Avant-Propos
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AVANT-PROPOS

 

Avec Marie de l'Incarnation, à qui est consacrée la première partie du présent volume, nous atteignons les plus hauts sommets de la mystique, ceux, veux-je dire, qu'il nous est possible d'explorer dans un livre comme celui-ci. Je ne crois pas, du reste, qu'il soit trop difficile de suivre cette claire Française jusqu'au point où elle a délibérément voulu nous conduire, avant de disparaître elle-même derrière le nuage qui dérobe aux profanes les derniers secrets des saints. Les beaux textes qui se trouvent réunis dans les chapitres I et V de cette première partie, et qui raviront les philosophes, restent, me semble-t-il, à la portée des simples curieux. Au prix d'un léger effort de dialectique, et qui n'est pas sans agrément, l'on arrive assez vite à se mouvoir avec une certaine aisance parmi ces ténèbres. Il suffit d'admettre une bonne fois que les mystiques, usant des mêmes termes que nous, ne donnent pas à ces termes le sens que nous leur donnons, et qu'une longue habitude impose d'abord à notre esprit. Ainsi leur « connaissance » n'a rien de commun avec notre connaissance à nous, abstraite, conceptuelle et désespérément

 

II

 

médiate; elle est expérience immédiate, impression, contact, sentiment de présence, intuition...: autant de mots qu'il nous faut encore dépouiller de leur sens naturel, revêtir d'un sens mystique. Après tout, ce travail d'adaptation, de transposition, que les contemplatifs demandent à qui veut les étudier, nul bon esprit ne le refuse aux poètes. On les lit poétiquement, faute de quoi le quatrième livre des Géorgiques paraîtrait pitoyable auprès d'un traité d'apiculture. Si leur façon de connaître le réel est identique à la nôtre; s'ils n'expriment rien que le langage commun ne puisse traduire, que n'écrivent-ils en prose (1) ?

Dira-t-on qu'il est assez inutile d'apprendre la langue et les moeurs d'un pays qui n'est pas le nôtre, qui ne le sera jamais ? Eh ! qu'en savons-nous? William James écrivait un jour à M. Bissett Pratt : « Le témoignage de tant et tant de mystiques me paraît si impressionnant qu'il m'est impossible d'en faire fi. Sans doute, y a-t-il en moi le germe d'une expérience analogue, un je ne sais quoi qui m'invite à les admirer, à leur répondre. Oh! rien de plus vague! C'est comme une autre expérience qui m'est familière : un air lointain, qui chante dans les caves de ma mémoire, et que je n'arrive pas à identifier... » Il disait encore à M. Leuba : « Ma position est simple. Je n'ai le sentiment vif d'aucune relation personnelle avec Dieu. J'envie fort ceux qui éprouvent un sentiment de ce genre, car je sais qu'il me serait d'un grand secours. Le divin se réduit pour moi à des concepts abstraits, à un idéal, lequel, sans doute,

 

(1) Les mystiques nous apprennent, bien que d'une manière assez implicite, et seuls ils peuvent nous apprendre à lire mystiquement les mystiques. J’ai essayé d'expliciter leurs leçons, de les appliquer aussi, dans le long chapitre où je discute l'anti-mysticisme de Nicole. (Ecole de Port-Royal).

 

III

 

intervient dans ma vie morale, mais avec beaucoup moins d'intensité que ne le ferait ce sentiment de Dieu qui me manque... Cependant, bien que je sois dépourvu de ce sentiment de Dieu, au sens direct et fort de ce mot, il y a chez moi quelque chose qui s'éveille, qui répond lorsque d'autres voix me parlent de cette expérience. Quelque chose me dit : « C'est là qu'est la vérité ». Appelez cela, si vous voulez, mon germe mystique. C'est un germe très commun. Vous le retrouveriez chez tous les simples croyants. » En effet, nous sommes tous mystiques, au moins en puissance, comme nous sommes tous poètes, et pour la même raison. Nous n'écrirons jamais rien qui approche de l'Ode sur un vase grec, ce poème toutefois ne nous toucherait pas plus que ne fait une inscription étrusque, s'il ne rejoignait, au plus profond de nous, quelque semence de lyrisme, une ébauche, lourde, grossière, poussive, je le ceux bien, mais vivante de l'inspiration qui a dicté ces divines strophes :

 

 

 

Heard melodies are sweet, but those unheard

Are sweeter...

 

Notre seconde partie — Turba magna — est si bizarrement construite qu'elle exige de moi, au préalable, quelques mots d'explication. Ou plutôt, elle n'est pas composée du tout, ressemblant, dans son désordre, à un déménagement sous le feu de l'ennemi. L'ennemi, si j'ose me servir d'une expression aussi contraire à nies sentiments, c'est d'abord le lecteur lui-même, qui m'a supporté jusqu'ici avec une si patiente bienveillance, et que j'ai, moins que personne, le droit d'accabler.

 

(1) J'emprunte ces deux textes à un article de M. James Bissett Pratt : The religious philosophy of William James, Hibbert journal, vol. X, n° I.

 

IV

 

Hélas! à chaque nouveau paquet d'épreuves, une voix intérieure me nargue en me répétant le, joli proverbe de mon pays : Les musiciens ambulants: deux sous pour les décider à commencer ; deux écus pour les faire taire. — L'ennemi, c'est encore et surtout l'immense matière que j'ai encore à traiter, qui m'appelle, qui me presse, à savoir d'abord l'imminente déroute de nos mystiques et leur activité souterraine pendant les XVIIIe et XIXe siècles; ensuite, les états moins élevés du sentiment religieux, la religion moyenne, la prière commune pendant les X VIIe, X VIIIe et XIXe  siècles.

Turba magna... Qu'on me permette de me comparer, pour une minute, au voyant de l'Apocalypse. Comme lui, nous venons d'assister au défilé grandiose de nos principales tribus mystiques : Benoit de Canfeld et les franciscains, Jean de Saint-Samson et les carmes; François de Sales et ses visitandines; Mme Acarie et les Gamets; l'école française; l'école du P. Lallemant ; Marie de l'Incarnation, et d'autres encore... Ex tribu Juda duodecim millia signati... ; ex tribu Issachar... ; ex tribu Zabulon... ; ex tribu Benjamin duodecim millia signati... Eblouis par l'étincellement de ces cohortes sublimes, nous sera-t-il permis maintenant de rejoindre les humbles troupes qui cheminent dans les basses vallées de la religion, et de prêter l'oreille à des cantiques moins surhumains? Non, pas encore. Après les douze tribus, voici paraître une foule innombrable, une voie lactée de contemplatifs. Post hæc vidi TURBAM MAGNAM quam dinumerare nemo poterat : confuse vision, non moins impressionnante que la première, plus sans doute, et qui décourage l'historien, tout en l'enivrant. Comment cristalliser cette nuée de témoignages, comment rendre la vie à cette poussière de saints? Les

 

V

 

distribuer en de nouvelles familles distinctes? On y arriverait peut-être, mais au prix de quelles recherches! Les célébrer un à un, chacun selon son originalité propre? Il y faudrait cinq volumes. Feindre de ne pas les voir, leur tourner le dos, abandonner aux historiens qui viendront après moi ces compagnons, ces amis de vingt, de trente ans, qui m'ont instruit, édifié, irrité ou amusé tour à tour, et dont aucun ne me paraît entièrement négligeable? Je n'en aurais pas le courage. Il en est là plus d'un que nul ne connaît que moi; il en est qu'une série de menus miracles a conduits sur mon chemin, qui m'appartiennent, qui semblent avoir confié à ma dévotion jalouse leurs frêles chances de gloire. Coûte que coûte néanmoins, il fallait agir, je veux dire, plier bagage et battre en retraite. D'où les quatre chapitres 'où j'ai entassé à la hâte le débris de nies richesses.

Dans un premier chapitre, j'évoque très sommairement l'école de Jean de Bernières. Celle-ci paraît en vérité aussi considérable que n'importe quelle autre, mais Bernières ayant déjà fait l'objet d'une fort belle étude, je pouvais assez allègrement le négliger lui-même, pour donner les quelques pages dont je disposais à son directeur, le Père Chrysostome, et au plus actif de ses disciples, M. Boudon.

J'ai conçu le second chapitre à la manière d'un diptyque, où j'oppose, face à face, les deux types extrêmes du mysticisme — le flamboyant; le silencieux — représentés le premier par la fangeuse Mère Jeanne de Matel, le second par trois contemplatives oubliées.

Le troisième chapitre étale naïvement et sans voiles, mais non pas sans confusion, la détresse du branle-bas que nous avons dit. Des noms inanimés,

 

VI

 

des dates mornes, une fuite éperdue à travers nos principales provinces, du nord au midi, du midi à l'ouest. Telle quelle néanmoins, cette nomenclature cahotante et passionnée achèvera de justifier la belliqueuse métaphore qu'arborent nos troisième, quatrième, cinquième et sixième volumes. Aura-t-on jamais vu, dans le monde spirituel, conquête moins imaginaire et plus étendue?

J'avais d'abord songé à rassembler pareillement, dans le dernier chapitre de Turba magna, un certain nombre de théoriciens mystiques, docteurs de Sorbonne, bénédictins, franciscains, dominicains... Mais comme il m'eût été difficile d'indiquer en peu de pages les différences caractéristiques de ces divers maîtres, j'ai préféré ne retenir que le seul Desmarets de Saint-Sorlin, à qui nous devons un assez beau livre d'apologétique et de haute spiritualité, l'in-folio des Délices de l'Esprit. Non que je donne Desmarets pour un mystique du premier rang, mais il a de l'esprit, du génie peut-être, et il fut de l'Académie. Sur cette apothéose finale, nous prendrons congé de nos conquérants mystiques. Notre huitième volume dira les causes complexes et les péripéties pathétiques de la ruine qui déjà les guette. Demain c'est Waterloo, demain c'est Sainte-Hélène; mais ce ne sera pas le tombeau.

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