PSAUME XXXVIII
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DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVIII.

 

SERMON PRÊCHÉ A CARTHAGE A LA FÊTE DE SAINT CYPRIEN.

LES PROGRÈS DE LA VERTU.

 

 

Ce cantique est celui de l’homme intérieur, qui laisse en arrière ce qui est terrestre pour s’élever à Dieu. S’il garde le silence, il perd l’occasion de dire le bien. Il parle donc, mais à Dieu. Il veut connaître sa fin ou Jésus-Christ, contempler sa beauté, connaître ses années qui demeurent. Il voit ici-bas l’avare qui thésaurise sans savoir pour qui, il conseille de confier notre argent à Dieu, qui nous instruit, nous humilie par la mort certaine, quoique l’heure en soit incertaine. Voyageurs en cette vie, allons à Dieu qui seul est souverainement. Aller en enfer c’est n’être plus, quoique l’on soit encore.

 

1. Le Psaume que nous venons de chanter et que nous entreprenons d’expliquer, est intitulé: « Pour la fin, psaume à David pour Idithun 1 ». Ce sont donc les paroles d’un homme appelé Idithun qu’il nous faut attendre et écouter; et si chacun de nous peut être Idithun, il se retrouvera et s’entendra dans les paroles qu’il chantera. Cherchez quel est cet homme que l’on appelait Idithun, d’après le nom qu’il eut autrefois à sa naissance; pour nous, écoutons le sens de ce nom, et cherchons dans cette signification à comprendre le sens de la vérité. Autant que nous avons pu le savoir par ce nom, que les hommes versés dans les saintes Ecritures ont traduit du grec en latin, Idithun signifie: Qui les devance. Quel est cet homme qui devance, ou quels sont ceux qu’il dépasse? Car on n’a pas dit simplement: Qui devance; mais : Qui les devance. Or, est-ce en dépassant qu’il chante, ou en chantant qu’il dépasse? Mais, soit qu’il chante en dépassant, ou qu’il dépasse en chantant, c’est le cantique de celui qui devance que nous avons chanté tout à l’heure. C’est à Dieu, que nous chantons, de voir si nous sommes de ceux qui s’avancent. Mais si l’homme qui progresse a chanté, qu’il se réjouisse d’être ce qu’il a chanté. Si tel autre qui a chanté demeure encore attaché à la terre, qu’il désire être un jour ce qu’il vient de chanter, Car cet homme que l’on appelle: Devançant les autres, devance en effet ceux qui demeurent fixés à la terre, courbés vers les choses du monde dont s’occupent leurs pensées, et qui n’ont d’espérance que dans les biens passagers. Lesquels a-t-il devancés, sinon ceux qui demeurent?

 

1. Ps. XXXVIII, 1

 

2. Vous savez que plusieurs Psaumes ont pour titre : Cantique des degrés; et l’expression grecque anabathmon nous en explique suffisamment la signification. Ce sont en effet des degrés que l’on monte, mais que l’on ne descend pas. Le mot latin n’ayant pu rendre la signification propre, a dit en général des degrés, et nous a laissé douter si ces degrés étaient pour monter ou pour descendre. Mais comme « il n’y a pas de discours, pas de langage dans lequel on n’entende leurs voix 1 », le texte précédent explique celui qui est venu après; et le grec nous donne une certitude quand le latin donnait un doute. De même que dans ces Psaumes, le chantre est un homme qui s’élève, de même ici il devance les autres. Mais pour s’élever, pour devancer ainsi les autres, il n’est besoin ni de pieds, ni d’échelles, ni d’ailes ; et toutefois, si nous envisageons l’homme intérieur, c’est réellement avec des pieds, des ailes et des échelles. Si ce n’était avec les pieds, comment cet homme intérieur dirait-il : « Que le pied de l’orgueil ne me vienne point 2 ? » Si ce n’était avec des échelles, qu’aurait vu Jacob, alors que des anges montaient et descendaient 3 ? » Si ce n’était avec des ailes, pourquoi donc s’écrier: « Qui me donnera des ailes, comme à la colombe, et je volerai, et je me reposerai 4? Dans les choses corporelles cependant, autres sont les pieds, autres des échelles, autres des ailes. Mais chez l’homme intérieur, ailes, pieds, échelles sont les affections de la bonne volonté. Nous nous en servons pour marcher, pour monter, pour prendre l’essor. Donc, lorsque nous parlons d’un homme qui devance les

 

1. Ps. XVIII, 4.—  2. Id. XXXV, 12.— 3. Gen. XXVII, 12.— 4. Ps, LIV,7.

 

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autres, que celui de nos auditeurs qui veut l’imiter ne cherche point à franchir un fossé par un bond léger, ni à s’élancer comme au vol, au-delà d’un escarpement: ce que j’entends d’une manière corporelle; car celui dont il s’agit, doit aussi franchir des fossés, « ces lieux creux et brûlés par le feu, qui périront, Seigneur, sous les regards menaçants de votre face 1 ». Or, quels sont ces lieux creux et brûlés par le feu, qui doivent périr sous le regard du Seigneur, sinon les péchés? Ce qui est brûlé par le feu, c’est l’oeuvre d’un ardent désir du mal ; ce qui est creux, c’est l’oeuvre d’une lâche timidité. Car tous les péchés viennent des désirs ou de la lâcheté. Que notre héros franchisse donc tout ce qui peut le retenir sur la terre; qu’il dresse ses échelles, qu’il déploie ses ailes, et que chacun voie s’il peut se reconnaître ici. Je ne doute point que plusieurs, par la divine miséricorde, ne  s’y puissent reconnaître, qui méprisent le monde, et tous les attraits que peut nous offrir le monde, et se proposent de vivre saintement, à cause des joies spirituelles qu’ils goûtent dès cette vie. Et d’où viendront ces délices pour ceux qui marchent encore sur la terre, sinon des oracles divins, de la parole de Dieu, ou de quelque parole des saintes Ecritures, que l’on aura méditée, et dont on trouvera le sens avec d’autant plus de joie qu’on l’aura recherché avec peine? Car il y a dans les livres saints des délices pures et innocentes. S’il y en a dans l’or, dans l’argent, dans les festins, dans la débauche, dans la pêche et dans la chasse, dans le jeu, dans le divertissement, dans les folies du théâtre, dans la recherche et dans la possession des ruineux honneurs de ce monde; si l’on en trouve dans toutes ces choses qui ne peuvent donner une joie solide, pourrait-on n’en pas trouver dans les livres saints ? Que l’âme au contraire s’élance par dessus ces bas-fonds, qu’elle cherche son bonheur dans la parole de Dieu, et qu’elle dise avec autant de vérité que de sécurité: « Les impies m’ont raconté leurs plaisirs; mais, Seigneur, ce n’est point comme votre loi 2 ». Qu’ Idithun vienne et devance tous ceux qui se plaisent ici-bas, qu’il mette son bonheur dans les choses d’en haut, dans la parole de Dieu, dans les douceurs de la loi du Très-Haut. Mais, que dis-je? Faut-il encore passer de ce bonheur à un autre? Ou doit-il arrêter

 

1. Ps. LXXIX, 17. — 2. Id. CXVIII, 85.

 

 

là sa course, celui qui veut devancer? Ecoutons plutôt ses paroles, car cet homme qui bondit me paraît avoir sa demeure dans la parole de Dieu; c’est là qu’il a puisé ce que nous allons entendre.

3. « J’ai dit: Je veillerai sur mes voies, pour n’être point coupable dans mes paroles 1 ». Croyez-le bien, il est difficile pour un homme de lire, de parler, de prêcher, d’avertir, de reprendre, quand il est à l’oeuvre, fatigué par les devoirs pénibles, comme un homme qui traite avec des hommes, bien qu’il ait devancé tous ceux qui n’ont point mis leur joie en Dieu, et de ne point faillir ou pécher par la langue. « Quiconque ne pèche point par la langue», est-il écrit, « est un homme parfait 2». Peut-être l’interlocuteur avait-il parlé de manière à s’en repentir, et avait-il dit quelque parole qu’il eût voulu, mais qu’il ne pouvait retenir. Ce n’est pas sans raison que notre langue est toujours humide, afin de glisser facilement. Il voit donc combien il est difficile qu’un homme soit obligé de parler et ne dise rien qu’il puisse regretter; et, à la vue de toutes ces fautes , il se prend d’ennui et demande à Dieu de pouvoir les éviter. Telle est la peine dans laquelle se trouve l’homme qui devance. Que l’homme qui demeure en arrière ne me juge pas, qu’il prenne le devant et il éprouvera ce que je dis ; car alors il sera un témoin et un fils de la vérité. Dans cette situation il avait résolu de ne point parler, afin de n’avoir point à se repentir de ses paroles. C’est là ce qu’indiquent les premiers mots : « J’ai dit : Je veillerai sur mes voies, pour n’être point coupable dans mes paroles ». Oui, Idithun, garde tes voies, afin que tes paroles soient irréprochables : pèse bien ce que tu diras, examine, consulte la vérité intérieure; et porte-la ensuite à l’auditeur du dehors. Tu cherches souvent à en agir ainsi dans le trouble des affaires, dans la préoccupation des esprits, alors que l’âme déjà si faible et sous le poids d’un corps qui se corrompt, veut écouter et veut parler, écouter à l’intérieur, parler au dehors; et, dans son empressement à parler, elle néglige de s’instruire, et il lui arrive de dire ce qu’elle aurait dû taire. Le meilleur des remèdes en ce cas est le silence. Voilà un pécheur, un pécheur qui mérite ce nom plus particulièrement, homme orgueilleux et jaloux; il entend parler Idithum,

 

1. Ps. XXXVIII, 2. — Jacques, III, 2.

 

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il épie son langage, lui tend des piéges; et il est bien difficile que dans ses paroles il n’en trouve quelques-unes qui manquent de convenance. Il est auditeur sans pardon, et jaloux jusqu’à la calomnie. C’est pourquoi Idithun, qui le devance, avait résolu de se taire et commençait ainsi son cantique: « J’ai dit: Je veillerai sur mes voies, afin de n’être point répréhensible dans mes paroles ». Tant que je serai surpris par les médisants, ou du moins tenté, sinon surpris, «je veillerai sur mes voies, pour ne point pécher en paroles ». Quoique bien au-dessus des terrestres plaisirs, quoique les frivoles affections des choses temporelles ne me touchent point; quoique je dédaigne ces choses d’ici-bas pour m’élever à un amour meilleur, il me suffit néanmoins de goûter devant Dieu le plaisir de comprendre la supériorité de mon amour; qu’est-il besoin de parler pour que l’on me censure, et d’ouvrir le champ aux médisances? « J’ai donc dit: Je veillerai sur mes voies, afin de ne point pécher dans mes paroles. J’ai mis une garde à ma bouche». Pourquoi? Est-ce à cause des hommes pieux, des hommes qui aiment la parole de Dieu, des fidèles, des saints? A Dieu ne plaise I Ces hommes écoutent avec l’intention de louer ce qu’ils approuvent; et, quant à ce qu’ils désapprouvent, au milieu de bien des choses dont ils font l’éloge, ils aiment mieux le pardonner que l’envenimer par la calomnie. A l’égard desquels veux-tu donc veiller sur tes voies, afin de n’être pas répréhensible en paroles, et veux-tu mettre un frein à ta bouche? Ecoute la réponse : « Tandis que le pécheur se tient devant moi ». Il ne se tient pas près de moi; mais: « Il se tient à l’encontre de moi ». Que puis-je dire enfin pour le satisfaire? Je parle de choses spirituelles à un homme tout charnel, qui voit, qui entend au dehors, mais qui à l’intérieur est sourd et aveugle. Car l’homme animal ne comprend point ce qui est de l’esprit de Dieu 1. Et s’il n’était charnel, s’emporterait-il à ces calomnies? « Bienheureux celui qui parle à une oreille qui écoute 2 », non à l’oreille du pécheur, qui se tient à l’encontre. Telle était cette multitude qui se dressait en frémissant devant celui « qui ressemblait à la brebis que l’on mène à la boucherie, et qui n’ouvrait point la bouche, non plus que l’agneau devant celui qui le tond 3». Que dire en effet à

 

1. I Cor. II, 14. — 2. Eccli. XXV, 12. — 3. Isa. LIII, 7.

 

 

des hommes orgueilleux, brouillons, calomniateurs, querelleurs, verbeux? Que leur dire de saint, de pieux, comment leur parler de religion, ô toi qui les devances; quand le Sauveur dit à des hommes qui l’écoutaient volontiers, qui désiraient s’instruire, dont la bouche s’ouvrait à la vérité, qui la recevaient avidement: « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent 1? » Et l’Apôtre : « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels » : dont il ne faut point désespérer, mais qu’il faut nourrir. Car il ajoute: « Je vous ai donné du lait comme à de petits enfants en Jésus-Christ, et non de la nourriture dont vous n’étiez pas capables ». Parlez donc au moins maintenant. « Maintenant même, vous ne l’êtes pas encore 2».Ne t’empresse donc point d’écouter ce que tu ne comprends point, mais grandis afin de comprendre. C’est ce que nous disons aux petits enfant, qu’il nous faut nourrir du lait de la piété dam le giron de l’Eglise, et rendre capables de manger à la table du Seigneur. Que dire de semblable au pécheur qui se tient en face de moi, qui se croit ou feint d’être capable d’entendre ce qui est au-dessus de lui? Si je lui parle et qu’il ne comprenne point, il croira que je suis en défaut, et non pas son intelligence. C’est donc en vue de ce pécheur qui se tient à l’encontre de moi, que « j’ai mis un frein à ma bouche ».

4. Et qu’en est-il advenu? « Je suis resté muet, dans l’humiliation, et n’ai dit aucun bien 3 ». Celui qui s’est avancé souffre de nouvelles difficultés, dans le degré qu’il occupe; il tâche de s’élever sur un autre, afin d’échapper à ces difficultés nouvelles. La crainte de pécher me fermait la bouche et m’imposait silence; je m’étais dit en effet: « Je veillerai sur mes voies, afin de ne point pécher en paroles » ; et, quand la crainte du péché me ferme la bouche, voilà que « je demeure muet, dans l’humiliation, sans dire aucun bien ». D’où vient que je disais le bien, sinon parce que je l’entendais? «Vous ferez résonner à mon oreille la joie et l’allégresse 4 », a dit David. Et l’ami de l’Epoux se tient près de lui, l’écoute, et tressaille d’entendre, non sa propre voix, mais celle de l’Epoux 5. Afin de dire la vérité, il écoute le

 

1. Jean, XVI, 1,2.— 2. I Cor. III, 1,2.— 3. Ps. XXXVIII,3. — 4. Id. 1, 10. —  5. Jean, III, 29.

 

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Seigneur. Ils parlent d’eux-mêmes ceux qui disent le mensonge 1. Notre interlocuteur a donc éprouvé quelque chose de fâcheux, et dans son aveu il nous invite à y prendre garde et à ne point l’imiter. Car, disions-nous, la crainte excessive d’échapper une parole qui ne fût pas bien, lui a fait prendre la résolution de ne dire même aucun bien; et cette résolution de se taire l’a empêché d’écouter. En effet, si tu as devancé les autres, tu es devant Dieu, écoutant de lui ce que tu dois dire eux hommes: entre Dieu qui est riche, et l’homme qui est pauvre, désirant entendre quelque chose, tu interviens, toi qui devances afin de pouvoir écouter d’une part, et parler d’autre part: si tu ne veux point parler, tu ne mérites point d’entendre ; tu méprises le pauvre et encours le mépris du riche. Tu as donc oublié que tu es le serviteur établi par Dieu sur toute sa famille pour donner la nourriture aux autres serviteurs 2? Pourquoi donc chercher à recevoir ce que tu es paresseux à donner? Il est bien juste que le refus de dire ce que tu avais reçu t’empêche de recevoir ce que tu désirais. Tu désirais quelque chose, et déjà tu possédais: donne d’abord ce que tu as, afin de mériter ainsi de recevoir encore. Donc, après avoir mis un frein à ma bouche, et m’être imposé silence, parce qu’il me paraissait dangereux de parler, il m’est arrivé, dit l’interlocuteur, ce que je ne voulais point: « Je suis devenu sourd, humilié », non que je me sois humilié ; mais « j’ai été humilié ». J’ai commencé à taire les meilleures choses, dans la crainte d’en dire de mauvaises; et j’ai blâmé ma résolution. J’ai cessé de dire le bien. « Et ma douleur s’est renouvelée ». Le silence avait été pour moi un soulagement dans cette douleur que m’avaient infligée mes calomniateurs et mes censeurs, ce que la calomnie m’avait fait souffrir s’apaisait; mais depuis que je ne dis plus le bien, ma douleur s’est renouvelée. Taire ce que je devais dire m’est devenu plus douloureux que dire ce que je ne devais pas. « Ma douleur s’est renouvelée ».

5. « Un feu s’est embrasé dans ma méditation 3 ». Mon coeur a été dans l’inquiétude. Je voyais les insensés et j’en séchais de dépit 4, et dans mon silence j’étais dévoré par le zèle de votre maison 5. J’ai jeté les yeux sur le

 

1. Jean, VIII, 44. — 2. Matt. XXIV, 45— 3. Ps. XXXVIII, 5 —  4. Id. CXVIII, 158. — 5. Id. LVIII, 8.

 

Seigneur qui me disait: « Méchant et paresseux serviteur, si tu donnais mon argent aux banquiers, à mon retour je le retirerais avec usure ». Et que le Seigneur détourne de ses ministres cette malédiction : « Jetez dans les ténèbres extérieures », pieds et poings liés, ce serviteur sinon dissipateur, du moins négligent à faire valoir 1. Mais, si l’on condamne ainsi le paresseux qui a conservé l’argent du maître, que sera-ce de ceux qui l’ont dissipé dans la débauche? « Un feu s’est embrasé dans ma méditation ». Placé dans cette alternative de parler ou de se taire, en face d’auditeurs dont les uns cherchaient à le calomnier, les autres à s’instruire ; sujet d’opprobre pour ceux qui sont dans l’abondance, de mépris pour les orgueilleux 2, et considérant combien sont heureux ceux qui ont faim et soif de la justice 3, n’ayant de toutes parts que fatigue et qu’affliction; craignant de jeter des perles devant les pourceaux, craignant aussi de ne point donner la nourriture aux vrais serviteurs ; dans cette angoisse il cherche un état plus avantageux que ce ministère qui offre à l’homme tant de labeurs et de dangers ; il soupire après cette fin où l’homme n’aura rien de pareil à souffrir, après cette fin, dis-je, où le Seigneur dira à son fidèle serviteur: « Entre dans la joie de ton Seigneur 4 : J’ai parlé, dit-il, en mon langage 5 ». Donc, au milieu de ces angoisses, de ces dangers, de ces difficultés, parce que le bonheur que vous fait goûter la loi de Dieu n’empêche pas que la charité de plusieurs se refroidisse 6 ; au milieu de toutes ces peines, « j’ai parlé », dit le prophète, « en mon langage ». A qui? Non point à un auditeur que je veux instruire, mais à celui que je veux pour maître, et qui m’exaucera. « J’ai parlé dans mon langage», à celui qui me dit intérieurement tout ce que j’entends de bon et de vrai. Qu’as-tu dit? : « Seigneur, faites-moi connaître ma fin ». J’ai déjà devancé bien des objets, je suis arrivé à d’autres, et ceux auxquels je suis arrivé sont meilleurs que ceux que j’ai devancés; mais il m’en reste beaucoup à dépasser encore. Nous ne demeurerons point toujours en ces lieux où nous devons subir la tentation, les scandales, les auditeurs et les calomniateurs. « Faites-moi donc connaître ma fin » : cette fin qui

 

1. Matt. XXV, 26, 27, 30.— 2. Ps. CXXII, 4.— 3. Matt. V, 6.— 4. Id. XXV, 21. — 5. Ps. XXXVIII, 5. — 6.  Matt. XXIV, 12.

 

 

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me manque, et non la course que j’ai déjà faite.

6. Il appelle fin ce but que l’Apôtre dans sa course ne perdait pas de vue, alors qu’il confessait son imperfection, envisageant en lui-même quelque chose, et cherchant autre chose ailleurs. Car il dit : « Non pas que j’aie atteint mon but ou que je sois parfait, mes frères; je ne crois pas avoir atteint mon but 1 ». Et de peur que tu n’en viennes à dire : Si l’Apôtre ne l’a pas atteint, l’atteindrai-je, moi? si l’Apôtre n’est point parfait, comment arriver à la perfection ? vois ce qu’il fait, écoute ce qu’il dit. Que faites-vous donc, ô Apôtre ? Vous n’avez pas atteint votre but, vous n’êtes point parfait? Que faites-vous donc? A quoi m’engagez-vous? Quel modèle me proposez-vous à suivre ou à imiter? « Tout ce que je sais, c’est qu’oubliant ce qui est derrière moi, et m’avançant vers ce qui est devant moi, je tends à cette palme de la vocation de Dieu en Jésus –Christ 2 » ; je tends à cette palme, dit l’Apôtre, je n’y suis pas encore arrivé, je ne l’ai point encore saisie. Ne retombons pas au point d’où nous nous sommes élancés, ne demeurons pas où déjà nous sommes arrivés. Courons, efforçons-nous, nous sommes dans la voie: sois moins en sûreté pour ce que tu as déjà dépassé, que soucieux pour le but où tu n’es pas encore parvenu. « Tout ce qui est en arrière », dit l’Apôtre, « je l’oublie pour m’élancer en avant, je m’efforce d’arriver à cette palme de la vocation suprême de Dieu en Jésus-Christ ». C’est lui qui est ma fin. Il est une chose, dit l’Apôtre, et ce point unique le voici : « Seigneur, montrez-nous le Père, et cela nous suffit 3 ». C’est là ce qui faisait dire au Psalmiste : « J’ai fait une seule demande au Seigneur, je la revendiquerai. Le voilà qui oublie ce qui est en arrière, pour se jeter dans l’avenir. J’ai fait une demande au Seigneur, et je la renouvellerai, c’est d’habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie ». Pourquoi? « Afin de contempler la beauté du Seigneur 3? »C’est là que je me réjouirai avec le compagnon de mon bonheur, sans craindre un adversaire: quiconque voudra contempler avec moi sera pour moi un ami et non un calomniateur jaloux. C’est là ce que désirait Idithun; il voulait le savoir dès cette vie, afin

 

 

1. Phil. III, 12, 13.— 2. Id. 14.—  3. Jean, XIV, 9.— 4. Ps. XXVI

 

 

de comprendre ce qui lui manquait, et ressentir moins de joie de ce qu’il avait acquis, que de désirs pour ce qu’il devait acquérir encore; de ne point s’arrêter en chemin après avoir franchi quelques degrés, mais de s’élancer par de brûlants désirs vers les régions éternelles ; jusqu’à ce qu’enfin, après avoir franchi quelques degrés, il parvînt à les franchir tous, et qu’au lieu de ces quelques gouttes de rosée que laisse tomber sur lui la nuée des saintes Ecritures, il vînt comme un cerf à la source d’eau vive 1, qu’il vît la lumière dans la lumière 2, et se dérobât, dans la face de Dieu, au trouble des hommes 3. C’est là qu’il dira: Il est bon d’être ici, je ne veux rien de plus, j’aime tous ceux qui se trouvent ici, je n’y crains personne. C’est là le bon, le saint désir. Soyez heureux avec nous, vous qui le ressentez, et priez pour qu’il persévère dans notre coeur, et que les scandales ne nous découragent point. Car voilà ce que nous autres demandons pour vous. Eh ! ne croyez pas que nous soyons dignes de prier pour vous, et vous indignes de le faire pour nous. L’Apôtre se recommandait aux auditeurs auxquels il prêchait la parole de Dieu 4. Priez donc pour nous, mes frères, afin que nous voyions ce qu’il faut voir, et que nous disions convenablement ce qu’il faut dire. Du reste, ce désir, je le sais, se trouve chez bien peu, et il n’y a pour me bien comprendre que ceux qui ont goûté les choses que je dis. Toutefois nous parlons pour tous, et pour ceux qui ont ce désir et pour ceux qui ne l’ont point encore; pour ceux qui l’ont, afin qu’ils soupirent avec nous vers le ciel; pour ceux qui ne l’ont pas, afin qu’ils secouent leur paresse, qu’ils franchissent les degrés d’ici-bas, qu’ils arrivent enfin aux délices de la loi du Seigneur, sans demeurer dans les plaisirs des méchants. Il en est beaucoup, en effet, qui ont beaucoup à raconter, beaucoup à s’applaudir ; l’injuste vante ses injustices. On trouve à la vérité quelques plaisirs dans l’iniquité, mais non comme ceux de votre loi 5, ô mon Dieu. Qu’ils parlent donc avec nous, ceux qui croient que nous parlons à Dieu comme David. C’est là une affaire tout intérieure, on n’en peut rien dire par les paroles. Mais que celui qui s’en occupe, croie qu’un autre s’en occupe aussi. Qu’il ne s’imagine

 

1. Ps. XLI, 2.— 2. Id. XXXV, 10.— 3. Id. XXX, 21.— 4. Colos. IV,3, —                5. Ps. CXVIII, 15.

 

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pas être le seul pour recevoir ce qui vient de Dieu. Que par leur bouche Idithun dise aussi: « Seigneur, faites-moi connaître ma fin ».

7. « Et quel est le nombre de mes jours 1 ?» le cherche ce nombre de jours qui est. Je puis lire et même comprendre un nombre sans nombre, comme il y a des années sans années. Dire années en effet, c’est comme dire un nombre; et toutefois : « Vous êtes le même, Seigneur, et vos années ne finiront point 2». Faites-moi donc connaître le nombre de mes années, mais le nombre qui subsiste. Quoi donc? Est-ce que le nombre des années où tu es arrivé n’est pas un nombre ? Assurément c’est un nombre; et, à le bien considérer, il n’en est point: si je m’y arrête, il paraît être, il n’en est point si je le dépasse : si je m’en dégage pour contempler les choses éternelles, si je compare les choses qui passent avec celles qui demeurent, je vois ce qui est vrai ; mais qu’y a-t-il plus que nos jours pour avoir plus d’apparence que de réalité? Dirai-je que mes jours sont bien des jours? Oui, ces jours, les appellerai-je des jours ; et donnerai-je témérairement un si grand nom à ce qui s’écoule avec tant de rapidité ? Je ne suis pas néanmoins si près du néant que j’oublie celui qui eut: Je suis celui qui suis 3. Y a-t-il donc un nombre pour les jours? Oui, il en est un qui est sans fin. Quant à ceux d’à présent, je répondrai qu’il y a quelque chose, si je retiens assez du jour où tu m’interroges pour dire qu’il existe, ou bien toi-même qui m’interroges, retiens le moment où tu parles. Peux-tu le retenir? Si tu as retenu celui d’hier, tu retiens celui d’aujourd’hui. Mais le jour filer, me diras-tu, je ne puis le retenir, il ut écoulé: je retiens celui d’aujourd’hui, ç’est avec moi. N’en as-tu pas déjà perdu qui s’est écoulé depuis l’aube? Car n’a-t-il pas commencé à la première heure ? Montre-moi la première heure de ce jour ; montre-moi même la seconde. Elle s’est envolée, me diras-tu, mais je vous montrerai la troisième, c’est peut-être à celle-là que nous en sommes. Donc nous parlons de jours, et d’un troisième jour; et si tu me donnes une troisième, ce sera une troisième heure, non un troisième jour. Je ne te l’accorderai même pas, pour peu que tu t’élèves avec moi au-dessus des dates terrestres. Montre-moi en effet cette

 

1. Ps. XXXVIII, 3.— 2. Id. CI, 28.— 3. Exod. III, 14.

 

troisième heure, cette heure dans laquelle tu es actuellement. Car si une partie déjà s’en est écoulée, il en reste une autre partie; tu ne saurais me donner ce qui est écoulé, puisqu’il n’existe plus, ni ce qui en reste, puisqu’il n’est pas encore. Que me donneras-tu donc de cette heure qui s’écoule actuellement? M’en donneras-tu suffisamment pour hasarder ce seul mot: elle est? Mais ce mot Est 1 n’a qu’une syllabe, n’est que d’un instant, et cette syllabe a trois lettres; or, en la prononçant, tu n’arrives pas du coup à la seconde lettre, que tu n’aies fini la première; et la troisième ne résonne qu’après la seconde. Que me donneras-tu donc dans cette unique syllabe ? Et tu retiens des jours, toi qui ne saurais retenir une seule syllabe? Nos instants s’envolent et emportent tout, le torrent du monde s’enfuit: « Ce torrent auquel a bu pour nous dans son chemin celui qui a élevé la tête 2». Ces jours donc ne sont plus:

ils s’en vont presque avant d’arriver; et quand ils sont arrivés, ils ne peuvent subsister; ils se touchent, ils se suivent, mais ne se maintiennent point. On ne retranche rien au passé on attend un avenir qui doit passer; on ne l’a point qu’il n’arrive, et quand il arrive on ne le retient point. « Faites-moi connaître le nombre de mes jours », non point ce nombre qui ne subsiste pas, ou plutôt ce qui est étrange et me jette dans un trouble plus dangereux, ce qui est tout à la fois et qui n’est pas; car nous ne pouvons pas dire d’une chose qu’elle est, quand elle ne subsiste point, ni que ce qui vient et passe ne soit aucunement. Je cherche l’Etre simple, l’Etre véritable, je veux l’Etre purement, cet Etre qui est dans la Jérusalem épouse de mon Dieu, où il n’y a plus ni mort, ni défaillance, ni jour qui passe, mais un jour qui demeure, qui n’a point eu d’hier, qui n’est point refoulé par le lendemain. C’est là, Seigneur, « ce nombre de mes jours, qui subsiste, que je demande à connaître ».

8. « Afin que je sache ce qui me fait défaut 3 ». Car c’est là ce qui me manque pendant que je travaille ici-bas ; et tant que cela me fera défaut, je ne me dis point parfait et tant que je ne le reçois point, je répète « Non que j’aie atteint déjà ou que je sois

 

1. Dans la prononciation latine, on fait sentir chacune des trois lettres, et c’est de cette prononciation qu’argumente le saint Docteur. — 2. Ps. CIX, 7.— 3. Id. XXXVIII, 5.

 

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parfait, mais je poursuis cette palme du suprême appel de Dieu 1 », tel sera le prix de ma course. Cette course doit aboutir à une certaine demeure, et cette demeure sera la patrie qui ne connaît ni l’exil, ni la sédition, ni l’épreuve. Donc, « faites-moi connaître, Seigneur, le nombre de mes jours, qui subsiste, afin que je sache ce qui me fait défaut»; parce que je n’y suis point encore parvenu; afin que je ne m’enorgueillisse point de ce que j’ai déjà, et que je sois trouvé en Dieu ayant une justice, mais non celle qui vient de moi. En comparant ce qui est en moi avec tout ce qui n’y est point de la même manière, en voyant qu’il me manque bien plus que je n’ai, je serai plutôt humilié de ce qui me fait défaut, qu’enorgueilli de ce que je trouverai en moi. Ceux, en effet, qui croient avoir quelque chose, pendant qu’ils sont en cette vie, se privent par cet orgueil de ce qui leur manque: parce qu’ils regardent comme grand ce qui est de la terre. « Si quelqu’un s’imagine être quelque chose, il se trompe lui-même, puisqu’il n’est rien 2 ». Ils ne se grandissent pas pour cela. L’enflure, l’orgueil imite la grandeur, mais il n’a rien de solide.

9. Notre interlocuteur, qui devance les autres, roule en son âme quelque dessein que peut seul comprendre Celui qui a les mêmes pensées; comme si Dieu, exauçant sa prière, lui eût fait connaître sa fin, et fait comprendre le nombre de ses jours , non de ceux qui passent, mais de ceux qui demeurent ; le voilà qui considère ce qu’il a dépassé, qui le compare avec ce qu’il connaît de l’éternité, et comme si on lui demandait: Pourquoi désirer de connaître le nombre de tes jours, qui subsiste? Que penses-tu des jours présents? Du lieu où il s’est élevé, il regarde ce qui est ici-bas et s’écrie « Voilà que mes jours ont vieilli 3! » Dès lors que ceux-là vieillissent, j’en veux de nouveaux, de ceux qui ne vieillissent jamais, afin que je puisse dire : « Ce qui était vieux est passé, « tout est devenu nouveau 4! » Aujourd’hui en espérance, bientôt en réalité. Bien que nous soyons renouvelés par la foi et l’espérance, combien nous faisons d’oeuvres du vieil homme! Car nous ne sommes pas tellement revêtus du Christ qu’il ne nous reste plus rien d’Adam. Voyez Adam vieillir et le Christ se

 

1. Philip.III, 12-14. — 2. Gal. VI, 3. — 3. Ps. XXXVIII, 6. —  4. II Cor. V,17.

 

renouveler en nous : « Quoique l’homme extérieur se détruise en nous», dit l’Apôtre, « l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour 1 ». Donc nous ne sommes point à demeure, ni pour le péché, ni pour la mortalité, ni pour le temps qui s’enfuit, ni pour les gémissements, le travail et les sueurs, ni pour ces âges qui se succèdent, nous passons insensiblement de l’enfance à la vieillesse, et en face de tout cela voyons ici le vieil homme, les vieux jours, le vieux cantique, le vieux Testament : mais considérons l’homme intérieur, et au lieu de ce qui change, voyons ce qu’il faut renouveler, nous trouverons alors l’homme nouveau, le jour nouveau, le nouveau cantique, le nouveau Testament: attachons-nous à ce qui est nouveau, de manière à ne point craindre ce qui a vieilli. Donc, en notre course en cette vie, nous passons de ce qui a vieilli à ce qui est nouveau ; et ce passage s’effectue pendant que l’homme extérieur se détériore, que l’homme intérieur se renouvelle ; jusqu’à ce que le corps qui se corrompt extérieurement, payant tribut à h nature, arrive à la mort et se renouvelle dans la résurrection. C’est alors que se renouvellera en réalité ce qui se fait ici-bas ers espérance. Tu fais donc une oeuvre, maintenant, en te dépouillant de ce qui a vieilli pour courir à ce qui est nouveau. Mais Idithun, courant à ce qui est nouveau, et s’élançant vers ce qui était devant lui, s’écriait : « Seigneur, faites-moi connaître ma fin et le nombre de mes jours, qui subsiste réellement, afin que je sache ce qui me fait défaut». Il traîne après lui le vieil Adam , et se hâte d’arriver au Christ. « Voilà», dit-il, « que mes jours ont vieilli ». Ces jours qui me viennent d’Adam, vous les faites vieux; ils vieillissent chaque jour, ils vieillissent au point de finir entièrement. « Et tout mon être sera devant vous comme rien ». Oui, devant vous, Seigneur, tout mon être sera comme le néant, devant vous qui voyez tout cela ; et moi, si je le vois, ce n’est que devant vous, et non devant les hommes. Que dirai-je? Quelles paroles employer pour montrer que mon être n’est rien en comparaison de Celui qui est? Mais c’est à l’intérieur que cela se dit, comme c’est à l’intérieur que cela se fait sentir. C’est « devant vous », Seigneur, c’est-à-dire où se fixent vos yeux et non les yeux des hommes.

 

1. II Cor. IV, 16.

 

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Mais que voient vos yeux? « Que mon être n’est rien devant vous »

10. « En vérité, tout homme vivant sur la terre n’est que vanité 1». «En vérité», dit le Prophète, de quoi parlait-il alors? Voilà que j’ai passé en revue tout ce qui est périssable, j’ai méprisé tout ce qui est ignoble, j’ai foulé aux pieds ce qui est terrestre, je me suis élevé jusqu’aux délices de la loi du Seigneur, j’ai supputé avec hésitation le nombre des jours du Seigneur, j’ai désiré cette fin qui n’a point de fin, j’ai demandé pour mes jours un nombre qui subsiste, parce que le nombre des jours d’ici-bas n’est rien en vérité; me voilà donc aujourd’hui, élevant mes désirs bien au-dessus de tout cela, si j’aspire après les choses qui demeurent : « En vérité », quel que soit mon état ici-bas, tant que je suis en ce monde, tant que je porte une chair mortelle, tant que la vie de l’homme sur la terre est une épreuve 2, tant que je gémis au milieu des scandales, tant que moi qui suis debout, j’ai à craindre la chute, tant que je suis dans l’incertitude et de mes maux et de mes liens, « tout n’est que vanité chez l’homme qui vit ici-bas » . « Tout homme », dis-je, et l’homme en retard, et l’homme qui devance les autres, et Idithun lui-même, est tributaire de la vanité : car imité des vanités, tout est vanité; qu’a de plus l’homme de tout le labeur qui le consume sous le soleil 3? Mais Idithun est-il donc sous le soleil encore? D’une part, il est sous le soleil, d’autre part, il est bien supérieur au soleil. Il est sous le soleil alors qu’il veille, qu’il dort, qu’il mange, qu’il boit, qu’il a faim, qu’il a soif, qu’il a de la vigueur, qu’il ressent la fatigue, qu’il redevient enfant, qu’il rajeunit, qu’il vieillit, qu’il est dans l’incertitude au sujet de ses désirs et de ses craintes; en tout cela Idithun est sous le soleil, bien qu’il devance les autres. En quoi donc les devance-t-il? Par ce désir: « Seigneur, faites-moi connaître ma fin 4 ». C’est là un désir supérieur, qui domine tout ce qui est sous le soleil. Les choses visibles sont sous le soleil nais tout ce qui est invisible n’est pas sous le soleil. La toi ne se voit point, l’espérance ne se soit point, la charité ne se voit point, la bonté ne se voit point; enfin on ne voit point cette crainte chaste qui demeure dans les siècles siècles 5. Idithun trouvant en cela sa joie

 

1. Ps. XXXVIII, 6.— 2. Job, VII, 1.— 3. Eccle. 1,2,3.— 4. Ps. XXXVIII, 5 — 5. Id. XVIII, 10.

 

et sa consolation, et s’élançant au-delà du soleil, parce que sa conversation est dans le ciel, gémit de tout ce qu’il a sous le soleil il méprise tout cela et s’en afflige, et aspire avec amour à tout ce qui est du ciel. Il a parlé des choses d’en haut, laissons-le parler des choses d’en bas. Vous avez entendu ce qu’il faut désirer, écoutez ce qui est a mépriser « En vérité, tout homme vivant est vanité ».

11. « Quoique l’homme passe dans l’image 1 ». Dans quelle image, sinon de celui qui a dit: « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance 2 ? » « Quoique l’homme passe dans l’image ». Il dit ici « quoique», parce que cette image est quelque chose de grand. Et après ce « quoique » vient un « cependant »; et de la sorte « quoique » marquera ce qui est au-delà du soleil, et « cependant » désignera ce qui est sous le soleil ; l’un a rapport à la vérité, l’autre à la vanité. « Quoique l’homme passe dans l’image, toutefois un rien le trouble ». Ecoute son trouble et vois si ce n’est pas une futilité, afin de la fouler aux pieds, de la laisser en arrière, et de te réfugier dans les cieux, où il n’y a plus de vanité. Quelle est cette vanité? « L’homme amasse des trésors et ne sait pour qui ». O folie de la vanité ! «Bienheureux celui qui a mis son espérance dans son Dieu, qui ne s’est point arrêté aux vanités et aux folies du mensonge 3 ». O avare, tu prends mes paroles pour du délire; mon langage à tes yeux ressemble aux contes de vieilles femmes. Car toi, dans les profondeurs de ton esprit, dans ta rare prudence, tu imagines chaque jour des moyens d’acquérir de l’argent par le négoce, par l’agriculture, souvent peut-être par l’éloquence, par la jurisprudence, par la milice, et même par l’usure. En homme judicieux, tu n’omets rien, absolument rien, pour entasser argent sur argent et Je resserrer avec soin dans l’ombre. Tu sais voler un homme et éviter le voleur; tu crains pour toi ce que tu fais aux autres, et ce que l’on te fait ne te corrige pas. Mais on ne te fait rien, j’y consens; tu es un homme prudent; non-seulement tu sais amasser, mais tu sais conserver : tu sais où il faut placer, à qui tu dois prêter, afin de ne rien perdre de ce que tu as amassé. J’interroge donc ton coeur, je fais appel à ta prudence:

voilà que tu as amassé, et que tu as si bien

 

1. Ps. XXXVIII, 7. —  2. Gen. I, 26. — 3.  Ps. XXXIX, 5.

 

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conservé que tu n’as rien perdu; mais, dis-moi, pour qui conserves-tu? Je ne veux point discuter avec toi, je ne rappelle rien, je n’exagère aucunement le mal que peut causer la vanité de ton avarice; je n’en propose qu’un seul, je ne discuterai que ce point, dont la lecture du Psaume nous offre l’occasion. Tu amasses donc, tu thésaurises; je ne te dirai point:

Lorsque tu amasses, ne peut-on pas ramasser à tes dépens? Je ne dirai point: Quand tu veux ravir ta proie, n’es-tu pas la proie d’un autre? Je parlerai plus clairement; car, aveuglé par ton avarice, tu n’as ni entendu ni compris; je ne dirai donc pas: Prends garde qu’en faisant ta proie d’un plus faible, tu ne deviennes la proie d’un plus fort. Car tu ne sais pas que tu es dans la mer, et tu ne vois pas que les gros poissons dévorent les plus petits. Je passe donc tout cela sous silence ; je ne parle point des difficultés, des dangers que l’on rencontre en amassant de l’argent, de ce que souffrent ceux qui amassent, des périls qui les environnent, de la mort qui les menace presque partout, je passe tout cela sous silence. Tu amasses donc sans aucune résistance, tu conserves, sans qu’on te prenne rien: réveille ton coeur et cette rare prudence qui me tourne en dérision, qui ne voit que folie dans mes paroles; et dis-moi: Tu thésaurises, et pour qui ces richesses? Je vois bien ce que tu voudrais me répondre, comme si la réponse que tu veux me faire avait échappé au Psalmiste; tu me diras : Je conserve pour mes enfants. C’est la réponse du dévouement qui sert d’excuse à l’iniquité : je conserve, dis-tu, pour mes enfants. Oui, c’est pour tes enfants ; mais Idithun l’ignorait-il? Il le savait fort bien, mais il comptait cela parmi les jours anciens, et n’y opposait que le mépris, parce qu’il courait vers les jours nouveaux.

12. Car enfin je vais te mettre en cause avec tes enfants. Tu passeras, et tu amasses pour ceux qui passeront, ou plutôt, tu passes, et ils passent aussi. Car j’ai dit: Tu passeras, comme si maintenant tu étais stable. Aujourd’hui même, depuis le commencement de mon discours jusqu’à présent, sais-tu que nous avons vieilli? Tu ne remarques pas l’insensible accroissement de tes cheveux ; et maintenant que tu es debout ici, occupé de quelque affaire, lorsque tu parles, les cheveux croissent sur ta tête : car ce n’est pas un accroissement subit qui t’a fait chercher le perruquier. Le temps s’écoule donc toujours avec rapidité, soit qu’on s’en aperçoive, soit qu’on n’y prenne pas garde, soit qu’on s’occupe malencontreusement d’autre chose. Tu passes donc, et tu conserves pour ton fils qui passe. Je te demanderai tout d’abord : Es-tu bien assuré qu’il possédera ce que tu lui as gardé ? S’il n’est point encore né, es-tu certain qu’il naîtra? Tu conserves donc pour tes enfants, et tu ne sais ni s’ils naîtront, ni s’ils posséderont : et tu ne mets pas ton argent où tu devrais le mettre. Car ton Seigneur ne donne. rait pas à son serviteur le conseil de perdre son argent. Tu es le riche serviteur d’un père de famille de distinction. C’est lui qui t’a donné ce que tu aimes, ce que tu possèdes, et il ne veut point que tu perdes ce qu’il te donne, lui qui doit se donner à toi. Mais, dis-je, il ne veut pas même que tu perdes ce qu’il t’a donné pour un temps. Tu as de grands biens, des biens en abondance, qui dépassent de beaucoup tes nécessités : c’est là un superflu ; même en ce cas, je ne veux pas que tu en perdes quelque peu, dit le Seigneur ton Dieu. Et que ferai-je? Change-les de place, celle où tu les a mis n’est pas sûre. Assurément tu veux être l’esclave de ton avarice : mais vois que mon conseil peut bien être d’accord avec cette avarice même. Tu veux en effet posséder ce que tu as, et non le perdre:je te montre le lieu où tu dois le placer. N’amasse point sur la terre, où tu ne sais pour qui tu amasses des richesses, ni quel usage ensuite en fera celui qui les possédera, et en sera le maître. Peut-être est-ce un homme ruiné qui les possédera, et qui ne pourra tenir ce que tu lui auras laissé. Peut-être les perdras-tu avant l’arrivée de celui pour qui tu les conserves. Contre toute sollicitude, voici le conseil que je te donne : « Amassez-vous des trésors dans le ciel  1». Si tu voulais conserver des richesses ici-bas, tu chercherais quelque coin dans ton grenier; peut-être dans ta maison craindrais-tu tes domestiques, et confierais-tu ton trésor à quelque banquier : car chez lui un accident n’est pas facile, on n’y redoute point le voleur, tout y est bien gardé. Pourquoi ces pensées dans ton âme, sinon parce que tu n’as pas de meilleur endroit pour conserver tes richesses ? Mais si je t’en indiquais un autre ? Je te dirai donc: Ne va pas

 

1. Matt. VI, 20.

 

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confier ton argent à ce banquier peu solvable, mais il en est un plus sûr, donne-le-lui : il a de vastes greniers où tes richesses ne se peuvent détériorer; il est plus riche que tous les riches. Mais, me répondras-tu, comment oser m’adresser à un tel homme? Et si lui-même t’y engage? Eh bien ! reconnais-le enfin ; il n’est pas seulement un père de famille, nais il est encore ton maître. Je ne veux pas, dit-il, ô mon serviteur, que tu perdes ton argent, mais voici où tu dois le placer : pourquoi le mettre où tu pourrais le perdre, et si tu ne l’y perds, où tu ne peux toi-même demeurer toujours? Il est un autre lieu où je dois t’appeler; que ton bien t’y précède ; ne crains pas de le perdre. C’est moi qui te l’ai  donné, c’est moi qui en serai le gardien. Voilà ce que te dit ton Seigneur: interroge ta foi, et vois si tu veux croire en lui. Tu me diras peut-être: Je regarde comme perdu ce que je ne vois pas; c’est ici que je veux voir tout cela. Mais en voulant le voir ici-bas, d’abord tu ne l’y verras point, et tu n’auras rien là- haut. Tu as dans la terre je ne sais quels trésors cachés, et en marchant tu ne les portes pas avec toi. Tu viens entendre un sermon, pour amasser des richesses intérieures, et tu l’occupes des extérieures; les as-tu donc apportées ici avec toi ? Tu ne les vois pas même à présent. Tu crois les avoir chez toi, parce que tu sais que tu les y a déposées; sais-tu si tu ne les as pas perdues? Combien sont rentrés chez eux sans y retrouver ce qu’ils y avaient entassé ! Voilà peut-être que la crainte saisit les coeurs des avares, et parce que j’ai dit que beaucoup n’avaient souvent point retrouvé en rentrant chez eux ce qu’ils y avaient laissé, chacun s’est dit dans son âme : A Dieu ne plaise ! ô Evêque, souhaitez-nous mieux, priez pour nous; Dieu nous en garde ; à Dieu ne  plaise qu’il en soit ainsi; je crois que Dieu me fera trouver chez moi ce que j’y ai laissé. Tu crois en Dieu, dis-tu, mais ne crois-tu pas aussi à Dieu ? Je crois, en Jésus-Christ, que je retrouverai en sûreté chez moi ce que j’y ai laissé, que nul n’en approchera, que nul ne l’enlèvera. Tu veux avoir dans ta foi en Jésus-Christ une garantie contre les pertes de ta maison; mais cette foi au Christ sera une garantie plus sûre encore, si tu mets tes richesses où il te conseille. Auras-tu donc de la confiance en ton serviteur et des doutes pour ton maître, de la confiance pour ta demeure, des doutes pour le ciel? Mais, diras-tu, comment placer mon argent dans le ciel? Je t’ai donné ce conseil, place-le où je te dis. Comment arrivera-t-il au ciel, je ne veux point que tu le saches. Place-le entre les mains des pauvres, donne-le aux- indigents, que t’importe la manière dont il parvienne au ciel? Moi qui le reçois, ne saurai-je pas l’y envoyer? As-tu donc oublié cette parole : « Ce que vous avez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’avez fait 1 ? » Voilà quelqu’un de tes amis qui a des souterrains, des citernes; et quand tu cherches des vaisseaux pour y conserver des liquides, soit du vin, soit de l’huile, et remiser ainsi tes récoltes pour les conserver, s’il venait te dire: Je te les conserverai; mais s’il avait des canaux dérobés, des conduits, par lesquels s’épancherait secrètement ce que tu verserais à découvert, et qu’au moment où il dit: Verse là ce que tu as, tu visses bien que tel n’est pas l’endroit où tu croyais verser, tu hésiterais alors d’épancher tes liquides. Mais lui qui connaît les secrètes ouvertures qu’il a ménagées dans ses citernes, ne te dirait-il pas: Verse sans crainte, cela passera dans la citerne; tu ne vois pas comment, mais compte sur moi qui ai fait ces routes? Or, celui qui a fait toutes choses, nous a fait à tous des demeures : il veut que nous y fassions passer nos richesses, de peur que nous ne les perdions en terre. Mais quand tu les auras conservées sur cette terre, dis-moi, pour qui les amasses-tu? Tu as des enfants; comptes-en un de plus et donne une part au Christ. « Il thésaurise et ne sait pour qui sont ses trésors, il se trouble en vain ».

13. « Et maintenant ». Puisqu’il en est ainsi, s’écrie Idithun, qui considère certaines vanités, qui aperçoit certaines vérités, qui se trouve placé entre ce qui est au-dessus de lui et ce qui est au-dessous; car il a au-dessous de lui ce qu’il a devancé, et au dessus les objets où tendent ses efforts. « Et maintenant », s’écrie-t-il, que j’ai beaucoup laissé, que j’ai foulé aux pieds tant d’objets, que les choses du temps ne sont rien pour moi, je ne suis point encore parfait, je n’ai rien reçu encore. « C’est par l’espérance, en effet, que nous sommes sauvés. Or, l’espérance que l’on voit n’est plus l’espérance; car, comment espérer ce que l’on voit? Mais si nous espérons

 

1. Matt. XXV, 40.

 

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ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience 1 ». Et maintenant quelle peut donc être mon espérance?» N’est-ce « point le Seigneur? » Celui-là est mon attente, qui m’a donné tous les biens que je méprise; et lui, qui est au-dessus de tout, doit se donner à moi, lui par qui tout a été fait, qui m’a fait parmi tant de merveilles, c’est le Seigneur qui est mon attente. Vous voyez Idithun, mes frères, vous voyez comme il espère. Que nul homme ici-bas ne se dise donc parfait; le croire, ce serait de l’erreur, de l’illusion, de la séduction : nul ne peut être parfait en cette vie. De quoi lui servirait cette pensée qui lui ferait perdre l’humilité? « Et maintenant, quelle est mon espérance, sinon le Seigneur? » Quand il sera venu, on ne l’attendra plus; alors viendra la perfection. Quelque progrès qu’ait fait Idithun, il attend toujours. « Tout mon être est toujours sous vos yeux». Idithun s’élance, il marche vers Dieu, il commence à être quelque peu. « Toute ma substance est devant vous ». Mais cette substance est aussi devant les hommes. Tu as de l’or, tu as de l’argent, des esclaves, des terres, des arbres, des troupeaux, des serviteurs; tout cela peut être vu des hommes; mais il y a une substance qui est toujours devant toi: « Et ma substance est toujours sous vos yeux ».

14. « Délivrez-moi de toutes mes iniquités 2 ». Il est vrai que j’ai dépassé beaucoup

de choses, que j’en ai beaucoup foulé aux pieds. « Mais dire que nous n’avons plus de péchés, c’est nous tromper nous-mêmes et n’avoir pas en nous la vérité 3 ». J’ai surpassé bien des choses, et néanmoins je frappe ma poitrine, en disant: « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent 4 ». C’est donc vous, Seigneur, qui êtes mon espérance, vous qui êtes ma fin. « Car le Christ est la fin de la loi pour justifier ceux qui croient 5 ». Délivrez-moi donc de ces fautes que j’ai laissées en arrière, afin que je n’y retombe plus, mais absolument de toutes celles qui me font dire en frappant ma poitrine : « Remettez-nous nos dettes » . « Délivrez-moi de toutes mes iniquités », parce que je sens et tiens pour vraie cette parole de l’Apôtre: « Quelle que soit notre perfection, soyons dans ce sentiment ».

 

1. Rom. VIII, 24, 25. — 2. Ps. XXXVIII, 9. — 3. I Jean, I, 8.— 4. Matt. VI, 12 — 5. Rom. X, 4.

 

Après avoir dit qu’il n’était point encore parfait, il ajoute aussitôt; « Quelle que soit notre perfection, soyons dans ce sentiment ». Qu’est-ce à dire : « Quelle que soit notre perfection ? » Déjà, Paul, vous aviez dit: « Non que j’aie atteint mon but ou que je sois parfait». Suivons l’ordre des paroles: «Tout ce que je sais, c’est que, oubliant ce qui est derrière moi, et m’avançant vers ce qui est devant moi, je m’efforce d’atteindre le but et de cueillir la palme à laquelle Dieu m’appelle d’en haut par Jésus-Christ ». Il n’est donc point encore parfait, puisqu’il poursuit cette palme de la suprême vocation de Dieu, qu’il n’a pas encore cueillie, qu’il n’a pas encore atteinte. S’il n’est point encore parfait, parce qu’il est encore en arrière, qui de nous est parfait? Et néanmoins il ajoute aussitôt : « Quelle que soit notre perfection, ayons ces sentiments ». Quoi donc, ô Apôtre, vous n’êtes point parfait et nous le serions? Avez-vous donc oublié, mes frères, que tout à l’heure il s’est dit parfait? Car il n’a pas dit:

« Vous qui êtes parfaits, soyez dans ce sentiment » ; mais bien : « Nous qui sommes parfaits, ayons ce sentiment » ; lui qui avait dit un peu avant : « Non que j’aie atteint le but et que je sois parfait ». Car tu ne peux être parfait ici-bas qu’à la condition de savoir que tu ne peux y être parfait. Ta perfection consiste donc à élever ton vol au-dessus de certains biens, pour en suivre d’autres; à ne devancer les uns que pour voir celui qui reste à saisir, après avoir dépassé tous les autres. Telle est la foi certaine. Quiconque pense avoir atteint déjà le but, ne s’élève qu’afin de tomber.

15. Parce que tel est mon sentiment; parce que je me dis tout à la fois imparfait et parfait : imparfait, puisque je n’ai point reçu l’objet de mes désirs; parfait, puisque je comprends ce qui me manque; parce qu’il y a dans mes sentiments du mépris pour les choses humaines, que je ne mets point ma joie dans les choses périssables, que je suis la dérision de l’avare qui vante sa sagesse, et m’accuse de folie, que telle est ma conduite et que je suis cette voie; « voilà », dit le Prophète, « que vous m’avez rendu l’opprobre des insensés ». Vous m’avez condamné à vivre, condamné à prêcher au milieu des insensés; je ne puis être pour eux qu’un sujet

 

1. Philipp. III, 12-15.

 

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de dérision. Car nous sommes en spectacle immonde, aux anges et aux hommes 1; aux anges qui nous bénissent; aux hommes qui nous méprisent, ou plutôt aux anges qui nous bénissent et qui nous blâment, comme aux hommes qui nous blâment et qui nous bénissent tour à tour. A droite et à gauche, nous avons des armes avec lesquelles nous combattons dans l’honneur et l’ignominie, par la bonne et par la mauvaise renommée, comme des séducteurs, quoique sincères 2. Ce sont les anges, ce sont les hommes qui pensent ainsi; parmi les anges, en effet, il en est de saints auxquels nos bonnes oeuvres sont agréables; il est aussi des anges prévaricateurs, auxquels déplaît une vie sainte; et parmi les hommes, il en est de saints qui applaudissent à notre vie; comme il en est de très-méchants qui la tournent en dérision. Ce sont là des armes d’une part, et des armes d’autre part; les unes à droite, les autres à gauche; et toutes sont néanmoins des armes; je me sers de toutes ces armes, et de celles de droite et de celles de gauche, et de ceux qui me louent et de ceux qui me blâment, et de ceux qui m’honorent, et de ceux qui me navrent d’ignominie. Avec ces deux sortes d’armes, je livre un combat au diable, je le frappe des unes et des autres: dans la prospérité, si je ne me laisse point corrompre, et dans l’adversité, si je ne me laisse point abattre.

16. « Vous m’avez rendu l’opprobre de l’insensé. Je suis devenu sourd et n’ai point ouvert ma bouche 3 ». Mais vis-à-vis de l’insensé « j’ai été sourd et n’ai point ouvert ma bouche ». A qui dirais-je ce qui se passe en moi? J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dira en moi, car il dira des paroles de paix pour son peuple 4 ; mais « il n’y a point de paix pour l’impie », dit le Seigneur. « Je suis devenu sourd et n’ai point ouvert ma bouche. Car c’est vous qui m’avez fait ». C’est donc parce que c’est Dieu qui t’a fait que tu n’as pas ouvert la bouche? C’est étonnant. Car le Seigneur n’a-t-il pas formé ta bouche pour la parole? « Celui qui a planté l’oreille n’entend-il point? Celui qui a fait l’oeil ne voit-il point 5? » Le Seigneur t’a donné une bouche pour parler, et tu dis : « Je suis devenu sourd et n’ai point ouvert ma bouche : parce

 

1. I Cor. IV, 9.— 2. II Cor. VI, 7, 8. — 3. Ps. XXXVIII, 10. — 4. Id. Ps, LXXXIV, 9  . —  5. Isa. XLVIII, 22. — 6. Ps. XCIII, 9.

 

 

que c’est vous qui m’avez fait 1? » ou bien: « Parce que c’est vous qui m’avez fait », appartiendrait-il au verset suivant? « Parce que c’est vous qui m’avez fait, détournez de moi vos vengeances 2 ». Parce que c’est vous qui m’avez fait, ne m’anéantissez point: ne me frappez que pour me faire avancer, non pour me faire succomber. Frappez-moi seulement pour m’étendre, non pour me réduire. « Parce que c’est vous qui m’avez fait, détournez de moi vos châtiments ».

17. « J’ai succombé sous le poids de votre main, quand vous m’avez corrigé ». C’est-à-dire , j’ai succombé sous le châtiment. Et toutefois, qu’est-ce que le châtiment de votre part, sinon ce qui suit: « Vous avez corrigé l’homme à cause de sa faute, vous avez fait sécher mon âme comme l’araignée? » C’est là, chez Idithun, une haute pensée; si l’on peut suivre cette pensée, s’élever à cette hauteur. Il dit qu’il a succombé sous les châtiments du Seigneur; il demande que ces châtiments s’éloignent de lui, et le demande au Dieu qui l’a fait. Que celui qui l’a fait le refasse; que celui qui l’a créé, le crée de nouveau. Toutefois, mes frères, pouvons-nous croire que ce soit sans raison qu’il a succombé, au point de vouloir une création nouvelle, une seconde formation? « C’est pour son iniquité », dit-il, « que vous avez châtié l’homme ». Si j’ai succombé, c’est simplement parce que je suis infirme; si je crie du fond de l’abîme, c’est simplement à cause de l’iniquité; aussi m’avez-vous châtié, non pas condamné : « Vous avez corrigé l’homme à cause de son iniquité ». Ecoute cela plus clairement dans un autre psaume : « Il est bon pour moi que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne à devenir juste devant vous 2 ».  J’ai été humilié, mais c’est mon bien; c’est un châtiment, mais aussi une grâce. Que peut donc me réserver après le châtiment celui qui fait du châtiment une grâce? car c’est de lui qu’il est dit « J’ai été humilié, et c’était mon salut 3»; et : « Il m’est bon que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne à devenir juste. Vous avez châtié l’homme à cause de l’iniquité ». Et ce qui est écrit ailleurs : « Vous attachez la douleur à vos commandements », n’a pu être dit à Dieu que par l’homme qui

 

1. Ps. XXXVIII, 11. — 2. Id. 12. — 3. Id. CXVIII, 71.— 4. CXIV, 6. — 5. Id. CXIII, 20.

 

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progresse, parce que lui seul a pu l’apercevoir. « Vous attachez », dit-il, « la douleur à vos préceptes », vous me faites de la douleur un précepte. C’est vous qui formez cette douleur que j’endure, vous ne la laissez point inachevée, mais vous la formez : et cette douleur que vous avez formée pour me l’infliger, me devenait un précepte, afin que je fusse délivré par vous. Vous formez la douleur, fingis, est-il dit; vous la façonnez, et non, vous la simulez: ainsi façonne l’artiste; ainsi le potier tire son nom de la poterie qu’il façonne. « C’est donc à cause de l’iniquité que vous avez châtié l’homme ». Je me vois dans les peines, je me vois dans l’affliction, et je ne vois en vous aucune injustice. Donc, si je suis dans la peine et qu’il n’y ait aucune injustice en vous, n’en faut-il pas conclure que vous châtiez l’homme à cause de l’iniquité?

18. Et comment « l’avez-vous châtié » ou instruit? Dis-nous cette leçon, ô Idithun comment Dieu t’a-t-il instruit? « Et vous avez fait dessécher mon âme comme l’araignée1». Telle est la leçon. Quoi de plus desséché que l’araignée ? Je parle de l’animal. On pourrait dire aussi: Quoi de plus frêle que la toile de l’araignée ? Pressez-la légèrement du doigt, tout se brise; rien, absolument rien n’est plus frêle. C’est l’état où vous avez réduit mon âme en me châtiant à cause de l’iniquité. Quand le châtiment rend faible, c’est que la force a du vice. Je vois que quelques-uns d’entre vous ont pris les devants et ont compris; mais ceux dont la course est agile ne doivent pas abandonner ceux qui sont tardifs, afin que tous suivent le chemin de l’Evangile. Voici donc ce que j’ai dit et ce qu’il faut comprendre : Si la juste leçon de Dieu a réduit à cette infirmité, il y avait donc du vicieux dans la force. L’homme a déployé ses forces pour déplaire à Dieu, qui l’en a châtié par la faiblesse ; car il a déplu par un orgueil qu’a dû rabattre l’humilité. Tous les orgueilleux vantent leurs forces. C’est pourquoi beaucoup sont venus de l’Orient et de l’Occident, et ont remporté la victoire, afin de reposer avec Abraham, et Isaac, et Jacob, dans le royaume des cieux. Pourquoi ont-ils vaincu ? Parce qu’ils n’ont pas voulu être forts. Qu’est-ce à dire, qu’ils n’ont pas voulu être forts? Ils ont craint de trop présumer d’eux-mêmes, ils n’ont point établi leur

 

1. Ps. XXXVIII, 12,

 

 

propre justice et se sont soumis à la justice de Dieu 1. Enfin, quand le Seigneur dit : « Beaucoup viendront de l’Orient et reposeront avec Abraham, et Isaac, et Jacob, dans le royaume des cieux; mais les enfants du royaume 2 », c’est-à-dire les Juifs qui ignorent la justice de Dieu et qui veulent établir leur propre justice, « iront dans les ténèbres extérieures »; rappelez-vous la foi de ce centenier, de cet homme de la gentilité, si faible en lui-même, si peu fort, qu’il disait: « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison ». Il ne se croyait pas digne de recevoir le Christ dans sa maison, lui qui l’avait déjà reçu dans son coeur. Car le maître de l’humanité, le Fils de l’homme, avait trouvé dans son coeur où reposer sa tête 3. Le Seigneur, prenant en considération la parole du centenier, dit à ceux qui le suivaient: « En vérité, je vous le déclare,  je n’ai pas trouvé une si grande foi en Israël 4 ». Il trouva ce centenier faible et les Israélites forts, et se prononça ainsi entre eux : « Le médecin n’est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui se portent mal 5». Et pour cela, c’est-à-dire à cause de cette humilité, « beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident, et reposeront avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux; mais les enfants du royaume iront dans les ténèbres extérieures». Vous voilà mortels, portant une chair corruptible, et vous tomberez comme l’un des princes. « Vous mourrez comme les hommes 6 »,  vous tomberez comme le diable. De quel remède est pour vous l’assujettissement à la mort? Le diable est superbe, comme l’ange qui n’a point une chair mortelle ; mais toi, qui es revêtu d’une chair mortelle, et à qui ne profite pas une semblable humiliation , tu tomberas comme l’un des princes. Le premier bienfait de la grâce de Dieu est donc de nous amener à confesser notre infirmité, afin que nous lui rapportions tout ce que nous avons de bonté et de puissance « Afin que celui qui se glorifie, se glorifie en Dieu 7. Quand je suis faible», dit

saint Paul, «c’est alors que je suis fort 8.Vous avez donné à l’homme une leçon à cause de l’iniquité ; et vous avez fait dessécher mon âme comme l’araignée ».

 

1. Rom. X, 3. — 2. Matt. VIII, 8-12. — 3. Luc, IX, 58. — 4. Matt.  VIII, 10. — 5. Id. 11 12.— 6. Ps. LXXXI, 7. — 7. I Cor. I, 31.— 8. II Cor. XII, 10.

 

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19. « Mais c’est en vain que l’homme se trouble en cette vie 1 ». Il en revient à ce qu’il a dit un peu plus haut : quel que soit le progrès de l’homme, il se trouble vainement en cette vie, puisqu’il est dans l’incertitude. Qui peut être assuré même de son propre bien? « C’est en vain qu’il se trouble ». Qu’il jette ses anxiétés au sein de Dieu 2, qu’il y jette ses inquiétudes, que ce soit Dieu qui le nourrisse et qui le garde. Qu’y a-t-il ici-bas de certain, sinon la mort? Considérez tous les liens ou tous les maux de cette vie, dans la justice ou même dans l’injustice, qu’y a-t-il ici-bas de certain, sinon la mort ? Tu avances dans la vertu: tu sais ce que tu es aujourd’hui; mais tu ne sais ce que tu seras demain. Tu es pécheur: tu sais ce que tu es aujourd’hui; tu ne sais ce que tu seras demain. Tu espères de l’argent, tu ne sais s’il arrivera. Tu espères une épouse, tu ne sais si tu l’obtiendras, ni celle que tu auras. Tu espères des enfants, tu ne sais s’il t’en naîtra; sont-ils nés, tu ne sais s’ils vivront; vivent-ils, tu ne sais  si la santé les favorisera ou leur fera défaut. Tourne-toi de toutes parts, tu ne vois qu’incertitude : la mort seule est certaine. Tu es pauvre, il n’est pas certain que tu deviennes riche; tu es ignorant, il n’est pas certain que tu deviennes savant ; tu es malade, il n’est pas certain que tu guérisses. Tu es né, il est certain que tu mourras; et en cela même la mort est certaine, le jour de la mort est incertain. Dans toutes ces incertitudes, il n’y a que la mort qui soit certaine; encore son heure est-elle incertaine, et il n’y a que la mort que l’on cherche à éviter, bien qu’elle soit inévitable. « Tout homme vivant est vainement troublé ».

20. Bien au-dessus de toutes ces frivolités, touchant déjà aux biens supérieurs, foulant aux pieds les choses terrestres auxquelles néanmoins il serait réduit, « Seigneur», s’écrie Idithun, « exaucez ma prière 3 ». De quoi me faut-il me réjouir, de quoi gémir? Je me réjouis de ce qui est déjà passé, je gémis de ce qui me reste encore. « Exaucez ma prière et mes supplications, prêtez l’oreille à mes sanglots. » Est-ce à dire qu’après m’être lancé de la sorte, et avoir franchi tant d’obstacles, je n’ai plus rien à pleurer? N’ai-je pas à pleurer davantage? « Car, multiplier la science, c’est multiplier la

 

1. Ps. XXXVIII, 12.— 2. Id. LIV, 23.— 3. Id. XXXVIII, 13.

 

douleur 1» N’est-il pas vrai que, plus je désire ce que je n’ai point encore, plus je gémis jusqu’à ce qu’il arrive, plus je répands de larmes jusqu’à ce que j’en jouisse ? N’est-il pas vrai que plus les scandales se multiplient, que plus abonde l’iniquité, que plus la charité se refroidit, et plus je dis: « Qui donnera de l’eau à ma tête, et à mes yeux une source de larmes 2 ? Exaucez ma prière et mes supplications; prêtez l’oreille à la voix de mes sanglots ». Ne restez point muet éternellement. « Ne vous taisez pas devant moi » ; je vous écouterai. Car le Seigneur a un langage secret ; il parle au coeur de beaucoup et dans ce silence du coeur un grand bruit se fait entendre, quand le Seigneur dit à haute voix: « C’est moi qui suis ton salut. Dites à mon âme: C’est moi qui suis ton salut 3 ». En disant : « Ne vous taisez point devant moi », il demande au Seigneur que cette voix qui lui dit : « Je suis ton salut », ne se taise jamais dans son coeur.

21. « Car je suis un étranger devant vous 4 ». Moi étranger, chez qui? Quand j’étais chez le diable, j’étais étranger, mais j’avais un détestable maître d’hôtel; maintenant je suis déjà chez vous, mais encore étranger. Comment suis-je étranger? Oui, étranger pour l’endroit d’où je dois émigrer encore, et non pour celui où je dois demeurer éternellement. Que l’on appelle ma demeure l’endroit où je serai éternellement; mais quand je dois émigrer, je suis étranger ; et pourtant je suis étranger chez Dieu, quoique je doive y avoir une demeure pour toujours. Mais quelle est cette maison où je dois aller en quittant ce lieu de passage? Reconnaissez donc la demeure splendide dont saint Paul a dit: « Dieu nous donnera une habitation, une maison que l’homme n’a point faite , une demeure éternelle dans les cieux 5». Mais, si cette maison du ciel est éternelle, une fois que nous y serons arrivés, nous ne serons plus étrangers. Comment serais-tu étranger dans une demeure éternelle? Ici-bas, toutefois, où le maître de la maison doit te dire : Va, sans savoir quand le dira-t-il, sois toujours prêt. Or, tu seras prêt, si tu désires la demeure éternelle. Garde-toi de lui en vouloir, parce qu’à son gré il te dit: « Pars ». Il n’a point souscrit d’obligation envers toi, il ne s’est engagé à rien, et tu n’es

 

1. Eccle. I, 18. — 2. Jérém. IX, 1. — 3.Ps. XXXIV, 3. — 4. Id. XXXVIII, 13. — 5. II Cor. V, 1.

 

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point venu lui offrir une certaine somme d’argent, pour louer sa maison, un temps fixé: tu t’en iras quand le Seigneur voudra. C’est donc gratuitement que tu demeures aujourd’hui. C’est là haut qu’est ma patrie, ma demeure. « Je suis devant vous comme un étranger et un voyageur ». Ici on sous-entend « devant vous ». Beaucoup sont voyageurs avec le diable; mais ceux qui ont déjà cru, ceux qui sont fidèles, sont voyageurs, il est vrai, parce qu’ils ne sont pas encore arrivés à la patrie, à la véritable demeure; néanmoins ils ont leur demeure en Dieu. « Pendant que nous avons un corps, nous marchons en dehors du Seigneur, et notre ambition est de lui plaire, soit que nous soyons éloignés de lui, soit que nous soyons en sa présence 1. Je suis voyageur et étranger comme tous mes ancêtres ». Si donc je suis comme tous mes ancêtres, puis-je refuser d’être voyageur quand eux-mêmes ont voyagé? Arriverai-je à la demeure fixe à d’autres conditions qu’ils n’y sont arrivés?

22. Que me reste-t-il donc à demander, puisque je dois certainement sortir d’ici? « Laissez-moi quelque relâche, afin que je goûte le rafraîchissement avant de partir 2 ». Vois, Idithun, de quels noeuds il te faut délivrer, afin qu’ensuite tu goûtes avant ce départ le rafraîchissement que tu désires. Tu as quelques ardeurs que tu voudrais tempérer, et tu demandes « quelque rafraîchissement », et tu voudrais « quelque relâche». Quelle relâche peut t’accorder le Seigneur, à moins de t’enlever ce remords qui te fait dire : « Remettez-nous nos dettes 3? » Pardonnez-moi donc avant que je m’en aille pour n’être plus. Délivrez-moi de mes péchés avant mon départ, afin que je ne parte point avec mes péchés. Faites-moi rémission, afin que ma conscience demeure en repos, et qu’elle soit délivrée des cuisantes inquiétudes : inquiétudes qui me font penser à mon péché. « Donnez-moi quelque relâche, afin que j’aie du rafraîchissement », avant tout, « avant que je ne parte, et désormais je ne serai plus ». Car si vous ne me permettez aucun rafraîchissement, j’irai et ne serai plus. « Avant que je ne parte » pour cet endroit où je ne serai plus, si j’y arrive. « Donnez-moi quelque relâche et quelque rafraîchissement». On se demande ici comment l’interlocuteur

 

1. II Cor. V, 6-9.— 2. Ps. XXXVIII, 14 — 3. Matt. VI, 12.

 

 

ne sera-t-il plus. N’irait-il point dans le repos? Dieu préserve Idithun d’un tel malheur! Assurément Idithun ira de plein pied dans le repos. Mais supposez un homme injuste, qui ne soit point Idithun, qui ne fasse aucun progrès; un homme qui amasse, qui couve son or, un homme injuste, orgueilleux, plein de jactance, de vanité, de mépris pour le pauvre couché à sa porte; cet homme ne sera-t-il plus? Que signifie donc: « Je ne serai plus? » Car si le mauvais riche n’était plus, qui donc brûlait? Qui demandait que Lazare laissât tomber une goutte d’eau pour rafraîchir sa langue? Qui disait: « Abraham, ô mon Père, envoyez Lazare 1 ? » Celui qui parlait ainsi existait réellement ; celui qui -brûlait existait, puisqu’il doit ressusciter au dernier jour pour être, avec le démon, condamné au feu éternel. Que signifie donc: «Je ne serai plus », à moins qu’Idithun n’envisage ici ce que signifie être et ne pas être? De l’oeil de son coeur, de la force de ses veux il voyait cette fin qu’il avait désiré voir quand il s’écriait: « Seigneur, montrez-moi ma fin ».

Il voyait le nombre de ses jours, celui qui subsiste : il comprenait que tout ce qui est intérieur n’est rien en comparaison de l’être véritable, et il avouait que lui-même n’était pas. Dans ce qu’il voyait, il y a des choses qui demeurent, d’autres qui sont mobiles, périssables, fragiles; et même cette douleur éternelle de l’enfer, pleine de corruption, ne se prolonge que pour finir indéfiniment. Il a envisagé cette contrée bienheureuse, cette patrie céleste, cette incomparable demeure où les saints participent à la vie éternelle, à l’immuable vérité; et il appréhende d’aller hors de là, où l’être n’est plus : il soupire après ce séjour où est l’être parfait. Cette comparaison l’établit donc entre l’un et l’autre, et dans sa crainte, il s’écrie : « Donnez-moi quelque relâche, afin que j’obtienne du rafraîchissement, avant d’aller où je ne serai plus » . Car si vous ne me faites remise de mes péchés, j’irai loin de vous pour l’éternité. Loin de qui irai-je pour l’éternité? Loin de celai qui a dit: « Je suis celui qui suis » ; loin de celui qui a dit: « Va dire aux enfants d’Israël: Celui qui est m’a envoyé vers vous 2 ». Celui-là donc va au néant qui tourne le dos à celui qui est, dans la stricte vérité,

23. Aussi, mes frères, si je vous ai causé

 

1. Luc, XVI, 24. —  2. Exod. III, 14.

 

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de la fatigue corporelle, supportez-la; je me suis fatigué moi-même; mais en vérité c’est vous-mêmes qui vous êtes fatigués. Si je vous voyais prendre à dégoût mes paroles, je me tairais aussitôt.

 

 

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