que ce dernier l’aperçut, il prit la fuite, convaincu que sa dernière heure était arrivée. Francesco Saracini chargea un prêtre de rassurer qu’il était venu au contraire pour faire la paix. Alors, très surpris et tremblant encore de frayeur, le prieur reçut le faucon en don d’amitié de la main du noble Siennois qui, depuis tant d’années, était son ennemi implacable. Le cœur débordant de joie, le vieux chevalier alla ensuite trouver Fra Bartolommeo di Dominici pour lui confesser tous les péchés de sa longue vie et rentra tout heureux en son palais. Pendant l’année qu’il vécut encore, on le vit assister chaque jour à une messe matinale dans la cathédrale, tenant à la main un chapelet dont il récitait quotidiennement les cent « Notre Père » et les cent « Je vous salue Marie [16] ».

C’est probablement à la suite de cette éclatante conversion qu’un autre vieux chevalier de la même famille, Niccolo Saracini, rentra en lui-même. Il s’était toujours refusé à s’entretenir avec Catherine ainsi que l’en conjurait son épouse : « De quoi (167) pourrai-je donc bien parler avec cette petite jeune fille ! » objectait-il. Et cependant sa pensée ne pouvait se détacher d’elle : si Francesco s’était converti et commençait à fréquenter les églises, pareille aventure pourrait tout aussi bien lui advenir... Une nuit, il vit en songe Catherine et résolut enfin d’aller lui rendre visite, « rien que pour voir si son rêve la lui avait représentée telle qu’elle était en réalité! » Mais en sortant de chez Catherine, le chemin conduisait directement au confessionnal de Fra Tommaso della Fonte [17]...

Il est évident que Catherine avait le don d’ébranler les âmes; vis-à-vis d’elle il ne pouvait être question d’indifférence,-il fallait l’aimer ou la haïr, la suivre ou la persécuter, ainsi que l’expérimenta l’un des plus arrogants et des plus joyeux viveurs de la ville de Sienne, Giacomo Tolomei. Ce seigneur orgueilleux, débordant de férocité et, comme le chevalier allemand Werner von Urslingen, « ennemi de Dieu, de la pitié et de la miséricorde », qui se vantait d’avoir déjà deux crimes sur la conscience, entendit raconter, tandis qu’il était en voyage, que la petite « bigote » de la teinturerie de Fontebranda était reçue au Palais Tolomei. Sa mère, Monna Rabe, était « dévote » depuis longtemps ; cela vient avec l’âge, il n’y avait rien à dire; mais voici que son plus jeune frère, Matteo, commençait à avoir la tête tournée et que ses deux sœurs, ses deux brillantes sœurs, s’étaient laissé convaincre par ce petit monstre de couper leurs beaux cheveux blonds et de jeter au fumier leurs bijoux et leurs fards, puis s’étaient fait admettre (168) parmi le chœur bêlant des vieilles filles qui se prosternent, en rampant, sur les dalles de la Cappella delle Volte! Catherine dompta également cet animal féroce et le fit rentrer au bercail par la porte étroite du confessionnal. Il se convertit sincèrement et devint un honnête époux et un excellent père de famille. Il semble même qu’à un âge avancé, il ait fait partie du Tiers Ordre de Saint-Dominique; sa mort survint à Venise le 20 juillet 1406. Son frère Matteo se fit dominicain; les deux jeunes filles naguère si mondaines moururent de la mort des saints et « s’endormirent dans le Seigneur en souriant avec un indicible allégresse », nous dit Raymond [18].

Ainsi s’écoula l’hiver que passa Catherine au Palais Saracini. « A dater du mois de septembre jusqu’au début du Carême — écrit Caffarini, — elle ne vécut que d’un peu de salade crue, mais, dès que le carême eut commencé, cette maigre nourriture lui devint trop lourde et elle rendait le soir ce qu’elle avait pris le matin. Du dimanche de la Passion jusqu’à la joyeuse fête de l’Ascension de Notre-Seigneur, il lui fut impossible de rien prendre et, pendant cinquante-cinq jours, elle se maintint ainsi en vie et en bonne santé, sans manger quoi que ce fût, ni pain, ni légumes, ni aucun autre aliment. Et bien que ce jeûne continu lui occasionnât d’intolérables douleurs, au grand étonnement de tous ceux qui l’entouraient elle continuait d’agir avec le même zèle qu’à l’ordinaire. Cependant, quelques jours avant l’Ascension, elle se sentit si faible qu’il lui parut impossible de supporter plus longtemps ses souffrances et, pleine (169) de confiance, elle s’adressa au Divin Maître en disant : « Pendant combien de temps, Seigneur, devrai-je endurer ce tourment? » Il lui fut répondu qu’elle n’en serait délivrée que le jour de l’Ascension. Et tandis que les processions passaient par les champs pour attirer les bénédictions du ciel sur les jeunes moissons, Catherine resta étendue sur sa couche sans pouvoir se rendre à l’église et prendre part à ces pieuses manifestations... Mais le Seigneur daigna lui envoyer un ange, richement vêtu de blanc, qui lui apporta le très saint corps de Notre-Seigneur Jésus- Christ, « et durant ces trois jours des Rogations elle ne put converser avec aucune créature [19]. »

La veille de la fête de l’Ascension, Bartolommeo di Domenici et cinq autres frères vinrent la visiter au Palazzo Saracini et reconnurent qu’elle avait conscience de la gravité de son état, car elle leur déclara : « A moins que je ne meure, ce que je préférerais de beaucoup, il me faudra vivre tout autrement à l’avenir, d’une manière extraordinaire. »

Se réveillant complètement guérie le lendemain matin, elle appela Alessia à haute voix pour réclamer son manteau et ses chaussures, et toutes deux se rendirent ensemble à San Domenico. Le visage de Catherine rayonnait d’une telle joie après le saint sacrifice que les sœurs qui étaient présentes décidèrent de l’accompagner et de prendre avec elle leur collation. Et, comme Alessia n’était point préparée à recevoir un aussi grand nombre de convives, on porta de la cuisine du couvent au Palazzo Saracini une marmite de fèves bouillies. (170)

Catherine s’assit à table et mangea et but comme les autres. Tout le jour, il y eut grande affluence d’amis et de connaissances, en compagnie desquels elle prit même un verre de vin et, comme le dit Caffarini, se montra en toutes choses l'allegra e festosa Vergine, la gaie et joyeuse Vierge [20].  

 

VI - Le jeûne extraordinaire de Catherine scandalise son entourage. — Accusations contre elle. — Vision des deux couronnes. — Charité héroïque de Catherine envers la Mantellata Andrea. — Fra Lazzarino de Pise critique Catherine; sa conversion... 172

 

« Ne jugez pas afin de n’être pas jugés. » Cette parole de l’Évangile est de celles qui ont produit une vive impression sur Catherine. Souvent on la rencontre dans ses lettres : elle s’en sert comme d’un bouclier et d’une épée, et se récrie sans cesse contre ceux qui jugent les serviteurs de Dieu.

« Celui qui est parfait (écrit-elle à un chartreux) ne juge jamais ni les serviteurs de Dieu, ni aucune autre créature ; non pas qu’il ignore les péchés des autres, mais il doit les considérer avec compassion sans les juger, tout remettre à Dieu et même prendre sur soi les fautes du prochain. La charité chrétienne nous presse d’agir de la sorte et nous défend d’imiter les imparfaits qui sont encore aveuglés par l’amour- propre. Il semble que ceux-là ne vivent que pour juger les autres. Beaucoup de gens du monde jugent les serviteurs de Dieu et les méprisent, parce qu’ils ne vivent pas précisément de la même manière qu’eux [1]. »

Catherine parlait avec l’amertume de l’expérience, car elle savait ce que c’est que d’être jugée. En maintes occasions, elle soulevait l’indignation autour (172) d’elle : ce qu’on lui reprochait le plus, c’était son abstention totale de nourriture et de breuvage. Cette après-midi de l’Ascension fut passagère et bientôt il lui redevint impossible, comme auparavant, de s’alimenter d’aucune façon. Et les bavardages allèrent leur train. Le bruit s'accrédita qu’elle jouait la comédie : « Oh! il faudrait voir, elle mange lorsqu’elle est seule, cela paraît si saint de pouvoir se passer de toute nourriture ». Certaines personnes, entre autres son confesseur le père Tommaso, s’imaginant que ce n’était que caprice et fantaisie de sa part, lui ordonna de manger. Elle obéit, mais tomba si sérieusement malade qu’il dut lui permettre de vomir ses repas, ainsi qu’elle en avait l’habitude. «Mon estomac est ainsi fait », déclarait-elle, « parce que dans mon enfance j’étais trop avide de fruits. Dieu me punit à présent de ma gourmandise ! »

« Pendant tout le temps que je passai auprès de cette sainte vierge, elle ne vécut que de la sainte Eucharistie », attesta Francesco Malavolti après la mort de la sainte; « mais afin d’éviter de donner lieu au scandale, elle prenait parfois un peu de salade et un peu d’autres légumes crus ou de fruits et les mâchait, puis se détournait pour les rejeter. Et, si elle venait à en avaler la moindre parcelle, son estomac ne lui laissait aucun repos avant qu’elle l'eût vomi. Or ces vomissements lui étaient si pénibles que tout son visage enflait… En pareil cas, elle se retirait à l’écart avec une de ses amies et se chatouillait la gorge, soit avec une tige de finocchi, soit avec une plume d’oie, jusqu’à ce qu’elle fût débarrassée de ce qu’elle venait (173) d’avaler. C’est ce qu’elle appelait faire justice : « Allons faire le procès de cette misérable pécheresse! » avait-elle coutume de dire.

Stefano Maconi, qui fit la connaissance de Catherine quatre ans avant sa mort, décrit ainsi sa manière de vivre : « Elle avait en horreur la viande, le vin, les œufs et les douceurs. Ses amies lui préparaient en général avec des légumes ce qu’on appelle « une salade », ou bien, quand elles pouvaient s’en procurer, un chou assaisonné à l’huile. Elle n’acceptait jamais que la tête et la queue de l’anguille et s’abstenait de manger du fromage, à moins qu’il ne fût très vieux. A vrai dire, elle n’avalait rien mais se contentait de mettre les aliments dans sa bouche et de les mâcher, puis rejetait ensuite tout le solide et ne buvait que de l’eau pure pendant le repas des autres. Après quoi elle se levait en disant : « Allons faire le procès de cette misérable pécheresse! » Il cite les mêmes faits que Francesco Malavolti et ajoute pour terminer : « Ceci est la pure vérité, et plusieurs d’entre nous ont pu constater que, lorsque son estomac contenait, fût-ce la valeur d’une fève, tout son corps était malade et incapable du moindre effort [2]. »

Les amies de Catherine se désolaient et s’indignaient de voir que l’on portait contre elle des accusations hypocrites. Même après sa mort, Raymond de Capoue consacre tout un chapitre de la biographie de la Siennoise à justifier son jeûne; que ne devait-on pas dire pendant sa vie?

Elle interdisait cependant que l’on prît sa défense : « Chère fille », écrivait-elle plus tard à l’une de ses (174) amies, « il faut que je te gronde de ne t’être point souvenue que je t’avais recommandé de ne jamais te récrier contre ceux qui tiennent des propos injurieux à mon sujet. Si à l’avenir quelqu’un d:t du mal de moi, contente-toi de répondre qu'on pourrait bien t’en raconter davantage, et prie donc ces personnes de bien vouloir ressentir dans leur cœur autant de compassion à mon égard qu’elles en expriment par leurs paroles, afin qu’elles supplient Dieu de me convertir et de m’amener à une vie meilleure. [3] » « On peut tirer parti de tout », se plaisait-elle à répéter; « quoi qu’il nous arrive, joies ou tristesses, notre première pensée doit être : J’en tirerai profit pour mon âme! Si nous agissions toujours ainsi, nous serions bientôt riches [4]. » En ceci la Siennoise partage l’opinion du saint Ombrien, qui voyait en ceux qui le blâmaient ses véritables bienfaiteurs, parce qu’ils lui signalaient ses défauts.

Mais les accusations qui s’élevaient contre Catherine ne tardèrent pas à devenir beaucoup plus graves. Les commérages des dévots trouvaient sans cesse un aliment nouveau, joyeusement mis à contribution, dans les relations toujours plus intimes de Catherine avec les dominicains : « Comme elle s’entretient longtemps avec eux dans l’église ! » « Et ce repas de midi qui tout récemment a été fourni par le couvent! » Nombre de ses sœurs dans le Seigneur, sentaient l’aiguillon du scandale; et les calomnies commencèrent à prendre leur essor...

Une pieuse veuve nommée Palmerina qui avait fait don de toute sa fortune à la Casa della Misericordia, (175) fut la première à les mettre en circulation et une vieille Mantellata malade, à laquelle Catherine prodiguait des soins, vint à la rescousse. Elles prirent tant d’importance que la prieure fit un jour appeler Catherine. Alors la jeune fille, apprenant ce dont on l’accusait, se jeta à ses pieds : « Par la grâce de Dieu, mes chères sœurs, je suis vierge », s’écria-t-elle. Les choses n’allèrent pas plus loin. Palmerina mourut peu après et Catherine continua ses soins assidus à la Mantellata, dont le nom était Andrea. «Mais en son for intérieur (raconte Bartolommeo de Dominici) Catherine était préoccupée des accusations que l’on portait contre elle et, se refusant à croire que l’on critiquait son prochain par pure méchanceté, s’imaginait qu’elle avait dû prêter au blâme ; » aussi fit-elle son examen de conscience. Elle qui, une fois, avait sangloté durant trois heures, dans son repentir d’avoir pendant une seconde détourné son regard sur son frère Stefano; elle qui, durant trois jours, s’était amèrement reproché d’avoir répondu étourdiment à deux dominicains qu’elle les accompagnerait volontiers, bien que ce ne fût pas son intention, pouvait tout aussi bien se persuader, en fin de compte, que la pieuse Palmerina et la pauvre malade Andrea avaient raison. « Ah! Seigneur », gémissait-elle, « si je savais que l’on m’accuse injustement et que je partage tes souffrances, je ne souhaiterais rien de plus avantageux ! » Et tandis que son âme était ainsi plongée dans la détresse, Jésus lui apparut une nuit; de la main droite, il tenait une couronne d’or incrustée de perles et de pierres précieuses; dans la main gauche, il avait (176) une couronne d’épines. « Ces couronnes te sont, l’une et l’autre, destinées, ma chère fille » dit la voix bien connue, « mais il est impossible que tu les pertes en même temps; choisis donc! Si tu veux posséder dès maintenant la couronne d’or, tu ne la recevras pas plus tard; ou bien, préfères-tu porter en ce monde la couronne d’épines de souffrance et de persécution afin que je puisse poser sur ta tête, pour l’éternité, la couronne de justice? » Sans hésiter une minute, Catherine tendit la main vers la couronne d’épines. Ne la porterait-elle pas volontiers, puisqu'elle était sûre qu’elle venait de Lui, que c’était un signe d’amour et non un châtiment? Et Jésus enfonça si fortement la couronne sur ses tempes que, par la suite, elle sentit toujours les épines lui transpercer le front...

Le jour suivant, radieuse comme un vainqueur, et fière comme une jeune épousée, quoique éprouvant de violentes douleurs, occasionnées par la couronne que lui avait donnée le Seigneur, elle se rendit auprès d’Andrea. Les jours passèrent, la malade déclinait et, un beau matin, Catherine constata qu’une profonde plaie cancéreuse, qui répandait une odeur infecte, venait de s’ouvrir dans sa poitrine. Lorsque la jeune fille rentra chez elle, ses vêtements exhalaient cette puanteur; ce qui ne pouvait manquer d’irriter Lapa, toujours impétueuse. « Maledetta figlia, maudite gamine », vociféra-t-elle (dans la légende publiée par Raymond de Capoue elle s’exprime plus élégamment, mais c’est Bartolomeo di Dominici qui a raison), « n’est-ce point assez que tu te ruines la santé, faut-il encore que tu empestes toute la maison? » Cependant (177) Catherine persévéra dans son œuvre de charité. A l’exemple du Samaritain, elle pansait quotidiennement l’affreuse ulcération avec du vin et de l’huile, et, un jour, ayant recueilli dans une écuelle toute la matière qu’elle venait d’extraire de la plaie, elle se trouva sur le point de vomir à cette vue. « Alors », ajoute le vieux récit, « elle fut saisie comme d’une sainte haine vis-à- vis d’elle-même, » — elle porta l’écuelle à ses lèvres et: se mit à en boire l’abominable contenu vert et jaune...

Plusieurs années après, cet acte héroïque de sa jeunesse ayant été rapporté à Raymond de Capoue, le dominicain frissonna. « N’était-ce point affreux! » demanda-t-il à Catherine assise à ses pieds? « Non », murmura la Siennoise, « je n’ai jamais rien goûté de plus suave! »

Il faudrait voir, comment nous, hommes de notre temps, même nous catholiques, nous nous accommoderions d’une action semblable! Nous invoquons nos dieux, l’hygiène et l’esthétique, ainsi que tous les autres, et nous nous éloignons de Catherine qui vide une écuelle de pus! Mais Andrea, la malade perverse ne se détourna point : « Ma fille, ma fille » s’exclama- t-elle, en l'appelant figlia, selon la coutume des vieilles italiennes, « ma fille, ma fille, veux-tu donc te tuer! » et les larmes jaillirent de ce cœur endurci. Elle supplia Catherine de lui pardonner et fit quérir la prieure des Mantellate pour désavouer formellement tout le mal qu’elle avait dit de sa jeune garde-malade. « L’amour le plus fort remporte la victoire », a dit un poète. Durant la nuit qui suivit, Catherine eut une nouvelle vision. Notre-Seigneur lui apparut et, (178) la prenant par le cou, il l’attira contre sa poitrine et appuya sa bouche contre la blessure ouverte de son cœur et Catherine but à longs traits le sang du divin martyr et du divin héros, dont elle désirait emplir son propre cœur [5].

Elle se reportait assurément vers cette heure, en écrivant plus tard au prieur général des Chartreux, Guglielmo Rainaudo : « Le sang de l’humble Agneau sans tache est précieux et glorieux. Qui donc sera assez insensible et assez dur pour ne pas prendre la coupe de son cœur et ne pas aller avec amour au côté de Jésus Crucifié d’où ce sang coule en abondance [6] »?

« De ce jour-là », affirme Raymond de Capoue, a la réputation de Catherine ne fit que grandir », et bien des personnes vinrent pour la voir, — de même qu'il y a peu d’années encore de pieuses gens faisaient le pèlerinage de Lucca pour voir Gemma Galgani.

Ainsi, Catherine, malade, se reposait un jour dans sa cellule, lorsqu'un « Serviteur de Dieu » de Florence, sans doute un ermite ou quelque autre religieux, se présenta chez elle et, sans autre préambule, se mit à l'accabler de reproches et d’injures. Sans rien répondre, Catherine se souleva sur sa couche et resta immobile et muette, la tête inclinée, les bras croisés sur sa poitrine. Le pieux visiteur qui avait voulu éprouver son humilité se retira fort satisfait : « Elle est comme de l'or pur, » avoua- t-il au confesseur de la Siennoise qui l’accompagna dehors [7].

(179)

Le franciscain, Fra Lazzarino de Pise, fut un critique plus sévère et plus difficile à convaincre. Il était professeur de théologie au couvent franciscain de Sienne et on l’appréciait fort comme prédicateur à San Francesco      Poussé peut-être par l’ancienne rivalité qui existait entre les deux ordres, il entreprit de persécuter Catherine, en faisant courir de mauvais bruits à son sujet au couvent et par la ville, et en raillant tous ceux qui avaient affaire à elle. Il attaqua notamment Fra Bartolommeo di Dominici qui, à cette époque, faisait un cours sur les Sentences de Pierre Lombard, en cherchant à lui soustraire des élèves, et il commença une série de prédications dans le but de confondre Catherine et ses partisans. Pour trouver matière à ces sermons, il décida de lui rendre visite, convaincu qu’elle se trahirait promptement au cours de la conversation et lui laisserait voir qu’elle n’était point la pieuse personne qu’on disait, mais bien plutôt une hérétique.

Un soir, c’était précisément la fête de Catherine, le 25 novembre, il fit irruption dans la cellule de Fra Bartolommeo et le pria de lui servir d’introducteur auprès de la vierge; le dominicain, imaginant dans sa naïveté que l’autre reconnaissait enfin ses torts, s’empressa de se rendre chez Fra Tommaso della Fonte pour lui en demander l’autorisation; puis, tout heureux, il accompagna son rival à la via dei Tintori. Tous deux pénétrèrent ensemble dans la cellule déjà remplie d’ombre où Catherine les invita à prendre place : le franciscain s’établit sur le coffre à habits (181) et le dominicain sur le banc en face de lui, tandis que, suivant sa coutume, elle s’assit par terre aux pieds de Fra Lazzarino.

Le silence régna quelques instants; ni Catherine ni le Pisan ne se souciaient de commencer l’entretien. Ce dernier prit enfin la parole et Fra Bartolommeo nous rapporte ce qui suit :

Fra Lazzarino : « J'ai beaucoup entendu parler de ta sainteté et je sais que le Seigneur t’a donné l’intelligence de comprendre et d’interpréter les Écritures ; je suis donc venu dans l’espoir de recueillir de ta bouche une parole d’édification et de consolation. »

Or, l’interprétation personnelle des Écritures était précisément l’un des points sur lesquels on pouvait prendre Catherine au piège et la confondre. Il a été raconté plus haut comment elle interprétait la prière du Christ à Gethsémani et ce n'est point le seul cas où elle exposa une noble mais libre exégèse. Catherine soupçonnant le piège répondit :

« Ce m’est une grande joie de vous voir, car vous devez connaître à fond les saintes Écritures, puisque vous les commentez journellement pour en faire la nourriture et la consolation des âmes, et vous êtes certainement venu ici pour édifier et fortifier la mienne, ce que je vous supplie de faire. »

Ceci était une parade, et pendant quelque temps ils échangèrent des répliques, de même que deux adversaires de force égale se mesurent l’un l’autre en jouant de l'épée. Toutefois Catherine ne se découvrit nullement devant le redoutable théologien, (181) et les cloches sonnant l’Angelus donnèrent aux deux religieux le signal du départ. « Je reviendrai à une heure plus convenable », dit le professeur en se levant aussitôt. Catherine le reconduisit jusqu’au seuil de sa demeure et, s’agenouillant pour prendre congé, lui demanda sa bénédiction et se recommanda à ses prières... Fra Lazzarino esquissa négligemment un signe de croix et ajouta, ainsi que l’exigeait la politesse : « Prie aussi pour moi, ma sœur »; puis il s’éloigna, moitié déçu, moitié dédaigneux. Il ne se doutait guère que Catherine l’avait deviné. « Bonne petite fille, mais pas très douée, » songeait-il en lui-même sur le chemin du retour. Sur ce, il alla se coucher, devant le lendemain faire un cours qu’il comptait préparer de fort bonne heure. Mais, le jour venu, au lieu de se trouver frais et dispos, satisfait de lui-même et de l’existence, il s’éveilla profondément triste. Il s’habilla, mais son chagrin persistait, et subitement, sans en savoir la cause, il fondit en larmes. Le professeur avait la sensiblerie en horreur; aussi sécha-t-il ses pleurs avec colère; mais ils redoublèrent de violence. Tantôt il arpentait sa cellule, tantôt il s’appuyait contre les murs blanchis à la chaux, en sanglotant toujours. En homme raisonnable qu’il était, Fra Lazzarino se mit alors en devoir de rechercher la cause de ces pleurs absurdes. Tout d’abord il explora le domaine naturel : « Peut- être me suis-je trop attardé hier soir avec les autres frères et avons-nous bu plus que de raison? Ou bien ai-je dormi sans avoir mis mon capuchon sur ma tête?» Cependant sa conscience ne lui reprochait rien quant (182) à la boisson et, en dépit de toute la frayeur qu’inspire à un Italien le seul fait d'être nu-tête (tenga in capo!*) est la première formule de politesse que l’on vous adresse en Italie), il se refusait à croire qu’un léger refroidissement pût lui occasionner un si profond chagrin. Le temps s’écoulait, ses pleurs ne cessaient point; le cours dut être contremandé et Fra Lazzarino se résigna à passer la journée entière dans sa cellule. Il dirigea ses recherches dans le domaine surnaturel. Cette affliction inexpliquée pouvait être le présage d’un grand malheur. —« Ma mère est-elle morte subitement? Mon frère a-t-il été tué dans un combat? » se demandait-il à lui-même. « Ou bien avait-il offensé Dieu gravement? »

Le jour passa, Fra Lazzarino demeurait inconsolable. Le crépuscule tomba et le souvenir lui revint alors de ce qu’il avait fait la veille à cette même heure         Il revit la petite pièce où une lampe brûlait perpétuellement devant un crucifix, et, assise à ses pieds, sur la natte qui recouvrait le carrelage de briques, la mince et fluette jeune fille au pâle visage fixant sur lui ses yeux noirs interrogateurs... Il revit ses lèvres s’entrouvrir pour parler et comprit en quoi il s’était rendu coupable. Il comprit que Catherine, pleine de vérité, était celle qui s’était réellement consacrée à Dieu, celle dont les actes se conformaient à sa foi... Et il reconnut que lui- même était un prédicateur hypocrite, un homme au verbe brûlant, mais au cœur glacé, qui, au fond, ne

*) « Gardez votre chapeau ».

(183)

croyait pas, ne pouvait pas croire parce qu’il était dominé par l’amour-propre. Il jeta un coup d’œil circulaire sur sa cellule confortable, avec sa bibliothèque bien garnie, sa large couche, ses fauteuils moelleux, et se rappela qu’il avait osé juger celle qui, à l’exemple de son divin modèle, vivait loyalement dans la pauvreté, celle qui s’était si humblement recommandée à ses prières en implorant sa bénédiction, tandis que lui avait ébauché en l’air, du bout des doigts, un vague signe de croix, tout en jetant nonchalamment son : « Prie aussi pour moi, ma sœur! »

Dès que Fra Lazzarino se fut rendu compte de tout ceci, ses larmes coulèrent moins fort — comme celles d’un enfant qui, après avoir sangloté dans le sein de sa mère ou sur les genoux de son père, relevant tout à coup son visage, s’aperçoit que les yeux qu’il aime sont redevenus souriants. Et, joyeux comme un enfant, le savant professeur sécha ses pleurs, animé du seul désir d’aller trouver Catherine pour lui confesser la vanité et la suffisance de son âme et la supplier de lui pardonner d’avoir osé la juger 

De grand matin, avant même que l’aube tardive d’un jour de novembre eût commencé de poindre, Fra Lazzarino atteignit la porte de la demeure de Catherine. Elle vint elle-même lui ouvrir et il se jeta à ses pieds. Mais, s’agenouillant, elle aussi, la jeune fille le pria en grâce de se relever, et tous deux entrèrent dans la cellule. Fra Lazzarino refusa cette fois de s’asseoir sur le coffre comme dans une chaire et prit (184) place, à côté d’elle, sur la natte. Et là, dans la cellule de la connaissance de soi-même, le savant théologien ouvrit son cœur à Catherine : « Jusqu’ici, je ne connaissais que l’écorce du christianisme, toi tu en possèdes la moelle! » s'écria-t-il. Une grande paix descendit en lui, tandis que ses larmes jaillissaient de nouveau (mais cette fois des larmes de bonheur), en écoutant Catherine, la mère des âmes qui, avec douceur et fermeté, lui rappelait ce que signifiaient sa robe brune, ses pieds nus, sa corde à trois nœuds et le renvoyait au guide spirituel que, dans sa jeunesse, il avait promis de suivre, mais qu’il avait ensuite abandonné et trahi : le Poverello d’Assise. « C’est pour vous la voie du salut », conclut la dominicaine, « méprisez toutes les splendeurs du monde, distribuez votre argent et vos biens superflus, suivez humblement le Christ crucifié et votre père San Francesco! »

Fra Lazzarino rentra au couvent, — le grand et beau couvent qui est maintenant le séminaire archi-épiscopal, — réunit tout ce qu’il possédait d'argent et de vêtements de surplus, pour en faire don aux pauvres et ne conserva que quelques volumes de sa superbe collection de livres.

Ainsi une fois de plus un Saul était devenu un Paul, un persécuteur s’était converti en disciple. Mais. Fra Lazzarino eut fort à souffrir de cette brusque transformation. « Hier, tu attaquais Catherine ; aujourd’hui, tu chantes ses louanges », lui disait-on en ricanant; si bien qu’il finit par se retirer complètement de sa communauté et s’installa dans l’ermitage (185) de San Colombaio, sur le Mont’ Amiata, qu’il ne quittait que pour aller prêcher aux environs. Mais ses sermons étaient meilleurs qu’ils ne l’avaient jamais été auparavant, et Catherine le consolait et le réconfortait de toutes ses contrariétés; il considérait donc comme une joie et un honneur d’entendre murmurer sur son passage : « Voilà il Caterinato! » [8].

(186)

 

VII - Les amies de Catherine. — Lettres de direction. — Maladie et conversion de Lapa. — Les disciples de Catherine : Matteo di Cenni Fazi, Neri di Landoccio dei Pagliaresi, Gabriele di Davino Piccolomini, Francesco Malavolti, etc. — Pèlerinage de Malavolti et de Neri à Monte-Oliveto... 187

 « Tous les saints de Dieu sont unis par le lien de la charité, mais ils participent d’une manière toute spéciale au bonheur de ceux qu’ils ont le plus tendrement aimés ici-bas. Par cet amour, ils croissaient en grâce et en. vertu, se provoquant l'un l'autre à procurer ma gloire et à faire honorer mon nom en eux et dans le prochain.... Cet amour, ils ne l’ont pas perdu dans l’éternelle vie, ils le gardent toujours, et c’est lui qui fait plus abondante leur félicité. Non que la coupe de leur bonheur puisse s’agrandir ou ait besoin d’être remplie : elle est pleine et plus grande ne peut être; mais ils éprouvent une ivresse, un contentement, une jubilation, une allégresse qui se renouvelle sans cesse en eux à la vue du bien que le Seigneur a opéré dans les autres âmes [1]. »

Una exultazione, una giocundità, uno giubilo, una allegreza — le son même des mots que choisit Catherine témoigne de ce que signifiait à ses yeux l’amitié qui existe entre les âmes, le réciproque amour de ceux qui sont animés des mêmes sentiments : au ciel même il subsistera. Combien plus encore l'amitié de ses amis, l’amour de ses disciples devaient- ils lui être sur terre une consolation, une douceur, un réconfort et une joie?

 (187)

Elle se trouvait bien au milieu de sa bella brigata, ainsi qu’elle se plaisait à nommer le cercle qui se formait autour d’elle. A ses vieux amis les Dominicains et à ses premières compagnes : Alessia, Lisa, les deux Catherine, Francesca Gori, s’en joignirent plusieurs autres, au nombre desquels ne se trouve d’ailleurs qu’une femme, Giovanna Manetti, épouse de Nello Cinughi, appartenant à la lignée des Pazzi célèbres dans l’histoire de Florence, et communément désignés par ce nom de famille. Mais comme, en italien, Pazzo veut dire « fou », Giovanna fut promptement surnommée « Jeanne la folle », Giovanna Pazza, ce dont elle se vengeait en appelant Cecca (Francesca) Gori stolta Cecca, « Francesca la sotte », et Alessia la « Grosse Alessia ». Les intéressées elles-mêmes se servaient de ces sobriquets affectueux, et, lorsqu’elles écrivaient des lettres au nom de Catherine, elles ajoutaient volontiers des amitiés de leur part en signant alors : Alessia grassotta, ou stolta Cecca [2]. Alessia termine ainsi une lettre adressée à Bartolommeo di Dominici et à Antonio di Nacci Caffarini : « Alessia a l’honneur de vous saluer cent mille fois, elle désire extrêmêment vous revoir et s’étonne fort de ce que vous n’ayez point écrit. Que Dieu nous conduise tous en ce lieu béni où nous nous verrons les uns les autres face à face en présence du Seigneur. » Et dans un post-scriptum, elle ajoute encore : « L’inutile Alessia se roulerait volontiers dans cette lettre pour aller vous rejoindre de cette manière [3]. »

Il est aisé de se représenter la nature de l’influence que Catherine exerçait sur ses disciples en lisant les (188) lettres qu’elle leur adressait au cours des voyages qui l’éloignaient de Sienne. En dehors du confesseur, l’Église comprend encore un autre guide des âmes, celui qu’on nomme le directeur spirituel. On pourrait dire que c’est ce dernier qui est chargé de la besogne la plus délicate, tandis que le gros ouvrage est laissé au confesseur. Catherine était le directeur spirituel de toute sa brigade. « Moi, Catherine, ton indigne et misérable mère », dit-elle dans une lettre à Alessia, « je désire que tu arrives à la perfection pour laquelle Dieu t’a choisie. Il me semble, que pour y parvenir, il faut marcher avec ordre et non pas sans direction. 11 faut faire toutes nos œuvres avec mesure et sans mesure. Il convient d’aimer Dieu sans mesure ; l’amour que nous avons pour lui ne doit pas connaître de bornes... Mais, pour atteindre la perfection de l’amour, il faut régler ta vie. La première règle est de fuir laconversation de toute créature, à moins que la charité ne l’exige; aime tous les hommes, mais recherche-les peu et, même avec les personnes que tu aimes d’un amour spirituel, sache garder la mesure... Si tu négliges de le faire, tu en viendras aisément à détourner au profit des créatures l’amour qui n’est dû qu’à Dieu. En les aimant sans mesure, tu mettras obstacle à ta perfection… Sois comme un vase que tu emplis dans une fontaine et dans lequel tu bois tandis qu’il est placé sous le jet de la fontaine. *) Mettons que ton cœur soit plein d’amour pour Dieu : s’il ne reste pas en Dieu, il sera bientôt vide. Et en veux-tu une preuve? La voici. Quand une personne que tu

*) Catherine pensait à Fontebranda.

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aimes te cause quelque peine, si tu souffres alors d’autre chose que de l’offense faite à Dieu, cela prouve manifestement que ton amour est encore imparfait, et que tu bois hors de la fontaine.

« Tu me demandes comment rendre parfait cet amour qui est imparfait? Le voici : c’est de corriger et de châtier les mouvements de ton cœur par la connaissance de toi-même, par la haine et le mépris de ton imperfection, c’est-à-dire en te reprochant d’être assez dépravée pour donner à la créature l’amour que tu dois tout entier à Dieu, d’aimer la créature sans mesure et Dieu avec mesure. Efforce-toi donc d’aimer toute créature et toutes choses en Dieu et de corriger tes affections mal réglées. Fais-toi, ma fille, deux habitations : l’une dans ta cellule, pour ne pas aller bavarder de tous côtés, et d’où tu ne sortiras que par nécessité, par obéissance vis-à-vis de la prieure, ou par charité; puis, fais toi une autre cellule spirituelle que tu porteras toujours avec toi : c’est la cellule de la vraie connaissance de toi-même; tu y trouveras la connaissance de la bonté de Dieu à ton égard. A vrai dire, ce sont deux, cellules en une seule, et ; si tu en construis une, il te faut également construire l’autre, sans quoi ton âme se laisserait infailliblement aller au trouble ou à la présomption. Si tu ne connaissais que toi-même, tu tomberais dans le découragement; si tu ne connaissais que la bonté divine, tu serais tentée de devenir présomptueuse. Il faut donc que ces deux connaissances soient unies l’une à l’autre et ne forment qu’une même chose. En agissant ainsi, tu arriveras à la perfection, car, par la connaissance de (190) toi-même tu acquerras la haine de ta nature sensuelle et, munie du glaive de cette haine, tu t’assiéras sur le tribunal de ta conscience pour faire le procès de tes sentiments. De cette connaissance jaillit aussi la source de l’humilité, qui te fera supporter patiemment et avec joie les injures, la perte des consolations, ainsi que toutes sortes de peines, de quelque côté qu’elles viennent. L'âme humble se sent réconfortée par les persécutions et la honte lui paraît une gloire; elle s’en réjouit, parce qu’elle y voit la punition de sa volonté sensitive qui se révolte sans cesse contre Dieu et parce qu'ainsi elle devient semblable à Jésus crucifié qui est la voie de la vérité.

« Dans la connaissance de Dieu, tu trouveras le feu de la divine charité. Où seras-tu heureuse? Sur la croix avec l’agneau sans tache, en cherchant son honneur et le salut des âmes par d'humbles et continuelles prières. C’est en cela que consiste toute notre perfection. Il y a encore bien d’autres choses à faire, mais la prière est la principale, car nous en recevons tant de lumière, que nous ne pouvons nous tromper dans les actions qui en dépendent. Réjouis- toi, ma chère fille, de partager les opprobres du Christ, et veille sur les mouvements de ta langue afin qu’elle ne réponde pas quelque fois aux mouvements répréhensibles de ton cœur; mais fais fondre ce que recèle ton cœur dans la haine et le mépris pour toi- même. Fais en sorte que tu sois la plus petite des plus petites; soumets toi avec patience et humilité à toute créature, non pas en t’excusant mais en disant : » mea culpa... » Règle bien ton temps et, après avoir (191) accordé à ton corps le repos qui lui est nécessaire récite les Matines, puis, le matin, va prier à l’église sans perdre ton temps en bavardages... Après ton repas de midi, recueille-toi quelques instants et con- sacre-toi ensuite à quelque travail manuel qui puisse t’être utile... Tu soigneras ta vieille mère avec zèle et la pourvoiras de tout ce dont elle a besoin ; c’est là ton devoir. Tâche, d’ici à mon arrivée, de faire ce que je te prescris. Demeure dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [4] ».

Catherine est une mère tendre mais sévère; elle veut que l’on fasse ce qu’elle ordonne et des expressions de ce genre : « Faites ceci, soyez comme cela » reparaissent sans cesse dans ses lettres. Elle sent qu’elle est souveraine-née et qu’elle a le droit de commander, parce que ce qu’elle veut est raisonnable et juste.

Dans une lettre de la même époque adressée à Catarina Scetto (ou Ghetto), elle développe un de ses thèmes favoris : l’identité de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. « Nous concevons les vertus dans l’amour de Dieu et nous les enfantons dans l’amour du prochain », écrit-elle. « En aimant ton prochain sans aucune arrière-pensée quant à ton intérêt, soit spirituel, soit temporel, tu seras une vraie servante de Dieu et tu répondras à l’amour du créateur envers toi par l’amour envers le prochain. Tu seras une épouse fidèle et non une parjure. Il faut qu’en tant qu’épouse du Christ tu deviennes la servante du prochain. Nous ne pouvons servir Dieu d’une autre manière et sous une autre forme, c’est (192)  pourquoi nous devons servir notre prochain avec un vrai et sincère amour ».

Les relations entre l'épouse mystique et le Christ époux sont toujours d’une essence purement morale. L’amour envers Dieu se manifeste par l’amour envers le prochain et le service de Dieu consiste à servir le prochain. Telle est la doctrine du Nouveau Testament : « Nous savons que nous avons passé de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères; celui qui n’aime pas demeure dans la mort, » dit l’apôtre saint Jean [5].

Ce fut pour Catherine une joie immense, lorsque sa vieille mère Lapa se joignit, elle aussi, au cercle de ses disciples; les liens du sang ne suffisent pas toujours à unir les âmes entre elles; peut-être même est-ce fort rare. Les membres d’une même famille sont trop souvent séparés les uns des autres par leurs convictions, leurs différentes manières de voir et leur conception de la vie. Jésus songeait à cela quand il déclara qu’il était venu apporter le glaive et non la paix : « Je suis venu séparer le fils de son père, la fille de sa mère... ». « L’homme aura pour ennemis les gens de sa propre maison [6] ». Lapa, aussi terre à terre et pratique que sa fille était surnaturelle, était en tout l’opposé de Catherine. Grand fut leur désespoir à toutes deux, lorsqu’en 1370 Lapa tomba gravement malade; car cet état semblait présager une mort prochaine et Lapa ne désirait nullement quitter cette vie. Catherine lui proposa en vain la visite du prêtre et les sacrements : « Je ne (193) veux pas en entendre parler » grognait Lapa, « mais si tu es aussi sainte qu’on le proclame, va prier Notre- Seigneur de me guérir. » Le cœur serré, Catherine s’éloigna et, tandis qu’elle était absorbée dans sa prière, l'état de sa mère empira; Lapa Benincasa rendit l’âme sous les yeux de sa belle-fille Lisa Colombini, de Catarina di Ghetto et d’une autre Mantellata nommée Agnola di Vannino.

« Est-ce donc là ce que tu m’avais promis, Seigneur, qu’aucun des miens ne périrait », gémit Catherine lorsqu’on lui apporta la nouvelle. Jésus le lui avait expressément promis, le jour de la fête de saint Agapit au mois d’août de la même année : la douleur qu’elle ressentait à la main droite en était le gage. Aussi recommença-t-elle à lutter par la prière avec le Seigneur et elle remporta la victoire. Lapa revint à la vie et vécut beaucoup plus longtemps qu’elle ne l’eût elle-même désiré. Ses enfants et petits-enfants moururent autour d’elle, si bien qu’elle finit par se trouver complètement solitaire, retirée dans sa chambre de la via Romana, loin de Fontebranda, oubliée et abandonnée de tous, même de la mort. « Je crois que mon âme est chevillée de travers dans mon corps puisqu’elle n’en peut plus sortir! » disait-elle souvent... Mais une grande transformation s'était opérée en elle après sa maladie. Elle devint même Mantellata, s’associa aux œuvres de sa fille et l’accompagna dans son dernier voyage à Rome [7]. Les rares lettres que lui écrivit Catherine sont très courtes et deux d’entre elles sont manifestement des réponses aux plaintes que (194) faisait entendre sa mère relativement à sa solitude. Sa fille la renvoie à l'exemple de la sainte Vierge qui, au lieu de retenir les apôtres à Jérusalem après l’Ascension, leur permit de s’en aller de parle monde pour prêcher l’Évangile. Les disciples, eux aussi, seraient volontiers restés auprès de Marie, mais leur tâche les appelait ailleurs. En vrais disciples du Seigneur, nous devons pareillement nous renoncer nous-mêmes et ne penser qu’à l’honneur de Dieu et au salut des hommes : « c’est à cela que m’a destinée mon Créateur, je ne suis pas sur terre pour autre chose, ma très chère mère » [8].

Aux religieux et aux femmes se joignirent bientôt des hommes du monde, jeunes et vieux, qui formèrent un troisième groupe dans la « brigade » de Catherine. L’un des premiers fut Messer Matteo di Cenni Fazi, qui, de concert avec son ami Francesco di Lando, se présenta par pure curiosité chez Catherine afin de la voir en extase. Ce spectacle saisit si fortement les deux hommes et leur donna une telle impression de l’existence du monde invisible, avec lequel Catherine était en communication, qu’ils décidèrent de revenir pour s’entretenir avec elle. « Si sa vue produit un tel effet », se dirent-ils l’un à l’autre, « que d’avantages ne retirerons-nous pas de ses directions?» Dès lors tous deux recherchèrent sa société et devinrent ses fidèles disciples. Messer Matteo, qui avait mené jusque-là une vie assez mondaine, mais qui déjà avait été amené à de meilleures pensées par William Flete de Lecceto, se voua aux (195) œuvres de charité, en tant que recteur d’un hôpital important de Sienne, la Casa della Misericordia (9).

Neri (Rinieri) di Landoccio dei Pagliaresi était d’un genre tout différent : c’était un beau jeune homme qui lisait Dante, écrivait lui-même de jolis vers et avait à un degré prononcé la mentalité du poète, « tantôt ravi jusqu’au ciel, tantôt triste d’une tristesse mortelle ». De même que Colombini avait trouvé une mère spirituelle en Monna Pavola Foresi, abbesse de Santa Bonda, de même Neri sentait germer en lui des sentiments filiaux à l’égard de Catherine. « Tu m’as suppliée de t’adopter pour mon fils », écrit-elle dans la première lettre qu’elle lui adresse, « et, quoique je sois misérable et indigne, je t’ai adopté avec un grand amour, m’engageant à répondre devant Dieu de toutes les fautes que tu peux avoir commises et que tu pourras commettre. »

Porter la peine des péchés des autres, tel était le vœu le plus ardent de Catherine; elle le promet sans cesse à ses amis, et Caffarini atteste qu’elle disait souvent à Dieu dans sa prière : « De même que toi, ô Seigneur, tu portes les souffrances que nous avons méritées, je veux expier les fautes de tous mes enfants spirituels[10]. » « Commencez une vie nouvelle », écrit-elle au notaire Ser Antonio di Ciolo, « et je prendrai sur moi vos péchés, que je consumerai dans les flammes de la charité divine; puis j’en ferai pénitence pour vous parles larmes et les supplications. [11] »

Elle le promet également au jeune poète siennois; aussi a-t-elle le droit de lui dire ce qu’elle attend de lui, à savoir « qu’il se détache entièrement du siècle, (196) car le monde est opposé à Dieu et Dieu opposé au monde et ils ne peuvent rien avoir de commun... L’Homme-Dieu a choisi pour apanage la pauvreté, les injures, les tourments du cœur, la honte, la faim et la soif; il a méprisé la gloire et les honneurs humains, ne cherchant jamais que la gloire de son père et notre salut; il a persévéré jusqu’à la fin dans une vraie et parfaite patience, car il n’y avait point d’orgueil en lui, mais une humilité parfaite... Le monde au contraire recherche la gloire, les honneurs, les délices, l’orgueil, l’impatience, l’avarice, la haine, la vengeance, l’amour de soi-même qui rétrécit le cœur, au point de n’y plus laisser place pour Dieu et pour le prochain.

« Et pourtant, combien se méprennent ces insensés qui suivent le siècle maudit! En cherchant la gloire, ils trouvent la honte; ils poursuivent les richesses et ne trouvent que l’indigence, car ils sont dépourvus des véritables trésors; ils cherchent la joie et les délices, mais n’éprouvent que tristesse et amertume, parce qu’ils sont privés de Dieu qui est la joie suprême. Ils ne veulent ni la mort, ni la peine, et sont précipités dans le gouffre de la perdition; ils ambitionnent la force et la stabilité et s’éloignent de la pierre vive. »

Ici, comme bien souvent, Catherine se montre une réaliste inflexible qui, voyant la réalité telle qu’elle est, s’incline devant l’évidence. Avec l’apôtre, elle reconnaît que « la figure de ce monde passe ». Et, selon l’esprit de l'Évangile, elle développe le paradoxe fondamental du Christianisme : « Celui qui (197) aime sa vie la perdra,, et celui qui hait sa vie en ce monde la conservera pour l’éternité! »[12]. « Les vrais serviteurs de Dieu », écrit-elle encore à Neri di Landoccio, « s’efforcent de n’avoir aucune ressemblance avec le monde... et ce qu'ils voient que le Christ a choisi, ils le veulent pour eux-mêmes; mais ils reçoivent tout le contraire. Ils ont choisi la pauvreté et l’abaissement, et on les glorifie; la paix, la joie, et un bonheur sans mélange deviennent leur partage. Et ceci n’a rien d’étonnant, car ils sont tout transformés par la souveraine Bonté et l’éternelle Vérité, c’est-à-dire Dieu, qui renferme tous biens et satisfait tous les saints désirs [13]. »

Neri quitta sa famille et s’attacha à Catherine pour lui servir de secrétaire. Son âme extrêmement impressionnable continua d’être en proie aux sentiments les plus divers. Sans cesse il était victime de son imagination, qui lui représentait les moindres choses avec exagération et tout autres que ce qu’elles étaient en réalité. Sincèrement pieux, il était tourmenté de douloureux scrupules et doutait constamment de lui-même; de même que Luther, un siècle plus tard, il se figurait être dans l’impossibilité de se sauver. Catherine devait à tout moment ranimer et consoler cette âme, qui ressemblait à « une feuille agitée par le vent » [14]. Les lettres qu’elle lui adressa sont le plus souvent brèves, jetées sur le papier comme un encouragement, ainsi que le fait un ami quand il sait que la vue seule de son écriture peut être un réconfort et une consolation pour celui qui l’aime. Elle lui donne des conseils pratiques : « N’abandonne (198) pas l’oraison, fais tons les dimanches la sainte communion » [15], « Ne te scandalise de rien et accepte volontiers les souffrances corporelles [16] ».

Une seule fois elle entre dans le détail des combats spirituels du jeune homme. « Je désire que le trouble de ton âme se dissipe et disparaisse dans l’espérance du sang de Jésus et dans le feu de l’ineffable charité de Dieu... N’est-il pas plus disposé à pardonner que nous à pécher? N’est-il pas notre médecin et, nous, ses malades? N’a-t-il pas porté nos iniquités? Et le trouble de l’âme n’est-il pas à ses yeux le pire des défauts? Si, assurément, très cher fils. Ouvre donc l’œil de l’intelligence à la lumière de la très sainte Foi et regarde combien tu es aimé de Dieu. Ne te laisse ni abattre, ni décourager, en voyant d’un côté son amour, de l'autre la fragilité et l'insensibilité de ton cœur... Plus tu verras combien tu réponds mal aux grandes grâces que t’a accordées ton créateur, plus tu devras t’humilier et dire avec une sainte résolution : ce que je n’ai pas fait jusqu’à présent, je veux le faire maintenant. Tu sais bien ce que je t’ai toujours dit du découragement : c’est une lèpre qui ravage l'âme et le corps, paralyse les saints désirs et rend l’âme insupportable à elle- même. En agitant sans cesse la conscience, il la prive de la lumière surnaturelle et obscurcit la lumière naturelle... L’âme tombe ainsi dans des infidélités nombreuses, parce qu’elle ne connaît plus la vraie raison pour laquelle Dieu l’a créée : il l’a créée pour lui donner la vie éternelle. Je te supplie donc de triompher du démon par de saintes aspirations, une (199) foi vive, et une ferme espérance dans le sang de Jésus [17] ».

Neri amena ses amis à Catherine et plusieurs d’entre eux devinrent ses disciples. Tel fut, par exemple, le cas de Gabriele di Davino, appartenant à l’illustre famille Piccolomini(plus tard un Piccolomini, monté sur le trône pontifical, devait canoniser Catherine), il ne pouvait tolérer que dans son entourage on parlât irrespectueusement de Catherine. Son fils Giovanni di Gabriele se fit dominicain, et mourut en odeur de sainteté [18].

C’était également un ami de Neri que ce jeune homme ardent, le noble Siennois, Francesco di Messer Vanni Malavolti, dont les relations avec Catherine furent une succession ininterrompue d’infidélités et de retours. Bien des années après, il racontait lui-même en parlant de sa jeunesse :

« J’avais alors environ vingt-cinq ans et n’étais pas peu fier de ma naissance et de ma race. Les biens temporels m’avaient été assez largement départis et, sous l’influence des passions de la jeunesse, je menais une vie dévergondée, comme si la mort n’eût point dû me frapper tout comme un autre. Ne pensant qu’aux divertissements mondains et aux plaisirs charnels, aucune considération ne pouvait m’arrêter quand il s’agissait d’obtenir une satisfaction sensuelle. Parmi mes nombreux camarades, amis et contemporains, se trouvait néanmoins un gentilhomme nommé Neri di Landoccio di Messer Neri de’ Pagliaresi, avec lequel je passais la plus grande partie de mon temps, tout à la fois parce qu’il était aimable et cultivé et que j’admirais les beaux vers qu’il composait. Longtemps (200) après que nous eûmes lié amitié, Neri entendit parler de la célèbre vierge Catherine et, sans m’en avoir informé, se rendit chez elle à plusieurs reprises. Je m’étonnais seulement des changements extraordinaires qui s’étaient opérés en lui. Mais Neri, qui déplorait ma vie déréglée et avait plus souci du salut de mon âme que des plaisirs de mon corps, me demanda souvent par la suite si je voulais l’accompagner dans ses visites. Je l’en plaisantai et ne prêtai aucune attention à cette offre. Quelque temps s’écoula ainsi, mais, comme il continuait à insister sur ce sujet, je lui promis enfin par amitié de me joindre un jour à lui, songeant en moi-même que, si Catherine entreprenait de me faire quelque peu de morale ou de me parler de confession, je lui répondrais de manière à ce qu’elle ne revînt jamais à la charge [19]. »

Et alors Francesco Malavolti dut reconnaître ce que tant d’autres avaient reconnu avant lui : — « qu’elle faisait la conquête de tous ceux qui l’approchaient. » Comme l’a expliqué un de ses disciples de ses dernières années, le notaire pontifical Tommaso di Pietro, « son visage toujours rayonnant et son angélique sourire avaient la vertu d’inciter toutes les âmes à faire la volonté de Dieu [20]. »

Ainsi en fut-il pour Francesco Malavolti. Il pénétra chez elle, dit-il lui-même, « en homme animal et presque satanique », mais, dès qu’il se trouva en face d’elle, il se mit à trembler de tous ses membres et, au premier mot qu’elle prononça, il sentit, comme le chante Verlaine, « un cœur jeune et bon battre dans sa poitrine ». Il alla aussitôt se (201) confesser et commença dès lors une vie nouvelle. En dépit de son mariage avec une belle et douce jeune fille, de noble origine, il avait jusque-là rôdé comme un faune autour des jeunes femmes et des filles de ses paysans. Désormais il renonça même à la vie conjugale, et passa son temps dans les églises, oubien assis aux pieds de Catherine dans le cercle pieux de ses amis, au lieu de courir de fête en fête avec les autres jeunes gens qui composaient la brigata spendereccia.

Durant la lune de miel de cette conversion, il advint pourtant que Francesco Malavolti tomba dans une faute grave. Il ne dit pas laquelle, mais nous avons le droit de supposer qu’il succomba à l’une de ses vieilles tentations. Après une vie comme la sienne, il dut avoir à rompre plusieurs liens, et il se peut que l’une ou l’autre des jeunes filles qu’il fréquentait naguère l’ait supplié de lui accorder un dernier rendez-vous dans les champs d’oliviers solitaires aux environs de Sienne

Mais, cette fois, Francesco revient la conscience lourde. Un goût amer a succédé sur ses lèvres aux chauds baisers et, ce soir, il parcourt tristement le chemin accoutumé qui mène chez Catherine.

De son regard maternel, celle-ci découvre bien vite qu’il n’est plus tel qu il était la veille... Elle sent autour de lui l'atmosphère trouble du péché. Et, congédiant aussitôt tous les autres, elle invite Francesco à s’asseoir à ses côtés.

« Quand t’es-tu confessé pour la dernière fois? questionne-t-elle, dès qu’ils sont seuls.

« Samedi », répond-il. Ce qui était vrai, tous les (202) disciples de Catherine se confessant chaque samedi pour communier le dimanche. Et sans doute s’était- il dit au fond de sa conscience que. bien entendu, il confesserait sa faute et qu'ainsi tout rentrerait dans l’ordre…

Mais Catherine ne voulait pas que le mal eût le temps de s’enraciner en lui; elle voulait immédiatement séparer l'ivraie d'avec le bon grain.

« Va tout de même te confesser sans retard, mon fils, reprit-elle gravement. »

Francesco résista encore, il joua encore l’innocent.

« Très douce Mamma, dit-il, c’est demain samedi et j’irai me confesser! »

Alors Catherine tourna vers lui un visage flamboyant :

« Comment, mon fils! crois-tu en vérité que j’ignore ce que tu as fait? Ne sais-tu pas que mon regard suit continuellement mes enfants dans les voies où ils s’engagent? Vous ne pouvez rien faire, ni rien dire, sans, que j’en sois aussitôt informée. Et tu imagines que tu pourras me dissimuler ton méfait! Voici ce que tu as fait, en tel lieu, à telle heure! Va donc te purifier sur le champ d’une aussi grande misère [21] ! »

Ce ne fut pas la seule fois que Francesco Malavolti faillit à ses bonnes résolutions. II y eut en particulier une époque où, Catherine étant loin de Sienne, le jeune gentilhomme se laissa de nouveau entraîner dans les sentiers du mal. « Très cher fils dans le Christ, le doux Jésus », lui écrit-elle, « il semble que le démon t’ait enchaîné de telle sorte que tu ne puisses (203) plus revenir au bercail; et moi, ta pauvre mère, je vais te cherchant et t’appelant, car je voudrais te porter sur les épaules de ma douleur et de ma compassion pour te ramener dans le droit chemin. Ouvre donc, très cher fils, l’œil de ton intelligence, sors des ténèbres et considère tes fautes, non pour te désespérer, mais pour te connaître toi-même et mettre ta confiance en Dieu. Reconnais que tu as misérablement gaspillé les trésors de grâce que ton Père céleste t’avait départis. Fais donc comme l’enfant prodigue ; il avait dissipé tous ses biens et se trouvait dans la détresse, alors il revint vers son père. Toi aussi tu es pauvre et dans le besoin, ton âme meurt de faim... Hélas! hélas! que sont devenues tes pieuses résolutions? Combien je suis à plaindre! Je m’aperçois que le démon a ravi ton âme et tous ses bons désirs. Le monde et les mondains t’ont tendu des pièges, en t’offrant leurs joies et leurs plaisirs déréglés. Relève-toi maintenant et cherche le remède, ne dors plus, console mon âme; cesse d’être l’ennemi de toi-même et de ton salut. Ne te fais pas prier davantage, ne te laisse tromper ni par le démon, ni par la crainte et par la honte, et ne t’éloigne point de moi. Romps cette chaîne; viens, viens, très cher fils, je puis bien dire cher, tu me coûtes tant de larmes, de peines et d’angoisses! Viens donc et rentre au bercail [22]. »

En bonne mère inquiète, Catherine rappelait ainsi son fils perdu et il revint, confus, mais heureux de s’asseoir de nouveau à ses pieds. Il revint pour redisparaître ensuite, et les mantellate qui entouraient (204) Catherine s’indignaient de cette inconstance et de cette versatilité, de cette indécision entre le ciel et l’enfer. Catherine seule ne se scandalisait point et ne se fâchait jamais; elle était toujours la même dolcissima Mamma et répondait avec son doux sourire aux lamentations de ses compagnes : « C’est un oiseau sauvage, mais il ne m’échappera pas. Au moment précis où il me croira bien loin de lui, je lui jetterai autour du cou un lasso dont il ne pourra plus se défaire ! » « Les sœurs et moi nous nous moquions de ces paroles », écrit Malavolti. Mais elles lui revinrent à la mémoire après la mort de Catherine, quand, ayant perdu sa femme et ses enfants, il fut devenu moine. Dans sa cellule, à Monte Oliveto, il comprit ce que Catherine entendait par le piège qu’elle voulait lui tendre...

Il va sans dire que la conversion de Francesco souleva l’indignation chez ses anciens amis. Par une raison mystérieuse, autant que significative, il arrive que celui qui décide de mener une vie honnête et réglée est presque toujours mal vu de ses anciens camarades, aux yeux desquels il est plus méprisable de se convertir que de faire des faux. Deux des compagnons d’orgie de Francesco ne pouvaient en particulier lui pardonner sa défection, c’étaient Neri di Guccio degli Ugurghieri, auquel les Malavolti étaient alliés, et Niccolo di Bindo Ghelli. Chaque fois qu'une occasion se présentait, ils fulminaient contre Catherine, « et nous n'aurions pas peur de le lui dire en face! » assuraient-ils. Francesco leur offrit de les introduire auprès d’elle, mais en les (205) prévenant que c’était la conversion inévitable. « Fût-elle Notre-Seigneur en personne, elle n’aurait point raison de nous», répondirent les deux gentilshommes avec suffisance. Ils vinrent donc chez Catherine, prirent place en face d’elle, et elle leur adressa la parole dans ce beau langage, pur et clair comme l'eau d’une source, que l’on entend encore de nos jours dans la bouche des femmes et des enfants de Sienne. Elle les salua d’un sourire, — ce sourire dont les disciples font si souvent mention dans les écrits consacrés à sa mémoire et qui devait être irrésistible. Sans même qu’ils en eussent conscience, les yeux des deux pécheurs se remplirent de larmes : Catherine était si bonne et si pure, eux si mauvais et si impurs. Et tous deux ensemble tombèrent à genoux devant elle : « Madonna », balbutièrent ils, « dis-nous ce que nous devons faire! Nous nous rendrons en pèlerinage à Rome ou à Saint-Jacques de Compostelle pour expier nos péchés. » Mais Catherine n’en exigea pas tant, elle les pria simplement de suivre Francesco Malavolti à San Domenico et de confesser leurs péchés à Fra Tommaso della Fonte. Et Francesco les emmena, tout en se disant à part lui : « Décidément, il n’y en a pas un qui puisse échapper à cette sainte petite vierge [23] ! »

Ainsi s’élargissait le cercle de ceux qui s’inclinaient devant la tendre autorité de Catherine. D’autres disciples de cette époque sont : le jeune gentilhomme Nigi di Doccio Arsocchi, — l’habile négociant Sano di Maco, auquel Catherine adressait souvent les lettres qu’elle destinait à tous ses disciples, au cours de ses (206) voyages — l’influent Tommaso di Guelfaccio qui avait été un ami de Giovanni Colombini,— le notaire Ser Cristofano di Gano Guidini, qui nous a laissé des mé-moires sur Catherine, — enfin le peintre et le politique démocrate, Andrea di Vanni, auquel nous devons la fresque de la Cappella delle Volte représentant Catherine âgée de vingt ans, et, d’après la tradition, peinte sur l'un des piliers de la chapelle tandis qu’elle était en extase. Les stigmates et la femme agenouillée furent ajoutés plus tard. Cette fresque orne actuellement l’autel de la chapelle. Avec le buste qui se trouve à la bibliothèque communale, elle peut nous donner une idée assez exacte de l’apparence extérieure de la grande Siennoise.

Catherine se sentait pour ces nombreux disciples une âme et un cœur de mère. Elle avait le généreux tempérament de Lapa. « Jusqu’à la mort, je veux continuer, dans les larmes, à mettre au monde des disciples », écrit-elle dans une de ses lettres. Comme nourriture, elle veut leur donner non du lait, mais du feu; et sans cesse elle les appelle auprès d’elle « ainsi qu’une mère appelle son enfant pour le presser contre son sein ». C’est avec una santa piccola tenereza qu’elle se sépare d’eux, et, dans ses lettres, elle leur affirme qu ils lui sont plus chers que la vie [24].

Quand ils voyageaient, elle les suivait en esprit, et souvent, au milieu d’une conversation, elle quittait le cercle des Mantellate pour s’en aller prier en disant : « Mes fils chéris m’appellent. » D'ordinaire, on apprenait ensuite que l’un d’eux avait couru un grand péril, qui avait été écarté par la prière de Catherine [25].

Fra Tommaso della Fonte et Fra Giorgo di Naddo échappèrent ainsi aux mains des brigands entre Sienne et Montepulciano. Plus tard, dans un péril analogue, Stéfano Maconi recourut au même moyen de défense en prononçant le nom de sa Mamma. Fra Bartolommeo di Dominici, en oraison dans l’église Santa Maria Novella, à Florence, était la proie d’un violent combat spirituel, lorsque, tout à coup, la consolation et la lumière affluèrent dans son âme, à la prière extatique de Catherine devant l’autel de saint Pierre Martyr, à Sienne [26].

Dans le récit suivant, Francesco Malavolti rend peut-être le plus beau témoignage de la protection dont elle couvrait ceux qui lui tenaient au cœur :

« Du temps que je portais encore l’habit séculier (c’était au début de ma conversion), nous convînmes un jour, mon ami Neri et moi, de nous rendre ensemble au Monastère de Monte Oliveto, situé à quatorze mille de Sienne. C’était pendant le carême; nous projetâmes de faire collation dans une ville nommée Asciano, qui se trouve environ aux deux tiers du chemin. Mais comme nous ne ressentions aucune faim en arrivant à Asciano, nous décidâmes de poursuivre notre route et de prendre notre repas au couvent avec les frères, car il nous semblait aisé de jeûner jusque-là. Cependant, à peine avions-nous franchi la distance d’un mille, que, nous sentant épuisés, nous dûmes nous asseoir; nous étions si las et si faibles qu’il nous paraissait maintenant impossible d’aller plus loin ce jour-là, ce qui nous inquiétait fort car il n’y avait aucune habitation dans le (209) voisinage... Et tandis que nous agitions cette question, nous en vînmes (en vertu des décrets de la Providence) à parler de Catherine, cette vierge bénie ! Dès que nous eûmes prononcé son nom, nous nous sentîmes étrangement réconfortés, sur quoi nous nous relevâmes et, malgré la rude montée, parcourûmes encore un mille, en parlant toujours de la servante de Dieu. Toutefois, étant bien loin de soupçonner, dans notre ignorance, d’où nous venait ce renouveau de forces, nous cessâmes de parler de l’épouse du Christ et passâmes à un autre sujet; la faiblesse nous ressaisit aussitôt, si bien qu’il nous fallut nous rasseoir. Mais le Seigneur, qui voulait dessiller nos yeux, ramena sur nos lèvres le nom de notre mère; les forces nous revinrent alors, ce qui nous permit de faire aisément le reste du chemin, comprenant enfin ce qui nous avait échappé tout d’abord et riant de n’avoir pas deviné d’où nous était venu le secours. Et nous arrivâmes au but, sans la moindre fatigue, en redisant nombre de fois le nom béni de Catherine [27]. »

Le paysage qui s’étend entre Asciano et Monte Oliveto Maggiore est pareil aujourd’hui à ce qu’il était au temps de Francesco Malavolti et de Neri di Pagliaresi; c’est ce qu’on appelle la Creta, pays singulièrement désert, hérissé de collines tout à fait stériles qui sont sillonnées par les averses et crevassées par le soleil, et dont les chemins raboteux mènent d’Asciano à la petite ville de Chiusure et au vieux couvent. Près d’Asciano s’ouvre une vallée encore verte de blés et de vignes et recouverte, au mois de mai, d’un rouge tapis de trèfle incarnat. Mais bien (210) vite on atteint des coteaux gris cendré qui forment des espèces de dunes — dunes d’argile et non point de sable — et qui semblent tendues de rugueuses peaux d’éléphant. A mesure qu’on avance, ces ondulations argileuses deviennent plus dénudées, leurs crêtes sont plus aiguës, le vent, souffle plus froid; le pays devient plus désert, on n’aperçoit de temps à autre qu’une ferme isolée, encadrée de deux cyprès, et un peu de blé clairsemé dans les champs peu fertiles. A l’horizon se dressent Monte Amiata, Monte Cetona, Montepulciano et, si l’on se retourne pour regarder derrière soi, dans le lointain bleu, Sienne luit comme une cité de vision; malgré les vingt-six kilomètres de distance, on peut distinguer le Campanile de la cathédrale et la tour de l’hôtel-de-ville : Torre del Mangia...

Je me trouvais un jour de septembre sur ces hauteurs solitaires, vis-à-vis de l’immense perspective de la Creta qui s’étend, fauve comme un lion, jusqu’aux lointaines tours de la ville. Les ombres des nuages chassés par le vent couraient sur la plaine infinie tandis que Sienne, là-bas, luisait immobile au soleil. Et j’ai eu la vision très nette de Francesco Malavolti et de Neri di Pagliaresi arrivant ici en ce jour de carême : l’un, le poète rêveur au profil maigre et triste de Dante, déjà un peu voûté; l’autre, l’oiseau sauvage, le Toscan aux yeux bleus, large d’épaules, aimant la vie et ses plaisirs, mais en même temps très capable de s’incliner devant la beauté et la pureté.

Ils parlent avec animation en gravissant les collines (210) couleur de cendre et le nom de Catherine voltige entre eux. Celui qui aime connaît la joie qu'on ressent à prononcer le nom de l’être aimé; il sait qu’involontairement la conversation revient toujours vers l’objet qui emplit le cœur et cherche à prononcer le nom béni qui contient en soi tant de vie et de lumière. Les deux disciples parlent ainsi de la fille de Giacomo Benincasa; l’un se tait à peine que l’autre a déjà repris la parole. Ils parlent de sa joie constante : toujours elle est fraîche et radieuse comme un matin de mai, jamais triste comme les pauvres enfants du monde. Jamais une parole inutile ne sort de sa bouche mais toujours le « oui » et le « non » évangéliques : Oui à Dieu, au Christ, à la Grâce; non au démon, au Moi, au Monde. Son bonheur rayonne toujours sur nous et il n’est si grand chagrin qu’on ne l’oublie auprès d’elle. Jamais nous ne nous entretenons de sujets frivoles ou indifférents, car elle sait toujours diriger la conversation vers Dieu et en tirer un profit spirituel. Jamais une plainte ne sort de sa bouche en dépit de toutes ses souffrances et même, lorsqu’elle est très malade, si elle peut se rendre utile en quoi que ce soit, elle se lève de sa couche et se met à la besogne comme si de rien n’était... Jamais nous ne l'avons vue en colère, sinon contre le mal; elle ne médit jamais de personne sinon d’elle-même, car elle se croit la plus grande pécheresse de la terre et s’accuse de n’avoir pas su prévenir tout le mal qui advient. Une seule chose pourrait l’affliger, ce serait d’être privée de souffrances. Te souviens-tu que lorsqu’elle eut les bras et le visage couverts d’une horrible (211) éruption, elle disait en souriant avec allégresse : « Ce sont mes fleurs et mes roses! »

« Elle est sur la terre, mais sa vie se passe dans le ciel, » s’écrie enfin Francesco Malavolti, « et j’ai le vertige quand j’y songe. »

« Mais aussi est-ce pour cela, » répond Neri di Pagliaresi, « qu’elle peut être notre vénérable, joyeuse et très douce Mamma. »

Les deux jeunes gens s’arrêtent pour regarder, au-delà de la plaine, les tours de Sienne éclairées7 par le soleil. Et leur pensée va vers celle qui en ce moment parcourt les rues lointaines entre la cathédrale et l’hôtel-de-ville. Un sentiment de nostalgie les saisit, le désir de franchir de nouveau la Porta Sanviene, mais surtout le désir de retrouver Catherine, de revoir son sourire, d’entendre de nouveau sa voix, ses paroles et ses conseils. Et lentement ils avancent vers Chiusure, s’échauffant en parlant d’elle qui était pour eux ce que Béatrice avait été pour Dante et Monna Pavola pour Giovanni Colombini : leur venerabile e gioconda e dolcissima Mamma [28] !

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VIII - Nouvelles attaques contre Catherine : Gabriel de Volterra et Maître Giovanni Terzo. — Catherine et Lecceto. — Les Assempri de Filippo Agazzari. — William Flete. — San Leonardo al Lago... 213

Les persécutions contre Catherine et les critiques que l’on portait sur elle étaient momentanément apaisées, mais non pas définitivement vaincues et, vers l’époque où nous parvenons, elles prirent un nouvel essor, venant, encore une fois, de l’ordre des Frères Mineurs qui, en dépit de l’amitié officiellement proclamée, conserva pendant tout le moyen âge une attitude de rivalité vis-à-vis des dominicains.

« A ce moment-là » (c’est de nouveau Francesco Malavolti qui parle) « vivaient deux religieux fort réputés aux yeux du monde. Le premier, franciscain, portant le nom de frère Gabriele de Volterra et docteur en théologie, était considéré comme un grand savant et comme le plus habile prédicateur de tout son ordre, dont il était alors Ministre provincial en Toscane. L’autre, moine augustin siennois, également docteur en théologie, s’appelait frère Giovanni Terzo*). Ces deux notables érudits s’entretenaient souvent ensemble et murmuraient contre Catherine, la vierge bénie, en disant : « Cette petite fille ignorante

*) Le nom de famille de frère Giovanni était Tantucci le surnom de Ter^o lui avait été donné pour le distinguer de deux autres frères du même nom.

 (213)  

séduit les naïfs par ses fausses interprétations de la Sainte Ecriture et entraîne ainsi beaucoup d’âmes à leur perte. Ne serait-ce point notre devoir de lui parler raison, afin qu’elle reconnaisse son erreur? »

Partant de cette considération, les deux théologiens décidèrent d’aller trouver Catherine. Un grand nombre des disciples de la Siennoise étaient justement réunis autour d'elle; Francesco Malavolti cite les noms de Tommaso della Fonte, Matteo Tolomei, d’un certain Niccolo de’Mini appelé Cicerchia, du vieux Jésuate Tommaso Guelfaccio, de Neri di Pagliaresi, Gabriele Éiccolomini, et, en dernier lieu, de Monna Alessia, Monna Cecca, Monna Lisa, ainsi que de plusieurs autres Mantellate. Le franciscain et l’augustin pénétrèrent donc dans ce cercle et, après avoir pris place, commencèrent à interroger Catherine, en lui posant quelques quaestiones, plus subtiles les unes que les autres. « Maître Gabriel, poursuit Malavolti, vivait dans son cloître avec le même faste que s'il eût été cardinal. Il avait fait abattre les cloisons qui séparaient trois cellules pour former une vaste pièce; son lit était recouvert d’un édredon et orné de rideaux de soie; il possédait une bibliothèque qui valait plusieurs centaines de ducats, ainsi que bien d’autres objets de prix. Catherine le savait et, soudain, détruisant d’un seul mot tous les pièges théologiques que lui tendait le moine, elle se mit à lui faire honte de la vie que lui, fils de Saint-François, osait mener. « Comment voulez- vous comprendre quelque chose au royaume de Dieu,» s’écria-t-elle, « vous qui ne vivez que pour le monde (214) et qui ne tendez qu’à être bien vu des hommes et glorifié par eux? En dépit de toute votre science, vous vous rendez peu utile aux autres, tout en vous nuisant à vous-même, car vous ne cherchez que l’écorce et non pas la moelle! Pour l’amour de Jésus crucifié, cessez de vivre ainsi. » Son admonition fut si efficace que, prenant à sa ceinture un trousseau de clés, le savant franciscain le tendit à Catherine, avec ces paroles : « N'y a-t-il personne ici qui veuille se rendre dans ma cellule, afin d’enlever tout ce qui s’y trouve et de le distribuer aux pauvres?» Le vieux jésuate Tommaso Guelfaccio se leva aussitôt; il avait déjà assisté à une scène analogue, au temps de Giovanni Colombini, quand frère Cristofano Biagi ordonna à ses compagnons de vider sa cellule et de donner aux pauvres tout ce qu’il possédait, en lui laissant seulement une paillasse [1]. Il se rendit avec Niccolo Mini au couvent des franciscains, dépouilla la chambre de maître Gabriel de tous ses livres et ne lui laissa que son bréviaire; et l’homme érudit fit un retour si complet sur lui-même que, peu après, il partit pour Florence, où il devint frère servant au monastère de Santa Croce. Maître Giovanni Tantucci se défit également de tous ses livres et, par la suite, pauvre mais heureux, il suivit Catherine à Rome et à Avignon, et devint l’un des trois religieux qui, durant ses missions, se tenaient à la disposition des pécheurs pour entendre leur confession. Ces deux nouvelles preuves confirmèrent Francesco Malavolti dans la certitude que nul ne pouvait approcher Catherine sans devenir meilleur [2].

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Grâce à Maître Tantucci, Catherine entra en rapport avec l’antique couvent augustin de Lecceto, l’un des centres de la vie religieuse à Sienne. « Dans la province de Sienne, à quelques lieues de la ville », dit Fra Filippo Agazzari « s’élève un couvent appartenant à l’ordre des ermites de Saint-Augustin. Ainsi que je l’ai entendu raconter par les vieux moines quand j’entrai dans cet ordre, le monastère fut construit plus de trois cents ans avant que les ermites augustins se réunissent sous une même obédience, *) et de nombreux solitaires avaient vécu en ce lieu. On ajoutait encore que le célèbre Messer Santo Francesco avait passé quelque temps chez eux dans sa jeunesse... Mais, après la fusion des diverses branches de l’ordre, un nouveau couvent fut bâti à Sienne. Les frères les plus vertueux et les plus saints continuèrent cependant d’habiter le couvent de la forêt, où ils observaient la règle avec une telle exactitude, qu’une fois il advint ce qui suit :

« Une après-midi, à l’heure paisible où tous les frères se reposaient dans leur cellule, Fra Bandino de’ Balzetti da Siena, alors prieur du couvent, qui ne faisait point la sieste, s’aperçut qu’un voleur avait dérobé l’âne de la communauté. Plutôt que de rompre le grand silence ou de permettre qu’on le rompît, il toléra que le voleur emmenât l’animal. Mais, se rendant aussitôt à l’église, il se prosterna devant l’image du Sauveur, et le pria avec instance d’accorder à ce pécheur la grâce de reconnaître son

*) Cette fusion eut lieu au treizième siècle-

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larcin, afin de sauver son âme. Pendant ce temps, ce dernier allait sortir de la forêt, poussant devant lui l’âne qui, tout à coup, s’arrêta et refusa d’avancer. Malgré tous ses efforts, l’homme ne put lui faire franchir la lisière du bois et, comme il craignait d’être surpris, il résolut de s’éloigner en abandonnant l’animal indocile. Mais il lui fut également impossible de quitter la forêt: l’atmosphère qui l’environnait semblait être devenue une muraille. Alors il se repentit sincèrement dans son cœur et promit à Dieu et à la sainte Vierge que, s’ils lui faisaient la grâce d’échapper à cette situation pénible, il retournerait sur ses pas pour restituer l’âne et mènerait à l’avenir une vie meilleure. Dès qu’il eut formulé cette promesse, l’âne se dirigea de lui-même vers le couvent et le voleur se sentit délivré. Il regagna le monastère et fit demander le prieur, le saint Fra Ban- dino, auquel il remit l’animal volé, confessa sa faute avec larmes et en demanda le pardon; puis il raconta le prodige qui l’avait converti. Fra Bandino lui accorda son pardon et lui remit une généreuse aumône, en l’exhortant avec une grande charité à ne plus agir ainsi, mais à réformer sa vie; le voleur le lui promit et s’en alla en paix [3]. »

Ceci n’est que l’un des nombreux récits que raconte Fra Filippo des frères de son couvent et qui prouvent à quel point la religion chrétienne, en Italie, à cette époque, était imprégnée de l’esprit de François d’Assise. El glorioso Misser Santo Francesco eût sans aucun doute agi de cette manière envers un pauvre voleur, d’âne !

(217)

Tels étaient donc les nouveaux amis de Catherine. Les deux noms du couvent, Selva del Lago et Lecceto (Illicetum, de ilex, chêne-vert), lui viennent de la forêt et du lac qui l’environnent. Aujourd’hui encore, il faut traverser une épaisse forêt de chênes pour atteindre le monastère, situé au sommet d’un coteau, au nord-ouest de Sienne. Au pied de la colline, se trouva un couvent moins grand, San Leonardo al Lago, où se retiraient les frères avides d’une solitude et d’une paix plus profondes que celles que pouvait leur offrir la vie d’une grande abbaye. Et c’est là, sur les bords du lac, sous les chênes-verts, que Messer Giovanni Tantucci réunit Catherine et l’homme remarquable qui devint plus tard un de ses chauds admirateurs, le moine anglais William Flete, bachelor of arts de l’Université de Cambridge... Flete avait probablement fait ses études à Cambridge avec Giovanni Tantucci, qui y avait reçu son titre de docteur [4]; et c’est ce qui l’avait amené des collines d’Angleterre sous les ombrages de la forêt de San Léonardo al Lago. La vie qu’il y embrassa ressemblait à celle que menèrent plus tard en Italie d’autres pèlerins anglais : Beckford, Shelley, Browning... Trelawney raconte dans ses mémoires comment un jour, dans la pineta de Pise, il découvrit Shelley (l’inglese malinconico, ainsi que l’appelaient les Italiens) assis, solitaire, au bord d’un sombre petit lac, tandis que son chapeau, ses livres et des feuillets détachés étaient épars autour de lui. « L’un des pins miné par l’eau était tombé à cet endroit, et le poète, presque entièrement caché (219) par le tronc, regardait fixement l’eau profonde, tellement absorbé dans sa rêverie poétique qu’il ne m'entendit pas approcher [5]. »

C’est ainsi que Catherine aperçut pour la première fois William Flete, avec la seule différence que les livres répandus dans l’herbe à ses côtés étaient des livres de prières et qu’il ne composait point des vers « d’Ariel à Miranda », mais bien des traités théologiques ou ascétiques. C'est dans la petite chapelle que l'on montre encore à Lecceto et où Catherine avait coutume de se tenir pendant ses visites, qu’il écrivit le « Guide de la vie spirituelle » qu’elle lui dicta *). Il est évident que William Flete avait besoin d’une direction spirituelle. « Il passe la journée presque entière dans la forêt, » écrit Ser Cristofano di Gano Guidini dans ses mémoires, « et ne rentre que vers le soir. » Un autre document nous apprend «qu’il habite souvent dans la forêt la caverne que lui-même s’est aménagée en un lieu isolé; il s’y rend avec ses livres, évitant tout commerce avec les hommes. Il va de l’église à la forêt et de la forêt à l’église, et ne parle que lorsqu’il y est contraint par la nécessité ! » Voici, esquissé, le portrait frappant de l’Anglais misanthrope, taciturne, atteint du spleen. Il en vint même à ne plus dire sa messe à l’église pour l’édification de la communauté, mais dans l’une de ses grottes pour sa propre satisfaction [6].

Catherine, ayant découvert en lui cet égoïsme religieux, tenta de l’arracher aux jouissances de sa vie solitaire. « La connaissance de soi-même est la vraie

*) En 1376, le 7 janvier.

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cellule, » lui disait-elle, « et nous l’emportons avec nous en tous lieux. Sans cette cellule intérieure, la cellule extérieure ne sert de rien et si nous ne demeurons dans la première, l’autre nous devient inutile [7] ». Elle lui prêche l’amour du prochain, l’indulgence à l’égard de ses frères, l’exhortant à vivre, non point pour son bon plaisir et sa propre consolation spirituelle, mais pour faire la volonté de Dieu et se rendre utile à tous. « Je vous dis, de la part du Christ crucifié, que vous devez, plus d’une fois par semaine, célébrer la sainte messe dans le couvent, comme le veut le prieur, et même chaque jour, si vous voyez qu’il le désire. En perdant les consolations, vous ne perdez pas la grâce ; vous ne la recevrez au contraire que dans la mesure où vous renoncerez à votre volonté propre. Il faut que nous ayons faim et soif du salut des âmes; c’est pourquoi nous devons moins penser à notre repos d’esprit qu’à rendre service au prochain et à prendre part à ses souffrances ; c’est une grande faute que d’y manquer! Je veux donc que vous écoutiez avec complaisance les plaintes de Fra Antonio, quand il vous en importunera; je prie en même temps Fra Antonio de prêter volontiers l’oreille à vos confidences. Je vous conjure de le faire, de la part du Christ et de la mienne. C’est le moyen de conserver entre vous la vraie charité, sans quoi vous feriez place au démon dans votre cœur. Je ne vous en dis pas davantage sinon que je vous prie et vous supplie de vous greffer sur l’arbre de vie qui est le Christ crucifié. Doux Jésus, Jésus amour » [8]!

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Fra Antonio (de Nizza) est l’un des disciples que Catherine comptait à Lecceto, auxquels se joignirent encore deux Siennois, Girolamo Bonsignori et Felice Tancredi de Massa. En revanche, il ne semble pas qu’elle ait connu l’auteur des Assempri cités plus haut, Fra Filippo Agazzari, bien que celui-ci eût vécu à Lecceto de 1353 à 1358, et fût un écrivain plein de zèle ; « toutes les cellules des frères de Lecceto étaient pleines de ses ouvrages », dit Carpellini qui en publia. Il y avait assurément quelques groupes qui continuaient à se tenir éloignés de Catherine, pour ne pas dire qu’ils lui étaient hostiles   

Ses efforts pour convertir l’ermite anglais des vertus passives aux vertus actives ne furent guère couronnés de succès. Il nourrissait pour elle une admiration passionnée, vénérant comme des reliques ses vêtements usés, et se lamentait après sa mort en écrivant que jamais plus il ne recevrait ses chères lettres, que jamais plus il n’entendrait sa voix dans l’ermitage auprès du lac. Mais, lorsque, pendant le schisme, pendant le grand conflit qui éclata entre Urbain VI et l’Anti-pape, elle lui demanda de venir à Rome se joindre à elle et aux autres servi Dei qui entouraient le véritable Vicaire du Christ, il s’excusa et demeura dans la solitude de ses bois [9]. C’était un romantique, ce qui est tout l’opposé d’un mystique.

De nos jours, Lecceto n’est plus un couvent. Désaffecté en 1810, il sert actuellement de villégiature d’été aux élèves du séminaire archi-épiscopal de Sienne, mais il a conservé le même aspect qu’au temps de Catherine. Dans la loggia extérieure de l’église du (221) couvent, des fresques de Paolo di Neri, datant de 1343, représentent la vie agitée des mondains. La brigata spendereccia se rend à la fête du jour dans un carroccio superbement décoré, au-dessus duquel vol-tige un amour bandant son arc; des couples amoureux se promènent parmi les fleurs ou cueillent aux arbres des fruits d’or, tandis que des joueurs sont installés aux tables de dés. Mais ici l’amour n’est pas seul en activité ; plusieurs démons planent eux aussi dans l’air, accomplissant partout leur besogne de mort. Cette fresque sera pour le moine une lettre de divorce d’avec le monde et un sermon de pénitence adressé aux enfants du monde.

L’intérieur du chiostro, décoré de fresques de la même époque, mais dont nous ignorons l’auteur, forme un contraste frappant avec le parvis extérieur. La vie monastique est ici dépeinte, comme là celle du monde. La vie religieuse est mise en opposition avec la vie mondaine, la vita religiosa avec la vita mondana. Plusieurs scènes correspondent à certains chapitres des pieux ouvrages de Fra Filippo Agazzari. On voit les moines prier, se flageller, lire, méditer, pleurer, embrasser la croix; on les voit mourir, et leurs âmes montent au ciel. Sur l’une des fresques, tous les frères sont assis autour d’une table, à l’exception d’un seul que nous apercevons un peu plus loin se promenant dans la forêt; et là, sous les chênes, il rencontre Jésus qui s’avance, vêtu en pèlerin, d’une tunique de poils de chameau et tenant à la main un bâton [10].

On visite à Lecceto la chapelle où Catherine est si (222) souvent venue. Une inscription dit : « Passant, arrête-toi ici et considère avec respect le temple que le Bienheureux Giovanni Incontri éleva en l’année 1330, et où Catherine, la séraphique vierge de Sienne, recevait le Christ, son époux [11]. »

On arrive à San Leonardo al Lago, l’ermitage de William Flete, situé au pied de la montagne, par des sentiers rocailleux, en traversant des buissons de houx et d’albatrelli qui ressemblent à des lauriers; par une après-midi d’été, le soleil darde sur les feuillages luisants. Le lac est presque tari, il n’en reste qu’un tout petit étang: l’ermitage est devenu une ferme, et l’église, richement décorée par Ambrogio Lorenzetti, est impitoyablement verrouillée par son noble propriétaire qui réside loin de là. C’est une église romane très noble, avec son simple portail d’un style très pur, surmonté d’une rosace. Un mur de pierres grises entoure la place verdoyante qui se trouve devant l’église close ; ici le pèlerin déçu, qui recherche les traces de Catherine, a du moins le droit de s’asseoir pour se reposer un instant. La forêt de chênes-verts et d'albatrelli s’étend tout à l’entour, et, si c’est au printemps, vers le soir, on entend le coucou !

Catherine se promenait volontiers dans ces bois qui séparent Lecceto de Belcaro. Caffarini raconte qu’une fois, avec quelques amies, elle les parcourut pendant trois jours et revint ensuite à Sienne, mouillée jusqu’aux os, mais louant Dieu dans ses œuvres [12].

Six cent cinquante ans se sont écoulés, et toute cette pieuse et enthousiaste jeunesse repose depuis (223) longtemps, béatifiée, dans des châsses. Mais celui qui écoute attentivement, celui qui prête l’oreille, penché sur les siècles passés, s’imagine entendre comme un faible écho de chants et de lyres, un son de luths, de violes et de saints cantiques se mêler au bruissement du feuillage à San Leonardo al Lago...

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IX - Commencement de l’action politique de Catherine, sa lettre au cardinal Pierre d’Estaing. — L’Église au XIVe siècle; les Papes d’Avignon; la vie spirituelle. — Sainte Brigitte. — Retour d’Urbain V à Rome. — Mort de sainte Brigitte (23 juillet 1373). — Doctrine politique de Catherine. — Ses lettres à Gérard du Puy, abbé de Marmoutiers, et à Bernabo Visconti. — Grégoire XI et Catherine appellent à la croisade… 220

« Au nom de Jésus crucifié et de notre douce Mère Marie.

« Très cher et très révérend Père dans le Christ, le doux Jésus.

« Moi, Catherine, la servante et l’esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir lié par les liens de la charité, comme vous êtes légat *) par votre charge en Italie, ainsi que je l’ai appris. Cette nouvelle m’a causé une grande joie, car je suis persuadée que, dans cette situation, vous pourrez faire beaucoup pour l’honneur de Dieu et pour le bien de la Sainte Eglise. Mais, pour cela, il ne suffit point d’être légat, et c’est pourquoi je désire vous voir lié par les liens de la charité, car vous savez qu’aucun effet de la grâce ne peut se produire en nous, ni dans le prochain, sans la charité. La charité est le saint et doux lien qui rattache l’âme à son Créateur; elle lie Dieu à l’homme et l’homme à Dieu. C’est cette ineffable charité qui a attaché et cloué l’Homme-Dieu sur le bois de la très sainte croix. C’est elle qui apaise les discordes, qui

*) Catherine se sert ici d’un jeu de mot intraduisible ; legato, en italien, signifiant à la fois « légat » et « lié. »

 

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unit ceux qui sont séparés et enrichit ceux qui sont pauvres de vertus, car elle les engendre toutes. Elle donne la paix et met fin à la guerre ; elle donne la patience, la force et l’infatigable persévérance dans toutes les bonnes et saintes entreprises. Elle ne se lasse jamais, et n’est jamais séparée de l’amour de Dieu et du prochain, ni par les peines, ni par les injures, les mépris et les outrages. Elle n’est pas ébranlée par l’impatience et ne va pas chercher la consolation dans les plaisirs du monde. Celui qui la possède demeure toujours ferme, parce qu’il est appuyé sur la pierre vive, le Christ, le doux Jésus, qui lui a enseigné à aimer son Créateur... Il alu en Lui la règle et la doctrine qu’il doit adopter, parce qu’Il est la voie, la vérité, la vie. Aussi celui qui lit en Lui le livre de vie suit-il la voie droite et cherche-t-il uniquement l’honneur de Dieu et le salut du prochain ; c’est pourquoi je souhaite que vous, en vrai fils et serviteur, racheté par le sang du Christ crucifié, vous suiviez ses traces avec un coeur viril, ne vous laissant point arrêter par la peine ou par le plaisir, mais persévérant jusqu’à la fin... Appliquez-vous à redresser toutes les injustices, à extirper toutes les iniquités et à punir toutes les fautes qui se commettent dans le monde et qui outragent le nom de Dieu. Soyez affamé de son honneur et du salut du prochain et faites tout ce qui sera en votre pouvoir pour réparer tant de maux. Je suis persuadée que, dans les doux liens de la charité, vous userez, comme je vous l’indique, des pouvoirs que vous avez reçus du Vicaire du Christ; mais, sans ce premier lien de la charité, vous ne pourrez le (226) faire, ni remplir votre devoir. Je vous conjure donc de vous appliquer à cultiver en vous cette charité, à vous attacher à Jésus crucifié et à suivre ses traces par la pratique des vraies et solides vertus; attachez-vous aussi au prochain par des œuvres d'amour.

« Souvenons-nous, très cher Père, que si notre âme n’est pas dépouillée de tout amour-propre et de toute complaisance pour elle-même et pour le monde, elle e pourra jamais acquérir la vraie et parfaite charité. Car ces deux amours se combattent l’un l’autre, et la lutte entre eux est si ardente, que l’amour-propre vous sépare de Dieu et du prochain, tandis que la charité vous y unit. L’un vous donne la mort, l’autre vous donne la vie; l’un les ténèbres, l’autre la lumière; l’un suscite la guerre, l’autre procure la paix. L’amour-propre resserre tellement le cœur qu’il ne peut rien contenir, ni vous, ni le prochain; tandis que la divine charité l’élargit et lui fait recevoir les amis, les ennemis et toutes les créatures raisonnables… L’amour-propre est misérable, il s’éloigne de la justice et commet l’iniquité; il engendre une crainte servile qui l’empêche de faire son devoir par peur le perdre sa position. C’est cette crainte coupable qui conduisit Pilate à faire mourir le Christ. Ainsi font ceux qui, au lieu de vivre selon la conscience et la vertu, suivent l’injustice et le vice dans les ténèbres de l’amour-propre.

« C’est cet amour que je veux voir banni de votre cœur, afin que vous soyez affermi dans la vraie et parfaite charité, aimant Dieu pour Dieu, parce qu’Il est digne d’être aimé, parce qu’Il est la souveraine (227) et l’éternelle bonté; vous aimant et aimant le prochain pour Lui, et non pour votre utilité. Je veux qu’étant légat du pape, vous soyez lié dans les liens de cette sincère et ardente charité que mon âme désire voir en vous. Je n’en dis pas davantage; fortifiez-vous dans le Christ, le doux Jésus; soyez zélé et non pas négligent, et je verrai que vous êtes un vrai légat si vous avez soif de voir lever l’étendard de la très sainte croix! Demeurez dans la douce et sainte dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [1]. »

Cette lettre fut écrite par Catherine, alors qu’elle avait vingt-cinq ans; et celui auquel s'adresse la fille du teinturier siennois (vers l’année 1372) est un gentilhomme français, Pierre d’Estaing, plus tard cardinal d’Ostie, récemment nommé légat du pape en Italie. Cette lettre ouvrant l’ère de l’action politique de Catherine, il est nécessaire, avant d’aller plus loin, de jeter un regard sur le monde politique où elle va pénétrer et qui, désormais, jusqu’à sa mort, survenue huit ans plus tard, sera son principal champ d’action.

Depuis 1305, les papes s’étaient établis sur les bords du Rhône, à Avignon. Ainsi que l’ont fait remarquer des historiens français, ce n’était point un fait nouveau dans les annales de l’Eglise que de voir le successeur de Pierre résider en dehors de Rome. Au cours du demi-siècle qui précéda « la captivité de Babylone » des papes, la ville éternelle posséda rarement les représentants du Christ sur la terre. Innocent III déjà quittait souvent Rome, toujours (228) agitée par les insurrections; Honorius III séjournait volontiers à Pérouse ou à Rieti. Innocent IV (1243-1254), élu pape à Anagni, ne fait que passer à Rome, il s’enfuit en 1244 devant Frédéric II et se réfugie à Lyon, où il reste sept ans ; et lorsqu’il revient en Italie, c'est pour se fixer dans la paisible Ombrie et par la suite à Naples, où il meurt. Alexandre IV (1254-1261) ayant une prédilection pour Anagni, ne passe que peu de temps au Latran et meurt à Viterbe. Le Français Urbain IV (1261-1264) réside à Viterbe, à Montefiascone et à Orvieto; ces trois villes voient encore s’installer dans leurs murs son successeur et compatriote Clément IV (1265-1268) qui, plus tard, se transporte à Pérouse, puis à Assise. Aucun des actes rédigés par ce pape n’est daté de Rome. Grégoire X (1271-1276) quitte Rome pour Orvieto, puis se rend à Lyon, où il réunit le quatorzième concile général. Lorsqu’enfin il se décide à s’en retourner, le voyage se fait lentement, il s’arrête en route à Orange, à Beaucaire, à Valence, à Vienne, passe par la Suisse en franchissant les Alpes, et meurt à Arezzo.

Jean XXI (1276-1277) est élu à Viterbe, où il règne et meurt. Nicolas III (1277-1280) est également élu à Viterbe, mais couronné à Rome : il se partage entre le Latran, Sutri et Viterbe. Martin IV (1281-1285) est élu à Viterbe, où la cour Romaine résidait à cette époque, et passe le temps de son pontificat en Toscane et en Ombrie. Honorius IV (1285-1287) est l’un rares pontifes de cette époque qui fasse son apparition à Rome; il fixe sa demeure à Sainte-Sabine sur l’Aventin et ne s’absente que pour passer (229) l’été à Tivoli. Nicolas IV (1288-1292) est élu à Rome mais séjourne de préférence à Rieti et à Orvieto. Boniface VIII (1294-1303) se rend fréquemment à Anagni, à Orvieto et à Velletri. Son successeur, Benoît XI (1303-1304) ne passe que cinq mois à Rome après son élection et forme le projet de transférer le trône pontifical en Lombardie; il meurt Pérouse [2].

Nul ne fut donc surpris lorsque Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, ayant été élu pape sous le nom de Clément V, se fit couronner à Lyon et fixa sa résidence en Gascogne, ni lorsque son successeur, Jean XXII (le Français Jacques d’Euse), continua d’habiter Avignon, où, précédemment, il avait été évêque.

Mais aussi est-ce sous le règne de ces papes que l’on commence à stigmatiser la cour Romaine errante du nom de Babylone. Au treizième siècle, le grand prophète de Calabre, Joachim de Santa Fiora, avait publié des prédictions annonçant qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir ; que, succédant au siècle du Père et du Fils, le siècle du Saint-Esprit était à son aurore ; que la réforme de l’Église était proche; et que tous ceux qui s’étaient injustement enrichis au nom du Christ seraient condamnés. Ces vues et ces pensées trouvèrent un terrain fertile chez certains franciscains de la stricte observance, chez Ubertino de Casale, Pietro Giovanni Olivi et Gherardo da Borgo San Donnino, car c’était assurément un sujet de scandale pour zélés fils de Saint-François, que de voir le représentant du Christ laisser un héritage de plus d’un million (230) de florins! Or, Clément V avait amassé cette somme durant les neuf années de son pontificat; son testament fait foi qu’il prêta trois cent vingt mille florins aux rois de France et d’Angleterre pour se combattre l’un l’autre et qu’il légua deux cent mille florins à sa famille affligée!

Sous le règne de son successeur, Jean XXII, l’ordre franciscain engagea contre les papes simoniaques d’Avignon une lutte acharnée, dont les principaux meneurs furent Angelo Clareno (1260-1337), Liberato da Loro et surtout l’intelligent Ubertino de Casale, déjà nommé.

C’est autour de lui que gravitait le mouvement religieux en Italie, vers l’année 1300. Né en 1269 à Casale sur le Pô, il prit l’habit de Saint-François en 1273, à peine âgé de quatorze ans. En 1284 ou 1285, il alla trouver l’ancien général des frères mineurs, Jean de Parme, dans son ermitage de Greccio, et là, assis à ses pieds, « contemplant son auguste visage, » il entendit sortir de « ses lèvres vénérables » nombre de récits concernant les grands disparus, les amants fidèles et les chevaliers intrépides de Dame Pauvreté, qui avaient vécu dans le petit couvent : frère Léon, frère Ange, frère Ruffin, frère Masseo. C'est là, dans la grotte de Jean de Parme, d’où la vue s’étend sur la vallée de Rieti jusqu’aux Abruzzes, que le jeune franciscain reçut le baptême de feu d’un idéal qui s’imprima dans son être d’une manière indélébile et dont la flamme devait s'alimenter plus tard aux puissants foyers qui rayonnaient des âmes de Marguerite de Cortone (1247-1297) (232), d’Angèle de Foligno ( 1248-1309) et de Conrade d’Offida ( 1241 -1306).

Ubertino fit à Sienne la connaissance du pieux tertiaire Pier Pettinaro (1289) et, en 1305, écrivit sur le Mont Alverne son grand ouvrage : Arbor vitae Crucifixae, « L’arbre de la vie crucifiée ». Ce livre devint la bible des franciscains de la stricte observance, et le ministre général de l’ordre, Michael de Cesena, soutenu par Louis de Bavière, se dressa contre le pape. Mandé à Avignon pour rendre compte de sa conduite et mis en prison, le ministre rebelle réussit à s’évader et mourut en 1348, persistant jusqu’à la fin dans son opposition. Ubertino, lui aussi, alla si loin dans ce sens qu’en 1317, il quitta le froc des frères mineurs pour se faire bénédictin; par la suite, il abandonna également cet ordre, et une bulle pontificale du 16 septembre 1325 le signale comme « un vagabond qui erre, de-ci de-là, par le monde ». Personne ne sait où ni quand il mourut [3].

Ce sont Ubertino et ses partisans, les amants et les défenseurs de la sainte pauvreté, qui flétrirent la cour papale des bords du Rhône du nom de Babylone. Par représailles Jean XXII lance des bulles contre les « Fraticelli, Mendicanti, Bizocchi et autres frères mendiants » (Bulles Sancta Romana du 30 décembre 1317, Gloriosam ecclesiam, 28 janvier 1318). Ceux qui se montrent réfractaires sont saisis par l’inquisition, jetés en prison et brûlés vifs [4]. De plus, le 8 février 1326, soixante phrases des commentaires de l’Apocalypse de Giovanni Olivi sont condamnées comme hérétiques.

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Cette lutte se poursuivit sous les papes suivants qui résidèrent à Avignon. Clément VI (1342-1352) fit emprisonner Jean de Roquetaillade pour avoir prêché la doctrine de Joachim de Santa Fiora, en prédisant le Millennium, et pour avoir condamné la vie molle et voluptueuse du clergé. Innocent VI (1352-1362) fit brûler deux franciscains à Avignon pour des motifs analogues. Mais une autre voix que celles qui étaient ainsi réduites au silence s’éleva : ce fut celle de sainte Brigitte, arrivée à Rome pour le jubilé de 1350.

Elle s’était fait précéder d’une lettre qui fut portée par l’évêque d’Abo et le prieur Pierre d’Alvastra au pape Clément VI, lui ordonnant au nom du Christ de négocier la paix entre la France et l’Angleterre et de venir faire le jubilé à Rome : a Songe au temps où tu m’as si souvent offensé », fait-elle dire par le Christ au pape; « contrairement à ton devoir, tu as toujours agi selon ton bon plaisir, mais mon heure approche : je te jugerai et si tu refuses de te soumettre, je t’humilierai aussi profondément que je t’avais exalté! Ta langue orgueilleuse se taira, et ton nom sera oublié des hommes... Je te punirai d’avoir acquis tes biens par des moyens indignes et des maux que tu as déchaînés sur l’Église, pendant les jours où tu jouissais en paix. Lève-toi donc, avant que ta dernière heure soit venue; et si tu doutes de l’esprit qui te parle ici, regarde dans le livre de ta conscience, si je ne dis pas la vérité » [5]!

Clément resta paisiblement à Avignon et son légat à Rome, Ponzio Peretti, ne fit aucun cas de la voyante Scandinave. « La terre cache le ciel à ces prélats », dît le Christ à Brigitte dans une vision qu'elle eut en (233) l'église Santa Maria Maggiore et dont elle envoya le récit au cardinal Anmbale Gaëtani. L’Eglise catholique lui avait été représentée comme un édifice croulant dont les fondements étaient ébranlés, le toit lézardé, le plancher pourri; si l’Eglise n’est promptement restaurée, elle tombera en ruines et cette chute se répercutera dans l’univers entier. En parlant de Clément, elle déclare ouvertement : « Lui qui devrait s’écrier avec le Christ : Venez à moi et vous trouverez le repos de vos âmes! s’écrie au contraire : Venez admirer ma magnificence, plus grande encore que celle de Salomon, venez, videz vos bourses et vous trouverez la condamnation! C’est pourquoi vient le temps de la colère, où il sera châtié d’avoir dispersé le troupeau de Pierre! Quel châtiment ne l’attend-il pas? »

Le châtiment ne se fit pas longtemps attendre. Le 3 décembre 1352, au cours d’un violent orage, la foudre tomba sur l’église Saint-Pierre, dont elle fondit les cloches et, à l’oreille de Brigitte, retentit cette parole : « Le pape se meurt ! béni soit ce jour, mais non pas le pape ! » Trois jours après, Clément rendait le dernier soupir [6].

Mais Brigitte n’obtint également rien de son successeur Innocent VI (1352-1362). Le Latran brûla en 1361, et Pétrarque, qui joignait ses accents à la voix de la Suédoise, écrivait en vain au pape : « Tandis que tu reposes sous tes lambris dorés, sur les bords du Rhône, le Latran tombe en ruines! Quand reviendras-tu? Préfères-tu, au jour du jugement, te trouver au nombre des grands pécheurs d’Avignon, ou placé entre Pierre, Paul et Célestin? » (Célestin V, le pape réformateur qui ne régna que quelques mois, en 1294.)

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C’était en vérité une rude tâche que le successeur de Pierre devait accomplir au sein de l’Eglise du Christ. Non seulement les ruines visibles de la ville de Rome étaient terrifiantes, — les églises s’effondraient, les couvents étaient délabrés, — mais les prêtres et les moines « violent toutes les lois ecclésiastiques, » (clame Brigitte), « ils portent l'habit court, dissimulant sous leur manteau l’épée et le haubert, et rougissent du scapulaire; sans la moindre honte, ils embrassent leurs maîtres ses et leurs enfants*, les maisons religieuses deviennent de mauvais lieux; une foule d’hommes vivent et meurent sans s’être jamais confessés et sans avoir jamais communié... le monde fourmille de serpents dont le venin empoisonne les brebis de Pierre... O Rome, Rome, je puis maintenant dire de toi ce que le prophète disait de Jérusalem ! Dans ton jardin, les roses et les lys sont étouffés par les chardons, tes murs sont abattus, tes portes sans gardiens, tes autels ruinés, tes vases sacrés mis en vente et la fumée du sacrifice ne s’élève plus dans le lieu saint! Les vases de l’Eglise ont été transportés à Babel, le glaive de la crainte de Dieu est rejeté et un énorme sac d’argent l’a remplacé; les dix commandements sont résum es en ce seul précepte : donnez de l’argent!... La simonie s’exerce publiquement sans aucune honte, les indulgences sont devenues un objet de commerce; comme Judas, ils vendent le Christ... Les prêtres sont devenus sauvages comme des loups, vacillants comme des pierres branlantes; ils marchent dans les ténèbres comme des voleurs; ils sont bêtes comme des ânes, effrontés comme des courtisanes, impurs comme de la poix, et souillent tout ce (235) qu’ils touchent; ils portent leurs lèvres vers leurs membres inférieurs et se nourrissent de leurs propres ordures... Le démon est aussi assuré de les posséder un jour, que l’est la baleine d’avoir les petits qu’elle porte dans son ventre. Maudits soient la nourriture et le breuvage qui entretiennent leur corps pour les vers et leur âme pour l’enfer! Maudits soient leurs yeux, leurs oreilles, leurs bouches et leurs mains! Qu’ils soient maudits du ciel et de la terre » [7]!

Une plume sarcastique et mordante composa vers cette époque une messe en l’honneur de « Notre Dame Simonia », « que l’on doit chanter dans la maison de Simon le magicien qui, depuis, est devenue plus grande que l’église Sainte-Croix de Rome, elle-même. » Cette messe est composée d’après l’office de l’Assomption de Notre-Dame (15 août), mais les paroles d’allégresse Gaudeamus celebrantes deviennent des lamentations Lugeamus lamentantes et, dans la collecte, on invoque Pierre contre Simon le magicien, Elisée contre Giezi et contre tous ceux qui vendent et achètent dans le temple. L’épitre est tirée de l’Apocalypse de saint Jean, au chapitre où il parle de la grande prostituée. Comme évangile, on a ironiquement choisi les paroles de Jésus à ses disciples : « Ne portez ni or, ni argent dans vos ceintures ! Vous avez reçu l’évangile pour rien, donnez- le pour rien. » Avant l’oraison de la communion du prêtre est inséré un verset ainsi travesti : « Si je n’ai point fait de népotisme, on me trouvera juste dans tous mes sentiers », et la prière finale souhaite à tous les simoniaques le même sort que Judas. « Cette messe », dit amèrement la rubrique de la fin, « doit être chantée (236) le lendemain de la fête de la Chaire de Saint-Pierre [8] ».

L’espoir que Brigitte avait tout d’abord fondé sur Innocent — « ce pape est d’un meilleur métal que le précédent et digne d’être peint avec des couleurs plus belles9 » — fut déçu. C’est en vain qu’elle tonnait, menaçait, suppliait... Le pape suivant, Urbain V, le bénédictin Guillaume Grimoard de Grisac, fut le premier à reprendre le chemin de Rome. Déjà le nom qu’il avait choisi désignait la ville éternelle (urbs). Malgré les protestations du roi de France et des cardi-naux français, Urbain quitta Avignon le 30 avril 1367, s’embarqua le 19 mai à Marseille et, le 3 juin, abordant à Corneto, posa le pied sur la terre italienne au milieu des transports de joie de la population. Le pontife célébra la messe en plein air devant une immense et superbe assemblée, « reçu non comme un homme mais comme Dieu lui-même », pour employer l’expression de Pétrarque. Parmi la foule, au nombre des envoyés de Sienne, se trouvaient Giovanni Colombini et ses jésuates qui se tenaient sur la jetée avec des branches d’oliviers à la main, clamant à haute voix : « Loué soit Jésus-Christ ! » « Vive le saint Père ! » « Ce fut le plus beau et le plus édifiant spectacle qu’on ait jamais vu », écrivit le vieux missionnaire laïque aux religieuses de Santa-Bonda [10].

Le 16 octobre, Urbain fit son entrée solennelle à Rome et l’empereur Charles IV vint se faire couronner par lui le 21 octobre de l’année suivante; les deux astres qui, pour le moyen âge, étaient le soleil et la lune : la Papauté et l’Empire, retrouvaient donc leur ancien éclat. Mais ce fut pour peu de temps. Dès 1370 Urbain (238) abandonna de nouveau l’Italie et mourut à Avignon quelques mois après. Pierre Roger Beaufort monta sur le trône pontifical le 29 décembre de la même année, sous le nom de Grégoire XI.

Agée de près de soixante-dix ans, Brigitte qui venait de terminer son long voyage à Naples, Amalfi, Salerne, Bari, Monte Gargano, attendait beaucoup de ce nouveau et jeune pontife dont elle avait fait la connaissance lorsqu’il n’était encore que cardinal. Elle lui manda par son conseiller intime, l’évêque espagnol Alphonse Vadaterra de Jaën, une exhortation pressante à rentrer en Italie « avant avril prochain » (1372). Une copie du message de Brigitte fut communiquée au nonce pontifical, l’abbé de Marmoutiers, et mise en pièces devant ses yeux. « Si le pape », déclarait ia voyante, « n’est pas de retour en Italie à l’époque fixée, ses Etats seront divisés de la même manière! [11]»

Aucune menace ne pouvait produire plus d’effet. Sous Urbain V, grâce aux victoires du cardinal légat Albornoz, le Saint-Siège était devenu en Italie une puissance importante. Les maisons d’Aragon et d’Anjou régnaient sur Naples et sur la Sicile; les états du pape s’étendaient donc au nord, comprenant sept provinces : la Campanie avec la Maremma romaine; le duché de Benevent; le propre Patrimonium Petri; les Monts Satins avec les villes de Narni, Terni, Rieti, Amelia et Todi; le duché de Spolète; les Marches d’Ancône avec le duché d’Urbin; la Romagne; enfin la ville et les environs de Bologne. Les Républiques toscanes étaient enclavées dans ces vastes États. Au nord de Bologne régnait le puissant Bemabô Visconti, le tyran de Milan (238) dont Urbain n’avait pu avoir raison en 1064 que moyennant un demi-million de florins. Bernabo et les villes libres de Toscane constataient l’agrandissement des états pontificaux, avec une inquiétude qui ne fit qu'augmenter lorsqu’on 1371 le successeur d'Albornoz, le nouveau cardinal légat Pierre d’Estaing, fit la conquête de Pérouse.

Telle était la situation politique et tel était l’homme auquel Catherine écrivit une lettre au début de l’année 1372. Il était accoutumé à de pareilles harangues, ayant eu en main, lui aussi, une copie des menaces adressées par Brigitte à Grégoire XI. D’ailleurs, le retour du pape à Rome n’était éloigné ni de sa pensée, ni de celle du Saint-Père; durant l’hiver de 1370-71, Grégoire manifestait déjà à son entourage l’intention de rentrer dans la ville éternelle. De même qu’au cardinal, il lui paraissait nécessaire de rétablir le Saint-Siège dans les États pontificaux, afin d’éviter que ceux-ci fussent à nouveau morcelés. Dans sa prophétie, Brigitte avait précisément choisi le meilleur des arguments [12].

La Sainte suédoise mourut le 23 juillet de l’année suivante, 1373 ; Catherine ne l’a jamais vue. Dans une lettre de 1374, elle parle d’elle comme de « la comtesse morte récemment à Rome », mais elle fit à ce moment-là, la connaissance d’Alphonse de Jaën et, plus tard, celle delà fille de Brigitte, Karin, dont le caractère était bien moins énergique que celui de sa mère et de son homonyme italienne. Ce ne fut donc pas Karin de Vadstena, mais bien Catherine de S’enne, qui prit la succession de Brigitte et qui, de sa main virginale, ferme et douce à la fois, guidée par un esprit (239) clairvoyant et sage, ramena Grégoire à Rome. Et c’est par cette lettre, admirable de franchise, adressée au cardinal d’Estaing, qu’elle pose la main sur le gouvernail du vaisseau de l’Église.

Lorsque Brigitte fulminait et menaçait, c’était avec la certitude d’être la messagère de Dieu. Mais là n’était pas la seule cause de son influence ; sa position sociale y entrait aussi pour quelque chose. Elle était pour les Italiens la principessa di Nericia, de race royale et de sang noble, ayant occupé une haute situation à la cour de Suède et joué un rôle important dans la politique de son pays; de plus elle était molto ricca, et faisait construire des monastères en Suède tandis qu’elle-même voyageait en Italie accompagnée de trois de ses enfants (Birger, Karl et Karin) et d’une nombreuse escorte de chapelains, de courtisans et d’évêques. Auprès de cette influente dame, Catherine n’était que la fille d’un pauvre teinturier de province, sans autre appui que les dominicains, parmi lesquels elle comptait même des adversaires. Et cette jeune fille sans aucune expérience de la politique se place en face de l’un des plus puissants de ses contemporains, le légat du Saint-Siège, en lui disant : « Je désire et je veux que vous agissiez de telle et telle façon ». « Mon âme souhaite vous voir ainsi », « je veux » — voglio.....

Ce je veux revient de plus en plus fréquemment dans les lettres de Catherine. « C’est la volonté de Dieu et mon désir », écrit-elle quelque part. Et ailleurs : « Ceci déplaît à Dieu et me déplaît ». A l’évêque de Florence, elle dit tout simplement : « Je veux! » Au roi de France : « Faites la volonté de Dieu et la mienne! » (240) Au pape : « Accomplissez la volonté de Dieu en exauçant l’ardent désir de mon âme! [13] » Cet audacieux voglio est la baguette magique avec laquelle elle frappe à toutes les portes et à tous les cœurs, et si réellement les portes et les cœurs s’ouvrent — plus ou moins, et quelquefois même pour se refermer aussitôt — cela provient de la puissance de vérité qui émanait de Catherine. Ce n’était pas en vain qu’elle se sentait unie au Dieu qu’elle nommait, en se servant d’une expression tendre et abstraite à la fois, la prima dolce Verità. De tous les noms du Christ, celui qui l’avait le plus frappée est celui de Vérité, qu’il s’attribue lui-même : « Je suis la Vérité! » Pour elle les deux amours qui se livrent combat dans l’âme humaine s’identifient avec les deux puissances intellectuelles : la vérité et le mensonge. L’un, l’amour de Dieu et du prochain, est dans la vérité; l’autre, l’amour-propre, est dans le mensonge. La vérité et la vertu, le mensonge et le péché, se complètent l’un l'autre : c’est la pratique et la théorie.

De deux côtés nous vient une invitation, écrit Catherine; deux voix nous disent : « Que celui qui a soif vienne à moi! » Or nous avons tous soif, mais il s’agit de savoir avec quelle eau nous voulons nous désaltérer. Si c’est dans la source qui jaillit jusqu’à la vie éternelle, ou avec l’aqua morta puisée dans les lagunes de la colère et du péché : avec la Vie ou avec le Néant, dirait Ernest Hello.

Choisir la source vive, c’est suivre le Christ. « Celui qui veut aller au Père, qui est la vie éternelle, doit ici-bas suivre son Verbe, qui est la voie     et celui qui marche dans cette voie ne marche point dans les (241) ténèbres, mais à la clarté de la foi ; et il implore : « Seigneur, accorde-moi la grâce de voir la lumière dans ta lumière! » Le Verbe est la vérité même et l’âme qui embrasse sa doctrine quitte le mensonge de l’amour-propre qu’elle étouffe en son âme.

« Le Verbe nous commande de l’aimer par dessus toutes choses et le prochain comme nous-même, et de témoigner cet amour par des actes, ainsi qu’il nous en donne l’exemple     Vis-à-vis de Dieu et du prochain, nous devons nous montrer fidèles à ces préceptes...; chacun de nous entend cet appel. Mais quelles sont les âmes qui y répondent ? Ce sont celles qui, ayant faim et soif de la vertu, courent avec de saints désirs dans la voie que le Christ crucifié nous a tracée... Avec cette soif et ces désirs ils approchent de la source    « Le Christ, le doux Jésus, nous invite ainsi à boire l’eau vive. »

« L’autre voix qui nous sollicite est celle du démon... Il porte en lui la mort et c’est pourquoi il nous incite à boire de l’eau morte. Si tu lui demandais : « Que me donneras-tu si j'entre à ton service? » il te répondrait alors : « Je te ferai don de ce que je possède: puisque je vis sans Dieu, il te faudra vivre hors de lui. Je suis dans le feu éternel, où il y a des pleurs et des grincements de dents, je suis plongé dans les ténèbres et privé de lum’ère, j’ai perdu toute espérance, je me trouve en compagnie de tous les damnés et de tous les suppliciés. Voilà ce que je te donnerai comme récompense et comme consolation... »

« Et quelle est la voie que nous sommes par là invites à suivre? C’est la voie du mensonge. Le mensonge engendre le misérable amour de soi-même, qui te (242) porte à aimer d’une façon déréglée le faste, la magnificence du monde, les créatures et toi-même, sans te soucier de perdre Dieu et la beauté de ton- âme. Dans ton aveuglement, tu fais du monde ton dieu; comme un voleur, tu dérobes le temps qu’il conviendrait d’utiliser pour l’honneur de Dieu, le salut de ton âme et le bonheur des autres ; car tu le gaspilles pour ta propre satisfaction, en accordant à ton corps plus de bien-être et de confort que Dieu ne le permet.... Le Christ a écrit sa doctrine sur son corps; il a fait de lui-même un livre, dont les initiales sont si grandes et si rouges que le plus illettré et le moins attentif peut aisément les distinguer et les lire Le démon te place devant les yeux le livre de ta propre sensualité, dans lequel sont inscrits tous les vices et toutes les tendances mauvaises de l’âme : la colère, l'impatience, l’orgueil, l’infidélité vis-à-vis du créateur, l’injustice, l’impureté, la haine pour le prochain, le goût du péché et le mépris de la vertu, la grossièreté, la calomnie, la paresse, la négligence. Si la volonté lit tout cela, s’en imprègne et le met en pratique, elle suit, comme une impie, la voie du mensonge, indiquée par le diable et boit de l’eau morte, pour son châtiment et sa condamnation éternelle [14]. »

Voici quel était le message que devait transmettre Catherine au monde politique comme au monde religieux. Il y a deux royaumes : — d’une part, l’égoïsme, le monde, le péché, les ténèbres, la mort, l’enfer; — de l’autre, l’amour, le renoncement de soi-même, l’accomplissement du devoir, la lumière, la vie, le ciel. La porte d’entrée du royaume de la mort est le moi, Ego; la porte du royaume de Dieu est le Verbe, Jésus. Celui (244) qui vit dans le moi s’attache à ce qui passe et périra; — celui qui se fixe en Jésus se fixe dans l’impérissable et sera sauvé.

Cette doctrine semblait si éminemment vraie à Catherine qu’elle ne pouvait s’empêcher de la prêcher à toute heure, aux grands et aux petits, « à temps et à contre-temps » comme l’apôtre. « Cette femme », écrit le brave notaire Cristofano Guidini émerveillé, « se souciait peu que ce qu’elle disait plût ou non » [15]. Pour elle, la politique, ainsi que toutes les autres œuvres humaines, était un chapitre de morale et l’homme d’État devait être, comme tous les autres hommes l’imitateur du Christ. Elle s’interposait entre les républiques belli gérantes, pénétrait dans l’Église corrompue, en adjurant les hommes de mettre bas les armes pour échanger le baiser de paix, de passer du népotisme et de la simonie à la droiture et à la probité, de la crainte des hommes à la crainte de Dieu, du Moi à Jésus.

Le terme de virilité reparaît sans cesse dans les, lettres de Catherine. A son avis, la virilité comprend tout ce qu’était le Christ et, sans avoir égard à son propre sexe, elle qualifie de féminin tout ce que réclame de nous le démon. « Soyez un homme viril », recommande-t-elle au faible et irrésolu Grégoire XI. Elle parle avec sévérité de ceux « qui sont charitables et compatissants par amour charnel, de même qu’ils sont pleins de complaisance pour leur propre corps ». Ce sont ceux-là qui n’osent faire le bien ou punir l’injustice, par crainte de mécontenter les hommes ou de s’attirer leur mépris; ce qui domine chez eux, c’est un immense désir de vivre en paix et d’avoir de bons rapports avec (245) tous, même quand l’honneur de Dieu exige qu’ils luttent et combattent. « De semblables êtres, voyant leurs sujets pécher, feignent de ne pas s'en apercevoir, afin de n’être point obligés de les châtier; ou bien, s’ils les châtient, c’est avec tant de mollesse qu’ils ne font que poser un onguent sur le vice, car ils redoutent toujours de déplaire à quelqu’un et d’en venir aux querelles. Ceci provient de ce qu’ils s’aiment eux-mêmes. »

Catherine démontre avec insistance combien ce lâche et craintif égoïsme est opposé à la charité. Le Christ n’est pas venu apporter un lâche pacifisme, à la faveur duquel le mal se développe plus librement que le bien. Il est venu avec le glaive et la faux, il fut le médecin qui porta le fer rouge dans la plaie du péché. Et, comme son vrai disciple, Catherine prêche que « vouloir vivre en paix est souvent la plus grande des cruautés. Quand l’abcès est mûr, il faut qu’il soit taillé par le fer et brûlé par le feu et, si on néglige de le faire et que l’on y mette seulement du baume, la corruption s’étend et donne parfois la mort [16] ».

Dans une lettre ultérieure à Pierre d'Estaing, Catherine développe ces principes avec toute sa clairvoyante psychologie, en cherchant à les inculquer au Cardinal légat. « Je désire voir en vous un homme courageux, » écrit-elle avec son audace coutumière, « afin que vous serviez sans crainte l’Epouse du Christ, en travaillant spirituellement et temporellement pour l’honneur de Dieu selon les besoins de cette douce Epouse dans les circonstances actuelles, ce que vous ferez avec zèle, sans peur et sans négligence, j’en suis persuadée, dès que vous connaîtrez ses nécessités. L’âme qui (245) redoute l’opinion des hommes n'atteindra jamais la perfection; tout l’ébranle et elle ne saurait mener à bien aucune entreprise. Oh ! que cette crainte est dangereuse ! Elle paralyse les saints désirs et met obstacle à leur réalisation; elle aveugle l’homme, si bien qu’il lui devient impossible de reconnaître la vérité, car cette crainte procède de l’amour-propre. Dès que la créature raisonnable s’aime elle-même, elle commence à éprouver la crainte. »

Quiconque a tant soi peu l’habitude de s’observer lui-même en a fait l’expérience. Tandis que l’abandon à la volonté de Dieu rend intrépide, la moindre tendance aux satisfactions égoïstes engendre immédiatement le trouble et l’angoisse. Dieu seul est le Bien sûr, tous les autres peuvent être perdus. Comme le fait si finement observer Catherine : « Pourquoi un tel homme craint-il ? Parce qu’il a placé son amour et son espérance en des choses fragiles, qui ne reposent point sur une base solide et qui passent comme le vent. O coupable amour-propre! Combien tu es pernicieux aux supérieurs et à ceux qui leur sont soumis ! Car, si c’est un prélat, il ne châtie et ne reprend jamais ses subordonnés, par crainte de leur déplaire... Il ne tient compte ni du droit ni de la justice, il juge selon son caprice, ou selon le caprice des créatures, en sorte que ceux qu’il dirige se pervertissent de plus en plus. »

A cette partialité et à ce honteux égoïsme, Catherine oppose le devoir intégralement accompli par le Christ qui ne cherchait que l’honneur de Dieu et le véritable bien du prochain. Il est notre Maître; « nous sommes les disciples et nous sommes à sa douce école. »

(246)

Puis vient l’application pratique de ces principes; la politique transparaît soudain à travers la dogmatique (car en somme tout aux yeux de Catherine prend sa source dans le dogme). « II me semble, très cher Père, qu’il est temps de rendre gloire à Dieu et de travailler pour le prochain. Ce n'est plus l'heure de s’attacher à soi-même par l’amour-propre sensitif et par la crainte servile, mais d’agir avec un amour sincère et une simple crainte de Dieu. Vous voici maintenant préposé au temporel et au spirituel…  Quant au temporel agissez avec courage, poursuivant autant que vous le pourrez la paix et l’union dans le pays. »

Par le « pays», Catherine entend l’Italie. De même que Dante, elle était une Italienne ardente et le souci du salut de sa patrie se trahit sans cesse dans ses lettres et ses discours. Elle fait ici allusion à la lutte qui se poursuivait entre Bernabo Visconti et le Saint-Siège. Au lieu de se quereller entre eux, les chrétiens devraient combattre les infidèles. Avec une plus haute compréhension de la vocation de l’Église que le pape et les cardinaux eux-mêmes, elle s’écrie : « La paix, la paix, la paix, très cher Père! Faites considérer au Souverain Pontife que la perte des âmes est plus importante que celle des cités, car Dieu exige de lui le salut des âmes bien plutôt que la conquête des cités. »

Puis elle termine en reprenant sa première pensée : « Je suis persuadée que, si vous êtes revêtu de l’homme nouveau, du Christ, le doux Jésus, et que si vous vous dépouillez du vieil homme, c’est-à-dire de votre nature sensuelle, vous ferez tout ce que je vous prescris, car vous serez délivré de toute crainte servile... Dieu (247) vous a placé à un poste qui ne requiert qu’une sainte crainte : c’est pourquoi je vous ai dit que je désirais trouver en vous un homme courageux et non pas un lâche. J’espère de la bonté divine qu’elle vous accordera la grâce d’accomplir sa volonté, votre désir et le: mien. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [17]! »

Outre Pierre d’Estaing, la politique pontificale était à cette époque représentée en Italie par un autre prélat français, l’abbé de Marmoutiers, Gérard du Puy, qui, selon la vieille devise Divide et impera, cherchait à semer la discorde. Ainsi il réveilla une ancienne querelle entre Arezzo et Castiglion Fiorentino, et le bruit courait qu’il aidait secrètement Cione Salimbeni à guerroyer contre Sienne. Il était neveu de Grégoire XI, dont il possédait la confiance et auquel il avait servi d’intermédiaire auprès de sainte Brigitte; depuis la mort de la voyante Suédoise (juillet 1373), il se tournait vers le nouvel astre, Catherine.

La Sainte de Fontebranda lui répondit par une lettre écrite dans des termes analogues à celle du cardinal d’Estaing. Le Christ crucifié, dit-elle, est la voie dans laquelle nous devons marcher pour aller au Père. Il n’y a d’autre moyen de faire sa volonté que de s’attacher fortement au Christ et, si nous le faisons, nous découvrirons que nous nous trouvons dans le feu. L’amour de Dieu, brûlant dans l’âme comme un foyer ardent, réchauffe, éclaire et transforme en lui-même le bois qui se trouve au milieu des flammes. Catherine traite ici son sujet favori : la transformation de l’âme par la (248) conformité au Christ, la destruction de la volonté pro-pre dans le feu sacré de la volonté divine

« O feu doux et attirant», s’écrie-t-elle, « tu dissipes toutes les froideurs du vice, du péché et de l’égoïsme ; tu échauffes et enflammes le bois sec de notre volonté, en sorte qu’il s’embrase et se consume en d’ardentes aspirations, aimant ce que Dieu aime, haïssant ce que Dieu hait! » L’âme se purifie de telle sorte dans ce feu que la mémoire ne peut plus s’appliquer qu’à retenir les bienfaits de Dieu, l’intelligence qu'à considérer sa bonté et la volonté aspire vers lui, ne se souciant de rien en dehors de lui.

Après avoir exposé ces considérations théoriques et théologiques, Catherine en vient aux conclusions pratiques : « J’ai reçu votre lettre avec grand plaisir, » écrit-elle, « et ce m‘a été une vive consolation de voir que vous n’oubliez point une créature aussi vile et aussi misérable que moi. Voici comment je répondrai à vos trois questions : Je crois qu’il serait bon que notre doux Christ de la terre (c’est-à-dire le pape) se libère de deux choses qui corrompent l’épouse du Christ. La première est la trop grande affection qu’il témoigne à sa famille, dont il s’occupe avec trop de sollicitude... La seconde est une douceur excessive fondée sur trop d’indulgence. Hélas, hélas! les membres du Christ se corrompent parce que personne ne les châtie. Il y a trois vices détestables que Notre-Seigneur a particulièrement en aversion, ce sont : l’impureté, l’avarice et l’orgueil, qui règnent parmi les prêtres; ceux-ci ne songent qu’aux jouissances et aux fêtes et se préoccupent uniquement de s’amasser une (249) fortune. Ils voient sans inquiétude les dénions de l’enfer ravir les âmes qui leur sont confiées, étant eux- mêmes des loups voraces et faisant commerce de la grâce divine. C’est d’une main ferme qu’il faut y mettre bon ordre, car une trop grande compassion constitue parfois la plus grande des cruautés. Je prie Dieu que le Saint-Père fasse taire en lui cette affection exagérée pour sa famille; je ne dis pas que l’Église en sera moins persécutée, mais j’ai foi en l’avenir glorieux qui lui a été prédit. Le bien ne triomphera que quand la corruption en sera venue à son comble! »

Beaucoup considèrent ces paroles de sainte Catherine comme une prophétie, et de fait c’en est une. Elle avait cette claire compréhension de l’enchaînement des événements et ce contact intime avec la loi de l’histoire, qui lui permettait d’entrevoir et de prédire le déroulement des siècles à venir. « Le bien ne triomphera que quand la corruption en sera venue à son comble! » Si elle eût vécu plus longtemps et vu le diable incarné (dimonio incarnato), Alexandre VI, assis sur le trône de Pierre, elle eût compris que l’heure annoncée par elle avait sonné. « Votre heure et celle de la puissance des ténèbres », où l’épouse du Christ, comme autrefois le Christ lui-même, fut non seulement trahie par Judas (ce qui s’était souvent produit), mais encore reniée par Pierre : « Je ne connais pas ce Galiléen [18]. »

Puis Catherine répond aux deux autres questions que lui a posées l’abbé. Celui-ci semble avoir trouvé correct de donner à entendre dans sa lettre qu’il était un grand fraîcheur, qui cependant mettait sa confiance (250) en la miséricorde de Dieu, etc... Catherine le prend au mot. « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive », lui dit-elle pour l'encourager, « et moi, votre fille très indigne, je prendrai sur moi la dette de vos péchés et je consumerai à la fois les vôtres et les miens dans la fournaise du saint amour! Soyez certain que, dans sa miséricorde, Dieu vous a pardonné, mais efforcez-vous désormais de mener une vie nouvelle ».

Et, de là, Catherine passe au troisième point tou-chant les devons de l’abbé, en tant que confident du pape. « Vous devez travailler scion vos moyens avec le Saint-Père à chasser les mauvais pasteurs qui sont des loups et des démons incarnés, qui ne songent qu’à faire bonne chère et à posséder de somptueux palais, ainsi que de beaux équipages,» écrit-elle. « Hélas! hélas! tout ce que le Christ a acquis sur le bois de la croix est dissipé par des filles de joie. Dussiez-vous y perdre la vie, je vous conjure de dire au Saint-Père de mettre fin à un si grand scandale. Et quand viendra le moment de nommer des cardinaux ou d’autres pasteurs de l’Église, suppliez-le de ne point se laisser guider par la flatterie, la cupidité ou la simonie et de ne point considérer si les intéressés appartiennent à la noblesse ou à la bourgeoisie, car la vertu et une bonne réputation ennoblissent l'homme devant Dieu [19]. »

Grégoire XI reçut bien certainement le message de Catherine, mais ne s’y conforma guère. Le 21 décembre 1375, il créa neuf cardinaux (au nombre desquels se trouvait Gérard du Puy lui-même), tous dépourvus des qualités que réclamait Catherine; le meilleur (251) d’entre eux était l’espagnol Pierre de Lune, le futur antipape Benoit XIII.

Mais Catherine travaillait par ailleurs. Rien que dans son entourage immédiat, il y avait suffisamment à faire. L’année 1376 fut particulièrement troublée. « Il semble », dit le vieux chroniqueur Neri di Donato, « que ce temps soit sous l’influence d’une planète qui provoque partout des batailles et des luttes. Dans le couvent San Antonio » (près de Bagni di Petriuolo, aux environs de Sienne), « les moines augustins assassinèrent leur prieur. Au Sagro Convento à Assise, les franciscains se battirent au couteau et quatorze d’entre eux furent tués. A l’abbaye della Rosa » (actuellement l’église de la Mustiola à Sienne), « se déchaînèrent également des querelles intestines qui aboutirent au renvoi de six d’entre les frères. La discorde régnait aussi chez les chartreux; le ministre général, venu pour rétablir l’ordre, les chassa de leur monastère. Et cela n’allait guère mieux dans les familles selon la chair... A Sienne, personne ne tenait parole, ni au sein de son parti, ni en dehors. Le peuple était en désaccord avec ses chefs comme avec tous; le monde entier était en vérité une ténébreuse vallée [20]. »

Le vieux chroniqueur n’a sûrement rien exagéré ; le clergé donnait au peuple de ce temps un exemple belliqueux et frivole. Probablement par son disciple Nigi di Doccio degli Arzocchi, Catherine entra en relation avec Biringhieri degli Arzocchi, curé d’Asciano, ville située au sud de Sienne, auquel elle écrivit une lettre des plus sévères. Obéissant à l’inspiration de sa nature poétique, elle entre en matière par une image. (252) « Quand les fleurs restent trop longtemps dans l’eau, elles pourrissent et empestent au lieu de répandre un doux parfum. Vous autres prêtres, vous êtes des fleurs dans l’église de Dieu, des fleurs placées sur l’autel, mais quand ces fleurs séjournent dans l’eau du vice, de l’impureté et de la vie profane, elles exhalent une odeur fétide qui empoisonne les fidèles. Réveillez-vous donc et ne sommeillez plusl Nous avons dormi trop longtemps » (pour adoucir l’aiguillon de ses reproches, Catherine ne fait pas exception d’elle-même) « et nous sommes morts à la grâce. Le temps presse, car la sentence est rendue et nous sommes condamnés à mort. »

Et maintenant elle se met à prédire la mort inévitable contre laquelle l’argent et la noblesse ne peuvent rien (elle fait ici allusion à la noble et riche famille du prêtre en question). « Oh! combien misérable sera alors cette âme, qui aura recherché les plaisirs des sens et s’y sera vautrée comme des pourceaux dans la fange! De créature raisonnable, elle est devenue un animal immonde, se plongeant à tel point dans une honteuse avarice qu’elle vend par cupidité les grâces spirituelles; l’orgueil l’étouffe et elle dépense en honneurs, en festins, en serviteurs, en beaux équipages, ce qu’il conviendrait de donner aux pauvres. » C’est ce qui s’appelle passer son temps à servir le diable. Mais le sang du Christ nous ayant rachetés, nous ne nous appartenons plus, « nous n’avons plus le droit de nous vendre nous- mêmes. » «Je vous en conjure par l’amour du Crucifié, sortons d’un si vil esclavage... Mes fautes sont innombrables, mais je vous promets de prendre les vôtres avec (252) les miennes et d’en faire un bouquet de myrrhe que je placerai sur mon cœur avec un amer repentir [21]. »

Le curé de Semignano, petite ville située dans la Montagnuola à l’ouest de Sienne, entretenait avec un autre prêtre de continuelles discussions. Catherine s’adresse à lui en ces termes : « Je m’étonne beaucoup qu’un homme de votre condition puisse vivre dans la haine; Dieu vous a retiré du siècle et fait ange de la terre par la vertu du sacrement. Et voici que vous vous occupez de nouveau de ce qui se passe dans le monde. Je ne comprends pas comment vous osez dire la sainte messe et je vous prédis que,, si vous persévérez dans cette haine et dans vos autres défauts, la justice de Dieu s’abattra sur vous. Cessez de mener cette vie de péché et convertissez-vous, en songeant que la mort viendra vous surprendre au moment où vous y penserez le moins... Je vous supplie d’extirper de votre âme ces vils sentiments et surtout la haine. Je veux que vous fassiez la paix! Il est honteux pour deux prêtres de vivre en ennemis. C’est un vrai miracle que Dieu n’ordonne pas à la terre de s’entr'ouvrir pour vous engloutir tous deux [22]. »

De vives querelles éclataient incessamment entre le curé doyen de Casole di Val d’Eisa (à mi-chemin de Sienne et de Volterra) et un autre ecclésiastique du même Peu. Catherine leur fait un sermon sur la seule haine qu’un chrétien ait le droit de nourrir : la haine du péché, en commençant par leur démontrer que la haine envers les autres est en réalité la haine. envers soi-même,. « car si je hais mon prochain, je tue la grâce en moi, devenant ainsi mon ennemi le plus redoutable, » dit-elle. (254) « Si l’on me blesse dans mon corps et que, pour l'offense qui m’a été faite, je haïsse mon agresseur, il s’ensuit que je blesse moi-même mon âme et que je la tue en lui ôtant la vie de la grâce. Je dois donc ressentir une plus grande haine contre moi, qui prive mon âme de la vie éternelle, que vis-à-vis de l'ennemi qui tue le corps, lequel doit tôt ou tard mourir, puisqu’il est périssable et passe comme l’herbe des champs. Il tient uniquement sa vie et sa valeur de l'âme qu’il renferme et, quand cette pierre précieuse lui est enlevée, le corps n’est plus qu’un sac rempli d’immondices, qui deviendra la proie des vers. »

Qu’il est donc insensé celui qui, pour une offense extérieure, risque la vie de son âme ! A cette haine de soi-même, déraisonnable et coupable, Catherine oppose la haine du péché, de la volonté sensuelle et du moi orgueilleux. Cette haine véritable, au lieu de nous pousser à la vengeance, nous incline à la patience, au pardon et à l’amour de nos ennemis. Ceux qui nous contrarient ne sont plus à nos yeux que des instruments dans la main de Dieu, ils sont les fouets et les disciplines avec lesquels le Seigneur nous châtie et il est préférable d’expier ses péchés en ce monde qu’en l’autre. « Telle est par conséquent la vraie manière d’envisager les choses, il n’y en a pas d’autre. Tous les autres chemins conduisent à la mort... Ayant nous-mêmes besoin de pardon, nous devons pardonner... En agissant ainsi, vous demeurerez dans la voie droite, vous serez de vrais médiateurs entre Dieu et les hommes et, en récompense, vous jouirez de l’éternelle vision de Dieu. J’ai eu compassion de vos âmes, je n’ai pas voulu que vous (255) viviez dans les ténèbres et je suis venue vous convier à ces douces et glorieuses noces... Et comme il me semble que la voie de la Vérité vous est barrée en raison de l’inimitié qui existe entre vous et que la voie du mensonge s’ouvre largement devant vos pas, je veux que vous fassiez la paix avec Dieu et le prochain et que, quittant la voie des ténèbres, vous rentriez dans celle qui mène à la vie. Je vous conjure au nom du Christ crucifié de ne pas rejeter ma prière [23]. »

Malgré les supplications de Catherine en faveur de la paix, la lutte se poursuivait toujours entre le Saint- Siège et Bernabò Visconti. Dans l’espoir de s’adjoindre les républiques toscanes, le tyran de Milan leur envoya un ambassadeur qui arriva à Sienne en novembre 1373. Il se fit présenter à Catherine à laquelle il apportait non seulement les messages de son maître, mais encore ceux de son épouse, la frivole et mondaine Béatrice della Scala. En janvier, le pape avait lancé une bulle d’excommunication contre Bernabò et Galeazzo Visconti et il est probable que les deux despotes cherchaient maintenant à rentrer en grâce auprès du Souverain-Pontife, par l’intermédiaire de la vierge sien- noise, ainsi qu’à se concilier l’opinion publique à Sienne et dans toute la Toscane. Dans la réponse dictée par Catherine à Neri di Landoccio, elle donne à Bernabò le titre de « très révérend Père » et commence par lui démontrer la vanité et la fragilité des honneurs et des pouvoirs terrestres. « Et si vous me demandez : N’y a- t-il donc aucune puissance stable en cette vie? je vous répondrai : Si, il y en a une, c’est la cité de notre âme! Nous régnons sur elle et elle est si forte que ni les (256) hommes, ni le diable, ne peuvent la conquérir, si nous n’y consentons nous-mêmes. » Mais comment aurons- nous l’énergie de ne pas fléchir dans la lutte contre la chair et contre le prince du monde et des ténèbres? C’est l’œuvre de Jésus-Christ, l’Agneau sans tache. « Par sa mort, il nous a donné la vie; en souffrant les opprobres et les outrages, il nous a rendu l’honneur ; ses mains clouées à la croix nous ont délivrés du lien du péché; par sa nudité, il nous a revêtus de grâce; il nous a sauvés par son sang; sa sagesse a vaincu la malice du démon, sa flagellation la faiblesse de notre chair; son humilité a triomphé de l’orgueil et des délices du monde. Nous n’avons donc plus rien à craindre, sa main désarmée a vaincu nos ennemis et nous a rendu le libre arbitre. »

Et maintenant Catherine en est où elle veut être : au chapitre qui traite de l’Église. Nous péchons chaque jour, dit-elle, et chaque jour nous avons besoin de recevoir le pardon de nos péchés, par l’effusion du sang de l'Agneau dans le sacrement de pénitence. Or l’Église seule administre ce sacrement, étant seule dépositaire des clés du sang ! Combien insensé est donc celui qui se révolte et s’éloigne du Vicaire du Christ qui est le gardien de ces clés? Et, de même que saint François d’Assise dans son testament, elle ajoute : « Le pape, fût-il même un démon incarné, je ne devrais pas lever la tête contre lui, mais toujours m’incliner devant son autorité et implorer de lui le sang auquel je ne puis participer d’une autre manière. Et c’est pourquoi » (maintenant vient l’application personnelle), « je vous supplie de ne plus vous rebeller contre votre chef. Méprisez les instigations (257) du diable, qui vous suggère que c’est votre devoir de sévir contre les mauvais pasteurs de l’Église. Refusez de le croire et ne cherchez pas à juger ce qui ne vous regarde point. Notre Sauveur le défend. Il a déclaré qu’ils étaient « ses oints » et ne veut pas qu’aucune créature exerce une juridiction qu’il se réserve à lui-même. » Catherine va encore plus loin, jusqu’à s’exclamer : « Même si les prêtres nous dépouillaient de nos biens, nous devrions préférer perdre nos biens temporels et la vie du corps que les biens spirituels et la vie de la grâce. » Ceci n’est l’opinion ni de Luther, ni de Wiclef, ni des Huguenots. Ce n’est point l’hérésie ou la révolte qui parle ainsi, c’est la sainteté qui est « douce et humble de cœur », « obéissante jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix... »

La lettre se termine par une exhortation enflammée à la Croisade. Grégoire avait prêché la guerre sainte au début de l’année et Catherine le soutient. « Quelle honte et quel scandale, pour nous chrétiens, de laisser entre les mains des infidèles ce qui nous appartient de droit! Je vous demande instamment, au nom du Christ crucifié, de conclure une paix réelle et complète avec notre doux Père, le Christ de la terre et de lutter contre les païens. Si vous le faites, vous aurez part au sang du Fils de Dieu. »

Catherine écrit ensuite à la fière et frivole Béatrice, en l’appelant « très chère mère et sœur dans le Christ, le doux Jésus ». La vraie grandeur est incompatible avec l’amour du monde, déclare-t-elle, car le monde est inférieur à l’âme humaine et ne vaut guère qu’on s’y (258) attache. « L’âme se transforme en ce qu’elle aime; donc, en aimant le péché qui est néant, mon âme s’anéantit et il ne pourrait m'arriver rien de pire. Le péché vient de ce que nous aimons ce que Dieu hait et que nous détestons ce que Dieu aime, c’est-à-dire que nous aimons les biens périssables du monde et notre propre moi... Ni les pompes, ni les splendeurs du monde, ni les créatures ne sont choses mauvaises en elles-mêmes; c’est l'affection déréglée qu’on y porte qui constitue le péché...... »

Mais par bonheur, l'amour du monde est impuissant à procurer la paix! Si nous la voulons posséder, il faut nous renoncer nous-mêmes et suivre la vote royale de la croix. Il semble que cette voie soit semée de ronces, mais ce n'est qu’une illusion, les roses de la patience s’épanouissent parmi les épines des tribulations. Et d’ailleurs, celui qui est enivré du sang du Christ ne remarque plus, dans son ivresse, où il pose le pied. Catherine souhaite cette ivresse à Béatrice : « Non seulement pour vous- même, mais aussi parce que je veux que vous soyez pour votre mari un guide dans la voie de la vérité et de la vertu. Conduisez-te, suppliez-le de ne plus se révolter contre le Saint-Père... Je ne veux pas que vous soyez tous deux ingrats envers Dieu [24]. »

Il semble que Catherine ait formé le projet de se rendre en personne à Milan, pour influencer Bernabò. « Je désirerais vous prouver par des actes mon zèle pour le salut de vos âmes », dit-elle en terminant sa lettre à Béatrice. Et il ressort d’une lettre, adressée le 30 mai 1375 à la Siennoise par la belle-fille de Bernabò, Elisabeth de Bavière, que la sainte était attendue à la (259) cour des Visconti, car Élisabeth exprime son chagrin d’apprendre que la visite espérée n’aura pas lieu [25].

Grégoire XI et Catherine durent, momentanément, renoncer à leurs projets de Croisade. En mars 1374, Guillaume de Noëllet, prélat français et successeur du cardinal d’Estaing, arriva comme légat pontifical à Bologne, animé des mêmes intentions néfastes que l’abbé de Marmoutiers à Pérouse. Les temps étaient rudes pour F Italie, comme pour la petite patrie de Catherine. Le chevalier pillard Andrea di Niccolò Salimbeni qui de son château de Perolla, situé dans la Maremma, rançonnait depuis longtemps les environs de Sienne, avait enfin été fait prisonnier. Mais le juge suprême, dit il Senatore, Lodovico da Mogliano, ne se sentit pas le courage de faire exécuter le brigand de noble race, tandis que les hommes de sa bande furent mis à mort. Révolté par une injustice aussi manifeste, le peuple se souleva contre le susdit Senatore; un sellier, nommé Noccio di Vanni, usurpa son siège au Palazzo publico et condamna Andrea à être décapité, — sentence qui cette fois fut suivie d’exécution [26].

Sur ces entrefaites, la puissante famille Salimbeni, courroucée, se rua hors de ses châteaux forts sur la contrée désarmée de Sienne. D’autre part, un sérieux danger menaçait Catherine elle-même : elle fut mandée à Florence pour rendre compte de son attitude et de sa doctrine au chapitre général de l’ordre dominicain.

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X - Catherine à Florence. — Elle rencontre à la fête de Saint- Jean-Baptiste (1374) Raymond de Capoue qui devient son confesseur. — La doctrine de Catherine éprouvée par le chapitre général de l’Ordre dominicain. — Elle retourne avec Raymond à Sienne.— La peste de 1374.— Œuvres de miséricorde de Catherine et de ses disciples. — Catherine guérit miraculeusement Raymond, Messer Matteoet d’autres parmi les disciples. — Elle va avec Raymond à Montepulciano. — Le couvent de Sainte-Agnès. — Deux nouveaux disciples : Anastagio di Ser Guido da Montalcino et Jacomo del Pecora. — Catherine visite l’Ospedaletto et San Quirico d’Orcia. — Doutes de Raymond sur Catherine et leurs solutions miraculeuses. 261

 

C’était à Florence, le jour de la fête de saint Jean, en 1374.

Saint Jean est l’un des .patrons de la ville et, de nos jours encore, au vingtième siècle, on célèbre sa fête avec grande solennité. Ce 24 juin 1374, la grand’messe fut chantée en son honneur dans toutes les églises de Florence. A Santa Maria Novella, l’église des dominicains — où nombre de frères restaient encore après le chapitre récemment clos — Fra Tommaso della Fonte officiait à l’autel, assisté de Fra Bartolommeo de Dominici et de Fra Raimondo da Capua. Catherine, agenouillée au fond de la nef, considérait avec une attention et un intérêt tout particuliers ce troisième prêtre qui lui était inconnu. Depuis longtemps, elle désirait trouver un confesseur qui pût la comprendre pleinement et qui, par sa supériorité, de même que par sa situation, fût capable de lui venir efficacement en aide. Et, soudain, par une révélation, elle acquit la certitude que Raymond était l’homme qu’elle cherchait et il lui sembla que la sainte Vierge elle-même, apparaissant à ses côtés, le lui donnait comme guide et comme père spirituel [1].

Catherine n’était d’ailleurs pas une étrangère pour Raymond. Le dominicain, plus âgé qu’elle de dix-sept (261) ans, avait en maintes circonstances entendu parler de la jeune fille de Fontebranda. Né en 1330à Capoue, dans la noble famille delle Vigne, à laquelle appartenait le célèbre chancelier de Frédéric II, Pierre delle Vigne [2], il était entré très jeune dans les ordres et avait déjà rempli de hautes fonctions à Rome et à Bologne. De 1363 à 1366, il avait séjourné à Montepulciano, dans la montagne au sud de Sienne, comme directeur spirituel du couvent de dominicaines qui se trouve dans la ville; c’est là, dans la solitude, qu’il écrivit une biographie de sainte Agnès de Montepulciano (dont le corps est précieusement conservé dans le susdit couvent) ainsi que le commentaire du Magnificat que nous savons avoir été composé par lui. C’est également à Montepulciano. qu’il reçut la visite du confesseur de Catherine, Fra Tommaso della Fonte, auquel il avait peut-être demandé de venir dans l’unique but de l’interroger au sujet de sa pénitente. « Car, » dit-il lui-même, avec une réminiscence de Dante, dans sa Légende de Sainte Catherine, « je pensais que nous étions arrivés à l’époque de la troisième bête et qu’elle était marquée du signe du léopard, qui représente l’hypocrisie [3]. »

La cause de Catherine fut sans doute sérieusement examinée au chapitre de Florence (qui se tint dans la Cappella degli Spagnuoli), et Raymond acquit alors la conviction que la jeune Siennoise n’était pas « une de ces femmes, qu’il avait souvent rencontrées, qui se laissent aisément duper par le diable et dupent ensuite les autres ». Soit sur sa demande, soit sur l’ordre de ses supérieurs, il fut envoyé à Sienne, à San Domenico, (262) d’où il put observer de très près la conduite de Catherine. Pendant les cinq années qui suivirent, leurs rapports devinrent de plus en plus intimes.

D’ailleurs, Raymond ne fut pas seul à faire la connaissance de Catherine durant le séjour de celle-ci sur les bords de l’Arno. « En mai 1374, » raconte un auteur florentin anonyme, « arriva en cette ville une certaine Catherine, fille du teinturier Giacomo Benincasa, de Sienne; elle portait l’habit des sœurs du Tiers Ordre de Saint-Dominique; nous la considérions comme une véritable servante de Dieu. Trois femmes, revêtues du même habit, l’accompagna'ent en tous lieux. Lorsque sa renommée parvint à moi, je cherchai à (aire sa connaissance et je devins si intime avec elle que, par la suite, elle m’honora fort souvent de sa visite [4]. » Cet écrivain anonyme est peut-être Niccolò Soderini, riche et notable Florentin, avec lequel Catherine entretint ensuite des relations amicales et qui devait secourir tes frères de la sainte par des prêts d’argent. Car la situation des trois frères, établis à Florence, continuait d’être critique. Stéfano finit par émigrer à Rome et Bartolommeo se décida à suivre Catherine quand elle repartit pour Sienne, à la fin de juin, si bien que Benincasa resta seul dans la maison du Canto a Sol- dani. Raymond se joignit probablement aux voyageurs et nous avons le droit de penser que les quatre Man- tellate, le Dominicain, le brave artisan et leur suite quittèrent Florence un matin d’été, par la Porta Romana. La route passe devant la Certosa di Val d’Ema, alors tout récemment bâtie, suit le Val di Pesa, franchit ainsi les collines de Chianti, couvertes de vignobles.

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Près de Barberino, à Petrognano, on montre encore une fontaine dont les eaux malsaines furent purifiées par la bénédiction de la sainte. Les voyageurs approchent ici de la vallée d'Eisa qui leur est si familière et revoient le paysage siennois, moins grandiose que celui des environs de Florence. Le chemin passe devant l’antique Abbaye à Isola et au-dessous des forteresses chantées par Dante, de Staggia et de Monteriggioni, « dont les murs d’enceinte sont couronnés de tourelles ». Là les voyageurs ont dû penser à la rencontre, dans le purgatoire, d’Alighieri et de Sapia Saracini, celle qui, ici même, de sa fenêtre, avait assisté avec une joie maligne à la défaite de ses compatriotes et avait vu mettre sur une pique la tête de Provenzano Salvani : « Alors je levai insolemment le visage vers le ciel en m’écriant: Je ne te crains plus désormais. » Ce n’était donc point à cause de ses mérites que la noble dame se trouvait dans la voie du salut lorsque le Florentin la rencontra au milieu des flammes du purgatoire. « Quand je me trouvai à toute extrémité », lui dit-elle, « je voulus faire la paix avec Dieu, mais mon repentir eût été vain si Pierre Pettinaro n’était accouru près de moi et ne m’eût accordé le secours de ses prières». Pierre Pettinaro, le pieux fabricant dépeignes, devenu missionnaire laïque et tertiaire, avait en effet assisté cette femme perverse à sa dernière heure et l’avait fait passer des sombres flammes de l’enfer dans les flammes d’or du Purgatoire. [5]

Puis les voyageurs, arrivés sur les hauteurs de Monte Celso, purent, au soleil couchant, contempler Sienne. Avec ses nombreuses tours menaçantes, la ville fière ressemblait à un nid d’oiseaux de proie dont les cous nus (265) se dressent voracement, et au-dessus duquel émergeait le Campanile luisant de la cathédrale, telle une main blanche levée en vain pour tracer une impuissante bénédiction. Car tout le pays à l’entour était dévasté par les troupes des Salimbeni; chaque soir, après l'Angelus, quand les portes étaient fermées (ainsi qu’on les ferme encore), toutes les clés étaient portées, inutilement hélas ! à la cathédrale et déposées sur l’autel de la sainte Vierge au pied de l’illustre souveraine de la ville. Notre-Dame avait donné la victoire à Monteaperti et les tremblements de terre n'osaient pas ébranler la cité qu’elle recouvrait de son blanc manteau. Mais le féroce Cione di Sandro Salimbeni mettait à feu et à sang la contrée de Montepulciano, et Agnolinodi Giovanni Salimbeni pillait Montalcino, tandis que, dans la ville même, régnait un ennemi plus dangereux encore, que l’on ne pouvait combattre par les armes. Dès qu’ils eurent franchi la Porta Camollia, Catherine et ses compagnons rencontrèrent une charrette chargée de cadavres, suivie par les frères noirs della Misericordia, portant des torches dont la lueur éclairait des corps enflés et des visages bleuis. Ceux qui avaient vécu en 1348, comprenant de quoi il s’agissait, murmurèrent en frissonnant : « La peste ! »

Sienne fut en effet ravagée par l’impitoyable épidémie; on estime qu’un tiers de ses habitants périrent. Bartolommeo Benincasa n’était rentré dans sa ville natale que pour y mourir. Stefano mourut à la même époque à Rome où la peste avait également fait son apparition. La sœur de Catherine, Lisa (qu’il ne faut pas confondre avec sa belle-sœur, la femme de Bartolommeo, née Colombini) succomba également ainsi que (265) huit des petits-enfants de Lapa qui demeurait chez elle. Catherine fit elle-même la toilette funèbre de ces petits cadavres, se disant en son for intérieur : « Ceux-ci du moins, je ne les perdrai pas ! » La même pensée traversait son esprit, lorsqu’elle écrivait à Alessia Saracini : « Dieu veuille que ces enfants meurent, s’ils ne doivent pas devenir d’honnêtes gens. » [6]

Escortée de son fidèle ami Matteo di Cenni Fazi, recteur de la Casa della Misericordia, et de son nouveau confesseur Raymond de Capoue, Catherine s’élança de nouveau dans les sentiers de la charité. Elle était l’âme de l’inlassable petit groupe qui, du matin au soir et du soir jusqu’à l’aube, se mettait en devoir d’exercer les œuvres de miséricorde : soigner les malades, assister les agonisants, ensevelir les défunts. Celui qui de nos jours erre dans les rues sombres, étroites et malodorantes du ghetto siennois, peut se faire une faible idée de l’horrible spectacle que présentaient les villes du moyen âge. Même en temps ordinaire, la propreté n’était entretenue que par les cochons des frères de saint Antoine qui, dans ce but, avaient le droit de circuler librement dans toute la cité [7]. A cette heure, où l’épidémie faisait rage, on aval bien d’autres soucis que celui de balayer les rues. Mais Catherine était vaillante et les puanteurs les plus infectes ne faisaient pas reculer celle qui avait avalé le pus sorti de la plaie de son ennemie malade. Munie d’un flacon d’odeur et de sa lanterne (que l’on voit encore dans sa maison, près de Fontebranda), elle se rendait infatigablement d’hospice en hospice et affrontait les escaliers répugnants des maisons de pauvres.

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Toujours elle était accompagné de ses fidèles : Fra Raimondo, Fra Bartolommeo de’ Dominici, l’ermite Fra Santi. Ceux-ci n’ignoraient pas le danger qu’ils couraient, mais comptaient sur l'assistance de Dieu par l’intercession de Catherine. Pour sa part, Raymond raconte : « Lorsque la peste éclata à Sienne, je résolus d’exposer mon corps à la mort par amour pour le salut des âmes et de ne fuir le contact d’aucun malade. Il est évident que ce mal était contagieux et que, viciant l'atmosphère, il menaçait tous ceux qui vivaient autour des pestiférés; mais je considérais que le Christ est plus puissant qu'Hippocrate et la grâce plus forte que la nature... D’ailleurs, n’étais-je pas obligé de préférer l’âme du prochain à mon propre corps? Et, comme je me trouvais presque seul à la tâche, je pouvais à peine respirer aux heures des repas et du sommeil, tant étaient nombreux les envoyés des malades qui réclamaient ma présence... Or, un matin, comme ie voulais me lever pour réciter Matines après avoir pris quelque repos, je ressentis une légère douleur à l’aine. Y portant aussitôt la main, je pus constater l’enflure de l’abcès pestilentiel. J’en fus fort effrayé et, n'osant plus quitter mon lit, je me mis à songer à la mort, désirant que le jour parût, afin d’aller trouver la vierge sainte (Catherine) avant que mon état s’aggravât. Sur ces entrefaites, d’autres symptômes se déclarèrent : la fièvre et un violent mal de tête; je m'efforçai cependant d’achever de mon mieux la récitation des Matines. »

Soutenu par un frère, Raymond atteint la demeure de Catherine, mais elle est absente; on l’étend sur le banc dans sa cellule. Elle l’y trouve en rentrant et,

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s’agenouillant près de lui, pose sa main sur son front brûlant et commence à prier en silence. Ceci dura une demi-heure. Raymond, toujours étendu, s’attendait à voir se manifester d’autres symptômes alarmants, tels que les vomissements qu’il avait si souvent remarqués chez les autres malades. Mais il en fut tout autrement. Tandis que Catherine priait, une douce sensation de bien-être se répandit en lui. « Il me sembla », écrit-il, « qu’on m’arrachait violemment quelque chose de toutes les extrémités du corps, » et, lorsque Catherine se releva, Raymond était complètement guéri. Elle lui donna même un peu de nourriture, l’invita à se reposer encore un moment et le renvoya ensuite, en lui disant : « Allez travailler au salut des âmes et rendez grâces au Très-Haut qui vous a sauvé ! »

Fra Bartolommeo et Fra Santi expérimentèrent d’une façon analogue l’influence de leur Mamma sur la santé et sur la maladie; eux aussi la virent, à l’exemple de leur Seigneur et Maître chez la belle-mère de Simon, « se pencher sur leur couche et menacer la fièvre qui disparut aussitôt, ce qui leur permit de se livrer à leurs occupations habituelles [8]. » Messer Matteo, recteur de la Casa della Misericordia, également atteint de la peste, pensait qu’il en serait de lui comme de son collègue de l’hôpital de La Scala qui venait de mourir à son poste. Déjà il ressentait une douleur à l’aine et d’horribles maux de tête et le médecin avait annoncé à Raymond, fort affligé, qu’il ne restait aucun espoir : — « les urines du malade indiquent que le sang est en fermentation dans le foie, ce qui est le caractère (268) commun de cette épidémie, » déclara-t-il, « néanmoins nous essaierons demain de purger le sang avec de la Cassia. » Mais, dès l’aube, Catherine, ayant appris la triste nouvelle, accourut en toute hâte auprès de son ami malade. Avant même d’être arrivée, elle se mit à lui crier du corridor : « Levez-vous, Messer Matteo, car ce n’est pas le temps de vous reposer sur ce lit de paresse! » Et celui-ci, entendant sa voix fraîche et gaie, se leva aussitôt tout souriant, plein de santé [9].

La famine vint se joindre à la peste. C’est durant cette période que se place le trait suivant.

Catherine pétrissant un jour une fournée de pain pour les pauvres dans la maison d’Alessia, il advint que la sainte fit cinq fois plus de pain que son amie avec la même mesure de farine et, bien que le blé fût mauvais cette année-là et qu’Alessia eût réellement songé à jeter cette farine, les pains n’eurent aucun mauvais goût. Catherine révéla plus tard à Raymond « que la sainte Vierge, les anges et les saints l’avaient aidée dans sa tâche, en sorte que tout l’honneur en revenait à eux et non pas à elle [10] ».

Lorsque la peste eut totalement disparu, Catherine tomba malade à son tour. Elle désirait ardemment mourir, mais Notre-Dame lui montra dans une vision toutes les âmes qu’elle était appelée à sauver et pour l’amour desquelles il lui fallait consentir à vivre. Comme on lui demandait un jour si elle serait capable de reconnaître ceux qu’elle avait vus dans cette vision, elle répondit que oui [11].

Catherine ne faisait jamais de voyages d’agrément, (270) mais elle a dû goûter une certaine satisfaction à entreprendre celui de Montepulciano, en compagnie de Raymond de Capoue, d'Alessia, de Giovanna Pazzi, à l’automne 1374. Là, en dehors des murs cyclopéens de la ville, à un endroit d'où la perspective s’étend au-delà de la vallée de Ghiana jusqu’à Cortona, qui forme une tache rose dans le bleu des montagnes lointaines, se trouve le couvent, encore tout embaumé du souvenir de la bienheureuse Agnès de Montepulciano, où Raymond avait écrit sa vie. Depuis que Catherine avait entendu parler de la pieuse dominicaine, elle nourrissait à son égard une affection toute spéciale. Enfant très précoce, Agnès avait pris à l’âge de neuf ans l’habit des augustines, qu’elle quitta pour se faire dominicaine à la suite d’un rêve bien significatif. Trois vaisseaux lui étaient apparus : le premier portait saint Augustin, le second saint François, le troisième saint Dominique et un ange lui avait conseillé de prendre place à bord de ce dernier. Des miracles et des prodiges l’accompagnèrent à travers la vie; au moment de sa naissance, on vit des flambeaux miraculeusement allumés dans la pièce; le pain se multipliait entre ses mains; elle fut communiée de la main d’un ange plusieurs dimanches consécutifs dans l’église de Proceno et, quand elle expira, les petits enfants de Montepulciano qui n’avaient pas encore l’usage de la parole, se mirent à crier : « La Sainte est morte ! » Il avait été révélé à Catherine qu’un trône placé près de celui de la défunte Agnès l’attendait au Paradis — Agneti Politianae in cœlis compar — et l’on peut encore admirer sur l’une des fresques du monastère, actuellement transformé en (271) Ecole des Arts et Métiers, deux splendides sièges dorés préparés dans le ciel pour Catherine et pour Agnès [12].

Le séjour de la Siennoise à Montepulciano fut également marqué par des faits miraculeux. Comme elle s’approchait du catafalque sur lequel repose le corps intact d’Agnès et s'inclinait humblement pour baiser le pied de la défunte, plusieurs religieuses présentes virent sainte Agnès le présenter elle-même aux lèvres de Catherine. Au cours d’une visite ultérieure qu’elle fit à ce couvent pour y amener comme novice sa nièce Eugenia, une pluie de manne tomba sur Catherine en prière auprès du cadavre d’Agnès [13].

Cet automne 1374 semble d’ailleurs avoir été une période de voyages pour Catherine et le petit groupe de ses fidèles. Le paysage siennois éveille dans l'esprit du spectateur un vif désir d’aller toujours plus avant. L’œil et la pensée sont involontairement attirés par les lointains. Si, par une claire après-midi, vers la fin de l’automne ou au début du printemps, vous vous trouvez, au sud de la ville, en dehors d’une des portes Pispini, Tufi, Porta Romana, devant vous s'étendent des champs d’oliviers dont la terre fraîchement labourée est brunâtre, rouge sang, ou jaune d’or, terra di Siena. Plus loin se déroule un terrain ondulé, couvert de vignes et d’olivaies, d'un vert jaune, d'un jaune fané, côtelé comme du velours par des sillons profonds, tacheté à intervalles réguliers par des oliviers gris argent. Et, à l’infini, de nouvelles collines et de nouveaux champs, des rangées ou des massifs de cyprès, des fermes blanches, jaunes d’ocre ou roses, avec des volets verts, et entourées de cyprès et de grandes meules (271) de paille, en forme de ruches, plus ou moins entamées. Çà et là, de petites chapelles, de petites églises surmontées d’un clocheton ; entre les collines boisées, vertes 'ou violettes ou d’un brun rouge, apparaît un couvent.

Puis s’ouvre au midi l’aride et fascinant désert de la Creta qui, dans un mystérieux clair obscur de brumes et de rayons de soleil, prend des teintes fauves et cendrées. L’horizon est borné par des montagnes bleues : la Montagnuola à l’ouest, Chianti au nord et à l’ouest (des maisons blanches luisent sur les hauteurs, une fumée monte), puis, très loin vers le sud, de l’autre côté de la brumeuse Creta, se dessinent les contours dentelés de Monte Amiata, de Monte Cetona et du Radicofani solitaire et escarpé qui garde le chemin de Rome... Et vous vous arrêtez pour contempler ce paysage. Le feuillage des oliviers luit au soleil, les paysans causent dans les champs, tout en taillant leurs vignes; de Sienne la brise apporte le son lointain d’un carillon argentin qui semble venir d’une église du paradis. Et votre âme, dilatée par la beauté du spec tacle qui s’offre à votre vue, aspire à plus de beauté encore ; le désir irrésistible, le besoin infini d’en découvrir davantage, s’empare devons. Là-bas se dresse une colline couronnée de cyprès, —vous voudriez y atteindre! Ce point blanc qui brille au loin dans la campagne, c’est une maison, — qui donc y demeure ? Vous voudriez en franchir le seuil, vous asseoir à table avec ceux qui l’habitent, rompre avec eux le bon et lourd pane casalingo — boire le vin couleur de rubis du grand fiasco recouvert de paille souillée; entendre le récit de leur peines et de leurs joies, vivre de leur (272) vie... Voilà ce qui vous attire, et sans même en avoir conscience vous vous dirigez vers le lointain!

Montepulciano

 

 De Montepulciano, Catherine, Alessia et Giovanna s’enfoncèrent davantage dans la vallée d’Orcia. Près de la vieille cité de San Quirico, où s’élèvent de si belles églises lombardes, les franciscains et les dominicains possédaient en commun un hôpital devenu depuis lors un château fort, mais qui porte encore le nom d'Ospedaletto. De là, Catherine écrivit à Fra Tommaso della Fonte une lettre que nous possédons et digne d’être remarquée, car le ton de la jeune fille autoritaire y est plus doux que de coutume. Elle qui a pour devise « pas d’autre consolation que de n’en pas avoir, pas de consolation sauf la croix », se reproche de s’être un peu écartée de la voie semée d’épines. Les journées d’automne sont si ensoleillées dans la vallée d’Orcia, les clairs de lune si éblouissants! Les routes blanches qui sillonnent la campagne et mènent très loin, à Florence et à Rome, luisent dans la nuit claire et silencieuse. Et Catherine éprouve comme un amoindrissement de zèle pour la gloire de Dieu, des désirs humains semblent se réveiller dans son cœur de jeune fille. Elle compare son âme à un puits qui contient de l’eau pure du ciel mêlée de boue. « Que je suis à plaindre », écrit la Siennoise âgée de vingt-sept ans, « d’avoir si peu songé à la doctrine qui m’a si souvent été enseignée, à savoir de mourir à ma volonté propre ! Et cette volonté per verse, je ne l’ai pas soumise au joug de la sainte obéissance, autant que je l’aurais dû et que je l’aurais pu... Je n’ai pas embrassé généreusement la croix de mon très doux et très cher Époux Jésus (273) crucifié, mais j’ai cherché mon repos par ignorance et par négligence. Je m’en repens à présent et m’en accuse devant vous, mon très cher Père, en vous suppliant de m’absoudre [14]. » Peut-être fut-ce à la même époque gu’advint ceci. « Un jour du mois de septembre », rapporte Caffarini, « Catherine pleurait amèrement ses péchés, lorsqu’ayant compassion de sa peine excessive, Jésus-Christ lui dit : a Ne pleure plus, ma fille, tous tes péchés te sont pardonnés! » — « Donne-m’en une preuve certaine », répondit Catherine, « car mes transgressions sont trop nombreuses pour que je puisse le croire ! » Et Notre-Seigneur étendit la main et prononça sur elle les paroles de l’absolution [15]. »

Ce fut pendant le séjour à Montepulciano que Raymond fut définitivement conquis à la cause de Catherine. Son intense vie surnaturelle le fatiguait parfois, car ii n’atteignait pas encore un si parfait détachement. Un soir, tandis que, selon son habitude, elle parlait avec enthousiasme du ciel, du paradis, de la béatitude éternelle, il s’endormit tout simplement, bercé par ses discours ininterrompus. Elle le réveilla avec indignation : « Ce n’est point mon intention de parler aux murs et, du reste, il ne vous serait guère nuisible de m’écouter un peu plus attentivement! » Raymond avait écrit avec admiration la vie de la défunte sainte Agnès, mais voici qu’il se trouvait en présence d’une jeune Sainte vivante, dont la doctrine était intransigeante et qui lui imposait inexorablement sa volonté, comme étant la volonté de Dieu. « Si vous êtes réellement celle que vous prétendez être, » lui dit-il un jour, « et si vos rapports avec le Seigneur (274) sont réellement tels que vous les décrivez, demandez à votre Époux céleste de m’accorder le plus grand des biens, c’est-à-dire le pardon de mes péchés! »

Le dominicain parlait sérieusement. « Je veux en être aussi assuré », dit-il « que si je recevais une bulle de Rome même. » Catherine sourit : « Bien ! vous recevrez votre bulle. » C’était au crépuscule; ils rentrèrent chacun chez soi.

« Mais le lendemain matin », raconte Raymond, « mes malaises habituels me forcèrent à garder le lit et l’un de mes amis, frère Niccolo da Cascina, de Pise, très aimé de Dieu et des hommes, accourut près de moi. Nous étions alors en voyage et Catherine, malade, brisée par la fièvre, recevait l’hospitalité dans un monastère de religieuses de notre ordre, situé non loin de ma demeure. Lorsqu’elle sut que j’étais souffrant, elle se leva en disant à la sœur qui se trouvait auprès d’elle : « Allons visiter frère Raymond, car il est malade. » La sœur répondit que ce n’était pas bien nécessaire et qu’encore cela l’eût-il été, Catherine se trouvait bien plus malade que moi. Elle vint néanmoins et me demanda : « Qu’avez- vous?» Et, bien qu’auparavant ma faiblesse m’eût empêché de converser avec frère Niccolo, je me fis violence et répondis : a Pourquoi donc êtes-vous venue? vous êtes plus malade que moi. » Mais aussitôt, selon sa coutume, elle se mit à parler de Dieu et de l’ingratitude avec laquelle nous offensons un si grand bienfaiteur. Me sentant soudain réconforté et désireux d’obéir aux exigences de la politesse, je quittai ma couche pour prendre place sur le banc à côté du lit, sans penser aucunement à la promesse de la veille. Et, tandis qu’elle (276) continuait à discourir, mon âme eut une vision si exraordinairement nette de mes péchés, que j’eus l’impression de comparaître dans toute ma nudité devant le Juge éternel et d’être condamné à mort, ainsi que les criminels qui sont traînés au lieu du supplice. Je compris alors la clémence et la bonté de ce même Juge qui, au lieu de me condamner, non seulement me sauvait de la mort, mais recouvrait ma nudité de ses propres vêtements, me donnait asile en sa maison, puis me prenant à son service convertissait, dans sa miséricorde, la mort en vie, la crainte en espérance, la douleur en joie, l’ignominie en honneur. Ces considérations ou, pour mieux dire, ces visions éblouissantes firent jaillir de mon cœur si dur des torrents de larmes et j’éclatai en de tels sanglots que, je l’avoue en rougissant, je craignis que mon cœur ne se rompît dans ma poitrine. Mais la très prudente vierge qui n'était venue me trouver que dans ce but, se tut aussitôt et me laissa pleurer. Tout en pleurant, je me ressouvins de ce que je lui avais demandé la yeille et de la promesse qu’elle m’avait faite, et je levai les yeux vers elle pour questionner : « Est-ce donc là la bulle que je vous ai réclamée hier? » — « Oui, c’est cette bulle », répondit-elle en se relevant pour se retirer et, si je ne me trompe, elle posa la main droite sur mon épaule en disant : « Souvenez-vous des dons de Dieu! »

Cependant Raymond devait une fois encore douter de Catherine. C’était toujours à Montepulciano : Catherine étant de nouveau malade, Raymond se tenait à son chevet. Et, de même qu’autrefois elle confiait ses visions à Tommaso della Fonte, de même elle les (277) racontait maintenant à Raymond. Dans la naïveté de son cœur, Tommaso recueillait ces récits comme parole d’Évangile et les notait fidèlement, ainsi que Clément Brentano, à Dülmen, cinq siècles plus tard, mettait par écrit les révélations d’Anne Catherine Emmerich; tandis que Raymond, le gentilhomme cultivé, témoignait parfois involontairement de quelque scepticisme.

Raymond était donc assis auprès de la couche de Catherine, considérant son pâle visage, ses yeux à demi clos cernés d’ombres violettes, ses pommettes empourprées par la fièvre, sa bouche aux lèvres minces et blêmes qui remuaient sans cesse, énonçant toujours de nouvelles visions, de nouvelles révélations, de nouvelles faveurs célestes, l’entretenant des baisers, des étreintes du Christ et du sang de son cœur dont elle s’était abreuvée. Et, parmi ces récits, revenait sa constante exhortation d’aimer Dieu seul, de se haïr soi-même d’une sainte haine, en extirpant de son cœur l’amour de la chair et du monde, « car telle est la voie royale par laquelle on arrive à la perfection ». Raymond se rendait compte qu’il était bien loin d’atteindre cet idéal, lui qui, au lieu de se haïr et d’embrasser joyeusement la croix, cherchait à se soustraire aux souffrances quand le devoir ne l’y astreignait pas formellement. Il avait les sentiments d’un chrétien ordinaire; l’absolutisme et l’intransigeance de Catherine l’irritaient presque. « Se peut-il que tout ce qu’elle me raconte soit vrai ?» se demandait-il tout en abaissant de nouveau son regard sur Catherine. Mais ce qu’il aperçut cette fois le remplit d’épouvante. Ce n’était plus le visage de (277) Catherine qui lui apparaissait dans l’encadrement du voile noir des Mantellate, c’était un visage d'homme dont les grands yeux bleus pénétrants étaient fixés sur lui, un visage ovale, orné d’une courte barbe blonde, semblable à celui du Christ byzantin que l’on admire dans l’abside de l’église de Monreale. « Qui donc es-tu? » s’exclama le dominicain saisi de terreur. Et la voix de Catherine répondit : « Celui qui est! » Au même instant la vision disparut, mais Raymond s’était prosterné face contre terre, comme Moïse devant le buisson ardent et comme Thomas devant le Ressuscité : « En vérité, tu es l’épouse de mon Seigneur et de mon Dieu et sa véritable disciple! » Et, à dater de cet instant, Raymond se constitua le fidèle défenseur de la vierge, la protégeant en toutes circonstances et il lui permit, ce qu’elle désirait si ardemment, la communion fréquente et même quotidienne [16].

Dans une lettre que Catherine adressa de Montepulciano à Monna Agnese di Messer Orso Malavolti, à Sienne, elle écrit : « Combien nous serions désireuses de dresser ici trois tentes, car la vie que nous menons parmi ces saintes religieuses nous donne l’impression d’être en paradis. Elles nous ont prises en si grande affection qu’elles refusent de nous laisser partir et se mettent à pleurer dès que nous parlons de les quitter. » Et Francesca Gori à qui cette lettre fut dictée ajoute : « Moi, Cecca, je suis presque devenue nonne et je commence à psalmodier l’office avec ces servantes de Jésus-Christ » [17].

 (278)

 

XI - Catherine à Pise (février 1375). — Deux savants (Maître Giovanni Gutalebraccia, Pietro Albizzi da Vico) et le poète Bianco da Siena critiquent Catherine. — Catherine prêche la croisade. — Sa stigmatisation le 1er avril 1375... 279

 Cette vie sur le Thabor, dans la blanche paix d’une cellule de couvent et dans l’atmosphère pure des prières canoniales ne pouvait se prolonger. Bientôt Catherine se sentit appelée à quitter les sommets pour reprendre sa place parmi « les hommes incrédules et pervers ».

C’était de Pise que venait cette fois l’appel.

« Il arriva en ce temps, » raconte Raymond de Capoue, « que nombre de personnes des deux sexes, et spécialement des moniales de la ville de Pise, qui avaient entendu parler de la vierge (Catherine) [1], brûlèrent d’un immense désir de la voir et d’entendre ses enseignements qu’on leur avait grandement loués. Et, comme beaucoup de ceux ou de celles qui désiraient ainsi la voir ne pouvaient aller la trouver,, ils la supplièrent à maintes reprises, et par lettres et par messagers, de vouloir bien venir les trouver; pour l’attirer plus encore, ils lui firent savoir que par sa présence elle pourrait gagner beaucoup d’âmes au Seigneur...

«Alors la vierge s’adressant humblement à son Époux (280) céleste lui demanda de l’éclairer dans le doute où elle se trouvait. Dans son entourage, les uns lui conseillaient ce voyage et les autres le lui déconseillaient. Et, après un temps assez long, il advint, ainsi qu’elle me le confia secrètement que le Seigneur lui apparut comme d’habitude et lui commanda de se rendre aux souhaits et désirs de ses serviteurs qui habitaient ladite ville. « Parce que, lui dit-il, il résultera de ce voyage un grand honneur pour mon Nom et le salut de beaucoup d’âmes comme je te l’ai prédit quand ton âme sortit de ton corps et que je permis qu’elle y rentrât ».

« En vraie fille obéissante, Catherine reçut ce commandement et, après me l’avoir communiqué et avoir obtenu mon autorisation, elle se mit en route et partit pour Pise; moi-même, et quelques autres frères de mon ordre, nous la suivîmes pour entendre les confessions des convertis [1]. »

Les « personnes pieuses » de Pise, sur l’instance desquelles Catherine entreprit ce nouveau voyage, étaient probablement les dominicaines de deux couvents pisans : Santa Croce in Fossa Banda et la Misericordia, située sur la place San Giglio. C’était peut- être son adversaire d’autrefois, le franciscain Fra Lazzarino qui, le premier, avait parlé d’elle à la grande république maritime ; peut-être aussi cet autre frère pisan, Niccolò.da Cascina, qui, un jour, à Sienne, avait pu assister à l’une des extases de la Sainte et qui, maintenant, l’accompagnait à Montepulciano. Par erreur, on a cru jusqu’ici que c’était le gouverneur de Pise lui-même, le sage et pieux Piero Gambacorti, qui avait invité Catherine à faire un séjour près de lui. (280) Comme l’ont démontré Lazzareschi et Zucchelli, la lettre de Gambacorti dans laquelle, en effet, il demande à la Sainte de venir à Pise, ne peut dater que de 1376, c’est-à-dire de l’année qui suivit la venue de Catherine ; elle doit être précisément motivée par la bonne renommée que la Sainte avait laissée après sa première visite à Pise. Des relations s’étaient même sans doute établies en 1375 entre Catherine et la famille de Messer Piero, dont la fille Tora devait justement plus tard, sous l’influence de Catherine, se faire moniale et même devenir la Bienheureuse Chiara Gambacorti. Mais ce fut une autre famille noble, celle des Buonconti, qui eut l’honneur de recevoir la sainte pendant son premier séjour à Pise [2].

Avec sa suite de mantellate et de dominicains, au nombre desquels figuraient Frère Raymond, Frère Tommaso della Fonte et Frère Bartolommeo de’ Dominici, elle fut reçue dans le palais des Buonconti. Ce palais était situé dans le quartier le plus riche de Pise mais aussi le plus mouvementé, si nous en jugeons d’après le nom de la rue dans laquelle il s’élevait; cette rue s’appelait Chiasso dei Facchini, Ruelle des Débardeurs.

Quant au quartier, il portait le nom de Kinseca, un mot arabe, importé de l’Orient comme les dromadaires qui, à chaque moment, passaient dans les rues (et dont les derniers descendants vivent encore à San Rossore). Tout près de la maison — actuellement le numéro 13 de la Via Toselli — se trouve, sur la rive gauche de l’Arno, au bord du quai, la petite église de Santa Cristina, où Catherine se rendait pour prier et dont (281) le prêtre, nommé Ranieri, se fit plus tard dominicain [3].

La brigata siennoise arriva à Pise en février 1375 et Catherine commença aussitôt son œuvre d’apôtre. Elle commença aussi à expérimenter toutes les joies et tous les inconvénients de la célébrité, car les critiques devenaient plus violentes à mesure que grandissait sa réputation. Raymond lui-même lui reprochait de permettre à ceux qui venaient la voir de lui baiser les mains (comme on le voit sur la fresque de Vanni, à San Domenico à Sienne). Elle répondait à ces observations qu’elle prêtait peu d’attention aux démonstrations populaires et que surtout elle ne pouvait comprendre qu’une créature ayant conscience de son néant pût succomber à la vanité. De même qu’autrefois à Sienne et plus tard à Avignon,. Catherine fut mise à l’épreuve, par deux savants de la ville : le docteur en médecine, Maître Giovanni Gutalebraccia, et le docteur en droit, Pietro, comte Albizzi da Vico. Tous deux essayèrent de la déconcerter par différents sophismes, lui demandant, par exemple, si elle pensait que Dieu eût une: bouche et une langue, puisqu’il est écrit qu’il créa le monde d’une parole et qu’on ne saurait parler sans le concours de ces organes. Catherine répondit qu’elle se souciait peu de savoir si Dieu avait ou non une bouche et une langue et que ce qui importait était de croire en Jésus-Christ et de le suivre. Cette réponse satisfit pleinement les deux lettrés, et les amena à rentrer en eux-mêmes. Pietro degli Albizzi pria même Catherine d’être marraine de l’enfant dont il allait être père, ce qu’elle lui promit [4].

Vers cette époque (ou peut-être pendant, son (283) second séjour à Pise), un blâme sévère fut formulé contre Catherine par le poète Bianco da Siena. Bianco — ou comme on l’appelait le plus souvent il Bianco — avait fait partie des disciples de Giovanni Colombini. Il était né à Lanciolina dans le Val d’Arno supérieur, mais, de bonne heure, il était venu à Sienne, où il exerçait le métier de tisserand. Il fit alors la connaissance du grand prédicateur et demanda d’être admis parmi ses disciples.

« Mais l’homme de Dieu, Giovanni » (nous raconte Feo Belcari), « voyant que Bianco était un jeune homme délicat, craignit qu’il ne pût supporter la rude existence des Jésuates et ne voulut pas le recevoir parmi les siens. » Ce fut alors que le jeune tisserand imagina une ruse pour parvenir à son but. Giovanni et ses compagnons devaient se rendre près du Pape Urbain V à Viterbe. Ils partirent de Sienneet, à leur première halte, ils trouvèrent dans une auberge un bon repas tout préparé, et Bianco était là, sur la porte, qui les invitait à entrer. Il les avait devancés pour leur faire cette agréable surprise, « Et quand les dits pauvres se furent restaurés par ce repas, il Bianco s’agenouilla devant le Bienheureux Giovànni et les autres Jésuates et les supplia de le recevoir parmi eux pour l’amour de Jésus- Christ.

« Et le très doux Giovanni, voyant que le saint propos du jeune homme était ferme et considérant le grand honneur que, par charité, il leur avait fait, reçut ledit Bianco parmi ses compagnons » [5].

Après la mort du maître, il Bianco quitta Sienne et s’établit près de Florence. C’est de là qu’il envoya à (284) Catherine une épître rimée dans laquelle il l’engageait à réformer sa conduite. Le poète, très versé dans les choses spirituelles, était quelque peu sceptique au sujet de la vierge et trouvait particulièrement suspect qu’elle ne prit aucune nourriture. — « J’entends raconter, » dit- il, « que tu prétends être guidée par l’Esprit-Saint. S’il en est ainsi, je bénis Dieu... Mais prends bien garde de ne pas tenir de vains discours... Déjà on te considère comme une sainte; si tu es en réalité l’épouse du Christ, fuis la louange des hommes, qui est un poison pour l’âme. Si tu tombes, plusieurs perdront la foi; prends donc bien garde, pauvre femme ! [6]»

Tout d’abord, Raymond refusa de lire à Catherine les admonitions de Bianco. Mais celle-ci désirait être informée de tous les propos tenus sur son compte. Suivant son habitude, elle considérait comme ses plus grands bienfaiteurs ceux qui censuraient ses agirs et, voulant répondre à il Bianco, elle lui écrivit ceci : « Très cher Père dans le Christ, le doux Jésus, je vous remercie cordialement du saint zèle et de la sollicitude dont vous faites preuve envers moi. Je suis certaine que vous n’êtes guidé que par le désir du salut de mon âme, quand vous craignez que je sois trompée par le démon, et je ne suis nullement étonnée que vous pensiez ainsi, car cela m’arrive souvent à moi-même; et alors je tremble d’effroi. Mais je m’appuie sur la miséricorde de Dieu et me défie de moi-même, sachant bien que je. n’en puis rien attendre de bon. Je crains constamment d’être dans l’erreur, non seulement quant à ce qui concerne la nourriture, mais encore au sujet de toutes mes actions, car je sais que le diable, (284) après sa chute, n’a rien perdu de son intelligence, par laquelle il lui serait facile de m’abuser; mais je m’appuie sur l’arbre de la très sainte croix et je suis persuadée que, si j’y demeure clouée par l’amour et l’humilité avec Jésus crucifié, le démon ne pourra rien contre moi. Vous m’exhortez aussi à implorer la faculté de me nourrir normalement : je vous déclare devant Dieu que j’ai employé tous les moyens imaginables pour essayer de manger une ou deux fois par jour et que j’ai sans cesse prié le Seigneur et le prie encore de m’accorder de vivre comme les autres hommes, si telle est sa volonté (car c’est la mienne)...

«Maintenant je ne vois plus d’autre remède que de vous demander de conjurer la suprême et éternelle Vérité de me faire la grâce (si c’est pour son honneur et le salut des âmes) de pouvoir prendre quelques aliments, et je me tiens pour assurée que Dieu écoutera favorablement vos prières. Vous m’indiquiez aussi un remède qui me serait salutaire; je vous prie de m’écrire à ce sujet, car je l’emploierais bien volontiers si c’est pour la gloire de Dieu. Je vous requiers également de ne point juger à la légère au cas où vous n’auriez pas reçu des lumières spéciales de Dieu sur cette question. Je n’en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour ». [7]

Il Bianco aurait voulu que Catherine renonçât à la vie du monde pour vivre, à son exemple, solitaire, dans la prière et la pénitence. Mais, plus que jamais, Catherine se sentait attirée vers un autre idéal et sollicitée de prendre part aux luttes de son pays.

Dès l’année 1373, Grégoire XI avait appelé les (285) chrétiens à la croisade et Catherine s’était jointe avec enthousiasme à ce mouvement. L’évêque espagnol Alfonso de Vadaterra, confesseur et ami de « la comtesse morte récemment à Rome » (sainte Brigitte), était venu à Sienne rendre visite à Catherine pour lui remettre un message du Souverain-Pontife, a Le Saint-Père me faisait dire, » écrit-elle, « que je devais prier pour lui et pour la sainte Église et, comme signe, il m’accordait une indulgence. J’écrivis à Sa Sainteté, en la priant de nous permettre de livrer nos corps à toutes sortes de souffrances, par amour du très doux Sang. Que l’éternelle et suprême Vérité nous fasse la grâce de nous immoler tous ensemble (di bella brigata) pour sa sainte cause. » Et elle signe cette lettre « Catherine, Marthe », voulant signifier par là qu’elle était de plus en plus appelée à mener l’existence de Marthe [8].

Mais avant d’entrer dans cette dernière et brève période de sa courte existence, de même que saint François d’Assise sur le crudo sasso, entre le Tibre et l’Arno, elle devait recevoir les stigmates du Christ et les porter sur son corps pendant les quelques années qui lui restaient à vivre. Ce fut peu de jours après son arrivée à Pise, le quatrième dimanche de carême (le dimanche Laetare) qui, cette année-là, tombait le premier avril. Fra Raimondo célébra la messe dans la chapelle dédiée à sainte Christine et Catherine y communia. « Ainsi qu’elle en avait coutume », écrit Raymond, « elle demeura longtemps ravie, hors d’elle-même, tandis que son âme s’éloignait de son corps. Nous attendîmes qu’elle revînt à elle, pour entendre de sa bouche quelques paroles réconfortantes et, comme nous l’entourions (287) ainsi, nous vîmes son corps frêle étendu à terre se redresser soudain, de telle sorte qu’elle se trouva à genoux, les bras étendus, et resta longtemps dans cette posture. Ses yeux étaient clos, mais son visage rayonnait; puis elle s’affaissa, comme frappée mortellement, et son âme revint dans son corps. Peu après, elle me fit appeler et, me parlant à voix basse : « Apprenez, mon Père, » me dit-elle. « que, par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je porte ses plaies sur mon corps. » Je lui répondis que je l’avais soupçonné d’après son attitude et la priai de me faire le récit de ce prodige. Elle reprit : « Je vis mon Seigneur crucifié, environné d’une grande lumière, descendre vers moi et, dans mon ardeur à m’élancer à sa rencontre, mon corps se redressa brusquement. Cinq rayons sanglants émanant de ses plaies sacrées se dirigèrent vers mes mains, mes pieds, et mon cœur, et, comprenant ce mystère, je m’écriai : « O Seigneur, mon Dieu, je t’en supplie, que tes plaies ne paraissent pas sur mon corps; il suffit que je les porte invisiblement empreintes dans ma chair! Et, comme je parlais encore, avant que ces rayons m’eussent touchée, leur couleur sanglante prit une teinte d’or et ils s’imprimèrent sur mes mains, mes pieds et mon cœur. Mais les douleurs qu’ils me causent sont si grandes, surtout au cœur, qu’il me semble impossible de vivre longtemps ainsi, à moins d’un nouveau miracle du Seigneur [9]! »

Les disciples rapportèrent Catherine presque privée de ses sens dans sa chambre et, durant plusieurs jours, elle fut suspendue entre la vie et la mort. Mais le samedi suivant, elle avait dominé la crise et le dimanche (288) (de la Passion), elle était de nouveau en état de se rendre à l’église, où Raymond lui donna la sainte communion. « Les douleurs persistent-elles dans tes plaies, Mamma?» lui demanda-t-il ensuite. « Les douleurs sont continuelles, répondit-elle, « mais, au lieu de me tourmenter, elles me sont à présent une douceur et un réconfort. »

Catherine pensait certainement à cette heure lorsque, deux ans avant sa mort, dans son livre « Le Dialogue », elle écrivit les lignes suivantes, sur ceux qui atteignent à la perfection de l’amour : « Pour ces enfants chéris de Dieu, la souffrance est une joie, tandis que les consolations et les plaisirs du monde leur sont à charge. Comme mon glorieux héraut saint Paul, ils disent : «Je me réjouis dans les tribulations et les opprobres du Christ crucifié », et encore : « Loin de moi la pensée de me réjouir d’autre chose que de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ », puis encore : « Je porte en mon corps les plaies de Notre-Seigneur Jésus-Christ.» Ainsi ceux qui ont la passion de mon honneur et qui ont faim du salut des hommes, s’empressent vers la table de la très sainte croix. Ils témoignent par leurs travaux, leur dévouement et leur persévérance, qu’ils aiment le prochain; ils pratiquent toutes les vertus et en augmentent l’éclat; de leur corps rayonne l’amour crucifié ».[10]

Catherine de Fontebranda était maintenant parvenue à cet état de perfection; elle allait atteindre la plénitude des années du Christ. Elle marchait au suprême abandon, à l’immolation définitive de sa vie, transpercée par la douloureuse lumière des stigmates du Christ.

 

DEUXIÈME LIVRE

CHAP. I. — 1) Leg. II, 1-2. Proc. col. 1261 F, 1313 D. — 2) Suppl. P. I, Tr. 2, g 12.— 3) « Mia cognata secondo la carne, ma sorella secondo Cristo, » Lett. 135. —4) Suppl. P. II, Tr. 2, S§ 5, 7, 8. Tr. 3, § 19. — 5) Suppl. P. II, Tr. 5, § 9. — 6) Proc. col. 1314. — 7) Proc. col. 1321. — 8) Suppl. P. I, Tr. 2, § 10. Proc. col. 1260. — 9) « Illis utendo verbis quibus in suis Soliloquis utitur Augustinus » Proc. col. 1259. Suppl. P. II, Tr. 3, S 2 et S 4, n. 6. — 10) Leg. II, 2. — n) Suppl. P. II, Tr. 3, § 3. — 12) Bonafede : Il colombino di Giesu, Roma 1642, p. 319. Sainte Catherine n’a pas connu la nièce de Colombini, portant le même prénom et morte en 1388, mais elle était en relations avec Masseo Colombini, neveu du Bienheureux. Voir la lettre n° 48, adressée à ce dernier.

CHAP. II — 1) Dialogo cap. 7, cap.64. Lett.8. — 2) Statuti... delospedale di S. M. Vergine di Siena (1305) éd. Banchi, Siena 1854, cap. 54 : « Che nessuno sia ricevuto per frate dello Spedale... s’elle non offera al detto Spedale se e le sue cose » ; cap. 52 : « con la persona e com tutti li soi béni. » Les recteurs de l’hôpital de la Scala étaient, pendant le temps, où vivait Catherine : Mino di Cino Cinughi, de 1340 à 1351 ; Cione di Mino Montanini 1355-1357; Andrea Tori 1357-136I; Galgano di Lolo Bargagli 1361-1374; Bartolommeo Tucci 1374-1383. Voir Domenico Barducci : Del governo del ospedale di Siena (Siena 1895) PP. 53-54. L’hôpital possédait déjà sous le recteur Ristorodi Giunta Menghi (1294-1313) dix-huit granges importantes, (618) à Grosseto, Montepescali, Montisi, Castelluccio et d’autres localités dans la fertile Maremma toscane (l. c. p. 17.) — 3) «Amare el Comune di Siena », « amare, guardare e onorare el Comune di Siena », « a esso Comune servire a suo podere e non frodare... del detto Comune per lo detto Spedale » (Staluti, cap. 1). — 4) Sur le mur extérieur de l’hôpital une pierre porte l’inscription : Limosine di grano. Une autre pierre nous apprend que l’hôpital pouvait recevoir CCC Gittatelli (enfants exposés) et plus. — 5) Statuti capp. 36, 37, 39, 40. — 6) Bonafede op. c. pp. 33-34. — 7) Suppl. P. II, Tr. 2, § 1. Leg. II, 3, 5. Sélon Etienne Maconj, cette scène de la vie de Catherine était figurata in Roma presso al sepolcro di lei. Selon Raymond de Capoue, la vision se serait produite à la Cappella delle Volte et une petite pierre blanche avec le dessin d’un manteau rappelle la tradition. Cette pierre — comme les autres semblables au même lieu — a été mise par les soins du pieux et savant Dominicain Angelo Maria Carapelli, auquel nous devons une série de travaux sur sainte Catherine qui, jusqu’ici, n’existent qu’en manuscrit, à la Bibl. Communale de Sienne (Corso cronotastico della vita di S. Cat. da Siena; Sommario del Processo di S. Cat. ; Sommario di Notifie della vita di S. Cat.) Le P. Carapelli vivait au XVIIme siècle. —« Plutôt sans manteau que sans charité, « voir Proc. col. 1380. — 8) Leg. II, 3, 2-3. — 9) Leg. II, 3, 8. — 10) « Padre, in te sono, in te mi muoio e vivo, seveglio o dormo, se favello o scrivo. » — 11) Suppl. P. II, Tr. 3, §6. Lett. 276. — 12) Leg. II, 4, 2.

CHAP. III. — 1) Purgatorio XIII, 115-123. — 2) Boccaccio : Vita di Dante cap. VIII. Inferno XXIX, 121-123. Purg. XI, 113-114. — 3) « Cantar, danzar a la provenzalesca, con istor- menti novi de Lamagna. » (Folgore da San Gimignano : Sonetti, ed. Neri, Città di Castello 1914, p. 37.) — 4) Cronaca Senese d’Agnolo di Tura, cit. chez Gardner : the Story of Siena, London 1909, pp. 25-26.— 5) Misc. stor. Senese V (1898), pp. 175176 : « Pro statua Fontis Campi. Item quod statua marmorea ad presens in Fonte Campi posita, quam citius potest tollatur exinde, cum inhonestum videatur. » (Décision du conseil des Neuf, en date 7 novembre 1357). — 6) Leg. min. ed. Grottanelli, pp. 209-210. — 7) Ibidem pp. 210-214; Leg. I. 9, 2; Proc. col. 1270. — 8) Lett. 10; 18; 20. — 9) Lett. 23. — 10) Proc. col. 1334. — 11) Leg. II, 7, 2-5. Suppl. P. II, Tr. 2. § 7, n. 17. Proc. col. 1266.

CHAP. IV. — 1) Lett. 5; 25; 39; 63; 75 etc. — 2) Leg. II, 6, 4. — 3) Lett. 7 y —4) Leg. Il, 6, 1-8. (620) Suppl. P. I, Tr. 2, §§ 3-4. — 5) Proc. coll. 1330-133I. Leg. II, 6, 15. Suppl. P. II, Tr. 6, § 18. Voir aussi Leggenda minore p. 78. — 6) Leg. II, 6, 7. Suppl. P. II, Tr. 6, § 12. — 7) Suppl. P. II, Tr. 6, g 6. - 8) Suppl. P. I, Tr. 2, gg Tr. 3 ; g 4; g i5, n. 38-39 ; § 16, n. 40. — 9) Leg. II, 6, 17-19. Suppl. P. II, Tr. 5, g 14; Tr. 6, g 2, n. 9.— 10) Leg. II, 6, 9. Suppl. P. II, Tr. 6, §§ 10-1 1 ; Leg. min. PP- 7$ SQ- — 11) II, 6, 20-24. Processus coll. 1332-1333.

CHAP. V. — 1) Lett. 113. — 2) Lett. 86. — 3) Dial. capp. 7 ; 64; 89. — 4) Leg. II, 6, 23 in fine. — 5) Lett. 147. — 6) Proc. col. 1271. — 7) Suppl. P. I Tr. 2, g 8 et P. I, Tr. 2, g 20. Cf. Leg. II, c. 7, n. 6, Leg. min. p. 214 sq., Proc. col. 1267. Voir aussi Assempri cap. 29 et cap. 62, où le bon Fra Filippo raconte des traits pareils. (« D’un uomo che percosse con una daga su’n un grosso la figura de la Vergine Maria ». « D’un uomo che avvento una pietra a la figura de la Vergine Maria. ») — 8) Suppl. P. II, Tr. 6, gg 3-5; g 1, n. 4. — 9) Suppl. P. II, Tr. 6, g 1. — 10) Suppl. P. II, Tr. 6, g 14. — 11) Leg. min., p. 216. Mise. Stor. Sanese V (1898) pp. 171-173. Boll. Senese di Storia Patria XVII, fasc. III. Le palais d’Alessia Saracini serait, selon l’article des Misc. Stor. Sanese, p. 174, n. 1, « il palazzo presso le Loggie di mercanzia, oggi chiamato il Casone ». La Porta di Giustifza datait de 1323. — 12) Leg. Il, 7, nn. IO-13. — 13) « Lassatè predicar i frati pazzi ch’ànno troppe bugie e poco vero ». Folgore, éd. cit. p. 36. — 14) Lett. 64; 112 ; 28; 191. — 15) Opusc. S. Francisci, Quaracchi 1904, p. 78. — 16) Proc. coll. 1337-1339. — 17) Leg. II, 10, 2-5. — 18) Leg. II, 7, 14. — 19) Leg. min. pp. 95-96 et p. 218. — 20) Suppl. P. II, Tr. 6, g i5.

CHAP. Vl. — 1) Lett. 39; 25; 63 etc. — 2) Contestatio Francisci Malevoltis, ms. de la Casanatense, fol. 456. Proc. col. 1377; coll. 1344-1345 ; Leg. II, 5 ; III, 6, 6. — 3) Lett 93 ; 39. — 4) Leg. II, 5, 12.— 5) Proc. coll. 1330; 13I5-13I6; 1355- 1356 où le récit de Raymond (Leg. II, 4, 9-15) est corrigé. — 6) Lett. 55; 97. — 7) Proc. col. 1271. — 8) Proc. coll. 13471351 et 1367. Voir aussi Lett. 225.

CHAP. VII. — 1) Dial. c. 41. — 2) Lett. 41; 144; i53. Voir dans l’édition de Tommaseo la note 2, vol. II, p. 365. Un frère du beau-père de Monna Vanna, Niccolo Cinughi, fonda en 1350 la Chartreuse de Belriguardo près Sienne. — 3) Lett. 127. — 4) Lett. 49; 50. — 5) I Ep. de S. Jean, III, 14. — 6) Matth. X, 34-36. — 7) Leg. II, 8, 1-4. Leg. min., p. 223. — 8) Lett. I; 6; 117; 240. — (620) 9) Suppl. P. II, Tr. 5, § 3 ; P. III, Tr. 6, § 9. — 10) Suppl. P. H, Tr. 4, § 14; voir aussi § 13, n. 35; P. II. Tr. 6, § 2; § 14, n. 35. — 11) Lett. 44. — 12) Joan. XII, 25. Luc. IX, 24. Matth. X, 39. — 13) Lett. 99. — 14) Lett. 112; n5. — 15) Lett. 269. — 16) Lett. 281.— 17) Lett. 178. — 18) Suppl. P. III, Tr. 6, g S. — 19) Ms. Casanat. cité, fol. 430 sq. — 20) « Et ex tune... nihil curavi vel euro quomodo degam in dies, nisi ut possim placere Deo ». Proc. col. 1364. Tommaso di Petra parle ici de Catherine, telle qu’elle se montra à lui dans une vision. L’impression a dû être la même de son vivant. — 21) Ms. Casanat. f. 432. — 22) Lett. 45. — 23) Ms. Casanat. fi. 439-440. Proc. col. 1376. Leg. III, 4, 3 : « un dolce e fervoroso modo di parlare ». Sur son sourire Leg. I, 9, 6; II, 12, 13. —24) Lett. 126 : « questa povera famigliola della prima dolce Verità ». Voir aussi Lett. 80; io5; 52; i5o. — 25) « Mei dulces filii vocant me ». Ms. Casanat. f. 467. — 26) Leg. II, 10, 5-7. Proc. coll. 1323- 1325. Lett. 365. — 27) Ms. Casanat. ff. 466-467. — 28) Ibidem ff. 453, 455-458, 465. Leg. II, 7, 22; III, 6, 23. Proc. coll. 1269, Ï334, 1346, 1373. Lettere dei discepoli ed. Grottanelli, pp. 262, 263, 265, 269, 277. Colombini à Monna Pavola Foresi . « dolciata madre mia, mamma dolcie » (Lettere éd. Bartoli, Lucca 1856, n° 3i, n° 32, etc.).

CHAP. VIII. — 1) Feo Belcari : Vita di Giovanni Colombini c. 33 (Prose di Fco Belcari, 1843, I, pp. 96-97). — 2) Ms. Casanat. ff. 441-446. — 3) Assempri cap. 40. — 4) Landucci : Sacra Leccetana Selva, Roma 1657, p. 106. — 5) Mc. Mahan : With. Shelley in Italy, London 1907, pp. 154-155. — 6) « Uomo di moka penitenzia, el più del tempo stava nel bosco, poi la sera ritornava al luogo » (Memorie de Ser Cristofano Guidini dans Arch. Stor. Ital. IV, p. 34). Voir aussi l’édition de Tommaseo des Lettres de Catherine, vol. II, p. 13, n. 2. — 7) Opéré di S. Cat. éd. Gigli, IV, p. 376. — 8) Lett. 77, 64. — 9) Lett. 130, chez Tommaseo et aussi d’après le texte plus complet, publié par Gardner (S. Cath. of Siena, London 1907, pp. 296-298). — 10) Assempri cap. 24. Le frère auquel cette aventure arriva, était Fra Giovanni di Guccio Molli. — 11) « Siste hic viator et has aedes erectas a beato lo. Incontrio anno 1330 ubi seraphica Catharina Senensis sponsum receptavit Christum », etc. Voir Landucci, op. cit. p. 80. Sur le bienheureux Giovanni Incontri (+ 4 avril 1339) ibidem, p. 99. — 12) Suppl. P. I. Tr. 2, g 3. Voir aussi Leg. II, 12, 6 où Raymond rappelle une promenade à Lecceto où à S. Leonardo al Lago, faite le 25 avril.

Chap. IX. — 1) Lett. 7. — 2) G. Mollat :  Les Papes d’Avignon (621) , Paris 1912, Préface. — 3) Voir les travaux de Huck (« Ubertin von Casale und sein Ideenkreis », Freiburg in Br. 1903) et de Fred. Callaey (L’idéalisme franciscain spirituel au XIV° siècle, Louvain et Paris, 1911). — 4) Revue d’hist. de l’Eglise de France I, pp. 557-566. — 5) Révélat. S. Birg., VI, 63. — 6) Revel. VI, 96. — 7) Revel. III, 27; IV, 33, 58, 133. Hammerich : « Den hellige Birgitta », Copenhague i863, pp. 147-152. — 8) Voir Knut B. Westman : « Birgittastudier » (Upsala 1911) pp. 293-295. — 9) Rev. S. Birg. IV, 136. — 10) Lettere di Colombini, p. 218. — 11) Rev. S. Birg. IV, 139-140. Hammerich, p. 192. — 12) Mollat l. c. pp. 123, 129-130, 148158, 160. — 13) Lett. di S. Cat. ed. Tommaseo I, p. 181 ; II, p. 10, p. 349; III, p. 30o; IV, p. 344. Voir aussi I, 79, 80, 83, 96, i63, 181, 224; II, 12, 81, 125, 164, 221, 424, etc. — 14) Lett. 318. — i5) < Costei, per l’onore di Dio, non curava dispiacere o di piacere ». (Arch. Stor. Ital. IV, p. 36). — 16) Lett. 239, i85.— 17) Lett. 11. — 18) Marc. XIV, 71 et 67. — 19) Lett. 109. — 20) Muratori : Scriptores, vol. XVIII, col. 238. — 21) Lett. 24. — 22) Lett. 59. — 23) Lett. 3. — 24) Lett. 28 et 29. — 25) Lett. dei discepoli éd. Grottanelli n° 2. La lettre est adressée : « Devotissime Christi Catelline de Senis dulcissime nostre ». — 26) Voir la lettre de consolation, écrite par Catherine à la femme de Lodovico de Mogliano, Monna Mittarella (Lett. 31).

CHAP. X. — 1) On a toujours dit que cette première entrevue de Catherine et Raymond eut lieu à Sienne. Nous savons pourtant que la Sainte était à Florence du 20 mai 1374 jusqu’au 29 juin — et c’était le 24 juin qu’elle vit pour la première fois Raymond. Gardner qui a voulu éviter cette difficulté, place la rencontre en 1373 (S. Catherine of Siena, p. 123,n. 1) —ce qui est très peu vraisemblable. Nous ne saurions donc rien du tout sur les relations entre ces deux saintes âmes pendant plus d’une année — c’est-à-dire depuis le 24 juin 1373 jusqu’au voyage à Montepulciano, fin d’été 1374? Les doutes que ressent Raymond sur Catherine (Leg. I, 9, 6) s’expliquent aussi mieux après une courte connaissance de quelques semaines. Puis le 24 juin, fête de S. Jean-Baptiste, patron de Florence, fut célébrée en cette ville avec grande solennité — et ce fut justement pendant une messe solennelle, où Raymond faisait office de diacre, que Catherine le vit pour la première fois. (Suppl. P. II, Tr. 6,§ 17. Proc. coll. 1380-1381). N’était-ce pas aussi en souvenir de ce jour-là que Catherine appelait volontiers son nouveau confesseur son Giovanni, son Giovanni singolare (Leg. Prol. primus, (622) n. 6. Lett. 219). Voir aussi Lett. 221 (« figliuolo dato da quella dolce madré Maria ») et Lett. 226 (a a voi... dato da quella dolce madre Maria »).

Je m’étais déjà formé l’hypothèse ci-dessus indiquée, quand le savant historiographe dominicain, Père Innocenzo Taurisano, me fit communication d'une découverte qu’il venait de faire et qui prouve la présence de Raymond à Florence le 30 août 13y3. Dans un document signé ce jour-ià et par lequel les Dominicains de Florence vendent un terrain à une certaine « Bruna quondam Burelli » nous lisons vers la fin : « fatte de consensu, presenza e voluntate fr. Dominici de Pantaleonibusde Florentia... prioris fratrum capituli et conventus predicti et fratrum dictorum capituli et conventus videlicet fr. Petri Johannis subprioris dicti conventus, fr. Raymundi de Capua », etc. etc., (encore 28 noms de frères qui ont servi de témoins). On remarquera que le nom de frère Raymond suit immédiatement celui du subprieur; il était donc vraiment de la maison, domicilié à Florence et pas à Sienne (comme, d’après l’hypothèse de Gardner, il aurait dû l’être, puisque nous savons qu’il accompagna Catherine pendant son voyage de retour et restait avec elle).

2)      L’arbre généalogique de la famille Delle Vigne se trouve dans les Opuscula B. Raymondi (Romae 1895) p. 143. Caffarini (Suppl. P. III, Tr. 3 § 3) rapporte une vision de sainte Catherine où « il lui sembla voir sortir du sein de Jésus Enfant une vigne chargée de raisins mûrs. De gros chiens s’en approchant en grand nombre mangeaient à satiété, et puis portaient à leur progéniture d’autres grappes comme aliment ». Le Père Hyacinthe M. Cormier trouve dans cette vision une allusion au nom de famille de Raymond (Le B. Raymond de Capoue, Rome 1902. p. Q5, n. 1). — 3) Leg. II, 10, 5 et I, 9, 6. Inferno I, 32-33. — 4) Miracoli e transito di S. Caterina, cit. par Gardner pp. 120121. — 5) Purg. XIII, 106-129. Sur Pietro Pettinaro voir l'Olmi : I Senesi d'una volta pp. 109-127. — 6) Lett. 119. — 7) Casimir Chledowski : « Siena», I, p. 70. — 8) Luc. IV, 3g. — 9) Leg. II, 8, 5-16. — 10) Leg. II, 11, i-3. — 11) Miracoli, cit. par M. Th. Drane 5. Cath. of Siena and her friends (London 1899) I, p. 237. — 12) Sur sainte Agnès de Montepulciano voir la biographie écrite par Raymond, A.SS. ad 20 april.— 13) Leg. II, 12, 17-19. A. SS. april II, pp. 793-794.— 14) Le«. 41. — 15) Suppl. P. II, Tr. 6, § 15. — 16) Leg. I, 9, 6-7; I, 10, 8 ; I, 10, 10. — 17) Lett. 61.

CHAP. XI — 1) Leg. II, 8, 17. — 2) Mem. Dominicane avril 1916, pp. 172 sq., juillet 1916, pp. 379 sq., avril 1917, pp. 210-211. — 3) Eugenio Lazzareschi : S. Caterina da Siena edi Pisani  (624) (Firenze 1917), pp. 123-124. Lett. 159, adressée au prêtre Ranieri. — 4) Proc. col. 1352-1353. Mem. Dom. sept. 1916, pp. 583-585. — 5) Feo Belcari : Vita del B. Giovanni Colombini, cap. 36. — 6) Laudi spirituali del Bianco da Siena, Lucca I85I, p. 167. — 7) Lett. 92. — 8) Lett. 127. —9) Leg. II, 6, 10-11. — 10) Dial. c. 78.

 

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