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LIVRE PREMIER - LA SOLITUDE

Entbildet werden von der Creatur.

Seuse.

Serrati nella casa del cognoscimento di te.

Sainte Catherine.

La Cathédrale de Sienne  

 

I - La première vision (1352)... 1

II - La famille Benincasa. — Les Dominicains de San Domenico. — L’enfance de Catherine... 11

III - Le Christianisme religion de révélations et de visions : Saint Étienne, Saint Paul, Sainte Brigitte. — Catherine enfant veut se faire ermite. — Son vœu de virginité à l’âge de sept ans. — Premières austérités et pénitences... 19

IV - Courte période de mondanité de Catherine sous l’influence de sa sœur Bonaventura. — On pense à la marier. — Mort de Bonaventura (août 136a). Catherine retourne à ses pénitences; sur les conseils de Père Tommaso della Fonte elle se coupe les cheveux. — Fureur des parents. — Catherine, privée de sa chambre, est traitée en servante par les siens. Elle aspire à devenir Dominicain, puis se résout à se faire Mantellata. — Les parents renoncent à la marier... 29

V - Cellule de Catherine. — Pénitences. — Sa mère Lapa s’en inquiète et l’emmène aux bains de Vignone. — Maladie de Catherine. — Sa famille lui permet de devenir Mantellata. — Grande tentation de Catherine. — Vision de la Sainte Vierge… 36

VI - La Cappella della Volte. — Catherine reçoit l’habit du Tiers- Ordre Dominicain (1363). — Vision de l’arbre et du blé. — Les trois années de solitude de Catherine. — Grande tentation. — Vision de Jésus crucifié...   46

VII - La cellule de la connaissance de soi. — Apparitions et visions continuelles dans sa chambre et dans le jardin de la maison. Catherine craint d’être trompée. Elle reçoit de Jésus la doctrine sur les visions. — Conversations de Catherine avec Jésus. « Je suis celui qui est ». — La doctrine de Catherine selon Raymond et selon William Flete... 60

VIII - Catherine apprend à lire. — Visions dans l’église et sur la rue. — Catherine récite le Bréviaire avec Jésus. — L’amour mystique. — Fiançailles de Catherine avec Jésus (le Mardi-Gras 2 mars 1367). — L’anneau invisible... 77

 

I - La première vision (1352)... 1

 

Deux enfants se promenaient à travers Sienne, un soir de Tannée 1352. Une petite fille de six ans et un jeune garçon qui pouvait avoir deux années de plus, Catherine Benincasa et son frère Stefano. regagnaient leur demeure de la via dei Tintori, rentrant d’une visite à leur sœur mariée Bonaventura qui demeurait à l’autre bout de la ville, là-haut près de la Tour San Ansano...

Et un soir de l’année 1912, moi étranger, je chemine dans Sienne recherchant autant que possible les traces de ces deux enfants, bien que cinq siècles se soient écoulés depuis lors. Car cette promenade à partir de la vieille tour où l'apôtre de Sienne, le martyr San Ansano fut, dit-on, emprisonné, jusqu'à Fontebranda, devint pour la petite Catherine Benincasa un événement qui décida de sa vie tout entière, depuis son enfance jusqu'au jour où. âgée de trente trois ans, elle succomba sous le fardeau du vaisseau de l'Église pesant sur ses épaules.

Ainsi je pense au frère et à la sœur qui, la main dans la main, errent par les rues obscures. Peut-être ne se disent-ils rien l'un à l’autre, car le plus souvent les enfants se promènent ensemble sans prononcer (3) une seule parole. Mais ils pensent et j’essaie de suivre leur pensée...

A peine savent-ils quelque chose de Duccio, le grand peintre, dont ils dépassent la maison — la maison où pendant trois ans il a travaillé au tableau qui allait orner le maître-autel de la cathédrale et qui, une fois terminé, fut porté en triomphe à travers la ville, tandis que toutes les cloches sonnaient a gloria. « Tout ce jour », dit la vieille chronique, « on pria beaucoup dans les églises, et on distribua nombre d’aumônes aux pauvres, afin que Dieu et sa sainte Mère nous défendissent de tout mal et préservassent Sienne de tous traîtres et de tous ennemis1. »

Cependant Catherine et Stefano n’avaient guère entendu parler de ce grand jour, passé depuis quatre- vingts ans. A leur foyer, dans la teinturerie de Fontebranda, il était peu question d’art et d’artistes. Par contre, la prison de San Ansano doit leur avoir produit une grande impression; haute, sombre, lugubre, elle se dresse encore là-haut dans Castel Vecchio, le plus vieux quartier de Sienne; c’est là que se trouvait autrefois le Praetorium romain, c’est là que saint Ansano confessa la foi devant le gouverneur et fut torturé jusqu’à la mort. Tous les enfants de Sienne connaissaient son histoire :

Saint Ansano vivait mille ans auparavant; en ce temps-là, l’empereur était païen et le pape ne résidait pas au Latran, mais dans les catacombes. Le père d’Ansano était idolâtre, mais, sa mère étant chrétienne, il fut baptisé à l’âge de douze ans et aussitôt après commença à prêcher la foi, d’abord à Rome, (4) puis à Acquapendente et enfin à Sienne... Nul n’était chrétien à cette époque, tout le peuple était païen. A l’endroit où s’élève actuellement la cathédrale se trouvait un temple dédié à Minerve. Au pied de la montagne sur laquelle on a bâti depuis l’hôpital de la Scala, dans la direction de Vallepiatta, s’étendaient les cavernes et les grottes dans lesquels les teinturiers et les tanneurs avaient établi leurs ateliers. C’est dans l’une de ces grottes que saint Ansano rassemblait les premiers chrétiens, célébrait la sainte messe et prêchait

De nos jours encore, au-dessous de l’hôpital, il y a quelques souterrains où la « Confrérie de la Vierge » tient ses assemblées : ce fut la première église de Sienne.

Mais en ce temps-là Lysias était gouverneur romain et, dès qu’il entendit parler de saint Ansano, il le fit saisir et mettre en prison, car l’empereur avait ordonné d’exterminer tous les chrétiens. Saint Sano fut donc condamné à être précipité dans une chaudière de poix bouillante ; les soldats exécutèrent cet ordre, mais il ressortit sain et sauf du bain brûlant. Le gouverneur saisi d’une violente fureur commanda de le décapiter assez loin de la ville, au bord du fleuve Arbia, — il n’avait que vingt ans ! Cependant les chrétiens vinrent secrètement pendant la nuit chercher son corps, qu’ils cachèrent soigneusement, et plus tard, quand tout le peuple se fut converti, ces saintes reliques furent portées en grande cérémonie jusqu’à Sienne. La porte par laquelle passa le cortège s'appelle encore de nos jours Porta San Viene (le (5) Saint vient), et San Ansano fut proclamé patron de Sienne et protecteur de la cité [2].

Quand, de nos jours, on se rend de la vieille Tour à la Via dei Tintori ou Via Benincasa comme elle s’appelle maintenant en l’honneur de Catherine, il faut prendre un chemin que l’on nomme Fossa di San Ansano. En dépit de ce nom, il n’a rien de sombre ni de funèbre; c’est au contraire l’une des plus jolies voies de Sienne. En passant au-dessous du grand hôpital de la Scala, on longe les murs élevés de ce gigantesque bâtiment, escarpé comme un rocher, et l’on voit là-haut des sœurs de Saint- Vincent de Paul, dans leur habit bleu, avec de mandes cornettes blanches, s’arrêter un instant sur les balcons dans l’ouverture des fenêtres et des portes irrégulièrement percées, avant de rentrer de nouveau dans les salles de malades. Il est vrai que la vue est digne d’être admirée :

Derrière un bas parapet de maçonnerie, la Vallepiatta se creuse ainsi qu’une grande coupe verte, remplie jusqu’au bord de vignes et d’oliviers, de figuiers aux grandes feuilles et de noyers au feuillage doré, de maïs verts, luisant dans la terre rouge entre les troncs rugueux des oliviers. Au fond de la vallée, quelques maisons décolorées; au-dessus d’elles, de fertiles coteaux dorés de blés murs, verts de jeunes maïs et argentés d’oliviers; plus haut encore, de graves cyprès entourant un monastère se dessinent sur le fond bleu des hauteurs lointaines de Chianti...

C’est ici, en face de cette perspective, que saint (6) Ansano fut plongé dans l’horrible bain de poix bouillante. Une plaque de marbre scellée dans le mur en fait foi. Le marbre et l’inscription latine n étaient point là, le soir où Catherine et Stefano y passèrent, mais le souvent y était bien : la tradition, la pensée qu’en ce lieu un homme s'était laissé précipiter dans une chaudière brûlante plutôt que de renier Jésus. Combien ce Jésus doit-il être aimable, pour que l'on supporte pour l’amour de Lui un aussi effroyable supplice !

Le chemin continue par la paisible Via di Vallepiatta, en côtoyant les murs rouges du vieux couvent des Jésuates, Saint-Sébastien.

Ce monastère assez ancien est néanmoins postérieur à Catherine; il fut construit en 1363 ou 1364, sur l'emplacement de l'une des portes de la ville, Porta San Ansano3. Un patronage catholique s’y réunit actuellement. Par une porte entr’ouverte, on aperçoit un jardin avec des rangées de citronniers dans de grands pots de terre cuite rouge, et une profusion de lauriers aux corolles de pourpre semblables à de sanglantes blessures...

Ici le chemin aboutit à il cosigne, un large escalier, assez raide, aux marches de briques et, à l’endroit précis où l'on tourne une seconde fois pour atteindre Fontebranda, on découvre une vieille fresque encadrée dans la pierre et, sous la fresque, cette inscription : « Tandis que Sainte Catherine Benincasa, âgée de six ans seulement, rentrait chez elle avec son frère, le Christ lui apparut au-dessus de l'église des Dominicains, de l'autre côté de la vallée, sous (8) l’apparence de son représentant terrestre, entouré des saints apôtres Pierre, Paul et Jean et II lui donna sa bénédiction ».

En regardant avec beaucoup d’attention, on peut encore distinguer deux figures sur la fresque, l’une agenouillée, les mains étendues dans l’attitude de la prière : c’est Catherine; l’autre, un jeune garçon debout : c’est son frère Stefano [4]...

Ici s’arrêta Catherine ce soir-là, ici également je m’arrête.

Le chemin descend plus loin vers la droite, le long d’un mur de jardin sur lequel débordent des feuilles de vignes et de figuiers et où de l’herbe et des fleurs jaunes croissent entre les pierres. Au-delà, dans la même direction, on entrevoit le coin de Sienne qui s’appelle Contrada, dell’ Oca, avec ses vieux toits décolorés, ses volets verts dans des façades rose pâle, avec les greniers ouverts des teinturiers et des tanneurs où de grandes peaux jaunes et brunes sont suspendues pour le séchage. Au fond de la vallée se trouvent Fontebranda et le lavoir public, d’où résonnent des cris, des rires et des coups de battoir; le linge est étendu sur l’herbe pour sécher. En face s’élève la verdoyante colline de Camporeggi sur laquelle est campée l’église San Domenico, grande et nue, avec ses fenêtres ogivales percées dans le mur plat du chœur et sa tour massive que surmontait au quatorzième siècle une flèche élancée.

Catherine s’arrêta ici, comme je m’y arrête aujourd’hui, et ce qu’elle vit alors, l’inscription et la fresque en témoignent. La vieille légende [5] raconte : (8) « Ayant levé les yeux, elle aperçut de l’autre côté de la vallée, au-dessus du chevet de l’église des Frères Prêcheurs, un trône magnifique disposé avec une pompe royale; et, sur ce trône, Jésus-Christ, le Rédempteur du monde, couronné de la tiare et revêtu des ornements pontificaux. Auprès de lui se trouvaient les princes des apôtres Pierre et Paul, et saint Jean l’Évangéliste. A cette vue Catherine s’arrêta, frappée d’étonnement, et contempla son Sauveur qui se manifestait si miraculeusement à elle pour lui prouver son amour. Alors il abaissa son regard sur elle, lui sourit amoureusement, étendit sa main droite et traça le signe de la croix, comme fait l’Évêque quand il donne sa bénédiction. Et si puissante fut cette bénédiction de l’Éternel que, ravie, hors d’elle-même, l’enfant, qui par nature était timide, resta là, sur la voie publique, les yeux levés vers le ciel, au milieu du va-et-vient des hommes et des animaux.

« Cependant son frère continuait sa route, convaincu qu’elle le suivait, lorsque tout à coup il s’aperçut qu’elle n’était plus à ses côtés et, se retournant, il vit sa sœur très loin en arrière, immobile, regardant le ciel.

« Il l’appela tout d’abord, mais, comme elle semblait n’y prêter aucune attention, il revint sur ses pas appelant toujours, puis, voyant que cela ne servait à rien » (or, qui a entendu les enfants italiens crier de toute la force de leurs poumons comprendra qu’en vérité l’esprit de Catherine était ailleurs!), «il la saisit par le bras et lui demanda : « Que fais-tu ici, pourquoi ne viens-tu pas? «Alors (9) Catherine sembla s’éveiller d’un profond sommeil, elle baissa les yeux un instant et répondit : « Ah ! si tu voyais ce que je vois, tu ne me troublerais pas, ainsi. » Et de nouveau elle regarda en l’air, mais la vision avait disparu et la petite fille se mit à pleurer amèrement et à se reprocher de s’être laissé distraire. [6] »

Les deux enfants reprirent ensemble le chemin du retour, plus silencieux encore qu’auparavant, comme nous avons le droit de le supposer.

Par la Via Fontebranda des chars venaient lentement vers eux, attelés de quatre grands bœufs blancs qui barraient presque la rue de leurs cornes menaçantes... Près de la fontaine, où l’eau bouillonne constamment dans la profonde vasque, des femmes allaient et venaient sous la voûte sombre des arbres et remplissaient leurs cruches de cuivre. Un parfum de sarments et de pommes de pin brûlés émanait des cuisines, où les chaudrons étaient suspendus sur le feu pour le repas du soir. Des enfants jouaient avec de petits chats sur le seuil des portes; tout était comme à l’ordinaire, comme c’est encore le soir en été dans ces rues. Mais pour Catherine tout avait changé d’aspect carie Très-Haut l’avait couverte de son ombre, l’Éternel avait parlé à son cœur d’enfant. Elle avait vu le ciel ouvert et le Fils de l’Homme assis sur le trône de sa gloire et II avait étendu la main et l’avait bénie solennellement de trois grands signes de croix comme l’évêque dans la cathédrale : « In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti. » (10)

 

II - La famille Benincasa. — Les Dominicains de San Domenico. — L’enfance de Catherine... 11

 

Catherine Benincasa naquit le 25 mars 1347, près de Fontebranda, dans la maison du teinturier Giacomo Benincasa et de sa femme Lapa di Puccio dei Piagenti. Le 25 mars on célèbre l’Annonciation de la Sainte Vierge, et, de plus, la fête des Rameaux tombait cette année-là le même jour.

Dans la cathédrale de Sienne, l’Évêque bénissait donc les branches d’oliviers que les diacres portaient ensuite de l’autel aux paroissiens; et le peuple, debout, gardait à la main les rameaux gris d’argent, tandis que les voix claires des enfants de chœur entonnaient le joyeux Hosannah : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! ». C’était le salut de l’Église à la plus illustre fille de Sienne, à l’épouse la plus aimante du Christ, Benedicta quœ venit...

Catherine était la vingt-troisième enfant de ses parents. Elle vint au monde en même temps qu’une petite sœur jumelle, Giovanna, qui d’ailleurs mourut peu après. Monna Lapa nourrit elle-même Catherine, ce qu’elle n’avait jamais eu le temps de faire pour les autres en raison de ses fréquentes conceptions. « Catherine apporta ainsi une fin aux enfantements de sa mère », dit la légende [1]. (11)

Quelques-uns seulement de ces nombreux enfants vécurent. Les plus connus sont : Benincasa, l’aîné — Bartolommeo, marié à Lisa, la cousine germaine de Giovanni Colombini, — Niccola, mariée à Pal- mieri di Nese della Fonte, frère du dominicain Tommaso della Fonte qui, par la suite, eut une si grande influence sur Catherine, — Maddalena, mariée à Bartolo di Vannino, — Bonaventura, mariée à Niccolo di Giovanni Tegliacci, — Lisa, morte non mariée durant la peste de 1374, — enfin Stefano.

Par le mariage de Bartolommeo, les Benincasa s’étaient alliés à l’une des familles les plus pieuses de Sienne, celle de Giovanni Colombini (mort en 1367), dont la nièce Catarina vécut jusqu’en 1388.

Agnès, sœur de Giacomo, qui avait épousé Chele di Duccio, entra dans le Tiers Ordre dominicain (le Mantellate) après la mort de son mari, et mourut en odeur de sainteté. Le père de Lapa, Nuccio di Piagente, était matelassier et faisait des vers à ses moments de loisir; c’était un homme pieux, désireux de se procurer par ses aumônes une part des mérites, des prières et des bonnes œuvres de tout l’ordre Dominicain [2].

Plusieurs influences religieuses se faisaient ainsi sentir de divers côtés et c’était généralement, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, à celle des Frères Prêcheurs que l’on se ralliait. Il ne semble pas que les frères de l’autre grand ordre mendiant légué par le treizième siècle au quatorzième, les franciscains, aient joué un rôle important à Sienne. Leur église était située en dehors de la ville, et ce ne fut qu’au (12) quinzième siècle que San Bernardino, l’éloquent prédicateur de missions, réussit à y attirer les foules.

Au contraire l’église San Domenico dominait Fontebranda et il était facile aux Benincasa de s’y rendre le matin pour entendre l’une des messes des nombreux prêtres de cet ordre.

Dans la teinturerie de Fontebranda, c’était Giacomo qui avait le plus de dévotion. « Lapa, son épouse », dit Raymond de Capoue, « était une femme entendue dans les affaires du ménage, qui ne possédait rien de la malice des hommes de notre temps et, même si elle l’eût voulu, incapable de dire un mensonge. » Plus d’une fois dans la Légende il l’appelle « la très naïve Lapa », semplicissima Lapa; mais il ajoute qu’ « elle ne désirait pas ardemment les biens éternels ». Etant tombée gravement malade, elle ressentit une telle angoisse de la mort que Catherine, alors déjà grande, eut beaucoup de peine à rassurer sa mère. Lapa se rétablit et vécut très vieille (elle dépassa quatre-vingts ans). Elle vit ses enfants et petits-enfants mourir autour d’elle, et en vint à se lamenter de ce que son âme fût chevillée de travers en son corps si bien qu’elle n’en pouvait plus sortir.

Catherine tenait son énergie de Lapa, mais sa piété et sa douceur inlassable lui venaient de son père.

Raymond recueillit de la bouche même de Lapa de nombreux traits concernant la merveilleuse patience de son défunt mari qui fut peut-être plus estimé après sa mort qu’apprécié pendant sa vie; il est rare en effet qu’une femme d’énergie admire un (13) homme pacifique, et sans doute le teinturier était-il fréquemment exposé à s’entendre dire qu’il n’était qu’un niais et se retirait-il parmi ses baquets de couleurs, le cœur blessé par les paroles cinglantes de Monna Lapa. Mais après sa mort, devant l’évidente admiration du dominicain qui appartenait à la noble famille delle Vigne (un delle Vigne avait été chancelier de Frédéric II !), Lapa se complaisait à dépeindre la patience sans exemple de feu son mari. Celui-ci n’avait jamais permis à aucun des siens d’employer des termes violents ou de porter de sévères jugements sur autrui. Lorsqu’un homme auquel il avait depuis longtemps payé son dû le poursuivit et le fit condamner injustement, le doux teinturier ne témoigna contre lui aucun ressentiment et, comme Lapa se mettait en fureur ainsi qu’une Italienne en est capable (on se la figure en de telles circonstances ameutant le quartier par ses clameurs), Giacomo Benincasa, intervenant alors, lui dit doucement :« Tu verras, Mère, Dieu amènera cet homme à de meilleures pensées et il reconnaîtra son injustice envers nous », « ce qui se vérifia par la suite », ajoutait Lapa quand elle racontait cette histoire.

Le teinturier ne tolérait dans sa maison ni discours impies, ni conversations grossières : l’atmosphère y était pure. Quand Bonaventura, la sœur préférée de Catherine, fut mariée, c’est avec un étonnement mêlé d’horreur qu’elle entendit les propos que tenaient son mari et ses jeunes amis; elle y était si peu habituée qu’elle en tomba malade : « Dans (14) la maison de mon père, je n’ai point été accoutumée à ce langage », répondit-elle aux. questions anxieuses de son mari, « et si tu ne veux pas me voir bientôt mourir, je te prie de renoncer à ces immondes conversations. »

La famille qui s’appelait Benincasa jouissait en effet d’une bonne situation. Les fils aînés aidaient Giacomo dans ses affaires qui prospéraient à souhait; quelques mois avant la naissance de Catherine, en octobre 1346, ils avaient pu louer à Giovanni di Ghezzo, représentant delle Arte della lana, la vaste demeure située près de Fontebranda qu’ils habitaient maintenant [3]. Ils possédaient en outre, à huit miglia au sud de Sienne, une ferme, la Canonica, qui échut plus tard à Lisa, la veuve de Bartolomeo [4].

Catherine grandit par conséquent dans la maison de la Via dei Tintori. Comme beaucoup d’autres, à Sienne, cette maison est bâtie à flanc de coteau. La teinturerie installée à l’étage inférieur sur la façade de la Via dei Tintori se trouvait dès lors en sous- sol du côté de la Via dei Tintoio. Un escalier conduisait au premier (qui devient le rez-de-chaussée si l’on rentre par derrière) où se trouvaient les chambres à coucher; au-dessus, il y avait une terrasse disposée en jardin et une grande cuisine qui servait en même temps de salle. Là, on prenait les repas, là, filaient, cousaient et reprisaient les femmes; tous s’y réunissaient chaque soir devant le feu pour faire la veglia, comme on dit encore dans la campagne italienne; on se chauffait avant de se coucher, on bavardait, on contait des anecdotes.  (15)

Et là, dans la maison de Giacomo Benincasa, au milieu du cercle de la famille rassemblée autour du feu de genièvre pétillant, se trouvait un jeune garçon qui devait exercer une influence décisive sur la vie de Catherine : c’était le fils adoptif, Tommaso della Fonte. Niccoluccia Benincasa avait épousé Palmiero della Fonte, et lorsque la peste de 1849 (la peste de Boccaccio) eut fait orphelin le petit Tommaso qui avait alors dix ans, Giacomo le recueillit à son foyer. C’était maintenant un jeune homme qui aspirait au cloître — il voulait se faire moine chez les dominicains de Camporeggi. En attendant, il passait les longues soirées d’hiver chez les Benincasa, racontant tout ce qu’il avait lu dans la Légende dorée de Jacques de Voragine sur les apôtres et les martyrs, sur sainte Marie-Madeleine et saint Lazare qui s’enfuirent devant les juifs jusqu’à Marseille en Provence, sur sainte Agnès, sainte Agathe et sainte Lucie, dont les cruels Romains crevèrent les yeux et arrachèrent les seins avec de brûlantes tenailles; sur les saints ermites dans les déserts et les cavernes; sur saint Antoine, auquel l’église paroissiale est dédiée. Mais il parlait surtout de saint Dominique, du pieux et savant Thomas d’Aquin et de saint Pierre Martyr qui, au moment de mourir, ne pouvant plus confesser sa foi par la parole, s’inclina pour écrire encore avec son sang dans le sable : « Credo ».

Tommaso racontait, et Catherine écoutait. Elle connaissait bien les dominicains de Camporeggi; souvent ils passaient par les rues dans leurs robes blanches et leurs capes noires. Blanc et noir, les (16) couleurs

 Maison natale

 

de Sienne les couleurs de la balzana*, les couleurs du Campanile. Le blanc signifie leur pureté, le noir signifie leur humilité. Catherine se dissimulait derrière la fenêtre pour les voir passer, beaux comme des anges de Dieu, avec leurs profils pâles et purs, les yeux toujours fixés au ciel, ne détournant jamais de côté et d’autre leur regard vers les femmes qui, sur le seuil des maisons, soupiraient : « Comme è bello! troppo bello per essere frate— che peccato !... » Non, précisément, ils n’étaient pas trop beaux pour Dieu! Pourquoi le Seigneur n’aurait-il jamais à son service que des bossus et des boiteux? De son abri, Catherine remarquait la place où les moines posaient leurs pieds et, dès qu’ils s'étaient éloignés et que les visages empourprés des femmes aux cheveux noirs avaient disparu de l'encadrement des portes, elle s’élançait au dehors pour baiser les pierres sur lesquelles les pieux frères avaient marché.

D'ailleurs, Catherine était vive et gaie et si alerte qu’on la voyait souvent voltiger, en quelque sorte, du haut en bas des escaliers. Tous les voisins l’aimaient, elle était si gracieuse qu’on l’appelait, à cause de son charme, Euphrosyne, qui est le nom d’une des Grâces.

Raymond de Capoue, qui ne suppose pas une telle culture classique chez les habitants de Fontebranda, dit à ce sujet : « Je suis tenté de croire que c’est un surnom qu’elle s’est donné elle-même, comme le font souvent les petits enfants. » Il y a du reste une sainte

* Le vieux nom de l’étendard de Sienne. (17)

 Euphrosyne et plus tard Catherine considéra comme un présage d'avoir porté ce nom. En effet, on raconte que sainte Euphrosyne, voulant entrer dans un couvent de mornes au lieu de se faire religieuse se coupa les cheveux et revêtit des habits d’homme, et nous verrons que Catherine l’eût bien volontiers imitée en ceci...

Mais pour entrer en religion, soit parmi les hommes, soit parmi les femmes, il faut être d’une grande piété... Dès lors on trouvait souvent Catherine priant dans des coins isolés de la maison, ou bien on l’entendait monter l’escalier en récitant à chaque marche, de sa petite voix, un « Je vous salue Marie ». Je me la représente ainsi bien facilement, car j’ai eu moi-même une petite fille de six ans, qui faisait oraison à sa manière dans un escalier où était suspendu un grand tableau de la Madone.

Puis vint le jour où la vision apparut à Catherine au-dessus du toit de l'église San Domenico « et à dater de cette heure elle ne fut plus une enfant » [5].

(18)

 

III - Le Christianisme religion de révélations et de visions : Saint Étienne, Saint Paul, Sainte Brigitte. — Catherine enfant veut se faire ermite. — Son vœu de virginité à l’âge de sept ans. — Premières austérités et pénitences... 19

 

Le Christianisme, dès son origine, a été la religion des révélations et des visions. La littérature chrétienne la plus antique, les écrits des apôtres et les Evangiles ne permettent aucun doute à ce sujet.

Au Crucifiement de Jésus succéda la Résurrection après laquelle, maintes fois, le Maître apparut à ses disciples. Au jardin de Joseph d’Arimathie, Madeleine tombe aux pieds du jardinier qui l’appelle de son nom, et ce seul mot suffit à lui inspirer son joyeux Rabboni; — c’est sa voix, ainsi avait-il coutume de l’appeler! A Emmaüs, les écailles tombent des yeux des deux disciples au moment où ils s’asseyent à table avec le voyageur qu’ils ont rencontré en chemin ; — c'est ainsi qu’Il rompit le pain, le bénit et le leur donna. Et à Jérusalem le Ressuscité apparaît à Simon et aux autres disciples en les saluant selon sa coutume : Schadom aleikum.

Même après l’Ascension, les relations continuent entre Dieu et les hommes. A l'heure de sa mort, (19) Étienne, dans le ciel ouvert, aperçoit Jésus à la droite de son Père. Saul, ébloui par une aveuglante lumière sur le chemin de Damas, entend une voix tonnante dire : « Je suis Jésus que tu persécutes. » Derrière le voile ténu des phénomènes Jésus est constamment présent et dans les visions et, les apparitions, le voile se déchire [1].

Avec Étienne et Paul, un François d’Assise, une Catherine de Sienne, une Brigitte, une Jeanne d’Arc, voient le ciel ouvert et entendent d’indicibles, paroles. « Mais s’ils sont dans leur corps ou hors de leur corps, ils ne le savent pas, Dieu le sait [2]. »

De même que Catherine l’italienne, notre Brigitte Scandinave était une voyante. La veuve d’Ulf Gudmarsson mourut à Rome le 23 juillet 1373, sans que la Siennoise l’eût connue ; sinon elles se seraient assurément saluées comme des âmes sœurs. Or la Sainte suédoise a plusieurs fois essayé de décrire ce qu’est l’état de voyant; nous lisons dans l’introduction à la règle de son ordre : « Dans le royaume de Norvège, Sainte Brigitte, absorbée par sa prière, sentait ses forces abandonner son corps, mais son âme vivifiée pouvait voir et entendre, dire et sentir des choses purement spirituelles, et il lui arrivait fréquemment de tomber en cet état. » On lit dans la préface du cinquième livre des révélations :

« Un jour tandis qu’elle se rendait à Vadstena, ayant élevé son âme vers Dieu, elle fut ravie hors d’elle-même et abîmée dans l’extase. Elle vit et entendit alors tout ce qui est rapporté au cinquième livre. L’évêque Alphonse de Jaen témoigne qu’il (20) vit souvent sainte Brigitte, privée de l’usage de ses sens, ne plus se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle. Et de cet état Brigitte dit elle-même : « O Dieu très bon, combien merveilleuse est la façon dont tu me traites, car tu endors mon corps dans le sommeil, tandis que tu éveilles mon âme jusqu’à lui faire voir, entendre et sentir les choses surnaturelles. » « Tu m’endors quand il te plaît, non d’un sommeil corporel, mais d’un spirituel repos, et tu éveilles mon âme comme d’une torpeur, jusqu’à la faire voir, entendre et sentir spirituellement [3]. »

Il en était absolument ainsi pour Catherine. Tout ce qu’on qualifie d’inspiration est d’ailleurs toujours accompagné de quelques-unes de ces caractéristiques. Le poète ou l’artiste absorbé par un labeur intense se sent soulevé au-dessus des exigences du corps, étant tout adonné à son travail qui se fait aisément, sans obstacles et sans difficulté, comme si une puissance étrangère, une autre personnalité en était l’auteur. « Je ne suis qu’un instrument, le Maître joue sur moi », a dit un poète danois, et Nietzsche pour expliquer l’état dans lequel il composa « Ainsi parla Zarathustra », écrit ces lignes :

« Peut-on à la fin du dix-neuvième siècle se faire une idée très nette de ce que les poètes d’antan appelaient inspiration ou bien dois-je le décrire? N’eût-on en soi que le moindre atome de superstition, on ne saurait écarter la pensée que l’on n’est que le porte-voix, le médium d'une influence souveraine. On ne peut désigner ce phénomène que par le mot « révélation »; c’est-à-dire que. subitement, avec une (21) certitude et une précision indicibles, quelque chose devient visible et perceptible, quelque chose qui vous bouleverse jusqu’au plus intime de l’être. On ne cherche pas, on écoute, on reçoit sans demander qui donne; tel un éclair, une pensée nettement formulée se fait jour. Je n’ai jamais eu à choisir. Ce ravissement d'une excessive tension se fond parfois en un torrent de larmes, c’est une façon de sortir totalement de soi-même en se sentant secoué jusqu’à la pointe des pieds d’un fourmillement de frissons; c’est un abîme de bonheur, où ce qu’il y a de plus sombre et de plus douloureux ne forme plus un contraste, mais semble nécessaire, indispensable, comme une ombre inéluctable dans une surabondante lumière. Tout se passe involontairement, comme au milieu d’une tempête, avec, au plus haut degré, le sentiment qu’on possède la liberté et la puissance divine. »

Strindberg a dépeint l’extase poétique d’une façon analogue, l’appelant un « état qui procure un bonheur indescriptible, une vraie béatitude tant que dure l’inspiration [4]. »

L’extase dans laquelle une sainte Catherine, une sainte Brigitte, ont leurs visions et reçoivent des révélations, n est qu’un développement de cette inspiration poétique. Nulle part peut-être ceci n’apparaît plus clairement que chez le célèbre mystique dominicain allemand Henri Suso, dont un théologien catholique a pu dire avec raison : « Il semble que ce soit la nature, mais la nature supérieure de Suso qui, se révélant de cette manière, cherche et trouve la (21) consolation et la lumière. La pureté des visions célestes, la douceur des chants angéliques, tout ce qui l’émeut si profondément, d’où cela vient-il donc sinon du poète intérieur, du chanteur secret qui vit en son âme [5]? »

En Catherine, comme en Brigitte, nous trouvons un sens poétique aussi mûr que précoce, mais il s’y joint chez la Siennoise certaines particularités physiques qui ne se rencontrent pas chez la Suédoise. Ses extases plongeaient Catherine dans un état d’insensibilité et de raideur tétanique, en sorte qu’on pouvait lui transpercer le pied avec une épingle sans qu’elle s’en aperçût. Et souvent Lapa, « la très naïve Lapa », désespérée d’avoir reçu un cygne dans sa couvée d’oisons, faillit briser sa fille dans la bonne intention de ployer son corps ou ses membres raidis [6].

Catherine possédait ce génie religieux qui tient le corps dans la dépendance totale de l’esprit et, de même que chez Brigitte, ce génie se manifesta dès 1 âge le plus tendre. Le soir dont nous avons parlé, Catherine âgée de six ans vit Jésus et de ce jour commença la lente transformation de son âme.

« Celui qui garde mes commandements et les observe, celui-là m'aime et je l’aimera.... et je me manifesterai à lui. » Cette parole de Jésus est la clé de la psychologie des saints et par conséquent de celle de Catherine [7]. Elle avait « vu le Seigneur » et la voix qui jadis, au bord du lac de Génésareth, appela les disciples, retentissait maintenant dans son âme, douce et pénétrante comme une très lointaine (23) sonnerie de cloches qui ne laisse aucun repos jusqu’à ce qu’on se soit mis en route et qu’on ait découvert d’où vient le son. Et la douce voix disait au cœur de Catherine :

« Viens, suis-moi! Suis-moi loin de ton père et de ta mère, de tes sœurs et de tes frères, de ta maison, de ton foyer, de ta ville et de ta patrie ! Suis moi dans le désert jusqu’aux quarante jours de jeûne et jusqu’à la tentation du démon, suis-moi quand je monte à Jérusalem, suis-moi jusqu’à la colonne du supplice, jusqu’à la flagellation, jusqu’à la couronne d’épines, jusqu’à la croix! Suis-moi, non pas comme Pierre m’a suivi, mais comme Jean; tiens-toi comme Marie au pied de ma croix et vois mon sang ruisseler sur toi en gouttes brûlantes!... Suis-moi comme les saints martyrs m’ont suivi; suis-moi comme saint Pierre Martyr jusqu’au témoignage du sang! Suis- moi comme Magdeleine dans sa caverne de roches et comme saint Antoine dans le désert! »

« Cette vision et cette bénédiction furent si puissantes », affirme Caffarini, « qu’elle ne pouvait plus penser qu’aux saints ermites et à suivre leur exemple [8] ».

Il y avait dans la maison de Fontebranda plusieurs sombres cachettes que Catherine put transformer en ermitages; elle s’y réfugiait et jouait de son mieux à l'ermite, priant et jeûnant quand les autres prenaient leur collation et se flagellant avec un fouet qu’elle avait elle-même fabriqué. Peu à peu il parut à d’autres petites filles que c’était un jeu des plus divertissants; alors Catherine le leur (25) expliqua et leur prescrivit des prières, montrant déjà par là sa nature dominatrice. Cependant elle finit par se lasser de ce simulacre : son esprit s’orientait vers une réalité et non vers une vaine illusion; aussi, un jour, quitta-t-elle la maison, bien résolue à s’en aller par le vaste monde pour devenir une véritable ermite et, se dirigeant du côté de la porte San Sano, elle s’enfuit.

C’était la première fois que Catherine se trouvait hors des murs de Sienne. Le chemin descendait vers Vallepiatta, la ville disparut bientôt derrière elle et l’enfant se trouva seule au milieu des arbres... La vallée s’ouvre entre des rochers de tuf dans lesquels se forment des anfractuosités qui, aux yeux de Catherine, pouvaient passer pour les cavernes du désert et elle pénétra dans l’une de ces grottes. Elle s’était munie d’un pain et, ainsi pourvue, entreprit de vivre en solitaire. Se mettant à prier, elle se trouva de nouveau en cet étrange état où tout disparaissait autour d’elle et elle eut le sentiment de planer dans un monde d’éclatante lumière. Elle avait l’impression de s’élever peu à peu au-dessus de terre, plus haut, toujours plus haut; finalement sa tête heurta la voûte, ce qui la réveilla... Elle s'aperçut alors qu’elle avait dû rester longtemps dans la grotte, le soleil était bas, les cigales chantaient dans les figuiers et là-haut, à San Domenico, on carillonnait les vêpres. Tous ses plans de vie érémitique s’évanouirent soudain et Catherine songea seulement qu’elle était bien loin de la maison et qu’avant peu la porte de la ville serait fermée. De plus ses jambes (26) étaient si particulièrement faibles que jamais elle ne pourrait parcourir le long chemin qui monte la colline... Le vertige la saisit, un nuage passa devant ses yeux, une fois encore elle éprouva la sensation de planer, et, sans savoir comment, se retrouva tout à coup au-delà de la porte San Sano. Le cœur battant, elle se hâta de rentrer; personne n’avait soupçonné sa fuite, on pensait qu’elle était allée chez sa sœur comme elle le faisait souvent [9].

Catherine ne renouvela jamais cette tentative, mais elle avait compris là-bas, dans la grotte, que sa vie devait être consacrée au Seigneur et l’enseignement de l’Écriture lui devint intelligible : « Une femme non mariée, une vierge, pense aux choses qui regardent le Seigneur pour être sainte de corps et d’esprit, mais celle qui est mariée pense aux choses du monde et aux moyens de plaire à son mari [10] ». D’une part le Seigneur, de l’autre le monde; la jeune âme de Catherine n’hésita pas dans son choix... A l'âge de sept ans, elle se promit à Jésus devant l’image de la Madone : « Bienheureuse Vierge Marie », s’écria-t-elle, « ne considère pas ma faiblesse et accorde-moi la grâce d’avoir pour époux celui que j’aime de toute mon âme, ton fils très saint, Notre Seigneur Jésus-Christ... Je lui promets ainsi qu’à toi, de n’en accepter jamais d’autre [11]. » C’est ainsi que se fit le pas décisif. Catherine devint la petite fiancée du Christ, à l’exemple de son homonyme sainte Catherine d'Alexandrie que l’on voit sur des retables étendant sa main, où la Vierge Marie place celle du Divin Enfant qui lui passe (26) au doigt un anneau. Désormais, en épouse soumise, Catherine s’efforcera uniquement de faire la volonté de son époux. Or la volonté de Jésus est qu’avant tout on se châtie soi-même et que l’on dompte sa nature, ce que la petite Catherine Benin- casa avait déjà commencé de faire par ses pénitences enfantines et ses oraisons dans la cave et dans les greniers.

Depuis lors elle se condamna à ne manger que du pain et des légumes. Quant à la viande, elle la posait dans l’assiette de son frère Stefano ou bien la jetait sous la table aux chats, inséparables des cuisines et des salles à manger italiennes.

C’est vers cette époque qu’un tout petit incident démontra à Monna Lapa à quel point Catherine tenait de son père. Un matin, elle l’envoya à l’église paroissiale Saint-Antoine pour offrir un cierge et prier le curé de dire la messe à une intention particulière. Catherine s’acquitta de sa mission, mais, au lieu de revenir aussitôt, elle resta à entendre la messe qu’elle avait demandée; lorsqu'elle rentra enfin, Lapa était fort impatientée par son retard. Catherine écouta tout d’abord paisiblement ces violents reproches, puis elle dit : « Monna Madre, punissez-moi lorsque je ne vous obéis pas ainsi que je le devrais, mais, je vous en prie, n’employez pas de telles paroles, et surtout ne souhaitez de mal à personne, car cela ne convient pas à votre dignité de mère et m’afflige le cœur».

A ce moment Catherine n’avait pas encore dix ans. Quand, le soir venu, Giacomo remonta de la (27) teinturerie, sa femme s’écria : « Écoute donc ce que ta fille m’a dit aujourd’hui. »

Plus tard la fille du teinturier de Fontebranda devait dire la vérité aux puissants de ce monde avec la même fermeté et la même douceur [12]. (18)

 

IV - Courte période de mondanité de Catherine sous l’influence de sa sœur Bonaventura. — On pense à la marier. — Mort de Bonaventura (août 136a). Catherine retourne à ses pénitences; sur les conseils de Père Tommaso della Fonte elle se coupe les cheveux. — Fureur des parents. — Catherine, privée de sa chambre, est traitée en servante par les siens. Elle aspire à devenir Dominicain, puis se résout à se faire Mantellata. — Les parents renoncent à la marier... 29

 

Catherine avait atteint l’âge de douze ans. Il ne lui était plus permis de s’aventurer seule dans les rues et sa famille songeait à lui trouver un époux. Deux de ses sœurs étaient déjà mariées, car, en somme, les femmes sont destinées au mariage.

Monna Lapa se mit donc à parer se fille et lui ordonna (ce qui est bien italien) de se laver un peu plus souvent, de coiffer joliment ses cheveux, et de chercher à plaire aux hommes. Mais Catherine ne voulait pas entendre parler d’eux; jamais elle ne se mettait à la fenêtre ou sur le seuil de la porte ainsi que les autres jeunes filles, et ne chantait pas comme elles, en travaillant, des chansons d’amour; elle prenait même la fuite lorsqu’un des ouvriers de son père pénétrait dans la pièce où elle se trouvait. « Seigneur Dieu, ils ne sont pourtant pas venimeux », grondait Lapa, mais sa fille les fuyait justement comme des serpents.

Toutefois, grâce à Bonaventura, la sœur favorite de Catherine, on réussit à l’ébranler un peu; il vint (29) un jour où elle consentit à se rendre au bal comme les autres jeunes filles, avec une belle toilette, les joues fardées, et les cheveux teints en blond, ainsi que l’exigeait la mode.

« A cette époque, Sienne était si riche de biens terrestres qu’il y avait fête presque chaque jour en l’honneur des nouvelles mariées », raconte un contemporain de Catherine, le moine Filippo Agazzari, dans ses « Histoires morales [1] ».

Si l’on en croit ce sévère prédicateur, les jeunes Siennoises n’étaient pas moins frivoles au quatorzième siècle qu’au vingtième. Il cite le cas d’une jeune fille qui tomba morte pendant un banquet pour s’être trop serrée,' ainsi que celui d’une autre dont le visage fut rongé par le fard qu’elle employait; et il parle même d’une troisième oui fut aidée à sa toilette par le malin lui-même, déguisé sous les traits d’une camériste, et à laquelle il advint pis encore...

D’autres auteurs assurent que les dames passaient des journées entières sur leur terrasse, les cheveux exposés au soleil afin qu’ils devinssent blonds [2]. .

Cette période mondaine de la vie de Cathei.ne semble avoir été brève; quoi qu’il en soit, elle prit fin à la mort soudaine de Bonaventura, en août 1362 [3]. Près du cadavre de sa sœur chérie, Catherine pleura amèrement ce qu’elle considéra par la suite comme une horrible ingratitude vis-à-vis du Seigneur. Ne lui avait-il pas fait don de l’apparence extérieure qu’il lui voulait? Et elle avait cherché à l’améliorer, ainsi qu’on gâche une œuvre de maître ! Dieu l’avait créée (30) à son image, et elle avait osé la repeindre et la transformer à l'image du diable [4]!

Bien des années après, elle s'accusait encore, dans ses confessions, de ce temps d'infidélité et, quand Raymond s'efforçait de la consoler, elle s’écriait : « Est-ce donc à mon confesseur d'excuser mes péchés? » Elle-même était convaincue que l'enfer eût été son partage si elle fût morte dans cet état de frivolité.

Animée d’une ardeur nouvelle, la jeune fille reprit sa vie de pénitence et de prière, recherchant la solitude, mangeant fort peu et dormant le moins possible. Ceci ne convenait guère à ses parents qui, depuis la mort de Bonaventura, étaient plus désireux encore qu’auparavant de marier Catherine, car, en ce temps- là, plus les familles étaient nombreuses, plus elles étaient puissantes! Ils venaient précisément de rencontrer un jeune homme d’excellente famille qui serait un mari parfait pour leur fille et afin d’avoir raison de l’enfant rebelle qui méconnaissait son propre bien, ils s’adressèrent à Tommaso della Fonte, devenu prêtre, et en outre le confesseur de Catherine.

Le dominicain se rendit à leur appel; Catherine ouvrant alors son cœur à son ami d’enfance lui révéla qu’elle avait fait vœu de virginité et lui déclara courageusement qu’elle ne consentirait jamais à une alliance terrestre : son cœur appartenant tout entier à Dieu ne pouvait donner asile à un amour humain. Tommaso, convaincu, changea d'avis et, au lieu de la persuader de se marier, lui conseilla de couper ses cheveux dorés, puisque c’est par cet (32) acte qu’une femme indique qu’elle se consacre au Seigneur. Catherine suivit ce conseil et posa un voile blanc, comme un voile de religieuse, sur sa tête blonde et rasée. Lapa ne tarda pas à s’étonner du soin avec lequel sa fille conservait ce voile sur sa tête; enfin elle le souleva et vit...

Une heure pénible suivit cette découverte; la famille Benincasa était en fureur; tous accablèrent Catherine de reproches et l’assurèrent avec toute la force du langage et des poumons italiens qu’elle serait malgré tout contrainte à faire leur volonté : « Tes cheveux repousseront et tu auras un mari, dusses-tu en mourir! »

Le conseil de famille décréta ensuite qu’à l’avenir Catherine n’aurait plus de chambre à elle, où il lui fût possible de se livrer à ses folies pieuses, et sur ce la fille de service fut congédiée, afin que Catherine se chargeât de sa besogne. Elle devint alors servante et une servante qui à dessein fut traitée avec malveillance, dans l’espoir qu’elle préférerait changer de condition et se marierait. Mais, pour supporter cette épreuve, Catherine eut recours à un pieux artifice; — elle se figura qu’elle vivait dans la sainte maison de Nazareth : son père, religieux et bon, représentait Jésus-Christ lui-même et sa mère tenait tant bien que mal la place de la sainte Vierge, tandis que ses frères étaient les apôtres et les disciples du Maître. Elle s’empressait ainsi continuellement au service de son céleste Epoux; c’était sa voix qui l’appelait; pour Lui elle montait et descendait infatigablement l’escalier en courant; pour Lui, elle préparait les repas (32) à la cuisine et c’était Lui, sa Mère et ses amis qu’elle servait à table!

Quelque temps s’écoula ainsi et Catherine ne se rendait toujours pas; elle était douce, mais inflexible. « Il nous faudra y renoncer », se disaient entre eux ses frères. Comme il lui était interdit de s’enfermer dans aucune pièce, son père put un jour, sans qu'elle s‘en aperçût, la surprendre agenouillée dans la chambre de Stefano, priant avec ferveur... Au-dessus de sa tête planait une blanche colombe qui disparut à l’entrée de Giacomo. Le père se retira songeur —une colombe blanche au-dessus de la tête de sa fille... était-ce possible?... et ne devait-il pas croire que cette colombe était le Saint-Esprit lui-même?

Cependant Catherine caressait toujours son ancien projet d’imiter sainte Euphrosyne. Déjà elle s’était coupé les cheveux et il ne lui manquait plus que de prendre des habits d’homme pour s’en aller au loin se faire admettre dans un monastère dominicain. Car les dominicains étaient toujours son idéal, aussi bien maintenant qu’elle avait quinze ans, que lorsqu’elle était une toute petite fille. Une nuit, en rêve, elle vit tous les saints fondateurs d’ordres : saint Benoît, saint Romuald, saint Bernard Tolomei, saint François et plusieurs autres; mais son regard n’en cherchait qu’un : saint Dominique! Lui aussi avait les yeux fixés sur Catherine et, s’avançant vers elle, il lui tendit un habit noir et blanc en disant : « Aie confiance, ma fille, ne crains rien, tu porteras un jour cet habit ». Catherine en ressentit une telle joie qu’elle se réveilla. L’habit qu’elle venait (3) de voir était celui que portait à Sienne les sœurs qu’on appelle les Mantellate [5].

Sans nul doute ce songe opéra une révolution dans l’esprit de la jeune fille; elle abandonna son vague et fantastique projet d’entrer dans un couvent de moines et poursuivit dès lors un but plus accessible, puisque dans chaque maison à Sienne il y avait de ces femmes qui portaient les couleurs de Saint Dominique et appartenaient au Tiers ordre qu’il avait fondé... Sa propre tante, Agnès, veuve de Michèle di Duccio, en était. Et Catherine désirait à son exemple devenir Mantellata !

Qui ne connaît cet instant où un grand dessein venant de germer dans l’esprit, on se sent poussé à agir, coûte que coûte... Tous les doutes, toutes les hésitations se taisent; il semble que l’on ne pourra jamais assez promptement réaliser le plan nouveau! C’est sous l’empire d’une résolution semblable que, dans la matinée qui suivit son rêve, Catherine réunit les membres de sa famille et leur déclara « qu’il leur serait plus facile de fondre une pierre que de l’ébranler dans son dessein ». « Je vous conseille donc », dit-elle, « d’interrompre vos négociations au sujet de mon mariage, car en cela il m’est impossible de faire votre volonté, puisque l’on doit obéissance à Dieu plutôt qu’aux hommes. S’il vous plaît de me garder ici comme votre servante, je resterai de bon cœur à votre service... et si au contraire vous voulez me chassez du foyer, sachez que malgré cela je ne renoncerai jamais à mon projet : j’ai un époux si riche et si puissant qu’il ne me laissera jamais (35) manquer du nécessaire et pourvoira à tous mes besoins! »

Un siècle et demi auparavant, saint François avait adressé de telles paroles à sa famille, ce qui avait amené une rupture définitive entre lui et les siens. Mais Giacomo Benincasa n’était pas un Pietro di Bernardone, et l'esprit qui animait le fils du marchand d’Assise s’était, en cinq générations, répandu dans le monde entier. « L’ange qui portait le sceau du Dieu vivant » (c’est ainsi que Saint Bonaventure désignait Saint François) avait confirmé des milliers et des milliers d’hommes, et Giacomo était du nombre.

Le silence régna dans la pièce lorsque Catherine se tut. Puis, faisant appel à tout son courage, Giacomo dit du plus profond de son cœur :

« Dieu nous préserve, ma chère fille, de nous opposer de quelque façon que ce soit à sa volonté; depuis longtemps nous avions compris que ce n’était point chez toi caprice d’enfant, nous voyons maintenant que c’est le Seigneur qui te guide. Accomplis donc librement ton vœu et vis selon que l’Esprit-Saint t’y engage. Nous te supplions seulement de prier sans cesse pour nous afin que nous devenions dignes des promesses de ton Epoux ».

Tourné vers Lapa et ses fils, Giacomo ajouta : « Que personne n’ose à l’avenir tourmenter ma fille bien-aimée, qu’elle serve son Epoux en paix et en liberté, afin d’intercéder continuellement pour nous ! Pourrions-nous jamais trouver pour elle un Époux de plus haut lignage [6]? » (35)  

 

V - Cellule de Catherine. — Pénitences. — Sa mère Lapa s’en inquiète et l’emmène aux bains de Vignone. — Maladie de Catherine. — Sa famille lui permet de devenir Mantellata. — Grande tentation de Catherine. — Vision de la Sainte Vierge… 36

Pendant cette période de querelles familiales, Catherine « avait construit dans son âme une cellule secrète, d’où personne ne pouvait la chasser et qu’elle résolut de ne jamais quitter quelles que fussent ses occupations extérieures... »

C’était ce refuge secret que connaissait aussi François d’Assise et dont il avait dit : « Notre frère le corps est une cellule et l’âme est l’ermite qui y demeure1 ».

Mais bientôt Catherine reçût la promesse de posséder également une vraie cellule extérieure. Dans la maison de Giacomo Benincasa, juste au-dessous de la cuisine, se trouvait une petite chambre, ouvrant sur le Vicolo del Tiratoio. Catherine, s’apercevant que cette pièce était abandonnée, y installa son ermitage.        .

On voit encore cette cellule de nos jours. Le plancher est exactement au niveau de la ruelle qui passe derrière la maison, la fenêtre est actuellement murée, mais une croix taillée dans la pierre indique aux passants que c’est là la chambre sanctifiée par Catherine.

Cette chambre était fort petite — cinq mètres de (36) long sur trois mètres de large — et carrelée de grandes briques rouges. Il n’y avait guère place pour des meubles : un coffre où elle serrait ses affaires et un banc, c’était tout. Le banc, dans la journée lui servait de table et la nuit elle s’étendait dessus toute habillée avec une bûche en guise d’oreiller, ou bien reposait sa tête sur les marches de brique qui servaient à atteindre la fenêtre haut placée. La porte et les volets étant le plus souvent clos, la petite chambre n’était alors éclairée que par la lampe qui brûlait devant le crucifix suspendu au mur [1].

Là, dans l’obscurité et la solitude, Catherine pouvait réellement reproduire les pénitences des anciens solitaires. Depuis longtemps déjà elle avait cessé de manger de la viande ; elle se refusait à présent toute nourriture tant soit peu délicate et, plus tard, elle parvint à vivre uniquement de pain et d’herbe crue. A dater de sa vingtième année, elle se contenta de prendre de la salade sans pain et avec le temps se priva même de ce maigre aliment. Sa constitution se transforma à tel point sous l’influence de ce jeûne rigoureux que, quelques années après, elle ne pouvait plus supporter aucune nourriture. Elle se mortifiait encore d’autre manière en portant un cilice, qu’elle échangea ensuite contre une mince chaîne de fer serrée autour de sa taille. Caffarini a vu lui-même une des disciplines avec lesquelles se flagellait Catherine : un crochet de fer y était fixé et elle était noire de sang desséché; il a vu également la chaîne garnie de petites croix qu’elle portait autour du corps [3]. (37)

De même que sa nourriture, elle restreignit de plus en plus son sommeil et finit par dormir à peine une demi-heure en deux jours : « Ce fut le plus rude effort que j’aie jamais fait sur moi-même », confessa- t-elle une fois à Raymond de Capoue 4.

Par tempérament, Catherine jouissait d’ailleurs d’une santé florissante et avait toute l’exubérance d’une jeune italienne. Lapa racontait volontiers que, dans sa jeunesse, sa fille avait monté un sac de blé de la rue jusqu’au grenier (or cela représentait toute la charge d’un mulet!) « Mais elle était alors deux fois plus robuste qu’à présent [5]. »

Les dominicains ont toujours eu une prédilection marquée pour les pénitences corporelles. Saint François avait interdit à ses frères les macérations extérieures et, au chapitre général de la Portioncule, fit réunir tous les cilices et toutes les disciplines pour les brûler; tandis qu’au contraire la vie d’un Henri Suso, par exemple, depuis sa huitième année jusqu’à la quarantième, n’est qu’une succession de tortures qu’il s’infligea lui-même, « jusqu’à ce que son corps étant entièrement épuisé, il se trouva dans l’alternative de cesser ses rigueurs ou de mourir. Alors Dieu lui fit comprendre que tout ceci n’était qu’une préparation, que l’anéantissement du vieil homme » [6].

Dans sa chambre solitaire, à Sienne, Catherine suivait la même voie de renoncement et d’effort que le dominicain allemand dans son couvent de Constance. Elle aussi aurait pu dans une autobiographie écrire des pages terribles et belles sur la « mortification de la chair » et sur la « destruction (38) douloureuse du moi »! Mais en dépit de tout cela Catherine n’avait pas encore atteint le comble de ses vœux : porter l’habit noir et blanc. Ses parents lui avaient permis de mener une vie de prière et de pénitence entre les quatre murs de la maison, mais ils ne se souciaient guère d’aller plus avant dans leur complaisance. Au fond, Monna Lapa n’avait nullement abandonné l'espoir de guérir sa fille de ses bizarreries. Pourquoi par exemple dormir sur une dure planche plutôt que dans un bon lit? Et parfois Lapa se relevait pour entraîner sa fille chez elle et l’obligeait à partager sa couche comme lorsqu’elle était enfant. Mais quand elle s’éveillait le matin, le lit était vide à côté d’elle : Catherine s’ôtait retirée sans bruit, ou bien, si elle s’était résignée à rester, c’est qu’elle avait trouvé moyen de glisser secrètement une planche ou quelque autre morceau de bois sous les draps; en ce cas, elle s'étendait dessus et priait au lieu de dormir.

En soupirant, Lapa finit par céder à son enfant dénaturée, mais elle témoigna de son indignation par plus d’un gémissement lorsqu’un jour, ayant pénétré chez Catherine, elle la vit se flageller de telle sorte que le sang jaillissait. La malheureuse mère se mit alors à pleurer si fort que tout le voisinage l’entendit. Elle poussait des cris sauvages : « Ma fille, ma fille, veux-tu donc te tuer? Ah! quelle est la puissance qui me ravit mon enfant? » Puis (fait observer Raymond avec un froid mépris) « elle se livrait à toutes sortes d’actes étranges comme de s’égratigner le visage ou de s’arracher les cheveux. » Raymond (40) le moine sévère, pouvait en parler à son aise, il ignorait ce qu’est un cœur de mère! Semplicissima Lapa, tu aimais tant ta petite Catherine, l’enfant de ton cœur, la dernière, celle que tu avais nourrie toi- même, le rayon de soleil de ton foyer, la gracieuse Euphrosyne, et tu ne comprenais pas pourquoi elle se maltraitait ainsi, et tu sanglotais, et t’arrachais les cheveux en voyant couler son sang, ton sang et le sang de Giacomo, qui ruisselait des veines de Catherine et dont chaque précieuse goutte était une goutte de jeunesse, une goutte de vie, une goutte de bonheur qui, une fois répandue, ne pourrait jamais être reconquise! O naïve et sensible Lapa! Nous avons pitié de toi, nous te comprenons, nous t’aimons pour ton grand cœur impétueux, ce cœur que tu as transmis à ta fille et qui la faisait si vaillante et si forte!

Ni par la violence, ni par la douceur, Lapa n’avait pu avoir raison de Catherine; elle essaya d’un troisième moyen, des distractions, et l’emmena à Vignone, station thermale très fréquentée, située dans la montagne au sud de Sienne, au bord du fleuve Orcia.

D’après les écrits de Simone di Giacomo Tondi, datant de 1334, les sources chaudes de Vignone contiennent du fer, de l’aluminium, du cuivre, un peu d’or et un peu d’argent; elles avaient à cette époque la réputation de guérir très spécialement les maladies de foie, les maladies d’estomac et toutes sortes d’affections nerveuses. Ces bains dont n’usent aujourd’hui que les paysans des environs étaient alors très en vogue; on y trouvait de nombreuses hôtelleries et (40) une église s’élevait au centre de la place publique [7]. C’est là que, sous la surveillance maternelle, Catherine devait soigner son corps jusqu’ici maltraité et en venir à des idées plus raisonnables. Elle s’y prêta de bonne grâce, mais supplia qu’on lui permît de se baigner seule, même sans sa mère et, lorsqu’elle en eut obtenu l’autorisation, au lieu de profiter de l’eau tempérée du bassin, elle prit l’habitude de se placer sous le jet brûlant au risque de s’échauder.

Pressée de rendre compte de sa conduite, elle répondit : « Je pensais aux tourments de l’enfer et du purgatoire et je priais mon Créateur de m’épargner les supplices éternels et d’accepter en échange les souffrances que j'endurais! »

Lapa rentra donc à Sienne ayant perdu sa cause et Catherine dévoila pour la première fois à sa mère son intention de devenir Mantellata. Elle la tourmenta si bien que celle-ci promit d’aller trouver la prieure des Mantellate et de lui soumettre ce projet. Cependant Lapa revint fort satisfaite de cette visite; la prieure lui avait répondu que les Mantellate ne recevaient que des veuves et qu’une jeune fille de l’âge de Catherine ne pouvait être admise parmi elles [8].

Sur ces entrefaites Catherine fut atteinte de la varicelle, particulièrement grave chez les adultes, et Lapa désolée s’installa jour et nuit au chevet de son enfant malade; mais comme Catherine refusait toutes les douceurs que lui apportait sa mère, celle-ci finit par s’écrier avec désespoir : « Hélas! ne puis-je donc rien pour toi !» Ce à quoi Catherine (41) répondit avec finesse : « Si tu veux que je guérisse, aide-moi à devenir Mantellata; autrement je suis persuadée que saint Dominique fera en sorte que vous ne puissiez me posséder ni sous cet habit ni sous aucun autre!...... »

Lapa retourna alors chez les sœurs et, le cœur plein de détresse, plaida la cause de sa fille. « Si encore elle n’était pas trop jolie  » insinua la prieure. « Venez en juger vous-même », répondit Lapa qui, elle aussi, savait être diplomate. La prieure la suivit et ne trouva pas que Catherine, dont le visage était couvert de boutons fût d’une extrême beauté; en revanche elle fut impressionnée de sa piété incontestable. Les autres sœurs furent consultées et il est possible qu’Agnès Benincasa ait pesé sur la décision, en faveur de sa nièce ; quoi qu’il en soit, Catherine reçut enfin l’heureuse nouvelle, si longtemps attendue, qu’elle serait admise au nombre des Mantellate. La joie qu’elle en éprouva fut si vive que la maladie déclina rapidement et que l’on put fixer le jour de sa réception.

Peu avant ce jour, si impatiemment désiré, Catherine eut à soutenir un rude combat. Étant guérie, elle avait échappé aux bons soins de Lapa et repris possession de son austère cellule.

Elle y était un soir en prière devant son crucifix.

C’était à la tombée de la nuit, à l’heure où l’âme est pleine de désirs qui l’étonnent elle-même, désirs qui ne se risquent pas au soleil, désirs qui s’évanouissent dès que s’allument les lampes, mais qui prennent leur essor aux confins du jour et de la nuit — (42) tels de sombres oiseaux crépusculaires — souvenirs mélancoliques, rêves dangereux...

Ce soir-là, dans sa petite cellule enténébrée, Catherine reçut la visite de ces hôtes troublants. Entendit-elle la voix de sa défunte sœur Bonaventura? Se rappella-t-elle le bonheur de la jeune mère entourée de ses enfants joyeux? Ou bien fut-ce le souvenir d’une fête? Revit-elle les étendards gracieusement agités par les jeunes et sveltes Alfieri? Revit-elle la foule en habits de gala rassemblée au Campo sous le soleil de juillet et les estrades ornées de draperies rouges, occupées par des dames élégamment vêtues?

- « Toi aussi, Catherine, tu pourrais prendre place au milieu d’elles », murmurait une voix à son oreille. « Pourquoi as-tu coupé tes beaux cheveux dorés? Pourquoi portes-tu un cilice sur ton corps délicat, et pourquoi revêtiras-tu dans quelques jours la grossière robe des sœurs? Vois, cet habit n’est-il pas bien plus beau? » Et, dans la lumière déclinante du soir, Catherine crut apercevoir devant elle un jeune homme, svelte et beau comme un page de la Contracta, dell’Oca, qui lui présentait un riche vêtement. Jamais elle n’avait rien vu de plus ravissant : c’était une robe de soie chatoyante, brodée d’or, et chargée de perles et de pierres précieuses…

Comme ensorcelée, Catherine jeta un regard sur la robe éblouissante et le beau jeune homme qui prenait son silence pour un consentement se préparait déjà à l’en revêtir...

Alors Catherine sembla s’éveiller d’un rêve; elle (43) comprit clairement ce qu’elle était sur le point de faire, et d’un geste rapide repoussa le séducteur et son mirage. La vision extérieure disparut, mais la tentation intérieure persista. C’était comme si, jusqu’à ce jour, elle eût vécu sans avoir le sentiment des réalités de la vie. Elle avait suivi ses inclinations, uniquement préoccupée d’atteindre son but; quel bien lui en revenait-il au moment où elle y parvenait ? Lorsqu’elle s’était fiancée à Jésus dans son enfance, savait-elle déjà ce qu’elle préférait, n’avait-elle pas écouté uniquement le naïf désir de faire ce qu’enseignaient les prêtres, ce qu’ils disaient être agréable à Dieu, et ce que tant de pieuses femmes avaient fait avant elle? Elle avait maintenant l’impression que des voiles se déchiraient successivement devant ses yeux — elle voyait, tels qu’ils sont, la vie et le bonheur des hommes, la vie et le bonheur des femmes et se rendait compte qu’elle allait y renoncer pour toujours... Jamais, au pied de l’autel, elle ne mettrait sa main dans la main d’un époux, jamais elle ne quitterait l’église, conduite par lui, en adressant à ses parents un grave et joyeux salut... Les torches nuptiales ne s’allumeraient jamais pour elle et jamais, lorsqu’elle serait devenue une vieille aux cheveux blancs, elle ne montrerait à ses petits-enfants émerveillés son ancien voile de noce aux fleurs brochées d’argent...

Faisant appel à toute son énergie, Catherine s’ar-, racha brusquement à la rêverie qui assaillait son’ cœur de femme : « O toi, mon bien-aimé, mon unique époux », s’écria-t-elle, en tombant à genoux devant le crucifix, « tu sais bien que je n’ai jamais (44) désiré que toi seul; viens aujourd’hui à mon secours, ô mon Sauveur, fortifie-moi et soutiens-moi en cette heure difficile. »

Le crucifié ne parut pas s'attendrir; il resta silencieux, les yeux sans regard, mais on entendit comme le bruissement d’une robe de femme, d’or et de soie, qui frôlait le mur froid, et devant Catherine apparut celle qui est bénie entre toutes les femmes, la patronne de Sienne, la Vierge sainte et la Mère de Dieu, Madonna Maria. De même que le tentateur, quelques instants auparavant, elle aussi  portait sur son bras une robe resplendissante, brodée d’or et de perles, étincelante de pierres précieuses : « Cet habit, ô ma fille, » dit la Mère de Jésus, de sa voix douce et tendre (qui fait pleurer tous ceux qui l’entendent), « cet habit je l’ai tiré pour toi du cœur de mon Fils; il était contenu dans la blessure de son côté comme dans un écrin doré, et de mes propres mains je l’ai brodé. » Alors, Catherine, brûlante de désir et tremblante d’humilité, inclina la tête, et la Vierge la revêtit de la céleste tunique [9]. (45)  

 

VI - La Cappella della Volte. — Catherine reçoit l’habit du Tiers- Ordre Dominicain (1363). — Vision de l’arbre et du blé. — Les trois années de solitude de Catherine. — Grande tentation. — Vision de Jésus crucifié...   46  

Quand on entre dans l’église San Domenlco à Sienne, on aperçoit immédiatement, à main droite, une porte donnant accès dans une petite chapelle fermée, située un peu au-dessus de l’église elle-même. Dans l’ancien temps cette chapelle était ouverte ; seules quelques ogives dont on voit encore les restes la séparaient de la nef centrale; un escalier y conduisait et, lorsque les ogives furent murées, on en respecta quelques marches qui se trouvent encadrées dans le mur et sous lesquelles on peut lire cette vieille inscription : « Catherine montait ces marches pour venir prier le Christ, son Epoux » [1].

C’est la Cappella delle Volte dont il est si souvent fait mention dans l’histoire de Sainte Catherine. Les Mantellate y tenaient habituellement leurs réunions, et c’est là qu’un dimanche après-midi de l’année 1363, en présence de toutes les sœurs assemblées, Catherine reçut des mains du Père Bartolommeo Montucci la robe blanche, la ceinture de cuir, le manteau noir et le voile blanc. « En rentrant de l’église » raconte Raymond de Capoue, « elle se dit à elle-même : voici que tu es entrée en religion, tu ne dois plus vivre comme tu l’as fait jusqu’ici ; la vie séculière est passée, (46) une vie nouvelle s’ouvre devant toi; tu dois te ceindre d'une souveraine pureté ainsi que le signifie la robe blanche que tu portes; tu dois ensuite mourir complètement au monde, ton manteau noir le montre ouvertement, et désormais il te faudra marcher dans la voie étroite où si peu d’âmes osent s'engager ». Quand elle se retrouva seule dans sa cellule, elle eut une vision significative. Elle vit un arbre immense, chargé de fruits magnifiques, au pied duquel se trouvait un buisson d’épines si haut et si touffu qu’il paraissait malaisé de s’approcher de l’arbre et d'en cueillir les fruits. Un peu plus loin s’élevait une petite colline couverte de blés qui déjà blanchissaient pour la moisson et qui étaient fort beaux d’aspect, mais dont les épis vides tombaient en poussière entre les mains, dès qu’on les touchait. Puis elle vit une foule de gens, qui passaient en cet endroit, s’arrêter devant l’arbre, considérer les fruits avec envie et tenter de les atteindre, mais les épines les blessaient, et ils renonçaient promptement à franchir la haie: alors, tournant leurs regards vers la colline couverte de moissons, ils s’élançaient dans cette direction et se nourrissaient du mauvais blé qui les rendaient malades et les privaient de leurs forces. Et d’autres venaient encore, qui avaient plus de courage que les premiers : ceux-ci franchissaient la haie, mais en approchant de l’arbre ils s'apercevaient que les fruits pendaient très haut et que le tronc était lisse et d’un accès difficile et, eux aussi, continuaient leur route pour aller se nourrir du blé décevant qui les affamait davantage encore. Finalement il en survint (47) quelques-uns qui, se décidant à traverser le fourré d’épines et à monter dans l’arbre, cueillirent des fruits et les mangèrent, ce qui les fortifia de telle sorte dans leur âme, qu’ensuite ils éprouvaient du dégoût pour toute autre nourriture.

« Catherine », écrit Caffarini, « fut saisie d’étonnement à la pensée que tant d’homme fussent assez sots et assez .aveugles pour aimer et suivre le monde trompeur plutôt que de se livrer à Jésus-Christ qui nous invite et nous appelle et qui, dès l’exil, console et réjouit ses serviteurs. Car cet arbre, elle l’avait bien compris, représentait le Verbe éternel incarné, dont les fruits délicieux sont toutes les vertus, tandis que la colline qui ne produit pas de bon blé mais de l’ivraie, représente les champs dorés du monde que l’on cultive en vain avec grand effort. Ceux qui s’éloignent de l’arbre dès que les épines se font sentir sont tous ceux qui se prétendent incapables de mener une vie pieuse et y renoncent dès l’abord. Ceux qui leur succèdent et se laissent effrayer par la hauteur de l’arbre sont ceux qui entreprennent avec énergie et bonne volonté l’œuvre de leur sanctification, mais qui se découragent et manquent de persévérance. Les derniers venus sont les vrais croyants qui sont affermis dans la vérité [2]. »

Cette vision contient déjà l’idée fondamentale que Catherine devait développer d’une manière plus large et plus profonde dans les années suivantes. Ainsi qu’elle le pressent, l’homme est placé entre deux puissances rivales qui, l’une et l’autre, sollicitent son amour. L’une de ces puissances, c’est la Vérité, la (48) Vie, la Paix, la Joie et la Béatitude; l’autre, c’est le Monde, le Mirage satanique, toujours trompeur et décevant, du démon.

D’aucuns prétendent que cette doctrine provient du bouddhisme ou de la philosophie de la Grèce antique et qu’elle tire son origine des enseignements de Sakkhyamuni ou de Platon et de Plotinos. Elle prend sa source dans l’Evangile et se trouve dans le Nouveau Testament. C’était déjà une conviction avérée dans le christianisme primitif qu’il y a une éternelle inimitié entre Dieu et le « Monde », entre les enfants de Dieu et les enfants du Monde. Les disciples de Jésus ne sont pas « du Monde » et c’est pourquoi le Monde les hait. La foi chrétienne « triomphe du Monde ». Le propre des chrétiens est de n’aimer ni le Monde ni les choses du Monde. L’amour du Monde est l'antithèse absolue de l’amour de Dieu : « Si quelqu’un aime le Monde, l’amour du Père n'est pas en lui [3]. »

L'Eglise catholique a fidèlement conservé à travers les siècles cette doctrine évangélique et apostolique. C’est la doctrine de saint Augustin sur les « Deux Cités »; c’est la doctrine du mysticisme dominicain sur les « Deux Amours »; c’est la doctrine de saint Ignace de Loyola sur les « Deux Etendards ».

« L’âme douée de raison devient impure quand elle donne son amour aux choses temporelles et se livre à elles », écrit saint Thomas d’Aquin, « mais elle se purifie quand elle aspire à Celui qui est au-dessus d’elle, c’est-à-dire à Dieu. Et le principe de cette purification, c’est la foi [4]. » (49)

Lorsque Henri Suso, le disciple de Thomas d’Aquin, parcourait inlassablement les cités, c’était, ainsi qu’il le disait lui-même, pour attirer les cœurs de l’amour temporel à l’amour éternel, pour les dégoûter de l’amour éphémère et leur faire aimer l’amour sans fin [5].

Dans l’homme tout vient du cœur, et le cœur n’est jamais oisif. « Ni le Créateur ni les créatures ne peuvent être sans amour », chantait Dante [6]. Nous ignorons si Catherine avait lu Dante, qui était pourtant étudié dans le cercle de ses disciples [7], mais elle dit en termes presque identiques : « L’âme ne peut pas vivre sans aimer. »

Tout dépend du choix de l’amour, «car il faut aimer ou Dieu ou le monde. Or l’âme s’unit toujours à ce qu’elle aime et tend à s'y conformer; mais si l’âme aime le monde, elle ne rencontre que souffrances, puisqu’il ne peut produire que les épines acérées des tribulations... L’âme est alors toujours triste et devient insupportable à elle-même. Dieu, au contraire, est l’éternelle Suavité et l’âme qui le reçoit par la grâce trouve ses désirs satisfaits, car elle ne peut être rassasiée que par Dieu, que seul est plus grand qu’elle, tandis qu’elle est supérieure à toutes les choses créées... Dès lors, le monde ne peut rassasier l’homme puisqu'il lui est inférieur : nous n’avons pas été créés pour manger de la poussière [8], » C’est ce que voulait exprimer saint Augustin par cette parole célèbre : « Notre cœur est inquiet, ô mon Dieu, jusqu’à ce qu’en toi il se repose ! »

Ce sentiment emplissait déjà l’âme de Catherine, (50) mais il devait s’y fortifier par la lutte, par l’abnégation et par l’immolation de son Moi. Elle consacra trois années de sa jeunesse à se familiariser avec lui, à détacher son cœur du monde pour l’affermir pleinement en Dieu. Pendant ces trois années, elle vécut à son propre foyer comme dans un désert, ne parlant que selon la plus stricte nécessité à ses proches et à son père spirituel, qui était toujours Tommaso della Fonte et observant de son mieux le « grand silence » des Cisterciens — le silence qui, joint à la solitude, a toujours été un climat favorable pour les progrès spirituels. La parole distrait et dissipe, la parole blesse et flétrit, tandis que le silence, fortifie, recueille et purifie. Le silence guérit toutes les blessures delà parole, protège et repose...

Catherine se taisait donc et vivait en solitaire. Chaque matin, elle franchissait la courte distance qui la séparait de San Domenico, pour aller entendre la messe, et ensuite elle restait dans sa chambre, où on lui portait la frugale nourriture qui lui était indispensable et qu’elle prenait assise sur son banc, arrosant son pain de larmes de repentir. S’il y en avait de reste, les pauvres, rassembles devant sa fenêtre, pouvaient compter dessus...

... C’était un soir, durant cette période de solitude et de silence. Catherine rentra dans sa cellule et ferma la porte et la fenêtre. La pièce n’était éclairée que par la faible lueur de la lampe toujours allumée devant le Crucifix et les saintes images de la Vierge, de Mane-Madeleine et de saint Dominique... Trop lasse pour prier, Catherine s'assit en face d’elles sur (51) le banc... Elle revenait de San Domenico que l’on fermait après « l’Ave Maria »; elle y était restée la dernière et ne s’était retirée que parce que le sacristain, fort impatient de verrouiller l’église et d’aller souper, avait longuement agité d’une manière significative son trousseau de clés... On commençait à se dégoûter un peu d’elle, là-haut à San Domenico et à trouver qu’elle faisait bien des embarras : au lieu de rentrer chez elle sitôt après la messe comme les autres Mantellate, elle demeurait dans la Cappella delle Voile, récitant d’interminables prières... La piété et le recueillement sont certes louables, mais Catherine était presque inconvenante, lorsque, agenouillée à la table de communion avec les autres sœurs aux figures ridées, elle tournait son jeune visage vers le prêtre, tandis que ses joues s’empourpraient d’une rougeur excessive et que son front s’emperlait de fines gouttelettes... Il arrivait aussi qu’après avoir reçu la sainte hostie, elle éclatât en sanglots...

Le père Tommaso lui avait interdit ces larmes dans l’église, mais Catherine s’était très humblement accusée de ne pouvoir les retenir... Souvent, agenouillée contre un pilier, le visage blanc comme la neige, elle restait ravie hors d’elle-même, ne voyant rien, ne sentant rien, n’entendant rien...

Un jour comme elle ne reprenait pas ses sens, que les cris poussés à ses oreilles demeuraient impuissants et qu’on lui pinçait en vain les bras, deux frères la saisirent résolument et la transportèrent au dehors; les coups de pied que lui donnaient les passants la réveillèrent enfin et elle se trouva étendue (52) sur le pavé, devant la porte fermée de l’église, exposée au brûlant soleil du midi [9].

Et cependant, elle eût tant aimé rester le plus longtemps possible à l’église ! Car la cellule, où elle avait autrefois trouvé la paix et la consolation, ne lui offrait plus la même sécurité. Le paradis s’était fermé pour elle et l’abîme s’était entr’ouvert, livrant passage à des nuées d’esprits malins...

Catherine était âgée d’environ seize ans lorsqu’elle , devint Mantellata et sa vie solitaire se prolongea jusqu’à ce qu’elle eût atteint sa dix-neuvième année ; à cet âge une Italienne est déjà une femme faite et il était impossible que Catherine ne s'en ressentît pas. Un nouveau et rude combat, un suprême et décisif effort sur elle-même lui restait à accomplir. Déjà elle avait triomphé de son cœur, il lui fallait encore triompher de ses sens.

En pénétrant dans sa cellule, Catherine avait entendu un bourdonnement, comme lorsque vers le soir on entre dans une cuisine et que toutes les mouches s’envolent. Elle savait que ce n’étaient pas des mouches, mais bien les démons qui avaient attendu son retour et qui maintenant agitaient leurs ailes. Jour et nuit ils voltigeaient autour d’elle, importuns, impertinents, intolérables comme des mouches, sans jamais lui laisser de repos... Ils avaient recours à mille procédés pour s’approcher d’elle; ils prenaient mille voix différentes pour lui parler... Voici que retentissait à son oreille un son grêle et ténu, semblable aux accords d’une mandoline, qui, sournoisement, lui insinuait : « Pauvre petite Catherine, pourquoi te (53) faire souffrir ainsi? A quoi bon le jeûne, la chaîne de fer que tu portes autour de ta taille, la discipline avec laquelle tu flagelles tes blanches épaules! Pourquoi ne dors-tu pas comme les autres hommes? Pourquoi ne bois-tu et ne manges-tu pas d’une façon régulière et substantielle, tout en gardant une juste mesure? Crois-tu en vérité que tu pourras persévérer dans cette voie et quelle est ton intention? Veux-tu être meilleure que les autres ? En ce cas, tu es orgueilleuse; et d’ailleurs as-tu réfléchi que tu ne fais que te tuer lentement? Tu commets tout simplement un suicide, ce qui est un péché mortel et irréparable... En sorte que tu n'auras joui de rien ici-bas et que la damnation éternelle sera ton partage dans l’autre monde. Ah! suis plutôt mon conseil, Catherine, arrête-toi avant qu’il soit trop tard; tu es sans doute un peu affaiblie par de si nombreuses austérités, mais tu es assez jeune pour qu’il soit possible d’y remédier. Tu peux redevenir forte et bien portante, comme lorsque dans ta première jeunesse tu montais un sac de blé de la porte de la maison jusqu’au grenier. Vis comme les autres femmes; prends un beau et bon mari, aie des enfants et sois une heureuse épouse et une heureuse mère; cela ne t’empêchera nullement d’être bonne et pieuse. Pense à Sarah, à Rebecca, à Rachel et à tant d’autres femmes de l’Ancien et du Nouveau Testament! » Ainsi l’exhortait la voix bienveillante et des images familières se représentaient à son esprit : le foyer, le ménage, les enfants... Catherine, en arpentant sa cellule, semblait découvrir combien elle était sombre, étroite et solitaire        A quelques (54) pas seulement, au pied de la colline, se trouvait Fontebranda où des femmes se reposaient un moment près de la fontaine, tandis que leurs cruches s’emplissaient, en causant de leurs achats, des prix du marché, du repas du soir     Et au dehors de la porte s’étendait la vallée de Vallepiatta pleine de chansons d’amour, telle qu’elle est encore aujourd’hui, par les tièdes soirées d’été, à l'heure où les luciole dansent dans les sombres taillis et au-dessus des champs de maïs enténébrés; à l’heure où les petites grenouilles vertes lancent du fond des prairies leur hymne nuptial aussi clair qu’un tintement de cloches; à l’heure où les mères se tiennent sur le seuil des maisons, tandis que les gros marmots s'asseyent dans la chaude poussière blanche de la route, et que les jeunes filles, bras dessus bras dessous, descendent dans la vallée où elles rencontrent des jeunes gens qui chantent d’une voix forte et vibrante ; elles leur répondent, et l’un et l’autre chœur se réunissent pour lancer un triomphant « Amore, »

Des visions comme celles-ci ont pu hanter la jeune Italienne dans la cellule sombre et déserte qui donnait sur la petite ruelle puante, derrière la maison de Giacomo Benincasa. Mais Catherine n’était pas une sentimentale. La volonté qu’elle tenait de son père dominait la fougue qu’elle tenait de sa mère et elle voulait rester fidèle à la promesse faite à son Epoux céleste, dût-elle même la conduire en enfer, comme le prétendait l’esprit du mal. Son Sauveur avait choisi de vivre dans la souffrance, elle désirait l’imiter et le suivre sur la croix afin de (55) pouvoir entrer avec lui dans la gloire. N’avait-elle pas récemment entendu une voix du ciel parler à son cœur et dire : « Si tu veux être forte dans les combats, il faut qu’à tes yeux toute douceur devienne amertume et que toute amertume te soit douceur? »

Le tentateur se tut pendant un moment, mais bientôt il se rua de nouveau à l’assaut; le son de sa voix se faisait de plus en plus persuasif, pénétrant jusqu’aux plus bas fonds de l’être humain, là où il se confond avec l’animal! Un grand silence s’établit autour de Catherine, l’air qui l’environnait devint lourd et brûlant, aucune voix ne se faisait plus entendre, mais elle voyait encore, voyait, voyait De quelque côté qu’elle se tournât, elle apercevait devant elle des hommes et des femmes à demi nus... Catherine ferma les yeux, mais ces visions la frappaient encore derrière le voile de ses paupières; désespérément elle fixait son regard sur le crucifix; les formes aériennes dansant comme des elfes le dérobaient bien vite à sa vue et lui faisaient des signes et chuchotaient à son oreille : « Fais comme nous! »

Catherine, au désespoir, se défendait de son mieux; mais les obsédantes images se représentaient toujours, et de nouveau la voix diabolique s’éleva douce et railleuse, lui sifflant à l’oreille : « Eh bien, Catherine, que vas-tu faire? Crois-tu que tu puisses tenir bon davantage? Et même si tu y parvenais, nous continuerions à te tourmenter jusqu’au jour, jusqu’à l’heure de ta mort, jusqu’à ce que tu cèdes et deviennes nôtre! »...Et, comme (56) Méphistophélès sur le Brocken, d’un bond le tentateur s’élança au milieu des jeunes sorcières et les entraîna dans un tourbillon de danse effrénée      

Jamais la jeune fille ne s’était sentie si proche de l’abîme et peut-être éprouvait-elle le vertige; mais, par un suprême effort de volonté, elle repoussa une dernière fois l’ennemi : « Tes menaces ne m’effrayent pas », s’écria-t-elle, « car j’ai choisi les souffrances pour mes délices et, même si mon Créateur doit me damner, je ne veux pas un seul instant cesser de le servir; je mérite l’enfer, ayant maintes fois offensé notre Seigneur et s'il me condamne aux supplices étemels, ce ne sera que justice; je lui appartiens en toutes choses et ne veux servir que lui seul. Par moi-même je ne puis rien, mais je mets ma confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Confido in Domino nostro Jesu Christo [10] »

Dès que ce Nom au-dessus de tout nom eut été prononcé, Catherine sentit le terrain s’affermir sous ses p:eds et le fascinant abîme disparut…      

Alors elle continua de répéter le Nom sauveur devant lequel tout genou fléchit, même en enfer — le disant et le redisant sans cesse, de même que le soldat brandit une luisante épée ensanglantée, et se fraie un passage à travers les lignes ennemies. Il y eut comme une fuite éperdue d’êtres invisibles, l’air redevint léger et pur, une éblouissante clarté illumina la pièce et dans ce rayonnement apparut Notre-Seigneur Jésus-Christ sur sa croix, couvert de sanglantes blessures : (57) « Ma fille Catherine », murmura-t-il. Enflammée d’amour, inondée de larmes, elle se prosterna à ses pieds : « O bon et doux Jésus, où donc étais- tu, tandis que mon âme était en proie à de tels tourments? » — « J’étais dans ton cœur, Catherine », fut la douce réponse, « car je ne m'éloigne jamais que de ceux qui les premiers s’éloignent de moi. » — « Dans mon cœur, Seigneur! au milieu de toutes ces tentations et de ces visions impures? » demanda la jeune fille étonnée. « Si tu étais dans mon cœur, comment n’en n’avais-je point conscience, comment pouvais-je être près du feu sans me sentir réchauffée par sa flamme? Or je ne ressentais que froideur, désolation et amertume et il me semblait être pleine de péchés mortels! » — « Dis-moi, Catherine », reprit le Seigneur : « ces tentations te causaient-elles de la joie nu de la peine? » — « Ah! je les avais en horreur et elles me désespéraient affreusement! » —« Et pourquoi en était-il ainsi? Crois-tu que si je n’eusse pas été dans ton âme et n’avais pas fermé toutes les portes de cet asile, ces mauvaises images n’y auraient point pénétré? J’étais dans ton cœur, de même que j’étais sur la croix, souffrant et cependant heureux! Tu ne sentais pas ma présence, mais j’étais là avec ma grâce et quand tu offris spontanément de supporter tous les tourments et même la damnation éternelle, plutôt que d’abandonner mon service, tu fus délivrée, car je ne prends pas plaisir à torturer une âme, mais je me réjouis lorsque, pour l’amour de moi, elle consent à souffrir et à persévérer dans la souffrance. C’est pourquoi, dorénavant, j’aurai avec toi une (58) plus grande intimité et te visiterai plus souvent. »

Jésus disparut et Catherine demeura seule, le cœur palpitant d’extase. La nuit était profonde; là-haut, à San Domenico, on sonnait les matines : c’était pour Catherine le signal ordinaire du repos. Depuis qu’elle était Mantellata, il lui semblait de son devoir de veiller et de prier, tandis que ses «grands frères», les dominicains, dormaient. Et quand les cloches carillonnaient ainsi d’une façon consolante et solennelle dans la nuit obscure, elles lui annonçaient que maintenant ils étaient réunis au chœur, sous les cierges allumés, revêtus de leurs manteaux et prêts au combat, telle une phalange de lumière luttant contre les ténèbres...

Et bientôt elle fut étendue sur sa rude couche, la tête appuyée contre les marches de brique. Déjà elle sentait une vague torpeur l’envahir, mais ce à quoi elle pensait toujours et qui la réjouissait le plus, c’est que le Sauveur, cette nuit, l’avait appelée sa fille; dans son sommeil encore ses lèvres remuaient faiblement et, avec un sourire radieux, elle se répétait à elle-même « Figlia mia Catarina, figlia mia [11] » ! (59)  

 

VII - La cellule de la connaissance de soi. — Apparitions et visions continuelles dans sa chambre et dans le jardin de la maison. Catherine craint d’être trompée. Elle reçoit de Jésus la doctrine sur les visions. — Conversations de Catherine avec Jésus. « Je suis celui qui est ». — La doctrine de Catherine selon Raymond et selon William Flete... 60

 

Entriamo nella cella del cognoscimento di noi. « Entrons dans la cellule de la connaissance de nous-même. »

Cette formule reparaît sans cesse dans les lettres de Catherine et, si courte qu’elle soit, elle signifie tout ce que représentait à ses yeux la vie de retraite. « Beaucoup vivent dans une cellule et néanmoins en sont absents par la pensée », lui dit un jour le Sauveur, « je veux donc que ta cellule soit celle de la connaissance de toi-même et de tes péchés. »

La connaissance d’elle-même et la connaissance de Dieu, tel était le double secret de la vie cellulaire de Catherine; elle apprenait à se connaître elle-même et à connaître son Dieu. Un jour elle a formellement déclaré à Raymond de Capoue : « Aucun homme ne m’a appris quoi que ce soit touchant les voies du salut, mais c’est l’Epoux bien aimé de mon âme, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui lui-même a été mon maître et qui m’a tout enseigné, soit par des inspirations intérieures, soit en se manifestant visiblement à moi et en conversant avec moi comme je le fais en ce moment avec vous. » Cette dernière phrase ne laisse rien à désirer comme (61) précision et cependant Raymond ajoute encore que, dès qu’elle avait fermé la porte derrière elle, Notre- Seigneur lui apparaissait et daignait l’instruire de tout ce qui pouvait être utile à son âme1.

Tel était l’accomplissement de la promesse d’avoir avec elle des relations plus intimes et plus fréquentes, que le Sauveur lui avait faite après la victoire qui suivit le terrible combat.

« Chaque soir, quand il commençait à faire nuit », raconte Caffarini, « la vierge se sentait attirée vers Dieu par une puissance irrésistible. Sa volonté et son cœur se rapprochaient de la volonté et du cœur de Dieu et le monde extérieur s’évanouissait pour elle. » Mais le monde intérieur, le monde de l’esprit, le ciel, le Paradis, s’ouvrait devant elle. A maintes reprises, le Seigneur vint la visiter dans sa cellule, amenant avec Lui ses amis : Marie-Madeleine, saint Jean l’Évangéliste, les apôtres Jacques et Paul. Parfois aussi elle rencontrait ces hôtes célestes dans le jardin, lorsqu’au crépuscule elle se promenait dans les allées bordées de lavande, parmi les roses et les lys. Un soir, elle fut si absorbée par son entretien avec le Seigneur et Marie-Madeleine, que la nuit tomba complètement sans qu’elle s’en aperçût : « Maître » s’écria-t-elle alors, « il ne convient pas que je reste dehors aussi tard, permets-moi donc de me retirer. » — « Fais comme il te semblera bon, ma fille », fut la réponse. Et comme Catherine se relevait pour descendre dans sa cellule, Jésus et Madeleine la suivirent et restèrent encore quelque temps chez elle. Tous trois s’étant assis sur (61) le banc causèrent ensemble comme de bons amis : Jésus à droite, Madeleine à gauche et l’hôtesse au milieu entre ses deux visiteurs [2].

Un autre soir, tandis qu’elle priait, Catherine eut le sentiment que Jésus, accompagné de saint Dominique, était à ses côtés. Elle en ressentit une telle joie qu’elle se mit à chanter tout haut. Les deux hôtes célestes se joignirent à elle et tous trois chantèrent de concert, comme chantent les élus devant le trône de Dieu. Puis la vision s’évanouit et Catherine se retrouva seule, le cœur prêt à se rompre d’ardentes aspirations vers la patrie céleste.

Depuis lors, Catherine se tenait souvent au guet près de la petite fenêtre de sa cellule, ou bien se rendait dans le jardin par les soirées étoilées de l'hiver, et, quand elle sondait ainsi les profondeurs de l’espace, il lui semblait percevoir au loin, tout à fait au loin, le chant des milices célestes et il lui devenait affreusement dur de se sentir environnée des ombres de la terre.

Le père Tommaso della Fonte la rencontra un soir de janvier, là-haut, dans le jardin: « Père, n’entendez-vous pas comme ils chantent dans le ciel », interrogea-t-elle, « tous ce chantent pas de la même manière : ceux qui, ici-bas, ont le plus aimé Dieu possèdent les voix les plus claires et les plus belles... Oh! Père, Père, n’entendez-vous donc pas chanter Madeleine? Sa voix s’élève au-dessus de toutes les autres! » Tommaso della Fonte n’entendait rien... Il voyait seulement scintiller la rouge Rigel ou la bleue Vega et contemplait le visage pâle et rayonnant de sa (62) fille spirituelle, levé vers le ciel. Soudain elle fondit en larmes amères, brisée par sa nostalgie du paradis [3].

Au début, ces apparitions remplissaient Catherine de frayeur ; elle redoutait qu’elles ne fussent un mirage satanique et en exposa sa crainte au Sauveur lui- même. Il lui apprit alors à distinguer les visions : « Celles qui viennent de moi », lui dit le Seigneur, « commencent par inspirer la terreur, mais prennent fin dans un sentiment de sécurité; elles provoquent d’abord l’amertume et se terminent dans la douceur. Il en va tout autrement pour les visions qui viennent de l’ennemi : elles commencent dans la joie, la sécurité, la douceur, et finissent dans l’amertume et l’angoisse. Mais je veux t’indiquer un signe plus infaillible et plus certain encore », continua le Sauveur: « puisque je suis la Vérité, sois sûre que des visions qui viennent de moi résulte toujours une connaissance plus grande de la vérité; l’âme apprend à me connaître et à se connaître elle-même, elle me voit et se voit elle-même, et il s’en suit qu’elle m’honore et se méprise elle-même. Voilà en quoi consiste l’humilité. Mes visions et mes révélations rendent donc toujours l’âme plus humble en lui montrant toujours davantage sa propre misère. Les visions suggérées par l'ennemi produisent un effet contraire : il est le père du mensonge et le roi des orgueilleux, aussi ses visions procurent-elles une certaine estime de soi, une certaine présomption, et l’âme reste-elle gonflée et pleine de vent. » « Tu pourras donc désormais discerner tes visions et savoir si elles proviennent (63)  de la vérité ou du mensonge, car la vérité rend humble et le mensonge rend orgueilleux [4]. »

Après avoir reçu ces enseignements, Catherine s’abandonna sans crainte à ces relations surnaturelles. Tommaso della Fonte, qui venait fréquemment lui rendre visite, la trouvait toujours rayonnante et joyeuse comme une jeune épouse, tantôt priant, tantôt chantant. Dans le cœur et sur les lèvres, elle n’avait que Jésus; dans la rue, elle marchait à côté de Jésus son regard ne cherchait que Jésus; elle ne considérait que ce qui pouvait la conduire à Jésus [5].

Vers le soir, on l’entendait pleurer sur ses propres péchés et sur les péchés du monde, ou bien elle avait de longs entretiens avec ses hôtes de l’au-delà. En ce cas, on l’entendait parler avec animation, puis se taire, comme attendant une réponse et reprendre ensuite la parole. « Seigneur » s’écria- t-elle un jour, « je ne m’étonne point que tous les hommes soient ce qu’ils sont; tu as fait pour moi une exception, tu as blessé mon cœur de ton amour et tu as toi-même préservé ma pureté! Ah! si les pauvres hommes aveugles et sensuels pouvaient un seul instant goûter ton amour, je suis convaincue que tous, renonçant aussitôt à leurs jouissances charnelles, se hâteraient de boire à la source de ta bonté. O Seigneur, pourquoi ne les attires-tu pas à toi? »

Quelques instants de silence suivirent, puis Catherine parla de nouveau :

« Éternelle Vérité, je te comprends », dit-elle, « si (64) ces hommes avaient un jugement droit et voulaient considérer les innombrables bienfaits dont tu les combles journellement, ils seraient saisis d’amour pour toi! » Cependant les doutes et l’inquiétude de Catherine ne semblaient pas encore apaisés, car elle reprit : « Mais, Seigneur, pourquoi ces hommes sont-ils assez sots pour ne pas reconnaître tes bienfaits envers eux? »

Après un court silence, la voix solitaire s’éleva encore une fois :

« Ceci n’est que trop vrai, éternelle Vérité, leur raison est obscure et inculte; ils ne peuvent pas comprendre tes bienfaits et ne se soucient guère de connaître leur Bienfaiteur. » C’était le grand problème, qu’aucun philosophe chrétien n’a jamais pleinement résolu, qui, cette nuit-là, préoccupait Catherine. Le problème du rapport qui peut exister entre la toute-puissance de Dieu et le libre arbitre de l’homme, entre l’amour de Dieu et la damnation éternelle : le mystère de la prédestination. Pourquoi y a-t-il des vases d’honneur et des vases d’opprobre? Indirectement, en quelque sorte, Catherine essayait de trouver la solution du problème : « Comment se peut-il faire », demanda-t-elle « qu’en dépit de toute sa bonne volonté l’homme soit incapable de se sauver lui-même, et que toi seul, Seigneur, tu puisses opérer son salut? » « Tu n’as nullement l’obligation de me répondre, Seigneur » s’écria-t-elle aussitôt après, comme si, terrifiée par sa propre hardiesse, elle se sentait clouée à terre par son indignité, «je sais fort bien que l’enfer est (65) insuffisant pour châtier mes fautes sans nombre et que tout ce qui, en moi, vient de moi-même, mérite en rigoureuse justice la damnation éternelle! » Et cependant la Rédemption était pour tous. La grande pécheresse de Magdala avait trouvé miséricorde, elle qui, aux yeux de Catherine, était le vivant symbole de l’espérance, l’arc-en-ciel de l’alliance au firmament de la colère divine... « Qui Mariam absolvisti. » Toi qui as pardonné à Madeleine, à qui donc ne pardonneras-tu pas également? Oui, mais aussi Madeleine aimait-elle le Seigneur d’un amour sans limites et marcha-t-elle toujours sur ses traces, le suivant sur le chemin du Calvaire jusqu’au Golgotha et jusqu’au Sépulcre obscur… Dic nobis Maria…... N’ est-il pas vrai, Marie? Jamais tu ne te retournas pour contempler Sodome qui brûlait derrière toi; tu n’abandonnas pas la charrue pour regarder en arrière et considérer avec plaisir tes péchés. Ah ! ressembler à Madeleine, suivre le Maître dans la pauvreté, dans l’abjection, dans le froid, dans la tempête, dans le dénuement, et finalement dans le sentier épineux, jusqu’à la mort ignominieuse de la Croix!

Et, submergée par le flot de ses sentiments, près de mourir d’amour pour le Crucifié, Catherine s’exclama : « O Amour, qui nous as aimés le premier, ô profondeur de l’Amour divin, ô Père céleste, ô adorable Fils de Dieu, ô toi Verbe éternel obéissant jusqu’à la mort! Vérité éternelle, tu es la vie, tu es la porte par laquelle nous devons tous passer pour ne plus faite qu’un avec toi ! » (66)

Puis, de nouveau, elle revint à sa première question :

« Mais, Seigneur, puisque tu es la voie et la porte qui s’offre à tous, pourquoi tes enfants ne viennent- ils pas à toi? C’est par leur propre faute qu’ils errent hors du droit chemin et marchent vers l’abîme; leur jugement est faussé... mais pourquoi en est-il ainsi? » Le problème se posait de nouveau et, cette fois, une réponse tomba de la bouche de Jésus :

« Je veux te le révéler : tout d’abord je place lés hommes dans la bonne voie, mais, à moitié route, dégoûtés et lassés, ils s’arrêtent et cherchent du repos sur la couche moelleuse de l’amour d’eux-mêmes, refusant de se haïr d’une haine totale. Il leur semble que s’ils persistaient dans leurs premières résolutions, ils auraient pendant nombre d’années encore à traîner un intolérable fardeau, et il leur paraît impossible de toujours pratiquer les vertus chrétiennes; c’est de la faiblesse et de la lâcheté, et veux-tu en savoir la cause? C’est que mon amour s’est attiédi en eux et que lui seul rend doux mon joug et léger mon fardeau. »

Ici Catherine aurait encore pu demander pourquoi Dieu n’accordait pas à ces voyageurs fatigués, à ces chrétiens décourages, un renouvellement de grâce et d’amour, puisque c’est « Dieu qui tout à la fois nous fait vouloir et agir » et que « sans Lui nous ne pouvons rien faire! » Mais on donne volontiers raison à Celui qu’on aime et l’on se contente aisément de ses explications ; or Catherine aimait Jésus.

Soudain elle se mit à considérer la question sous (67) un autre angle : « Oui, Seigneur » déclara-t-elle, « ce que tu dis est juste, tu as raison, tu as toujours raison! Si tant d’êtres humains se dirigent ainsi vers l’abîme, ils en sont seuls responsables; c’est parce qu’ils suivent obstinément l’inclination de leur volonté propre. Mais je sais à présent ce que je ferai... Je réunirai tous nos péchés, toutes nos transgressions, toutes nos misères humaines en une grande gerbe que je chargerai sur mes épaules et je porterai cet horrible fardeau au pied du trône de ta miséricorde infinie! » — C’était le salut universel qu’implorait Catherine. Après quelques instants d’attente anxieuse elle poursuivit : « Mais c’est toi-même, Seigneur, qui m’inspires ce désir! Tu dis que tu ne peux m’exaucer dès à présent et satisfaire à ma demande, et pourtant c’est l’aiguillon de ta grâce qui me pousse à crier vers toi! »

Catherine ne reçut aucune réponse et, dans la crainte d’être allée trop loin, elle gémit tout à coup : « O âme maudite, qui donc es-tu pour oser lever ton regard vers Dieu ! Ame misérable, qui donc es-tu pour que Dieu daigne converser avec toi, face à face? Qui suis-je, Seigneur, qui suis-je? Et dis-moi aussi, Seigneur, qui tu es ! »

Un profond silence se fit dans la pièce où une grande âme luttait avec son Dieu. Puis la réponse vint, lente et solennelle : « Ma fille, tu es celle qui n’est pas, et je suis Celui qui suis [6]. »

Chaque nuit Catherine veillait ainsi, renouvelant le combat de Jacob, la prière d’Abraham pour Sodome. Elle souffrait continuellement à la pensée que (67) tant d'êtres humains seraient damnés : « Je veux Seigneur que tu aies tout et ton ennemi rien, » gémissait-elle. L’existence de l’enfer lui semblait un fiasco pour la cause de Dieu, et elle eût aimé pouvoir se placer « comme un couvercle sur l’abîme », afin que personne n’y pût tomber. Oui, elle s’offrait à Dieu pour être damnée si, par ce moyen, elle devait réussir à sauver tous les autres [7].

Mais son offre était rejetée et elle ne retrouvait le calme qu’en méditant la vieille sentence : « Les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées. » Nous ne pouvons embrasser d’un coup d’œil l’œuvre de l’Éternel, nous ne pouvons pénétrer ni ses motifs ni ses desseins et il nous est interdit de les juger. Il est celui qui est et nous sommes ceux qui ne sont pas. Il est l’Être et nous sommes le Rien, et comment le Rien pourrait-il concevoir l’Être?

Dorénavant, cette considération devient le fondement de la croyance et de la vie de Catherine. Elle répète plus de cent fois dans ses lettres : « Il nous faut entrer dans la cellule de la connaissance de nous- même, et reconnaître que nous ne sommes rien, mais que tout être vient de Dieu » [8].

« Je suis celui qui suis », c’est la parole que Jéhovah adressa à Moïse et « je suis celui qui n’est pas », c’est, d’après les commentateurs du moyen âge, la réponse de Jean-Baptiste aux Juifs, quand ils lui demandèrent s’il était le Messie. Ces simples mots « non, je ne suis pas celui que vous cherchez », sont comme une définition de la nature même de l’homme [9].

En termes équivalents, Raymond de Capoue a (69) dit : « Toute créature est tirée du néant et c’est pourquoi elle tend sans cesse à retourner vers le néant »... « D’elle-même elle n’est capable de rien et, quand elle agit selon sa nature, elle commet le péché qui est néant    Toutes les créatures étant ainsi sorties du néant, se meuvent vers le néant et s’en rapprochent par le péché, c’est-à-dire que ce qu’elles font par leurs propres forces est nul puisque la Vérité incréée a dit : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire », d’où il ressort visiblement que la créature n’est rien par elle- même, et qu’au fond elle n’a point d’existence [10]. »

La conscience profonde de ce néant est la base de la vie spirituelle de Catherine. Toutes les vertus passives : l’humilité, le mépris de soi, la sobriété, la tempérance découlent de cette connaissance de soi- même. Comment l’orgueil peut-il trouver place dans une âme qui sait qu’elle n’est rien? Comment peut- elle être fière de ses œuvres lorsqu’elle sent au plus intime d’elle-même qu’elle n’est rien? Comment peut- elle mépriser et envier quiconque, alors qu’elle découvre qu’elle est elle-même sans valeur? Comment peut-elle désirer posséder quelque chose, sachant qu’elle ne s’appartient pas elle-même et qu’elle dépend du Créateur? Comment peut-elle rechercher les joies sensibles tandis qu’elle a perpétuellement son néant sous les yeux? La connaissance de Dieu engendre au contraire toutes les vertus actives : « Qui donc peut être assez inconsidéré pour ne pas se soumettre joyeusement de lui-même à Celui de la main duquel il reçoit tout?» (C’est ainsi que Raymond développe la pensée de Catherine), « Qui donc peut faire (70) autrement que d'aimer le Bienfaiteur qui nous donne toutes choses en abondance et qui nous a aimés avant même que nous existions? Qui ne craindrait d’offenser un tel Ami et de perdre son amour? Qui ne chercherait volontiers à Lui plaire, à écouter respectueusement sa parole, à observer docilement et avec joie les préceptes qu’il a établis pour notre plus grand bien? » Raymond écrit d’une manière un peu rhétorique, mais il exprime assez bien la pensée de Catherine. Nous pouvons le constater d’après ses propres lettres et d’après son livre « Le Dialogue » et nous le savons également par un petit ouvrage consacré à la Siennoise que le moine Augustin anglais, William Flete, rédigea en l’année 1376. « Notre sainte Mère », dit le bachelier anglais qui était un disciple de Catherine, « m’a confié que, durant les premiers temps de sa conversion, elle avait posé à la base de sa vie la pierre fondamentale de la connaissance d’elle-même, qu’elle avait divisée en trois pierres de moindre dimension.

« La première pierre était la considération de la créature, afin qu’elle sût que, ne possédant rien par elle-même, elle tenait tout de Dieu qui l’avait créée et qui par pure bonté, dans sa miséricorde, avait toujours pourvu à ses besoins.

« La seconde pierre était la considération de la Rédemption, par laquelle le Sauveur, en versant son sang par un amour dont nous n’étions pas dignes, nous a mérité le retour de la grâce perdue.

« La troisième pierre était la considération des péchés qu’elle avait commis depuis son baptême et de (71) la bonté de Dieu qui n’avait pas permis que la terre s’entrouvrît et que l’enfer l’engloutit ainsi qu’elle l’eût mérité.

« De ces trois considérations naquit dans son âme une si grande haine d’elle-même, qu’elle ne désirait plus rien selon sa volonté propre, mais tout selon la volonté du Seigneur, car elle avait compris que Dieu ne désirait que son bien. Il s’en suivait donc que les épreuves et les tentations étaient accueillies par elle avec joie, tout à la fois parce qu’elles lui étaient envoyées par une permission de Dieu et parce qu’elle était ainsi châtiée selon son mérite. Elle commençait à trouver un grand déplaisir dans ce qui auparavant lui semblait doux et une grande jouissance dans ce qui lui déplaisait autrefois. Ainsi elle évitait les caresses de sa mère, qui naguère faisaient sa joie et se réjouissait à présent des reproches et des injures…    Et, comme conclusion de tout ceci, elle déclarait formellement que l’amour-propre est le principe de tout mal et la ruine de tout bien [12]. »

Par « amour-propre », Catherine entendait non seulement ce qui dans le langage de notre temps s’appelle « égoïsme », mais encore toutes les inclinations naturelles, tous les sentiments qui n’étaient point soumis à la volonté divine.

Jésus déclare dans l’Évangile que « celui qui aime son père ou sa mère, sa femme ou ses enfants, plus que lui, n’est pas digne de lui. »

« Catherine » écrit Raymond, « me parlait souvent des dispositions dans lesquelles doit se placer l’âme qui aime son créateur, en disant que cette âme ne (72) se voit plus, qu’elle n’a plus d’amour pour elle-même ni pour d’autres et qu’elle ne se souvient plus d’elle-même ni d’aucune autre créature. Et comme je lui demandais l’explication de ces paroles, elle me répondit : « L’âme qui reconnaît son néant et qui sait que tout bien provient du Créateur s’abandonne elle-même avec toutes ses puissances et toutes les créatures et se plonge tout entière dans le Créateur... C’est Lui qui devient la fin principale et totale de toutes ses opérations; elle sent qu’elle a trouvé en Lui tout bien et tout bonheur parfait et ne peut plus s’en éloigner d’aucune manière. Cette vision d’amour, qui devient chaque jour plus claire, transforme, pour ainsi dire, l’âme en Dieu, de telle sorte que sa pensée, son intelligence, son cœur, sa mémoire ne peuvent plus avoir d’autre objet que Dieu et ce qui est de Dieu. Elle ne voit plus les créatures et ne se voit plus elle-même qu’en Dieu. En Dieu seulement elle se souvient d’elle-même et des autres, de même que celui qui se plonge dans la mer et nage sous les eaux ne voit et ne sent rien d’autre que l’eau qui l’environne et ce qu’elle renferme. En dehors de l’eau, il ne voit rien, ne sent rien, ne palpe rien; il ne peut voir les objets extérieurs qu’au travers de l’eau et non autrement. Voilà, disait-elle, l’amour juste et bien ordonné qu’on doit avoir pour soi-même et pour les créatures. Amour qui ne saurait s’égarer ni égarer les autres, car il ne souhaite rien hormis Dieu [13]. »

Ou bien, comme le dit Catherine elle-même dans une de ses lettres : « Seul le feu de l’amour (73) consume tout amour-propre, aussi bien le spirituel que le sensible et, en somme, tout ce qui se trouve dans l’âme, à part la très chère volonté de Dieu ». [13]

Dieu n’était pas seulement pour Catherine le Bien suprême, mais aussi l’unique Bien. Quant à tous les autres biens découlant de celui-là, elle s’abandonnait aveuglément à la volonté de Dieu : « Cherchez avant tout le royaume de. Dieu et sa justice et le reste vous sera donné comme par surcroit! » « Pense à moi, ma fille, et moi je penserai à toi », lui avait dit un jour le Sauveur, « ne t’inquiète ni du salut de ton âme, ni des besoins de ton corps, car je sais tout ce qui t’est nécessaire et y pourvoirai en veillant sur toi avec sollicitude. » Toutes les autres préoccupations de Catherine étaient à tel point absorbées par son unique désir de plaire à Dieu qu’elle ne se souciait de rien pourvu qu’elle y réussît, et que, dès qu’elle avait atteint ce but, le reste s’arrangeait de soi-même à ses yeux. « Que vous importent les événements? » avait-elle coutume de dire à ses disciples, « ne croyez-vous donc pas que la Providence veille sans cesse sur vous et prend soin de vous? » Et elle ne se contentait pas de prononcer ces paroles lorsqu’elle était en sécurité dans sa cellule : elle les mit en pratique durant la peste qui sévit à Sienne, durant la révolution à Florence et durant la tempête qu'elle eut à subir en rentrant d’Avignon pendant la traversée à Saint-Tropez. Ses disciples, persuadés qu’ils allaient sombrer, étaient au comble du désespoir, mais Catherine demeura en paix et les pria de continuer la récitation de leur office (74) comme si de rien n'était. « Nous lui obéîmes », raconte Raymond, « la tempête s’apaisa comme nous approchions de la côte, vers l'heure où finissent les matines, et nous entrâmes au port en chantant le Te Deum. » Ce n’était pas une phrase vide de sens pour Catherine de dire « qu’il ne tombe pas un passereau à terre sans la volonté du Père céleste » et « que tous les cheveux de notre tête sont comptés ». Derrière toutes les contingences, elle devinait la main et le cœur d’un père !

« Quoi qu’il vous arrive », recommandait-elle plus tard à ses disciples, « ne pensez jamais que celà vient des hommes, pensez que cela vient de Dieu et que c'est pour votre bien et considérez les profits que vous en pouvez tirer [14]. »

On a voulu faire de Catherine de Sienne, comme de Jeanne d’Arc, un instrument entre les mains du clergé : ni l’une ni l’autre ne l’étaient. Par l’intelligence, Catherine s’élevait non seulement au-dessus de son premier confesseur, le brave et naïf Tommaso della Fonte, mais encore au-dessus de ses autres guides spirituels; le savant Raymond de Capoue reconnaît loyalement la supériorité de Catherine et un de ses autres confesseurs, Bartolommeo di Dominici, rend le même témoignage : « Certains imaginaient que nous avions été ses maîtres, tandis que c'était le contraire [15] ».

A vrai dire, il n'y a qu’une explication possible : la sagesse de Catherine était le fruit de son union avec le Seigneur; il faut reconnaître l’influence décisive de Dieu sur l’existence de Catherine. (75)

L’Immanentiste moderne parlera de « subconscience » ou du « moi transcendantal ». Pie II a proclamé dans sa bulle de canonisation que la science de Catherine était « inspirée d’en haut et point acquise. » Et le docte William Flete de Lecceto a peut-être trouvé l’expression la plus juste, quand il a dit avec élégance j vérité et simplicité, qu’elle était l’instrument du Saint-Esprit : Organum Spiritus Sancti. (76)

 

VIII - Catherine apprend à lire. — Visions dans l’église et sur la rue. — Catherine récite le Bréviaire avec Jésus. — L’amour mystique. — Fiançailles de Catherine avec Jésus (le Mardi-Gras 2 mars 1367). — L’anneau invisible... 77

 A la fin de ces trois années, une ère nouvelle commença pour Catherine, un monde nouveau s'ouvrit devant elle : elle apprit à lire. Depuis longtemps déjà elle désirait acquérir cette belle science, généralement peu répandue à cette époque; elle voyait sans cesse à l’église les Missels et les Bréviaires dont se servaient les dominicains et plus d’une des Man- tellate possédait sans doute un livre de prières pour lire l’office divin, dans la Cappella delle Coite.

L’une de ces sœurs, peut-être Alessia Saracini, appartenant à une noble famille (par conséquent instruite), et celle que l’on nomme la première parmi les amies de Catherine, lui procura un alphabet et la jeune fille, âgée de près de vingt ans, se mit à apprendre ses lettres dans la solitude de sa cellule.

Les progrès étaient lents et, après plusieurs semaines de vains efforts, il lui sembla en être toujours au même point; elle s’adressa alors à Jésus : « S’il te plaît, Seigneur, que je puisse lire l’office et chanter tes louanges à l’église, viens à mon aide. Mais si ce n’est point ta volonté, je resterai bien volontiers dans mon ignorance actuelle », lui dit-elle dans sa (77) prière. Dès cet instant les progrès furent rapides et Catherine réussit enfin à lire couramment. Souvent, néanmoins, elle devinait plutôt qu’elle ne lisait, car, affirme Raymond, quand on la priait d’épeler ce qu’elle venait de lire, elle en était incapable, connaissant à peine les lettres1. Cette remarque met en lumière la nature de la science de Catherine, qui était purement intuitive et nullement raisonnée.

Toute poésie, tout art psychologique sont fondés sur cette clairvoyance intuitive, cette vue profonde, qui découvre la vérité sans pouvoir en fournir les preuves. Un grand poète est rarement un penseur, ce qui d’ailleurs n’empêche nullement le poète de découvrir ce qui est caché au penseur. Très souvent on trouve aussi ce génie intuitif, à côté d’un faible don de logique, chez les grands inventeurs et les grands innovateurs. Et n’arrive-t-il pas qu’une langue étrangère que l’on ne possède qu’imparfaitement peut, en de graves circonstances, devenir si parfaitement claire et familière, que l’on a ensuite l’impression d’avoir parlé dans sa propre langue?

Quels qu’en fussent les causes, Catherine pouvait lire à présent et y consacrait des heures entières. Ses lettres témoignent d’une connaissance approfondie de l’Evangile et des Épîtres de saint Paul. L’apôtre mystique et extatique possédait bien le génie propre à l’enthousiasmer ; elle parle volontiers de lui en l’appelant : Il glorioso Pavolo, ou Questo inamorato Pavolo.

Mais le Bréviaire était tout particulièrement sa (78) lecture préférée. Dans les psaumes, les hymnes et les légendes des saints, son esprit et son cœur trouvaient toujours un aliment nouveau. Elle avait pour certaines prières une prédilection toute spéciale, entre autres pour le verset qui commence chaque Heure : « Mon Dieu, venez à mon aide ; Seigneur, hâtez-vous de me secourir ».

« Il arrivait souvent », rapporte Caffarini, « qu’elle dît avant de se mettre à prier : J’ai péché, Seigneur, aie pitié de moi » — paroles qu’elle devait répéter sans cesse sur son lit de mort. Catherine suspendit au-dessus de sa couche une petite feuille de papier portant ce verset : « Accorde la lumière à mes yeux afin que je ne m’endorme pas dans la mort et que mon ennemi ne puisse pas dire : j’ai remporté la victoire. » Elle savait ce que c’était que de combattre contre « l’Ennemi » [2].

Le Bréviaire lui procura aussi de célestes relations ; elle y fit connaissance de tous les grands chrétiens déjà morts, des martyrs et des vierges vêtues de blanc, qui, au-delà du fleuve de la mort, se tiennent devant le trône de l’Agneau : sainte Marguerite, sainte Agnès, sainte Agathe, sainte Lucie… « J’ai trouvé une nouvelle et bien belle lumière », écrit Catherine dans une de ses lettres, faisant un jeu de mots sur l’analogie qui existe entre « luce » (lumière) et « Lucie » ; « c'est cette douce vierge romaine sainte Lucie qui nous l’envoie. Nous prierons Madeleine, aimante et aimable entre toutes, de nous inspirer cette profonde haine de nous-même qu’elle ressentait et Agnès, qui est un agneau » (agnello, autre (79) jeu de mots) « de mansuétude et d’humilité, nous obtiendra ces vertus. Voici donc que Lucie nous donne la lumière, Madeleine la haine de nous-même et l’amour de Dieu, et Agnès l’huile de l’humilité pour entretenir notre lampe [3] ».

Le souvenir de ses lectures lui revenait en mémoire durant ses visions qui continuaient toujours. Les visiteurs célestes ne venaient plus seulement la trouver dans la solitude de sa cellule et dans le jardin obscur, sur la terrasse, mais encore dans la rue et à l’église. Un jour qu’elle avait le cœur affligé, saint Dominique l’accompagna de l’église chez elle en la consolant et en la réconfortant : « J’en fus si heureuse », confia plus tard Catherine à son confesseur, « que j’aurais volontiers consenti à mourir sur-le- champ pour partager aussitôt avec lui la félicité éternelle. »

Une autre fois, absorbée par une longue prière et méditant le mystère de l’humanité sainte de Jésus, dans l’église San Domenico, son âme fut inondée de lumière : elle comprit clairement « que Jésus était plus qu’un homme et que son être contenait la plénitude de l’amour, de la bonté, de la clémence, de la douceur et de la félicité; elle se désolait de ne pas trouver de mots pour rapporter ce qu’elle avait vu ainsi et de ce qu’il lui était impossible de dépeindre la beauté et la majesté de la Face de Dieu et d’être obligée de se contenter de ces misérables expressions : Il est le Bien, il est le vrai et suprême Bien. »

Il n’est donc nullement surprenant qu’un jour Catherine confessa à Fra Tommaso : « Je ne puis (80) converser avec des créatures mortelles, car je sens mon Sauveur m'attirer sans cesse à Lui. »

Oui, souvent, elle paraissait distraite et comme enivrée au milieu des autres; souvent aussi elle avait l’impression de planer, ainsi qu’autrefois dans son enfance; souvent elle se promenait les yeux fermés comme une somnambule. Et pourtant elle ne heurtait jamais du pied contre une pierre, car le Seigneur l’accompagnait toujours, visiblement parfois comme ce bienheureux jour où, lisant son bréviaire en marchant de long en large dans l’église, elle s’aperçut que quelqu’un se trouvait à ses côtés et que c’était Jésus. Ainsi que deux jeunes clercs qui récitent ensemble leur office, le Sauveur et Catherine marchèrent longtemps côte à côte sur le carrelage de brique de la chapelle; la jeune vierge prononçait les mots latins avec un respect indicible (elle les entendait à peine à cause des battements de son cœur) et, à la fin de chaque psaume, quand venait le verset : « Gloire soit au Père et au Fils, » etc.., elle modifiait les paroles, et, s’inclinant profondément vers Jésus, elle disait en tremblant : « Gloire soit au Père, à Toi et au Saint-Esprit, comme il était au commencement et maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il [4]. »

Catherine aimait Jésus avec toute la passion dont une femme est capable, jusqu’au don total d’elle- même. Un homme peut aimer Jésus comme un frère aîné, comme un ami très cher, comme un père bien-aimé auquel on ne désobéirait pour rien au monde, mais une femme aime Jésus comme son (82) époux, comme celui auquel sa vie est consacrée : «Me voici, prends-moi, je suis tienne, fais de moi ce qu’il te plaira! » « Tu sais que tu es épouse », écrivit une fois Catherine à une religieuse de Pise, « et que Jésus t’a épousée, non pas avec un anneau d’argent, mais avec l’anneau de sa chair, car, au jour de la circoncision, il lui fut précisément enlevé la valeur d’un anneau de son très saint corps [5]. »

Catherine n’ignorait pas ce qu’est l’amour terrestre. Elle en parle avec la plus grande simplicité et la plus grande pureté : « L’homme ne peut pas vivre sans amour », dit-elle dans une de ses lettres, « car l’homme a été créé par amour. Ce fut l’amour du père et de la mère qui donna l’être et la vie à un enfant [6]. »

Mais pour Catherine, comme pour saint Paul, cet amour conjugal n’est que le symbole d’un amour supérieur, du grand Sacrement, de l’alliance du Christ et de l’Église, de Jésus et de l’âme [7]. Et, de même que dans le mariage idéal, le degré de cette union dépend de l’harmonie dos cœurs et de l'unité des volontés, qui finalement transforme celui qui aime à la ressemblance de l’être aimé, qui communique de plus en plus l’esprit de Jésus à l'Église et rend les chrétiens de plus en plus semblables à Lui.

Cet amour, lui aussi, a ses prémices et sa consommation, ses baisers, ses étreintes, ses fiançailles et ses noces. C’est en raison de ceci que le Cantique des Cantiques fait partie des livres saints de l'Église et que Lacordaire a pu dire : « Il n’y a pas deux amours. L’amour céleste et l’amour terrestre sont un même (82) sentiment, à part cette différence que l’amour céleste est infini. » Si quelqu'un à ce propos veut parler de « sensualité réprimée », nous répondrons que ce sont, le plus souvent, ceux-là mêmes qui se scandalisent de la « sensualité réprimée », qui n’ont pas d’objections contre la sensualité déchaînée.

Catherine lisait le Cantique des Cantiques avec tout son cœur de femme et, sans cesse, elle répétait le gémissement de la Sulamite : « Qu'il me baise du baiser de sa bouche! » Encore n’osait-elle pas réclamer davantage et formuler le souhait brûlant : « Que sa main droite passe sous ma tête et que sa main gauche m embrasse ! » Mais elle désirait ardemment le baiser, le baiser que donne l’époux à son épouse.

« Un jour », raconte Caffarini, « tandis que Catherine priait dans sa cellule, sans pouvoir se rassasier de répéter les gémissements d'amour de l’Épouse du Cantique, Jésus lui apparut et lui donna un baiser qui la combla d’une douceur indicible. Elle s’enhardit alors jusqu’à le prier de lui enseigner ce qu’elle devait faire pour ne lui être jamais un seul instant infidèle et toujours lui appartenir de cœur, d’àme et d’esprit. »

Ceci exprime clairement quelle est l'essence même de l'amour mystique. Et Caffarini continue : « Parfois, il semblait à Catherine qu’elle reposait dans les bras de Jésus et qu’il la pressait contre son cœur. » « Si elle en avait été trouvée digne, c’est que, méprisant les vulgaires joies de ce monde, elle n'aspirait qu’à recevoir la grâce divine en abondance... (83) Mais surtout elle priait le Seigneur de lui accorder une véritable et sincère charité à l’égard du prochain, ijne charité si parfaite que désormais elle pût se réjouir davantage du bien qui lui adviendrait que de son propre bien et s’affliger davantage des souffrances et des chagrins d’autrui que de ses propres peines8. »

« Épouse-moi dans la foi », demandait-elle alors avec instance au Seigneur. Et il vint, le jour si longtemps attendu des noces mystiques de Catherine Benincasa...

C’était un mardi de l’année 1367, le dernier jour du Carnaval, le Mardi Gras…... Sienne était en pleine effervescence, les masques fourmillaient dans les rues, on entendait des cris, des rires, des chansons accompagnés d’accords de mandolines et de baisers folâtres. Les Siennois s’entendaient à se divertir. Dans la via Garibaldi, en face de la via Magenta, s’élève encore la Consuma, c’est-à-dire la maison où se réunissait au temps de Catherine la jeunesse dorée de la ville, la « brigade dépensière » qui trouvait moyen de gaspiller deux cent vingt mille florins d’or en l’espace de vingt mois seulement. « Y eut-il jamais hommes plus légers que les Siennois? » interrogeait Dante scandalisé. Il les connaissait bien pour avoir été l’un des leurs au palio, la grande fête de l’été; il avait pris part à leurs festins et goûté de leurs mets les plus délicats, du délicieux gibier farci d’œillets, et de bien d’autres gourmandises [9].

Mais les joies du carnaval n’avaient point accès dans la chambre obscure et solitaire de la via del Tiratoio. Catherine était seule dans la maison; tous (85) les autres membres de la famille s’amusaient au dehors [10]. Et peut-être, dans la solitude, la jeune fille a-t-elle éprouvé ce que des chrétiens moins affermis connaissent si bien : le sentiment soudain que le monde de la foi se décolore et pâlit, ainsi que la flamme des cierges à la lumière du soleil, s’évanouit et devient irréel et absurde en face de l’évidence des puissantes et chaudes réalités de la vie. « Qu’il me baise du baiser de sa bouche! » Oui, mais là dans la rue, à vingt pas d’ici, au milieu du tourbillon du carnaval, il y a quelqu’un qui, sans plus de façons, te prendrait par la taille pour te faire danser toute la nuit, qui t’offrirait du vin doux d’Orvieto ou de l’Asti mousseux et qui t’embrasserait volontiers autant que cela te ferait plaisir; puis, l’aube venue, tu prendrais congé de lui, les yeux humides, et, passant les bras autour de son cou, tu lui donnerais un dernier baiser en guise de remerciement et de définitif adieu...

Peut-être cette image se présenta-t-elle à l’imagination de Catherine, comme un dernier appel de la vie mondaine? Nous l’ignorons, mais nous savons qu’en ce jour de carnaval elle pria avec ferveur, redisant sans cesse : « Seigneur, augmente ma foi. » La vie chrétienne tout entière, l’abnégation, les œuvres de miséricorde découlent de la foi; elles y sont soudées comme l'étaient le globe terrestre et tous les dieux retenus par la chaîne d’or que tient Zeus dans sa main toute puissante. Car à quoi me sert-il qu’il soit beau, qu’il soit bon, d’être chrétien, si le christianisme n’est pas vrai? Ni (85) l’esthétique, ni le pragmatisme ne viennent ici à l’appui. Si le Verbe ne s’est pas fait chair et si la Vierge ne l’a pas enfanté, ainsi que le carillonnent les cloches de l’Angelus quand le ciel devient d’or derrière les noirs cyprès italiens, il faut hélas! que ces cloches se taisent eu bien que l’on sache qu’elles ne rendent plus qu’un son naturel, comme le chant des oiseaux ou le gémissement du vent dans le feuillage des oliviers! La Vérité est le don le plus précieux fait à l’humanité et nul n’a le droit de la trahir à cause d’une impression d’esthète. Nous ne pouvons pas imiter les rhéteurs et les poètes païens qui, dans les derniers siècles de l’antiquité, avaient la passion poétique des temples désertés ; nous ne devons point partager l’erreur des rois et des empereurs qui maintenaient la religion, parce qu’ils la croyaient indispensable au peuple. Pour toi, pour moi, pour le peuple, il n’y a de nécessaire que la Vérité! L’affirmation la plus nette du Christ, c’est qu’il est la Vérité. S’il ne l’était pas, comment pourrait-il nous sauver?

Sans une pleine conviction à ce sujet, il n’est pas de vie chrétienne possible. A tous les moments décisifs, à tous les carrefours de la vie, le doute surgirait : « Ce que je crois, est-il assez vrai pour que je risque de conformer mes actions à ma foi? » Partant d’une demi-croyance nul ne peut agir pleinement.

« Mais le Seigneur, » dit Caffarini, « avait décidé de se servir de Catherine comme d’un instrument pour le salut de beaucoup d'âmes égarées. » Il fallait, (86) par conséquent, qu’elle fût inébranlablement affermie dans la foi comme la maison sur le roc et c’est pourquoi, en ce jour de carnaval, Catherine ne cessait d'implorer : « Seigneur, accorde-moi la plénitude de la foi. »   

Catherine priait et sa prière fut ainsi exaucée :

« Puisque par amour pour moi tu as renoncé à tous les plaisirs du monde et ne veux te réjouir qu’en moi seul », lui dit le Seigneur, « j’ai résolu de t’épouser dans la foi et de célébrer solennellement mes noces avec toi... »

Et tandis que le Seigneur prononçait ces paroles, voici qu’apparaissaient sa sainte Mère, saint Jean l’Evangéliste, saint Paul et le prophète David et Marie plaça la main de la jeune fille dans celle de son fils, tandis que David jouait de la harpe. Jésus tendit alors un anneau d’or qu’il passa au doigt de son Epouse : « Moi ton créateur et ton Sauveur », dit-il, « je t’épouse aujourd’hui et te fais don d’une foi qui ne fléchira jamais et sera préservée de toute atteinte jusqu’au jour où nos noces seront célébrées dans le ciel. Ne crains rien : étant revêtue de l’armure delà foi, tu triompheras de tous tes ennemis. » Puis la clarté céleste s’éteignit et les formes rayonnantes s’évanouirent avec les derniers accords de la harpe de David.

Mais dans l’obscurité de la cellule, l’anneau des épousailles étincelait au doigt de Catherine; elle le porta à ses lèvres et le contempla avec ravissement. C’était un anneau d’or sertissant un grand diamant entouré de quatre petites perles : le dur diamant de (87) la foi que rien ne peut entamer, les perles de la pureté d’intention, de pensée, de parole et d’action, comprit-elle.

Désormais Catherine porta toujours son anneau nuptial, mais il n’était visible que pour elle et, par intervalles, disparaissait, même à ses yeux, lorsqu’elle avait offensé son Seigneur et son céleste Epoux, soit par une parole un peu vive, soit en jetant un regard frivole sur quelque objet mondain. Alors elle pleurait amèrement son infidélité et confessait sa faute et, dès qu’elle sortait du confessionnal l’or, le diamant et les perles brillaient de nouveau d’un vif éclat sur sa main... [11].

 

II. NOTES ET RENVOIS

PREMIER LIVRE

CHAP. I. — I) La Madone de Duccio se trouve actuellement à l’ Opera del Duomo-, on montre la maison du peintre dans Via Stalloreggi. — 2) C’était le 6 février 1107 que la translation des reliques de Sant’Ansano eut lieu (G. Olmi : I Senesi d’una volta, Siena 1889, pp. 333-341). Porta Sanviene, l’actuelle Porta Pispini. — 3) G. Pardi : della vila e degli scritti di Giov. Colombini, Siena 1895, p. 28. — 4) La fresque sur le mur de l’actuel Ricreatorio Pio secondo date de l’an 1700 et fut peinte par Nasini ; Maffei l’a restaurée en 1850, mais elle aurait besoin maintenant d'une nouvelle restauration. — 5) Leg. I, 2, 4; Leg. min., I, 2 ; Suppl. P. 1, Tr. 1, § 2.

CHAP. II. — 1) Leg. I, 2, 1. — 2) Une poésie de Muccio di Piagenti chez F. Tozzi : Antichi scrittori senesi, Siena 1913, p. 136. — 3) Busiri-Toti : La Casa di S. Cat., Siena 1880, et Toncelli : La Casa di S. Cat., Roma 1909. Un < frater Raine- rius Benencase » se trouve parmi les frèresqui,en mai 1305,ont mis leur nom sous les statuts de l’hôpital della Scala à Sienne. Voir Statuti volgari de la Spedale di Santa Maria Vergine di Siena... publicati da Luciano Banchi, Siena 1864, p. S8. — 4) Leg. min. ed. Grottanelli, p. 191.— 5) Leg. I, 2. Leg. min. I, 2. Raymond dit : « vitam et mores sanctorum patrum... nullo tradente hominum... sola Spiritus Sancti infusione dedicit et agnovit ». (A. SS. April III, p. 861, n. 3i). Mais Raymond ne fit la connaissance de Catherine qu’en 1374. Et nous savons

1.       Dans les notes suivantes j’indique par l’abréviation Leg-. la Légende de Raymond de Capoue, par Leg. min. l’abréviation de cette légende par Caffarini (dans la traduction d’Etienne Maconi), par Suppl, le Supplément de Caffarini à la Légende de Raymond, par Proc, le Procès de Venise, dans l’édition de Martène et Durand, par Leti. les Lettres de Catherine, édition de Tommaseo, par Dial, le « Dialogue » de la Sainte dans le texte italien. que Tommaso della Fonte passait sa première jeunesse dans la maison des Benincasa.(Suppl. P. III, Tr. VII, § I ,Leg. 1,2, 8.)

CHAP. III. — I) Acta Ap. VII, 55-56; IX, 3-5; XXII, 6-8. Swete : The appearances of our Lord after the Passion, London 1910, pp. 104-107. — 2) 2 Cor. XII, 3-4. — 3) Revel. VI, 52. IV, 77. Rich. Steffen : « Den heliga Birgittas uppenbarelser, Stockholm 1909, p. XXX sq. — 4) Nietsches Werke, Taschen- ausgabe, VII, p. XXIV sq. Chr. Clausen : « En Digterskæbne, Christiania 1913, p. 178.— 5) Zahn : « Die christliche Mystik », Paderborn 1908, p. 537. — 6) Leg. II, 2, 1. — 7) C’est avec ce mot du Christ que Catherine commence le Dialogo. — 8) Leg. min. I, 2. — 9) Leg, I, 2, 7-8. Leg. min. I, 2. — 10) I Cor. VII, 34. — 11) Leg. I, 3, 1. — 12) Leg. I, 3, 5.

CHAP. IV. — 1) Leg. I, 4, 1-2. Leg. min. I, 4. Gli Assempri di fra Filippo ed. Carpellini, Siena 1864, p. 14. — 2) Assempri Capp. 2-3. Leg. min. ed Grottanelli, p. 194. Rime di Cecco An giolieri, ed. Giuliotti, Siena 1914, p. 204. — 3) Grottanelli, 1. c. 4) Assempri, pp. 23 et 25. — 5) Leg. I, 5, 2. Proc. col. 1313. — 6) Leg. I, 5, 3-4. Voir la vie de Nera Tolomei (1230-1287) qui offre beaucoup de points de ressemblance avec celle de Catherine dans sa jeunesse (Olmi: I Senesi d'una volta, pp. 374-381.)

CHAP. V. — 1) Leg. I, 4, 5. — 2) Processus ed. Martène et Durand, Amplissima collectio VI, col. 1312 D. Sous une grille de fer près du plancher de la cellule on montre quelques gradins de l’escalier ; une inscription porte : Ecce in qvo jacebat loco sponsa Catharina Christi. En cervical ipsum. Dans le mur extérieur il y a une pierre avec une croix pour indiquer ce lieu. — Une armoire suspendue contient quelques reliques de Catherine : la lanterne dont elle se servait pendant ses sorties nocturnes pour aller près des malades, un petit flacon de parfums ou de sels odorants, la pomme de son bâton. — 3) Processus col. 1252. Leg. min. I, 6. Une partie de la chaîne et la discipline sont conservées dans la sacristie de S. Domenico. — 4) Leg. I, 6, 5. — 5) Leg. II, 6, 10.— 6) Seuse ed. Denifle I, 77. — 7) Leg. min. ed. Grottanelli p. 197. — 8) C’est à remarquer que Nera Tolomei qui n’était pas veuve fut acceptée comme mantellata déjà en 1250. Il y avait donc un précédent — peut-être même plusieurs. — 9) Suppl. P. I, Tr. 1, § 4. Depuis la bataille de Monteaperti (1260) on invoquait la Vierge comme Advocata Senensium, et la ville s’appelait tout spécialement Civitas Virginis.

CHAP. VI. — 1) « Gradus heic subjectos xtum Sponsum in sacello precatura Catharina scandit « (Inscription à San Domenico près des marches encadrées dans le mur de séparation actuel entre l’église et la Cappella delle Volte.) — 2) Suppl. P. I, Tr. I, § 6. Leg. I, 9, 3. Dialogo cap. 44. — 3) Joan. XV, ig; XVI, 33: XVII, 9; XVII, 14. 1 Joan. IV, 4; V,4-5; II, 15. — 4) Summa 2a 2ae, q. 8, a. 2. — 5) Seuse I, 198, 205.— 6 Purg. XVII, 91-92. — 7) « Se mi potete mandarequello pezo del Dante che vi lassai... » (Giunta di Bonagrazia à Neri Pagliaresi, Leit. dei discepoli ed. Grottanelli p. 292). — 8) Lett. 44; Lett. 13 ; 31. 48. — g) Leg. II, 6, 7-8; 12, 8; III, 6, 13. Suppl. P. I, Tr. 3, §3, § 12; § i5, n. 3g. — 10) « E se nell’ultimo mi desse l’inferno. non lasserô perô, che io non serva al mio creatore. » (Lett. 221). « E se pure io dovessi aver l’inferno, io non vogliopero perdere l’esercizio mio. » (Lett. 73). « E se non do- vesse fare altro, almeno stare dinanzi alla croce e dire : Gesù! Gesù! Io mi confido in Domino nostro Jesu Christo! » (Lett. 4). — 11) Leg. I, 2, 1-6. Suppl. P. I, Tr. I, 7-8. Leg. I, 9, 3. Proc. col. 125g. Un souvenir de cette sensation apparaît dans la Dottrina spirituale, dictée par Catherine en 1376 à William Flete : « Accettava ancora ed insieme aborriva le tentationi dell’adversario; accettavale in quanto recavano a lei travaglio, ed aborrivale in quanto offerivano a lei le dilettationi sensitive » (Gigli : Opere di S. Cat. IV, 375).

CHAP. VII — 1) Leg. 1,9,4. Cfr. S. Paul aux Galates I, 12.— 2) Suppl. P. I, Tr. 2, g 18. — 3) Suppl. P. I, Tr. 2, § II. L’entretien sur le toit est daté par Caffarini le 11 janvier — malheureusement sans indication de l’année. — 3) Dial. cap. 71. — 4) Suppl. P. I, Tr. 2, S 11. — 5) Proc. col. 1354. Suppl. P. I, Tr. 2, § II. — 6) Proc. col. 1354. Suppl. P. I, Tr. 3, § 8. — 7) Leg. Prologus primus, n. i5. — 8) Lett. ed Tommaseo I, pp. 1, 7, 17, 22 etc. — 9) Sermon de Tauler sur l’évangile de saint Jean I, 21. — 10) Leg. I, 10, 2-3. — 11) Opéré di S. Cat. ed. Gigli IV, pp. 374-375. — 12) Leg. I, 10, 6-10. Opéré IV, p. XIX.

CHAP. VIII. — 1) Leg. I, 10, 6-10. On raconte également de Sainte Hildegarde qu’elle comprenait le sens des phrases qu’elle lisait, mais était incapable de les expliquer mot pour mot. (Migne,Patr. Lat. CXCVII. col. 104 A, 384 A.) — 2) Leg. I, 6, 6. Leg min. capp. VII-IX. Proc. 1262. — 3) Lett. 30, Suppl. P. I, Tr. 2, § 21. « Con Maria dolce hor hai dolce riposa e con la ua Lucia luce romana, » écrit Neri, après la mort de la Sainte, (617) dans son Capitolo in rima fatto. — 4) Suppl. P. I, Tr. 2, § 16 S 1, S 4, S 17. Proc. col. 1321. Leg. I, 1 r, 6. — 5) Lett. 221, Lett. 5o. — 6) « Voi non sete fatti d’altro che d’amore « (Lett. 16 Voir aussi la lettre à Bartolommeo della Pace, publiée par Gardner : Saint Cath. of. Siena, London 1907, p. 408.) — 7) Saint Paul aux Éph. V, 32. — 8) Suppl. P. I, Tr. 2, §§ 8, 11 et 13.— 9) Inferno XXIX, 121-122. Boccaccio : Vita di Dante, cap. VIII. Gigli : Diario Sanese I, Lucca 1723, pp. 362-365. — (10) « In questo tempo che gli altri della tua casa si rallegrano nei loro convitti » dit le Christ à Catherine. — n) Leg. I, 12. Suppl. P. I, Tr. 1, 11, P. II, Tr. 2, § 3, n. 18. Leg. min. cap. XII. Osée II, 20 : « Sponsabo te mihi in fide > — d’où la prière de Catherine. Raymond fait remarquer la ressemblance entre les fiançailles mystiques des deux Catherines : celle d’Alexandrie et celle de Sienne.

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