Accueil Remonter Historique Dauphin Connaissance I Connaissance II Connaissance III Connaissance IV Connaissance V Logique I Logique II Logique III Libre Arbitre Politique I Politique II Politique III Politique IV Politique V
| |
POLITIQUE TIRÉE DES PROPRES PAROLES DE L'ÉCRITURE SAINTE
LIVRE PREMIER. DES PRINCIPES DE LA SOCIÉTÉ PARMI LES HOMMES.
ARTICLE PREMIER. L'homme est fait pour vivre en société.
Ière PROPOSITION. Les hommes n'ont qu'une même fin, et un même objet,
qui est Dieu.
IIe PROPOSITION. L'amour de Dieu oblige les nommes à s'aimer les uns
les autres.
IIIe PROPOSITION. Tous les hommes sont frères.
IVe PROPOSITION. Nul homme n'est étranger à un autre homme.
Ve PROPOSITION. Chaque homme doit avoir soin des autres hommes.
VIe PROPOSITION. L'intérêt même nous unit.
ARTICLE II. De la société générale du genre humain naît la société civile,
c'est-à-dire celle des Etats, des peuples et des nations.
Ire PROPOSITION. La société humaine a été détruite et violée par les
passions.
IIe PROPOSITION. La société humaine dès le commencement des choses,
s'est divisée en plusieurs branches par les diverses nations qui se sont
formées.
IIIe La terre qu'on habite ensemble sert de lien entre les hommes, et
forme l'unité des nations.
ARTICLE III. Pour former les nations et unir les peuples, il a fallu établir un
gouvernement.
Ière PROPOSITION. Tout se divise et se partialise parmi les hommes.
IIe PROPOSITION. La seule autorité du gouvernement peut mettre un
frein aux passions, et à la violence devenue naturelle aux hommes.
IIIe PROPOSITION. C’est par la seule autorité du gouvernement que
l'union est établie parmi les hommes.
IVe PROPOSITION. Dans un gouvernement réglé, chaque particulier
renonce au droit d'occuper par force ce qui lui convient.
Ve PROPOSITION. Par le gouvernement chaque particulier devient plus
fort.
VIe PROPOSITION. Le gouvernement se perpétue, et rend les Etats
immortels.
ARTICLE IV. Des Lois.
Ire PROPOSITION. Il faut joindre les lois au gouvernement pour le
mettre dans sa perfection.
IIe PROPOSITION. On pose les principes primitifs de toutes les lois.
IIIe PROPOSITION. Il y a un ordre dans les lois.
IVe PROPOSITION. Un grand roi explique les caractères des lois.
Ve PROPOSITION. La loi punit et récompense.
VIe PROPOSITION. La loi est sacrée et inviolable.
VIIe PROPOSITION. La loi est réputée avoir une origine divine.
VIIIe PROPOSITION. Il y a des lois fondamentales qu'on ne peut
changer; il est même très-dangereux de changer sans nécessité celles qui ne le
sont pas.
ARTICLE V. Conséquences des principes généraux de l'humanité.
UNIQUE PROPOSITION. Le partage des biens entre les hommes, et la division, des
hommes mêmes en peuples et en nations, ne doit point altérer la société générale
du genre humain.
ARTICLE VI. De l’amour de la patrie.
Ire PROPOSITION.
IIe PROPOSITION. Jésus-Christ établit par sa doctrine et par ses
exemples, l'amour que les citoyens doivent avoir pour leur patrie.
IIIe PROPOSITION. Les apôtres et les premiers fidèles ont toujours
été de bons citoyens.
CONCLUSION.
A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN.
Dieu est le Roi des rois : c'est
à lui qu'il appartient de les instruire et de les régler comme ses ministres.
Ecoutez donc, Monseigneur, les leçons qu'il leur donne dans son Ecriture, et
apprenez de lui les règles et les exemples sur lesquels ils doivent former leur
conduite.
Outre les autres avantages de
l'Ecriture, elle a encore celui-ci, qu'elle reprend l'histoire du monde dès sa
première origine, et nous fait voir par ce moyen mieux que toutes les autres
histoires, les principes primitifs qui ont formé les empireS.
Nulle histoire ne découvre mieux ce qu'il y a de bon et de
mauvais dans le cœur humain ; ce qui soutient et ce qui renverse les royaumes ;
ce que peut la religion pour les établir, et l'impiété pour les détruire.
Les autres vertus et les autres
vices trouvent aussi dans l'Ecriture leur caractère naturel, et on n'en voit
nulle part dans une plus grande évidence les véritables effets.
On y voit le gouvernement d'un peuple dont Dieu même a été
le législateur; les abus qu'il a réprimés et les lois qu'il a établies, qui
comprennent la plus belle et.la plus juste politique qui fût jamais.
Tout ce que Lacédémone, tout ce
qu'Athènes, tout ce que Rome; pour remonter à la source, tout ce que l'Egypte et
les Etats les mieux policés ont eu de plus sage, n'est rien en comparaison
478
de la sagesse qui est renfermée dans la loi de Dieu, d'où
les autres lois ont puisé ce qu'elles ont de meilleur.
Aussi n'y eut-il jamais une plus
belle constitution d'Etat que celle où vous verrez le peuple de Dieu.
Moïse, qui le forma, était
instruit de toute la sagesse divine et humaine dont un grand et noble génie peut
être orné ; et l'inspiration ne fit que porter à la dernière certitude et
perfection, ce qu'avaient ébauché l'usage et les connaissances du plus sage de
tous les empires et de ses plus grands ministres, tel qu'était le patriarche
Joseph, comme lui inspiré de Dieu.
Deux grands rois de ce peuple,
David et Salomon, l'un guerrier, l'autre pacifique, tous deux excellons dans
l'art de régner, vous en donneront non-seulemement les exemples dans leur vie,
mais encore les préceptes ; l'un dans ses divines poésies, l'autre dans ses
instructions que la sagesse éternelle lui a dictées.
Jésus-Christ vous apprendra par lui-même et par ses
apôtres, tout ce qui fait les Etats heureux : son Evangile rend les hommes
d'autant plus propres à être bons citoyens sur la terre, qu'il leur apprend par
là à se rendre dignes de devenir citoyens, du ciel.
Dieu enfin, par qui les rois
règnent, n'oublie rien pour leur apprendre à bien régner. Les ministres des
princes, et ceux qui ont part sous leur autorité au gouvernement des Etats et à
l'administration de la justice, trouveront-dans sa parole des leçons que Dieu
seul pouvait leur donner. C'est une partie de la morale chrétienne que de former
la magistrature, par ses lois : Dieu a voulu tout décider, c'est-à-dire donner
des décisions à tous les états, à plus forte raison à celui d'où dépendent tous
les autres.
C'est, Monseigneur, le plus
grand de tous les objets qu'on puisse proposer aux hommes, et ils ne peuvent
être trop attentifs aux règles sur lesquelles ils seront jugés par une sentence
éternelle et irrévocable. Ceux qui croient que la piété est un affaiblissement
de la politique, seront confondus; et celle que vous verrez est vraiment divine.
479
« Ecoute, Israël ; le Seigneur
notre Dieu est le seul Dieu. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur,
de toute ton âme, et de toute ta force (1). »
Un docteur de la loi demanda à Jésus : « Maître, quel est
le premier de tous les commandements? Jésus lui répondit : Le premier de tous
les commandements est celui-ci: Ecoute, Israël; le Seigneur ton Dieu est le seul
Dieu ; et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de
toute ta pensée et de toute ta force: voilà le premier commandement; et le
second, qui lui est semblable, est celui-ci : Tu aimeras ton prochain comme
toi-même (2).
« En ces deux préceptes
consistent toute la loi et les prophètes (3) »
Nous nous devons donc aimer les
uns les autres, parce que nous devons aimer tous ensemble le même Dieu, qui est
notre père commun, et son unité est notre lien. « Il n'y a qu'un seul Dieu, dit
saint Paul (4) ; si les autres comptent plusieurs dieux, il
1 Deuter., VI, 4, 5. — 2 Marc, XII, 29-31.
— 3 Matth., XXII, 40. — 4 I Cor., VIII, 4-6.
480
n'y en a pour nous qu'un seul, qui est le père d'où nous
sortons tous, et nous sommes faits pour lui. »
S'il y a des peuples qui ne
connaissent pas Dieu, il n'en est pas moins pour cela le créateur, et il ne les
a pas moins faits à son imago et ressemblance. Car il a dit en créant l'homme :
« Faisons l'homme a notre image et ressemblance (1) ; » et un peu après: « Et
Dieu créa l'homme à son image; il le créa à l'image de Dieu. »
Il le répète souvent, afin que
nous entendions sur quel modèle nous sommes formés, et que nous aimions les uns
dans les autres l'image de Dieu. C'est ce qui fait dire à Notre-Seigneur, que le
précepte d'aimer le prochain est semblable à celui d'aimer Dieu, parce qu'il est
naturel que qui aime Dieu, aime aussi pour l'amour de lui tout ce qui est fait à
son image; et ces deux obligations sont semblables.
Nous voyons aussi que quand Dieu défend d attenter à la vie
de l'homme, il en rend cette raison : « Je rechercherai la vie de l'homme de la
main de toutes les bêtes et de la main de l'homme. Quiconque répandra le sang
humain, son sang sera répandu, parce que l’homme est fait à l’image de Dieu (2).
»
Les bêtes sont en quelque sorte
appelées dans ce passage au jugement de Dieu, pour y rendre compte du sang
humain qu'elles auront répandu. Dieu parleainsi, pour faire trembler les hommes
sanguinaires; et il est vrai en un sens, que Dieu redemandera même aux animaux,
les hommes qu'ils auront dévorés, lorsqu'il leà ressuscitera malgré leur cruauté
dans le dernier jour.
Premièrement, ils sont tous
enfants du même Dieu, a Vous êtes tous frères, dit le Fils de Dieu (3), et vous
ne devez donner le nom de père à personne sur la terre ; car vous n'avez qu'un
seul père, qui est dans les cieux. »
Ceux que nous appelons pères et
d'où nous sortons selon la chair, ne savent pas qui nous sommes; Dieu seul nous
connaît
1 Gen., I, 26, 27. — 2 Ibid. IX, 5, 6. — 3
Matth., XXIII, 8, 9.
481
de toute éternité, et c'est pourquoi Isaïe disait : « Vous
êtes notre vrai père ; Abraham ne nous a pas connus, et Israël nous a ignorés :
mais vous, Seigneur, vous êtes notre père et notre protecteur; votre nom est
devant tous les siècles (1). »
Secondement, Dieu a établi la
fraternité des hommes en les faisant tous naître d'un seul, qui pour cela est
leur père commun, et porte en lui-même l'image de la paternité de Dieu. Nous ne
lisons pas que Dieu ait voulu faire sortir les autres animaux d'une même tige. «
Dieu fit les bêtes selon leurs espèces; et il vit que cet ouvrage était bon, et
il dit : Faisons l'homme à notre image et ressemblance (2). »
Dieu parle de l'homme en nombre
singulier, et marque distinctement qu'il n'en veut faire qu'un seul, d'où
naissent tous les autres, selon ce qui est écrit dans les Actes, « que
Dieu a fait sortir d'un seul tous les hommes qui dévoient remplir la surface de
la terre (3). » Le grec porte que Dieu les a faits d'un même sang. Il a
même voulu que la femme qu'il donnait au premier homme fût tirée de lui, afin
que tout fût un dans le genre humain. « Dieu forma en femme la côte qu'il avait
tirée d'Adam, et il l'amena à Adam, et Adam dit ; Celle-ci est un os tiré de mes
os, et une chair tirée de ma chair : son nom même marquera qu'elle est tirée de
l'homme ; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à
sa femme, et ils seront deux dans une chair (4). »
Ainsi le caractère d'amitié est
parfait dans le genre, humain; et les hommes, qui n'ont tous qu'un même père,
doivent s'aimer comme frères. A Dieu ne plaise qu'on croie que les rois soient
exempts de cette loi, ou qu'on craigne qu'elle ne diminue le respect qui leur
est dû. Dieu marque distinctement, que les rois qu'il donnera à son peuple, «
seront tirés du milieu de leurs frères (5); » un peu après : a Ils ne
s'élèveront point au-dessus de leurs frères par un sentiment d'orgueil : » et
c'est à cette condition qu'il promet un long règne.
Les hommes ayant oublié leur
fraternité et les meurtres s'étant
1 Isa., LXIII, 16. — 2 Gen., I, 25, 26.
— 3 Act., XVII, 26. — 4 Gen., II, 22, 23. — 5 Deuter., XVII, 15, 20.
482
multipliés sur la terre, Dieu résolut de détruire tous les
hommes (1) à la réserve de Noé et de sa famille, par laquelle il répara le genre
humain, et voulut que dans ce renouvellement du monde nous eussions encore tous
un même père.
Aussitôt après il défend les
meurtres en avertissant les hommes qu'ils sont tous frères, descendus
premièrement du même Adam, et ensuite du même Noé : « Je rechercherai, dit-il,
la vie de l'homme de la main de l'homme et de la main de son frère (2). »
Notre-Seigneur après avoir
établi le précepte d'aimer son prochain, interrogé par un docteur de la loi qui
était celui que nous devons tenir pour notre prochain, condamne l'erreur des
Juifs qui ne regardaient comme tels que ceux de leur nation. Il leur montre par
la parabole du Samaritain qui assiste le voyageur méprisé par un prêtre et par
un lévite, que ce n'est pas sur la nation, mais sur l'humanité en général que
l'union des hommes doit être fondée. « Un prêtre vit le voyageur blessé, et
passa; et un lévite passa près de lui et continua son chemin. Mais un Samaritain
le voyant, fut touché de compassion (3). » Il raconte avec quel soin il le
secourut, et puis il dit au docteur ; « Lequel de ces trois vous paraît être son
prochain ? Et le docteur répondit : Celui qui a eu pitié de lui : et Jésus lui
dit : Allez et faites de même (4). »
Cette parabole nous apprend que
nul homme n'est étranger à un autre homme, fût-il d'une nation autant haïe dans
la nôtre que les Samaritains Tétaient des Juifs.
Si nous sommes tous frères, tous
faits à l'image de Dieu et également ses enfants, tous une même race et un même
sang, nous devons prendre soin les uns des autres ; et ce n'est pas sans raison
qu'il est écrit : « Dieu a chargé chaque homme d'avoir
1 Gen., VI. — 2 Ibid., IX, 5. — 3 Luc., X,
31, 32, etc. — 4 Ibid., 36, 37.
483
soin de son prochain (1). » S'ils ne le font pas de bonne
foi, Dieu en sera le vengeur; car, ajoute l’Ecclésiastique (2) : « Nos voies
sont toujours devant lui, et ne peuvent être cachées à ses yeux. » Il faut donc
secourir notre prochain, comme en devant rendre compte à Dieu qui nous voit.
Il n'y a que les parricides et
les ennemis du genre humain qui disent comme Caïn : « Je ne sais où est mon
frère ; suis-je fait pour le garder (3) ? » « N'avons-nous pas tous un même
père? N'est-ce pas un même Dieu qui nous a créés ? pourquoi donc chacun de nous
méprise-t-il son frère, violant le pacte de nos pères (4)? »
« Le frère aidé de son frère,
est comme une ville forte (5). » Voyez comme les forces se multiplient par la
société et le secours mutuel.
« Il vaut mieux être deux
ensemble que d'être seul ; car on trouve une grande utilité dans cette union. Si
l'un tombe, l'autre le soutient. Malheur à celui qui est seul : s'il tombe, il
n'a personne pour le relever. Deux hommes reposés dans un même lit se
réchauffent mutuellement. Qu'y a-t-il de plus froid qu'un homme seul? Si
quelqu'un est trop fort contre un seul, deux pourront lui résister : une corde à
trois cordons est difficile à rompre (6). »
On se console, on s'assiste, on
se fortifie l'un l'autre. Dieu voulant établir la société, veut que chacun y
trouve son bien, et y demeure attaché par cet intérêt.
C'est pourquoi il a donné aux hommes divers talents. L'un
est propre à une chose, et l'autre à une autre, afin qu'ils puissent
s'entre-secourir comme les membres du corps, et que l'union soit cimentée par ce
besoin mutuel. « Comme nous avons plusieurs membres qui tous ensemble ne font
qu'un seul corps, et que les membres n'ont pas tous une même fonction ; ainsi
nous ne
1 Eccli., XVII, 12.— 2 Ibid., 13.— 3 Gen.,
IV, 9. — 4 Malac., II, 10. — 5 Prov., XVIII 19. — 6 Eccle., IV, 9-12.
484
sommes tous ensemble qu'un seul corps en Jésus-Christ, et
nous sommes tous membres les uns des autres (1). » Chacun de nous a son don et
sa grâce différente.
« Le corps n'est pas un seul
membre, mais plusieurs membres. Si le pied dit : Je ne suis pas du corps, parce
que je ne suis pas la main, est-il pour cela retranché du corps? Si tout le
corps était œil, où seraient l'ouïe et l'odorat ? Mais maintenant Dieu a formé
les membres, et les a mis chacun où il lui a plu. Que si tous les membres
n'étaient qu'un seul membre, que deviendrait le corps? Mais dans l'ordre que
Dieu a établi, s'il y a plusieurs membres, il n'y a qu'un corps. L'œil ne peut
pas dire à la main : Je n'ai que faire de votre assistance ; ni la tête ne peut
pas dire aux pieds : Vous ne m'êtes pas nécessaires. Mais au contraire les
membres qui paraissent les plus faibles sont ceux dont on a le plus besoin. Et
Dieu a ainsi accordé le corps, en suppléant par un membre ce qui manque à
l'autre, afin qu'il n'y ait point de dissension dans le corps, et que les
membres aient soin les uns des autres (2). »
Ainsi par les talents différents
le fort a besoin du faible, le grand du petit, chacun de ce qui paraît le plus
éloigné de lui, parce que le besoin mutuel rapproche tout, et rend tout
nécessaire.
Jésus-Christ formant son Eglise,
en établit l'unité sur ce fondement, et nous montre quels sont les principes de
la société humaine.
Le monde même subsiste par cette
loi. « Chaque partie a son usage et sa fonction; et le tout s'entretient par le
secours que s'entre-donnent toutes les parties (3). »
Nous voyons donc la société
humaine appuyée sur ces fonde-mens inébranlables; un même Dieu, un même objet,
une même fin, une origine commune, un même sang, un même intérêt, un besoin
mutuel, tant pour les affaires que pour la douceur de la vie.
1 Rom., XII, 4-6. — 2 I Cor., XII, 14. — 3
Eccli., XLII, 24, 25.
485
Dieu était le lien de la société
humaine. Le premier homme s'étant séparé de Dieu, par une juste punition la
division se mit dans sa famille, et Caïn tua son frère Abel (1).
Tout le genre humain fut divisé.
Les enfants de Seth s'appelèrent les enfants de Dieu, et les enfants de Gain
s'appelèrent les enfants des hommes (2).
Ces deux races ne s'allièrent
que pour augmenter la corruption. Les géants naquirent de cette union, hommes
connus dans l'Ecriture (3) et dans toute la tradition du genre humain, par leur
injustice et leur violence.
« Toutes les pensées de l'homme
se tournent au mal en tout temps, et Dieu se repent de l'avoir fait. Noé seul
trouve grâce devant lui (4) : » tant la corruption était générale.
Il est aisé de comprendre que
cette perversité rend les hommes insociables. L'homme dominé par ses passions ne
songe qu'à les contenter sans songer aux autres, « Je suis, dit l'orgueilleux
dans Isaïe, et il n'y a que moi sur la terre (5). »
Le langage de Caïn se répand
partout. « Est-ce à moi de garder mon frère (6)? » c'est-à-dire : Je n'en ai que
faire, ni ne m'en soucie.
Toutes les passions sont
insatiables. « Le cruel ne se rassasie point de sang (7). L'avare ne se remplit
point d'argent (8). »
Ainsi chacun veut tout pour soi.
«Vous joignez, dit Isaïe, maison à maison, et champ à champ. Voulez-vous habiter
seuls sur la terre (9) ? »
La jalousie si universelle parmi
les hommes, fait voir combien
1 Gen., IV, 8. — 2 Ibid., VI, 2. — 3 Ibid.,
4. — 4 Ibid., 5, 6, 8. — 5 Isa., XLVII, 8. — 6 Gen., IV, 9. — 7 Eccli., XII, 16.
— 8 Eccle., V, 9. — 9 Isa., V, 8.
486
est profonde la malignité de leur cœur. Notre frère ne nous
nuit en rien, ne nous ôte rien; et il nous devient cependant un objet de haine,
parce que seulement nous le voyons plus heureux, ou plus industrieux, et plus
vertueux que nous. Abel plaît à Dieu par des moyens innocents, et Caïn ne le
peut souffrir. Dieu regarda Abel et ses présents, et ne regarda pas Caïn ni ses
présents : et Caïn entra en fureur, et son visage changea (1).» De là les
trahisons et les meurtres. « Sortons dehors, dit Caïn; allons promener ensemble
: et étant au milieu des champs, Caïn s'éleva contre son frère, et le tua (2). »
Une pareille passion exposa
Joseph à la fureur de ses frères, lorsque loin de leur nuire, il allait pour
rapporter de leurs nouvelles à leur père qui en était en inquiétude (3). « Ses
frères voyant que leur père l'aimait plus que tous les autres, le haïssaient et
ne pouvaient lui dire une parole de douceur (4). » Cette rage les porta jusqu'à
le vouloir tuer; et il n'y eut autre moyen de les détourner de ce tragique
dessein qu'en leur proposant de le vendre (5).
Tant de passions insensées et
tant d'intérêts divers qui en naissent, font qu'il n'y a point de foi ni de
sûreté parmi les hommes. « Ne croyez point à votre ami, et ne vous fiez point à
votre guide : donnez-vous de garde de celle qui dort dans votre sein : le fils
fait injure à son père, la fille s'élève contre sa mère, et les ennemis de
l'homme sont ses parents et ses domestiqués (6). » De là vient que les cruautés
sont fréquentes dans le genre humain. Il n'y a rien de plus brutal ni de plus
sanguinaire que l'homme. « Tous dressent des embûches à la vie de leur frère; un
homme va à la chasse après un autre homme, comme il ferait après une bête, pour
en répandre le sang (7). »
« La médisance, et le mensonge,
et le meurtre, et le vol, et l'adultère ont inondé toute la terre, et le sang a
touché le sang (8) : » c'est-à-dire qu'un meurtre en attire un autre.
Ainsi la société humaine,
établie par tant de sacrés liens, est violée par les passions; et comme dit
saint Augustin : « Il n'y a
1 Gen., IV, 4, 5. — 2 Ibid., 8. — 3 Ibid., XXXVII, 16, 17,
etc. — 4 Ibid., 4. — 5 Ibid, 26-28. — 6 Mich., VII, 5, 6. — 7 Ibid., 2. — 8
Osée., IV, 2.
487
rien de plus sociable que l'homme par sa nature, ni rien de
plus intraitable ou de plus insociable par la corruption (1). »
Outre cette division qui s'est
faite entre les hommes par les passions, il y en a une autre qui devait naître
nécessairement de la multiplication du genre humain.
Moïse nous l’a marquée,
lorsqu'après avoir nommé les premiers descendants de Noé (2), il montre par là
l'origine des nations et des peuples. « De ceux-là, dit-il, sont sorties les
nations chacune selon sa contrée et selon sa langue (3). »
Où il paraît que deux choses ont
séparé en plusieurs branches la société humaine. L'une, la diversité et
l'éloignement des pays où les enfants de Noé se sont répandus en se multipliant;
l'autre, la diversité des langues.
Cette confusion du langage est
arrivée avant la séparation, et fut envoyée aux hommes en punition de leur
orgueil. Cela disposa les hommes à se séparer les uns des autres, et à s'étendre
dans toute la terre que Dieu leur avait donnée à habiter (4). « Allons, dit
Dieu, confondons leurs langues afin qu'ils ne s'entendent plus les uns les
autres; et ainsi le Seigneur les sépara de ce lieu dans toutes les terres (5). »
La parole est le lien delà
société entre les hommes, par la communication qu'ils se donnent de leurs
pensées. Dès qu'on ne s'entend plus l'un l'autre, on est étranger l'un à
l'autre. « Si je n'entends point, dit saint Paul, la force d'une parole, je suis
étranger et barbare à celui à qui je parle, et il me l'est aussi (6). » Et saint
Augustin remarque que cette diversité de langages fait qu'un homme se plaît plus
avec son chien, qu'avec un homme son semblable (7).
Voilà donc le genre humain
divisé par langues et par contrées :
1 August., de Civit. Dei., lib. XII, cap. XXV. — 2 Gen., X.
— 3 Ibid., 5. — 4 Gen., XI, 9. — 5 Ibid., 8. — 6 I Cor., XIV, 11. — 7 August.,
de Civit. Dei., lib. XIX, cap. VII.
488
et de là il est arrivé qu'habiter un même pays et avoir une
même langue, a été un motif aux hommes de s'unir plus étroitement ensemble.
Il y a même quelque apparence
que dans la confusion des langues à Babel, ceux qui se trouvèrent avoir plus de
conformité dans le langage, furent disposés par là à choisir la même demeure, à
quoi la parenté contribua aussi beaucoup ; et l'Ecriture semble marquer ces deux
causes qui commencèrent à former autour de Babel les divers corps de nations
(a), lorsqu'elle dit que les hommes les composèrent « en se divisant chacun
selon leur langue et leur famille (1). »
Lorsque Dieu promet à Abraham
qu'il fera de ses enfants un grand peuple, il leur promet en même temps une
terre qu'ils habiteront en commun. « Je ferai sortir de toi une grande nation
(2). » Et un peu après : « Je donnerai cette terre à ta postérité. »
Quand il introduit les
Israélites dans cette terre promise à leurs pères, il la leur loue afin qu'ils
raiment. Il l'appelle toujours a une bonne terre, une terre grasse et abondante,
qui ruisselle de tous côtés de lait et de miel (3).»
Ceux qui dégoûtent le peuple de
cette terre, qui le devait nourrir si abondamment, sont punis de mort comme
séditieux et ennemis de leur patrie (b). « Les hommes que Moïse avait envoyés
pour reconnaître la terre, et qui en avaient dit du mal, furent mis à mort
devant Dieu (4). »
Ceux du peuple qui avaient
méprisé cette terre en sont exclus et meurent dans le désert. « Vous n'entrerez
point dans la terre que j'ai juré à vos pères de leur donner. Vos enfants (
innocents et qui n'ont point de part à votre injuste dégoût ) entreront dans la
1 Gen., X, 5. — 2 Ibid., XII, 2, 7. — 3
Exod., III, 8. — 4 Numer., XIV, 36, 37.
(a) IIe édit. : Des nations. — (b) De la patrie.
489
terre qui vous a déplu ; et pour vous, vos corps morts
seront gisants dans ce désert (1). »
Ainsi la société humaine demande
qu'on aime la terre où l'on habite ensemble ; on la regarde comme une mère et
une nourrice commune; on s'y attache, et cela unit. C'est ce que les Latins
appellent charitas patrii soli, l'amour de la patrie: et ils la regardent
comme un lien entre les hommes.
Les hommes en effet se sentent
liés par quelque chose de fort, lorsqu'ils songent que la même terre qui les a
portés et nourris étant vivants, les recevra en son sein (a) quand ils seront
morts. « Votre demeure sera la mienne; votre peuple sera mon peuple, disait Ruth
à sa belle-mère Noémi; je mourrai dans là terre où vous serez enterrée, et j'y
choisirai ma sépulture (2). »
Joseph mourant dit à ses frères
: « Dieu vous visitera et vous établira dans la terre qu'il a promise à nos
pères : emportez mes os avec vous (3). » Ce fut là sa dernière parole. Ce lui
est une douceur en mourant, d'espérer de suivre ses frères dans la terre que
Dieu leur donne pour leur patrie ; et ses os y reposeront plus tranquillement au
milieu de ses citoyens.
C'est un sentiment naturel à
tous les peuples. Thémistocle, Athénien, était banni de sa patrie comme traître
: il en machinait la ruine avec le roi de Perse à qui il s'était livré : et
toutefois en mourant il oublia Magnésie, que le roi lui avait donnée, quoiqu'il
y eût été si bien traité, et il ordonna à ses amis de porter ses os dans
l’Attique, pour les y inhumer secrètement (4), à cause que la rigueur des
décrets publics ne permettait pas qu'on le fît d'une autre sorte. Dans les
approches de la mort où la raison revient et où la vengeance cesse, l'amour de
la patrie se réveille : il croit satisfaire à sa patrie : il croit être rappelé
de son exil après sa mort : et comme ils parlaient alors, que la terre serait
plus bénigne et plus légère à ses os.
C'est pourquoi de bons citoyens
s'affectionnent à leur terre natale. « J'étais devant le roi, dit Néhémias, et
je lui présentais à
1 Numer., XIV, 30-32. — 2 Ruth, I, 16,
17. — 3 Gen., L, 23, 24. — 4 Thucyd., lib. I.
(a) IIe édit. : Dans son sein.
490
boire, et je paraissais languissant en sa présence ; et le
roi me dit : Pourquoi votre visage est-il si triste, puisque je ne vous vois
point malade ? Et je dis au roi : Comment pourrais-je n'avoir as le visage
triste, puisque la ville où mes pères sont ensevelis est déserte, et que ses
portes sont brûlées? Si vous voulez me faire quelque grâce, renvoyez-moi en
Judée en la terre du sépulcre de mon père, et je la rebâtirai (1).»
Etant arrivé en Judée, il
appelle ses concitoyens, que rameur de leur commune patrie unissait ensemble. «
Vous savez, dit-il, notre affliction. Jérusalem est déserte ; ses portes sont
consumées par le feu; venez, et unissons-nous pour la rebâtir (2). »
Tant que les Juifs demeurèrent
dans un pays étranger et si éloigné de leur patrie, ils ne cessèrent de pleurer,
et d'enfler pour ainsi parler de leurs larmes les fleuves de Babylone, en se
souvenant de Sion. Ils ne pouvaient se résoudre à chanter leurs agréables
cantiques, qui étaient les cantiques du Seigneur, dans une terre étrangère.
Leurs instruments de musique, autrefois leur consolation et leur joie,
demeuraient suspendus aux saules plantés sur la rive, et ils en avaient perdu
l'usage. « O Jérusalem, disaient-ils, si jamais je puis t'oublier, puissé-je
m'oublier moi-même (3). » Ceux que les vainqueurs avaient laissés dans leur
terre natale s'estimaient heureux, et ils disaient au Seigneur dans les Psaumes
qu'ils lui chantaient durant la captivité : « Il est temps, ô Seigneur, que vous
ayez pitié de Sion : vos serviteurs en aiment les ruines mêmes et les pierres
démolies : et leur terre natale, toute désolée qu'elle est, a encore toute leur
tendresse et toute leur compassion (4).»
Il ne suffît pas que les hommes
habitent la même contrée ou
1 II Esdr., II, 1-3, 6. — 2 Ibid., 17. — 3
Psal. CXXXVI, 5. — 4 Psal. CI, 14, 15.
491
parlent un même langage, parce qu'étant devenus
intraitables par la violence de leurs passions et incompatibles par leurs
humeurs différentes, ils ne pouvaient être unis à moins que de se soumettre tous
ensemble à un même gouvernement qui les réglât tous.
Faute de cela Abraham et Lot ne
peuvent compatir ensemble, et sont contraints de se séparer. « La terre où ils
étaient ne les pouvait contenir, parce qu'ils étaient tous deux fort riches, et
ils ne pouvaient demeurer ensemble : en sorte qu'il arrivait des querelles entre
leurs bergers. Enfin il fallut pour s'accorder que l'un allât à droite et
l'autre à gauche (1). »
Si Abraham et Lot, deux hommes
justes et d'ailleurs si proches parents, ne peuvent s'accorder entre eux à cause
de leurs domestiques, quel désordre n'arriverait pas parmi les méchants?
« Si vous voyez les pauvres
calomniés, et des jugements violents par lesquels la justice est renversée dans
la province, le mal n'est pas sans remède ; car au-dessus du puissant il y en a
de plus puissants, et ceux-là mêmes ont sur leur tête des puissances plus
absolues, et enfin le Roi de tout le pays leur commande à tous (2). » La justice
n'a de soutien que l'autorité et la subordination des puissances.
Cet ordre est le frein de la
licence. Quand chacun fait ce qu'il veut et n'a pour règle que ses désirs, tout
va en confusion. Un lévite viole ce qu'il y a de plus saint dans la loi de Dieu.
La cause qu'en donne l'Ecriture : « C'est qu'en ce temps-là il n'y avait point
de roi eu Israël, et que chacun faisait ce qu'il trouvait à propos (3). »
C'est pourquoi quand les enfants d'Israël sont prêts
d'entrer dans la terre où ils dévoient former un corps d'état et un peuple
réglé, Moïse leur dit : « Gardez-vous bien de faire là comme nous faisons ici,
où chacun fait ce qu'il trouve à propos, parée que vous
1 Gen., XIII, 6, 7, 9. — 2 Eccle., V, 7, 8. — 3 Judic,
XVII, 6.
492
n'êtes pas encore arrivés au lieu de repos et à la
possession que le Seigneur vous a destinée (1) »
Cet effet du commandement
légitime nous est marqué par ces paroles souvent réitérées dans l'Ecriture : Au
commandement de Saül et de la puissance légitime, « tout Israël sortit comme un
seul homme (2). Ils étaient quarante mille hommes, et toute cette multitude
était comme un seul (3). » Voilà quelle est l'unité d'un peuple, lorsque chacun
renonçant à sa volonté, la transporte et la réunit à celle du prince et du
magistrat. Autrement nulle union; les peuples errent vagabonds comme un troupeau
dispersé. « Que le Seigneur Dieu des esprits dont toute chair est animée, donne
à cette multitude un homme pour la gouverner, qui marche devant elle, qui la
conduise, de peur que le peuple de Dieu ne soit comme des brebis qui n'ont point
de pasteur (4). »
Otez le gouvernement, la terre
et tous ses biens sont aussi communs entre les hommes que l'air et la lumière.
Dieu dit à tous les hommes : « Croissez et multipliez et remplissez la terre
(5). » Il leur donne à tous indistinctement « toute herbe qui porte son germe
sur la terre, et tous les bois qui y naissent (6). » Selon ce droit primitif de
la nature, nul n'a de droit particulier sur quoi que ce soit, et tout est en
proie à tous.
Dans un gouvernement réglé, nul
particulier n'a droit de rien occuper. Abraham était dans la Palestine, demande
aux seigneurs du pays jusqu'à la terre où il enterra sa femme Sara : a
Donnez-moi droit de sépulture parmi vous (7). » Moïse ordonne qu'après la
conquête de la terre de Chanaan,
1 Deuter., XII, 8, 9. — 2 I Reg., XI, 7, et
alibi — 3 I Esdr., II, 64. — 4 Numer., XXVII, 16,17. — 5 Gen., I, 28; IX, 7. — 6
Ibid., I, 29. — 7 Ibid., XXIII, 4.
493
elle soit distribuée au peuple par l'autorité du souverain
magistrat. « Josué, dit-il, vous conduira. » Et après il dit à Josué lui-même :
« Vous introduirez le peuple dans la terre que Dieu lui a promise, et vous la
lui distribuerez par sort (1). »
La chose fut ainsi exécutée.
Josué avec le conseil, fit le partage entre les tribus et entre les
particuliers, selon le projet et les ordres de Moïse (2).
De là est né le droit de
propriété : et en général tout droit doit venir de l'autorité publique, sans
qu’il soit permis de rien envahir, ni de rien attendre par la force.
La raison est que chacun est
secouru. Toutes les forces de la nation concourent eu un, et le magistrat
souverain a droit de les réunir, « Race rebelle et méchante, dit Moïse à ceux de
Ruben, demeurerez-vous en repos pendant que vos frères iront au combat? Non,
répondent-ils, nous marcherons avancés à la tête de nos frères, et ne
retournerons point dans nos maisons jusqu'à ce qu'ils soient en possession de
leur héritage (3). »
Ainsi le magistrat souverain a
en sa main tontes les forces de la nation qui se soumet à lui obéir. « Nous
ferons, dit tout le peuple à Josué, tout ce que vous nous commanderez : nous
irons partout où vous nous enverrez. Qui résistera à vos paroles, et ne sera pas
obéissant à tous vos ordres, qu'il meure ! Soyez ferme seulement, et agissez
avec vigueur (4). »
Toute la force est transportée
au magistrat souverain, chacun raffermit au préjudice de la sienne, et renonce à
sa propre vie en cas qu'il désobéisse. On y gagne; car on retrouve en la
personne de ce suprême magistrat plus de force qu'on n'en a quitté pour
l'autoriser, puisqu'on y retrouve toute la force de la nation réunie ensemble
pour nous secourir.
Ainsi un particulier est en
repos contre l'oppression et la violence, parce qu'il a en la personne du prince
un défenseur invincible,
1 Deuter., XXXI, 3, 7. — 2 Jos., XIII, XIV, etc. — 3
Numer., XXXII, 6,14, 17, 18. — 4 Jos., I, 16, 18.
494
et plus fort sans comparaison que-tous ceux du peuple qui
entreprendraient de l'opprimer.
Le magistrat souverain a intérêt
de garantir de la force tous les particuliers, parce que si une autre force que
la sienne prévaut parmi le peuple, son autorité et sa vie est en péril.
Les hommes superbes et violents
sont ennemis de l'autorité, et leur discours naturel est de dire : « Qui est
notre maître (1) ? »
« La multitude du peuple fait la
dignité du roi (2). » S'il le laisse dissiper et accabler par les hommes
violents, il se fait tort à lui-même.
Ainsi le magistrat souverain est
l'ennemi naturel de toutes les violences. « Ceux qui agissent avec violence sont
en abomination devant le roi, parce que son trône est affermi par la justice
(3). »
Le prince est donc par sa charge
à chaque particulier, « un abri pour se mettre à couvert du vent et de la
tempête, et un rocher avancé sous lequel il se met à l'ombre dans une terre
sèche et brûlante. La justice établit la paix; il n'y a rien de plus beau que de
voir les hommes vivre tranquillement : chacun est en sûreté dans sa tente, et
jouit du repos et de l'abondance (4). » Voilà les fruits naturels d'un
gouvernement réglé.
En voulant tout donner à la
force, chacun se trouve faible dans ses prétentions les plus légitimes par la
multitude des concurrents, contre qui il faut être prêt. Mais sous un pouvoir
légitime chacun se trouve fort, en mettant toute la force dans le magistrat, qui
a intérêt de tenir tout en paix pour être lui-même en sûreté.
Dans un gouvernement réglé, les
veuves, les orphelins, les pupilles, les enfants même dans le berceau sont
forts. Leur bien leur est conservé; le public prend soin de leur éducation;
leurs droits sont défendus, et leur cause est la cause propre du magistrat.
Toute l'Ecriture le charge de faire justice au pauvre, au faible, à la veuve, à
l'orphelin et au pupille (5).
C'est donc avec raison que saint
Paul nous recommande « de
1 Psal. XI, 5. — 2 Prov., XIV, 28. — 3 Ibid., XVI, 12. — 4
Isa., XXXII, 2, 17, 18. — 5 Deuter., X, 18; Psal. LXXXI, 3, et alibi.
495
prier persévéramment et avec instance pour les rois, et
pour tous ceux qui sont constitués en dignité, afin que nous passions
tranquillement notre vie, en toute piété et chasteté (1). »
De tout cela il résulte qu'il
n'y a point de pire état que l'anarchie; c'est-à-dire l'état où il n'y a point
de gouvernement ni d'autorité. Où tout le monde veut faire ce qu'il veut, nul ne
fait ce qu'il veut; où il n'y a point de maître, tout le monde est maître; où
tout le monde est maître, tout le monde est esclave.
Quand Dieu déclare à Moïse qu'il
va mourir, Moïse lui dit aussitôt: « Donnez, Seigneur, à ce peuple quelqu'un qui
le gouverne (2). » Ensuite par Tordre de Dieu, Moïse établit Josué pour lui
succéder, « en présence du grand prêtre Eléazar et de tout le peuple, et lui
impose les mains (3), » en signe que la puissance se continuait de l'un à
l’autre.
Après la mort de Moïse, tout le
peuple reconnaît Josué. «Nous vous obéirons en toutes choses comme nous avons
fait à Moïse (4). » Le prince meurt; mais l'autorité est immortelle, et l'Etat
subsiste toujours. C'est pourquoi les mêmes desseins se continuent. La guerre
commencée se poursuit, et Moïse revit en Josué. « Souvenez-vous, dit-il à ceux
de Ruben, de ce que vous a commandé Moïse; » et un peu après : « Vous posséderez
la terre que le serviteur de Dieu Moïse vous a donnée (5). »
Il faut bien que les princes
changent, puisque les hommes sont mortels : mais le gouvernement ne doit pas
changer; l'autorité demeure ferme, les conseils sont suivis et éternels.
Après la mort de Saül, David dit
à ceux de Jabès-Galaad, qui avaient bien servi ce prince : « Prenez courage et
soyez toujours gens de cœur, parce qu'encore que votre maître Saül soit mort, la
maison de Juda m'a sacré roi (6). »
Il leur veut faire entendre que
comme l'autorité ne meurt jamais
1 I Timoth., II, 1, 2. — 2 Numer., XXVII,
16, 11. — 3 Ibid., 22, 23. — 4 Jos., I,17. —6 Ibid., 9-11, 13-16. — 7 II Reg.,
II, 7.
498
mais, ils doivent continuer leurs services, dont le mérite
est immortel dans un Etat bien réglé.
C'est-à-dire qu'il ne suffit pas
que le prince, ou que le magistrat souverain règle les cas qui surviennent
suivant l'occurrence : mais qu'il faut établir des règles générales de conduite,
afin que le gouvernement soit constant et uniforme : et c'est ce qu'on appelle
lois.
Toutes les lois sont fondées sur
la première de toutes les lois, qui est celle de la nature, c’est-à-dire sur la
droite raison et sur l'équité naturelle. Les lois doivent régler les choses
divines et humaines, publiques et particulières ; et sont commencées par la
nature, selon ce que dit saint Paul, « que les Gentils qui n'ont pas de loi,
faisant naturellement ce qui est de la loi, se font une loi à eux-mêmes, et
montrent l'œuvre de la loi écrite dans leurs cœurs par le témoignage de leurs
consciences, et les pensées intérieures qui s'accusent mutuellement, et se
défendent aussi l'une contre l'autre (1). »
Les lois doivent établir le
droit sacré et profane, le droit public et particulier, en un mot, la droite
observance des choses divines et humaines parmi les citoyens, avec les
châtiments et les récompenses.
Il faut donc avant toutes choses
régler le culte de Dieu. C'est par où commence Moïse, et il pose ce fondement de
la société des Israélites. A la tête du Décalogue on voit ce précepte
fondamental : « Je suis le Seigneur, tu n'auras point de dieux étrangers » etc.
1 Rom., XI, 14, 15. — 2 Exod., XX, 2-6, etc.
497
Ensuite viennent les préceptes
qui regardent la société : « Tu ne tueras point : Tu de déroberas point (1), »
et les autres. Tel est l’ordre général de toute législation.
Le premier principe des lois est
de reconnaître la Divinité, d'où nous viennent tous les biens et l'être même. «
Crains Dieu, et observe ses commandements ; c'est là tout l'homme (2). » Et
l'autre est « de faire à autrui comme nous voulons qui nous soit fait (3). »
L'intérêt et la passion
corrompent les hommes. La loi est sans intérêt et sans passion : « elle est sans
tache et sans corruption ; elle dirige les âmes ; elle est fidèle : elle parle
sans déguisement et sans flatterie. Elle rend sages les enfants (4) : » elle
prévient en eux l'expérience, et les remplit dès leur premier âge de bonnes
maximes, « Elle est droite et réjouit le cœur (5). » On est ravi de voir comme
elle est égale à tout le monde, et comme au milieu de la corruption elle
conserve son intégrité, « Elle est pleine de lumières :» dans la loi sont
recueillies les lumières les plus pures de la raison. « Elle est véritable et se
justifie par elle-même (6) : » car elle suit les premiers principes de l'équité
naturelle, dont personne ne disconvient que ceux qui sont tout à fait aveugles,
a Elle est plus désirable que l'or, et plus douce que le miel (7) : » d'elle
vient l'abondance et le repos.
David remarque dans la loi de
Dieu ces propriétés excellentes, sans lesquelles il n'y a point de loi
véritable.
C'est pourquoi la loi de Moïse
se trouve partout accompagnée de châtiments : voici le principe qui les rend
aussi justes que
1 Exod., XX, 3 et seq. — 2 Eccle., XII, 13. — 3 Matth.,
VII, 12; Luc, VI, 31.— 4 Psal. XVIII, 8. — 5 Ibid., 9. — 6 Ibid., 10. — 7 Ibid.,
11.
498
nécessaires. La première de toutes les lois, comme nous
Pavons remarqué, est celle de ne point faire à autrui ce que nous ne voulons pas
qui nous soit fait. Ceux qui sortent de cette loi primitive, si droite et si
équitable, dès là méritent qu'on leur fasse ce qu'ils ne veulent pas qui leur
soit fait : ils ont fait souffrir aux autres ce qu'ils ne voulaient pas qu'on
leur fît, ils méritent qu'on leur fasse souffrir ce qu'ils ne veulent pas. C'est
le juste fondement des châtiments, conformément à cette parole prononcée contre
Babylone : « Prenez vengeance d'elle ; faites-lui comme elle a fait (1). » Elle
n'a épargné personne, ne l'épargnez pas ; elle a fait souffrir les autres,
faites-la souffrir.
Sur le même principe sont
fondées les récompenses. Qui sert le public ou les particuliers, le public et
les particuliers le doivent servir.
Pour entendre parfaitement la
nature de la loi, il faut remarquer que tous ceux qui en ont bien parlé, l'ont
regardée dans son origine comme un pacte et un traité solennel par lequel les
hommes conviennent ensemble par l'autorité des princes de ce qui est nécessaire
pour former leur société.
On ne veut pas dire par là que
l'autorité des lois dépende du consentement et acquiescement des peuples : mais
seulement que le prince, qui d'ailleurs par son caractère n'a d'autre intérêt
que celui du public, est assisté des plus sages têtes de la nation, et appuyé
sur l'expérience des siècles passés.
Cette vérité constante parmi
tous les hommes, est expliquée admirablement dans l'Ecriture. Dieu assemble son
peuple, leur fait à tous proposer la loi, par laquelle il établissait le droit
sacré et profane, public et particulier de la nation, et les en fait tous
convenir en sa présence, a Moïse convoqua tout le peuple. Et comme il leur avait
déjà récité tous les articles de cette loi, il leur dit ; Gardez les paroles de
ce pacte et les accomplissez, afin que vous entendiez ce que vous avez à faire.
Vous êtes tous ici devant
1 Jerem., L, 15.
499
le Seigneur votre Dieu, vos chefs, vos tribus, vos
sénateurs, vos docteurs, tout le peuple d'Israël, vos enfants, vos femmes et
l'étranger qui se trouve mêlé avec vous dans le camp, afin que tous ensemble
vous vous obligiez à l'alliance du Seigneur, et au serment que le Seigneur fait
avec vous : et que vous soyez son peuple, et qu'il soit votre Dieu : et je ne
fais pas ce traité avec vous seuls, mais je le fais pour tous, présents et
absents (1). »
Moïse reçoit ce traité au nom de
tout le peuple qui lui avait donné son consentement. « J'ai été, dit-il, le
médiateur entre Dieu et vous, et le dépositaire des paroles qu'il vous donnait,
et vous à lui (2). »
Tout le peuple consent
expressément au traité. « Les lévites disent à haute voix : Maudit celui qui ne
demeure pas ferme dans toutes les paroles de cette loi, et ne les accomplit pas
; et tout le peuple répond Amen : qu'il soit ainsi (3). »
Il faut remarquer que Dieu
n'avait pas besoin du consentement des hommes pour autoriser sa loi, parce qu'il
est leur Créateur, qu'il peut les obliger à ce qu'il lui plait ; et toutefois
pour rendre la chose plus solennelle et plus ferme, il les oblige à la loi par
un traité exprès et volontaire.
Le traité qu'on vient d'entendre
a un double effet : il unit le peuple à Dieu, et il unit le peuple en soi-même.
Le peuple ne pouvait s'unir en
soi-même par une société inviolable , si le traité n'en était fait dans son fond
en présence d'une puissance supérieure, telle que celle de Dieu, protecteur
naturel de la société humaine, et inévitable vengeur de toute contravention à la
loi.
Mais quand les hommes s'obligent
à Dieu, lui promettant de garder tant envers lui qu'entre eux tous les articles
de la loi qu'il leur propose, alors la convention est inviolable, autorisée par
une puissance à laquelle tout est soumis.
1 Deuter., XXIX, 2, 9-15. — 2 Ibid., V,
5. — 3 Ibid., XXVII, 14, 26; Jos., VIII,
30, etc.
500
C'est pourquoi tous les peuples
ont voulu donner à leurs lois une origine divine, et ceux qui ne l'ont pas eue
ont feint de l'avoir.
Minos se vantait d'avoir appris
de Jupiter les lois qu'il donna à ceux de Crète; ainsi Lycurgue, ainsi Numa,
ainsi tous les autres législateurs ont voulu que la convention par laquelle les
peuples s'obligeaient entre eux à garder les lois, fût affermie par l'autorité
divine, afin que personne ne put s'en dédire.
Platon dans sa République et
dans son livre des Lois, n'en propose aucunes qu'il ne veuille faire confirmer
par l'oracle avant qu'elles soient reçues ; et c'est ainsi que les lois
deviennent sacrées et inviolables.
C'est principalement de ces lois
fondamentales qu'il est écrit, qu'en les violant « on ébranle tous les
fondements de la terre (1) : » après quoi il ne reste plus que la chute des
empires.
En général les lois ne sont pas
lois, si elles n'ont quelque chose d'inviolable. Pour marquer leur solidité et
leur fermeté, Moïse ordonne « qu'elles soient toutes écrites nettement et
visiblement sur des pierres (2). » Josué accomplit ce commandement (3).
Les autres peuples civilisés
conviennent de cette maxime. « Qu'il soit fait un édit et qu'il soit écrit selon
la loi inviolable des Perses et des Mèdes, disent à Assuérus les sages de son
conseil qui étaient toujours près de sa personne. Ces sages savaient les lois et
le droit des anciens (4) » Cet attachement aux lois et aux anciennes maximes
affermit la société et rend les Etats immortels.
On perd la vénération pour les
lois quand on les voit si souvent changer. C'est alors que les nations semblent
chanceler comme troublées et prises de vin, ainsi que parlent les prophètes (5).
L'esprit de vertige les possède et leur chute est
1 Psal. LXXI, 5.— 2 Deuter., XXVII, 8. —
3 Jos., VIII, 32. — 4 Esth., I, 13, 19. — 5 Isa., XIX, 14.
501
inévitable : « parce que les peuples ont violé les lois,
changé le droit public, et rompu les pactes les plus solennels (1). » C'est
l'état d'un malade inquiet, qui ne sait quel mouvement se donner.
«Je hais deux nations, dit le
sage fils de Sirach, et la troisième n'est pas une nation ; c'est le peuple
insensé qui demeure dans Sichem (2) : » c'est-à-dire le peuple de Samarie, qui
ayant renversé l'ordre, oublié la loi, établi une religion et une loi
arbitraire, ne mérite pas le nom de peuple.
On tombe dans cet état quand les
lois sont variables et sans consistance, c'est-à-dire quand elles cessent d'être
lois.
« Si quelqu'un de vos frères est
réduit à la pauvreté, n'endurcissez pas votre cœur et ne lui resserrez pas votre
main : mais ouvrez-la au pauvre, et prêtez-lui tout ce dont vous verrez qu'il
aura besoin. Que celte pensée impie ne vous vienne point dans l'esprit : le
septième an arrive, où selon la loi toutes les obligations pour dettes sont
annulées. Ne vous détournez pas pour cela du pauvre, de peur qu'il ne crie
contre vous devant le Seigneur, et que votre conduite vous tourne à pécher ;
mais donnez-lui et le secourez sans aucun détour ni artifice, afin que le
Seigneur vous bénisse (3). »
La loi serait trop inhumaine si
en partageant les biens, elle ne donnait pas aux pauvres quelque recours sur les
riches. Elle ordonne dans cet esprit d'exiger ses dettes avec grande modération,
a Ne prenez point à votre frère les instrumens nécessaires pour la vie, comme la
meule dont il mout son blé ; car autrement il vous aurait engagé sa propre vie.
S'il vous doit, n'entrez pas dans sa maison pour prendre des gages, mais
demeurez dehors,
1 Isa., XXIV, 5. — 1 Eccli., L, 27, 28. — 5
Deuter., XV, 7-10.
502
et recevez ce qu'il vous apportera. Et s'il est si pauvre
qu'il soit contraint de vous donner sa couverture, qu'elle ne passe pas la nuit
chez vous ; mais rendez-la à votre frère, afin que dormant dans sa couverture il
vous bénisse ; et vous serez juste devant le Seigneur (1). »
La loi s'étudie en toutes choses
à entretenir dans les citoyens cet esprit de secours mutuel. « Quand vous verrez
s'égarer, dit-elle, le bœuf ou la brebis de votre frère, ne passez pas outre
sans les retirer. Quand vous ne connaîtriez pas celui à qui elle est, ou qu'il
ne vous toucherait en rien, menez cet animal en votre maison, jusqu'à ce que
votre frère le vienne requérir : faites-en de même de son âne, et de son habit,
et de toutes les autres choses qu'il pourrait avoir perdues : si vous les
trouvez, ne les négligez pas comme choses appartenantes à autrui (2) : »
c'est-à-dire prenez-en soin comme si elle était à vous, pour la rendre
soigneusement à celui qui l'a perdue.
Par ces lois, il n'y a point de
partage qui empêche que je n'aie soin de ce qui est à autrui, comme s'il était à
moi-même ; et que je ne fasse part à autrui de ce que j'ai, comme s'il était
véritablement à lui.
C'est ainsi que la loi remet en
quelque sorte en communauté les biens qui ont été partagés, pour la commodité
publique et particulière.
Elle laisse même dans les terres
si justement partagées quelque marque de l'ancienne communauté , mais réduite à
certaines-bornes pour l'ordre public, a Vous pouvez, dit-elle, entrer dans la
vigne de votre prochain, et y manger du raisin tant que vous voudrez, mais non
pas l'emporter dehors. Si vous entrez dans les blés de votre ami, vous en pouvez
cueillir des épis et les froisser avec la main, mais non pas les couper avec la
faucille (3). »
« Quand vous ferez votre
moisson, si vous oubliez quelque gerbe, ne retournez pas sur vos pas pour
l'enlever ; mais laissez-la enlever à l'étranger, au pupille et à la veuve, afin
que le Seigneur vous bénisse dans tous, les travaux de vos mains. » Il
1 Deuter., XXIV, 6, 10-13. — 2 Ibid., XXII, 1-3. — 2 Ibid.,
XXIII, 24, 25.
503
ordonne la même chose des olives et des raisins dans la
vendange (1).»
Moïse l’appelle par ce moyen
dans la mémoire des possesseurs, qu'ils doivent toujours regarder la terre comme
la mère commune et la nourrice de tous les hommes ; et ne veut pas que le
partage qu'on en fait, leur fasse oublier le droit primitif de la nature.
Il comprend les étrangers dans
ce droit. « Laissez, dit-il, ces olives, ces raisins et ces gerbes oubliées, à
l'étranger, au pupille et à la veuve (2). »
Il recommande particulièrement
dans les jugements l'étranger et le pupille, honorant en tout la société du
genre humain, « Ne pervertis point, dit-il, le jugement de l'étranger et du
pupille ; Souviens-toi que tu as été étranger et esclave en Egypte (3). »
Il est si loin de vouloir qu'on
manque d'humanité aux étrangers , qu'il étend même en quelque façon cette
humanité jusqu'aux animaux. Quand on trouve un oiseau qui couve, le législateur
défend de prendre ensemble la mère et les petits : œ Laisse-la aller, dit-il, si
tu lui êtes ses petits (4). » Comme s'il disait : Elle perd assez en les
perdant, sans perdre encore sa liberté.
Dans le même esprit de douceur,
la loi défend a de cuire le chevreau dans le lait de sa mère (5) ; et de lier la
bouche, c'est-à-dire de refuser la nourriture au bœuf qui travaille à battre le
blé (6). »
« Est-ce que Dieu a soin des
bœufs? » comme dit saint Paul (7) : a-t-il fait la loi pour eux, et pour les
chevreaux, et pour les bêtes ; et ne paraît-il pas qu'il a voulu inspirer aux
hommes la douceur et l'humanité en toutes choses, afin qu'étant doux aux
animaux, ils sentent mieux ce qu'ils doivent à leurs semblables?
Il ne faut donc pas penser que
les bornes qui séparent les terres des particuliers et des Etats, soient faites
pour mettre la division dans le genre humain ; mais pour faire seulement qu'on
n'attente rien les uns sur les autres, et que chacun respecte le repos d'autrui.
C'est pour cela qu'il est dit : « Ne transporte point
1 Deuter., XXIV, 19-21. — 2 Ibid. — 3 Ibid., 17, 22. — 3
Ibid., XXII, 6, 7, — 4 Ibid., XIV, 21. — 5 Ibid., XXV, 4. — 6 I Cor., IX, 9.
504
les bornes qu'ont mises les anciens dans la terre que t'a
donnée le Seigneur ton Dieu (1).» Et encore : « Maudit celui qui remue les
bornes de son voisin (2). »
Il faut encore plus respecter
les bornes qui séparent les Etats que celles qui séparent les particuliers ; et
on doit garder la société que Dieu a établie entre tous les hommes.
Il n'y a que certains peuples
maudits et abominables avec qui toute la société est interdite, à cause de leur
effroyable corruption qui se répandrait sur leurs alliés, « N'aie point, dit la
loi, de société avec ces peuples, ne leur donne point ta fille, ne prends pas la
leur pour ton fils, parce qu'ils le séduiront et le feront servir aux dieux
étrangers (3). »
Hors de là Dieu défend ces
aversions qu'ont les peuples les uns pour les autres, et au contraire il fait
valoir tous les liens de la société mai sont entre eux. « N'ayez point en
exécration l'Iduméen, parce que vous venez de même sang; ni l'Egyptien, parce
que vous avez été étrangers dans sa terre (4). »
Aussi est-il demeuré parmi tous
les peuples, certains principes communs de société et de concorde. Les peuples
les plus éloignés s'unissent par le commerce, et conviennent qu'il faut garder
la foi et les traités. Il y a dans tous les peuples civilisés, certaines
personnes à qui tout le genre humain semble avoir donné une sûreté pour
entretenir le commerce entre les nations. La guerre même n'empêche pas ce
commerce ; les ambassadeurs sont regardés comme personnes sacrées : qui viole
leur caractère est en horreur; et David prit avec raison une vengeance terrible
des Ammonites, et de leur roi qui avait maltraité ses ambassadeurs (5). »
Les peuples qui ne connaissent
pas ces lois de société sont peuples inhumains, barbares, ennemis de toute
justice et du genre humain, que l'Ecriture appelle du nom odieux et de gens sans
foi et sans alliance (6). »
Voici une belle règle de saint
Augustin pour l'application de la charité, « Où la raison est égale, il faut que
le sort décide.
1 Deuter., XIX, 14. — 2 Ibid.,
XXVII, 17 — 3 Ibid., VII, 2-4. — 4 Ibid., XXIII, 7. — 5 II Reg., X, 3-4;
XII, 30, 31. — 6 Rom., I, 31.
505
L'obligation de s'entr'aimer est égale dans tous les hommes
et pour tous les hommes. Mais comme on ne peut pas également les servir tous, on
doit s'attacher principalement à servir ceux que les lieux , les temps et les
autres rencontres semblables nous unissent d'une façon particulière comme par
une espèce de sort (1). »
Il faut être bon citoyen, et
sacrifier à sa patrie dans le besoin tout ce qu'on a, et sa propre vie : où il
est parlé de la guerre.
Si l'on est obligé d'aimer tous
les hommes, et qu'à vrai dire il n'y ait point d'étrangers pour le chrétien, à
plus forte raison doit-il aimer ses concitoyens. Tout l'amour qu'on a pour
soi-même, pour sa famille et pour ses amis, se réunit dans l'amour qu'on a pour
sa patrie, où notre bonheur et celui de nos familles et de nos amis est
renfermé.
C'est pourquoi les séditieux qui
n'aiment pas leur pays et y portent la division, sont l'exécration du genre
humain. La terre ne les peut pas supporter, et s'ouvre pour les engloutir. C'est
ainsi que périrent Coré, Dathan et Abiron. « S'ils périssent, dit Moïse, comme
les autres hommes; s'ils sont frappés d'une plaie ordinaire, le Seigneur ne m'a
pas envoyé: mais si Dieu fait quelque chose d'extraordinaire, et que la terre
ouvre sa bouche pour les engloutir, eux et tout ce qui leur appartient, en sorte
qu'on les voie entrer tout vivants dans les enfers, vous connaîtrez qu'ils ont
blasphémé contre le Seigneur. A peine avait-il cessé de parler, que la terre
s'ouvrit sous leurs pieds, et les dévora avec leur tente et tout ce qui leur
appartenait (2). »
Ainsi méritaient d'être
retranchés ceux qui mettaient la division parmi le peuple. Il ne faut point
avoir de société avec eux; en approcher, c'est approcher de la peste. «
Retirez-vous, dit Moïse, de la tente de ces impies, et ne touchez rien de ce qui
leur
1 S. August., de Doct, christ., lib, I, cap. XXVIII.
— 2 Numer., XVI, 28, etc.
506
appartient, de peur que vous ne soyez enveloppés dans leurs
péchés et dans leur perte (1). »
On ne doit point épargner ses
biens quand il s'agit de servir la patrie. Gédéon « dit à ceux de Soccoth :
Donnez de quoi vivre aux soldats qui sont avec moi, parce qu'ils défaillent,
afin que nous poursuivions les ennemis. » Ils refusent, et Gédéon en fait un
juste châtiment (2). Qui sert le public sert chaque particulier. Il faut même
sans hésiter exposer sa vie pour son pays. Ce sentiment est commun à tous les
peuples, et surtout il paraît dans le peuple de Dieu.
Dans les besoins de l'Etat, tout
le monde sans exception était obligé d'aller à la guerre ; et c'est pourquoi les
armées étaient si nombreuses.
La ville de Jabès en Galaad,
assiégée et réduite à l'extrémité par Naas, roi des Ammonites, envoie exposer
son péril extrême à Saül, « qui aussitôt fait couper un bœuf en douze morceaux,
qu'il envoya aux confins de chacune des douze tribus avec cet édit : Qui ne
sortira pas avec Saül et Samuel, ses bœufs seront ainsi mis en pièces : et
aussitôt tout le peuple s'assembla comme un seul homme : et Saül en fit la revue
à Bézech ; et ils se trouvèrent d'Israël trois cent mille, et trente mille de
Juda : et ils dirent aux envoyés de Jabès : Demain vous serez délivrés (3). »
Ces convocations étaient
ordinaires, et il faudrait transcrire toute l'histoire du peuple de Dieu pour en
rapporter tous les exemples.
C'était un sujet de plainte à
ceux qui n'étaient pas appelés, et ils le prenaient à affront. « Ceux d'Ephraïm
dirent à Gédéon : Quel dessein avez-vous eu de ne nous point appeler quand vous
alliez combattre contre Madian? Ce qu'ils dirent d'un ton de colère, et en
vinrent presque à la force ; et Gédéon les apaisa en louant leur valeur (4). »
Ils firent la même plainte à
Jephté, et la chose alla jusqu'à la sédition (5); tant on se piquait d'honneur
d'être convoqué en ces occasions. Chacun exposoit sa vie non-seulement pour tout
le
1 Numer., XVI, 26. — 2 Judic., VIII, 5, 15-17. — 3 I Reg.,
XI, 7-9.— 4 Judic., VIII, 1-3. — 5 Ibid., XII, 1.
507
peuple, mais pour sa seule tribu, « Ma tribu, dit Jephté,
avait querelle contre les Ammonites ; ce que voyant, j'ai mis mon âme en mes
mains (noble façon de parler qui signifiait exposer sa vie), et j'ai fait la
guerre aux Ammonites (1). »
C'est une honte de demeurer en
repos dans sa maison, pendant que nos citoyens sont dans le travail et dans le
péril pour la commune patrie. David envoya Urie se reposer chez lui, et ce bon
sujet répondit : « L'arche de Dieu et tout Israël et Juda sont sous des tentes;
monseigneur Joab et tous les serviteurs du roi mon seigneur couchent sur la
terre : et moi j'entrerai dans ma maison pour y manger à mon aise, et y être
avec ma femme? Par votre vie je ne ferai point une chose si indigne (2). »
Il n'y a plus de joie pour un
bon citoyen quand sa patrie est ruinée. De là ce discours de Mathathias, chef de
la maison des Asmonéens ou Machabées: « Malheur à moi! pourquoi suis-je né
pourvoir la ruine de mon peuple et celle de la cité sainte ? puis-je y demeurer
davantage, la voyant livrée à ses ennemis, et son sanctuaire dans la main des
étrangers? Son temple est déshonoré comme un homme de néant; ses vieillards et
ses enfants sont massacrés au milieu de ses rues; et sa jeunesse a péri dans la
guerre : quelle nation n'a point ravagé son royaume, et ne s'est point enrichie
de ses dépouilles? on lui a ravi tous ses ornements; de libre elle est devenue
esclave : tout notre éclat, toute notre gloire, tout ce qu'il y avait parmi nous
de sacré, a été souillé par les Gentils : et comment après cela pourrions-nous
vivre (3). »
On voit là toutes les choses qui
unissent les citoyens et entre eux et avec leur patrie : les autels et les
sacrifices, la gloire, les biens, le repos et la sûreté de la vie, en un mot la
société des choses divines et humaines. Mathathias touché de toutes ces choses,
déclare qu'il ne peut plus vivre voyant ses citoyens en proie, et sa patrie
désolée. « En disant ces paroles, lui et ses enfants déchirèrent leurs habits,
et se couvrirent de cilices, et se mirent à gémir (4). »
Ainsi faisait Jérémie, « lorsque
son peuple étant mené en
1 Judic., XII, 2, 3. — 2 II Reg., XI, 10, 11. — 3 I Mach.,
II, 7, 8, etc. — 4 Ibid., 14.
508
captivité, et la sainte cité étant désolée, plein d'une
douleur amère, il prononça en gémissant ces lamentations (1), » qui
attendrissent encore ceux qui les entendent.
Le même Prophète dit à Baruch, qui dans la ruine de son
pays songeait encore à lui-même et à sa fortune : « Voici, ô Baruch, ce que te
dit le Seigneur Dieu d'Israël : J'ai détruit le pays que j'avais bâti, j'ai
arraché les enfants d'Israël que j'avais plantés, et j'ai ruiné toute cette
terre : et tu cherches encore pour toi de grandes choses? ne le fais pas;
contente-toi que je te sauve la vie(2).»
Ce n'est pas assez de pleurer
les maux de ses citoyens et de son pays ; il faut exposer sa vie pour leur
service. C'est à quoi Mathathias excite en mourant toute sa famille. « L'orgueil
et la tyrannie ont prévalu : voici des temps de malheur et de ruine pour vous,
prenez donc courage, mes enfants; soyez zélateurs de la loi, et mourez pour le
testament de vos pères (3). »
Ce sentiment demeura gravé dans
le cœur de ses enfants; il n'y a rien de plus ordinaire dans la bouche de Judas,
de Jonathas et de Simon que ces paroles : Mourons pour notre peuple et pour nos
frères. « Prenez courage, dît Judas, et soyez tous gens de cœur: combattez
vaillamment ces nations armées pour notre ruine. Il vaut mieux mourir, à la
guerre que de voir périr notre pays et le sanctuaire (4). » Et encore : « A Dieu
ne plaise que nous fuyions devant l'ennemi ; si notre heure de mourir est
arrivée, mourons en gens de cœur pour nos frères, et ne mettons point de tache à
notre gloire (5). »
L'Ecriture est pleine d'exemples
qui nous apprennent ce que nous devons à notre patrie; mais le plus beau de tous
les exemples est celui de Jésus-Christ même.
Le Fils de Dieu fait homme a
non-seulement accompli tous les
1 Lam. Jer. — 2 Jerem, XLV, 1, 2, 4, 5.
— 3 I Mach., II, 49, 50, etc. — 4 I Machab., III, 58, 59. — 6 Ibid., IX, 10.
509
devoirs qu'exige d'un homme la société humaine, charitable
envers tous et sauveur de tous; et ceux d'un bon fils envers ses parents, à qui
il était soumis (1) : mais encore ceux de bon citoyen, se reconnaissant « envoyé
aux brebis perdues de la maison d'Israël (2).» Il s'est renfermé dans la Judée,
qu'il « parcourait toute en faisant du bien, et guérissant tous ceux que le
démon tourmentait (3)! »
On le reconnaissait pour bon
citoyen ; et c'était une puissante recommandation auprès de lui, que d'aimer la
nation judaïque. Les sénateurs du peuple juif, pour l'obliger à rendre « au
centurion un serviteur malade qui lui était cher, priaient Jésus avec ardeur, et
lui disaient : Il mérite que vous l'assistiez : car il aime notre nation et nous
a bâti une synagogue : et Jésus allait avec eux, et guérit ce serviteur (4). »
Quand il songeait aux malheurs
qui menaçaient de si près Jérusalem et le peuple juif, il ne pouvait retenir ses
larmes. « En approchant de la ville et la regardant, il se mit à pleurer sur
elle : Si tu connaissais, dit-il, dans ce temps qui t'est donné pour te
repentir, ce qui pourrait t'apporter la paix ! mais cela est caché à tes yeux
(5). » Il dit ces mots entrant dans Jérusalem au milieu des acclamations de tout
le peuple.
Ce soin qui le pressait dans son
triomphe, ne le quitte pas dans sa passion. Comme on le menait au supplice, «
une grande troupe de peuple et de femmes, qui le suivaient, frappaient leur
poitrine et gémissaient; mais Jésus se tournant à elles leur dit : Filles de
Jérusalem, ne pleurez pas sur moi; pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants,
car bientôt vont venir les jours où il sera dit : Heureuses les stériles ;
heureuses les entrailles qui n'ont point porté de fruit, et les mamelles qui
n'ont point nourri d'enfants (6). » Il ne se plaint pas des maux qu'on lui fait
souffrir injustement, mais de ceux qu'un si inique procédé devait attirer à son
peuple.
Il n'avait rien oublié pour les
prévenir. «Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes, et qui lapides ceux qui
te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu ramasser tes enfants, comme
1 Luc., II, 51. — 2 Matth., XV, 24. — 3 Act., X, 38. — 4
Luc, VII, 3-6, 10. — 5 Luc., XIX, 41, 42. — 6 Ibid., XXIII, 27-29.
510
une poule ramasse ses petits sous ses ailes; et tu n'as pas
voulu ! et voilà que vos maisons vont bientôt être désolées (1). »
Il fut, et durant sa vie, et à
sa mort, exact observateur des lois et des coutumes louables de son pays, môme
de celles dont il savait qu'il était le plus exempt.
On se plaignit à saint Pierre
qu'il ne payait pas le tribut ordinaire du temple, et cet Apôtre soutenait qu'en
effet il ne devait rien. « Mais Jésus le prévint en lui disant : De qui est-ce
que les rois de la terre exigent le tribut; est-ce de leurs enfants ou des
étrangers? Pierre répondit : Des étrangers. Jésus lui dit : Les enfants sont
donc francs; et toutefois pour ne causer point de désordre, et pour ne les pas
scandaliser, allez et payez pour moi et pour vous (2). » Il fait payer un tribut
qu'il ne devait pas comme fils, de peur d'apporter le moindre trouble à l'ordre
public.
Aussi dans le désir qu'avaient
les pharisiens de le trouver contraire à la loi, ils ne purent jamais lui
reprocher que des choses de néant, ou les miracles qu'il faisait le jour du
sabbat (3); comme si le sabbat devait faire cesser les œuvres de Dieu, aussi
bien que celles des hommes:
« Il était soumis en tout à
l'ordre public, faisant rendre à César ce qui était à César, et à Dieu ce qui
est à Dieu (4).»
Jamais il n'entreprit rien sur
l'autorité des magistrats. « Un de la troupe lui dit : Maître, commandez à mon
frère qu'il fasse partage avec moi : Homme, lui répondit-il, qui m'a établi pour
être juge et pour faire vos partages (5)? »
Au reste la toute-puissance
qu'il avait en main ne l'empêcha pas de se laisser prendre sans résistance. Il
reprit saint Pierre qui avait donné un coup d'épée, et rétablit le mal que cet
Apôtre avait faite.
Il comparaît devant les
pontifes, devant Pilate et devant Hérode, répondant précisément sur le fait dont
il s'agissait à ceux qui avaient droit de l'interroger. « Le souverain pontife
lui dit : Je vous commande de la part de Dieu de me dire si vous êtes le
1 Matth., XXIII, 37, 38. — 2 Ibid., XVII,
24-26. — 3 Luc, XIII, 14; Joan., V, 9, 12; IX, 44, 15. — 4 Matin., XXII, 21. — 5
Luc, XII, 13, 14. — 6 Luc, XXIII, 50, 51 ; Joan., XVIII, 11.
511
Christ fils de Dieu : et il répondit : Je le suis (1)» Il
satisfit Pilate sur sa royauté qui faisait tout son crime, et l'assura en même
temps « qu'elle n'était pas de ce monde (2). » Il ne dit mot à Hérode qui
n'avait rien à commander dans Jérusalem, à qui aussi on le renvoyait seulement
par cérémonie, et qui ne le voulait voir que par pure curiosité, et après avoir
satisfait à l'interrogatoire légitime : au surplus il ne condamna que par son
silence la procédure manifestement inique dont on usait contre lui, sans se
plaindre, sans murmurer : « se livrant, comme dit saint Pierre, à celui qui le
jugeait injustement (3). »
Ainsi il fut fidèle et
affectionné jusqu'à la fin à sa patrie quoique ingrate, et à ses cruels citoyens
qui ne songeaient qu'à se rassasier de son sang avec une si aveugle fureur,
qu'ils lui préférèrent un séditieux et un meurtrier.
Il savait que sa mort devait
être le salut de ces ingrats citoyens, s'ils eussent fait pénitence ; c'est
pourquoi il pria pour eux en particulier, jusque sur la croix où ils l'avaient
attaché.
Caïphe ayant prononcé qu'il
fallait que Jésus mourût « pour empêcher toute la nation dépérir, »
l'Evangéliste remarque a qu'il ne dit pas cela de lui-même; mais qu'étant le
pontife de cette année, il prophétisa que Jésus devait mourir pour sa nation; et
non-seulement pour sa nation, mais encore pour ramasser en un les enfants de
Dieu dispersés (4). »
Ainsi il versa son sang avec un
regard particulier pour sa nation ; et en offrant ce grand sacrifice qui devait
faire l'expiation de tout l'univers, il voulut que l'amour de la patrie y
trouvât sa place.
Leur maître leur avait inspiré
ce sentiment. Il les avait avertis qu'ils seraient persécutés par toute la
terre, et leur avait dit en même temps « qu'il les envoyait comme des agneaux au
milieu des loups (5) ; » c'est-à-dire qu'ils n'avaient qu'à souffrir sans
murmure et sans résistance.
1 Matth., XXVI, 63, 64; Luc, XXII, 70. — 2
Joan., XVIII, 36, 37. — 3 I Petr., II, 23. — 4 Joan., XI, 30, 52. — 5 Matth., X,
16.
512
Pendant que les Juifs
persécutaient saint Paul avec une haine implacable, ce grand homme prend
Jésus-Christ qui est la vérité même et sa conscience à témoin, que touché d'une
extrême et continuelle douleur pour l'aveuglement de ses frères, «il souhaite
d'être anathème pour eux. Je vous dis la vérité, je ne mens pas : ma conscience
éclairée par le Saint-Esprit m'en rend témoignage, etc. (1). »
Dans une famine extrême il fit
une quête pour ceux de sa nation, et apporta lui-même à Jérusalem les aumônes
qu'il avait ramassées pour eux dans toute la Grèce. « Je suis venu, dit-il, pour
faire des aumônes à ma nation (2). »
Ni lui ni ses compagnons n'ont
jamais excité de sédition, assemblé tumultuairement le peuple (3).
Contraint par la violence de ses
citoyens d'appeler à l'empereur, il assemble les Juifs de Rome, pour leur
déclarer « que c'est malgré lui qu'il a été obligé d'appeler à César, mais qu'au
reste il n'a aucune accusation ni aucune plainte à faire contre ceux de sa
nation (4). » Il ne les accuse pas ; mais il les plaint, et ne parle jamais
qu'avec compassion de leur endurcissement. En effet accusé devant Félix
président de Judée (5), il se défendit simplement contre les Juifs, sans faire
aucun reproche à de si violents persécuteurs.
Durant trois cents ans de
persécution impitoyable, les chrétiens ont toujours suivi la même conduite.
Il n'y eut jamais de meilleurs
citoyens, ni qui fussent plus utiles à leur pays, ni qui servissent plus
volontiers dans les armées, pourvu qu'on ne voulût pas les y obliger à
l'idolâtrie. Ecoutons le témoignage de Tertullien : « Vous dites que les
chrétiens sont inutiles : nous naviguons avec vous, nous portons les armes avec
vous, nous cultivons la terre, nous exerçons la marchandise (6). » C'est-à-dire
nous vivons comme les autres dans tout ce qui regarde la société.
L'empire n'avait point de
meilleurs soldats : outre qu'ils combattaient vaillamment, ils obtenaient par
leurs prières ce qu'ils
1 Rom., IX, 1-3.— 2 Act., XXIV, 17; Rom , XV, 25, 26. — 3
Act., XXIV, 12, 18. — 4 Ibid., XXVIII, 19. — 5 Ibid., XXIV, 10, etc. — 6
Tertul., Apol., n. 42.
ne pouvaient faire par les armes. Témoin la pluie obtenue
par la légion Fulminante, et le miracle attesté par les lettres de Marc-Aurèle.
Il leur était défendu de causer
du trouble, de renverser les idoles, de faire aucune violence : les règles de
l'Eglise ne leur permettaient que d'attendre le coup en patience.
L'Eglise ne tenait pas pour
martyrs ceux qui s'attiraient la mort par quelque violence semblable, et par un
faux zèle : il pouvait y avoir quelquefois des inspirations extraordinaires;
mais ces exemples n'étaient pas suivis, comme étant au-dessus de l'ordre.
Nous voyons même dans les Actes
de quelques martyrs, qu'ils faisaient scrupule de maudire les dieux; ils
dévoient reprendre Terreur sans aucune parole emportée. Saint Paul et ses
compagnons en avaient ainsi usé ; et c'est ce qui faisait dire au secrétaire de
la communauté d'Ephèse : « Messieurs, il ne faut pas ainsi vous émouvoir. Tons
avez ici amené ces hommes, qui n'ont commis aucun sacrilège, et qui n'ont point
blasphémé votre déesse | » Ils ne faisaient point de scandale ; et prêchaient la
vérité sans altérer le repos public, autant qu'il était en eux.
Combien soumis et paisibles
étaient les chrétiens persécutés : ces paroles de Tertullien l'expliquent
admirablement : « Outre les ordres publics par lesquels nous sommes poursuivis,
combien de fois le peuple nous attaque-t-il à coups de pierres, et met-il le feu
dans nos maisons dans la fureur des bacchanales? On n'épargne pas les chrétiens
même après leur mort : on les arrache du repos de la sépulture et comme de
l'asile de la mort : et cependant quelle vengeance recevez-vous de gens si
cruellement traités ? Ne pourrions-nous pas avec peu de flambeaux mettre le feu
dans la ville, si parmi nous il était permis de faire le mal pour le mal? et
quand nous voudrions agir en ennemis déclarés, manquerions-nous de troupes et
d'armées? Les Maures, ouïes Marcomans et les Parthes mêmes qui sont renfermés
dans leurs limites, se trouveront-ils en plus grand nombre que nous, qui
remplissons toute la terre? Il n'y a que peu de temps que nous
1 Act., XIX, 37.
514
paraissons dans le monde; et déjà nous remplissons vos
villes , vos îles, vos châteaux, vos assemblées, vos camps, les tribus, les
décuries, le palais, le sénat, le barreau, la place publique. Nous ne vous
laissons que les temples seuls. A quelle guerre ne serions-nous pas disposés,
quand nous serions en nombre inégal au vôtre, nous qui endurons si résolument la
mort; n'était que notre doctrine nous prescrit plutôt d'être tués que de tuer?
Nous pourrions même sans prendre les armes et sans rébellion, vous punir en vous
abandonnant : votre solitude et le silence du monde vous ferait horreur : les
villes vous paraîtraient mortes et vous seriez réduits au milieu de votre empire
à chercher à qui commander. Il vous demeurerait plus d'ennemis que de citoyens,
car vous avez maintenant moins d'ennemis, à cause de la multitude prodigieuse
des chrétiens (1). »
« Tous perdez, dit-il encore, en
nous perdant. Vous avez par notre moyen un nombre infini de gens, je ne dis pas
qui prient pour vous, car vous ne le croyez pas, mais dont vous n'avez rien ô
craindre (2). »
Il se glorifie avec raison que
parmi tant d'attentats contre la personne sacrée des empereurs, il ne s'est
jamais trouvé un seul chrétien, malgré l'inhumanité dont on usait sur eux tous.
« Et en vérité, dit-il, nous n'avons garde de rien entreprendre contre eux. Ceux
dont Dieu a réglé les mœurs ne doivent pas seulement épargner les empereurs,
mais encore tous les hommes. Nous sommes pour les empereurs tels que nous sommes
pour nos voisins. Car il nous est également défendu de dire, ou de faire, ou de
vouloir du mal à personne. Ce qui n'est point permis contre l'empereur, n'est
permis contre personne; ce qui n'est permis contre personne, l'est encore moins
sans doute contre celui que Dieu a fait si grand (3). »
Voilà quels étaient les
chrétiens si indignement traités.
Pour conclure tout ce livre et
le réduire en abrégé.
La société humaine peut être
considérée en deux manières.
1 Tertull., Apol., n. 37. — 2 Ibid., n.
43. — 3 Ibid., n. 36.
515
Ou en tant qu'elle embrasse tout
le genre humain, comme une grande famille.
Ou en tant qu'elle se réunit en
nations; ou en peuples composés de plusieurs familles particulières, qui ont
chacune leurs droits.
La société considérée de ce
dernier sens, s'appelle société civile.
On la peut définir selon les
choses qui ont été dites, société d'hommes unis ensemble sous le même
gouvernement et sous les mêmes lois.
Par ce gouvernement et ces lois,
le repos et la vie de tous les hommes est mise autant qu'il se peut en sûreté.
Quiconque donc n'aime pas la
société civile dont il fait partie, c'est-à-dire l'état où il est né, est ennemi
de lui-même et de tout le genre humain.
|