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SECONDE PARTIE (a). LA SUITE DE LA RELIGION.
CHAPITRE PREMIER (b). LA CRÉATION, ET LES PREMIERS TEMPS.
CHAPITRE II. ABRAHAM ET LES PATRIARCHES.
CHAPITRE III. MOÏSE, LA LOI ÉCRITE, ET L’INTRODUCTION DU PEUPLE DANS LA
TERRE-PROMISE.
CHAPITRE IV. DAVID , SALOMON, LES ROIS, ET LES PROPHÈTES.
CHAPITRE V. LA VIE ET LE MINISTERE PROPHÉTIQUE : LES JUGEMENS DE DIEU DÉCLARÉS
PAR LES PROPHÉTIES (b).
CHAPITRE VI. JUGEMENTS DE DIEU SUR NABUCHODONOSOR, SUR LES ROIS SES SUCCESSEURS
ET SUR TOUT L'EMPIRE DE BABYLONE (b).
CHAPITRE VII. DIVERSITÉ DES JUGEMENS DE DIEU, JUGEMENT DE RIGUEUR SUR BABYLONE
: JUGEMENT DE MISÉRICORDE SUR JERUSALEM (a).
CHAPITRE VIII. RETOUR DU PEUPLE SOUS ZOROBABEL, ESDRAS ET NEHEMIAS (d).
CHAPITRE IX. DIEU PRÊT A FAIRE CESSER LES PROPHÉTIES, RÉPAND SES LUMIÈRES PLUS
ABONDAMMENT QUE JAMAIS (b),
CHAPITRE X. PROPHÉTIES DE ZACHARIE ET D’AGGÉE (b).
CHAPITRE XI. LA PROPHÉTIE DE MALACHIE, QUI EST LE DERNIER DES PROPHÈTES, ET
L'ACHÈVEMENT DU SECOND TEMPLE (a).
CHAPITRE XII. LES TEMPS DU SECOND TEMPLE. FRUITS DES CHATIMENS ET DES PROPHÉTIES
PRÉCÉDENTES : CESSATION DE L'IDOLATRIE ET DES FAUX PROPHÈTES (a).
CHAPITRE XIII. LA LONGUE PAIX DONT ILS JOUISSENT, PAR QUI PRÉDITE (a).
CHAPITRE XIV. INTERRUPTION ET RÉTABLISSEMENT DE LA PAIX DIVISION DANS LE
PEUPLE SAINT : PERSÉCUTION D'ANTIOCHUS : TOUT CELA PRÉDIT (a)
CHAPITRE XV. ATTENTE DU MESSIE; SUR QUOI FONDÉE : PRÉPARATION A SON RÈGNE, ET A
LA CONVERSION DES GENTILS (a).
CHAPITRE XVI. PRODIGIEUX AVEUGLEMENT DE L'IDOLATRIE AVANT LA VENUE DU MESSIE
(a).
CHAPITRE XVII. CORRUPTIONS ET SUPERSTITIONS PARMI LES JUIFS : FAUSSES DOCTRINES
DES PHARISIENS (b).
CHAPITRE XVIII. SUITE DES CORRUPTIONS PARMI LES JUIFS : SIGNAL DE LEUR
DÉCADENCE, SELON QUE ZACHARIE L'AVAIT PRÉDIT (a).
CHAPITRE XIX. JÉSUS-CHRIST ET SA DOCTRINE.
La religion (c) et la suite du
peuple de Dieu considérée de cette sorte, est le plus grand et le plus utile de
tous les objets qu’on puisse proposer aux hommes. Il est beau de se remettre
devant les yeux les états différents du peuple de Dieu sous la loi de nature et
sous les patriarches ; sous Moïse et sous la loi écrite; sous David et sous les
prophètes; depuis le retour de la captivité jusqu'à Jésus-Christ ; et enfin sous
Jésus-Christ même, c'est-à-dire sous la loi de grâce et de l'Evangile : dans les
siècles qui ont attendu le Messie, et dans ceux où il a paru; dans ceux où le
culte de Dieu a été réduit à un seul peuple, et dans ceux où conformément aux
anciennes prophéties il a été répandu par toute la terre; dans ceux enfin où les
hommes encore infirmes et grossiers, ont eu besoin d'être soutenus par des
récompenses et des châtiments temporels, et dans ceux où les fidèles mieux
instruits ne doivent plus vivre que par la foi, attachés aux biens éternels, et
souffrant dans l'espérance de les posséder, tous les maux qui peuvent exercer
leur patience.
Assurément, Monseigneur, on ne
peut rien concevoir qui sait plus digne de Dieu, que de s'être premièrement
choisi un peuple qui fût un exemple palpable de son éternelle providence; un
peuple dont la bonne ou la mauvaise fortune dépendît de la piété,
(a) 1ère édit. : Seconde partie de ce discours.
— (b) (Le mot chapitre est omis dans tout l'ouvrage. — (c) Surtout la
religion.
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et dont l'Etat rendît témoignage à la sagesse et à la
justice de celui qui le gouvernait. C'est par où Dieu a commencé, et c'est ce
qu'il a fait voir dans le peuple juif. Mais après avoir établi par tant de
preuves sensibles ce fondement immuable, que lui seul conduit à sa volonté tous
les événements de la vie présente, il était temps d'élever les hommes à de plus
hautes pensées, et d'envoyer Jésus-Christ, à qui il était réservé de découvrir
au nouveau peuple ramassé de tous les peuples du monde, les secrets de la vie
future.
Vous pourrez suivre aisément
l'histoire de ces deux peuples, et remarquer comme Jésus-Christ fait l'union de
l'un et de l'autre, puisque ou attendu, ou donné, il a été dans tous les temps
la consolation et l'espérance des enfants de Dieu.
Voilà donc la religion toujours uniforme, ou plutôt
toujours la même dès l'origine du monde : on y a toujours reconnu le même Dieu,
comme auteur, et le même Christ, comme sauveur du genre humain.
Ainsi vous verrez qu'il n'y a
rien de plus ancien parmi les hommes que la religion que vous professez, et que
ce n'est pas sans raison que vos ancêtres ont mis leur plus grande gloire h m
être les protecteurs.
Quel témoignage n'est-ce pas de
sa vérité, de voir que dans les temps où les histoires profanes n'ont à nous
conter que des fables, ou tout au plus des faits confus et à demi oubliés,
l'Ecriture, c'est-à-dire sans contestation, le plus ancien livre qui sait au
monde, nous ramène par tant d'événements précis, et parla suite même des choses
à leur véritable principe, c'est-à-dire à Dieu, qui a tout fait; et nous marque
si distinctement la création de l'univers, celle de l'homme en particulier, le
bonheur de son premier état, les causes de ses misères et de ses faiblesses, la
corruption du monde et le déluge, l'origine des arts et celle des nations, la
distribution des terres, enfin la propagation du genre humain, et d'autres faits
de même importance dont les histoires humaines ne parlent qu'en confusion, et
nous obligent à chercher ailleurs les sources certaines?
Que si l'antiquité de la
religion lui donne tant d'autorité, sa
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suite continuée sans interruption et sans altération durant
tant de siècles, et malgré tant d'obstacles survenus, fait voir manifestement
que la main de Dieu la soutient.
Qu'y a-t-il de plus merveilleux
que de la voir toujours subsister sur les mêmes fondements dès les commencements
du monde, sans que ni l'idolâtrie et l'impiété qui l'environnaient de toutes
parts, ni les tyrans qui l'ont persécutée, ni les hérétiques, et les infidèles
qui ont tâché de la corrompre, ni les lâches qui l'ont trahie, ni ses sectateurs
indignes qui l'ont déshonorée par leurs crimes, ni enfin la longueur du temps
qui seule suffit pour abattre toutes les choses humaines, aient jamais été
capables, je ne dis pas de l’éteindre, mais de l'altérer?
Si maintenant nous venons à
considérer quelle idée cette religion dont nous révérons l'antiquité nous donne
de son objet, c'est-à-dire du premier Etre, nous avouerons qu'elle est au-dessus
de toutes les pensées humaines, et digne d'être regardée comme venue de Dieu
même.
Le Dieu qu'ont toujours servi
les Hébreux et les chrétiens n'a rien de commun avec les divinités pleines
d'imperfection, et même de vice, que le reste du monde adorait. Notre Dieu est
un, infini, parfait, seul digne de venger les crimes et de couronner la vertu,
parce qu'il est seul la sainteté même.
Il est infiniment au-dessus de
cette cause première, et de ce premier moteur que les philosophes ont connu,
sans toutefois l'adorer. Ceux d'entre eux qui ont été le plus loin, nous ont
proposé un Dieu, qui, trouvant une matière éternelle et existante par elle-même
aussi bien que lui, l'a mise en œuvre, et l'a façonnée comme un artisan
vulgaire, contraint dans son ouvrage par cette matière et par ses dispositions
qu'il n'a pas faites ; sans jamais pouvoir comprendre que si la matière est
d'elle-même, elle n'a pas dû attendre sa perfection d'une main étrangère ; et
que si Dieu est muni et parfait, il n'a eu besoin pour faire tout ce qu'il
voulait, que de lui-même et de sa volonté toute-puissante. Mais le Dieu de nos
pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu dont Moïse nous a écrit les merveilles, n'a
pas seulement arrangé le monde ; il l'a fait tout entier dans sa matière et dans
sa forme. Avant qu'il eût
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donné l'être, rien ne l'avait que lui seul. Il nous est
représenté comme celui qui fait tout, et qui fait tout par sa parole, tant à
cause qu'il fait tout par raison qu'à cause qu'il fait tout sans peine, et que
pour faire de si grands ouvrages il ne lui en coûte qu'un seul mot, c'est-à-dire
qu'il ne lui en coûte que de le vouloir.
Et pour suivre l’histoire de la
création, puisque nous l'avons commencée, Moïse nous a enseigné que ce puissant
architecte, à qui les choses coûtent si peu, a voulu les faire à plusieurs
reprises, et créer l'univers en six jours, pour montrer qu'il n'agit pas avec
une nécessité, ou par une impétuosité aveugle, comme se le sont imaginé quelques
philosophes. Le soleil jette d'un seul coup, sans se retenir, tout ce qu'il a de
rayons : mais Dieu, qui agit par intelligence et avec une souveraine liberté,
applique sa vertu où il lui plait, et autant qu'il lui plaît : et comme en
faisant le monde par sa parole, il montre que rien ne le peine, en le faisant à
plusieurs reprises, il fait voir qu'il est le maître de sa matière, de son
action, de toute son entreprise, et qu'il n'a en agissant d'autre règle que sa
volonté toujours droite par elle-même.
Cette conduite de Dieu nous fait
voir aussi que tout sort immédiatement de sa main. Les peuples et les
philosophes qui ont cru que la terre mêlée avec l'eau, et aidée, si vous le
voulez, de la chaleur du soleil, avait produit d'elle-même par sa propre
fécondité les plantes et les animaux, se sont trop grossièrement trompés.
L'Ecriture nous a fait entendre que les éléments sont stériles, si la parole de
Dieu ne les rend féconds. Ni la terre, ni l'eau, ni l'air n'auraient jamais eu
les plantes ni les animaux que nous y voyons, si Dieu qui en avait fait et
préparé la matière, ne l'avait encore formée par sa volonté toute-puissante, et
n'avait donné à chaque chose les semences propres pour se multiplier dans tous
les siècles.
Ceux qui voient les plantes
prendre leur naissance et leur accroissement par la chaleur du soleil,
pourraient croire qu'il en est le créateur. Mais l'Ecriture nous fait voir la
terre revêtue d'herbes et de toute sorte de plantes avant que le soleil ait été
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créé, afin que nous concevions que fout dépend de Dieu
seul.
Il a plu à ce grand ouvrier de
créer la lumière, avant même que de la réduire à la forme qu'il lui a donnée
dans Je soleil et dans les astres, parce qu'il voulait nous apprendre que ces
grands et magnifiques luminaires dont on nous a voulu faire des divinités,
n'avaient par eux-mêmes ni la matière précieuse et éclatante dont ils ont été
composés, ni la forme admirable à laquelle nous les voyons réduits.
Enfin le récit de la création,
tel qu'il est fait par Moïse, nous découvre ce grand secret de la véritable
philosophie, qu'en Dieu seul réside la fécondité et la puissance absolue.
Heureux, sage, tout-puissant, seul suffisant à lui-même, il agit sans nécessité
comme il agit sans besoin ; jamais contraint ni embarrassé par la matière dont
il fait ce qu'il veut, parce qu'il lui a donné par sa seule volonté le fond de
son être. Par ce droit souverain il la tourne, il la façonne, il la meut sans
peine : tout dépend immédiatement de lui ; et si selon l’ordre établi dans la
nature, une chose dépend de l'autre, par exemple, la naissance et
l'accroissement des plantes de la chaleur du soleil, c'est à cause que ce même
Dieu qui a fait toutes les parties de l'univers, a voulu les lier les unes aux
autres, et faire éclater sa sagesse par ce merveilleux enchaînement.
Mais tout ce que nous enseigne
l'Ecriture sainte sur la création de l'univers, n'est rien en comparaison de ce
qu'elle dit de la création de l'homme,
Jusques ici Dieu avait tout fait
en commandant : « Que la lumière sait ; que le firmament s'étende au milieu des
eaux; que les eaux se retirent; que la terre sait découverte, et qu'elle germe;
qu'il y ait de grands luminaires qui partagent le jour et la nuit; que les
oiseaux et les poissons sortent du sein des eaux; que la terre produise les
animaux selon leurs espèces différentes (1). » Mais quand il s'agit de produire
l'homme, Moïse lui fait tenir nouveau langage : « Faisons l'homme, dit-il, à
notre image et ressemblance (2). »
Ce n'est plus cette parole
impérieuse et dominante; c'est une
1 Gen., I, 3, etc. — 2 Ibid., 26.
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parole plus douce, quoique non moins efficace. Dieu tient
conseil en lui-même, Dieu s'excite lui-même, comme pour nous Caire voir que
l'ouvrage qu'il va entreprendre surpasse tous les ouvrages qu'il avait faits
jusqu'alors.
Faisons l'homme. Dieu parle en
lui-même ; il parle à Quelqu'un qui fait comme lui, à quelqu'un dont l'homme est
la créature et l'image : il parle à un autre lui-même ; il parle à celui par qui
toutes choses ont été faites, à celui qui dit dans son Evangile : « Tout ce que
le Père fait, le Fils le fait semblablement (1)». En parlant à son Fils, ou avec
son Fils, il parle en même temps avec l'Esprit tout-puissant, égal et coéternel
à l'un et à l'autre.
C'est une chose inouïe dans tout
le langage de l'Ecriture, qu'un autre que Dieu ait parlé de lui-même en nombre
pluriel : Faisons. Dieu même, dans l'Ecriture, ne parle ainsi que deux ou trois
fois, et ce langage extraordinaire commence à paraître lorsqu'il s'agit de créer
l'homme.
Quand Dieu change de langage, et
en quelque façon de conduite, ce n'est pas qu'il change en lui-même ; mais il
nous montre qu'il va commencer, suivant des conseils éternels, un nouvel ordre
de choses.
Ainsi l'homme si fort élevé
au-dessus des autres créatures dont Moïse nous avait décrit la génération, est
produit d'une façon toute nouvelle. La Trinité commence à se déclarer eu faisant
la créature raisonnable dont les opérations intellectuelles sont une image
imparfaite de ces éternelles opérations par lesquelles Dieu est fécond en
lui-même.
La parole de conseil dont Dieu
se sert, marque que la créature qui va être faite est la seule qui peut agir par
conseil et par intelligence. Tout le reste n'est pas moins extraordinaire.
Jusque-là nous n'avions point vu, dans l'histoire de la Genèse, le doigt de Dieu
appliqué sur une matière corruptible. Pour former le corps de l'homme, lui-même
prend de la terre (1); et cette terre arrangée sous une telle main reçoit la
plus belle figure qui eût encore paru dans le monde. L'homme a la taille droite,
la tête élevée, les regards tournés vers le ciel : et cette conformation
1 Joan., V, 19. — 2 Gen., II, 7,
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qui lui est particulière, lui montre son origine et le lieu
où il doit tendre (a).
Cette attention particulière,
qui paraît en Dieu quand il fait l'homme, nous montre qu'il a pour lui un égard
particulier, quoique d'ailleurs tout sait conduit immédiatement par sa sagesse.
: Mais la manière dont il produit l'aine est beaucoup plus merveilleuse : il ne
la tire point de la matière; il l'inspire d'en haut ; c'est un souffle de vie
qui vient de lui-même.
Quand il créa les bêtes, il dit
: « Que l'eau produise les poissons ; » et il créa de cette sorte les monstres
marins et toute âme vivante et mouvante qui devait remplir les eaux. Il dit
encore : « Que la terre produise toute âme vivante, les bêtes à quatre pieds et
les reptiles (1). »
C'est ainsi que devaient naître
ces âmes vivantes d'une vie brute et bestiale, à qui Dieu ne donne pour toute
action que des mouvements dépendants du corps. Dieu les tire, du sein des eaux
et de la terre : mais cette âme dont la vie devait être une imitation de la
sienne, qui devait vivre comme lui de raison et d'intelligence ; qui lui devait
être unie en le contemplant et en l'aimant, et qui pour cette raison était faite
à son image, ne pouvait être tirée de la matière. Dieu en façonnant la matière,
peut bien former un beau corps ; mais en quelque sorte qu'il la tourne et la
façonne, jamais il n'y trouvera son image et sa ressemblance. L’âme faite à son
image, et qui peut être heureuse en le possédant, doit être produite par une
nouvelle création : elle doit venir d'en haut ; et c'est ce que signifie ce
souffle de vie (2), que Dieu tire de sa bouche.
Souvenons-nous que Moïse propose
aux hommes charnels par des images sensibles des vérités pures et
intellectuelles. Ne croyons pas que Dieu souffle à la manière des animaux. Ne
croyons pas que notre âme sait un air subtil, ni une vapeur déliée. Le souffle
que Dieu inspire, et qui porte en lui-même l'image de Dieu, n'est ni air ni
vapeur. Ne croyons pas que notre âme sait une portion de la nature divine, comme
l'ont rêvé quelques
1 Gen., I, 20, 24. — 2 Ibid., II, 7.
(a) 1ère édit. : … Reçoit la plus belle.
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philosophes. Dieu n'est pas un tout qui se partage. Quand
Dieu aurait des parties, elles ne seraient pas faites. Car le Créateur, l'Etre
incréé ne serait pas composé de créatures. L’âme est faite, et tellement faite,
qu'elle n'est rien de la nature divine; mais seulement une chose faite à l'image
et ressemblance de la nature divine ; une chose qui doit toujours demeurer unie
à celui qui l'a formée : c'est ce que veut dire ce souffle divin ; c'est ce que
nous représente cet esprit de vie.
Voilà donc l'homme formé. Dieu
forme encore de lui la compagne qu'il lui veut donner. Tous les hommes naissent
d'un seul mariage, afin d'être à jamais, quelque dispersés et multipliés qu'ils
soient, une seule et même famille.
Nos premiers parents ainsi
formés sont mis dans ce jardin délicieux, qui s'appelle le Paradis : Dieu se
devait à lui-même de rendre son image heureuse.
Il donne un précepte à l'homme, pour lui faire sentir qu'il
a un maître ; un précepte attaché à une chose sensible, parce que l'homme était
fait avec des sens; un précepte aisé, parce qu'il voulait lui rendre la vie
commode tant qu'elle serait innocente.
L'homme ne garde pas un
commandement d'une si facile observance : il écoute l'esprit tentateur, et il
s'écoute lui-même, au heu d'écouter Dieu uniquement : sa perte est inévitable;
mais il la faut considérer dans son origine aussi bien que dans ses suites.
Dieu avait fait au commencement
ses anges, esprits purs et séparés de toute matière. Lui qui ne fait rien que de
bon, les avait tous créés dans la sainteté, et ils pouvaient assurer leur
félicité en se donnant volontairement à leur créateur. Mais tout ce qui est tiré
du néant est défectueux. Une partie de ces anges se laissa séduire à
l'amour-propre. Malheur à la créature qui se plaît en elle-même, et non pas en
Dieu ! elle perd en un moment tous ses dons. Etrange effet du péché ! ces
esprits lumineux devinrent esprits de ténèbres : ils n'eurent plus de lumières
qui ne se tournassent en ruses malicieuses. Une maligne envie prit en eux la
place de la charité ; leur grandeur naturelle ne fut plus qu'orgueil ; leur
félicité fut changée en la triste consolation de se faire des compagnons dans
leur misère, et leurs bienheureux
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exercices au misérable emploi de tenter les hommes. Le plus
parfait de tous, qui avait aussi été le plus superbe, se trouva le plus
malfaisant, comme le plus malheureux. L'homme que Dieu avait mis un peu
au-dessous des anges (1), en l'unissant à un corps, devint à un esprit si
parfait un objet de jalousie : il voulut l'entraîner dans sa rébellion, pour
ensuite l'envelopper dans sa perte. Les créatures spirituelles (a) avaient,
comme Dieu même, des moyens sensibles pour communiquer avec l'homme qui leur
était semblable dans sa partie principale. Les mauvais esprits, dont Dieu
voulait se servir pour éprouver la fidélité du genre humain, n'avaient pas perdu
le moyen d'entretenir ce commerce avec notre nature, non plus qu'un certain
empire qui lui avait été donné d'abord sur la créature corporelle. Le démon usa
de ce pouvoir contre nos premiers parents. Dieu permit qu'il leur parlât en la
forme d'un serpent, comme la plus convenable à représenter la malignité avec le
supplice de cet esprit malfaisant, ainsi qu'on le verra dans la suite. D ne
craint point de leur faire horreur sous cette figure. Tous les animaux avaient
été également amenés aux pieds d'Adam pour en recevoir un nom convenable , et
reconnaître le souverain que Dieu leur avait donné. Ainsi aucun des animaux ne
causait de l'horreur à l'homme, parce que dans l'état où il était aucun ne lui
pouvait nuire.
Ecoutons maintenant comment le
démon lui parla, et pénétrons le fond de ses artifices. Il s'adresse à Eve comme
à la plus faible : mais en la personne d'Eve, il parle à son mari aussi bien
qu'à elle : « Pourquoi Dieu vous a-t-il fait cette défense (3) ? » S'il vous a
faits raisonnables, vous devez savoir la raison de tout : ce fruit n'est pas un
poison ; « vous n'en mourrez pas (4). » Voilà par où commence l'esprit de
révolte. On raisonne sur le précepte, et l'obéissance est mise en doute. « Vous
serez comme des dieux (5), » libres et indépendants, heureux en vous-mêmes,
sages par vous-mêmes : « vous saurez le bien et le mal ; » rien ne vous sera
impénétrable. C'est par ces motifs que l'esprit s'élève contre l'ordre du
Créateur, et au-dessus de la règle. Eve à demi gagnée regarda
1 Psal. VIII, 6. — 2 Gen., II, 19, 20. — 3 Ibid., III, 1. —
4 Ibid., 4. — 5 Ibid., 5.
(a) La fin de cet alinéa ne se trouve point dans les trois
premières éditions.
375
le fruit dont la beauté promettait un goût excellent
(1). Voyant que Dieu avait uni en l'homme l'esprit et le corps, elle crut qu'en
faveur de l'homme il pourrait bien encore avoir attaché aux plantes des vertus
surnaturelles et des dons intellectuels aux objets sensibles. Après avoir mangé
de ce beau fruit, elle en présenta elle-même à son mari. Le voilà dangereusement
attaqué. L'exemple et la complaisance fortifient la tentation : il entre dans
les sentiments du tentateur si bien secondé ; une trompeuse curiosité, une
flatteuse pensée d'orgueil, le secret plaisir d'agir de soi-même et selon ses
propres pensées, l'attire et l'aveugle : il veut faire une dangereuse épreuve de
sa liberté, et il goûte avec le fruit défendu la pernicieuse douceur de
contenter son esprit : les sens mêlent leur attrait à ce nouveau charme; il les
suit, il s'y soumet, et il s'en fait le captif, lui qui en était le maître.
En même temps tout change pour
lui. La terre ne lui rit plus comme auparavant ; il n'en aura plus rien que par
un travail opiniâtre : le ciel n'a plus cet air serein : les animaux qui lui
étaient tous, jusqu'aux plus odieux et aux plus farouches, un divertissement
innocent, prennent pour lui des formes hideuses : Dieu, qui avait tout fait pour
son bonheur; lui tourne en un moment tout en supplice. Il se fait peine à
lui-même, lui qui s'était tant aimé. La rébellion de ses sens lui fait remarquer
en lui je ne sais quoi de honteux (2). Ce n'est plus ce premier ouvrage du
Créateur où tout était beau ; le péché a fait un nouvel ouvrage qu'il faut
cacher. L'homme ne peut plus supporter sa honte, et voudrait pouvoir la couvrir
à ses propres yeux. Mais Dieu lui devient encore plus insupportable. Ce grand
Dieu qui l'avait fait à sa ressemblance, et qui lui avait donné des sens comme
un secours nécessaire à son esprit, se plaisait à se montrer à lui sous une
forme sensible : l'homme ne peut plus souffrir sa présence. Il cherche le fond
des forêts (3) pour se dérober à celui qui faisait auparavant tout son bonheur.
Sa conscience l'accuse avant que Dieu parle. Ses malheureuses excuses achèvent
de le confondre. Il faut qu'il meure : le remède d'immortalité lui est ôté, et
une
1 Gen., III, 6. — 3 Ibid., 7.— 4 Ibid., 8.
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mort plus affreuse, qui est celle de l'âme, lui est figurée
par cette mort corporelle à laquelle il est condamné.
Mais voici notre sentence
prononcée dans la sienne. Dieu qui avait résolu de récompenser son obéissance
dans toute sa postérité, aussitôt qu'il s'est révolté le condamne, et le frappe,
non-seulement en sa personne, mais encore dans tous ses enfants comme dans la
plus vive et la plus chère partie de lui-même : nous sommes tous maudits dans
notre principe, notre naissance est gâtée et infectée dans sa source.
N'examinons point ici ces règles
terribles de la justice divine, par lesquelles la race humaine est maudite dans
son origine. Adorons les jugements de Dieu, qui regarde tous les hommes comme un
seul homme dans celui dont il veut tous les faire sortir. Regardons-nous aussi
comme dégradés dans notre père rebelle, comme flétris à jamais par la sentence
qui le condamne, comme bannis avec lui, et exclus du paradis où il devait nous
faire naître.
Les règles de la justice humaine
nous peuvent aider à entrer dans les profondeurs de la justice divine dont elles
sont une ombre : mais elles ne peuvent pas nous découvrir le fond de cet abîme.
Croyons que la justice aussi bien que la miséricorde de Dieu ne veulent pas être
mesurées sur celles des hommes, et qu'elles ont toutes deux des effets bien plus
étendus et bien plus intimes.
Mais pendant que les rigueurs de
Dieu sur le genre humain nous épouvantent, admirons comme il tourne nos yeux
vers un objet (a) plus agréable, en nous découvrant notre délivrance future dès
le jour de notre perte. Sous la figure du serpent (1), dont le rampement
tortueux était une vive image des dangereuses insinuations et des détours
fallacieux dé l'esprit malin; Dieu fait voir à Eve notre mère (b) le caractère
odieux et tout ensemble le
1 Gen., III, 14, 15.
(a) Ire édit. : A un objet. — (b) Depuis ces mots : Eve
notre mère, jusqu'à ceux-ci :La tête écrasée, addition laissée en
manuscrit par l’auteur. Les premières éditons disent : Dieu fait voir à Eve
notre mère son ennemi vaincu , et lui montre cette semence bénite par laquelle
notre vainqueur devait avoir la tête écrasée.
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juste supplice de son ennemi vaincu. Le serpent devait être
le plus haï de tous les animaux, comme le démon est la plus maudite de toutes
les créatures. Comme le serpent rampe sur sa poitrine, le démon justement
précipité du ciel où il avait été créé, ne se peut plus relever. La terre dont
il est dit que le serpent se nourrit, signifie les basses pensées que le démon
nous inspire : lui-même il ne pense rien que de bas, puisque toutes ses pensées
ne sont que péché. Dans l’inimitié éternelle entre toute la race humaine et le
démon, nous apprenons que la victoire nous sera donnée, puisqu'on nous y montre
une semence bénite par laquelle notre vainqueur devait avoir la tête écrasée,
c'est-à-dire devait voir, son orgueil dompté, et son empire abattu par toute la
terre.
Cette semence bénite était
Jésus-Christ fils d'une vierge, ce Jésus-Christ en qui seul Adam n'avait point
péché, parce qu'il devait sortir d'Adam d'une manière divine, conçu non de
l'homme, mais du Saint-Esprit. C'était (a) donc par ce divin germe, ou par la
femme qui le produirait, selon les diverses leçons de ce passage, que la perte
du genre humain devait être réparée, et la puissance ôtée au prince du monde,
qui ne trouve rien du sien en Jésus-Christ (1).
Mais avant que de nous donner le
Sauveur, il fallait que le genre humain connût par une longue expérience le
besoin qu'il avait d'un tel secours. L'homme fut donc laissé à lui-même; ses
inclinations se corrompirent, ses débordements allèrent à l'excès, et l'iniquité
couvrit foute la face de la terre.
Alors Dieu médita une vengeance
dont il voulut que le souvenir ne s'éteignit jamais parmi les hommes : c'est
celle du déluge universel, dont en effet la mémoire dure encore dans toutes les
nations, aussi bien que celle des crimes qui l'ont attiré.
Que les hommes ne pensent plus
que le monde va tout seul, et que ce qui a été sera toujours comme de lui-même.
Dieu, qui a tout fait, et par qui tout subsiste, va noyer tous les animaux avec
tous les hommes, c'est-à-dire qu'il va détruire la plus belle partie de son
ouvrage.
1 Joan., XIV, 30.
(a) Cette dernière phrase ne se trouve pas dans la première
édition.
378
Il n'avait besoin que de
lui-même pour détruire ce qu'il avait fait d'une parole : mais il trouve plus
digne de lui défaire servir ses créatures d'instrument à sa vengeance, et il
appelle les eaux pour ravager la terre couverte de crimes.
Il s'y trouva pourtant un homme
juste. Dieu, avant que de le sauver du déluge des eaux, l'avait préservé par sa
grâce du déluge de l'iniquité. Sa famille fut réservée pour repeupler la terre,
qui n'allait plus être qu'une immense solitude. Par les soins de cet homme
juste, Dieu sauve les animaux, afin que l'homme entende qu'ils sont faits pour
lui, et qu'il s'en serve pour la gloire de leur créateur (a).
Il fait plus (b) ; et comme s'il
se repentait d'avoir exercé sur le genre humain une justice si rigoureuse, il
promet solennellement de n'envoyer jamais de déluge pour inonder toute la terre:
et il daigna faire ce traité non-seulement avec les hommes, mais encore
avec tous les animaux tant de la terre que de l'air (1), pour montrer que
sa providence s'étend sur tout ce qui a vie. L'arc-en-ciel parut alors : Dieu en
choisit les couleurs si douces et si agréablement diversifiées sur un nuage
rempli d'une bénigne rosée, plutôt que d'une pluie incommode, pour être un
témoignage éternel que les pluies qu'il enverrait dorénavant ne feraient jamais
d'inondation universelle. Depuis ce temps, l'arc-en-ciel paraît dans les
célestes visions comme un des principaux ornements du trône de Dieu (2), et y
porte une impression de ses miséricordes.
Le monde se renouvelle, et la
terre sort encore une fois du sein des eaux : mais dans ce renouvellement, il
demeure une impression éternelle de la vengeance divine. Jusqu'au déluge toute
la nature était plus forte et plus vigoureuse : par cette immense quantité
d'eaux que Dieu amena sur la terre, et par le long séjour qu'elles y firent, les
sucs qu'elle enfermait furent altérés ; l'air chargé d'une humidité excessive
fortifia les principes de la
1 Gen., IX, 9, 10, etc. — 2 Ezech., I,
28; Apocal., IV, 3.
(a) Ire édit. :...... Qu'ils sont faits pour lui, et soumis
à son empire par leur
créateur. — (b) Depuis ces mots : Il fait plus,
jusqu'à la fin de l'alinéa : Une impression de ses miséricordes ,
addition laissée en manuscrit par l'auteur.
379
corruption ; et la première constitution de l'univers se
trouvant affaiblie, la vie humaine qui se poussait jusques à près de mille ans,
se diminua peu à peu : les herbes et les fruits n'eurent plus leur première
force, et il fallut donner aux hommes une nourriture plus substantielle dans la
chair des animaux (1).
Ainsi devaient disparaître et
s'effacer peu à peu les restes de la première institution ; et la nature changée
avertissait l'homme que Dieu n'était plus le même pour lui depuis qu'il avait
été irrité par tant de crimes.
Au reste cette longue vie des
premiers hommes marquée dans les annales du peuple de Dieu, n'a pas été inconnue
aux autres peuples, et leurs anciennes traditions en ont conservé la mémoire
(2). La mort qui s'avançait fit sentir aux hommes une vengeance plus prompte ;
et comme tous les jours ils s'enfonçaient de plus en plus dans le crime, il
fallait qu'ils fussent aussi, pour ainsi parler, tous les jours plus enfoncés
dans leur supplice.
Le seul changement des viandes
leur pouvait marquer combien leur état allait s'empirant, puisqu'en devenant
plus faibles, ils devenaient en même temps plus voraces et plus sanguinaires.
Avant le temps du déluge la
nourriture que les hommes prenaient sans violence dans les fruits qui tombaient
d'eux-mêmes, et dans les herbes qui aussi bien séchaient si vite, était sans
doute quelques restes de la première innocence, et de la douceur à laquelle nous
étions formés. Maintenant pour nous nourrir, il faut répandre du sang malgré
l'horreur qu'il nous cause naturellement; et tous les raffinements dont nous
nous servons pour couvrir nos tables, suffisent à peine à nous déguiser les
cadavres qu'il nous faut manger pour nous assouvir.
Mais ce n'est là que la moindre
partie de nos malheurs. La vie déjà raccourcie s'abrège encore par les violences
qui s'introduisent dans le genre humain. L'homme qu'on voyait dans les premiers
temps épargner la vie des bêtes, s'est accoutumé à n'épargner plus la vie de ses
semblables. C'est en vain que Dieu défendit aussitôt après le déluge de verser
le sang humain ; en vain,
1 Gen., IX, 3. — 2 Maneth., Beros, Bestias, Nic. Damas, et
al. apud Joseph., Antiq., lib. I, c. 4, al. 3. Hesiod., Op. et dies.
380
pour sauver quelque vestige de la première douceur de notre
nature, en permettant de manger la chair des bêtes, il en avait réservé le sang
(1). Les meurtres se multiplièrent sans mesure. Il est vrai qu'avant le déluge
Caïn avait sacrifié son frère à sa jalousie (2). Lamech sorti de Caïn avait fait
le second meurtre (3); et on peut croire qu'il s'en fit d'autres après ces
damnables exemples. Mais les guerres n'étaient pas encore inventées. Ce fut
après le déluge que parurent ces ravageurs de provinces, que l'on a nommés
conquérants, qui, poussés par la seule gloire du commandement, ont exterminé
tant d'innocents. Nemrod, maudit rejeton de Cham maudit par son père, commença à
faire la guerre seulement pour s'établir un empire (4). Depuis ce temps
l'ambition s'est jouée sans aucune borne de la vie des hommes : ils en sont
venus à ce point de s'entretuer sans se haïr : le comble de la gloire et le plus
beau de tous les arts a été de se tuer les uns les autres.
Cent ans ou environ après le
déluge (a), Dieu frappa le genre humain d'un autre fléau par la division des
langues. Dans la dispersion qui se devait faire de la famille de Noé par toute
la terre habitable, c'était encore un lien de la société, que la langue
qu'avaient parlée les premiers hommes, et qu'Adam avait apprise à ses enfants,
demeurât commune. Mais ce reste de l'ancienne concorde périt à la tour de Babel
: sait que les enfants d'Adam, toujours incrédules, n'eussent pas donné assez de
croyance à la promesse de Dieu qui les avait assurés qu'on ne verrait plus de
déluge, et qu'ils se soient préparé un refuge contre un semblable accident dans
la solidité et dans la hauteur de ce superbe édifice, ou qu'ils n'aient eu pour
objet que de rendre leur nom immortel par ce grand ouvrage, avant que de se
séparer, ainsi qu'il est marqué dans la Genèse (5) ; Dieu ne leur permit pas de
le porter, comme ils l'espéraient, jusqu'aux nues; ni de menacer pour ainsi dire
le ciel par l'élévation de ce hardi bâtiment ; et il mit la confusion parmi eux,
en leur faisant oublier leur premier langage.
1 Gen., IX, 4. — 2 Ibid., IV, 8. — 3
Ibid., 23. — 4 Ibid., X, 9. — 5 Ibid., XI, 4, 7. (a) Depuis le
commencement de l'alinéa : Cent ans ou environ après le déluge, jusqu'à la fin :
Parmi les hommes, addition manuscrite.
381
Là donc ils commencèrent à se diviser en langues et en
nations. Le nom de Babel, qui signifie confusion, demeura à la tour, en
témoignage de ce désordre, et pour être un monument éternel au genre humain, que
l'orgueil est la source de la division et du trouble parmi les hommes.
Voilà les commencements du
monde, tels que l'histoire de Moïse nous les représente : commencements heureux
d'abord, pleins ensuite de maux infinis ; par rapport à Dieu qui fait tout,
toujours admirables; tels enfin que nous apprenons en les repassant dans notre
esprit, à considérer l'univers et le genre humain toujours sous la main du
Créateur, tiré du néant par sa parole, conservé par sa bonté, gouverné par sa
sagesse, puni par sa justice, délivré par sa miséricorde, et toujours assujetti
à sa puissance.
Ce n'est pas ici l'univers tel
que l'ont conçu les philosophes, formé selon quelques-uns par un concours
fortuit des premiers corps, ou qui selon les plus sages a fourni sa matière à
son auteur, qui par conséquent n'en dépend, ni dans le fond de son être, ni dans
son premier état, et qui l'astreint à certaines lois que lui-même ne peut
violer.
Moïse et nos anciens pères dont
Moïse a recueilli les traditions nous donnent d'autres pensées. Le Dieu qu'il
nous a montré a bien une autre puissance : ;il peut faire et défaire ainsi qu'il
lui plaît; il donne des lois à la nature, et les renverse quand il veut.
Si pour se faire connaître dans
le temps que la plupart des hommes l'avaient oublié, il a fait des miracles
étonnants, et a forcé la nature à sortir de ses lois les plus constantes, il a
continué par là à montrer qu'il en était le maître absolu, et que sa volonté est
le seul lien qui entretient l'ordre du monde.
C'est justement ce que les
hommes avaient oublié : la stabilité d'un si bel ordre ne servait plus qu'à leur
persuader que cet ordre avait toujours été, et qu'il était de soi-même; par où
ils étaient portés à adorer ou le monde en général, ou les astres, les éléments,
et enfin tous ces grands corps qui le composent. Dieu donc a témoigné au genre
humain une bonté digne de lui, en renversant dans des occasions éclatantes cet
ordre qui
382
non-seulement ne les frappait plus, parce qu'ils y étaient
accoutumés, mais encore qui les portait, tant ils étaient aveuglés, à imaginer
hors de Dieu l'éternité et l'indépendance.
L'histoire du peuple de Dieu
attestée par sa propre suite et par la religion tant de ceux qui l'ont écrite
que de ceux qui l'ont conservée avec tant de soin, a gardé comme dans un fidèle
registre la mémoire de ces miracles, et nous donne par là l'idée véritable de
l'empire suprême de Dieu maître tout-puissant de ses créatures, sait pour les
tenir sujettes aux lois générales qu'il a établies, sait pour leur en donner
d'autres quand il juge qu'il est nécessaire de réveiller par quelque coup
surprenant le genre humain endormi.
Voilà le Dieu que Moïse nous a
proposé dans ses écrits comme le seul qu'il fallait servir ; voilà le Dieu que
les patriarches ont adoré avant Moïse ; en un mot, le Dieu d'Abraham, d'Isaac,
et de Jacob, à qui notre père Abraham a bien voulu immoler son fils unique, dont
Melchisédech figure de Jésus-Christ était le pontife, à qui notre père Noé a
sacrifié en sortant de l'arche, que le juste Abel avait reconnu en lui offrant
ce qu'il avait de plus précieux, que Seth donné à Adam à la place d'Abel avait
fait connaître à ses enfants appelés aussi les enfants de Dieu, qu'Adam même
avait montré à ses descendants comme celui des mains duquel il s'était vu
récemment sorti, et qui seul pouvait mettre fin aux maux de sa malheureuse
postérité.
La belle philosophie, que celle
qui nous donne des idées si pures de l'auteur de notre être ! la belle tradition
que celle qui nous conserve la mémoire de ses œuvres magnifiques ! Que le peuple
de Dieu est saint, puisque par une suite non interrompue depuis l'origine du
monde jusqu'à nos jours, il a toujours conservé une tradition et une philosophie
si sainte !
383
Mais comme le peuple de Dieu a
pris sous le patriarche Abraham une forme plus réglée, il est nécessaire,
Monseigneur, de vous arrêter un peu sur ce grand homme.
Il naquit environ trois cent
cinquante ans après le déluge, dans un temps où la vie humaine, quoique réduite
à des bornes plus étroites, était encore très-longue. Noé ne faisait que de
mourir, Sem son fils aîné vivait encore, et Abraham a pu passer avec lui presque
toute sa vie.
Représentez-vous donc le monde
encore nouveau, et encore pour ainsi dire tout trempé des eaux du déluge,
lorsque les hommes si près de l'origine des choses, n'avaient besoin pour
connaître l'unité de Dieu et le service qui lui était dû, que de la tradition
qui s'en était conservée depuis Adam et depuis Noé : tradition d'ailleurs si
conforme aux lumières de la raison, qu'il semblait qu'une vérité si claire et si
importante ne pût jamais être obscurcie, ni oubliée parmi les hommes. Tel est le
premier état de la religion qui dure jusqu'à Abraham, où pour connaître les
grandeurs de Dieu, les hommes n'avaient à consulter que leur raison et leur
mémoire.
Mais la raison était faible et
corrompue ; et à mesure qu'on s'éloignait de l'origine des choses, les hommes
brouillaient les idées qu'ils avaient reçues de leurs ancêtres. Les enfants
indociles ou mal appris n'en voulaient plus croire leurs grands-pères décrépits,
qu'ils ne connaissaient qu'à peine après tant de générations ; le sens humain
abruti ne pouvait plus s'élever aux choses intellectuelles; et les hommes ne
voulant plus adorer que ce qu'ils voyaient, l'idolâtrie se répandait par tout
l'univers.
L'esprit qui avait trompé le premier homme goûtait alors
tout le fruit de sa séduction, et voyait l'effet entier de cette parole : « Vous
serez comme des dieux. » Dès le moment qu'il la proféra, il songeait à confondre
en l'homme l'idée de Dieu avec celle de la créature, et à diviser un nom dont la
majesté consiste à être
384
incommunicable. Son projet lui réussissait. Les hommes
ensevelis dans la chair et dans le sang, avaient pourtant conservé une idée
obscure de la puissance divine, qui se soutenait par sa propre force ; mais qui
brouillée avec les images venues par leurs sens, leur faisait adorer toutes les
choses où il paraissait quelque activité et quelque puissance. Ainsi le soleil
et les astres qui se faisaient sentir de si loin, le feu et les éléments dont
les effets étaient si universels, furent les premiers objets de l'adoration
publique. Les grands rois, les grands conquérants qui pouvaient tout sur la
terre, et les auteurs des inventions utiles à la vie humaine, eurent bientôt
après les honneurs divins. Les hommes portèrent la peine de s'être soumis à
leurs sens : les sens décidèrent de tout, et firent malgré la raison tous les
dieux qu'on adora sur la terre.
Que l'homme parut alors éloigné
de sa première institution, et que l'image de Dieu y était gâtée ! Dieu
pouvait-il l'avoir fait avec ces perverses inclinations qui se déclaraient tous
les jours de plus en plus? et cette pente prodigieuse qu'il avait à s'assujettir
à toute autre chose qu'à son Seigneur naturel, ne montrait-elle pas trop
visiblement la main étrangère par laquelle l'œuvre de Dieu avait été si
profondément altérée dans l'esprit humain, qu'à peine pouvait-on y en
reconnaître quelque trace? Poussé par cette aveugle impression qui le dominait,
il s'enfonçait dans l'idolâtrie, sans que rien le pût retenir. Un si grand mal
faisait des progrès étranges. De peur qu'il n'infectât tout le genre humain, et
n'éteignît tout à fait la connaissance de Dieu, ce grand Dieu appela d'en haut
son serviteur Abraham dans la famille duquel il voulait établir son culte, et
conserver l'ancienne croyance tant de la création de l'univers que de la
providence particulière avec laquelle il gouverne les choses humaines.
Abraham a toujours été célèbre
dans l'Orient. Ce n'est pas seulement les Hébreux qui le regardent comme leur
père. Les Iduméens se glorifient de la même origine. Ismaël fils d'Abraham est
connu parmi les Arabes comme celui d'où ils sont sortis (1). La circoncision
leur est demeurée comme la marque de leur origine, et ils l'ont reçue de tout
temps, non pas au huitième jour à la
1 Gen., XVI, XVII.
385
manière des Juifs, mais à treize ans, comme l'Ecriture nous
apprend qu'elle fut donnée à leur père Ismaël (1) : coutume qui dure encore
parmi les mahométans. D'autres peuples Arabes se ressouviennent d'Abraham et de
Cétura, et ce sont les mêmes que l'Ecriture fait sortir de ce mariage (2). Ce
patriarche était Chaldéen et ces peuples renommés pour leurs observations
astronomiques ont compté Abraham comme un de leurs plus savants observateurs
(3). Les historiens de Syrie l'ont fait roi de Damas, quoique étranger et venu
des environs de Babylone ; et ils racontent qu'il quitta le royaume de Damas
pour s'établir dans le pays des Chananéens, depuis appelé Judée (4). Mais il
vaut mieux remarquer ce, que l'histoire du peuple de Dieu nous rapporte de ce
grand homme. Nous avons vu qu'Abraham suivait le genre de vie que suivirent les
anciens hommes, avant que tout l'univers eût été réduit en royaumes. Il régnait
dans sa famille avec laquelle il embrassait cette vie pastorale tant renommée
pour sa simplicité et son innocence ; riche en troupeaux, en esclaves et en
argent, mais sans terres et sans domaine (5); et toutefois il vivait dans un
royaume étranger, respecté et indépendant comme un prince (6). Sa piété et sa
droiture protégée de Dieu, lui attirait ce respect. Il traitait d'égal avec les
rois qui recherchaient son alliance, et c'est de là qu'est venue l'ancienne
opinion qui l'a lui-même fait roi. Quoique sa vie fût simple et pacifique, il
savait faire la guerre, mais seulement pour défendre ses alliés opprimés (7). Il
les défendit, et les vengea par une victoire signalée : il leur rendit toutes
leurs richesses reprises sur leurs ennemis sans réserver autre chose que la dime
qu'il offrit à Dieu, et la part qui appartenait aux troupes auxiliaires qu'il
avait menées au combat. Au reste après un si grand service, il refusa les
présents des rois avec une magnanimité sans exemple, et ne put souffrir qu'aucun
homme se vantât d'avoir enrichi Abraham. Il ne voulait rien
1 Gen., XVII, 25; Joseph., Antiq., lib. I,
cap. 13, al. 12 — 2 Gen., XXV Alex. Polyh., apud Jos., Antiq., lib. I, cap. 16,
al. 15. — 3 Beros., Hecat. Eupol., Alex. Polyh.et al. apud Jos., Antiq.,lib.
I.cap. 8, al 7; et Euseb.,Prœp.evang., lib.lX, cap. 16-20, etc. — 4 Nic. Damas.,
lib. IV, Hist. univ. in Excerpt. Vales., p. 491; et ap.
Jos., Antiq., lib. I, c. 8; et Euseb., Praep. evang., lib. IX,
cap. 16.— 5 Gen., XIII, etc. — 6 Ibid., XIV, XXI, 22, 27; XXIII,
6. — 7 Ibid., XIV.
386
devoir qu'à Dieu qui le protégeait, et qu'il suivait seul
avec une foi et une obéissance parfaite.
Guidé par cette foi, il avait
quitté sa terre natale pour venir au pays que Dieu lui montrait. Dieu qui
l'avait appelé et qui l'avait rendu digne de son alliance, la conclut à ces
conditions.
Il lui déclara qu'il serait le
Dieu de lui et de ses enfants (1), c'est-à-dire qu'il serait leur protecteur, et
qu'ils le serviraient comme le seul Dieu créateur du ciel et de la terre.
Il lui promit une terre ( ce fut
celle de Chanaan ) pour servir de demeure fixe à sa postérité, et de siège à la
religion (2).
Il n'avait point d'enfants, et
sa femme Sara était stérile. Dieu lui jura par soi-même, et par son éternelle
vérité, que de lui et de cette femme naîtrait une race qui égalerait les étoiles
du ciel et le sable de la mer (3).
Mais voici l'article le plus
mémorable de la promesse divine. Tous les peuples se précipitaient dans
l'idolâtrie. Dieu promit au saint patriarche qu'en lui et en sa semence toutes
ces nations aveugles qui oubliaient leur créateur, seraient bénites (4),
c'est-à-dire rappelées à sa connaissance, où se trouve la véritable bénédiction.
Par cette parole Abraham est fait le père de tous les
croyants et sa postérité est choisie pour être la source d'où la bénédiction
doit s'étendre par toute la terre.
En cette promesse était enfermée
la venue du Messie tant de fois prédit à nos pères, mais toujours prédit comme
celui qui devait être le Sauveur de tous les gentils et de tous les peuples du
monde.
Ainsi ce germe béni, promis à
Eve, devint aussi le germe et le rejeton d'Abraham.
Tel est le fondement de
l'alliance; telles en sont les conditions. Abraham en reçut la marque dans la
circoncision (5), cérémonie dont le propre effet était de marquer que ce saint
homme appartenons à Dieu avec toute sa famille.
Abraham était sans enfants quand Dieu commença à bénir sa
race. Dieu le laissa plusieurs années sans lui en donner. Après il
1 Gen., XII, XVII. — 2 Ibid. — 3 Ibid., XII, 2; XV, 4, 5;
XVII, 19. — 4 Ibid., XII, 3; XVIII, 18. — 5 Ibid., XVII.
387
eut Ismaël, qui devait être père d'un grand peuple, mais
non pas de ce peuple élu tant promis à Abraham (1). Le père du peuple élu devait
sortir de lui et de sa femme Sara qui était stérile. Enfin treize ans après
Ismaël, il vint cet enfant tant désiré : il fut nommé Isaac (2), c'est-à-dire
ris, enfant de joie, enfant de miracle, enfant de promesse, qui marque par
sa naissance que les vrais enfants de Dieu naissent de la grâce.
Il était déjà grand ce bénit
enfant, et dans un âge où son père pouvait espérer d'en avoir d'autres enfants,
quand tout à coup Dieu lui commanda de l'immoler (3). A quelles épreuves la foi
est-elle exposée ? Abraham mena Isaac à la montagne que Dieu lui avait montrée,
et il allait sacrifier ce fils en qui seul Dieu lui promettait de le rendre père
et de son peuple et du Messie. Isaac présentait le sein à l'épée que son père
tenait toute prête à frapper. Dieu content de l'obéissance du père et du fils,
n'en demande pas davantage. Après que ces deux grands hommes ont donné au monde
une image si vive et si belle de l'oblation volontaire de Jésus-Christ, et
qu'ils ont goûté en esprit les amertumes de sa croix, ils sont jugés vraiment
dignes d'être ses ancêtres. La fidélité d'Abraham fait que Dieu lui confirme
foutes ses promesses (4), et bénit de nouveau non-seulement sa famille, mais
encore par sa famille toutes les nations de l'univers.
En effet il continua sa
protection à Isaac son fils, et à Jacob son petit-fils. Ils furent ses
imitateurs, attachés comme lui à la croyance ancienne, à l'ancienne manière de
vie qui était la vie pastorale, à l'ancien gouvernement du genre humain où
chaque père de famille était prince dans sa maison. Ainsi dans les changements
qui s'introduisaient tous les jours parmi les hommes, la sainte antiquité
revivait dans la religion et dans la conduite d'Abraham et de ses enfants.
Aussi Dieu réitéra-t-il à Isaac
et à Jacob les mêmes promesses qu'il avait faites à Abraham (5); et comme il
s'était appelé le Dieu d'Abraham, il prit encore le nom de Dieu d'Isaac, et de
Dieu de Jacob.
1 Gen., XII, 2; XV; XVI, 3, 4 ; XVII, 20; XXI, 13. — 2
Ibid., XXI, 2, 3. — 3 Ibid, XXII, 2. — 4 Ibid., 18. — 5 Ibid., XXV, 11; XXVI, 4;
XXVIII, 14.
388
Sous sa protection ces trois grands hommes commencèrent à
demeurer dans la terre de Chanaan, mais comme des étrangers, et sans y posséder
un pied de terre (1), jusqu'à ce que la famine attira Jacob en Egypte, où
ses enfants multipliés devinrent bientôt un grand peuple, comme Dieu l'avait
promis.
Au reste quoique ce peuple que
Dieu faisait naître dans son alliance, dût s'étendre par la génération, et que
la bénédiction dût suivre le sang, ce grand Dieu ne laissa pas d'y marquer
l'élection de sa grâce. Car après avoir choisi Abraham du milieu des nations,
parmi les enfants d'Abraham il choisit Isaac, et des deux jumeaux d'Isaac il
choisit Jacob, à qui il donna le nom d'Israël.
La préférence de Jacob (a) fut
marquée par la solennelle bénédiction qu'il reçut d'isaac, par surprise en
apparence, mais en effet par une expresse disposition de la sagesse divine.
Cette action prophétique et mystérieuse avait été préparée par un oracle dès le
temps que Rebecca, mère d'Esaü et de Jacob, les portait tous deux dans son sein.
Car cette pieuse femme, troublée du combat qu'elle sentait entre ses enfants
dans ses entrailles, consulta Dieu, de qui elle reçut cette réponse : « Vous
portez deux peuples dans votre sein, et l'aîné sera assujetti au plus jeune. »
En exécution de cet oracle, Jacob avait reçu de son frère la cession de son
droit d'aînesse, confirmée par serment (2); et Isaac en le bénissant ne fit que
le mettre en possession de ce droit, que le ciel lui-même lui avait donné. La
préférence des Israélites enfants de Jacob sur les Iduméens enfants d'Esaü est
prédite par cette action qui marque aussi la préférence future des Gentils,
nouvellement appelés à l'alliance par Jésus-Christ, au-dessus de l'ancien
peuple.
Jacob eut douze enfants, qui
furent les douze patriarches auteurs des douze tribus. Tous devaient entrer dans
l'alliance : mais Juda fut choisi parmi tous ses frères pour être le père des
rois du
1 Act., VII, 5. — 2 Gen., XXV, 22, 23, 32.
(a) Depuis le commencement de l'alinéa : La préférence
de Jacob, jusqu'à la fin ; Au-dessus de l’ancien peuple, addition
laissée eu manuscrit par l'auteur.
380
peuple saint (a), et le père du Messie tant promis à ses
ancêtres.
Le temps devait venir que dix
tribus étant retranchées du peuple de Dieu pour leur infidélité, la postérité
d'Abraham ne conserverait son ancienne bénédiction, c'est-à-dire la religion, la
terre de Chanaan et l'espérance du Messie, qu'en la seule tribu de Juda qui
devait donner le nom au reste des Israélites qu'on appela Juifs, et à
tout le pays qu'on nomma Judée.
Ainsi l'élection divine paraît
toujours même dans ce peuple charnel, qui devait se conserver par la propagation
ordinaire.
Jacob vit en esprit le secret de
cette élection (1). Comme il était prêt à expirer, et que ses enfants autour de
son lit demandaient la bénédiction d'un si bon père, Dieu M découvrit l'état des
douze tribus quand elles seraient dans la Terre-Promise : il l'expliqua en peu
de paroles, et ce peu de paroles renferment des mystères innombrables.
Quoique tout ce qu'il dit des
frères de Juda sait exprimé avec une magnificence extraordinaire, et ressente un
homme transporté hors de lui-même par l'esprit de Dieu : quand il vient à Juda,
il s'élève encore plus haut. «Juda, dit-il, tes frères te loueront ; ta main
sera sur le col de tes ennemis; les enfants de ton père se prosterneront devant
toi. Juda est un jeune lion. Mon fils, tu es allé au butin. Tu t'es reposé comme
un lion et comme une lionne. Qui osera le réveiller ? Le sceptre (c'est-à-dire
l'autorité) ne sortira point de Juda, et on verra toujours des capitaines et des
magistrats, ou des juges nés de sa race, jusqu'à ce que vienne celui qui doit
être envoyé, et qui sera l'attente des peuples (2) ; d ou comme porte une autre
leçon qui peut-être n'est pas moins ancienne, et qui au fond ne diffère pas de
celle-ci, « jusqu'à ce que vienne celui à qui les choses sont réservées, d et le
reste comme nous venons de le rapporter.
La suite de la prophétie regarde
à la lettre la contrée que la tribu de Juda devait occuper dans la Terre-Sainte.
Mais les dernières paroles que nous avons vues, en quelque façon qu'on tes
1 Gen., XLIX. — 2 Ibid., 8.
(a) Ière Edit. : Le père des rois d'Israël.
390
veuille prendre, ne signifient autre chose que celui qui
devait être l'envoyé de Dieu, le ministre et l'interprète de ses volontés,
l'accomplissement de ses promesses, et le roi du nouveau peuple, c'est-à-dire le
Messie ou l'Oint du Seigneur.
Jacob n'en parle expressément
qu'au seul Juda dont ce Messie devait naître : il comprend dans la destinée de
Juda seul, la destinée de toute la nation, qui après sa dispersion devait voir
les restes des autres tribus réunies sous les étendards de Juda.
Tous les termes de la prophétie
sont clairs : il n'y a que le mot de sceptre que l'usage de notre langue
nous pourrait faire ; prendre pour la seule royauté ; au lieu que dans la langue
sainte il signifie en général la puissance, l'autorité, la magistrature. Cet
usage du mot de sceptre se trouve à toutes les pages de l'Ecriture : il paraît
même manifestement dans la prophétie de Jacob, et le patriarche veut dire qu'aux
jours du Messie toute autorité cessera dans la maison de Juda; ce qui emporte la
ruine totale d'un Etat.
Ainsi les temps du Messie sont
marqués ici par un double changement. Par le premier, le royaume de Juda et du
peuple Juif est menacé de sa dernière ruine. Parle second, il doit s'élever un
nouveau royaume, non pas d'un seul peuple, mais de tous les peuples, dont le
Messie doit être le chef et l'espérance.
Dans le style de l'Ecriture, le
peuple Juif est appelé en nombre singulier et par excellence, le peuple, ou le
peuple de Dieu (1) ; et quand on trouve les peuples (2), ceux qui sont exercés
dans les Ecritures entendent les autres peuples qu'on voit aussi promis au
Messie dans la prophétie de Jacob.
Cette grande prophétie comprend
en peu de paroles toute l'histoire du peuple juif et du Christ qui lui est
promis. Elle marque toute la suite du peuple de Dieu, et l'effet en dure encore.
Aussi ne prétends-je pas vous en
faire un commentaire : vous n'en aurez pas besoin, puisqu'en remarquant
simplement la suite du peuple de Dieu, vous verrez le sens de l'oracle se
développer de lui-même, et que les seuls événements en seront les interprètes.
1 Is., LXV, etc.; Rom., X, 21. — 2 Is.,
II, 2, 3; XLIX, 6, 18 ; LI 4, 5, etc.
391
Après la mort de Jacob, le
peuple de Dieu demeura en Egypte, jusques au temps de la mission de Moïse,
c'est-à-dire environ deux cents ans.
Ainsi il se passa quatre cent
trente ans avant que Dieu donnât à son peuple la terre qu'il lui avait promise.
Il voulait accoutumer ses élus à
se fier à sa promesse, assurés qu'elle s'accomplit tôt ou tard, et toujours dans
les temps marqués par son éternelle providence.
Les iniquités des Amorrhéens
dont il leur voulait donner et la terre et les dépouilles, n'étaient pas encore,
comme il le déclare à Abraham (1), au comble où il les attendait pour les livrer
à la dure et impitoyable vengeance qu'il voulait exercer sur eux par les mains
de son peuple élu.
Il fallait donner à ce peuple le
temps de se multiplier, afin qu'il lut en état de remplir la terre qui lui était
destinée (2), et de l'occuper par force, en exterminant ses habitants maudits de
Dieu.
Il voulait qu'ils éprouvassent
en Egypte une dure et insupportable captivité, afin qu'étant délivrés par des
prodiges inouïs, ils aimassent leur libérateur, et célébrassent éternellement
ses miséricordes.
Voilà l'ordre des conseils de
Dieu, tels que lui-même nous les a révélés, pour nous apprendre à le craindre, à
l'adorer, à l'aimer, à l'attendre avec foi et patience.
Le temps étant arrivé, il écoute
les cris de son peuple cruellement affligé par les Egyptiens, et il envoyé Moïse
pour délivrer ses enfants de leur tyrannie.
Il se fait connaître à ce grand
homme plus qu'il n'avait jamais fait à aucun homme vivant. Il lui apparaît d'une
manière également magnifique et consolante (3) : il lui déclare qu'il est celui
qui
1 Gen., XV, 16. — 2 Ibid. — 3 Exod.,
III.
392
est. Tout ce qui est devant lui n'est qu'une ombre. Je
suis, dit-il, celui qui suis (1) : l'être et la perfection
m'appartiennent à moi seul. Il prend un nouveau nom, qui désigne l'être et la
vie en lui comme dans leur source ; et c'est ce grand nom de Dieu terrible,
mystérieux, incommunicable, sous lequel il veut dorénavant être servi.
Je ne vous raconterai pas en
particulier les plaies de l'Egypte, ni l'endurcissement de Pharaon, ni le
passage de la mer Rouge, ni la fumée, les éclairs, la trompette résonnante, le
bruit effroyable qui parut au peuple sur le mont Sinaï. Dieu y gravait dé sa
main sur deux tables de pierre les préceptes fondamentaux de là religion et de
la société : il dictait le reste à Moïse à haute voix. Pour maintenir cette loi
dans sa vigueur, il eut ordre de former une assemblée vénérable de septante
conseillers , qui pouvait être appelée le Sénat du peuple de Dieu, et le
conseil perpétuel de la nation. Dieu parut publiquement, et fît publier sa loi
en sa présence avec une démonstration étonnante de sa majesté et de sa
puissance.
Jusque-là Dieu n'avait rien
donné par écrit qui pût servir de règle aux hommes. Les enfants d'Abraham
avaient seulement la circoncision, et les cérémonies qui l'accompagnaient, pour
marque de l'alliance que Dieu avait contractée avec cette race élue. Ils étaient
séparés par cette marque des peuples qui adoraient les fausses divinités : au
reste ils se conservaient dans l'alliance de Dieu par le souvenir qu'ils avaient
des promesses faites à leurs pères, et ils étaient connus comme un peuple qui
servait le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Dieu était si fort oublié, qu'il
fallait le discerner par le nom de ceux qui avaient été ses adorateurs, et dont
il était aussi le protecteur déclaré.
Il ne voulut point (a)
abandonner plus longtemps à la seule mémoire des hommes le mystère de la
religion et de son alliance. Il était temps de donner de plus fortes barrières à
l'idolâtrie, qui inondait tout le genre humain, et achevait d'y éteindre les
restes de la lumière naturelle.
1 Exod., III, 14. — 2 Ibid., XXIV, et Num.,
XI.
(a) 1ère Edit. : Ce grand Dieu ne voulut
point.
303
L'ignorance et l'aveuglement
s'étaient prodigieusement accrus depuis le temps d'Abraham. De son temps, et un
peu après, la connaissance de Dieu paraissait encore dans la Palestine et dans
l'Egypte. Melchisédech roi de Salem était le pontife du Dieu très-haut, qui a
fait le ciel et la terre (1). Abimelech roi de Gérare, et son successeur de
même nom, craignaient Dieu, juraient en son nom, et admiraient sa puissance (2).
Les menaces de ce grand Dieu étaient redoutées par Pharaon roi d'Egypte (3) :
mais dans le temps de Moïse, ces nations s'étaient perverties. Le vrai Dieu
n'était plus connu en Egypte comme le Dieu de tous les peuples de l'univers,
mais comme le Dieu des Hébreux (4). On adorait jusqu'aux bêtes et jusqu'aux
reptiles (5). Tout était Dieu, excepté Dieu même ; et le monde que Dieu avait
fait pour manifester sa puissance, semblait être devenu un temple d'idoles. Le
genre humain s'égara jusqu'à adorer ses vices et ses passions; et il ne faut pas
s'en étonner. Il n'y avait point de puissance plus inévitable ni plus tyrannique
que la leur. L'homme accoutumé à croire divin tout ce qui était puissant, comme
il se sentait entraîné au vice par une force invincible, crut aisément que cette
force était hors de lui, et s'en fît bientôt un Dieu. C'est par là que l'amour
impudique eut tant d'autels, et que des impuretés qui font horreur commencèrent
à être mêlées dans les sacrifices (6).
La cruauté y entra en même
temps. L'homme coupable, qui était troublé par le sentiment de son crime, et
regardait la Divinité comme ennemie, crut ne pouvoir l'apaiser par les victimes
ordinaires. Il fallut verser le sang humain avec celui des bêtes : une aveugle
frayeur poussait les pères à immoler leurs enfants, et à les brûler à leurs
dieux au heu d'encens. Ces sacrifices étaient communs dès le temps de Moïse, et
ne faisaient qu'une partie de ces horribles iniquités des Amorrhéens, dont Dieu
commit la vengeance aux Israélites.
Mais ils n'étaient pas
particuliers à ces peuples. On sait que dans tous les peuples du monde, sans en
excepter aucun, les
1 Gen., XIV, 18, 19. — 2 Ibid., XXI, 22,
23; XXVI, 28, 29. — 3 Ibid., XII, 17, 18. — 4 Exod., V, 1, 2, 3; IX, I,
etc. — 5 Ibid, VIII, 26.— 6 Levit., XX, 2, 3.
394
hommes ont sacrifié leurs semblables (1) ; et il n'y a
point eu d'endroit sur la terre où on n'ait servi de ces tristes et affreuses
divinités dont la haine implacable pour le genre humain exigeait de telles
victimes.
Au milieu de tant d'ignorances,
l'homme vint à adorer jusqu'à l'œuvre de ses mains. Il crut pouvoir renfermer
l'esprit divin dans des statues ; et il oublia si profondément que Dieu l'avait
fait, qu'il crut à son tour pouvoir faire un Dieu. Qui le pourrait croire, si
l'expérience ne nous faisait voir qu'une erreur si stupide et si brutale n'était
pas seulement la plus universelle, mais encore la plus enracinée et la plus
incorrigible parmi les hommes? Ainsi il faut reconnaître à la confusion du genre
humain , que la première des vérités, celle que le monde prêche, celle dont
l'impression est la plus puissante, était la plus éloignée de la vue des hommes.
La tradition qui la conservait dans leurs esprits, quoique claire encore et
assez présente, si on y eût été attentif, était prête à s'évanouir : des fables
prodigieuses et aussi pleines d'impiété que d'extravagance, prenaient sa place.
Le moment était venu où la vérité mal gardée dans la mémoire des hommes, ne
pouvait plus se conserver sans être écrite ; et Dieu ayant résolu d'ailleurs de
former son peuple à la vertu par des lois plus expresses et en plus grand
nombre, il résolut en même temps de les donner par écrit.
Moïse fut appelé à cet ouvrage.
Ce grand homme recueillit l'histoire des siècles passés; celle d'Adam, celle de
Noé, celle d'Abraham, celle d'Isaac, celle de Jacob, celle de Joseph, ou plutôt
celle de Dieu même et de ses faits admirables.
Il ne lui fallut pas déterrer de
loin les traditions de ses ancêtres. Il naquit cent ans après la mort de Jacob.
Les vieillards de son temps avaient pu converser plusieurs années avec ce saint
patriarche : la mémoire de Joseph et des merveilles que Dieu avait faites par ce
grand ministre des rois d'Egypte était encore récente. La vie de trois ou quatre
hommes remontait jusqu'à
1 Herod., lib. II, c. 107; Cœs., de Bell.
Gall., lib. VI, cap. 15: Diod., lib.
I, sec. I, n. 32, lib. V, n. 20; Plin., Hist. natur., lib. XXX, cap. I;
Athen., lib. XIII; Porph., de Abstin., lib. II, § 8 ; Jorn., de
rebus Get., c. 49 etc.
395
Noé, qui avait vu les enfants d'Adam, et touchait pour
ainsi parler à l'origine des choses.
Ainsi les traditions anciennes
du genre humain et celles de la famille d'Abraham n'étaient pas malaisées à
recueillir : la mémoire en était vive ; et il ne faut pas s'étonner si Moïse
dans sa Genèse parle des choses arrivées dans les premiers siècles comme de
choses constantes, dont même on voyait encore et dans les peuples voisins et
dans la terre de Chanaan, des monuments remarquables.
Dans le temps qu'Abraham, Isaac
et Jacob avaient habité cette terre, ils y avaient érigé partout des monuments
des choses qui leur étaient arrivées. On y montrait encore les lieux où ils
avaient habité ; les puits qu'ils avaient creusés dans ces pays secs pour
abreuver leur famille et leurs troupeaux; les montagnes où ils avaient sacrifié
à Dieu, et où il leur était apparu; les pierres qu'ils avaient dressées ou
entassées pour servir de mémorial à la postérité ; les tombeaux où reposaient
leurs cendres bénites. La mémoire de ces grands hommes était récente,
non-seulement dans tout le pays, mais encore dans tout l'Orient, où plusieurs
nations célèbres n'ont jamais oublié qu'elles venaient de leur race.
Ainsi quand le peuple hébreu
entra dans la Terre-Promise, tout y célébrait leurs ancêtres ; et les villes et
les montagnes, et les pierres mêmes y parlaient de ces hommes merveilleux, et
des visions étonnantes par lesquelles Dieu les avait confirmés dans l'ancienne
et véritable croyance.
Ceux qui connaissent tant sait
peu les antiquités, savent combien les premiers temps étaient curieux d'ériger
et de conserver de tels monuments, et combien la postérité retenait
soigneusement les occasions qui les avaient fait dresser. C'était une des
manières d'écrire l'histoire : on a depuis façonné et poli les pierres ; et les
statues ont succédé après les colonnes aux masses grossières et solides, que les
premiers temps érigeaient.
On a même de grandes raisons de
croire que dans la lignée où s'est conservée la connaissance de Dieu, on
conservait aussi par écrit des mémoires des anciens temps. Car les hommes n'ont
jamais été sans ce soin. Du moins est-il assuré qu'il se faisait des
396
cantiques que les pères apprenaient à leurs enfants;
cantiques qui se chantant dans les fêtes et dans les assemblées, y perpétuaient
la mémoire des actions les plus éclatantes des siècles passés.
De là est née la poésie changée
dans la suite en plusieurs formes , dont la plus ancienne se conserve encore
dans les odes et dans les cantiques employés par tous les anciens, et encore à
présent par les peuples qui n'ont pas l'usage des lettres, à louer la Divinité
et les grands hommes.
Le style de ces cantiques hardi,
extraordinaire, naturel toutefois en ce qu'il est propre à représenter la nature
dans ses transports, qui marche pour cette raison par de vives et impétueuses
saillies, affranchi des liaisons ordinaires que recherche le discours uni,
renfermé d'ailleurs dans des cadences nombreuses qui en augmentent la force,
surprend l'oreille, saisit l'imagination, émeut le cœur, et s'imprime plus
aisément dans la mémoire.
Parmi tous les peuples du monde,
celui où de tels cantiques ont été le plus en usage, a été le peuple de Dieu.
Moïse en marque un grand nombre (1), qu'il désigne par les premiers vers, parce
que le peuple savait la reste. Lui-même en a fait deux de cette nature. Le
premier nous met devant les yeux le passage triomphant de la mer Rouge, et les
ennemis du peuple de Dieu les uns déjà noyés, et les autres à demi vaincus par
la terreur (2). Par le second Moïse confond l'ingratitude du peuple, en
célébrant les bontés et les merveilles de Dieu (3). Les siècles suivants l'ont
imité. C'était Dieu et ses œuvres merveilleuses qui faisaient le sujet des odes
qu'ils ont composées : Dieu les inspirait lui-même, et il n'y a proprement que
le peuple de Dieu où la poésie sait venue par enthousiasme.
Jacob avait prononcé dans ce
langage mystique les oracles qui contenaient la destinée de ses enfants, afin
que chaque tribu retint plus aisément ce qui la touchait, et apprît à louer
celui qui n'était pas moins magnifique dans ses prédictions que fidèle à les
accomplir.
Voilà les moyens dont Dieu s'est
servi pour conserver jusqu'à Moïse la mémoire des choses passées. Ce grand homme
instruit
1 Num., XXI, 14, 17, 18 , 27, etc. — 2 Exod., XV. — 3
Deut., XXXII.
397
par tous ces moyens et élevé au-dessus par le Saint-Esprit,
a écrit les œuvres de Dieu avec une exactitude et une simplicité qui attire la
croyance et l'admiration, non pas à lui, mais à Dieu même.
Il a joint aux choses passées,
qui contenaient l'origine et les anciennes traditions du peuple de Dieu, les
merveilles que Dieu faisait actuellement pour sa délivrance. De cela il
n'allègue point aux Israélites d'autres témoins que leurs yeux. Moïse ne leur
conte point des choses qui se soient passées dans des retraites impénétrables,
et dans des antres profonds : il ne parle point en l'air : il particularise, et
circonstancié toutes choses, comme un homme qui ne craint point d'être démenti.
Il fonde toutes leurs lois et toute leur république sur les merveilles qu'ils
ont vues. Ces merveilles n'étaient rien moins que la nature changée tout à coup
en différentes occasions pour les délivrer, et pour punir leurs ennemis; la mer
séparée en deux, la terre entr'ouverte, un pain céleste, des eaux abondantes
tirées des rochers par un coup de verge, le ciel qui leur donnait un signal
visible pour marquer leur marche, et d'autres miracles semblables qu'ils ont vus
durer quarante ans.
Le peuple d'Israël n'était pas
plus intelligent ni plus subtil que les autres peuples, qui s'étant livrés à
leurs sens ne pouvaient concevoir un Dieu invisible. Au contraire il était
grossier et rebelle autant ou plus qu'aucun autre peuple. Mais ce Dieu invisible
dans sa nature se rendait tellement sensible par de continuels miracles, et
Moïse les inculquait avec tant de force, qu'à la fin ce peuple charnel se laissa
toucher de l'idée si pure d'un Dieu qui faisait tout par sa parole, d'un Dieu
qui n'était qu'esprit, que raison et intelligence.
De cette sorte, pendant que
l'idolâtrie si fort augmentée depuis Abraham couvrait toute la face de la terre,
la seule postérité de ce patriarche en était exempte. Leurs ennemis leur
rendaient ce témoignage; et les peuples où la vérité de la tradition n'était pas
encore tout à fait éteinte s'écriaient avec étonnement : « On ne voit point
d'idole en Jacob ; on n'y voit point de présages superstitieux, on n'y voit
point de divinations ni de sortilèges : c'est
398
un peuple qui se fie au Seigneur son Dieu, dont la
puissance est invincible (1). »
Pour imprimer dans les esprits
l'unité de Dieu, et la parfaite uniformité qu'il demandait dans son culte, Moïse
répète souvent (2) que dans la Terre-Promise ce Dieu unique choisirait un lieu
dans lequel seul se feraient les fêtes, les sacrifices et tout le service
public. En attendant ce lieu désiré, durant que le peuple errait dans le désert,
Moïse construisit le Tabernacle; temple portatif, où les enfants d'Israël
présentaient leurs vœux au Dieu qui avait fait le ciel et la terre, et qui ne
dédaignait pas de voyager pour ainsi dire avec eux, et de les conduire.
Sur ce principe de religion, sur
ce fondement sacré était bâtie toute la loi; loi sainte, juste, bienfaisante,
honnête, sage, prévoyante et simple, qui liait la société des hommes entre eux
par la sainte société de l'homme avec Dieu.
A ces saintes institutions, il
ajouta des cérémonies majestueuses, des fêtes qui rappelaient la mémoire des
miracles par lesquels le peuple d'Israël avait été délivré; et ce qu'aucun autre
législateur n'avait osé faire, des assurances précises que tout leur réussirait
tant qu'ils vivraient soumis à la loi, au lieu que leur désobéissance serait
suivie d'une manifeste et inévitable vengeance (3). Il fallait être assuré de
Dieu pour donner ce fondement à ses lois, et l'événement a justifié que Moïse
n'avait pas parlé de lui-même.
Quant à ce grand nombre
d'observances dont il a chargé les Hébreux, encore que maintenant elles nous
paraissent superflues, elles étaient alors nécessaires pour séparer le peuple de
Dieu des autres peuples, et servaient comme de barrière à l'idolâtrie , de peur
qu'elle n'entraînât ce peuple choisi avec tous les autres.
Pour maintenir la religion et
toutes les traditions du peuple de Dieu, parmi les douze tribus une tribu est
choisie à laquelle Dieu donne en partage, avec les dîmes et les oblations, le
soin des choses sacrées. Lévi et ses enfants sont eux-mêmes consacrés
1 Num., XXIII, 21, 22, 23. — 2 Deut., XII, XIV, XV,
XVI, XVII, etc. — 3 Ibid., XXVII, XXVIII, etc.
309
à Dieu comme la dîme de tout le peuple. Dans Lévi Aaron est
choisi pour être souverain pontife, et le sacerdoce est rendu héréditaire dans
sa famille.
Ainsi les autels ont leurs ministres; la loi a ses
défenseurs particuliers ; et la suite du peuple de Dieu est justifiée par la
succession de ses pontifes, qui va sans interruption depuis Aaron le premier de
tous.
Mais ce qu'il y avait de plus
beau dans cette loi, c'est qu'elle préparait la voie à une loi plus auguste,
moins chargée de cérémonies, et plus féconde en vertus.
Moïse pour tenir le peuple dans
l'attente de celte loi, leur confirme la venue de ce grand Prophète qui devait
sortir d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. «Dieu, dit-il, vous suscitera du milieu
de votre nation et du nombre de vos frères, un Prophète semblable à moi :
écoutez-le (1). » Ce Prophète semblable à Moïse, législateur comme lui, qui
peut-il être sinon le Messie, dont la doctrine devait un jour régler et
sanctifier tout l'univers ?
Le Christ devait être (a) le
premier qui formerait un peuple nouveau, et à qui il dit aussi : « Je vous donne
un nouveau commandement (2) ; » et encore : « Si vous m'aimez, gardez mes
commandements (3) ; » et encore plus expressément : « Il a été dit aux anciens
: Vous ne tuerez pas ; et moi je vous dis (4); » et le reste, de même style et
de même force.
Le voilà donc ce nouveau
Prophète, semblable à Moïse, et auteur d'une loi nouvelle, dont Moïse dit aussi
en nous annonçant sa venue : « Ecoutez-le (5) : » et c'est pour accomplir cette
promesse, que Dieu envoyant son Fils fait lui-même retentir d'en haut comme un
tonnerre cette voix divine : « Celui-ci est mon
1 Deut., XVIII , 15, 18. — 2 Joan., XIII, 34. — 3 Ibid.,
XIV, 15. — 4 Matth., V, 21 et seq. — 5 Deut., XVIII, 15.
(a) L'alinéa qui commence comme on vient de voir : Le
Christ devait être; ceux qui suivent, le deuxième, le troisième et le
quatrième, jusqu'à ces mots : Aussi voyons-nous jusqu'à sa venue que le
peuple, viennent d'une addition laissée en manuscrit par l'auteur. Pour ces
quatre alinéas, les premières éditions n'avaient que ces mots : Jusqu'à lui il
ne devait point s'élever en tout Israël un prophète semblable à Moïse, à qui
Dieu parlât face à face, et qui donnât des lois à son peuple. Aussi jusqu'aux
temps du Messie, le peuple dans tous las temps et dans toutes les difficultés...
400
Fils bien-aimé, dans lequel j'ai mis ma complaisance :
écoutez-le (1)»
C'était le même Prophète et le
même Christ que Moïse avait figuré dans le serpent d'airain qu'il érigea dans le
désert, La morsure de l'ancien serpent, qui avait répandu dans tout le genre
humain le venin dont nous périssons tous, devait être guérie en le regardant,
c'est-à-dire en croyant en lui, comme il l'explique lui-même. Mais pourquoi
rappeler ici le serpent d'airain seulement ? Toute la loi de Moïse, tous ses
sacrifices, le souverain pontife qu'il établit avec tant de mystérieuses
cérémonies, son entrée dans le sanctuaire, en un mot, tous les sacrés rits de la
religion judaïque, où tout était purifié par le sang, l'agneau même qu'on
immolait à la solennité principale, c'est-à-dire à celle de Pâque, en mémoire de
la délivrance du peuple ; tout cela ne signifiait autre chose que le Christ
sauveur par son sang de tout le peuple de Dieu.
Jusqu'à ce qu'il fût venu, Moïse
devait être lu dans toutes les assemblées comme l'unique législateur. Aussi
voyons-nous jusqu'à sa venue que le peuple, dans tous les temps et dans toutes
les difficultés, ne se fonde que sur Moïse. Comme Rome révérait les lois de
Romulus, de Numa et des Douze Tables; comme Athènes recourait à celles de Solon
; comme Lacédémone conservait et respectait celles de Lycurgue : le peuple
hébreu alléguait sans cesse celles de Moïse. Au reste le législateur y avait si
bien réglé toutes choses, que jamais on n'a eu besoin d'y rien changer. C'est
pourquoi le corps du droit judaïque n'est pas un recueil de diverses lois faites
dans des temps et dans des occasions différentes. Moïse éclairé de l'esprit de
Dieu, avait tout prévu. On ne voit point d'ordonnances ni de David, ni de
Salomon, ni de Josaphat, ou d'Ezéchias, quoique tous très-zélés pour la justice.
Les bons princes n'avaient qu'à faire observer la loi de Moïse, et se
contentaient d'en recommander l'observance à leurs successeurs (2). Y ajouter ou
en retrancher un seul article (3), était un attentat que le peuple eût regardé
avec horreur. On avait besoin
1 Matth., XVI, 5 ; Marc., IX 6; Luc, IX, 35; II Petr., I,
17 . — 2 III Reg., III, etc. — 3 Deuter., IV, 2 ; XII, 32. etc.
401
de la loi à chaque moment pour régler, non-seulement les
fêtes, les sacrifices, les cérémonies, mais encore toutes les autres actions
publiques et particulières, les jugements, les contrats, les mariages, les
successions, les funérailles, la forme même des habits, et en général tout ce
qui regarde les mœurs. Il n'y avait point d'autre livre où on étudiât les
préceptes de la bonne vie. n fallait le feuilleter et le méditer nuit et jour,
en recueillir des sentences, les avoir toujours devant les yeux. C'était là que
les enfants apprenaient à lire. La seule règle d'éducation qui était donnée à
leurs parents était de leur apprendre, de leur inculquer, de leur faire observer
cette sainte loi; qui seule pouvait les rendre sages dès l'enfance. Ainsi elle
devait être entre les mains de tout le monde. Outre la lecture assidue que
chacun en devait faire en particulier, on en faisait tous les sept ans dans
l'année solennelle de la rémission et du repos, une lecture publique, et comme
une nouvelle publication à la fête des Tabernacles (1), où tout le peuple était
assemblé durant huit jours. Moïse fit déposer auprès de l'Arche, l'original de
la loi (2) : mais de peur que (a) dans la suite des temps elle ne fût altérée
par la malice ou par la négligence des hommes ; outre les copies qui couraient
parmi le peuple, on en faisait des exemplaires authentiques, qui soigneusement
revus et gardés par les prêtres et les lévites, tenaient lieu d'originaux. Les
rois (car Moïse avait bien prévu que ce peuple voudrait enfin avoir des rois
comme tous les autres), les rois, dis-je, étaient obligés par une loi expresse
du Deutéronome (3) à recevoir des mains des prêtres un de ces exemplaires si
religieusement corrigés, afin qu'ils le transcrivissent, et le lussent toute
leur vie. Les exemplaires ainsi revus par autorité publique étaient en
singulière vénération à tout le peuple : on les regardait comme sortis
immédiatement des mains de Moïse, aussi purs et aussi entiers que Dieu les lui
avait dictés. Un ancien volume de cette sévère et religieuse correction ayant
été trouvé dans la maison du Seigneur, sous le règne de Josias (4), et peut-être
était-ce l'original
1 Deut., XXXI, 10; II Esd., VIII, 17, 18. — 2 Deut., XXXI,
26. — 3 Ibid., XVII, 18. — 4 IV Reg., XXII, 8, etc.; II Paral., XXXIV, 14, etc.
(a) 1ère édit. : L'original du Deutéronome :
c'était un abrégé de toute la loi; mais de peur que....
402
même que Moïse avait fait mettre auprès de l'Arche, excita
la piété de ce saint roi, et lui fut une occasion de porter ce peuple à la
pénitence. Les grands effets qu'a opérés dans tous les temps la lecture publique
de cette loi sont innombrables. En un mot, c'était un livre parfait, qui étant
joint par Moïse à l'histoire du peuple de Dieu, lui apprenait tout ensemble son
origine, sa religion, sa police, ses mœurs, sa philosophie, tout ce qui sert à
régler la vie, tout ce qui unit et forme la société, les bons et les mauvais
exemples, la récompense des uns, et les châtiments rigoureux qui avaient suivi
les autres.
Par cette admirable discipline,
un peuple sorti d'esclavage, et tenu quarante ans dans un désert, arrive tout
formé à la terre qu'il doit occuper. Moïse le mène à la porte, et averti de sa
fin prochaine, il commet ce qui reste à faire à Josué (1). Mais avant que de
mourir, il composa ce long et admirable cantique, qui commence par ces paroles :
« O cieux, écoutez ma voix ; que la terre prête l'oreille aux paroles de ma
bouche. (2)» Dans ce silence de toute la nature, il parle d'abord au peuple avec
une force inimitable; et prévoyant ses infidélités, il lui en découvre
l'horreur. Tout d'un coup il sort de lui-même, comme trouvant tout discours
humain au-dessous d'un sujet si grand : il rapporte ce que Dieu dit ; et le fait
parler avec tant de hauteur et tant de bonté, qu'on ne sait ce qu'il inspire le
plus, ou la crainte et la confusion, ou l'amour et la confiance.
Tout le peuple apprit par cœur
ce divin cantique par ordre de Dieu et de Moïse (3). Ce grand homme après cela
mourut content, comme un homme qui n'avait rien oublié pour conserver parmi les
siens la mémoire des bienfaits et des préceptes de Dieu. Il laissa ses enfants
au milieu de leurs citoyens sans aucune distinction, et sans aucun établissement
extraordinaire, il a été admiré non-seulement de son peuple, mais encore de tous
les peuples du monde ; et aucun législateur n'a jamais eu un si grand nom parmi
les hommes.
1 Deut., XXXI. — 2 Ibid., XXXII. — 2 Ibid., XXXI, 19, 22.
(a) Cet alinéa a été ajouté dans la troisième édition.— (b)
Que le grand Dieu avait ses élus.
403
Tous les prophètes (a) qui ont
suivi dans l'ancienne loi, et tout ce qu'il y a eu d'écrivains sacrés, ont tenu
a gloire d'être ses disciples. En effet il parle en maître : on remarque dans
ses écrits un caractère tout particulier, et je ne sais quoi d'original qu'on ne
trouve en nul autre écrit : il a dans sa simplicité un sublime si majestueux,
que rien ne le peut égaler; et si en entendant les autres prophètes on croit
entendre des hommes inspirés de Dieu, c'est pour ainsi dire Dieu même en
personne qu'on croit entendre dans la voix et dans les écrits de Moïse.
On tient qu'il a écrit le livre
de Job. La sublimité des pensées, et la majesté du style rendent cette histoire
digne de Moïse. De peur que les Hébreux ne s'enorgueillissent, en s'attribuant à
eux seuls la grâce de Dieu, il était bon de leur faire entendre qu'il avait eu
ses élus (b), même dans la race d'Esaü. Quelle doctrine était plus importante?
et quel entretien plus utile pouvait donner Moïse au peuple affligé dans le
désert, que celui de la patience de Job, qui livré entre les mains de Satan pour
être exercé par toute sorte de peines, se voit privé de ses biens, de ses
enfants, et de toute consolation sur la terre ; incontinent après frappé d'une
horrible maladie, et agité au dedans par la tentation du blasphème et du
désespoir ; qui néanmoins en demeurant ferme, fait voir qu'une âme fidèle
soutenue-du secours divin, au milieu des épreuves les plus effroyables, et
malgré les plus noires pensées que l'esprit malin puisse suggérer, sait
non-seulement conserver une confiance invincible, mais encore s'élever par ses
propres maux à la plus haute contemplation, et reconnaître dans les peines
qu'elle endure avec le néant de l'homme, le suprême empire de Dieu et sa sagesse
infinie ? Voilà ce qu'enseigne le livre de Job (1). Pour garder le caractère du
temps, on voit la foi du saint homme couronnée par des prospérités temporelles :
mais cependant le peuple de Dieu apprend à connaitre quelle est la vertu des
souffrances, et à goûter la grâce qui devait un jour être attachée à la croix.
1 Job., XIII, 15; XIV, 14, 15; XVI, 21 ; XIX, 25, etc.
(a) Cet alinéa a été ajouté dons la troisième édition. —
(b) Que ce grand Dieu avait ses élus.
404
Moïse l'avait goûtée lorsqu'il
préféra les souffrances et l'ignominie qu'il fallait subir avec son peuple, aux
délices et à l'abondance de la maison du roi d'Egypte (1). Dès lors Dieu lui fit
goûter les opprobres de Jésus-Christ (2). Il les goûta encore davantage dans sa
fuite précipitée, et dans son exil de quarante ans. Mais il avala jusqu'au fond
le calice de Jésus-Christ, lorsque choisi pour sauver ce peuple, il lui en
fallut supporter les révoltes continuelles, où sa vie était en péril (3). Il
apprit ce qu'il en coûte à sauver les enfants de Dieu, et fit voir de loin ce
qu'une plus haute délivrance devait un jour coûter au Sauveur du monde.
Ce grand homme n'eut pas même la
consolation d'entrer dans la terre promise : il la vit seulement du haut d'une
montagne, et n'eut point de honte d'écrire qu'il en était exclus par une
incrédulité (4), qui toute légère qu'elle paraissait, mérita d'être châtiée (a)
si sévèrement dans un homme dont la grâce était si éminente. Moïse servit
d'exemple à la sévère jalousie de Dieu, et au jugement qu'il exerce avec une si
terrible exactitude sur ceux que ses dons obligent à une fidélité plus parfaite.
Mais un plus haut mystère nous
est montré dans l'exclusion de Moïse. Ce sage législateur qui ne fait par tant
de merveilles que de conduire les enfants de Dieu dans le voisinage de leur
terre, nous sert lui-même de preuve, que sa loi ne mène rien à la perfection
(5) ; et que sans nous pouvoir donner l'accomplissement des promesses, elle nous
les fait saluer de loin (6), ou nous conduit tout au plus comme à la
porte de notre héritage. C'est un Josué, c'est un Jésus, car c'était le vrai nom
de Josué, qui par ce nom et par son office représentait le Sauveur du monde :
c'est cet homme si fort au-dessous de Moïse en toutes choses et supérieur
seulement par le nom qu'il porte ; c'est lui, dis-je, qui doit introduire le
peuple de Dieu dans la Terre-Sainte.
Par les victoires de ce grand
homme, devant qui le Jourdain retourne en arrière, les murailles de Jéricho
tombent d'elles-mêmes, et le soleil s'arrête au milieu du ciel : Dieu établit
ses
1 Exod., II, 10, 11, 15. — 2 Hebr., XI, 24,
25, 26. — 3 Num., XIV, 10. — 4 Num.,
XX, 12. — 5 Hebr., VII, 19. — 6 Ibid., XI, 13.
(a) 1ère édit. : Par un péché, qui tout léger
qu'il paraît, mérita d'être châtié.
405
enfants dans la terre de Chanaan, dont il chasse par même
moyen des peuples abominables. Par la haine qu'il donnait pour eux à ses
fidèles, il leur inspirait un extrême éloignement de leur impiété ; et le
châtiment qu'il en fit par leur ministère, les remplit eux-mêmes de crainte pour
la justice divine dont ils exécutaient les décréta. Une partie de ces peuples
que Josué chassa de leur terre, s'établirent en Afrique, où l'on trouva
longtemps après dans une inscription ancienne (1), le monument de leur fuite et
des victoires de Josué. Après que ces victoires miraculeuses eurent mis les
Israélites en possession de la plus grande partie de la terre promise à leurs
pères, Josué, et Eléazar souverain pontife, avec les chefs des douze tribus,
leur en tirent le partage selon la loi de Moïse (2), et assignèrent à la tribu
de Juda le premier et le plus grand lot (3). Dès le temps de Moïse, elle s'était
élevée au-dessus des autres en nombre, en courage et en dignité (4). Josué
mourut, et le peuple continua la conquête de la Terre-Sainte. Dieu voulut que la
tribu de Juda marchât à la tête, et déclara qu'il avait livré le pays entre ses
mains (5). En effet elle défit les Chananéens, et prit Jérusalem (6), qui devait
être la cité sainte, et la capitale du peuple de Dieu. C'était l'ancienne Salem,
où Melchisédech avait régné du temps d'Abraham; Melchisédech, ce roi de
justice (car c'est ce que veut dire son nom), et en même temps roi de
paix, puisque Salem veut dire paix (7); qu'Abraham avait
reconnu pour Je plus grand pontife qui fût au monde : comme si Jérusalem eût été
dès lors destinée à être une viné sainte, et le chef de la religion. Cette ville
fut donnée d'abord aux enfants de Benjamin, qui faibles et en petit nombre, ne
purent chasser les Jébuséens anciens habitants du pays, et demeurèrent parmi eux
(8). Sous les juges, le peuple de Dieu est diversement traité, selon qu'il fait
bien ou mal. Après la mort des vieillards qui avaient vu les miracles de la main
de Dieu, la mémoire de ces grands ouvrages s'affaiblit, et la pente universelle
du genre humain entraîne le peuple à l'idolâtrie. Autant de fois qu'il y tombe,
1 Procop., de Bell. Vand., lib. II. — 2 Jos., XIII, XIV et
seq. ; Num., XXVI, 53 ; XXXIV, 17. — 3 Jos., XIV, XV. — 4 Num., II, 3, 9; VII,
12; I, II ; I Paral., V, 2. — 5 Judic., I, 1, 2. — 6 Ibid., 4,8. — 7 Hebr., VII,
2. — 8 Judic., I, 21.
406
il est puni; autant de fois qu'il se repent, il est
délivré. La foi de la Providence, et la vérité des promesses et des menaces de
Moïse se confirme de plus en plus dans le cœur des vrais fidèles. Mais; Dieu en
préparait encore de plus grands exemples. Le peuple demanda un roi, et Dieu lui
donna Saül, bientôt réprouvé pour ses péchés : il résolut enfin d'établir une
famille royale, d'où le Messie sortirait, et il la choisit dans Juda. David un
jeune berger sorti de cette tribu, le dernier des enfants de Jessé, dont son
père ni sa famille ne connaissait pas le mérite, mais que Dieu trouva selon son
cœur, fut sacré par Samuel dans Bethléem sa patrie (1).
Ici le peuple de Dieu prend une
forme plus auguste. La royauté est affermie dans la maison de David. Cette
maison commence par deux rois de caractère différent, mais admirables tous deux.
David belliqueux et conquérant subjugue les ennemis du peuple de Dieu, dont il
fait craindre les armes par tout l'Orient; et Salomon renommé par sa sagesse au
dedans et au dehors; rend ce peuple heureux par une paix profonde. Mais la suite
de la religion nous demande ici quelques remarques particulières sur la vie de
ces deux grands rois.
David régna d'abord sur Juda,
puissant et victorieux, et ensuite il fut reconnu par tout Israël. Il prit sur
les Jébuséens la forteresse de Sion, qui était la citadelle de Jérusalem. Maître
de cette ville, il y établit par ordre de Dieu le siège de la royauté et celui
de la religion. Sion fut sa demeure : il bâtit autour, et la nomma la cité de
David (2). Joab fils de sa sœur (3) bâtit le reste de la ville, et Jérusalem
prit une nouvelle forme. Ceux de Juda occupèrent tout le pays; et Benjamin petit
en nombre, y demeura mêlé avec eux.
L'arche d'alliance bâtie par
Moïse, où Dieu reposait sur les Chérubins, et où les deux tables du Décalogue
étaient gardées, n'avait point de place fixe. David la mena en triomphe dans
1 I Reg., XVI. — 2 II Reg., V, 6, 7, 8, 9 ;
I Paral., XI, 6, 7, 8. — 3 Paral., II, 16.
407
Sion (1) qu'il avait conquise par la tout-puissant secours
de Dieu, afin que Dieu régnât dans Sion, et qu'il y fat reconnu comme le
protecteur de David, de Jérusalem et de tout le royaume. Mais le Tabernacle où
le peuple avait servi Dieu dans le désert, était encore à Gabaon (2) ; et
c'était là que s'offraient les sacrifices sur l'autel que Moïse avait élevé. Ce
n'était qu'en attendant qu'il y eût un temple où l'autel fût réuni avec l'arche,
et où se fit tout le service. Quand David eut défait tous ses ennemis, et qu'il
eut poussé les conquêtes du peuple de Dieu jusqu'à l’Euphrate (3) ; paisible et
victorieux, il tourna toutes ses pensées à rétablissement du culte divin (4); et
sur la même montagne où Abraham prêt à immoler son fils unique fut retenu par la
main d'un ange (5), il désigna par ordre de Dieu le lieu du temple.
Il en fit tous les dessins; il
en amassa les riches et précieux matériaux; il y destina les dépouilles des
peuples et des rois vaincus. Mais ce temple qui devait être disposé par le
conquérant, devait être construit par le pacifique. Salomon le bâtit sur le
modèle du Tabernacle. L'autel des holocaustes, l'autel des parfums, le
chandelier d'or, les tables des pains de proposition, tout le reste des meubles
sacrés du temple, fut pris sur des pièces semblables que Moïse avait fait faire
dons le désert (6). Salomon n'y ajouta que la magnificence et la grandeur.
L'arche que l'homme de Dieu avait construite fut posée dans le Saint des Saints,
lieu inaccessible, symbole de l'impénétrable majesté de Dieu, et du ciel
interdit aux hommes jusqu'à ce que Jésus-Christ leur en eût ouvert l'entrée par
son sang. Au jour de la dédicace du temple, Dieu y parut dans sa majesté. Il
choisit ce heu pour y établir son nom et son culte. Il y eut défense de
sacrifier ailleurs. L'unité de Dieu fut démontrée par l'unité de son temple.
Jérusalem devint une cité sainte, image de l'Eglise où Dieu devait habiter comme
dans son véritable temple, et du ciel où il nous rendra éternellement heureux
par la manifestation de sa gloire.
1 II Reg., VI, 18. — 2 I Paral., XVI, 39;
XXI, 29.— 3 II Reg., VIII; I Paral., XVIII. — 4 II Reg., XXIV, 25 ; I Paral.,
XXI, XXII et seq. — 5 Joseph., Antiq., lib. VII, c. 10, al. 13. — 6 III Reg.,
VI, VII, VIII; II Paral., III, IV, V. VI, VII.
408
Après que Salomon eut bâti le
temple, il bâtit encore le palais des rois (1), dont l'architecture était digne
d'un si grand prince. Sa maison de plaisance qu'on appela le Bois du Liban,
était également superbe et délicieuse. Le palais qu'il éleva pour la reine fiit
une nouvelle décoration à Jérusalem. Tout était grand dans ces édifices ; les
salles, les vestibules, les galeries , les promenoirs, le trône du roi, et le
tribunal où il rendait la justice : le cèdre fut le seul bois qu'il employa dans
ces ouvrages. Tout y reluisait d'or et de pierreries. Les citoyens et les
étrangers admiraient la majesté des rois d'Israël. Le reste répondait à cette
magnificence, les villes, les arsenaux, les chevaux, les chariots, la garde du
prince (2). Le commerce, la navigation, et le bon ordre, avec une paix profonde,
avaient rendu Jérusalem la plus riche ville de l'Orient. Le royaume était
tranquille et abondant : tout y représentait la gloire céleste. Dans les combats
de David, on voyait les travaux par lesquels il la fallait mériter ; et on
voyait dans le règne de Salomon combien la jouissance en était paisible.
Au reste l'élévation de ces deux
grands rois et de la famille royale, fut l'effet d'une élection particulière.
David célèbre lui-même la merveille de cette élection par ces paroles : « Dieu a
choisi les princes dans la tribu de Juda. Dans la maison de Juda, il a choisi la
maison de mon père. Parmi les enfants de mon père, il lui a plu de m'élire roi
sur tout son peuple d'Israël ; et parmi mes enfants ( car le Seigneur m'en a
donné plusieurs ), il a choisi Salomon pour être assis sur le trône du Seigneur
et régner sur Israël (3). »
Cette élection divine avait un
objet plus haut que celui qui paraît d'abord. Ce Messie tant de fois promis
comme le fils d'Abraham , devait aussi être le fils de David et de tous les rois
de Juda. Ce fut en vue du Messie et de son règne éternel que Dieu promit à David
que son trône subsisterait éternellement. Salomon choisi pour lui succéder,
était destiné à représenter la personne du Messie. C'est pourquoi Dieu dit de
lui : « Je serai son père, et il sera mon fils (4) ; » chose qu'il n'a jamais
dite avec cette force d'aucun roi, ni d'aucun homme.
1 III Reg., VII, X. — 2 Ibid., X ; II Paral., VIII, IX. — 3
I Paral., XXVIII, 4, 5. — 4 II Reg., VII, 14; I Paral., XXII, 40.
409
Aussi du temps de David, et sous
les rois ses enfants, le mystère du Messie se déclare-t-il plus que jamais par
des prophéties magnifiques et plus claires que le soleil.
David l'a vu de loin, et l'a
chanté dans ses Psaumes avec une magnificence que rien n'égalera jamais. Souvent
il ne pensait qu'à célébrer la gloire de Salomon son fils ; et tout d'un coup
ravi hors de lui-même et transporté bien loin au delà, il a vu celui qui est
plus que Salomon en gloire aussi bien qu'en sagesse (1). Le Messie
lui a paru assis sur un trône plus durable que le soleil et que la lune. Il a vu
à ses pieds toutes les nations vaincues, et ensemble bénites en lui
(2), conformément à la promesse faite à Abraham, n a élevé sa vue plus haut
encore : il l'a vu dans les lumières des saints, et devant l'aurore, sortant
éternellement du sein de son Père, Pontife éternel et sans successeur, ne
succédant aussi à personne, créé extraordinairement, non selon l'ordre d'Aaron,
mais selon l’ordre de Melchisédech, ordre nouveau, que la loi ne connaissait
pas. Il l'a vu assis à la droite de Dieu, regardant du plus haut des cieux ses
ennemis abattus. Il est étonné d'un si grand spectacle, et ravi de la gloire de
son fils, il l'appelle son Seigneur.
Il l'a vu, Dieu, que Dieu avait
oint pour le faire régner sur toute la terre par sa douceur, par sa vérité et
par sa justice (4). Il a assisté en esprit au conseil de Dieu, et a ouï de
la propre bouche du Père éternel cette parole qu'il adresse à son fils unique :
Je t’ai engendré aujourd'hui; à laquelle Dieu joint la promesse d'un
empire perpétuel, « qui s'étendra sur tous les gentils, et n'aura point d'autres
bornes que celles du monde (5). Les peuples frémissent en vain : les rois et les
princes font des complots inutiles. Le Seigneur se rit du haut des cieux (6) «
de leurs projets insensés, et établit malgré eux l'empire de son Christ. Il
l'établit sur eux-mêmes, et il faut qu'ils soient les premiers sujets de ce
Christ dont ils voulaient secouer le joug (7). Et encore que le règne de ce
grand Messie sait souvent prédit dans les Ecritures sous des idées magnifiques,
Dieu n'a point caché à David les ignominies de ce béni fruit de ses entrailles.
Cette instruction était nécessaire au
1 Matth., VI, 29 ; XII, 42. — 2 Psal. LXXI, 5, 11,17.— 3
Psal. CIX — 4 Psal. XLIV, 3, 4, 5, 6, 7, 8. — 5 Psal. II, 7,
8. — 6 Ibid., I, 2, 4, 9. — 7 ibid., 10, etc.
410
peuple de Dieu. Si ce peuple encore infirme avait besoin
d'être attiré par des promesses temporelles, il ne fallait pourtant pas lui
laisser regarder les grandeurs humaines comme sa souveraine félicité, et comme
son unique récompense : c'est pourquoi Dieu montre de loin ce Messie tant promis
et tant désiré, le modèle de la perfection et l'objet de ses complaisances,
abîmé dans la douleur. La croix, paraît à David comme le trône véritable de ce
nouveau roi. Il voit ses mains et ses pieds percés, tous ses os marqués sur
sa peau (1), par tout le poids de son corps violemment suspendu; ses
habits partagés, sa robe jetée au sort, sa langue abreuvée de fiel et de
vinaigre, ses ennemis frémissant autour de lui, et s'assouvissant de son sang
(2). Mais il voit en même temps les glorieuses suites de ses humiliations : tous
les peuples de la terre se ressouvenir de leur Dieu oublié depuis tant de
siècles ; les pauvres venir les premiers à la table du Messie, et
ensuite les riches et les puissants; tous l'adorer et le bénir ; lui présidant
dans la grande et nombreuse église, c'est-à-dire dans rassemblée
des nations converties, et y annonçant à ses frères le nom de Dieu (3),
et ses vérités éternelles. David qui a vu ces choses, a reconnu en les voyant,
que le royaume de son fils n'était pas de ce monde. Il ne s'en étonne pas, car
il sait que le monde passe ; et un prince toujours si humble sur le trône voyait
bien qu'un trône n'était pas un bien où se dussent terminer ses espérances.
Les autres prophètes n'ont pas
moins vu le mystère du Messie. Il n'y a rien de grand ni de glorieux qu'ils
n'aient dit de son règne. L'un voit Bethléem, la plus petite ville de Juda,
illustrée par sa naissance ; et en même temps élevé plus haut, il voit une autre
naissance par laquelle il sort de toute éternité du sein de son Père (4)
: l'autre voit la virginité de sa Mère, un Emmanuel, un Dieu avec nous
(5) sortir de ce sein virginal, et un enfant admirable qu'il appelle Dieu (6).
Celui-ci le voit entrer dans son temple (7), cet autre le voit
glorieux dans son tombeau où la mort a été vaincue (8). En publiant ses
magnificences, ils ne taisent pas
1 Psal. XXI, 17, 18, 19. — 2 Psal. LXVII, 22. Psal. XXI, 8,
13, 14, 17, 21,22. — 3 Psal., 26, 27 et seq. — 4 Mich., V, 2. — 5 Isa., VII, 14.
— 6 Id., IX, 6. — 7 Malac., III, 1. — 8 Isa., XI, 10; LIII, 9.
411
ses opprobres. Il l'ont vu vendu (a) ; ils ont su le
nombre et l'emploi des trente pièces d’argent dont il a été acheté (1).
En même temps qu'ils l'ont vu grand et élevé (2), ils l'ont vu méprisé et
méconnaissable au milieu des hommes; l'étonnement du monde, autant par sa
bassesse que par sa grandeur ; le dernier des hommes; l'homme de douleurs
chargé de tous nos péchés; bienfaisant, et méconnu, défiguré par ses plaies, et
par là guérissant les nôtres ; traité comme un criminel; mené au supplice avec
des médians, et se livrant comme un agneau innocent, paisiblement d la mort; une
longue postérité naître de lui (3)
par ce moyen, et la vengeance déployée sur son peuple incrédule. Afin que rien
ne manquât à la prophétie, ils ont compté les années jusqu'à sa venue (4); et à
moins que de s'aveugler, il n'y a plus moyen de le méconnaître.
Non-seulement les prophètes
voyaient Jésus-Christ, mois encore ils en étaient la figure, et représentaient
ses mystères, principalement celui de la croix. Presque tous ils ont souffert
persécution pour la justice, et nous ont figuré dans leurs souffrances
l'innocence et la vérité persécutée en Notre-Seigneur. On voit Elie et Elisée
toujours menaces. Combien de fois Isaïe a-t-il été la risée du peuple et des
rois, qui à la fin, comme porte la tradition constante des Juifs, l'ont immolé à
leur fureur? Zacharie fils de Joïada est lapidé : Ezéchiel paraît toujours dans
l'affliction : les maux de Jérémie sont continuels et inexplicables : Daniel se
voit deux fois au milieu des lions. Tous ont été contredits et maltraités; et
tous nous ont fait voir parleur exemple, que si l'infirmité de l'ancien peuple
demandait en général d'être soutenue par des bénédictions temporelles, néanmoins
les forts d'Israël, et les hommes d'une sainteté extraordinaire étaient nourris
dès lors du pain d'affliction, et buvaient par avance, pour se sanctifier, dans
le calice préparé au Fils de Dieu; calice d'autant plus rempli d'amertume, que
la personne de Jésus-Christ était plus sainte.
Mais ce que les prophètes ont vu
le plus clairement, et ce qu'ils ont aussi déclaré dans les termes les plus
magnifiques, c'est la
1 Zach., XI, 12,13. — 2 Isa., LII, 13. — 3 Isa., LIII. — 4
Dan., IX.
(a) 1ère édit. : Ils l'ont vendu à son peuple.
412
bénédiction répandue sur les gentils par le Messie. Ce
rejeton de Jessé et de David a paru au saint prophète Isaïe, comme un
signe donné de Dieu aux peuples et aux gentils, afin qu’ils l'invoquent
(1). L'homme de douleur, dont les plaies devaient faire notre guérison,
était choisi pour laver les gentils par une sainte aspersion, qu'on
reconnaît dans son sang et dans le baptême. Les rois saisis de respect en
sa présence, n'osent ouvrir la bouche devant lui. Ceux qui n’ont jamais ouï
parler de lui, le voient; et ceux à qui il était inconnu sont appelés pour le
contempler (2). C'est le témoin donné aux peuples; c'est le chef et le
précepteur des gentils. Sous lui un peuple inconnu se joindra au peuple
de Dieu, et les gentils y accourront de tous côtés (3). C'est le Juste
de Sion qui s'élèvera comme une lumière; c'est son Sauveur qui sera allumé comme
un flambeau. Les gentils verront ce Juste, et tous les rois connaîtront cet
homme tant célébré dans les prophéties de Sion (4).
Le voici mieux décrit encore, et
avec un caractère particulier. Un homme d'une douceur admirable, singulièrement
choisi de Dieu, et l'objet de ses complaisances, déclare aux gentils leur
jugement. Les îles attendent sa loi. C'est ainsi que les Hébreux appellent
l'Europe et les pays éloignés. Il ne fera aucun bruit : à peine
l'entendra-t-on, tant il sera doux et paisible. Il ne foulera pas aux pieds
un roseau brisé, ni n'éteindra un reste fumant de toile brûlée. Loin
d'accabler les infirmes et les pécheurs, sa voix charitable les appellera, et sa
main bienfaisante sera leur soutien. Il ouvrira les yeux des aveugles, et
tirera les captifs de leur prison (5). Sa puissance ne sera pas moindre que
sa bonté. Son caractère essentiel est de joindre ensemble la douceur avec
l'efficace : c'est pourquoi cette voix si douce passera en un moment d'une
extrémité du monde à l'autre; et sans causer aucune sédition parmi les hommes,
elle excitera toute la terre. Il n'est ni rebutant ni impétueux; et celui que
l'on connaissait à peine quand il était dans la Judée, ne sera pas seulement le
fondement de l'alliance du peuple, mais encore la lumière de tous les gentils
(6). Sous son règne admirable les Assyriens et les Egyptiens ne seront
1 Isa., XI, 10. — 2 Id., LII, 13, 14, 15 ;
LIII. — 3 Id., LV, 4, 5. — 4 Id., LXII, 1, 2. — 5 Isa., XLII, 1, 2, 3, 4, 5, 6.
— 6 Isa., XLIX, 6.
413
plus avec les Israélites qu'un même peuple de Dieu
(1). Tout devient Israël, tout devient saint. Jérusalem n'est plus une ville
particulière: c'est l'image d'une nouvelle société, où tous les peuples se
rassemblent : l'Europe, l'Afrique, et l'Asie reçoivent des prédicateurs dans
lesquels Dieu a mis son signe, afin qu'ils découvrent sa gloire aux gentils.
Les élus jusqu'alors appelés du nom d'Israël, auront un autre nom où sera
marqué l'accomplissement des promesses, et un amen bienheureux. Les
prêtres et les lévites, qui jusqu'alors sortaient d'Aaron, sortiront
dorénavant du milieu de la gentilité (2). Un nouveau sacrifice plus pur et
plus agréable que les anciens sera substitué à leur place (3), et on saura
pourquoi David avait célébré un pontife d'un nouvel ordre (4). Le juste
descendra du ciel comme une rosée, la terre produira son germe, et ce sera le
Sauveur avec lequel on verra naître la justice (5). Le ciel et la terre
s'uniront pour produire comme par un commun enfantement, celui qui sera tout
ensemble céleste et terrestre : de nouvelles idées de vertu paraîtront au monde
dans ses exemples et dans sa doctrine; et la grâce qu'il répandra les imprimera
dans les cœurs. Tout change par sa venue, et Dieu jure par lui-même que tout
genou fléchira devant lui, et que toute langue reconnaîtra sa souveraine
puissance (6).
Voilà une partie des merveilles
que Dieu a montrées aux prophètes sous les rois enfants de David, et à David
avant tous les autres. Tous ont écrit par avance l'histoire du Fils de Dieu, qui
devait aussi être fait le fils d'Abraham et de David. C'est ainsi que tout est
suivi dans l'ordre des conseils divins. Ce Messie montré de loin comme le fils
d'Abraham, est encore montré de plus près comme le fils de David. Un empire
éternel lui est promis ; la connaissance de Dieu répandue par tout l'univers est
marquée comme le signe certain et comme le fruit de sa venue : la conversion des
gentils, et la bénédiction de tous les peuples du monde promise depuis si
longtemps à Abraham, à Isaac et à
1 Isa., XIX, 24, 25. — 2 Isa., Is, 1,2,
3, 4, 11; LXI, 1, 2, 3, 11 ; LXII, 1, 2, 11 ; LXV, 1, 2, 15, 16 ; LXVI, 19, 20,
21. — 3 Malach., 1, 10, 11. — 4 Psal. CIX, 4. — 5 Isa., XLV, 8, 23. — 6
Ibid., 24.
414
Jacob, est de nouveau confirmée, et tout le peuple de Dieu
vit dans cette attente.
Cependant Dieu continue à le
gouverner d'une manière admirable. Il fait un nouveau pacte avec David, et
s'oblige de le protéger lui et les rois ses descendants, s'ils marchent dans les
préceptes qu'il leur a donnés par Moïse; sinon, il leur dénonce de rigoureux
châtiments (1). David qui s'oublie pour un peu de temps, les éprouve le premier
(2) : mais ayant réparé sa faute par sa pénitence, il est comblé de biens, et
proposé comme le modèle d'un roi accompli. Le trône est affermi dans sa maison.
Tant que Salomon son fils imite sa piété, il est heureux : il s'égare dans sa
vieillesse; et Dieu qui l'épargne pour l'amour de son serviteur David, lui
dénonce qu'il le punira en la personne de son fils (3). Ainsi il fait voir aux
pères que selon l'ordre secret de ses jugements, il fait durer après leur mort
leurs récompenses ou leurs châtiments; et il les tient soumis à ses lois par
leur intérêt le plus cher, c'est-à-dire par l'intérêt de leur famille. En
exécution de ses décrets, Roboam téméraire par lui-même, est livré à un conseil
insensé : son royaume est diminué de dix tribus (4). Pendant que ces dix tribus
rebelles et schismatiques se séparent de leur Dieu et de leur roi, les enfants
de Juda fidèles à Dieu et à David qu'il avait choisi, demeurent dans l'alliance
et dans la foi d'Abraham. Les lévites se joignent à eux avec Benjamin: le
royaume du peuple de Dieu subsiste par leur union sous le nom de royaume de Juda
; et la loi de Moïse s'y maintient dans toutes ses observances. Malgré les
idolâtries et la corruption effroyable des dix tribus séparées, Dieu se souvient
de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. Sa loi ne s'éteint pas parmi ces
rebelles : il ne cesse de les rappeler à la pénitence par des miracles
innombrables, et par les continuels avertissements qu'il leur envoie par ses
prophètes. Endurcis dans leur crime, il ne les peut plus supporter, et les
chasse de la terre promise, sans espérance d'y être jamais rétablis (5).
1 II Reg., VII, 8 et seq. ; III Reg., IX, XII et seq. ; II
Paral., VII, 17 et seq. — 2 II Reg., XI, XII et seq. — 3 III Reg., XI. — 4
Ibid., XII. — 5 IV Reg., XVII, 6, 7 et seq.
415
L'histoire de Tobie (a) arrivée
en ce même temps, et durant les commencements de la captivité des Israélites
(1), nous fait voir la conduite des élus de Dieu qui restèrent dans les tribus
séparées. Ce saint homme, en demeurant parmi eux avant la captivité, sut
non-seulement se conserver pur des idolâtries de ses frères, mais encore
pratiquer la loi, et adorer Dieu publiquement dans le temple de Jérusalem, sans
que les mauvais exemples ni la crainte l'en empêchassent. Captif et persécuté à
Ninive, il persista dans la piété avec sa famille (2) ; et la manière admirable
dont lui et son fils sont récompensés de leur foi, même sur la terre, montre
que, malgré la captivité et la persécution, Dieu avait des moyens secrets de
faire sentir à ses serviteurs les bénédictions de la loi, en les élevant
toutefois, par les maux qu'ils avaient à souffrir, à de plus hautes pensées. Par
les exemples de Tobie et par ses saints avertissements, ceux d'Israël étaient
excités à reconnaître du moins sous la verge la main de Dieu qui les châtiait ;
mais presque tous demeuraient dans l'obstination : ceux de Juda, loin de
profiter des châtiments d'Israël, en imitent les mauvais exemples. Dieu ne cesse
de les avertir par ses prophètes, qu'il leur envoie coup sur coup,
s'éveillant la nuit, et se levant dès le matin, comme il dit lui-même (3),
pour marquer ses soins paternels. Rebuté de leur ingratitude, il s'émeut contre
eux, et les menace de les traiter comme leurs frères rebelles.
Il n'y a rien de plus
remarquable dans l'histoire du peuple de Dieu, que ce ministère des prophètes.
On voit des hommes séparés du reste du peuple par une vie retirée, et par un
habit particulier (4) : ils ont des demeures où on les voit vivre dans une
espèce
1 Tob., 1, 5, 6,7. — 2 Ibid., II, 12, 21,
22. — 3 IV Reg., XVII, 19; XXIII, 26, 27 ; II Paral., XXXVI, 15; Jer., XXIX,
19. — 4 I Reg., XXVIII, 14 ; III Reg., XIX, 19. — IV
Reg., 1, 8 ; Isa., XX, 2; Zach., XIII, 4.
(a) 1ère édit. : Cependant l'histoire de
Tobie. — (b) Ici, point de division, ni titre, ni chapitre dans la 1ère
édition.
416
de communauté, sous un supérieur que Dieu leur donnait (1).
Leur vie pauvre et pénitente était la figure de la mortification, qui devait
être annoncée sous l'Evangile. Dieu se communiquait à eux d'une façon
particulière, et faisait éclater aux yeux du peuple cette merveilleuse
communication : mais jamais elle n'éclatait avec tant de force que durant les
temps de désordre où il semblait que l'idolâtrie allait abolir la loi de Dieu.
Durant ces temps malheureux les prophètes faisaient retentir de tous côtés, et
de vive voix et par écrit, les menaces de Dieu, et le témoignage qu'ils
rendaient à sa vérité. Les écrits qu'ils faisaient étaient entre les mains de
tout le peuple, et soigneusement conservés en mémoire perpétuelle aux siècles
futurs (2). Ceux du peuple qui demeuraient fidèles à Dieu s'unissaient à eux; et
nous voyons même qu'en Israël où régnait l'idolâtrie, ce qu'il y avait de
fidèles célébrait avec les prophètes le sabbat et les fêtes établies parla loi
de Moïse (3). C'était eux qui encourageaient les gens de bien à demeurer fermes
dans l'alliance. Plusieurs d'eux ont souffert la mort ; et on a vu à leur
exemple dans les temps les plus mauvais, c'est-à-dire dans le règne même de
Manassès (4), une infinité de fidèles répandre leur sang pour la vérité, en
sorte qu'elle n'a pas été un seul moment sans témoignage.
Ainsi la société du peuple de
Dieu subsistait toujours : les prophètes y demeuraient unis (a) : un grand
nombre de fidèles persistait hautement dans la loi de Dieu avec eux et avec les
pieux sacrificateurs (b) qui persistaient dans les observances que leurs
prédécesseurs, à remonter jusqu'à Aaron, leur avaient laissées. Dans les règnes
les plus impies, tels que furent ceux d'Achaz et de Manassès, Isaïe et les
autres prophètes ne se plaignaient pas qu'on eût interrompu l'usage de la
circoncision, qui était le sceau
1 I Reg., X, 10 ; XIX, 19, 20 ; III Reg.
XVIII; IV Reg., II, 3,15, 18, 19,25; IV, 10, 38; VI, 1, 2.— 2 Exod., XVII, 14;
Isa. XXX, 8; XXXIV, 16. Jer. XXII, 30; XXVI, 2; XXXVI ; 11 ; 11 Par.
XXXVI, 22; 1 Esd. I, 1 ; Dan., IX, 2. — 3 IV Reg., IV, 23. — 4 Ibid., XXI, 16.
(a) 1ère édit. : y demeuraient. — (b) Depuis ce
mot : Sacrificateur, jusqu'à la fin de l'alinéa : Cérémonie du sanctuaire,
addition laissée en manuscrit par l'auteur. Les trois premières éditions
disaient seulement:... Avec les prêtres enfants de Sadoc, qui, comme dit
Ezéchiel, dans les temps d'égarement avaient toujours observé les cérémonies du
sanctuaire.
417
de l’alliance, et dans laquelle était renfermée, selon la
doctrine de saint Paul, toute l'observance de la loi. On ne voit pas non plus
que les sabbats et les autres fêtes Rissent abolis : et si Achaz ferma durant
quelque temps la porte du temple (1), et qu'il y ait eu quelque interruption
dans les sacrifices, c'était une violence qui ne fermait pas pour cela la bouche
de ceux qui louaient et confessaient publiquement le nom de Dieu; car Dieu n'a
jamais permis que cette voix fût éteinte parmi son peuple : et quand Aman
entreprit de détruire l'héritage du Seigneur, changer ses promesses et faire
cesser ses louanges (2), on sait ce que Dieu fit pour l'empêcher. Sa puissance
ne parut pas moins lorsqu'Antiochus voulut abolir la religion. Que ne dirent
point les prophètes à Achaz et à Manassès, pour soutenir la vérité de la
religion et la pureté du culte? Les paroles des Voyants qui leur parlaient au
nom du Dieu d'Israël étaient écrites, comme remarque le texte sacré, dans
l’histoire de ces rois (3). Si Manassès en fut touché, s'il fit pénitence, on ne
peut douter que leur doctrine ne tint un grand nombre de fidèles dans
l'obéissance de la loi ; et le bon parti était si fort, que dans le jugement
qu'on portait des rois après leur mort, on déclarait ces rois impies indignes du
sépulcre de David et de leurs pieux prédécesseurs. Car encore qu'il sait écrit
qu'Achaz fut enterré dans la cité de David, l'Ecriture marque expressément qu'on
ne le reçut pas dans le sépulcre des rois d'Israël (4). On n'excepta pas
Manassès de la rigueur de ce jugement, encore qu'il eût fait pénitence; pour
laisser un monument éternel de l'horreur qu'on avait eue de sa conduite. Et afin
qu'on ne pense pas que la multitude de ceux qui adhéraient publiquement au culte
de Dieu avec les prophètes fût destituée de la succession légitime de ses
pasteurs ordinaires, Ezechiel marque expressément, en deux endroits (5), les
sacrificateurs et les lévites enfants de Sadoc, qui, dans les temps d'égarement,
avaient persisté dans l'observance des cérémonies du sanctuaire.
Cependant malgré les prophètes,
malgré les prêtres fidèles et le peuple uni avec eux dans la pratique de la loi,
l'idolâtrie qui
1 II Paral., XXVIII, 24. — 2 Esth., XIV, 9. — 3 II
Paralip., XXXIII, 18. — 4 Ibid., XXVIII, 27. — 5 Ezech., XLIV, 15 ; XLVIII, 11.
418
avait ruiné Israël on traînait souvent dans Juda même et
les princes et le gros du peuple. Quoique les rois oubliassent le Dieu de leurs
pères, il supporta longtemps leurs iniquités à cause de David son serviteur.
David est toujours présent à ses yeux. Quand les rois enfants de David suivent
les bons exemples de leur père, Dieu fait des miracles surprenants en leur
faveur : mais ils sentent, quand ils dégénèrent, la force invincible de sa main,
qui s'appesantit sur eux. Les rois d'Egypte, les rois de Syrie, et surtout les
rois d'Assyrie et de Babylone servent d'instrument à sa vengeance. L'impiété
s'augmente, et Dieu suscite en Orient un roi plus superbe et plus redoutable que
tous ceux qui avaient paru jusqu'alors : c'est Nabuchodonosor roi de Babylone,
le plus terrible des conquérants. Il le montre de loin aux peuples et aux rois
comme le vengeur destiné à les punir (1). Il approche, et la frayeur marche
devant lui. Il prend une première fois Jérusalem, et transporte à Babylone une
partie de ses habitant (2). Ni ceux qui restent dans le pays, ni ceux qui sont
transportés, quoique avertis les uns par Jérémie, et les autres par Ezéchiel, ne
font pénitence. Ils préfèrent à ces saints prophètes des prophètes gui leur
prêchaient des illusions (3), et les flattaient dans leurs crimes. Le vengeur
revient en Judée, et le joug de Jérusalem est aggravé; mais elle n'est pas tout
à fait détruite. Enfin l'iniquité vient à son comble ; l'orgueil croît avec la
faiblesse, et Nabuchodonosor met tout en poudre (4).
Dieu n'épargna pas son
sanctuaire. Ce beau temple, l'ornement du monde, qui devait être éternel si les
enfants d'Israël eussent persévéré dans la piété (5), fut consumé par le feu des
Assyriens. C'était en vain que les Juifs disaient sans cesse : Le temple de
Dieu, le temple de Dieu : Le temple de Dieu est parmi nous (6), comme si ce
temple sacré eût dû les protéger tout seul. Dieu avait résolu de leur faire voir
qu'il n'était point attaché à un édifice de pierre, mais qu'il voulait trouver
des cœurs fidèles. Ainsi il détruisit le temple de Jérusalem, il en donna le
trésor au pillage;
1 Jer., XXV, etc.; Ezech., XXVI, etc.— 2 IV Reg., XXIV, 1 ;
II Paral, XXXVI, 5, 6. — 3 Jer., XIV, 14.— 4 IV Reg., XXV. — 5 III Reg., IX,
3; IV Reg., XXI, 7, 8,— 8 Jer., VII, 4.
419
et tant de riches vaisseaux consacrés par des rois pieux,
furent abandonnés a un roi impie.
Mais la chute du peuple de Dieu
devait être l'instruction de tout l'univers. Voyons en la personne de ce roi
impie, et ensemble victorieux, ce que c'est que les conquérons. Ils ne sont pour
la plupart que des instruments de la vengeance divine. Dieu exerce par eux sa
justice, et puis il l'exerce sur eux-mêmes. Nabuchodonosor, revêtu do la
puissance divine et rendu invincible par ce ministère, punit tous les ennemis du
peuple de Dieu. Il ravage les Iduméens, les Ammonites, et les Moabites ; il
renverse les rois de Syrie : l'Egypte sous le pouvoir de laquelle la Judée avait
tant de fois gémi, est la proie de ce roi superbe, et lui devient tributaire (1)
; sa puissance n'est pas moins fatale à la Judée même, qui ne sait pas profiter
des délais que Dieu lui donne. Tout tombe, tout est abattu par la justice
divine, dont Nabuchodonosor est le ministre : il tombera a son tour ; et Dieu
qui emploie la main de ce prince pour châtier ses enfants et abattre ses
ennemis, la réserve à sa main toute-puissante (a).
Il n'a pas laissé ignorer à ses
enfants la destinée de ce roi qui les châtiait, et de l'empire des Chaldéens
sous lequel ils devaient être captifs. De peur qu'ils ne fussent surpris de la
gloire des impies, et de leur règne orgueilleux, les prophètes leur en
dénonçaient la courte durée. Isaïe qui a vu la gloire de Nabuchodonosor et son
orgueil insensé longtemps avant sa naissance, a prédit sa chute soudaine et
celle de son empire (2). Babylone n'était presque rien, quand ce prophète a vu
sa puissance, et un peu après, sa ruine. Ainsi les révolutions des villes et des
empires qui tourmentaient le peuple de Dieu, ou profitaient de sa perte, étaient
1 IV Reg., XXIV, 7. — 2 Isa., XIII, XIV, XXI, XLV, XLVI,
XLVII, XLVIII.
(a) 1ère édit.: A sa propre main
toute-puissante. — (b) Ni division, ni titre dans la 1ère édition.
420
écrites dans ses prophéties. Ces oracles étaient suivis
d'une prompte exécution : et les Juifs si rudement châtiés, virent tomber avant
eux, ou avec eux, ou un peu après, selon les prédictions de leurs prophètes,
non-seulement Samarie, Idumée, Gaza, Ascalon, Damas, les villes des Ammonites et
des Moabites leurs perpétuels ennemis; mais encore les capitales (a) des grands
empires, mais Tyr la maîtresse de la mer, mais Tanis, mais Memphis, mais Thèbes
à cent portes avec toutes les richesses de son Sésostris, mais Ninive même le
siège des rois d'Assyrie ses persécuteurs, mais la superbe Babylone victorieuse
de toutes les autres, et riche de leurs dépouilles.
Il est vrai que Jérusalem périt en même temps pour ses
péchés : mais Dieu ne la laissa pas sans espérance. Isaïe qui avait prédit sa
perte, avait vu son glorieux rétablissement, et lui avait même nommé Cyrus son
libérateur, deux cents ans avant qu'il fut né (1). Jérémie, dont les prédictions
avaient été si précises pour marquer à ce peuple ingrat sa perte certaine, lui
avait promis son retour après soixante et dix ans de captivité (2). Durant ces
années ce peuple abattu était respecté dans ses prophètes : ces captifs
prononçaient aux rois et aux peuples leurs terribles destinées. Nabuchodonosor
qui voulait se faire adorer, adore lui-même Daniel (3), étonné des secrets
divins qu'il lui découvrait : il apprend de lui sa sentence bientôt suivie de
l'exécution (4). Ce prince victorieux triomphait dans Babylone, dont il fît la
plus grande ville, la plus forte et la plus belle que le soleil eût jamais vue
(5). C'était là que Dieu l'attendait pour foudroyer son orgueil. Heureux et
invulnérable, pour ainsi parler, à la tête de ses armées, et durant tout le
cours de ses conquêtes (6), il devait périr dans sa maison, selon l'oracle
d'Ezéchiel (7). Lorsqu'admirant sa grandeur, et la beauté de Babylone, il
s'élève au-dessus de l'humanité, Dieu le frappe, lui ôte l'esprit et le range
parmi les bêtes. Il revient au temps marqué par Daniel (8), et reconnaît le Dieu
du ciel qui lui avait
1 Isa., XLIV, XLV. — 2 Jer., XXV, 11, 12; XXIX, 10. — 3
Dan., II, 46. — 4 Ibid., IV, 1 et seq. — 5 Ibid., 26 et seq. — 6 Jerem., XXVII.
— 7 Ezechiel, XXI, 30. — 8 Dan., IV, 31.
(a) 1ère édit. : Mais les capitales.
421
fait sentir sa puissance : mais ses successeurs ne
profitent pas de son exemple. Les affaires de Babylone se brouillent, et le
temps marqué par les prophéties pour le rétablissement de Juda arrive parmi tous
ces troubles. Cyrus paraît à la tête des Mèdes et des Perses (1) : tout cède à
ce redoutable conquérant. Il s'avance lentement vers les Chaldéens, et sa marche
est souvent interrompue. Les nouvelles de sa venue viennent de loin à loin,
comme avait prédit Jérémie (2) : enfin il se détermine. Babylone souvent menacée
par les prophètes, et toujours superbe et impénitente, voit arriver son
vainqueur qu'elle méprise. Ses richesses, ses hautes murailles, son peuple
innombrable, sa prodigieuse enceinte, qui enfermait tout un grand pays, comme
l'attestent tous les anciens (3), et ses provisions infinies lui enflent le
cœur. Assiégée durant un long temps sans sentir aucune incommodité, elle se rit
de ses ennemis, et des fossés que Cyrus creusait autour d'elle : on n'y parle
que de festins et de réjouissances. Son roi Baltasar petit-fils de
Nabuchodonosor, aussi superbe que lui, mais moins habile, fait une fête
solennelle à tous les seigneurs (4). Cette fête est célébrée avec des excès
inouïs. Baltasar fait apporter les vaisseaux sacrés enlevés du temple de
Jérusalem, et mêle la profanation avec le luxe. La colère de Dieu se déclare :
une main céleste écrit des paroles terribles sur la muraille de la salle où se
faisait le festin. Daniel en interprète le sens ; et ce prophète qui avait
prédit la chute funeste de l'aïeul, fait voir encore au petit-fils la foudre qui
va partir pour l'accabler. En exécution du décret de Dieu, Cyrus se fait tout à
coup une ouverture dans Babylone. L'Euphrate détourné dans les fossés qu'il lui
préparait depuis si longtemps, lui découvre son lit immense : il entre par ce
passage imprévu. Ainsi fut livrée en proie aux Mèdes et aux Perses, et à
Cyrus, comme avaient dit les prophètes, cette superbe Babylone (5). Ainsi
périt avec elle le royaume des Chaldéens, qui avait détruit tant d'autres
royaumes (6) ; et le marteau qui avait brisé tout l’univers, fut brisé
lui-même. Jérémie l'avait prédit (7). Le Seigneur
1 Herod., lib. I, c. 177; Xenoph., Cyropœd., lib.
II, III, etc. — 2 Jer., LI, 46. — 3 Herod., lib. I, c. 178, etc.;
Xenoph., Cyropœd., lib. VII; Arist, Polit., lib. III, cap. 3.— 4 Dan.,
V.— 5 Isa., XIII, 17 ; XXI, 2 ; XLV, XLVI, XLVII ; Jer., LI, 11, 28. — 6 Isa.,
XIV, 16, 17. — 7 Jer., L, 23.
422
rompit la verge dont il avait frappé tant de nations.
Isaïe l'avait prévu (1). Les peuples accoutumés au joug des rois Chaldéens, les
voient eux-mêmes sous le joug : Vous voilà, dirent-ils, blessés comme
nous; vous êtes devenus semblables à nous, vous qui disiez dans votre cœur :
J'élèverai mon trône au-dessus des astres, et je serai semblable au Très-Haut
(2). C'est ce qu'avait prononcé le même Isaïe. Elle tombe, elle tombe,
comme l'avait dit ce prophète, cette grande Babylone, et ses idoles sont
brisées (3). Bel est renversé; et Nabo son grand Dieu, d'où les rois
prenaient leur nom, tombe par terre (4) : car les Perses leurs ennemis,
adorateurs du soleil, ne souffraient point les idoles ni les rois qu'on avait
faits dieux. Mais comment périt cette Babylone ? comme les prophètes l'avaient
déclaré : Ses eaux furent desséchées, comme avait prédit Jérémie (5),
pour donner passage à son vainqueur : enivrée, endormie, trahie par sa propre
joie, selon le même prophète, elle se trouva au pouvoir de ses ennemis, et
prise comme dans un filet sans le savoir (6). On passe tous ses habitants au
fil de l'épée : car les Mèdes ses vainqueurs, comme avait dit Isaïe (7),
ne cherchaient ni l'or ni l'argent, mais la vengeance, mais à assouvir
leur haine par la perte d'un peuple cruel, que son orgueil faisait l'ennemi de
tous les peuples du monde. Les courriers venaient l'un sur l'autre annoncer
au roi que l'ennemi entrait dans la ville : Jérémie l'avait ainsi marqué
(8). Ses astrologues, en qui elle croyait et qui lui promettaient un empire
éternel, ne purent la sauver de son vainqueur. C'est Isaïe et Jérémie qui
l'annoncent d'un commun accord (9). Dans cet effroyable carnage, les Juifs
avertis de loin échappèrent seuls au glaive du victorieux (10). Cyrus devenu par
cette conquête le maître de tout l'Orient, reconnaît dans ce peuple tant de fois
vaincu je ne sais quoi de divin. Ravi des oracles qui avaient prédit ses
victoires, il avoue qu'il doit son empire au Dieu du ciel que les Juifs
servaient, et signale la première année de son règne par le rétablissement de
son temple et de son peuple (11).
1 Isa., XIV, 5, 6.— 2 Ibid., 10. — 3
Ibid., XXI, 9. — 4 Ibid., XLVI, 1. — 5 Jer., L, 38 ; LI, 36.— 6 Ibid., L, 24;
LI, 39, 57. — 7 Isa., XIII, 15, 16, 17, 18; Jer., L, 35, 36,37, 42. — 8 Jer.,
LI, 31.— 9 Isa. XLVII, 12, 13, 14,15; Jer., I, 36 — Isa., XLVIII, 20; Jer., I,
8, 28 ; LI, 6, 10, 50, etc.— 11 II Paral., XXXVI, 23; I
Esdr., I, 2.
423
Qui n'admirerait ici la
Providence divine si évidemment déclarée sur les Juifs et sur les Chaldéens, sur
Jérusalem et sur Babylone ? Dieu les veut punir toutes deux ; et afin qu'on
n'ignore pas que c'est lui seul qui le fait, il se plaît à le déclarer par cent
prophéties. Jérusalem et Babylone toutes deux menacées dans le même temps et par
les mêmes prophètes, tombent l'une après l'autre dans le temps marqué. Mais Dieu
découvre ici le grand secret des deux châtiments dont il se sert : un châtiment
de rigueur sur les Chaldéens, un châtiment paternel sur les Juifs qui sont ses
enfants. L'orgueil des Chaldéens ( c'était le caractère: de la nation et
l'esprit de tout cet empire) est abattu sans retour. Le superbe est tombé et
ne se relèvera pas (1) disait Jérémie; et Isaïe devant lui : Babylone la
glorieuse, dont les Chaldéens insolents s'enorgueillissaient, a été faite comme
Sodome et comme Gomorrhe (2), à qui Dieu n'a laissé aucune ressource. II
n'en est pas ainsi des Juifs : Dieu les a châtiés comme des enfants
désobéissants qu'il remet dans leur devoir par le châtiment, et puis touché de
leurs larmes il oublie leurs fautes, a Ne crains point, ô Jacob, dit le
Seigneur, parce que je suis avec toi. Je te châtierai avec justice, et ne te
pardonnerai pas comme si tu étais innocent ; mais je ne te détruirai pas comme
je détruirai les nations parmi lesquelles je t'ai dispersé (3). C'est pourquoi
Babylone ôtée pour jamais aux Chaldéens, est livrée à un autre peuple ; et
Jérusalem rétablie par un changement merveilleux, voit revenir ses enfants de
tous côtés.
1 Jer., I, 31, 32, 40. — 2 Isa., XIII,
19. — 3 Jer., XLVI, 28.
(a) Titre ajouté dans la troisième édition.
424
Ce fut Zorobabel, de la tribu de
Juda et du sang des rois, qui les ramena de captivité. Ceux de Juda reviennent
eu foule, et remplissent tout le pays. Les dix tribus dispersées se perdent
parmi les gentils, à la réserve de ceux qui sous le nom de Juda, et réunis sous
ses étendards , rentrent dans la terre de leurs pères.
Cependant l'autel se redresse,
le temple se rebâtit, les murailles de Jérusalem sont relevées. La jalousie des
peuples voisins est réprimée par les rois de Perse devenus les protecteurs du
peuple de Dieu. Le pontife rentre en exercice avec tous les prêtres qui
prouvèrent leur descendance par les registres publics : les autres sont rejetés
(1). Esdras prêtre lui-même et docteur de la loi, et Nehemias gouverneur
réforment tous les abus que la captivité avait introduits, et font garder la loi
dans sa pureté. Le peuple pleure avec eux les transgressions qui lui avaient
attiré ces grands châtiments, et reconnaît que Moïse les avait prédits. Tous
ensemble lisent dans les saints Livres les menaces de l'homme de Dieu (2) : ils
en voient l'accomplissement : l'oracle de Jérémie (3), et le retour tant promis
après les soixante-dix ans de captivité, les étonne et les console : ils adorent
les jugements de Dieu; et réconciliés avec lui, ils vivent en paix.
Dieu qui fait tout en son temps,
avait choisi celui-ci pour faire cesser les voies extraordinaires, c'est-à-dire
les prophéties, dans son peuple désormais assez instruit. Il restait environ
cinq cents
1 I Esdr., II, 62. — 2 II Esdr., I, 8; VIII, IX. — 3 I
Esdr., I, 1.
(a) Titre ajouté dans la IIIe édition. — (b) Titre ajouté
dans la IIIe édition.
425
ans jusqu'aux jours du Messie. Dieu donna à la majesté de
son Fils de faire taire les prophètes durant tout ce temps, pour tenir son
peuple en attente de celui qui devait être l'accomplissement de tous leurs
oracles.
Mais vers la fin des temps où
Dieu avait résolu de mettre fin aux prophéties, il semblait qu'il voulait
répandre toutes ses lumières, et découvrir tous les conseils de sa providence :
tant il exprima clairement les secrets des temps à venir.
Durant la captivité, et surtout vers les temps qu'elle
allait finir, Daniel révéré pour sa piété, même par les rois infidèles, et
employé pour sa prudence aux plus grandes affaires de leur Etat (1), vit par
ordre, à diverses fois, et sous des figures différentes, quatre monarchies sous
lesquelles devaient vivre les Israélites (2). Il les marque par leurs caractères
propres. On voit passer comme un torrent l'empire d'un roi des Grecs : c'était
celui d'Alexandre. Par sa chute on voit établir un autre empire moindre que le
sien, et affaibli par ses divisions (3). C'est celui de ses successeurs, parmi
lesquels il y en a quatre marqués dans la prophétie (4). Antipater, Seleucus,
Ptolomée et Antigonus sont visiblement désignés. Il est constant par l'histoire
qu'ils furent plus puissants que les autres, et les seuls dont la puissance ait
passé à leurs enfants. On voit leurs guerres, leurs jalousies, et leurs
alliances trompeuses ; la dureté et l'ambition des rois de Syrie ; l'orgueil et
les autres marques qui désignent Antiochus l'Illustre, implacable ennemi du
peuple de Dieu ; la brièveté de son règne, et la prompte punition de ses excès
(5). On voit naître enfin sur la fin, et comme dans le sein de ces monarchies,
le règne du Fils de l'homme. A ce nom vous reconnaissez Jésus-Christ, mais ce
règne du Fils de l'homme est encore appelé le règne des saints du Très-Haut.
Tous les peuples sont soumis à ce grand et pacifique royaume : l'éternité lui
est promise, et il doit être le seul dont la puissance ne passera pas à un autre
empire (6).
Quand viendra ce Fils de
l’homme, et ce Christ tant désiré, et comment il accomplira l'ouvrage qui lui
est commis, c'est-à-dire
1 Dan., II, III, V, VIII, 27. — 2 Ibid., II, VII, VIII, X,
XI. — 3 Ibid., VII, 6; VIII, 21, 22. — 4 Ibid., VIII, 8. — 5 Ibid., XI. — 6
Ibid., II, 44, 45 ; VII, 13, 14, 27.
426
la rédemption du genre humain, Dieu le découvre
manifestement à Daniel. Pendant qu'il est occupé de la captivité de son peuple
dans Babylone, et des soixante et dix ans dans lesquels Dieu avait voulu la
renfermer, au milieu des vœux qu'il fait pour la délivrance de ses frères, il
est tout à coup élevé à des mystères plus hauts. Il voit un autre nombre
d'années, et une autre délivrance bien plus importante. Au lieu des septante
années prédites par Jérémie, il voit septante semaines, à commencer depuis
l'ordonnance donnée par Artaxerxès à la Longue-main, la vingtième année de son
règne, pour rebâtir la ville de Jérusalem (1). Là est marquée en termes précis,
sur la fin de ces semaines, la rémission des péchés, le règne éternel de la
justice, l'entier accomplissement des prophéties, et l'onction du Saint des
saints (2). Le Christ doit faire sa charge, et paraître comme
conducteur du peuple après soixante-neuf semaines. Après soixante-neuf semaines
(car le prophète le répète encore) le Christ doit être mis à mort (3) :
il doit mourir de mort violente ; il faut qu'il sait immolé pour accomplir les
mystères. Une semaine est marquée entre les autres, et c'est la dernière et la
soixante-dixième : c'est celle où le Christ sera immolé, où l'alliance sera
confirmée, et au milieu de laquelle l'hostie et les sacrifices seront abolis
(4), sans doute par la mort du Christ, car c'est ensuite de la mort du Christ
que ce changement est marqué. Après cette mort du Christ et l'abolition des
sacrifices, on ne voit plus qu'horreur et confusion : on voit la ruine de
la Cité sainte, et du sanctuaire ; un peuple et un capitaine qui vient pour tout
perdre ; l'abomination dans le temple ; la dernière et irrémédiable désolation
(5) du peuple ingrat envers son Sauveur.
Nous avons vu que ces semaines
réduites en semaines d'années, selon l'usage de l'Ecriture, font quatre cent
quatre-vingt-dix ans, et nous mènent précisément depuis la vingtième année
d'Artaxerxés à la dernière semaine (6) ; semaine pleine de mystères où
Jésus-Christ immolé met fin par sa mort aux sacrifices de la
1 Dan., IX, 23, etc. — 2 Ibid., 24. — 3 Ibid., 25, 26. — 4
Ibid., 27. — 5 Ibid., 2b, 27. — 6 Voyez ci-dessus, Ire part., VIIe et VIIIe
Epoque, l'an 216 et 280 de Rome, pag. 286 et 297.
427
loi, et en accomplit les figures. Les doctes font de
différentes supputations pour faire cadrer ce temps au juste. Celle que je vous
ai proposée est sans embarras. Loin d'obscurcir la suite de l'histoire des rois
de Perse, elle l'éclaircit; quoiqu'il n'y aurait rien de fort surprenant, quand
il se trouverait quelque incertitude dans les dates de ces princes, et le peu
d'années dont on pourrait disputer sur un compte de quatre cent quatre-vingt-dix
ans ne feront jamais une importante question. Mais pourquoi discourir davantage
? Dieu a tranché la difficulté, s'il y en avait, par une décision qui ne souffre
aucune réplique. Un événement manifeste nous met au-dessus de tous les
raffinements des chronologistes; et la ruine totale des Juifs, qui a suivi de si
près la mort de Noire-Seigneur, fait entendre aux moins clairvoyants
l'accomplissement de la prophétie.
Il ne reste plus qu'à vous en
faire remarquer une circonstance. Daniel nous découvre un nouveau mystère.
L'oracle de Jacob nous avait appris que le royaume de Juda devait cesser à la
venue du Messie : mais il ne nous disait pas que sa mort serait la cause de la
chute de ce royaume. Dieu a révélé ce secret important à Daniel, et il lui
déclare que (a) la ruine des Juifs sera la suite de la mort du Christ et de leur
méconnaissance. Marquez, s'il vous plaît, cet endroit : la suite des événements
vous en fera bientôt un beau commentaire.
Vous voyez ce que Dieu montra au
prophète Daniel un peu devant les victoires de Cyrus, et le rétablissement du
temple. Du temps qu'il se bâtissait, il suscita les prophètes Aggée et Zacharie,
et incontinent après il envoya Malachie qui devait fermer les prophéties de
l'ancien peuple.
Que n'a pas vu Zacharie? On
dirait que le livre des décrets divins
(a) 1re édit. : Et il lui déclare, comme vous
voyez, que. — (b) Titre ajouté dans la IIIe édition.
428
ait été ouvert à ce prophète, et qu'il y ait lu toute
l'histoire du peuple de Dieu depuis la captivité.
Les persécutions des rois de
Syrie, et les guerres qu'ils font à Juda, lui sont découvertes dans toute leur
suite (1). Il voit Jérusalem prise et saccagée ; un pillage effroyable, et des
désordres infinis ; le peuple en fuite dans le désert, incertain de sa
condition, entre la mort et la vie ; à la veille de sa dernière désolation, une
nouvelle lumière lui paraître tout à coup. Les ennemis sont vaincus ; les idoles
sont renversées dans toute la Terre-Sainte : on voit la paix et l'abondance dans
la ville et dans le pays, et le temple est révéré dans tout l'Orient.
Une circonstance mémorable de
ces guerres est révélée au prophète : «Judas même combattra, dit-il, contre
Jérusalem (2): » c'était-à-dire que Jérusalem devait être trahie (a) par ses
enfants, et que parmi ses ennemis il se trouverait beaucoup de Juifs.
Quelquefois il voit une longue
suite de prospérités (3) ; Juda est rempli de force (4) ; les royaumes qui l'ont
oppressé sont humiliés (5) ; les voisins qui n'ont cessé de le tourmenter sont
punis ; quelques-uns sont convertis, et incorporés au peuple de Dieu. Le
prophète voit ce peuple comblé des bienfaits divins, parmi lesquels il leur
conte le triomphe aussi modeste que glorieux « du roi pauvre, du roi pacifique,
du roi sauveur, qui entre monté sur un âne dans sa ville de Jérusalem (6). »
Après avoir raconté les
prospérités., il reprend dès l'origine toute la suite des maux (7). Il voit tout
d'un coup le feu dans le temple ; tout le pays ruiné avec la ville capitale ;
des meurtres, des violences, un roi qui les autorise. Dieu a pitié de son peuple
abandonné : il s'en rend lui-même le pasteur ; et sa protection le soutient. A
la fin il s'allume des guerres civiles, et les affaires vont en décadence. Le
temps de ce changement est désigné par un caractère certain, et trois pasteurs,
c'est-à-dire selon le style ancien trois princes dégradés (b) en un même mois en
marquent le
1 Zach., XIV. — 2 Ibid., 14.— 3 Ibid.,
IX, X.— 4 Ibid., X, 6. — 5 Ibid., 11.— 5 Ibid., IX, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7,
8, 9. — 6 Ibid., XI.
(a) Ire édit. : Une circonstance mémorable de ces guerres
est révélée au prophète , c’est que Jérusalem devait être traîne. — (b) Ire
édit. : Le temps de ce
429
commencement (a). Les paroles du prophète sont précises ;
J'ai retranché, dit-il (1), trois pasteurs, c'est-à-dire trois
princes, en un seul mois, et mon cœur s'est resserré envers eux (envers
mon peuple), parce qu'aussi ils ont varié envers moi, et ne sont pas
demeurés fermes dans mes préceptes; et j'ai dit : Je ne serai plus votre
pasteur ; je ne vous gouvernerai plus (avec cette application particulière
que vous aviez toujours éprouvée ) : je vous abandonnerai à vous-mêmes, à votre
malheureuse destinée, à l'esprit de division qui se mettra parmi vous, sans
prendre dorénavant aucun soin de détourner les maux qui vous menacent. Ainsi
ce qui doit mourir ira à la mort; ce qui doit être retranché sera retranché, et
chacun dévorera la chair de son prochain. Voilà quel devoir être à la fin le
sort des Juifs justement abandonnés de Dieu ; et voilà en termes précis le
commencement de la décadence à la chute de ces trois princes. La suite nous fera
voir que l'accomplissement de la prophétie n'a pas été moins manifeste.
Au milieu de tant de malheurs
prédits si clairement par Zacharie, paraît encore un plus grand malheur. Un peu
après ces divisions, et dans les temps de la décadence, Dieu est acheté
trente deniers par son peuple ingrat; et le prophète voit tout, jusques au
champ du potier ou du sculpteur auquel cet argent est employé (2). De là suivent
d'extrêmes désordres parmi les pasteurs du peuple; enfin ils sont aveuglés, et
leur puissance est détruite (3).
Que dirai-je de la merveilleuse
vision de Zacharie, qui voit le pasteur frappé et les brebis dispersées (4)? Que
dirai-je du regard que jette le peuple sur son Dieu qu'il a percé, et des larmes
que lui fait verser une mort plus lamentable que celle d'un fils unique (5), et
que celle de Josias? Zacharie a vu toutes ces choses : mais ce qu'il a vu de
plus grand, « c'est le Seigneur envoyé par
changement est désigné par un caractère certain, et trois
princes dégradés en ce même mois en marquent le commencement. — (a) Depuis ces
mots : Les paroles du prophète, jusqu'à la fin de l'alinéa: Moins manifeste,
addition laissée en manuscrit.
1 Zach., XI, 8. — 2 Ibid., XI, 12, 13. —
3 Ibid., XI, 15, 16, 17. — 4 Ibid., XIII, 7. —Ib., XII, 10.
430
le Seigneur pour habiter dans Jérusalem, d'où il appelle
les gentils pour les agréger à son peuple, et demeurer au milieu d'eux (1). »
Aggée dit moins de choses; mais
ce qu'il dit est surprenant. Pendant qu'on bâtisse le second temple, et que les
vieillards qui avaient vu le premier fondent en larmes en comparant la pauvreté
de ce dernier édifice avec la magnificence de l'autre (2) ; le prophète qui
voit plus loin, publie la gloire du second temple, et le préfère au premier (3).
Il explique d'où viendra la gloire de cette nouvelle maison; c'est que le
Désiré des gentils arrivera : ce Messie promis depuis deux mille ans, et dès
l'origine du monde, comme le Sauveur des gentils, paraîtra dans ce nouveau
temple. La paix y sera établie; tout l'univers ému rendra
témoignage à la venue de son Rédempteur ; il n'y a plus qu'un peu de temps
à l'attendre, et les temps destinés à cette attente sont dans leur dernière
période.
Enfin le temple s'achève; les
victimes y sont immolées; mais les Juifs avares y offrent des hosties
défectueuses. Malachie qui les en reprend, est élevé à une plus haute
considération; et à l'occasion des offrandes immondes des Juifs, il voit
l'offrande toujours pure et jamais souillée qui sera présentée à
Dieu, non plus seulement comme autrefois dans le temple de Jérusalem, mais
depuis le soleil levant jusqu'au couchant; non plus par les Juifs, mais
par les gentils, parmi lesquels il prédit que le nom de Dieu sera
grand (4).
Il voit aussi, comme Aggée, la
gloire du second temple et le Messie qui l'honore de sa présence : mais il voit
en même temps que le Messie est le Dieu à qui ce temple est dédié. « J'envoie
1 Zach., II, 8, 9, 10, II. — 3 I Esdr., III, 12.— 3 Agg.,
II, 7, 8, 9, 10. — 4 Malach., I, 11.
(a) Titre ajouté dans la IIIe édition.
431
mon ange, dit le Seigneur (1), pour me préparer les voies,
et incontinent vous verrez arriver dans son saint temple le Seigneur que vous
cherchez, et l’Ange de l'alliance que vous désirez. »
Un ange est un envoyé : mais
voici un envoyé d'une dignité merveilleuse ; un envoyé qui a un temple ; un
envoyé qui est Dieu, et qui entre dans le temple comme dans sa propre demeure ;
un envoyé désiré par font le peuple, qui vient faire une nouvelle alliance, et
qui est appelé pour cette raison, l'Ange de Vaillance ou du testament.
C'était donc dans le second
temple que ce Dieu envoyé de Dieu devait paraître : mais un autre envoyé
précède, et lui prépare les voies. Là nous voyons le Messie précédé par son
précurseur. Le caractère de ce précurseur est encore montré au prophète. Ce doit
être un nouvel Elie, remarquable par sa sainteté, par l'austérité de sa vie, par
son autorité et par son zèle (2).
Ainsi le dernier prophète de
l'ancien peuple marque le premier prophète qui devait venir après lui,
c'est-à-dire cet Elie, précurseur du Seigneur qui devait paraître. Jusqu'à ce
temps le peuple de Dieu n'avait point à attendre de prophète ; la loi de Moïse
lui devait suffire : et c'est pourquoi Malachie unit par ces mots : «
Souvenez-vous de la loi que j'ai donnée sur le mont Horeb à Moïse mon serviteur
pour tout Israël. Je vous enverrai le prophète Elie, qui unira les cœurs des
pères avec le cœur des enfants (3), » qui montrera à ceux-ci ce qu'ont attendu
les autres.
A cette loi de Moïse, Dieu avait
joint les prophètes qui avaient parlé en conformité, et l'histoire du peuple de
Dieu faite par les mêmes prophètes, dans laquelle étaient confirmées par des
expériences sensibles (a) les promesses et les menaces de la loi. Tout était
soigneusement écrit ; tout était digéré par l'ordre des temps; et voilà ce que
Dieu laissa pour l'instruction de son peuple, quand il fit cesser les
prophéties.
1 Malach., III, 1. — 2 Ibid.,
III, 1 ; IV, 5, 6. — 3 Ibid., IV, 4, 5, 6.
(a) Ire édit. : Visibles.
432
De telles instructions rirent un
grand changement dans les mœurs des Israélites. Ils n'avaient plus besoin ni
d'apparition, ni de prédiction manifeste, ni de ces prodiges inouïs que Dieu
faisait si souvent pour leur salut. Les témoignages qu'ils avaient reçus leur
suffisaient ; et leur incrédulité, non-seulement convaincue par l'événement,
mais encore si souvent punie, les avait enfin rendus dociles.
C'est pourquoi depuis ce temps
on ne les voit plus retournera l'idolâtrie, à laquelle ils étaient si
étrangement portés. Ils s'étaient trop mal trouvés d'avoir rejeté le Dieu de
leurs pères. Us se souvenaient toujours de Nabuchodonosor, et de leur ruine si
souvent prédite dans toutes ses circonstances, et toutefois plus tôt arrivée
qu'elle n'avait été crue. Ils n'étaient pas moins en admiration de leur
rétablissement fait contre toute apparence dans le temps, et par celui qui leur
avait été marqué. Jamais ils ne voyaient le second temple sans se souvenir
pourquoi le premier avait été renversé, et comment celui-ci avait été rétabli :
ainsi ils se confirai aient dans la foi de leurs Ecritures auxquelles tout leur
état rendait témoignage.
On ne vit plus parmi eux de faux
prophètes. Ils s'étaient défaits tout ensemble de la pente qu'ils avaient à les
croire, et de celle qu'ils avaient à l'idolâtrie. Zacharie avait prédit par un
même oracle que ces deux choses leur arriveraient (1). En voici les propres
paroles (b) : « En ces jours, dit le Seigneur Dieu des armées, je détruirai le
nom des idoles dans toute la Terre-Sainte ; il ne s'en parlera plus : il n'y
paraîtra non plus de faux prophètes, ni d'esprit
1 Zach., XIII, 2, 3, 4, 5, 6.
(a) Les temps du second temple. — (b) Depuis ces mots : En
voici les propres paroles, jusqu'à la tin de la phrase qui suit les paroles du
prophète : N'est pas moins fort, addition laissée en manuscrit. Les trois
premières éditions : Que ces deux choses leur arriveraient. Sa prophétie eut un
manifeste accomplissement.
433
impur pour les inspirer. Et si quelqu'un se mêle de
prophétiser par son propre esprit, son père et sa mère lui diront : Vous mourrez
demain, parce que vous avez menti au nom du Seigneur. » On peut voir, dans le
texte même, le reste qui n'est pas moins fort. Cette prophétie eut un manifeste
accomplissement. Les faux prophètes cessèrent sous le second temple : le peuple
rebuté de leurs tromperies n'était plus en état de les écouter. Les vrais
prophètes de Dieu étaient lus et relus sans cesse : il ne leur fallait point de
commentaire ; et les choses qui arrivaient tous les jours en exécution de leurs
prophéties, en étaient de trop fidèles interprètes.
En effet tous leurs prophètes
leur avaient promis une paix profonde. On lit encore avec joie la belle peinture
que font Isaïe et Ezechiel (1), des bienheureux temps qui devaient suivre la
captivité de Babylone. Toutes les ruines sont réparées, les villes et les
bourgades sont magnifiquement rebâties, le peuple est innombrable, les ennemis
sont à bas, l'abondance est dans les villes et dans la campagne ; on y voit la
joie, Je repos, et enfin tous les fruits d'une longue paix. Dieu promet de tenir
son peuple dans une durable et parfaite tranquillité (2). Ils en jouirent sous
les rois de Perse. Tant que cet empire se soutint, les favorables décrets de
Cyrus, qui en était le fondateur, assurèrent le repos des Juifs. Quoiqu'ils
aient été menacés de leur dernière ruine sous Assuérus, quel qu'il soit, Dieu
fléchi par leurs larmes changea tout à coup le cœur du roi, et tira une
vengeance éclatante d'Aman leur ennemis. Hors de cette conjoncture, qui passa si
vite, ils furent toujours sans crainte. Instruits par leurs prophètes à obéir
aux rois à qui Dieu les avait soumis (3), leur fidélité fut inviolable. Aussi
1 Isa., XLI, 11, 12, 13; XLIII, 18, 19; XLIX, 18, 19, 20,
21; LII, i, 2, 7; LIV, LV, etc.; LX, 15,16; Ezech., XXXVI; XXXVIII, 11,12, 13,
11.— 2 Jer., XLVI, 27. — 3 Esth., IV, V, VII, VIII, IX— 4 Jer., XXVII, 12, 17 ;
XL, 9; Baruch., I, 11, 12.
(a) Titre ajouté dans la IIIe édition.
434
furent-ils toujours doucement traités. A la faveur d'un
tribut assez léger, qu'ils payaient à leurs souverains, qui étaient plutôt leurs
protecteurs que leurs maîtres, ils vivaient selon leurs propres lois : la
puissance sacerdotale fut conservée en son entier : les pontifes conduisaient le
peuple : le conseil public, établi premièrement par Moïse, avait toute son
autorité ; et ils exerçaient entre eux la puissance de vie et de mort, sans que
personne se mêlât de leur conduite. Les rois l'ordonnaient ainsi (1). La ruine
de l'empire des Perses ne changea point leurs affaires. Alexandre respecta leur
temple, admira leurs prophéties, et augmenta leurs privilèges (2). Ils eurent un
peu à souffrir sous ses premiers successeurs. Ptolomée fils de Lagus surprit
Jérusalem, et en emmena en Egypte cent mille captifs (3) : mais il cessa bientôt
de les haïr. Pour mieux dire il ne les haït jamais : il ne voulait que les ôter
aux rois de Syrie ses ennemis. En effet il ne les eut pas plutôt soumis, qu'il
les fit citoyens d'Alexandrie capitale de son royaume (a), ou plutôt il leur
confirma le droit qu'Alexandre fondateur de cette ville, leur y avait déjà donné
; et ne trouvant rien dans tout son Etat de plus fidèle que les Juifs, il en
remplit ses armées, et leur confia ses places les plus importantes. Si les
Lagides les considérèrent, ils furent encore mieux traités des Séleucides sous
l'empire desquels ils vivaient. Seleucus Nicanor chef de cette famille, les
établit dans Antioche (4) ; et Antiochus le Dieu, son petit-fils, les ayant fait
recevoir dans toutes les villes de l’Asie-Mineure, nous les avons vus se
répandre dans toute la Grèce, y vivre selon leur loi, et y jouir des mêmes
droits que les autres citoyens, comme ils faisaient dans Alexandrie et dans
Antioche. Cependant leur loi est tournée en grec par les soins de Ptolomée
Philadelphe roi d'Egypte (5). La religion judaïque est connue parmi les gentils
; le temple de Jérusalem est enrichi par les dons des rois et des peuples, les
Juifs vivent en paix et en liberté
1 I Esdr., VII, 25, 26. — 2 Joseph.,
Antiq., lib. XI, c. 8, et lib. II cont. Apion., n. 4.— 3 Ibid., Antiq.,
lib. XII, c. 1, 2; et lib. II, cont. Apion.— 4 Ibid.,
Antiq., lib. XII, c. 3; et lib. II, cont. Apion, — 5 Ibid., Praef.
Antiq., et lib. XII, c. 2: et lib. II, cont. Apion.
(a) Ire édit. : Mais il cessa bientôt de les haïr.
Lui-même les fit citoyens d'Alexandrie , capitale de son royaume.
435
sous la puissance des rois de Syrie, et ils n'avaient guère
goûté une telle tranquillité sous leurs propres rois.
Elle semblait devoir être
éternelle, s'ils ne l'eussent eux-mêmes troublée par leurs dissensions. Il y
avait trois cents ans qu'ils jouissaient de ce repos tant prédit par leurs
prophètes, quand l'ambition et les jalousies qui se mirent parmi eux les
pensèrent perdre. Quelques-uns des plus puissants trahirent leur peuple pour
flatter les rois ; ils voulurent se rendre illustres à la manière des Grecs, et
préférèrent cette vaine pompe à la gloire solide que leur acquérait parmi leurs
citoyens l'observance des lois de leurs ancêtres. Ils célébrèrent des jeux comme
les gentils (1). Cette nouveauté éblouit les yeux du peuple, et l'idolâtrie
revêtue de cette magnificence parut belle à beaucoup de Juifs. A ces changements
se mêlèrent les disputes pour le souverain sacerdoce, qui était la dignité
principale de la nation. Les ambitieux s'attachaient aux rois de Syrie pour y
parvenir, et cette dignité sacrée fut le prix de la flatterie de ces courtisans.
Les jalousies et les divisions des particuliers ne tardèrent pas à causer, selon
la coutume, de grands malheurs à tout le peuple et à la ville sainte. Alors
arriva ce que nous avons remarqué qu'avait prédit Zacharie (2) : Judas même
combattit contre Jérusalem, et celle ville fut trahie par ses citoyens.
Antiochus l'Illustre (b), roi de Syrie, conçut le dessein de perdre ce peuple
divisé, pour profiter de ses richesses. Ce prince parut alors avec tous les
caractères que Daniel avait marqués (3) : ambitieux, avare, artificieux, cruel,
insolent, impie, insensé; enflé de ses victoires, et puis irrité de ses pertes
(4).
1 I Mach., I, 13, 13, etc.; II Mach., III; IV, 1, etc., 14,
15, 16,etc. — 2 Zach., XIV, 14. Voy. ci-dessus, ch. X. — 3 Dan., VII, 24, 25 ;
VIII, 9, 10, 11, 12, 23, 24 25. — 4 Polyb., lib. XXVI et XXXI, in Excerpt. et
apud Ath., lib. X.
(a) Titre ajouté dans la IIIe édit. — (b) Ire édit. : Ne
tardèrent pas à causer selon la coutume, de grands malheurs à tout le peuple.
Antiochus l'Illustre roi de Syrie.
436
Il entre dans Jérusalem en état
de tout entreprendre : les factions des Juifs, et non pas ses propres forces,
l’enhardissaient; et Daniel l'avait ainsi prévu (1). Il exerce des cruautés
inouïes ; son orgueil l'emporte aux derniers excès, et il vomit des
blasphèmes contre le Très-Haut, comme l'avait prédit le même prophète (2).
En exécution de ces prophéties, et à cause des péchés du peuple, la force lui
est donnée contre le sacrifice perpétuel (3). Il profane le temple de Dieu,
que les rois ses ancêtres avaient révéré: il le pille, et répare par les
richesses qu'il y trouve, les ruines de son trésor épuisé. Sous prétexte de
rendre conformes les mœurs de ses sujets, et en effet pour assouvir son avarice
en pillant tonte la Judée, il ordonne aux Juifs d'adorer les mêmes dieux que les
Grecs : surtout il veut qu'on adore Jupiter Olympien, dont il place l'idole dans
le temple même (4) ; et plus impie que Nabuchodonosor, il entreprend de détruire
les fêtes, la loi de Moïse, les sacrifices, la religion, et tout le peuple. Mais
les succès de ce prince avaient leurs bornes marquées par les prophéties.
Mathathias s'oppose à ses violences, et réunit les gens de bien. Judas Machabée
son fils, avec une poignée de gens, fait des exploits inouïs, et purifie le
temple de Dieu trois ans et demi après sa profanation, comme avait prédit
Daniel (5). Il poursuit les Iduméens et tous les autres gentils qui se
joignaient à Antiochus (6) ; et leur ayant pris leurs meilleures places, il
revient victorieux et humble, tel que l'avait vu Isaïe (7), chantant les
louanges de Dieu qui avait livré en ses mains les ennemis de son peuple, et
encore tout rouge de leur sang. Il continue ses victoires, malgré les armées
prodigieuses des capitaines d'Antiochus. Daniel n'avait donné que six ans
(8) à ce prince impie pour tourmenter le peuple de Dieu; et voilà qu'au terme
préfix il apprend à Ecbatane les faits héroïques de Judas (9). Il tombe dans une
profonde mélancolie, et meurt comme avait prédit le saint prophète, misérable,
mais non de main
1 Dan., VIII, 24.— 2 Dan., VII, 8, 11, 25; VIII, 25. — 3
Dan., VIII, 11, 12, 13, 14.— 4 Mach., I, 43, 46, 67; II Mach.,
VI, 1, 2. — 5 Dan., VII, 25; XII, 7. 11 ; Joseph., Antiq., lib. XII, c.
11, al. 5 — 6 Joseph., de Bell. Jud., Prol et lib. I, cap. 1. —
7 Isa., LXIII; I Mach., IV, 15 ; V, 3, 26, 28, 36, 54. — 8 Dan., VIII, 14. — 9 I
Mach., VI ; II Mach., IX.
(a) Ire Edit. : Chose inouïe jusqu'alors, mais expressément
marquée.
437
d'homme (1), après avoir reconnu, mais trop tard, la
puissance du Dieu d'Israël.
Je n'ai plus besoin de vous
raconter de quelle sorte ses successeurs poursuivirent la guerre contre la
Judée, ni la mort de Judas son libérateur, ni les victoires de ses deux frères
Jonathas et Simon, successivement souverains pontifes, dont la valeur rétablit
la gloire ancienne du peuple de Dieu. Ces trois grandi hommes virent les rois de
Syrie et tous les peuples voisins conjurés contre eux ; et ce qui était de plus
déplorable, ils virent à diverses fois ceux de Juda même armés contre leur
patrie et contre Jérusalem : chose inouïe jusqu'alors, mais comme on a dit,
expressément marquée (a) par les prophètes (2). Au milieu de tant de maux, la
confiance qu'ils eurent en Dieu les rendit intrépides et invincibles. Le peuple
fut toujours heureux sous leur conduite; et enfin du temps de Simon, affranchi
du joug des gentils, il se soumit à lui et à ses enfants, du consentement des
rois de Syrie.
Mais l'acte par lequel le peuple
de Dieu transporte à Simon toute la puissance publique, et lui accorde les
droits royaux, est remarquable. Le décret porte qu'il en jouira lui et sa
postérité, jusqu'à ce qu'il vienne un fidèle et véritable prophète (3).
Le peuple accoutumé dès son
origine à un gouvernement divin, et sachant que depuis le temps que David avait
été mis sur le trône par ordre de Dieu, la souveraine puissance appartenait à sa
maison, à qui elle devait être à la fin rendue au temps du Messie, quoique d'une
manière plus mystérieuse et plus haute qu'on ne l'attendait, mit expressément
(b) cette restriction au pouvoir qu'il donna à ses pontifes, et continua de
vivre sous eux dans l'espérance de ce Christ tant de fois promis.
C'est ainsi que ce royaume
absolument libre usa de son droit, et pourvut à son gouvernement. La postérité
de Jacob, par la tribu de Juda et par les restes qui se rangèrent sous ses
1 Dan., VIII, 25. — 2 Zach., XIV, 14; I Mach., I, 12; IX,
XI, 20 ,21, 22; XVI; II Mach., IV, 22 et seq. — 3 I Mach., XIV, 41.
(a) Ire édit. : Chose inouïe jusqu'alors mais expressément
marquée par les prophètes. — (b) Ire édit. : A qui elle devait être rendue au
temps du Messie, mit expressément.
438
étendards, se conserva en corps d'Etat, et jouit
indépendamment et paisiblement de la terre qui lui avait été assignée.
La religion judaïque eut un
grand éclat (a), et reçut de nouvelles marques de la protection divine.
Jérusalem, assiégée et réduite à l'extrémité par Antiochus Sidétès, roi de
Syrie, fut délivrée de ce siège d'une manière admirable. Ce prince fut touché
d'abord de voir un peuple affamé plus occupé de sa religion que de son malheur,
et leur accorda une trêve de sept, jours en faveur de la semaine sacrée de la
fête des Tabernacles (1). Loin d'inquiéter les assiégés durant ce saint temps,
il leur envoyait avec une magnificence royale des victimes pour les immoler dans
leur temple, sans se mettre en peine que c'était en même tempo leur fournir des
vivres dans leur extrême besoin. Selon la docte remarque des chronologistes (2),
les Juifs venaient alors de célébrer Tannée sabbatique ou de repos, c'est-à-dire
la septième année, où, comme parle Moïse (3), la terre qu'on ne semait point
devait se reposer de son travail ordinaire. Tout manquait dans la Judée, et le
roi de Syrie pouvait d'un seul coup perdre tout un peuple qu'on lui faisait
regarder comme toujours ennemi et toujours rebelle. Dieu, pour garantir ses
enfants d'une perte si inévitable, n'envoya pas comme autrefois ses anges
exterminateurs; mais ce qui n'est pas moins merveilleux, quoique d'une autre
manière, il toucha le cœur du Roi, qui, admirant la piété des Israélites, que
nul péril n'avait détournés des observances les plus incommodes de leur
religion, leur accorda la vie et la paix. Les prophètes avaient prédit que ce ne
serait plus par des prodiges semblables à ceux des temps passés que Dieu
sauverait son peuple, mais par la conduite d'une providence plus douce, qui
toutefois ne laisserait pas d'être également efficace et à la longue aussi
sensible. Par un effet de cette conduite, Jean Hircan, dont la valeur s'était
signalée
1 Joseph, Antiq., lib. XIII, cap. 16, al. 8; Plut.,
Apopht. Reg. et Imper.; Diod., lib. XXXIV, in Excerptis Pholii,
Biblioth., p. 1150. — 2 Annal., tom. II, ad an. 3870. — 3 Exod.,
XXIII,10, 11, Levit., XXV, 4.
(a) Tout l'alinéa, depuis La religion judaïque, jusqu'à
l'empire de son pays, addition laissée en manuscrit. — Et l'alinéa suivant
commençait ainsi : En vertu du décret du peuple dont nous venons de parler, Jean
Hircan fils de Simon succéda à son père. Sous lui les Juifs s'agrandissent.
439
dans les armées d'Antiochus, après la mort de ce prince,
reprit l'empire de son pays.
Sous lui les Juifs
s'agrandissent par des conquêtes considérables. Ils soumettent Samarie (1) :
(Ezechiel et Jérémie l'avaient prédit) : ils domptent les Iduméens, les
Philistins, et les Ammonites leurs perpétuels ennemis (2), et ces peuples
embrassent leur religion (Zacharie l'avait marqué (3)). Enfin malgré la haine et
la jalousie des peuples qui les environnent; sous l'autorité de leurs pontifes
qui deviennent enfin leurs rois, ils tondent le nouveau royaume des Asmonéens ou
des Machabées, plus étendu que jamais si on excepte les temps de David et de
Salomon.
Voilà en quelle manière le peuple de Dieu subsista toujours
parmi tant de changements; et ce peuple tantôt châtié, et tantôt consolé dans
ses disgrâces, par les différents traitements qu'il reçoit selon ses mérites,
rend un témoignage public à la Providence qui régit le monde.
Mais en quelque état qu'il fût,
il vivait toujours en attente des temps du Messie, où il espérait (b) de
nouvelles grâces plus grandes que toutes celles qu'il avait reçues; et il n'y a
personne qui ne voie que cette foi du Messie et de ses merveilles, qui dure
encore aujourd'hui parmi les Juifs, leur est venue de leurs patriarches et de
leurs prophètes dès l'origine de leur nation (4). Car dans cette longue suite
d'années, où eux-mêmes reconnaissaient que par un conseil de la Providence il ne
s'élevait plus parmi eux aucun prophète, et que Dieu ne leur faisait point de
nouvelles prédictions, ni de nouvelles promesses, cette foi du Messie qui devait
venir était plus vive que jamais. Elle se trouva si bien établie, quand le
second temple fut bâti, qu'il n'a plus fallu de prophètes pour y confirmer le
peuple. Ils vivaient sous la foi des
1 Ezech., XVI, 53, 55, 61 ; Jer., XXXI, 5 ; I Mach., X, 30.
— 1 Joseph., Antiq., lib. XIII, c 8, 17, 18, al. 4, 9, 10. —
3 Zach., IX, 1, 2 et seq. — 4 Joseph., ab. 1, cont. Apion.
(a) Division et litre ajoutés. — (b) Ire édit. : Il
attendait.
440
anciennes prophéties qu'ils avaient vues s'accomplir si
précisément à leurs yeux en tant de chefs : le reste, depuis ce temps, ne leur a
jamais paru douteux, et ils n'avaient point de peine à croire que Dieu si fidèle
en tout, n'accomplît encore en son temps ce qui regardait le Messie,
c'est-à-dire la principale de ses promesses, et le fondement de toutes les
autres.
En effet toute leur histoire,
tout ce qui leur arrivait de jour en jour, n'était qu'un perpétuel développement
des oracles que le Saint-Esprit leur avait laissés. Si rétablis dans leur terre
après la captivité, ils jouirent durant trois cents ans d'une paix profonde ; si
leur temple fut révéré, et leur religion honorée dans tout l'Orient; si enfin
leur paix fut troublée par leurs dissensions; si ce superbe roi de Syrie fit des
efforts inouïs pour les détruire; s'il prévalut quelque temps ; si un peu après
il fut puni ; si la religion judaïque et tout le peuple de Dieu fut relevé avec
un éclat plus merveilleux que jamais, et le royaume de Juda accru sur la fin des
temps par de nouvelles conquêtes : on a vu que fout cela (a) se trouvait écrit
dans leurs prophètes. Oui, tout y était marqué, jusqu'au temps que devaient
durer les persécutions, jusqu'aux lieux où se donnèrent les combats, jusqu'aux
terres qui devaient être conquises.
Je vous ai rapporté en gros
quelque chose de ces prophéties : le détail serait la matière d'un plus long
discours : mais vous en voyez assez pour demeurer convaincu de ces fameuses
prédictions qui font le fondement de notre croyance : plus on les approfondit,
plus on y trouve de vérité, et les prophéties du peuple de Dieu (b) ont eu
durant tous ces temps un accomplissement si manifeste, que depuis, quand les
païens mêmes, quand un Porphyre, quand un Julien l'Apostat (1), ennemis
d'ailleurs des Ecritures, ont voulu donner des exemples de prédictions
prophétiques, ils les ont été chercher parmi les Juifs.
1 Porphyr., de Abstin., lib. IV, § 13 ; Id. Porph. et Jul.,
apud Cyril., lib. V et VI in Julian.
(a) Vous avez vu, Monseigneur, que tout cela. — (b) Ire
édit. : D'un plus long discours. Je ne veux vous donner ici qu'une première
teinture de ces vérités importantes, qu'on reconnaît d'autant plus qu'on entre
plus avant dans le particulier. Je remarquerai seulement ici que les prophéties
du peuple de Dieu...
411
Et je puis même vous dire avec
vérité, que si durant cinq cents ans le peuple de Dieu fut sans prophète, tout
l'état de ces temps était prophétique : l'œuvre de Dieu s'acheminait, et les
voies se préparaient insensiblement à l'entier accomplissement des anciens
oracles.
Le retour de la captivité de
Babylone n'était qu'une ombre de la liberté, et plus grande et plus nécessaire,
que le Messie devait apporter aux hommes captifs du péché. Le peuple dispersé en
divers endroits dans la haute Asie, dans l'Asie-Mineure, dans l'Egypte, dans la
Grèce même, commençait à faire éclater parmi les gentils le nom et la gloire du
Dieu d'Israël. Les Ecritures qui devaient un jour être la lumière du monde,
furent mises dans la langue la plus connue de l'univers ; leur antiquité est
reconnue. Pendant que le temple est révéré, et les Ecritures répandues parmi les
gentils, Dieu donne quelque idée de leur conversion future, et en jette de loin
les fondements.
Ce qui se passait même parmi les
Grecs était une espèce de préparation à la connaissance de la vérité. Leurs
philosophes connurent que le monde était régi par un Dieu bien différent de ceux
que le vulgaire adorait, et qu'ils servaient eux-mêmes avec le vulgaire. Les
histoires grecques font foi que cette belle philosophie venait d'Orient et des
endroits où les Juifs avaient été dispersés ; mais de quelque endroit qu'elle
sait venue, une vérité si importante répandue parmi les gentils, quoique
combattue, quoique mal suivie, même par ceux qui l'enseignaient, commençait à
réveiller le genre humain, et fournissait par avance des preuves certaines à
ceux, qui devaient un jour le tirer de son ignorance.
Comme toutefois la conversion de
la gentilité était une œuvre réservée au Messie, et le propre caractère de sa
venue, l'erreur et l'impiété prévalaient partout. Les nations les plus éclairées
et
(a) Titre ajouté dans la IIIe édit.
442
les plus sages, les Chaldéens, les Egyptiens, les
Phéniciens, les Grecs, les Romains, étaient les plus ignorants et les plus
aveugles sur la religion : tant il est vrai qu'il y faut être élevé par une
grâce particulière, et par une sagesse plus qu'humaine. Qui oserait raconter les
cérémonies des dieux immortels, et leurs mystères impurs ? Leurs amours, leurs
cruautés, leurs jalousies, et tous leurs autres excès étaient le sujet de leurs
fêtes, de leurs sacrifices, des hymnes qu'on leur chantait, et des peintures que
l'on consacrait dans leurs temples. Ainsi le crime était adoré, et reconnu
nécessaire au culte des dieux. Le plus grave des philosophes défend de boire
avec excès, si ce n'était dans les fêtes de Bacchus et à l'honneur de ce dieu
(1). Un autre, après avoir sévèrement blâmé toutes les images malhonnêtes, en
excepte celles des dieux qui voulaient être honorés par ces infamies (2). On ne
peut lire sans étonnement les honneurs qu'il fallait rendre à Vénus, et les
prostitutions qui étaient établies pour l'adorer (3). La Grèce toute polie et
toute sage qu'elle était, avait reçu ces mystères abominables. Dans les affaires
pressantes, les particuliers et les républiques vouaient à Vénus des courtisanes
(4), et la Grèce ne rougissait pas d'attribuer son salut aux prières qu'elles
faisaient à leur déesse. Après la défaite de Xerxès et de ses formidables
armées, on mit dans le temple un tableau où étaient représentés leurs vœux et
leurs processions, avec cette inscription de Simonides poète fameux : «
Celles-ci ont prié la déesse Vénus, qui pour l'amour d'elles a sauvé la Grèce. »
S'il fallait adorer l'amour, ce
devait être du moins l'amour honnête : mais il n'en était pas ainsi. Solon, qui
le pourrait croire, et qui attendrait d'un si grand nom une si grande infamie ?
Solon, dis-je, établit à Athènes le temple de Vénus la prostituée (5), ou de
l'amour impudique. Toute la Grèce était pleine de temples consacrés à ce Dieu,
et l'amour conjugal n'en avait pas un dans tout le pays.
Cependant ils détestaient l'adultère dans les hommes et
dans les femmes : la société conjugale était sacrée parmi eux. Mais quand
1 Plat., de Leg., lib. VI. — 2 Arist., Polit, lib. VII,
cap. 17. — 3 Baruch, VI, 10, 42, 43; Herod., lib. I, c 199; Strab , lib. VIII. —
4 Athen., lib. Xlll. — 5 Ibid.
443
ils s'appliquaient à la religion, ils paraissaient comme
possédés par un esprit étranger, et leur lumière naturelle les abandonnait.
La gravité romaine n'a pas
traité la religion plus sérieusement, puisqu'elle consacrait à l'honneur des
dieux les impuretés du théâtre et les sanglants spectacles des gladiateurs,
c'est-à-dire tout ce qu'on pouvait imaginer de plus corrompu et de plus barbare.
Mais je ne sais si les folies
ridicules qu'on mêlait dans la religion n'étaient pas encore plus pernicieuses,
puisqu'elles lui attiraient tant de mépris. Pouvait-on garder le respect qui est
dû aux choses divines, au milieu des impertinences que contaient les fables,
dont la représentation ou le souvenir faisaient une si grande partie du culte
divin? Tout le service public n'était qu'une continuelle profanation, ou plutôt
une dérision du nom de Dieu; et il fallait bien qu'il y eût quelque puissance
ennemie de ce nom sacré, qui ayant entrepris de le ravilir, poussât les hommes à
l'employer dans des choses si méprisables, et même à le prodiguer à des sujets
si indignes.
Il est vrai que les philosophes
avaient à la fin reconnu qu'il y avait un autre Dieu que ceux que le vulgaire
adorait : mais ils n'osaient l'avouer. Au contraire Socrate donnait pour maxime,
qu'il fallait que chacun suivît la religion de son pays (1). Platon son
disciple, qui voyait la Grèce et tous les pays du monde remplis d'un culte
insensé et scandaleux, ne laisse pas de poser comme un fondement de sa
république, « qu'il rie faut jamais rien changer dans la religion qu'on trouve
établie, et que c'est avoir perdu le sens que d'y penser (2). » Des philosophes
si graves, et qui ont dit de si belles choses sur la nature divine, n'ont osé
s'opposer à l'erreur publique, et ont désespère de la pouvoir vaincre. Quand
Socrate fut accusé de nier les dieux que le public adorait, il s'en défendit
comme d'un crime et Platon, en parlant du Dieu qui avait formé l'univers, dit
qu'il est difficile de le trouver, et qu'il est défendu de le déclarer au peuple
(3). Il proteste de n'en jamais parler qu'en énigme, de peur d'exposer une si
grande vérité à la moquerie.
1 Xenoph., Memor., lib. I. — 2 Plat. de Leg., lib. V. — 3
Apol. Socr., apud Plat. et Xenoph. — 4 Epist. II, ad Dionys.
444
Dans quel abîme était le genre
humain, qui ne pouvait supporter la moindre idée du vrai Dieu? Athènes, la plus
polie et la plus savante de toutes les villes grecques, prenait pour athées ceux
qui parlaient des choses intellectuelles (1) ; et c'est une des raisons qui
avait fait condamner Socrate. Si quelques philosophes osaient enseigner que les
statues n'étaient pas des dieux comme l'entendait le vulgaire, ils se voyaient
contraints de s'en dédire ; encore après cela étaient-ils bannis comme des
impies par sentence de l'Aréopage (2). Toute la terre était possédée de la même
erreur : la vérité n'y osait paraître. Le Dieu créateur du monde (a) n'avait de
temple ni de culte qu'en Jérusalem. Quand les gentils y envoyaient leurs
offrandes, ils ne faisaient autre honneur au Lieu d'Israël, que de le joindre
aux autres dieux. La seule Judée connaissait sa sainte et sévère jalousie, et
savait que partager la religion entre lui et les autres dieux, était la
détruire.
Cependant à la fin des temps,
les Juifs mêmes qui le connaissaient, et qui étaient les dépositaires de la
religion, commencèrent, tant les hommes vont toujours affaiblissant la vérité,
non point à oublier le Dieu de leurs pères, mais à mêler dans la religion des
superstitions indignes de lui. Sous le règne des Asmo-néens, et dès le temps de
Jonathas, la secte des pharisiens commença parmi les Juifs (3). Ils s'acquirent
d'abord un grand crédit par la pureté de leur doctrine, et par l'observance
exacte de la loi : joint que leur conduite était douce, quoique régulière, et
qu'ils vivaient entre eux en grande union. Les récompenses et les châtiments de
la vie future qu'ils soutenaient avec zèle, leur attiraient beaucoup d'honneur
(4). A la fin, l'ambition se mit parmi eux. Ils
1 Diog. Laert., lib. II, Socr., lib.
III, Plat. — 2 Id. lib. II, Stilp. — 3 Joseph., Antiq. lib. XIII, cap. IX, al.
V. — 4 Ibid., cap. XVIII, al. X; Id., de Bello Jud., lib. II, cap. VII, al.
VIII.
(a) Ire édit. : Ce grand Dieu créateur du monde, (b) Titre
ajouté dans la IIIe édit.
445
voulurent gouverner, et en effet ils se donnèrent un
pouvoir absolu sur le peuple : ils se rendirent les arbitres de la doctrine et
de la religion, qu'ils tournèrent insensiblement à des pratiques
superstitieuses, utiles à leur intérêt et à la domination qu'ils voulaient
établir sur les consciences ; et le vrai esprit de la loi était prêt à se
perdre.
A ces maux se joignit un plus
grand mal, l'orgueil et la présomption; mais une présomption qui allait à
s'attribuer à soi-même le don de Dieu. Les Juifs accoutumés à ses bienfaits, et
éclairés depuis tant de siècles de sa connaissance, oublièrent que sa bonté
seule les avait séparés des autres peuples, et regardèrent sa grâce comme une
dette. Race élue et toujours bénie depuis deux mille ans, ils se jugèrent les
seuls dignes de connaître Dieu, et se crurent d'une autre espèce que les autres
hommes qu'ils voyaient privés de sa connaissance. Sur ce fondement, ils
regardèrent les gentils avec un insupportable dédain. Etre sortis d'Abraham
selon la chair, leur paraissait une distinction qui les met tait naturellement
au-dessus de tous les autres; et enflés d'une si belle origine, ils se croyaient
saints par nature, et non par grâce : erreur qui dure encore parmi eux. Ce
furent les pharisiens, qui cherchant à se glorifier de leurs lumières, et de
l'exacte observance des cérémonies de la loi, introduisirent cette opinion vers
la fin des temps. Comme ils ne songeaient qu'à se distinguer des autres hommes,
ils multiplièrent sans bornes les pratiques extérieures, et débitèrent toutes
leurs pensées, quelque contraires qu'elles fussent à la loi de Dieu, comme des
traditions authentiques.
Encore que ces sentiments
n'eussent point passé par décret public en dogme de la Synagogue, ils se
coulaient insensiblement parmi le peuple, qui devenait inquiet, turbulent, et
séditieux.
(a) Titre ajouté dans la IIIe édit.
446
Enfin les divisions qui devaient être selon leurs prophètes
(1). Le commencement de leur décadence, éclatèrent à l'occasion des brouilleries
survenues dans la maison des Asmonéens. Il y avait à peine soixante ans jusqu'à
Jésus-Christ, quand Hircan et Aristobule enfants d'Alexandre Jannée entrèrent en
guerre (a) pour le sacerdoce, auquel la royauté était annexée. C'est ici le
moment fatal où l'histoire marque la première cause de la ruine des Juifs (2).
Pompée, que les deux frères appelèrent pour les régler, les assujettit tous
deux, en même temps qu'il déposséda Antiochus surnommé l’Asiatique, dernier roi
de Syrie. Ces trois princes dégradés ensemble, et comme par un seul coup, furent
le signal de la décadence marquée en termes précis par le prophète Zacharie (3).
Il est certain par l'histoire, que ce changement des affaires de la Syrie et de
la Judée fut fait en même temps par Pompée, lorsqu'après avoir achevé la guerre
de Mithridate, prêt à retourner à Rome, il régla les affaires d'Orient. Le
prophète a exprimé ce qui faisait (b) à la ruine des Juifs, qui, de deux frères
qu'ils avaient vus rois, en virent l'un prisonnier servir au triomphe de Pompée,
et l'autre (c'est le faible Hircan) à qui le même Pompée ôta avec le diadème une
grande partie de son domaine, ne retenir plus qu'un vain titre d'autorité qu'il
perdit bientôt. Ce fut alors que les Juifs furent faits tributaires des Romains,
et la ruine de la Syrie attira la leur, parce que ce grand royaume réduit en
province dans leur voisinage, y augmenta tellement la puissance des Romains,
qu'il n'y avait plus de salut qu'à leur obéir. Les gouverneurs de Syrie firent
de continuelles entreprises sur la Judée : les Romains s'y rendirent maîtres
absolus et en affaiblirent le gouvernement en beaucoup de choses. Par eux enfin
le royaume de Juda passa des mains des Asmonéens à qui il s'était soumis, en
celles d'Hérode étranger et Iduméen. La politique cruelle et ambitieuse de ce
roi, qui ne professait qu'en apparence la religion judaïque, changea les
1 Zach., XI, 6, 7 , 8, etc. — 2 Joseph., Antiq. lib. XIV,
c. VIII, al. IV; lib. XX, c. VIII, al. IX; de Bello Jud., lib.
I, c. IV, V, VI; Appian., Bell. Syr. Mithrid., et Civil., lib. V. — 3
Zach., XI, 8. Voy. ci-dessus, ch. XII, p. 432.
(a) Ire édit. : Eurent guerre. — (b) N'a remarqué que ce
qui faisait.
447
maximes du gouvernement ancien. Ce ne sont plus ces Juifs
maîtres de leur sort sous le vaste empire des Perses et des premiers Séleucides,
où ils n'avaient qu'à vivre en paix. Hérode qui les tient de près asservis sous
sa puissance, brouille toutes choses; confond à son gré la succession des
pontifes; affaiblit le pontificat, qu'il rend arbitraire; énerve l'autorité du
conseil de la nation, qui ne peut plus rien : toute la puissance publique passe
entre les mains d'Hérode et des Romains dont il est l'esclave, et il ébranle les
fondements de la république judaïque.
Les pharisiens, et le peuple qui
n'écoutait que leurs sentiments, souffraient cet état avec impatience. Plus ils
se sentaient pressés du joug des gentils, plus ils conçurent pour eux de dédain
et de haine. Ils ne voulurent plus de Messie qui ne fût guerrier et redoutable
aux puissances qui les captivaient. Ainsi oubliant tant de prophéties qui leur
parlaient si expressément de ses humiliations, ils n'eurent plus d'yeux ni
d'oreilles que pour celles qui leur annoncent des triomphes, quoique bien
différents de ceux qu'ils voulaient.
Dans ce déclin de la religion et
des affaires des Juifs, à la fin du règne d'Hérode, et dans le temps que les
pharisiens introduisaient tant d'abus, Jésus-Christ est envoyé sur la terre pour
rétablir Je royaume dans la maison de David, d'une manière plus haute que les
Juifs charnels ne l'entendaient, et pour prêcher la doctrine que Dieu avait
résolu de faire annoncera tout l'univers. Cet admirable enfant appelé par Isaïe
le Dieu fort, le Père du siècle futur, et l'Auteur de la paix (1), naît d'une
Vierge à Bethléem, et il y vient reconnaître l'origine de sa race. Conçu du
Saint-Esprit, saint par sa naissance, seul digne de réparer le vice de la nôtre,
il reçoit le (nom de Sauveur (2), parce qu'il devait nous sauver de nos péchés.
Aussitôt après sa naissance, une nouvelle étoile, figure de la lumière qu'il
devait donner aux gentils, se fait voir
1 Isa., IX, 6. — 3 Matth., I, 21.
448
en Orient, et amène au Sauveur encore enfant les prémices
de la gentilité convertie. Un peu après, ce Seigneur tant désiré vient à son
saint temple, où Siméon le regarde, non-seulement comme la gloire d'Israël,
mais encore comme la lumière des nations infidèles (1). Quand le temps de
prêcher son Evangile approcha, saint Jean-Baptiste qui lui devait préparer les
voies, appela tous les pécheurs à la pénitence, et fit retentir de ses cris tout
le désert où il avait vécu dès ses premières années avec autant d'austérité que
d'innocence. Le peuple, qui depuis cinq cents ans n'avait point vu de prophètes,
reconnut ce nouvel Elie, tout prêt à le prendre pour le Sauveur, tant sa
sainteté parut admirable (a) : mais lui-même il montrait au peuple celui dont
il était indigne de délier les souliers (2). Enfin Jésus-Christ commence à
prêcher son Evangile, et à révéler les secrets qu'il voyait dé toute éternité au
sein de son Père. Il pose les fondements de son Eglise par la vocation de douze
pêcheurs (3), et met saint Pierre à la tête de tout le troupeau avec une
prérogative si manifeste, que les Evangélistes qui dans le dénombrement qu'ils
font des apôtres ne gardent aucun ordre certain, s'accordent à nommer saint
Pierre devant tous les autres, comme le premier (4). Jésus-Christ parcourt toute
la Judée, qu'il remplit de ses bienfaits; secourable aux malades, miséricordieux
envers les pécheurs dont il se montre le vrai médecin par l'accès qu'il leur
donne auprès de lui, faisant ressentir aux hommes une autorité et une douceur
qui n'avait jamais paru qu'en sa personne. Il annonce de hauts mystères ; mais
il les confirme par de grands miracles : il commande de grandes vertus; mais il
donne en même temps de grandes lumières, de grands exemples, et de grandes
grâces. C'est par là aussi qu'il paraît « plein de grâce et de vérité, et nous
recevons, tous de sa plénitude (5). »
Tout se soutient en sa personne
; sa vie, sa doctrine, ses miracles. La même vérité y reluit partout: tout
concourt à faire voir le maître du genre humain, et le modèle de la perfection.
1 Luc., II, 32. — 2 Joan., I, 27. — 3
Matth., X, 2; Marc, III, 16 ; Luc, VI, 14. — 4 Act., I, 13; Matth., XVI, 18. —
5 Joan., I, 14-16.
(a) Ire édit. : Paraissait grande.
449
Lui seul vivant au milieu des
hommes, et à la vue de tout le monde, a pu dire sans crainte d'être démenti : «
Qui de vous me reprendra de péché (1)? » Et encore : « Je suis la lumière du
monde; ma nourriture est de faire la volonté de mon Père ; celui qui m'a envoyé
est avec moi, et ne me laisse pas seul, parce que je fais toujours ce qui lui
plaît (2). »
Ses miracles sont d'un ordre
particulier, et d'un caractère nouveau. Ce ne sont point des signes dans le
ciel, tels que les Juifs les demandaient (3) : il les fait presque tous sur
les hommes mêmes, et pour guérir leurs infirmités. Tous ces miracles tiennent
plus de la bonté que de la puissance, et ne surprennent pas tant les
spectateurs, qu'ils les touchent dans le fond du cœur. Il les fait avec empire :
les démons et les maladies lui obéissent : à sa parole les aveugles-nés
reçoivent la vue, les morts sortent du tombeau, et les péchés sont remis. Le
principe en est en lui-même ; ils coulent de source : « Je sens, dit-il, qu'une
vertu est sortie de moi (4). » Aussi personne n'en avait-n fait ni de si grands,
ni en si grand nombre ; et toutefois il promet que ses disciples feront en son
nom encore de plus grandes choses (5) : tant est féconde et inépuisable
la vertu qu'il porte en lui-même.
Qui n'admirerait la
condescendance avec laquelle il tempère la hauteur de sa doctrine ? C'est du
lait pour les enfants, et tout ensemble du pain pour les forts. On le voit plein
des secrets de Dieu ; mais on voit qu'il n'en est pas étonné, comme les autres
mortels à qui Dieu se communique : il en parle naturellement, comme étant né
dans ce secret et dans celte gloire ; et ce qu'il a sans mesure (6), il
le répand avec mesure, afin que notre faiblesse le puisse porter.
Quoiqu'il sait envoyé pour tout
le monde, il ne s'adresse d'abord qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël,
auxquelles il était aussi principalement envoyé : mais il prépare la voie à la
conversion des Samaritains et des gentils. Une femme samaritaine le reconnaît
pour le Christ, que sa nation attendait aussi bien que celle des Juifs, et
apprend de lui le mystère du culte
1 Joan., VIII, 46. — 2 Ibid., 12, 29 ;
V, 31. — 3 Matth., XVI, 1. — 4 Luc VI, 19; VIII, 46. — 5 Joan., XIV, 12. — 6
Joan., III, 34.
450
nouveau qui ne serait plus attaché à un certain lieu (1).
Une femme chananéenne et idolâtre lui arrache pour ainsi dire, quoique rebutée,
la guérison de sa fille (2). Il reconnaît en divers endroits les enfants
d'Abraham dans les gentils (3), et parle de sa doctrine comme devant être
prêchée, contredite, et reçue par toute la terre. Le monde n'avait jamais rien
vu de semblable, et ses apôtres en sont étonnés. Il ne cache point aux siens les
tristes épreuves par lesquelles ils devaient passer. Il leur fait voir les
violences et la séduction employées contre eux, les persécutions, les fausses
doctrines, les faux frères, la guerre au dedans et au dehors, la foi épurée par
toutes ces épreuves ; à la fin des temps, l'affaiblissement de cette foi (4) et
le refroidissement de la charité parmi ses disciples (5) ; au milieu de tant de
périls, son Eglise et la vérité toujours invincibles (6).
Voici donc une nouvelle
conduite, et un nouvel ordre de choses : on ne parle plus aux enfants de Dieu de
récompenses temporelles; Jésus-Christ leur montre une vie future; et les tenant
suspendus dans cette attente, il leur apprend à se détacher de toutes les choses
sensibles. La croix et la patience deviennent leur partage sur la terre, et le
ciel leur est proposé comme devant être emporté de force (7). Jésus-Christ qui
montre aux hommes cette nouvelle voie, y entre le premier : il prêche des
vérités pures qui étourdissent les hommes grossiers, et néanmoins superbes : il
découvre l'orgueil caché et l'hypocrisie des pharisiens et des docteurs de la
loi qui la corrompaient parleurs interprétations. Au milieu de ces reproches il
honore leur ministère, et la chaire de Moïse où ils sont assis (8). Il fréquente
le temple, dont il fait respecter la sainteté, et renvoie aux prêtres les
lépreux qu'il a guéris. Par là il apprend aux hommes comment ils doivent
reprendre et réprimer les abus, sans préjudice du ministère établi de Dieu , et
montre que le corps de la Synagogue subsistait malgré la corruption des
particuliers. Mais elle penchait visiblement à sa ruine. Les pontifes et les
pharisiens animaient contre
1 Joan., IV, 21, 25. — 2 Matth., XV, 22,
etc. — 3 Matth., VIII, 10, 11. — 4 Luc., XVIII, 8.— 5 Matth., XXIV, 12.— 6
Matth., XVI, 18.—7 Matth., XI, (2.— 8 Matth., XXIII, 2.
451
Jésus-Christ le peuple Juif, dont la religion se tournait
en superstition. Ce peuple ne peut souffrir le Sauveur du monde, qui l'appelle à
des pratiques solides, mais difficiles. Le plus saint et te meilleur de tous les
hommes, la sainteté et la bonté même, devient le plus envié et le plus haï. Il
ne se rebute pas, et ne cesse de faire du bien à ses citoyens ; mais il voit
leur ingratitude : il en prédit le châtiment avec larmes, et dénonce à Jérusalem
sa chute prochaine. Il prédit aussi que les Juifs ennemis de la vérité qu'il
leur annonçait, seraient livrés à l'erreur, et deviendraient le jouet des faux
prophètes. Cependant la jalousie des pharisiens et des prêtres le mène à un
supplice infâme : ses disciples l'abandonnent ; un d'eux le trahit; le premier
et le plus zélé de tous le renie trois fois. Accusé devant le conseil, il honore
jusqu'à la fin le ministère des prêtres, et répond en termes précis au pontife
qui l'interrogeait juridiquement. Mais le moment était arrivé où la Synagogue
devait être réprouvée. Le pontife et tout le conseil condamne Jésus-Christ,
parce qu'il se disait le Christ Fils de Dieu. Il est livré à Ponce Pilate
président romain : son innocence est reconnue par sou juge, que la politique et
l'intérêt font agir contre sa conscience : le Juste est condamné à mort : le
plus grand de tous les crimes donne lieu à la plus parfaite obéissance qui fût
jamais : Jésus maître de sa vie et de toutes choses, s'abandonne volontairement
à la fureur des méchants, et offre le sacrifice qui devait être l'expiation du
genre humain. A la croix, il regarde dans les prophéties ce qui lui restait à
faire : il l'achève, et dit enfin : Tout est consommé (1). A ce mot, tout
change dans le monde : la loi cesse, ses figures passent, ses sacrifices sont
abolis par une oblation plus parfaite. Cela fait, Jésus-Christ expire avec un
grand cri : toute la nature s'émeut : le centurion qui le gardait, étonné d'une
telle mort, s'écrie qu'il est vraiment le Fils de Dieu ; et les spectateurs s'en
retournent frappant leur poitrine. Au troisième jour il ressuscite ; il paraît
aux siens qui l'avaient abandonné, et qui s'obstinaient à ne pas croire sa
résurrection. Il le voient, ils lui parlent, ils le touchent, ils sont
convaincus. Pour confirmer la foi de sa résurrection, il se montre à diverses
1 Joan., XIX, 30.
452
fois et en diverses circonstances. Ses disciples le voient
en particulier, et le voient aussi tous ensemble : il paraît une fois à plus de
cinq cents hommes assemblés (1). Un apôtre qui l'a écrit, assure que la plupart
d'eux vivaient encore dans le temps qu'il l'écrivait. Jésus-Christ ressuscité
donne à ses apôtres tout le temps qu'ils veulent pour le bien considérer ; et
après s'être mis entre leurs mains en toutes les manières qu'ils le souhaitent,
en sorte qu'il ne puisse plus leur rester le moindre doute, il leur ordonne de
porter témoignage de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont ouï, et de ce qu'ils ont
touché. Afin qu'on ne puisse douter de leur bonne foi, non plus que de leur
persuasion, il les oblige à sceller leur témoignage de leur sang. Ainsi leur
prédication est inébranlable; le fondement en est un fait positif, attesté
unanimement par ceux qui l'ont vu. Leur sincérité est justifiée par la plus
forte épreuve qu'on puisse imaginer, qui est celle des tourments, et de la mort
même. Telles sont les instructions que reçurent les apôtres. Sur ce fondement
douze pêcheurs entreprennent de convertir le monde entier, qu'ils voyaient si
opposé aux lois qu'ils avaient à leur prescrire, et aux vérités qu'ils avaient à
leur annoncer. Ils ont ordre de commencer par Jérusalem (2), et de là de se
répandre par toute la terre pour « instruire toutes les nations, et les baptiser
au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit (3). » Jésus-Christ leur promet
«d'être avec eux tous les jours jusqu'à la consommation (a) des siècles, » et
assure par cette parole la perpétuelle durée du ministère ecclésiastique. Cela
dit, il monte aux cieux en leur présence.
Les promesses vont être accomplies : les prophéties vont
avoir leur dernier éclaircissement. Les gentils sont appelés à la connaissance
de Dieu par les ordres de Jésus-Christ ressuscité : une nouvelle cérémonie est
instituée pour la régénération du nouveau peuple ; et les fidèles apprennent que
le vrai Dieu, le Dieu d'Israël, ce Dieu un et indivisible auquel ils sont
consacrés parle baptême, est tout ensemble Père, Fils, et Saint-Esprit.
Là donc nous sont proposées les
profondeurs incompréhensibles de l'Etre divin, la grandeur ineffable de son
unité, et les
1 I Cor., XV, 6. — 2 Luc., XXIV, 47 ;
Act., 1, 8. — 3 Matth., XXVIII, 19, 20.
(a) Ire édit. : D'être avec eux
jusqu'à la consommation.
453
richesses Infinies de cette nature, plus féconde encore au
dedans qu'au dehors, capable de se communiquer sans division à trois personnes
égales.
Là sont expliqués les mystères
qui étaient enveloppés, et comme scellés dans les anciennes Ecritures. Nous
entendons le secret de cette parole ; « Faisons l'homme à notre image (1) ; » et
la Trinité marquée dans la création de l'homme, est expressément déclarée dans
sa régénération.
Nous apprenons ce que c'est que
cette Sagesse conçue, selon Salomon (2), devant tous les temps dans le sein
de Dieu; Sagesse qui fait toutes ses délices, et par qui sont ordonnés tous
ses ouvrages. Nous savons qui est celui que David a vu engendré devant
l’aurore (3) ; et le Nouveau Testament nous enseigne que c'est le Verbe, la
parole intérieure de Dieu et sa pensée éternelle, qui est toujours dans son
sein, et par qui toutes choses ont été faites.
Par là nous répondons à la
mystérieuse question qui est proposée dans les Proverbes : « Dites-moi le
nom de Dieu, et le nom de son Fils, si vous le savez (4). » Car nous savons que
ce nom de Dieu si mystérieux et si caché, est le nom de Père entendu en ce sens
profond qui le fait concevoir dans l'éternité Père d'un Fils égal à lui, et que
le nom de son Fils est le nom de Verbe; Verbe qu'il engendre éternellement en se
contemplant lui-même, qui est l'expression parfaite de sa vérité, son image, son
Fils unique, l'éclat de sa clarté, et l'empreinte de sa substance (5).
Avec le Père et le Fils nous
connaissons aussi le Saint-Esprit, l'amour de l'un et de Vautre, et leur
éternelle union. C’est cet Esprit qui fait les prophètes, et qui est en eux pour
leur découvrir les conseils de Dieu, et les secrets de l'avenir ; Esprit dont il
est écrit : « Le Seigneur m'a envoyé, et son Esprit (6), » qui est distingué du
Seigneur, et qui est aussi le Seigneur même, puisqu'il envoie les prophètes, et
qu'il leur découvre les choses futures. Cet Esprit qui parle aux prophètes, et
qui parle par les prophètes, est uni au Père et au Fils, et intervient avec eux
dans la consécration du nouvel homme.
1 Gen., I, 26. — 2 Prov., VIII, 22. — 3
Psal. CIX, 3. — 4 Prov., XXX, 4. — 5 Hebr., 1, 3. — 6 Isa., XLVIII, 16.
454
Ainsi le Père, le Fils, et le
Saint-Esprit, un seul Dieu en trois Personnes, montré plus obscurément à nos
pères, est clairement révélé dans la nouvelle alliance. Instruits d'un si haut
mystère et étonnés de sa profondeur, incompréhensible, nous couvrons notre face
devant Dieu avec les Séraphins (a) que vit Isaïe (1), et nous adorons avec eux
Celui qui est trois fois saint.
C'était au Fils unique qui était
dans le sein du Père (2), et qui sans en sortir venait à nous ; c'était à lui à
nous découvrir pleinement ces admirables secrets de la nature divine, que Moïse
et les prophètes n'avaient qu'effleurés.
C'était à lui à nous faire
entendre d'où vient que le Messie promis comme un homme qui devait sauver les
autres hommes, était en même temps montré comme Dieu en nombre singulier, et
absolument à la manière dont le Créateur nous est désigné : et c'est aussi ce
qu'il a fait, en nous enseignant que, quoique fils d'Abraham, il était devant
qu'Abraham fût fait (3) ; qu'il est descendu du ciel, et toutefois qu'il
est au ciel (4); qu'il est Dieu, Fils de Dieu, et tout ensemble homme, fils
de l'homme; le vrai Emmanuel, Dieu avec nous ; en un mot, le Verbe fait chair,
unissant en sa personne la nature humaine avec la divine, afin de réconcilier
toutes choses en lui-même.
Ainsi nous sont révélés les deux
principaux mystères, celui de la Trinité et celui de l'Incarnation. Mais celui
qui nous les a révélés, nous en fait trouver l'image en nous-mêmes, afin qu'ils
nous soient toujours présents, et que nous reconnaissions la dignité de notre
nature.
En effet si nous imposons
silence à nos sens, et que nous nous renfermions pour un peu de temps au fond de
notre âme, c'est-à-dire dans cette partie où la vérité se fait entendre, nous y
verrons quelque image de la Trinité que nous adorons. La pensée que nous sentons
naître comme le germe de notre esprit, comme le fils de notre intelligence, nous
donne quelque idée du Fils de Dieu conçu éternellement dans l'intelligence du
Père céleste. C'est pourquoi ce Fils de Dieu prend le nom de Verbe, afin que
1 Isa., VI. — 2 Joan., I, 18. — 3 Joan.,
VIII, 58. — 4 Ibid., III, 13.
(a) Ire édit. : Avec les Chérubins.
455
nous entendions qu'il naît dans le sein du Père, non comme
naissent les corps, mais comme naît dans notre âme cette parole intérieure que
nous y sentons quand nous contemplons la vérité (1).
Mais la fécondité de notre
esprit ne se termine pas à cette parole intérieure, à cette pensée
intellectuelle, à cette image de la vérité qui se forme en nous. Nous aimons et
cette parole intérieure et l'esprit où elle naît; et en l'aimant nous sentons en
nous quelque chose qui ne nous est pas moins précieux que notre, esprit et notre
pensée, qui est le fruit de l'un et de l'autre, qui les unit, qui s'unit à eux,
et ne fait avec eux qu'une même vie.
Ainsi autant qu'il se peut
trouver de rapport entre Dieu et l'homme, ainsi, dis-je, se produit en Dieu
l'amour éternel qui sort du Père qui pense, et du Fils qui est sa pensée, pour
faire avec lui et sa pensée une même nature également heureuse et
parfaite.
En un mot, Dieu est parfait; et
son Verbe image vivante d'une vérité infinie, n'est pas moins parfait que lui;
et son Amour, qui sortant de la source inépuisable du bien en a toute la
plénitude, ne peut manquer d'avoir une perfection infinie ; et puisque nous
n'avons point d'autre idée de Dieu que celle de la perfection, chacune do ces
trois choses considérée en elle-même mérite d'être appelée Dieu : mais parce que
ces trois choses conviennent nécessairement à une même nature, ces trois choses
ne sont qu'un seul Dieu.
Il ne faut donc rien concevoir
d'inégal ni de séparé dans cette Trinité adorable; et quelque incompréhensible
que sait celte égalité, notre âme, si nous l'écoutons, nous en dira quelque
chose.
Elle est; et quand elle sait
parfaitement ce qu'elle est, son intelligence répond à la vérité de son être; et
quand elle aime son être avec son intelligence autant qu'ils méritent d'être
aimés, son amour égale la perfection de l'un et de l'autre (2). Ces trois choses
1 Greg. Naz., Orat. XXXVI, nunc XXX, n. 20 ; Aug., de
Trinit., lib. IX. cap. 4 et seq.; et in Joan. Etang., tract, I, etc.; De Civit.
Dei, lib. XI, cap. 26, 21,28. — 2 Aug., loc cit.
456
ne se séparent jamais, et s'enferment l'une l'autre : nous
entendons que nous sommes, et que nous aimons; et nous aimons à être, et à
entendre. Qui le peut nier, s'il s'entend lui-même? Et non-seulement une de ces
choses n'est pas meilleure que l'autre, mais les trois ensemble ne sont pas
meilleures qu'une d'elles en particulier, puisque chacune enferme le tout, et
que dans les trois consiste la félicité et la dignité de la nature raisonnable.
Ainsi et infiniment au-dessus, est parfaite, inséparable, une en son essence, et
enfin égale en tout sens, la Trinité que nous servons, et à laquelle nous sommes
consacrés par notre baptême.
Mais nous-mêmes, qui sommes
l'image de la Trinité, nous-mêmes, à un autre égard, nous sommes encore l'image
de l'Incarnation.
Notre âme d'une nature
spirituelle et incorruptible, a un corps corruptible qui lui est uni (1) ; et de
l'union de l'un et de l'autre résulte un tout, qui est l'homme, esprit et corps
tout ensemble, incorruptible et corruptible, intelligent et purement brute. Ces
attributs conviennent au tout, par rapport à chacune de ses deux parties : ainsi
le Verbe divin dont la vertu soutient tout, s'unit d'une façon particulière, ou
plutôt il devient lui-même, par une parfaite union, ce Jésus-Christ fils de
Marie; ce qui fait qu'il est Dieu et homme tout ensemble, engendré dans
l'éternité, et engendré dans le temps, toujours vivant dans le sein du Père, et
mort sur la croix pour nous sauver.
Mais où Dieu se trouve mêlé,
jamais les comparaisons tirées des choses humaines ne sont qu'imparfaites. Notre
âme n'est pas devant notre corps, et quelque chose lui manque lorsqu'elle en est
séparée. Le Verbe parfait en lui-même dès l'éternité, ne s'unit à notre nature
que pour l'honorer. Cette âme qui préside au corps, et y fait divers
changements, elle-même en souffre à son tour. Si le corps est mû au commandement
et selon la volonté de l'âme, l’âme est troublée, l’âme est affligée et agitée
en mille manières, ou fâcheuses ou agréables, suivant les dispositions du
1 Aug., Ep. III ad Volus., nunc CXXXVII, cap. 3, n. 11; De
Civit. Dei, lib. X, cap. 29 ; Cyril., Ep. ad Valerian., part.
III Conc. Ephes., tom. III Concil., col. 1155 et seq., etc. ; Symb. Ath.,
etc.
457
corps ; en sorte que comme l’âme élève le corps à elle en
le gouvernant, elle est abaissée au-dessous de lui par les choses qu'elle en
souffre. Mais en Jésus-Christ, le Verbe préside à tout, le Verbe tient tout sous
sa main. Ainsi l’homme est élevé, et le Verbe ne se rabaisse par aucun endroit :
immuable et inaltérable, il domine en tout et partout la nature qui lui est
unie.
De là vient qu'en Jésus-Christ
l'homme absolument soumis à la direction intime du Verbe qui l'élève à soi, n'a
que des pensées et des mouvements divins. Tout ce qu'il pense, tout ce qu'il
veut, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il cache au dedans, tout ce qu'il montre au
dehors est animé par le Verbe, conduit par le Verbe, digne du Verbe,
c'est-à-dire digne de la raison même, de la sagesse même, et de la vérité même.
C'est pourquoi tout est lumière en Jésus-Christ; sa conduite est une règle; ses
miracles sont des instructions ; ses paroles sont esprit et vie.
Il n'est pas donné à tous de
bien entendre ces sublimes vérités, ni de voir parfaitement en lui-même cette
merveilleuse image des choses divines, que saint Augustin et les autres Pères
ont crue si certaine. Les sens nous gouvernent trop ; et notre imagination qui
se veut mêler dans toutes nos pensées, ne nous permet pas toujours de nous
arrêter sur une lumière si pure. Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes ; nous
ignorons les richesses que nous portons dans le fond de notre nature ; et il n'y
a que les yeux les plus épurés qui les puissent apercevoir. Mais si peu que nous
entrions dans ce secret, et que nous sachions remarquer en nous l’image des deux
mystères qui font le fondement de notre foi, c'en est assez pour nous élever
au-dessus de tout, et rien de mortel ne nous pourra plus toucher.
Aussi Jésus-Christ nous appelle-t-il à une gloire
immortelle, et c'est le fruit de la foi que nous avons pour les mystères.
Cet Dieu-Homme, cette vérité et
cette sagesse incarnée qui nous fait croire de si grandes choses sur sa seule
autorité, nous en promet dans l'éternité la claire et bienheureuse vision, comme
la récompense certaine de notre foi.
De cette sorte, la mission de
Jésus-Christ est relevée infiniment au-dessus de celle de Moïse.
458
Moïse était envoyé pour
réveiller par des récompenses temporelles les hommes sensuels et abrutis.
Puisqu'ils étaient devenus tout corps et tout chair, il les fallait d'abord
prendre par les sens, leur inculquer par ce moyen la connaissance de Dieu, et
l'horreur de l'idolâtrie à laquelle le genre humain avait une inclination si
prodigieuse.
Tel était le ministère de Moïse
: il était réservé à Jésus-Christ d'inspirer à l'homme des pensées plus hautes,
et de lui faire connaître dans une pleine évidence la dignité, l'immortalité et
la félicité éternelle de son âme.
Durant les temps d'ignorance,
c'est-à-dire durant les temps qui ont précédé Jésus-Christ, ce que l’âme
connaissait de sa dignité et de son immortalité l'induisait le plus souvent à
erreur. Le culte des hommes morts faisait presque tout le fond de l'idolâtrie :
presque tous les hommes sacrifiaient aux Mânes, c'est-à-dire aux âmes des morts.
De si anciennes erreurs nous font voir à la vérité combien était ancienne la
croyance de l'immortalité de l'âme, et nous montrent qu'elle doit être rangée
parmi les premières traditions du genre humain. Mais l'homme qui gâtait tout, en
avait étrangement abusé, puisqu'elle le portait à sacrifier aux morts. On allait
même jusqu'à cet excès de leur sacrifier des hommes vivants : on tuait leurs
esclaves, et même leurs femmes, pour les aller servir dans l'autre monde. Les
Gaulois le pratiquaient avec beaucoup d'autres peuples (1) ; et les Indiens m
arqués. par les auteurs païens parmi les premiers défenseurs de l'immortalité de
l'âme, ont aussi été les premiers à introduire sur la terre, sous prétexte de
religion, ces meurtres abominables. Les mêmes Indiens se tuaient eux-mêmes pour
avancer la félicité de la vie future; et ce déplorable aveuglement dure encore
aujourd'hui parmi ces peuples : tant il est dangereux d'enseigner la vérité dans
un autre ordre que celui que Dieu a suivi, et d'expliquer clairement à l'homme
tout ce qu'il est avant d'avoir connu Dieu parfaitement.
C'était faute de connaître Dieu
que la plupart des philosophes n'ont pu croire l’âme immortelle sans la croire
une portion de la
1 Caesar., de Bell. Gall., lib.VI, cap. 18.
459
Divinité, une divinité elle même, un être éternel, incréé
aussi bien qu'incorruptible, et qui n'avait non plus de commencement que de fin.
Que dirai-je de ceux qui croyaient la transmigration des âmes : qui les
faisaient rouler des cieux à la terre, et puis de la terre aux cieux; des
animaux dans les hommes, et des hommes dans les animaux ; de la félicité à la
misère, et de la misère à la félicité, sans que ces révolutions eussent jamais
ni de terme ni d'ordre certain ? Combien était obscurcie la justice, la
providence, la bonté divine parmi tant d'erreurs ! Et qu'il était nécessaire de
connaître Dieu, et les règles de sa sagesse, avant que de connaître l’âme et sa
nature immortelle !
C'est pourquoi la loi de Moïse
ne donnait à l'homme qu'une première notion de la nature de l’âme et de sa
félicité. Nous avons vu l’âme au commencement faite par la puissance de Dieu
aussi. bien que les autres créatures ; mais avec ce caractère particulier,
qu'elle était faite à son image et par son souffle, afin qu'elle entendit à qui
elle tient par son fond, et qu'elle ne se crût jamais de même nature que les
corps, ni formée de leur concours. Mais les suites de cette doctrine, et les
merveilles de la vie future ne furent pas alors universellement développées; et
c'était au jour du Messie que cette grande lumière devait paraître à découvert.
Dieu en avait répandu quelques
étincelles dans les anciennes Ecritures. Salomon avait dit que « comme le corps
retourne à la terre d'où il est sorti, l'esprit retourne à Dieu qui l'a donné
(1). » Les patriarches et les prophètes ont vécu dans cette espérance ; et
Daniel avait prédit qu'il viendrait un temps « où ceux qui dorment dans la
poussière s'éveilleraient, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour une
éternelle confusion, afin de voir toujours (2). » Mais en même temps que ces
choses lui sont révélées, il lui est ordonné de « sceller le livre, et de le
tenir fermé jusqu'au temps ordonné de Dieu (3), » afin de nous faire entendre
que la pleine découverte de ces vérités était d'une autre saison et d'un autre
siècle. Encore donc que les Juifs eussent dans leurs Ecritures quelques
1 Eccle., XII, 7. — 2 Dan., XII, 2, 3. — 3 Ibid., 4.
460
promesses des félicités éternelles, et que vers les temps
du Messie où elles doivent être déclarées, ils en parlassent beaucoup davantage,
comme il paraît par les livres de la Sagesse et des Macchabées : toutefois cette
vérité faisait si peu un dogme formel et universel (a) de l'ancien peuple, que
les sadducéens, sans la reconnaître, non-seulement étaient admis dans la
Synagogue, mais encore élevés au sacerdoce. C'est un des caractères du peuple
nouveau, de poser pour fondement de la religion la foi de la vie future, et ce
devait être le fruit de la venue du Messie.
C'est pourquoi non content de
nous avoir dit qu'une vie éternellement bienheureuse était réservée aux enfants
de Dieu, il nous a dit en quoi elle consistait. La vie bienheureuse est d'être
avec lui dans la gloire de Dieu son Père : la vie bienheureuse est de voir la
gloire qu'il a dans le sein du Père dès l'origine du monde : la vie bienheureuse
est que Jésus-Christ sait en nous comme dans ses membres, et que l'amour éternel
que le Père a pour son Fils s'étendant sur nous, il nous comble des mêmes dons :
la vie bienheureuse, en un mot, est de connaître le seul vrai Dieu, et
Jésus-Christ qu'il a envoyé (1) ; mais le connaître de cette manière qui
s'appelle la claire vue, la vue face à face (2) et à découvert, la vue
qui réforme en nous et y achève l'image de Dieu, selon ce que dit saint Jean, «
que nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (3). »
Cette vue sera suivie d'un amour
immense, d'une joie inexplicable, et d'un triomphe sans fin. Un Alleluia
éternel, et un Amen éternel, dont on entend retentir la céleste Jérusalem
(4), font voir toutes les misères bannies, et tous les désirs satisfaits; il n'y
a plus qu'à louer la bonté divine.
Avec de si nouvelles
récompenses, il fallait que Jésus-Christ proposât aussi de nouvelles idées de
vertu, des pratiques plus parfaites et plus épurées. La fin de la religion,
l’âme des vertus et l'abrégé de la loi, c'est la charité. Mais jusqu'à
Jésus-Christ, on peut dire que la perfection et les effets de cette vertu
n'étaient pas
1 Joan., XVII, 3. — 2 I Cor., XIII, 9, 12.— 3 I Joan., III,
2. — 4 Apoc., VII, 12; XIX, 1,2, 3, 4, 5, 6.
(a) Ire édit. : Dogme universel.
461
entièrement connus. C'est Jésus-Christ proprement qui nous
apprend à nous contenter de Dieu seul. Pour établir le règne de la charité, et
nous en découvrir tous les devoirs, il nous propose l'amour de Dieu, jusqu'à
nous haïr nous-mêmes, et persécuter sans relâche le principe de corruption que
nous avons tous dans le cœur. Il nous propose l'amour du prochain, jusqu'à
étendre sur tous les hommes celte inclination bienfaisante sans en excepter nos
persécuteurs : il nous propose la modération des désirs sensuels, jusqu'à
retrancher tout à fait nos propres membres, c'est-à-dire ce qui tient le plus
vivement et le plus intimement à notre cœur ; il nous propose la soumission aux
ordres de Dieu, jusqu'à nous réjouir des souffrances qu'il nous envoie : il nous
propose l'humilité, jusqu'à aimer les opprobres pour la gloire de Dieu, et à
croire que nulle injure ne nous peut mettre si bas devant les hommes, que nous
ne soyons encore plus bas devant Dieu par nos péchés. Sur ce fondement de la
charité, il perfectionne tous les états de la vie humaine. C'est par là que le
mariage est réduit à sa forme primitive : l'amour conjugal n'est plus partagé:
une si sainte société n'a plus de fin que celle de la vie ; et les enfants ne
voient plus chasser leur mère pour mettre à sa place une marâtre. Le célibat est
montré comme une imitation delà vie des anges, uniquement occupée de Dieu et des
chastes délices de son amour. Les supérieurs apprennent qu'ils sont serviteurs
des autres, et dévoués à leur bien; les inférieurs reconnaissent l'ordre de Dieu
dans les puissances légitimes, lors même qu'elles abusent de leur autorité :
cette pensée adoucit les peines de la sujétion, et sous des maîtres fâcheux
l'obéissance n'est plus fâcheuse au vrai chrétien.
A ces préceptes, il joint des
conseils de perfection éminente : renoncer à tout plaisir ; vivre dans le corps
comme si on était sans corps ; quitter tout; donner tout aux pauvres ; pour ne
posséder que Dieu seul; vivre de peu, et presque de rien, et attendre ce peu de
la Providence divine.
Mais la loi la plus propre à
l'Evangile, est celle de porter sa croix. La croix est la vraie épreuve de la
foi, le vrai fondement de l'espérance, le parfait épurement de la charité, en un
mot le
462
chemin du ciel. Jésus-Christ est mort à la croix ; il a
porté sa croix toute sa vie ; c'est à la croix qu'il veut qu'on le suive, et il
met la vie éternelle à ce prix. Le premier à qui il promet en particulier le
repos du siècle futur, est un compagnon de sa croix: « Tu seras, lui dit-il,
aujourd'hui avec moi en paradis (1). » Aussitôt qu'il fut à la croix, le voile
qui couvrait le sanctuaire fut déchiré de haut en bas, et le ciel fut ouvert aux
âmes saintes. C'est au sortir de la croix, et des horreurs de son supplice,
qu'il parât à ses apôtres, glorieux et vainqueur de la mort, afin qu'ils
comprissent que c'est par la croix qu'il devait entrer dans sa gloire, et qu'il
ne montrait point d'autre voie à ses enfants.
Ainsi fut donnée au monde en la
personne de Jésus-Christ l'image d'une vertu accomplie, qui n'a rien et n'attend
rien sur la terre ; que les hommes ne récompensent que par de continuelles
persécutions ; qui ne cesse de leur faire du bien, et à qui ses propres
bienfaits attirent le dernier supplice. Jésus-Christ meurt sans trouver ni
reconnaissance dans ceux qu'il oblige, ni fidélité dans ses amis, ni équité dans
ses juges. Son innocence, quoique reconnue, ne le sauve pas ; son Père même, en
qui seul il avait mis son espérance, retire toutes les marques de sa protection
: le Juste est livré à ses ennemis, et il meurt abandonné de Dieu et des hommes.
Mais il fallait faire voir à
l'homme de bien, que dans les plus grandes extrémités il n'a besoin ni d'aucune
consolation humaine, ni même d'aucune marque sensible du secours divin : qu'il
aime seulement, et qu'il se confie, assuré que Dieu pense à lui sans lui en
donner aucune marque, et qu'une éternelle félicité lui est réservée.
Le plus sage des philosophes, en
cherchant l'idée de la vertu, a trouvé que comme de tous les méchants celui-là
serait le plus méchant qui saurait si bien couvrir sa malice, qu'il passât pour
homme de bien, et jouît par ce moyen de tout le crédit que peut donner la vertu
: ainsi le plus vertueux devait être sans difficulté celui à qui sa vertu attire
par sa perfection la jalousie de tous les hommes, en sorte qu'il n'ait pour lui
que sa conscience, et qu'il
1 Luc., XXIII, 43.
463
se voie exposé à toute sorte d'injures, jusqu'à être mis
sur la croix, sans que sa vertu lui puisse donner ce faible secours de
l'exempter d'un tel supplice (1). Ne semble-t-il pas que Dieu n'ait mis cette
merveilleuse idée de vertu dans l'esprit d'un philosophe, que pour la rendre
effective en la personne de son Fils, et faire voir que le juste a une autre
gloire, un autre repos, enfin un autre bonheur que celui qu'on peut avoir sur la
terre ?
Etablir cette vérité, et la
montrer accomplie si visiblement en soi-même aux dépens de sa propre vie,
c'était le plus grand ouvrage que pût faire un homme ; et Dieu l'a trouvé si
grand, qu'il l'a réservé à ce Messie tant promis, à cet homme qu’il a fait la
même personne avec son Fils unique.
En effet que pouvait-on réserver
de plus grand à un Dieu venant sur la terre? et qu'y pouvait-il faire de plus
digne de lui, que d'y montrer la vertu dans toute sa pureté, et le bonheur
éternel où la conduisent les maux les plus extrêmes ?
Mais si nous venons à considérer
ce qu'il y a de plus haut et de plus intime dans le mystère de la croix, quel
esprit humain le pourra comprendre ? Là nous sont montrées des vertus que le
seul Homme-Dieu pouvait pratiquer. Quel autre pouvait comme lui se mettre à la
place de toutes les victimes anciennes, les abolir, .en. leur substituant une
victime d'une dignité et d'un mérite infini, et faire que désormais il n'y eût
plus que lui seul à offrir à Dieu? Tel est l'acte de religion que Jésus-Christ
exerce à la croix. Le Père éternel pouvait-il trouver, ou parmi les anges, ou
parmi les hommes, une obéissance égale à celle que lui rend son Fils bien-aimé,
lorsque rien ne lui pouvant arracher la vie, il la donna volontairement pour lui
complaire? Que dirai-je de la parfaite union de tous ses désirs avec la divine
volonté, et de l'amour pour lequel il se tient uni à Dieu qui était en lui,
se réconciliant le monde (2)? Dans cette union incompréhensible, il embrasse
tout le genre humain ; il pacifie le ciel et la terre ; il se plonge avec une
ardeur immense dans ce déluge de sang où il devait être baptisé avec tous
les siens, et fait sortir de ses plaies le feu de l'amour divin qui devait
embraser toute la terre (3). Mais
1 Socr., apud Plat., de Rep., lib. II. — 2 II Cor., V, 19.
— 3 Luc, XII, 49,50.
464
voici ce qui passe toute intelligence ; la justice
pratiquée par ce Dieu-Homme, qui se laisse condamner par le monde, afin que le
monde demeure éternellement condamné par l'énorme iniquité de ce jugement. «
Maintenant le monde est jugé, et le prince de ce monde va être chassé (1),»
comme le prononce Jésus-Christ lui-même. L'enfer, qui avait subjugué le monde,
le va perdre : en attaquant l'innocent, il sera contraint de lâcher les
coupables qu'il tenait captifs : la malheureuse obligation par laquelle nous
étions livrés aux anges rebelles, est anéantie : Jésus-Christ l'a attachée à sa
croix (2), pour y être effacée de son sang : l'enfer dépouillé gémit : la croix
est un lieu de triomphe à notre Sauveur, et les puissances ennemies suivent en
tremblant le char du vainqueur. Mais un plus grand triomphe paraît à nos yeux :
la justice divine est elle-même vaincue ; le pécheur qui lui était dû comme sa
victime, est arraché de ses mains. Il a trouvé une caution capable de payer pour
lui un prix infini. Jésus-Christ s'unit éternellement les élus pour qui il se
donne : ils sont ses membres et son corps : le Père éternel ne les peut plus
regarder qu'en leur chef : ainsi il étend sur eux l'amour infini qu'il a pour
son Fils. C'est son Fils lui-même qui le lui demande : il ne veut pas être
séparé des hommes qu'il a rachetés : « O mon Père, je veux, dit-il, qu'ils
soient avec moi (3) : » ils seront remplis de mon esprit ; ils jouiront de ma
gloire ; ils partageront avec moi jusqu'à mon trône (4).
Après un si grand bienfait, il
n'y a plus que des cris de joie qui puissent exprimer nos reconnaissances. « O
merveille, s'écrie un grand philosophe et un grand martyr, ô échange
incompréhensible et surprenant artifice de la sagesse divine (5) ! » Un seul est
frappé, et tous sont délivrés. Dieu frappe son Fils innocent pour l'amour des
hommes coupables, et pardonne aux hommes coupables pour l'amour de son Fils
innocent (a), « Le juste paie ce qu'il ne doit pas, et acquitte les pécheurs de
ce qu'ils doivent; car qu'est-ce qui pouvait mieux couvrir nos péchés
1 Joan., XII, 31. — 2 Colos., II, 13, 14,
15. — 3 Joa., XVII, 24, 25 , 26. — 4 Apoc., III, 21. — 5 Justin., Epist,
ad Diognet, n. 9.
(a) Nous avons noté ce passage dans deux sermons.
465
que sa justice ? Comment pouvait être mieux expiée la
rébellion des serviteurs, que par l'obéissance du Fils? L'iniquité de plusieurs
est cachée dans un seul juste, et la justice d'un seul fait que plusieurs sont
justifiés. » A quoi donc ne devons-nous pas prétendre? « Celui qui nous a aimés
étant pécheurs jusqu'à donner sa vie pour nous, que nous refusera-t-il après
qu'il nous a réconciliés et justifiés par son sang (1)?» Tout est à nous par
Jésus-Christ ; la grâce, la sainteté, la vie, la gloire, la béatitude : le
royaume du Fils de Dieu est notre héritage ; il n'y a rien au-dessus de nous,
pourvu seulement que nous ne nous ravilissions pas nous-mêmes.
Pendant que Jésus-Christ comble
nos désirs et surpasse nos espérances, il consomme l'œuvre de Dieu commencée
sous les patriarches et dans la loi de Moïse.
Alors Dieu voulait se faire
connaître par des expériences sensibles : il se montrait magnifique en promesses
temporelles, bon en comblant ses enfants des biens qui flattent les sens,
puissant en les délivrant des mains de leurs ennemis, fidèle en les amenant dans
la terre promise à leurs pères, juste par les récompenses et les châtiments
qu'il leur envoyait manifestement selon leurs œuvres.
Toutes ces merveilles
préparaient les voies aux vérités que Jésus-Christ venait enseigner. Si Dieu est
bon jusqu'à nous donner ce que demandent nos sens, combien plutôt nous
donnera-t-il ce que demande notre esprit fait à son image? S'il est si tendre et
si bienfaisant envers ses enfants, renfermera-t-il son amour et ses libéralités
dans ce peu d'années qui composent notre vie ? Ne donnera-t-il à ceux qu'il
aime, qu'une ombre de félicité, et qu'une terre fertile en grains et en huile ?
N'y aura-t-il point un pays où il répande avec abondance les biens véritables ?
Il y en aura un sans doute, et
Jésus-Christ nous le vient montrer. Car enfin le Tout-Puissant n'aurait fait que
des ouvrages peu dignes de lui, si toute sa magnificence ne se terminait qu'à
des grandeurs exposées à nos sens infirmes. Tout ce qui n'est pas éternel ne
répond ni à la majesté d'un Dieu éternel, ni aux espérances
1 Rom., V, 6, 1, 8, 9, 10.
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de l'homme à qui il a fait connaître son éternité ; et
cette immuable fidélité qu'il garde à ses serviteurs, n'aura jamais un objet qui
lui sait proportionné, jusqu'à ce qu'elle s'étende à quelque chose d'immortel et
de permanent.
Il fallait donc qu'à la fin
Jésus-Christ nous ouvrît les cieux, pour y découvrir à notre foi cette cité
permanente où nous devons être recueillis après cette vie (1). Il nous fait
voir que si Dieu prend pour son titre éternel, le nom de Dieu d'Abraham, d'Isaac
et de Jacob, c'est à cause que ces saints hommes sont toujours vivants devant
lui. Dieu n'est pas le Dieu des morts (2) : il n'est pas digne de lui de
ne faire comme les hommes, qu'accompagner ses amis jusqu'au tombeau, sans leur
laisser au delà aucune espérance ; et ce lui serait une honte de se dire avec
tant de force le Dieu d'Abraham, s'il n'avait fondé dans le ciel une cité
éternelle où Abraham et ses enfants pussent vivre heureux.
C'est ainsi que les vérités de
la vie future nous sont développées par Jésus-Christ. Il nous les montre, même
dans la loi. La vraie terre promise, c'est le royaume céleste. C'est après cette
bienheureuse patrie que soupiraient Abraham, Isaac et Jacob (3) : la Palestine
ne méritait pas de terminer tous leurs vœux, ni d'être le seul objet d'une si
longue attente de nos pères.
L'Egypte d'où il faut sortir, le
désert où il faut passer, la Babylone dont il faut rompre les prisons pour
entrer ou pour retourner à notre patrie, c'est le monde avec ses plaisirs et ses
vanités : c'est là que nous sommes vraiment captifs et errants, séduits par le
péché et ses convoitises ; il nous faut secouer ce joug pour trouver dans
Jérusalem et dans la cité de notre Dieu la liberté véritable, et un sanctuaire
non fait de main d'homme (4), où la gloire du Dieu d'Israël nous
apparaisse.
Par cette doctrine de
Jésus-Christ, le secret de Dieu nous est découvert; la loi est toute
spirituelle, ses promesses nous introduisent à celles de l'Evangile, et y
servent de fondement. Une même lumière nous paraît partout : elle se lève sous
les patriarches : sous Moïse et sous les prophètes elle s'accroît : Jésus-Christ
1 Hebr., XI, 8 , 9, 10, 13, 14, 18, 16. — 2 Math., XXII,
32; Luc, XX, 38. — 3 Hebr., XI, 14, 15, 10. — 4 II Cor., V, 1.
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plus grand que les patriarches, plus autorisé que Moïse,
plus éclairé que tous les prophètes, nous la montre dans sa plénitude.
A ce Christ, à cet Homme-Dieu, à
cet Homme qui tient sur la terre, comme parle saint Augustin, la place de la
vérité, et la fait voir personnellement résidente au milieu de nous, à lui,
dis-je, était réservé de nous montrer toute vérité, c'est-à-dire celle des
mystères, celle des vertus, et celle des récompenses que Dieu a destinées à ceux
qu'il aime.
C'était de telles grandeurs que
les Juifs devaient chercher en leur Messie. Il n'y a rien de si grand que de
porter en soi-même, et de découvrir aux hommes la vérité toute entière qui les
nourrit, qui les dirige, et qui épure leurs yeux jusqu'à les rendre capables de
voir Dieu.
Dans le temps que la vérité
devait être montrée aux hommes avec cette plénitude, il était aussi ordonné
qu'elle serait annoncée par toute la terre, et dans tous les temps. Dieu n'a
donné à Moïse qu'un seul peuple, et un temps déterminé : tous les siècles, et
tous les peuples du monde sont donnés à Jésus-Christ : il a ses élus partout, et
son Eglise répandue dans tout l'univers ne cessera jamais de les enfanter,
« Allez, dit-il, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et
du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à garder tout ce que je vous ai
commandé : et voilà je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin (a) des
siècles (1). »
1 Matth., XXVIII, 19, 20.
(a) Ire édit. : Je suis avec vous jusqu'à la fin des
siècles.
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