Chapitre III
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CHAPITRE III : LES TENTATIONS DE DOM CLAUDE ET SON MARIAGE AVEC LA DIVINE SAGESSE

 

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I. Claude Martin avant le départ de sa mère pour le Canada (1631-1639). — La famille de Mme Martin veut se servir de Claude pour empêcher ce départ. — Conversion de Claude. — Il veut entrer dans la Compagnie de Jésus. — Le P. Binet le refuse. — Sourd et faible d'esprit ? — Les traits malicieux de Dom Martène. — Essai d'apologie pour le P. Binet : s'il a refusé le fils de Marie de l'Incarnation, il a eu pour cela des raisons au moins plausibles. — Claude quelque peu singulier peut-être. — Claude ne pense plus à se faire religieux. — En quête d'une situation. — A la veille d'être pris comme secrétaire par Richelieu, il entre chez les bénédictins de Saint-Maur.

II. Épreuves extraordinaires de Dom Claude pendant vingt ans. —Tentations; scrupules. — Il veut quitter l'étude, qui lui parait trop distrayante. — Tentations plus importunes : « jamais aucun saint (n')en a souffert de plus horribles ». — Dom Martène et l'étrange détail de ces tentations. — Martène et Rancé. — Sages conseils de Marie de l'Incarnation : « Ne désistez point de faire la charité à cette bonne dame ». — Violents remèdes; le buisson de groseilliers. — La corde soufrée. — Les orties. — Evolution de Dom Claude ; des Pères du désert aux mystiques du moyen âge; de ceux-ci aux mystiques de la Contre-Réforme. — Il finira par où sa mère avait commencé.

III. — « Mariage avec la divine Sagesse ». — Qui est-elle ? — Amour humain et amour divin. — « Talis conformitas maritat animam Verbo ». — Les articles du contrat. — La solennité du mariage. — L'anneau d'or. — Notes intimes de Dom Claude : Suso et Nicole. — Guérison de Dom Claude. — Le prestige de sa sagesse dans la Congrégation de Saint-Maur.

 

 

I. — Nos documents sont muets sur les surlendemains du drame qui vient de nous retenir, je veux dire sur les relations entre le fils et la mère pendant les huit années (1631-1639), que celle-ci a passées chez les ursulines de Tours. Quelques visites peut-être, mais assurément très espacées ; quelques lettres, mais en petit nombre. Par

 

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les aveux tardifs que nous avons recueillis tantôt, nous savons que, d'un côté du moins, le feu couvait sous les cendres de l'autel. C'était une angoisse constante, mais étouffée avec une telle vigueur que personne ne l'eût soupçonnée. Dans cette période de jeune ferveur, Marie de l'Incarnation, novice, puis maîtresse des novices, se sera imposé une consigne d'indifférence. Ayant mis la main à la charrue, elle ne regarderait pas en arrière. Son fils ne lui appartenait plus; elle l'avait sacrifié pour de bon ; elle l'abandonnerait sans réserve au Père des orphelins, à celui qui avait promis de la remplacer auprès de lui. Pour Claude, son confident, Dom Martène, a tout dit en deux lignes : « Il avait si peu de lumière lorsqu'elle le quitta... qu'il ne s'appliquait pas même à penser si ce lui était un bien ou un malheur de la perdre (1) ». Passée la première surexcitation, d'ailleurs assez artificielle, que nous avons dite, il était vite revenu à l'insouciance de son âge, ignorant lui-même à quel point lui manquait cette tendresse dont il ne gardait qu'un souvenir de plus. en plus vague. Comme d'autres orphelins, il ne sentira tout son malheur que dans l'âge mûr. Le froid parloir et ses mornes attentes, un autre habit, le même visage, mais lointain, d'autres propos surveillés et trop prévus,. sinon redoutés, aux yeux de ce grand garçon embarrassé et changeant, la religieuse avait insensiblement effacé la mère. Chose étrange ! cette mère organise depuis de longs mois son départ pour la Nouvelle-France ; une centaine de personnes sont au courant du projet; Claude n'en sait rien. Elle espérait même pouvoir s'embarquer sans lui dire adieu.

A la nouvelle de ce prochain départ, la bizarre famille des Martin s'était cabrée de nouveau. Ils avaient une façon très particulière d'aimer leur soeur et leur neveu. « Il ne se peut dire, écrit Dom Martène, ce que firent ses parents

 

(1) Martène, op. cit., p. 12.

 

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pour empêcher cette pieuse entreprise; mais enfin, ayant trouvé son coeur inébranlable..., ils crurent, par un dernier effort, qu'ils pourraient la retenir par le moyen de son fils. Lorsqu'elle entra en religion, sa soeur créa, de son propre mouvement, une pension à ce fils..., en reconnaissance des bons services qu'elle avait rendus à sa maison (de commerce)...; mais, afin de lui persuader que son fils, par son éloignement, allait demeurer sans secours et sans appui, elle la fut trouver avec un notaire, pour révoquer cette pension en sa présence; et, voyant que cela ne l'avait point émue, elle envoya à son fils la révocation, avec une lettre... des plus pressantes où l'on n'avait omis aucune raison de délaissement, de mépris, de nécessité, de misère, pour l'exciter à faire du bruit, et rechercher tous les moyens possibles d'arrêter sa mère, qui devait passer par Orléans », où Claude achevait alors sa philosophie (1). C'était la même stratégie que huit ans plus tôt. Il n'y manquera, cette fois, que les complaintes de l'oncle poète : « On gagna le cocher qui la conduisait, pour être le porteur de ce paquet, et lui mettre en mains propres. Quand il la fut saluer, il dissimula qu'il sût rien de ses desseins ; et, avec un étonnement, tel qu'on peut se l'imaginer, de voir inopinément une mère religieuse hors de son cloître, il la supplia de lui dire où elle allait. Elle lui répondit simplement qu'elle allait à Paris. Il lui demanda de nouveau si elle ne passait pas outre ; elle lui dit qu'elle pourrait passer jusqu'en Normandie. Alors, voyant qu'elle avait de la peine à s'ouvrir, il tira sa lettre et son papier et lui dit : « Ma mère, je

 

(1) Le curriculum scolaire de Claude est assez accidenté. Peu après le départ de sa mère pour le couvent, le P. Dinet, recteur du collège des jésuites de Rennes, lui avait fait donner une bourse dans ce collège. Mais on le renvoya bientôt « sous prétexte qu'il ne voulait pas étudier e, peut-être aussi parce que ses parents, étant riches et lui ayant promis une pension, mieux valait rendre la bourse à un enfant pauvre (c'est l'hypothèse de Dom Martène). De là, chez les jésuites d'Orléans. Après ses humanités, il vient faire sa rhétorique à Tours ; puis il retourne à Orléans pour sa philosophie. — Martène, op. cit., pp. 8, 9.

 

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vous prie de prendre la peine de lire cela ». Elle lut toute la lettre avec beaucoup de patience ; après quoi, elle ne fit que dire, en élevant ses yeux au ciel : « O que le démon a d'artifices pour traverser les desseins de Dieu! » Puis, se tournant vers son fils, elle lui dit : « ... Il y a huit ans que je vous ai quitté... depuis ce temps-là quelque chose vous a-t-il manqué ?... Vous voyez que (Dieu) a été votre (père) au delà de toutes nos espérances, non seulement vous donnant le nécessaire, mais encore se montrant si libéral.., que vous avez été élevé d'un air, qui surpasse beaucoup votre condition (1). Il en sera toujours de même... Je vais en Canada, il est vrai, et c'est encore par le commandement de Dieu que je vous quitte une seconde fois. Il ne me pourrait arriver un plus grand honneur.., et, si vous m'aimez, vous en aurez de la joie... » Tout ceci, avec une si douce gravité et une tendresse si généreuse que son fils se trouva tout changé... Il ne fut pas plus tôt de retour au logis, qu'il brûla la lettre et le papier..., avec résolution de prévenir lui-même ses parents dans leur inclination, savoir de ne leur demander plus rien, et de ne leur être jamais à charge. Ce fut en cette occasion qu'il fit à Dieu un sacrifice complet de sa mère..., comme un autre Isaac, baissant volontiers le col sous le glaive d'une mère qui l'immolez ». Mieux encore, il sera jésuite, ou, du moins, il fera ce qu'il faut pour l'être. Ne disputons pas au bénédictin Dom Martène le malicieux plaisir de nous raconter, avec la dernière gravité, cet épisode, un peu grêle, je l'avoue, mais fort amusant.

De retour à Orléans, où il étudiait sous leur discipline,

 

(1) En dehors de la pension que lui servait sa tante, il était aidé par « une personne de qualité », à Tours, du moins, pendant sa rhétorique, « et il fut toujours si bien entretenu qu'il n'y avait point d'enfant dans la ville qui fût mieux mis ni mieux habillé que lui ». Marlène, op. cit., p. 9. Evidemment, l'argent n'est pas tout, mais dans le petit discours qu'on nous rapporte, Marie de l'incarnation répond aux menaces, d'ailleurs ignobles, et, pour trancher le mot, au chantage de sa soeur.

(2) Martène, op. cit., pp. 9-12.

 

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Claude pria donc « ces R.R. P.P. de lui faire la grâce de l'admettre dans leur Compagnie. Il donna en même temps avis de ses dispositions à sa mère, qui était encore à Paris. Je laisse à penser quelle fut sa joie ». « Le comble de ses joies », en effet. Nous montrerons plus tard l'extrême attachement de Marie de l'Incarnation pour les jésuites. Si elle n'avait pas l'esprit trop large et trop droit pour faire des comparaisons de ce genre, je dirais volontiers qu'elle mettait la Compagnie de Jésus au-dessus de tous les ordres. En tout cas, elle ne souhaitait rien de mieux pour son fils. Elle employa donc « tout ce qu'elle avait d'amis dans la Société, pour seconder ces pieux desseins, et il n'y en eut pas un qui ne se fît un singulier plaisir de lui rendre service en cette occasion, où il s'agissait autant de leur intérêt que du sien ». Leur intérêt? A cette date, en est-on bien sûr? Mais marquons le coup, sans appuyer davantage. « Ils lui dirent que le Père Provincial étant arrivé à Paris, il y fallait faire venir son fils, afin qu'étant présent, l'on conclût promptement cette affaire, avant qu'elle passât en Canada. Elle mande aussitôt à son fils, qui, soit qu'il eût reçu trop tard la lettre de sa mère, soit pour d'autres bonnes raisons, différa quelques jours à partir (1) ; d'où le Père Provincial prenant prétexte lui dit qu'il était venu trop tard, et que l'on ne pouvait le recevoir pour le présent ». Oh! oh ! voici un provincial un peu roide ; mais prenez patience, nous lui dirons son fait, quand il aura fini de nous étonner. « Cela affligea étrangement sa mère — oui, certes, et plus que l'on ne saurait dire — et les autres jésuites, ses amis, qui croyaient déjà la chose faite. Néanmoins, comme on ne le refusait pas entièrement, et qu'on lui donnait de bonnes espérances, elle ne perdit pas courage; elle

 

(1) Même chez un tel savant, remarquez ce qu'on peut appeler le coup de pouce de l'hagiographe. Il ignore les raisons de ce retard ; il tâche de les deviner, mais convaincu a priori que ces raisons ne pouvaient être que bonnes. Pourquoi pas aussi un peu d'indolence, une de ces hésitations de la dernière heure ?

 

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exhorta son fils à ne se point laisser abattre par cette petite disgrâce, et, afin qu'une autre fois, il ne manquât pas son coup, elle le mit en pension (à Paris même), avec un ecclésiastique fort vertueux. Toutefois, avant qu'elle partit de Paris, on lui conseilla de le renvoyer à Orléans, pour continuer ses études. » Ce qu'il fit, bien résolu d'ailleurs « de poursuivre sa pointe, et de ne rien omettre de ce qui pourrait lui procurer sa réception dans la Compagnie de Jésus. Mais, après que sa mère eut quitté la France, toutes ces belles espérances qu'on lui avait données, se dissipèrent, et, quelque instance que Martin pût faire aux jésuites, il ne put avoir d'autre réponse du Provincial, sinon qu'il ne pouvait pas le recevoir, pour deux raisons : la première, parce qu'il était sourd ; la seconde, parce qu'il n'avait pas assez d'esprit pour être jésuite. C'était un faux prétexte, que prenait ce jésuite pour se défaire de Martin : car on ne s'est jamais aperçu qu'il fût sourd, et il a conservé l'ouïe tout entière jusqu'au dernier soupir... Et quant à la seconde raison, on ne croit pas faire tort à cette illustre Compagnie, si féconde en beaux esprits, de dire qu'on ne pense pas qu'elle ait beaucoup de sujets de sa force, pour la beauté, la solidité et la délicatesse de l'esprit. Mais que dire à cela, sinon que souvent les hommes, pensant faire leur volonté, exécutent celle de Dieu, qui voulait se servir de Claude Martin dans un autre Ordre, qui a trouvé qu'il avait assez d'esprit pour être un grand serviteur de Dieu », et pour remplir avec un plein succès, les plus hautes charges (1). Le nom du provincial, que, par charité, Dom Martène a cru devoir taire (2) ? Eh! c'est une de nos vieilles connaissances, le Père Étienne Binet. Ce personnage considérable à tant d'égards, cet écrivain tour à tour mielleux

 

(1) Marlène, op. cit., pp. 14-16.

(2) Et que le P. de Charlevoix, jésuite, nous a loyalement révélé. « Il y a de l'apparence, écrit-il, qu'en effet Dieu voulait ailleurs (Claude Martin), mais il est certain que le P. Binet fut trompé dans le jugement qu'il porta de lui. »Charlevoix, op. cit., pp. 25o, 251.

 

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et fringant, parfois hors de pair, qui nous eût dit jadis, lorsque nous lui marquions sa place au premier rang des humanistes dévots, qu'un jour viendrait où nous le surprendrions en si piteuse posture, payant de belles paroles Marie de l'Incarnation et Claude Martin, baptisant sourd un solide garçon qui entendait à merveille, et pauvre d'esprit celui que l'insigne Congrégation de Saint-Maur voudra plus tard se donner pour général.

Toutefois, soyons attentifs. Si le procédé manqua d'élégance, sommes-nous bien sûrs que la décision elle-même, à l'heure où elle fut prise, n'ait pas été au moins aussi raisonnable que la décision contraire ? Qu'il se soit fié à son diagnostic personnel ou bien qu'il ait écouté les avis qui lui venaient du collège d'Orléans, où les Pères avaient eu le loisir d'observer le candidat, il aura fallu manifestement au P. Binet d'assez graves motifs pour résister comme il l'a fait aux pressantes instances des amis de Marie de l'Incarnation. D'où, pour nous, l'intérêt sérieux que présente cette anecdote (1). Elle s'ajoute en effet à d'autres indices, qu'il serait trop long de recueillir tous ici, et qui nous font entrevoir un je ne sais quel mystère autour du jeune Martin. Pourquoi, par exemple, le mouvement que l'on se donne, en vue d'obtenir du Père Binet son admission dans la Compagnie? Ne semble-t-il pas que l'on ait bien

 

(1) Et puis, cette petite comédie éclaire la physionomie assez obscure du P. Binet. Chez ce curieux personnage, dont les pâmoisons dévotes nous ont irrité (cf. Humanisme dévot, passim), il y avait peut-être un peu d'entêtement et une volonté de fer. Plus vraiment tendre, peut-être eût-il hésité davantage à décevoir si cruellement Marie de l'Incarnation. Nous savons du reste que ce n'est pas la seule sainte qu'il ait fait souffrir. Dans la Correspondance de Mm0 de Chantal, plusieurs des passages que les pieux éditeurs ont déclarés illisibles — et qui ne le sont en réalité ni plus ni moins que les autres — ont trait à cette pénible épreuve. Le P. Binet voulait obtenir de la sainte qu'elle s'écartât, sur tel ou tel point, des directions qu'elle avait reçues de François de Sales. Quant au mérite littéraire de Binet, j'ai eu très récemment la surprise de le voir reconnu par un juge assez difficile, Edmond de Goncourt lui-même. Voici en effet ce qu'on peut lire, de la propre main de ce raffiné, sur la seconde page de l'Essai des merveilles de nature par René François (pseudonyme du P. Binet) : « Le livre d'un merveilleux styliste ». Et qui plus est, ce chef-d'oeuvre, Edmond de Goncourt l'avait fait somptueusement relier, lui qui honorait très rarement ses livres d'une reliure pleine.

 

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connu que la chose n'irait pas toute seule, comme elle va d'ordinaire en de pareils cas ? Plus tard, lorsqu'il s'agira pour lui de faire profession chez les bénédictins, on nous dit que Dieu aurait révélé à sa mère « certains obstacles, venus du dehors, qui eussent été capables de rejeter le jeune novice dans le monde ». Sur quoi, elle aurait souffert de telles angoisses qu'un jour, selon qu'elle l'avoue à son fils, « elle fut contrainte de sortir de table, et de se retirer pour l'offrir de nouveau à Dieu (1) ». Qu'y avait-il donc, et si l'intérieur du novice était dès lors solidement fixé, pourquoi tant redouter ces « obstacles du dehors? » Une égale obscurité plane, du reste, sur la courte vie de M. Martin, son père, lequel, bien que « très bon », a causé à sa jeune femme de très gros ennuis qu'on se refuse expressément à nous dire Claude tenait peut-être de lui quelque secrète faiblesse. Pour moi, j'incline à le voir un peu extraordinaire, impulsif, excessif, changeant, et d'une volonté plutôt faible? Il me semble également que sa mère le voyait ainsi, et qu'elle aura douloureusement réalisé, en l'exagérant peut-être, sa propre impuissance à élever un enfant qui lui ressemblait si peu. La grâce le métamorphosera plus tard, mais sans peut-être combler jamais tout à fait le vide mystérieux que nous pressentons, mais sans effacer les différences que je n'arrive pas à définir, mais enfin sans lui donner de sitôt la belle santé intellectuelle et morale de sa mère.

 

(1) La vie, p. 449. L'explication que Dom Claude donne de cette angoisse paraît insuffisante.

(2) « S'il m'était permis de... faire le détail (de ce qu'elle eut à souffrir après son mariage et avant la mort de son mari), il n'y a personne qui ne levât les yeux au ciel, pour admirer comment Notre-Seigneur l'exposa à tarit de disgrâces... Car elles étaient d'un poids si accablant, et d'une espèce si rare et si nouvelle, que je ne sais si le monde en a jamais vu un autre exemple... Elle ne les a pas voulu particulariser (dans ses relations), de crainte d'offenser la charité, et c'est aussi la raison pour laquelle je ne parlerai pas. Je dirai seulement... que sou Inari même y avait donné occasion, quoique innocemment et sans dessein de ce qui arriva... » La vie, pp. 10, 11. Parmi ces angoisses, on peut bien imaginer les craintes d'une faillite imminente, mais il me semble qu'il y a autre chose.

 

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« Claude Martin, bien chagrin de se voir ainsi refusé des jésuites, ne pensa plus à se faire religieux. Il tourna toutes ses inclinations à chercher quelque établissement dans le monde. Ses parents, pour se défaire de lui (qu'y avait-il donc ?), voulurent l'envoyer en Canada, proche de sa mère. Mais cette prudente femme les en dissuada, leur mandant qu'il ne pourrait pas y vivre, outre qu'il y serait inutile. Lui-même, ayant le coeur noble, aspirait à quelque condition plus considérable; et, sa philosophie achevée, il alla à Paris, pour profiter des offres que Mn" la duchesse d'Aiguillon avait faites autrefois à sa bonne mère », quand celle-ci préparait son départ pour le Canada. La duchesse, « qui pouvait tout en ce temps-là », étant, comme l'on sait, la propre nièce du Cardinal, reçut Claude le mieux du monde, « l'assurant qu'elle aurait soin de lui, et que ce serait dommage de laisser sans emploi un jeune homme si bien fait, car c'est ainsi que parlent les gens du monde, mais pourtant avec justice en cette occasion, parce que tous ceux qui l'ont vu jeune, conviennent qu'on ne pouvait voir un garçon mieux fait pour le corps, sans parler des rares qualités de son esprit ». Il n'y a pas à dire, Dom Martène continue suavement à narguer le P. Binet. « De si belles promesses remplirent de joie le coeur de Martin, qui cependant n'oublia rien de ce qui pouvait contribuer à l'accomplissement de ses désirs », très secondé en cela par les nombreux amis que sa mère avait à Paris, notamment par le P. Raymond, celui-là même qui jadis avait décidé Mme Martin à entrer en religion. Cependant, « comme les grands ont pour l'ordinaire plus d'une affaire dans l'esprit..., cinq ou six mois se passèrent sans voir aucun effet des ravissantes promesses » qu'on lui avait laites. La grâce veillait néanmoins.

« Un jour qu'il était encore dans son lit, lisant la Philosophie française de Dupleix, qui avait en ce temps-là assez de vogue il entendit frapper trois coups à la porte

 

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de sa chambre; il se leva aussitôt, et, comme il a toujours aimé l'honnêteté, pour ne point paraître dans un état indécent, il prit quelqu'un de ses habits, avant que de voir qui avait frappé sa porte ; mais, l'ayant ouverte, il ne trouva personne... » On frappe de nouveau. Personne non plus. Le voilà tout interdit, « d'autant plus que sa chambre était au milieu d'une grande galerie, où il était impossible qu'une personne eût frappé et:se fût retirée en si peu de temps. Dans cet étonnement, la première pensée qui lui vint fut que c'était sa bonne mère, qui l'avertissait par ce signal de penser sérieusement à son salut; et, au même instant, la grâce agissant puissamment dans son coeur, il résolut de changer tout à fait sa vie. » Le soir même, il était reçu par le Général Dom Grégoire Tarisse, dans la congrégation de Saint-Maur. Comme il allait chercher un cheval pour se rendre au noviciat de Vendôme, il apprit que Dom Raymond lui avait enfin trouvé une situation, et assez belle : secrétaire du cardinal de Richelieu. Mais « la grâce, qui, pour me servir de ses expressions, était tombée sur lui comme un coup de massue, avait exterminé en lui tous les désirs de s'avancer dans le siècle », et il partit sans plus tarder, pour Vendôme (1) (janvier 1641).

 

 

(1) Martène, op. cit., pp. 16-a3. « Un marchand d'Orléans, à qui il était redevable d'une petite somme..., s'en vint à Vendôme former opposition à sa profession... Le Père Maître, sans parler à son novice de ce qui se passait, lui répondit de la dette..., bien heureux d'acheter, s'i'. était nécessaire, un sujet (dont Binet n'avait pas voulu) et qui méritait d'être acheté au poids de l'or, mais il ne fut pas en cette peine », les parents de Dom Claude s'étant chargés de la dette. « Cela lui donna l'occasion d'écrire une grande lettre à son oncle, dans laquelle il faisait une confession publique... de tous les dérèglements de sa jeunesse, et de tous les tours d'écoliers, qui passent ordinairement dans le siècle pour des jeux d'adresse. L'oncle, qui n'avait pas accoutumé de recevoir de son neveu des compliments de cette nature, ne put lire cette lettre sans verser un torrent de larmes. » Martène, op. cit., p. 29.

On trouvera dans le livre de Dom Martène, passim, et accompagné d'une foule de détails intéressants, le curriculum bénédictin de Dom Claude. Après sa profession à Vendôme (3 février 1642), il est envoyé à l'abbaye de Tiron (saluons le fantôme charmant de Desportes) « pour y faire son séminaire de jeune profès », ou, en d'autres termes, pour y continuer les exercices du noviciat. Les vieux ordres se ralliaient ainsi au noviciat de deux ans, que saint Ignace imposait aux jeunes jésuites. Ils allaient même plus loin, puisque, en principe, Claude aurait dû passer deux ans à Tiron, ce qui aurait fait trois ans de noviciat. De là à Jumièges, pour ses études philosophiques et théologiques. Vendôme, Tiron, Jumièges, les jolis noms à manier! Après cinq ans d'études, un an de « récollection » à Saint-Martin de Séez. C'est la troisième année de probation, imaginée par saint Ignace, mais avec cette différence que Frère Claude n'est ordonné prêtre que dans le courant de cette année de retraite, si j'ai bien compris. Dix-huit mois à Bonne-Nouvelle de Rouen, d'où on l'envoie à Vendôme, comme sous-prieur. Puis, et presque aussitôt, prieur de Saint Nicaise de Meulan (1652). En 1654, prieur des Blancs-Manteaux, maison « qui avait toujours été gouvernée par les principaux supérieurs de la Congrégation ; tant à cause que ce monastère est situé au milieu de la capitale..., qu'afin d'aider de leur conseil, dans les affaires épineuses, les supérieurs majeurs, qui résident d'ordinaire à Saint-Germain-des-Prés : ce qui demande un homme de tête. Ainsi on le regardait dès lors » comme appelé à rendre à sa congrégation des services considérables. Sa mère, ayant peine à comprendre que l'on appelle Blancs-Manteaux une maison de moines noirs, Dom Claude lui expliquera ce paradoxe. En 1657, prieur de nouveau à Meulan, où l'on comptait sur lui pour débrouiller une situation fort épineuse (cf. Martène, op. cit., pp. 64, sq; il y a là de très curieux détails. Ah ! si toutes nos biographies avaient été écrites par des Mauristes!) En 1658, prieur à Saint-Corneille de Compiègne, dont précisément à cette date, Anne d'Autriche voulait unir la Incuse au Val-de-Grâce. D'où négociations délicates, dont Claude Martin se tira, nous dit-on, le mieux du monde, mais au prix de beaucoup d'ennuis. En 166o, prieur de Saint-Serge d'Angers : là se dérouleront les terribles scènes de pénitence que nous allons évoquer dans le texte : là encore, son mariage avec la Divine Sagesse. Pendant ses années de Saint-Serge, il met la réforme au monastère de Saint-Aubin d'Angers : il travaille aussi à réformer Saint-Maur, mais sans y réussir tout à fait. En 1666, prieur de Bonne-Nouvelle à Rouen. Eu 1668, Dom Marc Bastide, assistant du général (Dom Bernard Audebert) étant mort, Claude est choisi par la diète annuelle pour le remplacer. En 167o (ou 1671), il tente vainement de se faire envoyer en Pologne, « où l'on demandait de nos religieux pour y faire revivre le premier esprit de l'ordre ». Ayant « exercé sept ans de suite la charge d'Assistant, il est élu prieur de l'Abbaye de Saint-Denis, en France, au Chapitre général de 1675. En 1681, il est de nouveau nommé Assistant du général, Dom Vincent Marsolles. Le premier Assistant, Dom Benoît Brachet, succède à ce dernier, mais, comme il était « sur son déclin », tout le poids du gouvernement retomba sur Dom Martin. (Dom Brachet, vicaire, à la mort de Dom Marsolles ; général, en 1684). En 1687, mort de Dom Brachet. Dom Claude eût été élu général à la presque unanimité des suffrages ; mais, comme nous dirons, le Roi met son veto à cette élection. En 169o, nominé prieur de Marmoutiers. Sur sa demande, il est « déposé » en 1696, et meurt peu après, « âgé de 77 ans..., dont il en avait passé près de 56 en religion... et 44 dans la Supériorité ». Père Binet, Père Binet, que pensez-vous de cette carrière vraiment magnifique ?

 

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II. — Pendant les vingt premières années de sa vie bénédictine, Dom Claude a subi, presque sans relâche, un extraordinaire martyre, que Dom Martène nous fait connaître, à la libre manière des érudits, et avec une simplicité plus que monacale : étranges chapitres, uniques

 

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peut-être dans l'hagiographie moderne ; précieux appendice à l'histoire des Pères du désert. En transcrivant ces naïfs récits, d'une intimité et d'une précision presque gênantes, nous serons tentés parfois de tourner la page, semblables à celui qui se bouche les oreilles ou recule sa chaise, pour ne pas surprendre les secrets d'un confessionnal. Mais non : tous ces détails qu'il a confiés à Dom Martène avec une ingénuité qui nous déconcerte, Claude Martin savait fort bien qu'ils seraient un jour rendus publics. Cette confession, il a donc bien entendu nous la faire à nous-mêmes, heureux de s'humilier ainsi éternellement, plus heureux de nous apprendre par son exemple que la divine Sagesse veut faire tourner au bien des élus les faiblesses de la chair et les défaillances de l'esprit.

Ce timide, cet inquiet s'embarrasse d'abord dans un scrupule, assez noble, il est vrai, et spécieux, pitoyable néanmoins, quoi que doive soutenir plus tard le fougueux abbé de Rancé. A Jumièges, où il s'initiait aux sciences ecclésiastiques, « it regardait tout le temps qu'il donnait à l'étude comme... soustrait à l'oraison et à la méditation des divines vérités; ce qui lui en donna un si grand dégoût qu'il résolut de prier le R. P. Visiteur de l'en retirer. Il en parla au R. P. Dom Grégoire de Verthamon, son supérieur, qui lui représenta... que l'étude, faite dans un esprit de soumission, tenait lieu d'oraison... Frère Claude se soumit à ses raisons, et reconnut lui-même que c'était (là) une tentation ; et depuis étant supérieur, il proposait son exemple aux jeunes religieux, qui étaient troublés de la même agitation, pour les retenir en leur devoir (1). » Sous la plume du très savant et très pieux Dom Martène, cette affirmation catégorique, « leur devoir », a un double prix. Nous

 

(1) Marlène, op. cit., p. 35. En écrivant ces lignes, Martène songeait vraisemblablement à la controverse Rancé-Mabillon. On voit, du reste, que Rancé avait des alliés dans la place, ces jeunes scrupuleux qui, sans l'avoir lu, se demandent si l'étude ne les éloignera pas de Dieu.

 

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montrerons du reste plus tard à quel point Dom Claude était revenu de son illusion première, lui qui travaillera autant que personne à faire de la Congrégation de Saint-Maur une pépinière de savants. L'action néanmoins, sous toutes ses formes, lui inspirera toujours une sorte de répugnance instinctive. Sur ce point, comme sur tous les autres, sa lumineuse mère allait plus droit que lui et plus simplement à la vérité.

 

Vous êtes obligé, lui écrira-t-elle en 1658, de vous mêler de diverses affaires..., dans lesquelles il ne se peut faire... qu'on ne contracte un peu de poussière... N'estimez pas que les distractions, que vos études ou vos affaires vous causent, soient des infidélités, si ce n'est que vous vous amusiez trop à raisonner sur des matières curieuses ou controversées, ou sujettes à la vanité, ou enfin contraires à l'esprit de Jésus-Christ... (1).

 

Mais une autre tentation l'assiégeait déjà, et si importune que, pour en combattre les premiers assauts, il fit une menue faute contre l'obéissance, prenant des orties, et se mettant, sans permission, « tout le corps en feu ». D'où la rude réprimande qu'il reçut de son supérieur, lorsque celui-ci eut connu tout ensemble et le mal et le remède. « Mais ni cette humiliation, ni toutes les pénitences que Frère Claude fit, avec... permission, pour cet effet, n'y réussirent pas, et ce ne fut qu'après sa philosophie qu'il en fut délivré (2) ». A quelques années de là, nommé prieur de Saint-Nicaise de Meulan, nouvelles tentations du même genre, mais si « terribles », écrit Martène, qu'elles « me font encore frémir quand j'y pense ». « Et je ne sais, continue-t-il, si jamais aucun saint en a souffert de plus

 

(1) Lettres, II, p. 124.

(2) Marlène, op. cit., p. 36. Soit faute de place, soit pour d'autres raisons plus sérieuses, je ne transcris pas le récit, très innocent à la vérité, mais trop ingénu de Martène. Il commence par ces mots qui ont leur saveur : « Lorsque je demandai au R. P. D. Claude M. la source d'une si violente tentation, il me répondit... » Cf. Martène, op. cit., pp. 36-38. Il ne s'agissait que d'un simple enfantillage, — le mot est deux fois juste — démesurément grossi par une imagination malade.

 

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horribles, soit qu'on les considère en leur nature, soit qu'on en examine les circonstances, soit qu'on les regarde en leur durée.

 

En voici l'occasion (1). Il avait rendu quelque service à l'un des principaux bourgeois de la ville de Meulan; celui-ci en avait beaucoup de reconnaissance, et toute sa famille, à son exemple, venait de temps en temps au monastère, lui témoigner... combien elle lui avait d'obligation. Ce bourgeois avait une fille, âgée d'environ dix-sept ans, qui vint un jour rendre visite au Père Prieur. Et, comme dans l'entretien, il lui parlait de son salut, et qu'il tâchait de lui inspirer adroitement de l'amour pour la vie religieuse, il se sentit lui-même tout d'un coup inspiré fortement de la quitter et de se retirer. Néanmoins comme la personne... était une fille sage et vertueuse, que ces discours ne tendaient qu'à la porter à Dieu, et que, d'ailleurs, ses intentions étaient très pures, il ne fit pas beaucoup d'attention à cet avertissement intérieur. Mais, comme Dieu veut être obéi lorsqu'il parle à l'âme, il lui fit bientôt ressentir le danger qu'il y a de ne pas suivre ses inspirations : car il se fit à l'instant un bouleversement dans tout son corps, excité par le démon de l'impureté, dont Dieu se servit pour — n'aurait-il pas mieux valu dire : à qui Dieu permit de ? — punir, éprouver et sanctifier son serviteur. Alors, s'humiliant devant Dieu, il lui dit: Ah ! mon Dieu ! Hélas, Seigneur, qu'est-ce que ceci ?

 

Représentez-vous bien le saint moine, chargé d'ans et de vertus, lorsqu'il raconte, qu'il mime, si j'ose dire, toute la scène devant son jeune disciple ; et celui-ci, bouleversé d'admiration et de pitié, imprimant dans sa mémoire, les détails, les mots, les gestes qu'une heure après il fixera fièvreusement dans ses notes :

 

Et tout confus en lui-même, il se retira promptement. Mais il n'était qu'au commencement d'un combat, qui ne devait pas moins durer que neuf ou dix ans. Dès ce moment, son imagination se troubla, son esprit s'obscurcit, une révolte générale

 

(1) Comme l'espace nous est mesuré, j'imprime ces longs récits en plus petits caractères, bien qu'en principe, Dom Martène, devant qui je m'efface, ait droit au texte ordinaire

 

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s'éleva dans la partie inférieure et dans tous ses sens, et les assauts qu'ils lui livrèrent furent si rudes qu'il n'y a langue qui puisse les exprimer, ni plume les décrire, et je ne sais s'il se trouverait quelque entendement capable de les comprendre.

 

Exagération inouïe, mais combien touchante! Sans que le digne homme y ait certes pensé, elle nous révèle la chasteté merveilleuse, l'enfantine candeur de Dom Martène lui-même. Devant les travaux de ces grands moines, l'imagination reste confondue. Leur secret est pourtant bien simple. De la prière et de l'étude, rien ne les distrait. Nous sommes tous, je l'espère du moins; avec Mabillon, défendant contre Rancé les moines savants. Mais vraiment, ne trouvez-vous pas, qu'à elles seules ces trois lignes de Martène tranchent le débat ?

 

Il n'ignorait pas les armes, dont les saints se sont servi, pour combattre l'esprit d'impureté; il savait que c'est par le jeûne, la pénitence et l'oraison qu'ils l'ont surmonté. Il y eut recours... ; mais il avait affaire à un ennemi..., qui avait reçu de Dieu permission — (et non pas mission) — de le tenter en toute manière, et, s'il se peut dire, beaucoup plus que ne le fut Job. Il versait souvent des larmes, il gémissait devant Dieu, il mangeait si peu qu'à peine un enfant se serait-il contenté à déjeuner de ce qu'il prenait de nourriture en toute la journée. Je n'exagère point, je ne fais que rapporter ses propres paroles... Il joignait à cela de sanglantes disciplines, tantôt avec de grands osiers, d'autres fois avec des orties, un autre jour avec une longue chaîne de fer, qui imprimait sur son tendre corps autant de cercles noirs qu'il frappait de coups... Cependant... le Ciel était pour lui... de bronze et d'airain, qui ne versait sur lui ni pluie ni rosée, pour tempérer les ardeurs de la concupiscence, qui ne lui donnaient aucun repos ni jours ni nuits.. (Et) cette tentation fut la source d'une infinité d'autres (1).

 

Souffrances trop réelles, mais causées par un simple scrupule : vaines terreurs, songes de malade. Plus clairvoyante que son fils et que Dom Martène, Marie de l'Incarnation n'attachait pas la moindre importance à cette

 

(1) Marlène, op. cit., p. 52.

 

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tentation prétendue. Loin de lui conseiller la fuite, elle aurait voulu que Dom Claude continuât à diriger, comme si de rien n'était, la très pure jeune fille dont le vague fantôme l'obsédait, et que, sans doute, il n'avait noème jamais regardée en face.

 

Ne vous affligez point, et ne désistez point de faire la charité à cette bonne dame. C'est la nouveauté de cet emploi qui vous cause de la peine; quand l'expérience vous aura plus aguerri, il n'en sera pas de même. Toutefois, quand il en serait de la sorte toute votre vie, il ne faudrait pas cesser de faire la charité. Le diable, qui a peur qu'on la fasse, fait d'ordinaire ces sortes d'ouvrages pour intimider les âmes. Je connais un saint homme qui en est martyr, mais qui ne laisse pas de poursuivre généreusement sa pointe. Faites-en de même (1).

 

« En sortant (le Meulan (pour venir aux Blancs-Manteaux), il n'y laissa point sa croix. »

 

Il l'emporta avec soi à Paris, où ses tentations ne furent pas moindres dans le tracas de cette grande ville que... dans un monastère solitaire. Bon Dieu, que vos jugements sont surprenants ! Que la conduite que vous tenez sur vos serviteurs est impénétrable ! Est-il possible que vous les traitiez ainsi... (Au reste) cet état pitoyable... ne l'empêchait point de remplir tous les devoirs de sa charge, avec une approbation générale.. Ce fut en ce temps-là qu' (un des amis de sa mère) M. de Bernières..., cet homme si saint, si contemplatif, si pénitent et si fameux par ses pieux écrits, eut de fortes inclinations de communiquer avec lui sur les matières spirituelles (2).

 

De Paris, il est envoyé de nouveau à Meulan, où l'épreuve continue. Et sa mère, qui le connaît bien :

 

Un mot sur le point que vous dites qui vous donne de la

 

(1) Lettres, II, p. 71. Il n'est pas sûr qu'elle fasse allusion ici à la sujet jeune fille de Meulan dont la rencontre, au parloir de Saint Nicaise, avait déchaîné ces orages. Peut-être Dom Claude avait-il consulté sa mère au d'une autre tentation analogue, puisqu'il y en eut, au dire de Martène, une infinité d'autres. Le saint homme dont parle ici Marie de l'Incarnation, doit être un des jésuites du Canada, par où l'on voit, soit dit en passant, l'absolue confiance que lui témoignaient certains d'entre eux.

(2) Marlène, op. cit., p. 58.

 

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peine. Le peu d'expérience que j'ai m'a fait connaître cette vérité, qu'il faut bannir tous les raisonnements superflus et les réflexions trop fréquentes sur ces sortes de matières, qui, pour l'ordinaire, sont plutôt des tentations que des choses réelles. Je crois que ce qui vous travaille de temps en temps est de cette nature (1).

 

 

Elle parlait d'or : mais, quoi! si les scrupuleux pouvaient admettre ces évidences, ils ne seraient pas scrupuleux. Je passe Compiègne, pour courir à Saint-Serge d'Angers où doit enfin s'achever ce long martyre.

 

Nous avons déjà vu — cette récapitulation est si amusante que, bien qu'inutile pour nous, je n'ai pas le courage de la supprimer — comme, étant prieur à Meulan, et parlant de Dieu à une jeune demoiselle          le démon excita en lui une furieuse tentation..., qu'il porta de Meulas à Paris, qu'il rapporta de Paris à Meulan, qu'il transporta de Meulan à Compiègne, et qui enfin le suivit de Compiègne à Angers. Cette tentation... fut la source de plusieurs autres : car, voyant qu'après tant de jeûnes, de pénitences,... et d'oraisons, il ne laissait pas de souffrir jours et nuits comme un enragé, s'il est permis de me servir de cette expression..., il entrait quelquefois en de si violentes tentations de blasphème et de désespoir, qu'on aurait cru que tout était perdu. « Où êtes-vous donc, Seigneur, disait-il, et où sont vos regards? Est-il possible qu'il y ait un Dieu ? Et, s'il y en a un, où est donc sa bonté et sa miséricorde ?.. » Voilà comme il raisonnait dans la partie inférieure de son âme; car, pour la supérieure, elle fut toujours parfaitement soumise à Dieu... Pour comble de ses peines, le démon lui suggérait des raisons, pour lui persuader que les impuretés volontaires ne sont point péché... ; surtout deux si fortes, qu'encore bien qu'il fût persuadé du contraire,. il ne croyait pas qu'on pût les résoudre, comme, en effet, en ayant proposé une à un homme très spirituel et très capable..., il aperçut qu'il s'embarrassait fort et ne résoudrait rien ; ce qui l'obligea à taire la seconde, qui était beaucoup plus forte... Nous lisons quelque chose de semblable dans la vie de saint François de Sales, qui, étant dangereusement malade, le démon, dans une tentation contre la présence réelle..., lui suggéra un

 

(1) Lettres, II, pp. 123, 124.

 

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argument si fort, qu'il n'en avait jamais trouvé de si difficile dans tous les écrits... des hérétiques; et ce grand saint ne voulut jamais le déclarer, de crainte qu'il ne pervertît quelques esprits faibles.

 

Voyons maintenant l'issue de cet effroyable combat... Si sa chair l'avait affligé par ses révoltes, il n'avait pas été moins courageux à la faire souffrir par ses rigoureuses pénitences... ; mais, voyant qu'après tout cela, il restait toujours assez de forces à cette rebelle pour lui résister, il crut qu'elle ne pourrait être entièrement terrassée que par quelque coup hardi... Dans cette pensée,

 

jetant « les yeux sur ce qu'avaient fait les saints en de semblables occasions », il résolut d'imiter saint Benoît, « se roulant tout nu dans les épines »,

 

et il l'imita effectivement, mais d'une manière si généreuse que, sans blesser le respect que nous devons à notre saint Père, nous pouvons dire que l'action du disciple a surpassé celle du maître... Il choisit le temps de la nuit..., et, après avoir donné assez de temps à ses religieux pour s'endormir..., il se dépouilla tout nu, laissa ses habits dans sa chambre, à la réserve de son scapulaire et de son froc, dont il se couvrit, de crainte que, par hasard, il ne fût rencontré de quelqu'un, s'en alla droit au jardin, où il y avait quantité de groseilliers piquants. Et, étant arrivé au lieu de son sacrifice, il quitta son scapulaire et son froc, s'enveloppa le visage d'une serviette, tant pour ne passe défigurer la face, que dans l'appréhension de se crever les yeux. Il se jeta ensuite à corps perdu dans un gros buisson, qu'il brisa entièrement à force de s'y rouler, faisant ruisseler le sang de toutes les parties de son corps délicat. Après avoir mis en pièces ce buisson..., il eut la pensée de se rouler encore dans un autre d'une grosseur prodigieuse — car il occupait plus de place que sa chambre n'avait d'étendue (ce sont les expressions dont il se servait, en me racontant ceci...) ; mais une certaine répugnance naturelle le retint... Néanmoins, pour récompenser en quelque sorte ce défaut, il se couvrit tout le corps d'orties, qui le mirent tout en feu. Mais, le jour suivant, tout honteux de sa lâcheté, il retourna caresser ses chères et amoureuses épines, et ajouter de nouvelles plaies à celles du jour précédent. Bon Dieu, quel spectacle ! Anges du ciel, de quel œil le regardiez-vous?...

 

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Mais le martyre du vénérable Père... ne se termina pas là., La plus grande partie des épines de ces deux gros buissons s'étant rompues et demeurées dans son corps..., son amour incomparable pour la croix ne lui permit pas d'en ôter une seule, et (il) continua... de la sorte son martyre, jusqu'à ce qu'elles fussent entièrement pourries, et qu'elles tombassent et sortissent d'elles-mêmes... Cette grande action produisit en lui le même effet qu'elle fit autrefois en la personne de... saint Benoît : c'est-à-dire, que les ruisseaux de sang, qui sortirent de son corps, éteignirent entièrement (et pour toujours) les flammes de la concupiscence...

Je laisse présentement à chacun de faire telle réflexion qu'il lui plaira sur ce que je viens de raconter. Je ne sais ce qu'en penseront les personnes qui conversent familièrement avec des filles et des femmes... ; mais s'ils m'en veulent croire, ils profiteront d'un exemple si touchant... Lui-même en profita tout le premier : car il ne rendait jamais de visites aux femmes, et, lorsque, par les devoirs de sa charge, il était obligé d'aller voir quelques personnes de qualité, et que les laquais ou les suisses... lui disaient que le maître de la maison n'y était point, mais qu'il pouvait parler à la dame, qui serait peut-être bien aise de le voir, il s'en excusait toujours... Enfin il croyait la conversation des femmes si dangereuse aux religieux, qu'il

 

(1) Semper eadem. Voici en effet, dans les notes intimes d'un jésuite irlandais, le P. W. Doyle — tué sur le champ de bataille de Frezenberg, près d'Ypres, le i6 août 1917 — un récit presque tout semblable : « Je me dévêtis, et marchai de long en large — dans un champ d'orties —jusqu'à ce que mon corps entier ne fût plus qu'une ampoule cuisante et envenimée. Les mots ne peuvent décrire la douce, mais horrible agonie qui s'ensuivit jusqu'à une heure tardive du jour suivant... A mesure que le poison travaillait mon sang, la fièvre montait... Flagellation de la tête aux pieds, avec des aiguilles de feu : elle commençait aux pieds et montait jusqu'au visage, et redescendait si régulièrement que j'aurais pu croire qu'une main invisible était à l'oeuvre... Je sentais que je ne pouvais plus vivre... et cependant il me donnait la force de murmurer : «Encore plus, cher Seigneur, mille fois plus pour votre cher amour ! » — Cf. L. de Grandmaison, Un ascète irlandais contemporain; Revue d'ascétique et de mystique, avril 1921, p. 130. Ne nous y trompons pas: un buisson d'orties, avec ses milliers de pointes invisibles, sournoises, empoisonnées, et dont presque aucune ne manque son coup, est plus redoutable que toute une forêt d'arbustes épineux. A parte ante néanmoins, le supplice choisi par Dom Claude épouvante davantage l'imagination. Lui aussi, du reste, il avait fait connaissance avec les orties. Puis-je ajouter que ce curieux passage reste pour moi très mystérieux. Le P. Doyle espérait bien que ses notes seraient brûlées. Il n'écrivait donc pas pour nous. Mais alors, pour qui? A quoi bon? Quae retro sunt obliviscens, ad propositum persequor? Se raconter à soi-même, et par écrit, de telles prouesses, me paraît plus étrange et moins sain que les accomplir.

 

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leur persuadait... de les fuir comme des serpents. C'est pourquoi un religieux de grande vertu..., lui ayant mandé que, par le moyen de quelques secrets, il faisait des cures admirables sur les pauvres gens, et que même Dieu lui faisait la grâce d'appliquer des remèdes sur les femmes, sans en être touché, il lui répondit fort sagement de ne pas s'y fier, et qu'il prît garde que, tôt ou tard, le démon ne lui jouât quelque mauvais tour, et qu'il devait craindre qu'un jour il ne réveillât les idées de ce qu'il aurait vu, pour lui donner bien de l'exercice.

Mais ne laissons pas là (ses) pénitences effroyables... Ces endroits de sa vie sont trop beaux... pour ne nous y pas arrêter encore un peu. Dans le même temps qu'il se roula dans les épines, il eut dessein de se plonger tout nu dans une mare glacée... et il l'aurait fait sans doute, si elle eût été moins profonde. Mais, pour... récompenser cette mortification par une autre, qui y eût un peu de rapport, il lavait ses sergettes dans de la lessive glacée. Son esprit, qui était ingénieux à inventer tous les jours quelque nouveau genre de martyre, lui en suggéra un, qui ne cède en rien à tout cela. Ce fut de tourmenter son corps par le feu. Pour cet effet, il prit une corde soufrée, qu'il entortilla autour de son corps, et l'alluma ensuite, pour se brûler à petit feu. Je laisse à penser quelle douleur lui causa une mortification, dont le seul récit fait frémir et dresser les cheveux de ceux qui la rapportent... Mais il n'eut pas la consolation d'avaler tout entier cet amer calice. Car le feu ayant brillé la corde..., il ne put faire qu'une partie de l'effet qu'il s'était proposé (ce dont il sut bien se dédommager)..., prenant... sa chandelle allumée, et s'en brûlant lui-même les flancs... (1).

 

Ainsi Dieu l'aidait-il « à purifier son âme des moindres atomes d'imperfection », la préparant et la rendant digne « d'une alliance et d'une union très intime avec la Sagesse divine, et ce fut en suite de tout cela que l'on vit en lui la vérité des paroles qu'écrivit saint Augustin à Licentius. — Un Père cité par Dom Martène à propos de Dom Claude, à la bonne heure ! —

 

Qu'après que la Sagesse a tenu dans les liens et dans la servitude une âme fidèle, et qu'elle l'a fait passer par certains

 

(1) Martène, op. cit., pp. 72-79.

 

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travaux nécessaires, pour la dompter et la dresser, elle la met en liberté et se donne sans réserve à elle pour en jouir à son aise. Ces chaînes passagères tombent, et elle ne la tient plus que par ses embrassements éternels, qui sont une espèce de chaîne très forte à la vérité, mais qu'on porte avec un plaisir qui surpasse tout ce qu'on peut dire.

 

« C'est ici un des plus beaux endroits de la vie du vénérable Père..., et, à mon sens, une des plus grandes grâces qu'il ait reçues du ciel, par les suites admirables qu'elle a eues. Je ne sais comment les esprits forts recevront ce que j'en vais dire ; mais il nous importe peu quels sentiments ils aient, pourvu que ce que nous écrivons serve à l'édification des âmes simples... Lui-même, dans un esprit d'humilité, traitait cette action de dévotionnette, et, lorsqu'il me la racontait, il croyait que je me rirais de sa simplicité ; mais il s'est beaucoup trompé dans son jugement (1) ».

Pour nous, bien que tout ne nous ait pas semblé également admirable dans le chapitre qui s'achève, nous ne sommes pas des esprits forts. Et le serions-nous, qu'à la lecture du nouveau chapitre dont on vient de voir le beau prologue magnifique, nous ne serions aucunement tenté de rire. Le récit des tentations de Dom Claude ne déparerait pas l'histoire Lausiaque ; celui de son mariage avec la divine Sagesse nous transporte en plein moyen âge. Étrange évolution que celle de ce contemporain de Descartes ! D'abord l'état d'âme d'un Père du désert, héroïque certes, mais poussant parfois les délicatesses de la conscience jusqu'au point où elles ne se distinguent plus du scrupule ; nous l'allons voir maintenant presque tout semblable au poétique Henri Suso ; plus tard enfin, quand sa mère aura fini de le façonner à sa propre image, il gravira, avec une aisance parfaite, les sentiers plus dépouillés, mais non moins sublimes qu'ont tracés les mystiques de la

 

(1) Martène, op. cit., p. 82. Nous n'aurions pas cru « dévotionnette » inventé déjà.

 

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Contre-Réforme, Thérèse, Jean de la Croix. Inférieur à la « Thérèse du Nouveau-Monde », puisqu'il finit par où celle-ci a commencé, mais, en quelque façon, plus attachant, du moins plus curieux, en raison même de ses longues incertitudes et de quelques autres misères sur lesquelles, presque sans rien dire de mon cru, je n'ai peut-être que trop appuyé.

III. — « Comme sa principale lecture était celle de l'Écriture sainte, et qu'elle faisait sa plus grande consolation..., aussi en tirait-il de grandes instructions pour sa conduite : mais, après le Nouveau Testament, il n'y avait point de livre où il trouvât plus de goût, ou qui fît (sur lui) de plus fortes impressions, que celui de la Sagesse. Un jour qu'il lisait avec attention les saints éloges que Salomon lui donne..., il en conçut un amour si ardent qu'il était tout hors de lui-même; surtout faisant réflexion sur ces paroles :... Je l'ai aimée, je l'ai recherchée dès ma jeunesse, et j'ai tâché de l'avoir pour épouse... Charmé de tant d'avantages..., entrant dans les dispositions de ce Roi... à l'endroit de cette divine et très aimable Sagesse, il résolut de l'aimer, de la poursuivre, et de n'avoir point d'autre épouse qu'elle (1).»

Quelle était cette Sagesse? Après avoir examiné tous les différents sens de ce mot, « il se détermina à celui qui la prend pour le Verbe éternel, qui est la Sagesse du Père, et qui, dans sa personne divine, a épousé la nature humaine..., comme dit saint Paul. Ce fut donc le Verbe incarné qu'il se résolut de prendre pour l'Époux de son âme. Pour ce qui est de la manière, elle donna beaucoup d'exercice à son esprit. Mais enfin, comme il était dans cet embarras, la... Providence permit qu'un gentilhomme

 

(1) Dans ce paragraphe, comme dans le précédent, j'eusse été bien impertinent et bien sot de substituer ma prose à celle d'un Dora Martène. En vérité, celui-ci ne doit pas moins nous intéresser que Dom Claude lui-même, l'un et l'autre, l'un par l'autre, l'un à propos de l'autre, nous donnant sur la vie intérieure chez les Mauristes des renseignements abondants, à peine connus et de premier ordre.

 

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de ces quartiers-là (un Angevin...) le vînt voir. Ce gentilhomme était marié à une jeune demoiselle fort sage, et ils s'aimaient si tendrement qu'ils ne se pouvaient quitter l'un l'autre. Lorsque le mari prenait le divertissement de la chasse, la femme l'y accompagnait ; quand la femme allait à l'église, le mari y allait aussi ; si l'un avait une visite à faire, ils la faisaient ensemble. Ce fut sur cette inséparabilité de ces deux personnes, qu'il forma l'idée du mariage spirituel, qu'il désirait contracter avec la divine Sagesse, qui devait consister dans une union si étroite, si intime, si universelle, qu'il n'eût plus qu'un même cœur, un même amour, une même volonté, les mêmes désirs... avec elle ; et qu'il lui tint une compagnie si fidèle, que rien du inonde ne fût capable de l'en séparer. Ce qui s'accorde fort bien avec ce qu'écrit saint Bernard, dans son sermon 83 sur les Cantiques, où il parle du mariage mystique de l'âme avec le Verbe éternel, en ces termes : Talis conformitas marital animam Verbo... Diligens sicut dilecta est. Ergo si perfecte diligit, nupsit. Quid hac con formitate jucundius? Quid optabilius caritate, qua fit ut, humano maristerio non contenta, per temet, o anima, fiducialiter accedas ad Verbum, Verbo constanter inhareas, Verbum familiariter percuncteris consultesque de omni re ? Vere spiritualis sanctique connubii contractas est iste. Parum dixi, contractas; complexus est. Complexas plane, ubi idem velle et nolle idem unum facit spiritum de duobus... J'ai rapporté ce long passage de saint Bernard tout entier, et je l'ai rapporté en latin, parce qu'il a beaucoup plus de force et d'énergie, tel qu'il a été écrit par ce grand saint (1)... je

 

(1) C'est là, m'assure-t-on, une faute contre le protocole. Il est vrai, en effet, que mettre une partie des lecteurs en face d'un texte qu'ils n'entendent point, a quelque chose de désobligeant. Mais, qu'ils en soutirent ou non, ne les blesse-t-on pas davantage en leur donnant du cuivre pour de l'or ? Plus un texte est beau, plus il est intraduisible. J'ajoute même que plus il est intraduisible, moins il a besoin d'être traduit. Celui-ci, par exemple. Au prix d'un léger effort, tout lecteur catholique arrive à en entrevoir et le sens et la splendeur.

 

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l'ai, dis-je, rapporté pour fermer la bouche à certains esprits — il écrit en 1697, à l'heure même où s'achève la déroute des mystiques — qui, n'étant pas dignes des dons de Dieu, et n'ayant jamais mérité de les comprendre, ni d'entrer dans les sacrés commerces qu'il veut bien avoir avec les âmes pures, ne peuvent entendre parler de mariage, d'époux et d'épouse, et traitent tout cela de petite dévotion de femmelette; ou, tout au plus, ne permettent d'user de ces termes qu'aux saintes vierges, qui se sont consacrées à Dieu dès leur plus tendre jeunesse ; comme si Jésus-Christ était l'époux des corps, et non pas des âmes ; et comme si l'âme d'un homme, qui est pure et détachée des choses créées, ne pouvait pas mériter cet honneur, plutôt que celle d'une vierge folle, qui n'a point d'huile dans sa lampe, c'est-à-dire, point de dévotion. Que diront-ils à l'autorité d'un saint Bernard?

« Mais, parce que, dans les mariages qui se contractent dans le monde, l'on fait des contrats par lesquels l'époux et l'épouse s'obligent mutuellement, le R. P. Dom Claude Martin dressa aussi des articles d'engagement réciproque entre la divine Sagesse et lui ; et il les mit par écrit. Ces articles étaient, de la part de la divine Sagesse : qu'elle ne l'abandonnerait jamais..., et que, dans toutes les affaires dangereuses ou difficiles, elle lui donnerait un prompt secours, lui découvrant par ses saintes lumières les voies de la vérité et de la justice... De son côté, il s'engageait à n'estimer que les humiliations, à n'aimer que la croix, et à s'exercer toute sa vie dans la pratique des conseils évangéliques, contenus dans les huit Béatitudes... Il avait dressé tout cela par écrit, et l'avait signé de sa main, mais depuis il le brûla, de crainte qu'il ne tombât entre les mains de quelqu'un (1).

« Il dit ensuite la messe, comme l'on fait dans les mariages ordinaires ; et, afin qu'il ne manquât rien de

 

(1) Tout ceci, pendant que Dom Claude était prieur à Saint-Serge d'Angers, c'est-à-dire entre 166o et 1666.

 

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toutes les solennités, il prit un anneau d'or, qui est le symbole de la Sagesse, qu'il pendit à son col, et qu'il porta toute sa vie sur son coeur, qui est le siège de l'amour, comme fit autrefois... la Bienheureuse Macrine, qui porta toute sa vie un anneau et une croix de fer sur son coeur, comme le rapporte saint Grégoire de Nysse, son frère, dans la vie de cette sainte soeur, et saint Étienne de Grandmont, qui épousa Jésus-Christ avec un anneau... ,Et ses religieux l'imitent encore aujourd'hui, prenant un anneau à leur profession...

« Je viens de rapporter l'alliance que le R. Père... contracta avec la divine Sagesse, en la manière qu'il me l'a racontée. Mais il est à propos que je représente ici ce qu'il en écrivit lui-même, comme d'une tierce personne, dans un papier volant, que j'ai trouvé après sa mort parmi ses écrits », et dont voici les passages les plus significatifs :

 

Il prit résolution de... contracter mariage avec (la Sagesse)... Lorsqu'il était dans ce dessein..., la pensée lui vint qu'il ne connaissait pas cette Sagesse, pour laquelle il avait tant d'amour, et que les belles idées qu'il en avait étaient trop confuses pour pouvoir rien déterminer.

 

D'où nécessité de recourir au Discours de la méthode, ou à l'Organon.

 

La sagesse du monde se présenta à son esprit; mais, reconnaissant d'abord que ce n'était qu'une folie, il la jugea indigne d'occuper un esprit qui a le sentiment de la vraie piété. Suivit celle des philosophes, qui, semblant avoir la vertu pour fin, paraissait aucunement plausible, mais vanité. Celle de Salomon parut mieux fondée; mais, après l'avoir bien considérée, il vit que ce n'était qu'une sagesse naturelle, quoiqu'elle lui eût été infuse surnaturellement.

Il reconnut enfin que la vraie sagesse est une lumière divine et surnaturelle, qui éclaire l'esprit, et lui découvre la volonté de Dieu... Autrement, une lumière qui fait voir tout d'un coup les moyens et la fin, ce qu'il faut faire, et la fin pour laquelle il le faut faire.

 

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Cette lumière, en Dieu, est le Verbe divin... et, dans la créature, c'est une lumière onctueuse, ineffable, qui n'est, à la vérité, qu'une qualité, mais néanmoins qui est un rayon de celle de Dieu. Cette sagesse le ravit, et il lui sembla que c’était celle qui lui charmait le coeur, quoiqu'il n'en eût auparavant qu' une idée confuse...

Mais lorsqu'il (la) caressait..., et qu'il ne pensait rien moins qu'à l'épouser pour jamais, son esprit se trouva triste et abattu par la lecture d'un livre, qui avait été composé par un de ses amis, et qui parut pour lors en lumière (Le chrétien intérieur, de Jean de Bernières) ; car il y trouva que ce grand serviteur de Dieu, par un sentiment, ce semble, tout contraire, prit la résolution d'épouser la folie, et, par effet, il lui fait des caresses aussi tendres, et lui dit des paroles si amoureuses, que l'amour aveugle des gens du siècle en saurait inventer pour les objets qu'ils aiment.

Néanmoins, après y avoir bien pensé, il reconnut que la folie que ce serviteur de Dieu avait épousée..., est la même (Sagesse) qu'il (lui, Dom Claude) prétendait prendre pour épouse, parce que cette lumière céleste ne manifeste que les croix, les confusions..., les pauvretés, les mépris, et tout ce que le monde appelle folie.

Il... était (donc) déjà près de l'embrasser, et de lui dire : Sponsa mea es in æternum; mais, parce qu'il avait pris dessein de l'épouser solennellement, et avec les formalités d'un véritable mariage, la pensée lui vint que cette sagesse n'était pas une partie compétente, parce que, étant une simple qualité, elle n'était pas capable d'un consentement formel, qui partout est nécessaire dans l'essence d'un véritable mariage. Cela a quasi rompu son dessein, et l'a longtemps retenu en suspens.

 

Il piétine ; l'irritation nous gagne, et, le dirai-je? l'ennui. Où sommes-nous donc, dans la cellule d'un contemplatif, à une thèse de licence ou dans le cabinet d'un notaire ? Cette lenteur massive, cette rage de raisonner, ce besoin de se tourmenter soi-même, ces difficultés, montagnes qu'un souffle réduirait au néant; il manque à tout cela cette certaine grâce, cette allégresse et vivacité angéliques, cet air de jeunesse, qui nous ravissent dans les écrits de Suso. Ah ! ce n'est plus la naïveté, la

 

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fraîcheur printanière du moyen âge, mais le solennel, le tendre, le déductif, le morne, le gris du siècle de Nicole, pesante atmosphère, où bientôt les mystiques ne pourront plus respirer, où les élévations se tourneront en mercuriales, où le cantique des enfants sera étouffé par les analyses des moralistes. En revanche, et c'est là ce qui nous importe, rien d'artificiel, nul archaïsme, une spontanéité profonde, le sérieux le plus émouvant.

 

Mais enfin son coeur s'est ouvert, et se portant plus haut, il a vu évidemment que c'était la Sagesse incréée... qu'il devait prendre pour épouse... De cette peine, il est tombé dans une autre, parce que, considérant la disproportion infinie des parties, son esprit se perdait, et il n'y osait penser sans trémeur..., jusqu'à ce qu'enfin... Dieu lui fit voir cette grande et admirable alliance, que cette même Sagesse a contractée, sous le titre de mariage avec la nature humaine, quoique chargée de crimes, et plus noire que n'était l'Éthiopienne de Moïse ; de sorte que les saints lui donnent le nom de débauchée, meretricem invenit et virbinem fecit... Son coeur... se relevait (aussi) dans la vue qu'il ne pensait à cette alliance que pour se dépouiller de ses impuretés, et entrer dans la participation de la pureté de cette Sagesse.

 

Nulle imitation; nul archaïsme : l'expérience qu'il va tenter lui parait toute nouvelle. Ce n'est qu'après s'y être résolu qu'

 

il se présenta à son esprit l'exemple de plusieurs saints, que cette divine Sagesse a épousés d'une façon plus que mystique, comme sainte Catherine, à qui il donna une bague; annulo subarrhavit me; sainte Agnès, saint Laurent Justinien, sainte Gertrude, saint Etienne de Grandmont, Henry de Suso.

Il ne lui restait plus qu'une difficulté, mais qui était grande à son esprit — formaliste, compliqué, timide — touchant la façon. Car l'esprit lui suggérait que ce mariage devait être parfait; et que, pour être parfait, il devait être fait en face de l'Eglise, sanctifié par le sacrifice de la messe et par les cérémonies ordinaires, fondé sur un contrat composé de plusieurs articles, arrêté en présence de témoins, signé des parties, ratifié par bague ; et comme tout cela était inouï dans l'histoire,

 

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et inusité, même parmi les saints, il se trouva dans une merveilleuse inquiétude, craignant d'ailleurs que, s'il y apportait les solennités et les cérémonies publiques, il n'y eût quelque abus du Sacrement.

 

Mais, reprend Martène, « l'amour, qui est le maître des inventions et qui, comme dit saint Bernard, passe par-dessus tous les respects que nous devons à Dieu, amor reverentiam nescit, lui fournit des moyens pour surmonter les difficultés, par où son billet finit. Il serait à souhaiter que nous eussions le contrat qui contenait les articles de cette alliance, (mais) l'on peut dire que cet engagement... est l'action... la plus héroïque de toute sa vie, et qu'elle ne cède guère au voeu de la plus grande perfection fait par sa sainte mère. Peut-être se trouvera-t-il quelques esprits assez téméraires pour regarder avec mépris ce que nous venons de rapporter, et qui le traiteront de puérilité. » Mais non, nous aurions voulu au contraire, plus d'abandon, une simplicité plus enfantine, quelque chose enfin qui rappelât moins l'oiseau de Minerve, et davantage la colombe. « Mais nous espérons que les esprits éclairés en porteront un jugement tout contraire. Ils savent combien Dieu prend de plaisir à se familiariser avec les âmes pures, et les privautés surprenantes où les jette cette familiarité... Le Cantique des Cantiques... est tout rempli des plus tendres expressions qu'un amant et une amante puissent se dire..., en sorte que l'on dirait qu'il n'a été écrit que pour apprendre aux âmes chastes à se familiariser avec Dieu, et pour fermer la bouche à ces esprits forts — il y en avait donc beaucoup en ce temps-là; — je dirai peut-être mieux à ces impies, qui osent tourner en raillerie les saintes communications que Dieu veut bien avoir avec les âmes qu'il s'est choisies (1). »

Quoi qu'il en soit, Dom Claude « ressentit aussitôt les effets admirables de (cette) alliance... avec la divine

 

(1) Martène, op. cit., pp. 8o-93.

 

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Sagesse. Car, dès ce moment, elle ne l'abandonna plus...; elle le conduisait sensiblement dans toutes ses voies... ; lui faisait connaître ce qu'il devait suivre ou éviter. En sorte même que, lorsqu'il avait fait quelques fausses démarches, il se sentait tout d'un coup arrêté, et, dans le même instant, cette divine Sagesse, le redressant, lui départait ses lumières... ; à peu près comme un cavalier qui arrête avec la bride le cheval sur lequel il est monté, et le conduit par les voies qu'il doit tenir. C'est une comparaison qui semble n'être pas assez respectueuse, mais je m'en sers parce que je n'en ai point d'autre pour faire connaître l'état ineffable de notre Vénérable Père. » D'où le prestige eue sa Congrégation lui reconnut, et sur lequel nous aurons à revenir. « Cette direction intérieure » paraissait en effet « sensiblement à ceux avec lesquels il était obligé de traiter... Le R. P. Dom Claude Boistard, général de notre Congrégation..., dont le témoignage est d'autant moins suspect que tous ceux qui le connaissent savent que ce n'est pas un homme à donner dans la bagatelle et dans la vision, ce Révérend Père, dis-je, qui n'avait d'ailleurs aucune connaissance de ce qui se passait dans son intérieur... dit (un jour) publiquement... qu'il n'y avait point d'affaire, pour fâcheuse et épineuse qu'elle fût, que (Dom Claude) ne trouvât sur-le-champ des moyens admirables pour s'en tirer... ; (qu') il était admirable à trouver des expédients, pour se tirer de tous les méchants pas », bref que la Congrégation « ne pouvait se passer de lui. On l'a vu quelquefois dans les assemblées seul de son avis, et, à juger des apparences, on aurait dit qu'il n'avait pas raison. Cependant l'expérience a fait voir, que c'était l'esprit de Dieu qui parlait pal' sa bouche, et l'on a été quelquefois contraint de revenir à son sentiment, douze ou quinze ans après (1). » Vie intérieure, bon sens, ainsi plus il se prête à l'action de la

 

(1) Martène, op. cit., pp. 94-97.

 

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grâce, plus il se rapproche de sa mère, que nous avons vue, dès ses débuts, si naturellement saine et si bien équilibrée. Quoique remarquablement doué du côté de l'intelligence, à de certains indices que l'on devine plus qu'on ne les distingue, on a l'impression qu'il fut tout près de manquer sa vie, d'accroître le nombre des impuissants et des inutiles. Le voici déjà néanmoins en passe de figurer parmi les grands moines du XVIIe siècle. Quelques-uns m'ont reproché de m'attarder plus que de raison aux maladies, aux petitesses, aux misères intellectuelles ou morales de mes personnages, comme s'il m'était permis de déformer à ma guise la vérité vraie de chacun d'eux. Je les peins tels que je les vois, ne cherchant à dissimuler ni les ignorances qui entravent le développement de celui-ci, ni la névrose qui guette celui-là, ni les préjugés absurdes, anti-chrétiens, qui inspirent à cet autre des démarches ridicules ou funestes. Vous préféreriez des contes de fées, de pieuses berquinades, un surnaturel de convention qui ne fut jamais. Libre à vous; confessez néanmoins qu'en suivant une méthode plus sincère et plus courageuse, nous mettons en lumière, aussi bien et mieux que vous, l'action bienfaisante, assagissante, rassérénante et virilisante de la grâce (1).

 

(1) Si j'écrivais l'histoire proprement dite de Marie de l'Incarnation, ici devrait trouver place un épisode des plus curieux, la vocation religieuse d'une des nièces de la Vénérable. Mais, comme cet épisode appartient moins à l'histoire du sentiment religieux qu'à celle des moeurs en France, au XVIIe siècle, c'est tout au plus si j'ai le droit de lui consacrer une note, peu édifiante en vérité, mais d'un si vif intérêt que le lecteur me pardonnera de lui avoir ménagé cette sorte d'entr'acte. L'aventure que Dom Claude lui-même va nous conter ressemble d'assez près à l'enlèvement de Mme de Miramion par Bussy, mais elle est plus invraisemblable que celle-ci et plus riche en péripéties. « Cette nièce était la fille unique de ce frère dont il a été amplement parlé (ce grand homme d'affaires dont Mme Martin gouvernait la maison)... Il ne se peut voir une personne plus attachée au siècle, et moins portée à la religion... Elle ne soupirait qu'après les compagnies où elle pouvait voir et être vue... et lors même que sa charitable avocate gémissait pour elle aux extrémités de la terre..., elle pensait plus fortement que jamais à prendre le parti du monde. Mais enfin Dieu, qui voulait mettre fin aux peines de la tante et aux épanchements de la nièce, surmonta toutes les résistances de celle-ci d'une manière si extraordinaire qu'elle mérite d'être écrite...

« C'était une jeune fille âgée seulement de quinze ans, qui avait toutes (102) les belles qualités du corps et de l'esprit... Sa mère..., qui en faisait son idole, n'avait rien négligé... pour perfectionner par une belle éducation les avantages dont la nature l'avait enrichie... Tout cela, joint aux biens assez considérables qui lui étaient échus par la mort de son père, donnait dans la vue de beaucoup de jeunes gens qui jetaient les yeux sur elle, à dessein de l'épouser. L'un d'eux, qui était officier de la maison du roi, et qui en avait plus de désir que les autres, mais qui ne s'estimait pas assez avantagé pour en venir à bout par les voies de l'honneur et de la liberté ordinaire, entreprit de l'exécuter de force et par des violences criminelles. Pour cet effet, il prit un jour l'occasion qu'elle allait à la messe, accompagnée seulement d'une servante. Il embarrassa tellement le chemin qu'elle fut obligée de passer à côté d'un carrosse, dans lequel elle fut plus tôt jetée qu'elle ne s'aperçut que c'était un piège qu'on lui avait dressé. De la sorte, quelque résistance qu'elle pût apporter, et quelques cris qu'elle pût faire..., elle fut enlevée et conduite avec escorte dans un château de la campagne, où elle fut mise entre les mains d'une demoiselle fort honnête pour sa personne, mais peu équitable pour concourir à une entreprise aussi... criminelle. Cette femme n'oublia aucun artifice pour la faire consentir à épouser ce gentilhomme... ; mais comme cette fille était généreuse, et qu'elle s'estimait extrêmement offensée de l'injure qu'on lui faisait, elle ne répondit qu'avec indignation. La mère cependant est avertie de l'enlèvement de sa fille... Elle met aussitôt des gens en campagne, et elle-même marche à la tête pour en faire la recherche, dans laquelle il arriva des aventures fort considérables que je passe sous silence — hélas ! — pour dire seulement ce qui fait à mon sujet. Elle découvre enfin le lieu, que sa compagnie presse de telle sorte que celui qui y commandait fut obligé de capituler. La capitulation fut qu'il rendrait la fille, à condition que celui qui l'avait enlevée aurait la liberté de se retirer, ce que la mère accorda volontiers, ne voulant pas alors pousser les affaires à l'extrémité pour les inconvénients qui en eussent pu arriver. Mais elle poursuivit depuis ce ravisseur au criminel, et l'affaire étant portée à Paris à la Chambre de la Tournelle, la fille comparut en la présence de tous les juges, où elle plaida elle-même sa cause avec tant de force... qu'elle les ravit tous, et gagna son procès...; et son ravisseur, avec ses complices, fut condamné et obligé de prendre la fuite ou de se cacher.

« Ces fugitifs néanmoins, ayant obtenu leur grâce quelque temps après, devinrent plus fiers et plus insolents.., parce que, la mère étant morte (1603), le ravisseur crut que la fille, étant sans appui, il lui serait beaucoup plus facile de parvenir (à ses fins). Mais, comme elle demeurait alors chez l'un des premiers magistrats (de Tours)..., il fit entendre à M. le Duc d'Orléans (Gaston), que cette fille était sa femme, et que, pour des raisons qu'il ne pouvait comprendre, un juge, qui devait être le premier à lui faire justice, la retirait injustement en sa maison, et qu'il suppliait Sou Altesse de la lui faire rendre. Ce prince, s'étant ainsi laissé surprendre..., en écrivit au magistrat, qui, n'osant s'opposer aux volontés de la seconde personne du royaume, et, d'ailleurs, ne croyant pas pouvoir en conscience sacrifier une innocente à la passion d'un homme qui ne méritait rien moins que le dernier supplice..., conseilla à la fille de se retirer pour un temps en quelque maison religieuse... Elle suivit ce conseil et... choisit le monastère des ursulines, d'où sa tante était sortie, peu d'années auparavant, pour aller au Canada... Son coeur était encore dans le monde, et elle n'attendait que l'occasion d'y retourner, pour marcher dans ses voies avec sa première liberté. Mais son persécuteur..., voyant bien qu'il fallait faire jouer des ressorts extraordinaires pour la retirer du cloître, employa l'autorité de la Reine auprès de Mgr l'archevêque, pour la faire sortir et mettre entre ses mains. Il ne fut pas possible de résister à la Majesté royale, ni à l'autorité d'un archevêque... (103) Ce prélat néanmoins, qui n'ignorait pas que Sa Majesté avait été surprise (et pourquoi ne pas l'en avoir avertie sans tarder ?), ne voulut pas entièrement abandonner la colombe à l'avidité du vautour, mais il la fit venir en son palais, et entrer dans une chambre, où son ennemi l'attendait, et, après qu'il les eut mis ensemble, il se retira avec quelques personnes à l'autre bout de la chambre. Ce fut là que ce passionné mit en avant tout ce que l'amour le plus ingénieux peut inventer pour changer un esprit, qui lui avait toujours été contraire... Il parlait bas, parce que... c'est le propre des ruses de se tenir cachées. Mais elle répondit fortement et à haute voix, afin que ceux qui étaient plus éloignés la pussent entendre, et qu'ils demeurassent persuadés combien elle était éloignée de (lui) donner son coeur...

« Monseigneur l'archevêque, étant convaincu de cette vérité, la fit reconduire dans le monastère, où, ayant appris que son ennemi ne se tenait pas encore vaincu..., elle prit une résolution hardie et dangereuse tout ensemble, qui fut de se faire religieuse, non par un véritable désir de servir Dieu, mais pour faire dépit à son ennemi, et afin qu'il n'eût pas sur elle l'avantage que la faveur des premières puissances lui faisait espérer. Elle fit donc dire à la Reine que c'était là son dessein... Alors, cette grande princesse, qui n'avait des inclinations que pour la piété, et qui portait toujours les intérêts de Dieu et de la vertu quand ils lui étaient connus, commanda qu'on la laissât en paix...

« La tempête ayant cessé par (ce) commandement..., la fille... eût bien voulu retourner dans le monde ; mais, voyant qu'il y allait de son honneur de ne pas faire autrement que ce qu'elle avait écrit, elle franchit le pas, et reçut le voile par une générosité purement naturelle. Ainsi elle se fit religieuse sans vocation, et avec des intentions purement humaines, qui ne pouvaient promettre qu'une funeste issue. Mais Dieu en avait d'autres... Car, si la vocation céleste ne se faisait pas sentir dans son coeur, elle se rendait visible dans la conduite de la Providence, qui, par des jugements secrets, et contre toutes les apparences, disposait les choses, pour sa plus grande gloire et pour le plus grand bien de la fille... Après qu'elle eut reçu le voile, Dieu lui donna un coeur tout nouveau... Elle fit profession avec une joie toute du ciel, et l'issue fit bien voir que.... (si Dieu) avait permis qu'un homme la ravit, ce n'était qu'afin de la ravir plus saintement pour soi. Elle voulut (par affection pour sa tante), être appelée Marie de l'Incarnation... Au même temps qu'elle offrait son sacrifice à Tours, sa pieuse tante commençait à respirer au Canada. On lui ôtait ce vêtement de plomb sous le poids duquel elle gémissait depuis tant d'années, et, les causes de ses peines cessant, ses tentations prirent fin. » La vie, pp. 483-488. (Il est fait allusion, dans ces dernières lignes, au martyre intérieur que Marie de l'Incarnation s'était offerte à souffrir, en vue d'expier les fautes de son fils et de sa nièce, et d'obtenir la conversion de ces deux âmes, leur vocation religieuse, enfin leur salut. Cf. La vie, pp. 432-451.) La plupart des biographes de Marie, ou bien taisent tout à fait. ou bien résument en deux mots cette abominable histoire, Seul, Richaudeau s'y arrête, essayant d'en fixer la chronologie. Ainsi tout reste à faire aux érudits, lesquels ne devraient avoir, semble-t-il, aucune peine à reconstituer par le menu cet épisode si intéressant et à suppléer aux réticences voulues de Dom Claude. Il nous faut au moins le nom du bandit-gentilhomme, qui n'était certainement pas le premier venu, puisqu'il imposait sa volonté — et quelle volonté ! — à Gaston et à la Reine. Pour l'héroïne elle-même, — cette jeune cornélienne — il semble que Dom Claude exagère à peine dans ce qu'il dit de la transformation qui se fit en elle. (Cf. les nombreuses lettres que sa tante lui adresse, et celles, non moins nombreuses, où elle parle d'elle.)

 

 

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