LETTRE CCIX
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LETTRE CCIX. (Année 423.)

 

Il s'agit ici de l'affaire d'Antoine, évêque de Fussale, qui fut une grande douleur dans la vie de saint Augustin. Voyez ce que nous en avons dit dans le XLVIe chapitre de notre Histoire de saint Augustin.

 

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU CHER, VÉNÉRABLE ET SAINT PAPE CÉLESTIN (1), SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Je dois à vos mérites de vous féliciter tout d'abord de ce que le Seigneur notre Dieu vous a établi sur ce siège sans aucune division de son peuple , comme nous l'avons entendu dire ; puis, j'informerai votre Sainteté de nos propres affaires, afin que vous veniez à notre aide, non-seulement par vos prières, mais encore par vos conseils et vos secours. J'écris à votre Béatitude au milieu d'une grande tribulation ; en voulant être utile à quelques membres du Christ, dans notre voisinage, je leur ai fait beaucoup de mal, faute de prudence et de précaution.

2. Aux confins du territoire d'Hippone, il est un bourg nommé Fussale : jusqu'ici il n'y avait pas eu d'évêque , mais il appartenait, avec le pays qui l'entoure, au diocèse d'Hippone. Ce pays avait peu de catholiques; les autres habitants, en très-grand nombre, étaient misérablement retenus dans l'erreur des donatistes, au point qu'il ne se trouvait pas un

 

1. Saint Célestin, successeur de Boniface ter, élu pape le 3 novembre 422, mourut à Rome le 6 avril 432.

 

seul catholique à Fussale même. Tous ces endroits, grâce à la miséricorde de Dieu, étaient enfin rentrés dans l'unité de l'Eglise. Ce serait trop long de vous dire par quels travaux et quels dangers. Les premiers prêtres que nous avions mis là ont été dépouillés, battus, estropiés, aveuglés, tués; leurs souffrances n'ont pas été inutiles et stériles, puisque l'unité a été conquise à ce prix. Mais comme Fussale est à quarante milles d'Hippone, et que cet éloignement ne me permettait pas de gouverner ces populations et de ramener le petit nombre de ceux qui résistaient encore (et ce n'étaient plus des gens menaçants, mais des fugitifs) ; comme je ne pouvais pas étendre sur ces Nouveaux catholiques toute la vigilance active dont ils avaient besoin, j'eus soin d'y faire ordonner et établir un évêque.

3. Il me fallait quelqu'un de convenable pour ce pays et qui de plus sût la langue punique. J'avais un prêtre tout prêt; j'écrivis au saint vieillard qui était alors primat de Numidie, et j'obtins qu'il vint de loin pour ordonner ce prêtre. Lorsque déjà le primat était là, et que tout le monde attendait le moment où allait s'accomplir une grande chose, tout à coup celui qui me paraissait disposé refusa de se laisser ordonner. Moi qui, ainsi que l'événement l'a montré, aurais dû différer plutôt que de précipiter une aussi grave affaire, et qui ne voulais pas que le saint vieillard se fût fatigué à venir pour rien au milieu de nous, je présentai aux catholiques de Fussale, sans qu'ils me le demandassent, un jeune homme nommé Antoine, alors avec moi; je l'avais, dès son premier âge, élevé dans notre monastère, mais, sauf les fonctions de lecteur, rien ne l'avait fait connaître dans aucun degré, ni dans aucune fonction de la cléricature. Ces malheureux, ne sachant pas ce qui devait arriver, s'en rapportèrent à moi et au choix que je leur proposais ; bref, Antoine devint leur évêque.

4. Que ferai-je? Je ne veux pas charger auprès de vous celui que j'ai recueilli pour le nourrir, je ne veux pas abandonner ceux que j'ai enfantés à la foi par tant de craintes et de douleurs, et je ne puis trouver comment concilier les deux. La chose en est venue à un tel point de scandale que ceux qui, croyant bien faire, avaient accepté, de mes mains, Antoine pour évêque, plaident contre lui auprès de nous. Accusé de crimes contre la pudeur par (21) d'autres que ceux dont il était évêque, il avait semblé justifié, parce que la haine avait man qué de preuves contre lui. Mais nous et d'autres, nous l'avons trouvé fort malheureux; car, si tout ce que les gens de Fussale et de ce pays nous ont dit de son intolérable domination, de ses rapines et de ses violences, si cet ensemble de plaintes ne nous a point paru suffisant pour le déposer, nous avons exigé la restitution de ce qu'il aura véritablement dérobé.

5. Nous avons tempéré notre sentence de manière que, tout en le maintenant dans l'épiscopat, nous n'avons pas, cependant, laissé tout à fait impunies des actions qu'il ne devait pas recommencer et que d'autres auraient pu imiter. Nous lui avons donc conservé la dignité épiscopale, parce que, étant jeune, il peut se corriger; mais nous avons restreint son pouvoir, afin que désormais il ne soit plus à la tête de ceux qui, dans leur irritation légitime contre sa conduite, ne le supporteraient plus, et que le mécontentement et la lassitude entraîneraient, peut-être, dans quelque malheur pour eux et pour lui. Ils ont clairement laissé voir cette disposition, quand les évêques ont voulu s'entendre avec eux; et pourtant l'honorable Céler, dont Antoine se plaint d'avoir senti trop rudement l'autorité , ne remplit plus aucune fonction, ni en Afrique, ni ailleurs.

6. Mais pourquoi m'arrêter à tous ces détails? Travaillez avec nous, je vous en conjure, pieux et bienheureux seigneur, cher et vénérable pape, et ordonnez qu'on vous lise ce qui vous a été adressé. Voyez de quelle manière Antoine a rempli ses devoirs d'évêque, et comment il a accepté notre sentence; nous l'avions privé de la communion ecclésiastique jusqu'à complète restitution aux gens de Fussale; l'estimation une fois faite, il a déposé le montant, pour que la communion lui soit rendue. Voyez par quels discours rusés il a trompé la bonne foi du saint vieillard, notre primat, au point que celui-ci l'a recommandé au vénérable pape Boniface comme étant pleinement innocent. Qu'ai-je besoin de vous rappeler le reste, puisque le vénérable vieillard a tout raconté à votre sainteté?

7. Quand vous parcourrez les pièces, en grand nombre, de notre jugement, vous trouverez, je le crains, que nous avons manqué de sévérité ; mais je vous sais assez miséricordieux pour nous pardonner notre excès d'indulgence et pour pardonner à Antoine lui-même. Pour lui, se prévalant de notre bonté ou de notre clémence, il entreprend d'établir la prescription sur nos mesures de bienveillance ou de faiblesse. Il répète « qu'il devait rester sur son siège ou ne plus être évêque, » comme si à présent il n'occupait pas son siège. Car il est demeuré évêque aux mêmes lieux qu'auparavant , de peur qu'on ne dît qu'il avait été transféré illicitement sur un autre siège, contre les règles de nos pères (1). Mais, que ce soit avec sévérité ou douceur qu'on agisse, qui donc prétendrait que du moment qu'on ne juge pas à propos de dépouiller un évêque de sa dignité, il n'y a rien à faire contre lui, ou que du moment qu'il y a lieu à une peine, il faut le dégrader?

8. Des jugements rendus ou confirmés par le Siège apostolique, nous font voir des évêques punis pour certaines fautes sans perdre leur dignité. Je ne chercherai pas dans les temps éloignés ; je citerai des exemples récents. Priscus, évêque de la province Césarienne dira : ou j'ai dû redevenir primat ou je n’ai pas dû rester évêque. Victor, autre évêque de la même province, frappé de la même peine que Priscus, et ne pouvant communiquer avec des évêques que dans son propre diocèse, dira aussi : ou je dois communiquer librement et partout avec mes collègues, ou je ne dois pas communiquer avec eux dans les lieux de ma juridiction. Un troisième évêque de la même province, Laurent, dira comme Antoine : ou je dois rester sur le siège pour lequel j'ai été ordonné, ou je ne dois plus rester évêque. Mais qui peut blâmer des décisions semblables, si ce n'est celui qui ne fait pas attention que tout ne doit pas rester impuni, et que tout ne doit pas être puni de la même manière?

9. Le bienheureux pape Boniface, avec une vigilante précaution de pasteur, demandait, dans sa lettre sur Antoine, si celui-ci lui avait exposé les faits avec vérité. Vous les avez maintenant sous les yeux avec une exactitude qui manquait au récit d'Antoine, et j'ai ajouté ce qui s'est passé depuis que la lettre de ce pontife, de sainte mémoire, est arrivée en Afrique. Venez en aide à des gens qui implorent votre secours dans la miséricorde du

 

1. Les translations d'un siége à un autre , maintenant permises , avaient été défendues par les conciles de Nicée , de Sardique et d'Antioche.

 

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Christ, et qui l'implorent avec plus d'ardeur que cet homme dont ils souhaitent d'être délivrés. Ils sont menacés, soit de sa part, soit par la rumeur publique, de poursuites judiciaires, des pouvoirs publics, du concours de la force armée pour l'exécution de la sentence réparatrice qu'il attend du Siège apostolique (1); ces malheureuses populations, depuis peu catholiques, redoutent de la part d'un évêque catholique plus de calamités qu'elles n'en ont jamais redouté des empereurs lorsqu'elles étaient hérétiques. Ne permettez pas que rien de tel arrive; je vous en conjure par le sang du Christ, par la mémoire de l'apôtre Pierre qui avertit les pasteurs des peuples chrétiens de ne pas dominer violemment sur leurs frères (2). Je recommande à votre Sainteté, parce que je les aime les uns et les autres, les catholiques de Fussale , mes enfants en Jésus-Christ, et l'évêque Antoine qui est aussi -mon fils en Jésus-Christ. Je n'en veux pas aux gens de Fussale de s'être justement plaints auprès de vous que je leur aie infligé un homme non encore éprouvé et pas même d'un âge à donner des garanties, un homme qui devait leur causer de telles afflictions. Je ne veux pas non plus nuire à celui-ci, pour lequel j'ai une charité d'autant plus sincère que je résiste plus fortement à sa détestable cupidité. Que les uns et les autres obtiennent votre miséricorde les gens de Fussale pour qu'ils n'aient pas à souffrir; l'évêque Antoine, pour qu'il ne fasse pas de mal : ceux-là, pour qu'ils ne haïssent pas notre Eglise, si des évêques catholiques et surtout le Siège apostolique ne les défendent point contre les violences d'un évêque catholique ; celui-ci, pour qu'il n'ait pas à se reprocher le crime de les avoir éloignés du Christ en voulant les retenir malgré eux sous sa main.

10. Quant à moi, je l'avouerai à votre Béatitude, je suis torturé parla crainte et la douleur en présence de ce double péril; tel est mon tourment que je songe à renoncer à l'épiscopat pour passer le reste de mes jours à pleurer ma faute , comme elle doit l'être , si celui que mon imprudence a fait évêque vient à ravager l'Église de Dieu, et (ce qu'à

 

1. Ce qui pouvait faire dire qu'on exécuterait au besoin par la force une sentence de ce genre, c'est que les évêques d'Afrique voilaient avec déplaisir toute appellation de leurs sièges à celui de Rome. Ils écrivirent dans ce sens au pape Célestin. Ils se fondaient sur le concile de Nicée. Mais l'Eglise a maintenu aux prêtres un droit d'appel à Rome.

2. I Pierre, V, 3.

 

 Dieu ne plaise!) si je la vois périr avec son dévastateur. Me souvenant de ces paroles de l'Apôtre : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés parle Seigneur (1), » je me jugerai pour que Celui qui doit juger les vivants et les morts me pardonne. Mais si vous tirez de leurs angoisses les membres du Christ qui sont dans ce pays-là, et que vous consoliez ma vieillesse par une justice miséricordieuse, Celui qui par vous nous aura secourus dans cette tribulation et qui vous a établi sur ce Siège, vous rendra le bien pour le bien dans la vie présente et dans la vie future.

 

 

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