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LA
CÈNE.
PREMIÈRE PARTIE. CE QUI S'EST PASSÉ DANS LE CÉNACLE, ET AVANT QUE JÉSUS-CHRIST
SORTIT.
PREMIÈRE JOURNÉE. Le Cénacle préparé.
IIe JOURNÉE. La Pâque. La vie d'un chrétien n'est qu'un passage.
IIIe JOURNÉE. Lavement des pieds. Puissance de Jésus-Christ, son humilité.
Joan., XIII, 1-5.
IVe JOURNÉE. Tout remis entre les mains de Jésus-Christ, spécialement les élus.
Ibid.
Ve JOURNÉE. Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme. Joan., XIII, 3.
VIe JOURNEE. Jésus-Christ, Dieu de Dieu, sorti de Dieu. Joan., XV, 3.
VIIe JOURNÉE. Jésus-Christ sorti de la gloire de Dieu, y devait retourner.
Joan., XIII, 3.
VIIIe JOURNÉE. Jésus-Christ en vient au lavement des pieds. Joan., XIII, 4.
IXe JOURNÉE. Pierre refuse de se laisser laver les pieds, puis il obéit. Joan.,
XIII, 6-9.
Xe JOURNÉE. Se laver des moindres taches. Vous êtes purs, mais non pas tous.
Joan., XIII, 8, 10.
XIe JOURNÉE. Judas lavé comme les autres. Joan., XIII, 10, 11.
XIIe JOURNÉE. Lavement des pieds commandé. Bonté et humilité. Joan., XIII,
12-16.
XIIIe JOURNÉE. Trouble de Jésus. Un de vous me trahira. Joan., XIII, 21.
XIVe JOURNÉE. Qu'est-ce que le trouble de Jésus? Ibid.
XVe JOURNÉE. L'horreur du péché, cause du trouble de Notre-Seigneur. Ibid.
XVIe JOURNÉE. Ce trouble était volontaire en Notre-Seigneur et nécessaire pour
nous. Ibid.
XVIIe JOURNÉE. J'ai désiré d'un grand désir de manger cette pâque. Jésus-Christ
notre pâque. Luc, XXII, 15.
XVIIIe JOURNÉE. Jésus-Christ mange la Pâque avec nous : nous devons la manger
avec lui.
XIXe JOURNÉE. L'Eucharistie mémorial de la mort du Sauveur.
XXe JOURNÉE. Paroles de Jésus pour toucher Judas de componction. Joan., XIII,
10-27.
XXIe JOURNÉE. Pacte, et trahison de Judas. Joan., XIII, 27-30.
XXIIe JOURNÉE. Institution de l'Eucharistie.
XXIIIe JOURNÉE. Fruit de l'Eucharistie : vivre de la vie de Jésus-Christ. Ibid.
XXIVe JOURNÉE. Par la communion, le fidèle consommé m un avec Jésus-Christ.
Matth., XXVI, 26.
XXVe JOURNÉE. L'Eucharistie est le gage de la rémission des péchés. Matth.,
XXVI, 27, 28.
XXVIe JOURNÉE. Jésus-Christ notre victime et notre nourriture.
XXVIIe JOURNÉE. Notre-Seigneur avait promis sa chair et son sang dans
l'Eucharistie. Joan., VI, 32-59.
XXVIIIe JOURNÉE. La foi donne l'intelligence de ce mystère. Joan., VI, 43-70.
XXIXe JOURNÉE. La vie éternelle est le fruit de l'Eucharistie. Joan., VI, 26,
35, 47.
XXXe JOURNÉE. Désir insatiable de l'Eucharistie. Joan., VI, 34, 40, 47.
XXXIe JOURNÉE. Nouveaux murmurateurs capharnaïtes. Joan., VI, 64.
XXXIIe JOURNÉE. Notre-Seigneur vous donne à manger le même corps qu'il a pris
pour nous. Joan., VI, 29, 33, 50, 55, 59.
XXXIIIe JOURNÉE. Présence réelle du corps et du sang de Jésus-Christ dans
l'Eucharistie. Joan., VI, 54-57; Matth., XXVI, 26-28.
XXXIVe JOURNÉE. Manger et boire le corps de Notre-Seigneur réellement et avec
foi. Ibid.
XXXVe JOURNÉE. Manger Je corps et Loire le sang de Jésus-Christ, c'est y
participer véritablement et réellement. Ibid.
XXXVIe JOURNÉE. Renaissance spirituelle expliquée par Notre-Seigneur à
Nicodème. Joan., III, 1-3 et seq.
XXXVIIe JOURNÉE. L'Eucharistie est la participation réelle au corps et au sang
de Notre-Seigneur, en mémoire de sa mort soufferte pour nous. Ibid.
XXXVIII JOURNÉE. Scandale des disciples. Joan., VI, 60-62 et seq.
XXXIXe JOURNÉE. Quel est le sujet de ce scandale. Joan., VI, 61-63.
XLe JOURNÉE. Quelle fut l'incrédulité des Capharnaîtes. Joan., VI, 41, 43, 50,
51 et seq.
XLIe JOURNÉE. Qu'est-ce à dire : La chair ne sert de rien? Joan., VI, 64.
XLIIe JOURNÉE. Discernement des disciples fidèles et des incrédules. Joan., VI,
14, 15, 24, 25 et seq.
XLIIIe JOURNÉE. Saint Pierre et les catholiques s'attachent à Jésus-Christ et à
l'Eglise, les Capharnaïtes et les hérétiques s'en séparent. Joan., VI, 53.
Nous continuerons à partager ces
Méditations en journées ; et nous lirons le premier jour dans le chapitre XXVI
de saint Matthieu, les versets 17, 18, 10; du XIVe de saint Marc, le 12 jusqu'au
17; et du XXIIe de saint Luc, depuis le 7 jusqu'au 13.
« Au premier jour des azymes » à
la fin duquel il fallait immoler l'agneau pascal, « les disciples vinrent à
Jésus ; » et comme ils savaient combien il était exact à toutes les observances
de la loi, « ils lui demandèrent où il voulait qu'on lui préparât la pâque (1).
» Ce sont les disciples qui lui en parlent : les maîtres, à l'exemple de
Jésus-Christ, doivent accoutumer tous ceux qui sont à leur charge à songer
d'eux-mêmes à ce que requièrent la loi de Dieu et son service, et à demander sur
cela l'ordre du maître.
« Et Jésus leur dit : Allez à la
ville à un certain homme (2) : » les évangélistes ne le nomment pas ; et Jésus
même, sans le nommer à ses disciples, leur donna seulement des marques certaines
pour le trouver. « Allez, dit-il (3), à la ville : en y entrant, vous y
rencontrerez un homme qui portera une cruche d'eau, vous le suivrez; et entrant
dans la maison où il ira, vous direz au maître : Où est le lieu où je dois
manger la pâque avec mes disciples? Et il vous montrera une grande salle
tapissée : préparez-nous-y tout ce qu'il faudra. »
1 Matth., XXVI, 17; Marc., XIV, 12.— 2
Matth., XXVI, 18. — 3 Luc., XXII, 8, 10 et seq.
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Saint Marc nous apprend qu'il
donna cet ordre à deux de ses disciples, et saint Luc nomme saint Pierre et
saint Jean.
Voici quelque chose de grand qui
se prépare, et quelque chose de plus grand que la pâque ordinaire, puisqu'il
envoie les deux plus considérables de ses apôtres : saint Pierre qu'il avait mis
à leur tète, et saint Jean qu'il honorait de son amitié particulière. Les
évangélistes ne marquent point que ce fût son ordinaire d'en user ainsi aux
autres pâques, ni aussi qu'il eût accoutumé de choisir un lieu où il y eût une
grande salle tapissée. Aussi les saints Pères ont-ils remarqué que cet appareil
regardait l'institution de l'Eucharistie. Jésus-Christ voulait nous faire voir
avec quel soin il fallait que fussent décorés les lieux consacrés à la
célébration de ce mystère : il n'y a que dans cette circonstance où il semble
n'avoir pas voulu paraître pauvre. Les chrétiens ont appris par cet exemple tout
l'appareil qu'on voit paraître des les premiers temps, pour célébrer avec
honneur l'Eucharistie selon les facultés des Eglises. Mais ce qu'ils doivent
apprendre principalement, c'est à se préparer eux-mêmes à la bien recevoir,
c'est-à-dire à lui préparer comme une grande salle, un cœur dilaté par l'amour
de Dieu et capable des plus grandes choses , avec tous les ornements de la grâce
et des vertus qui sont représentés par cette tapisserie dont la salle était
parée. Préparons tout à Jésus qui vient à nous : que tout soit digne de le
recevoir.
Le signe que donne Jésus de ce
porteur d'eau, devait faire entendre à ses disciples que les actions les plus
vulgaires sont dirigées spécialement par la divine Providence. Qu'y avait-il de
plus ordinaire et qui parût davantage se faire au hasard, que la rencontre d'un
homme qui venait de quérir de l'eau à quelque fontaine hors de la ville. Et qu'y
avait-il qui parût dépendre davantage de la pure volonté, pour ne pas dire du
pur caprice de cet homme, que de porter sa cruche d'eau dans cette maison au
moment précis que les deux disciples devaient entrer dans la ville? Et néanmoins
cela était dirigé secrètement par la sagesse de Dieu, et les autres actions
semblables le sont aussi à leur manière et pour d'autres fins que Dieu conduit;
de sorte que s'il arrive si souvent des événements remarquables par ces
rencontres qu'on appelle
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fortuites, il faut croire que c'est Dieu qui ordonne tout
jusqu'à nos moindres mouvements, sans pourtant intéresser notre liberté, mais en
dirigeant tous les mouvements à ses fins cachées.
Cet exemple nous fait voir que
Jésus avait des disciples cachés que ses apôtres ne connaissaient pas, si ce
n'est quand de certaines raisons l'obligeaient à les leur déclarer. Ainsi quand
il voulut faire son entrée dans Jérusalem, il envoya encore deux de ses
disciples à un village qu'il leur désigna; et leur ordonna d'en amener une
ânesse qu'ils y trouveraient avec son ânon, les assurant « qu'aussitôt qu'ils
diraient que le Seigneur en avait affaire, on les laisserait aller (1). » Il
avait donc plusieurs disciples de cette sorte, et à la ville et à la campagne,
dont il connaissait la fidélité et l'obéissance : et cependant il ne les
découvrait à ses disciples que dans le besoin, leur apprenant par ce moyen la
discrétion avec laquelle ils devaient ménager ceux qui se fieraient à eux, quand
ce ne serait que pour ne leur faire point de peine inutile et ne leur point
attirer de haine sans nécessité. Cette discrétion des disciples leur fait taire
encore dans leurs évangiles, et si longtemps après la mort du Sauveur, le nom de
celui dont il avait ainsi choisi la maison, aussi bien que de celui où il envoya
quérir l'ânon et l'ânesse. Ils ne taisaient pas de même d'autres noms; et par
exemple non-seulement on a remarqué que celui qui lui aida à porter sa croix
était un nommé Simon Cyrénéen, mais on circonstancié encore « qu'il était père
d'Alexandre et de Rufus (2) » connus parmi les fidèles. Tout se doit faire avec
raison : il y a des personnes qu'il faut nommer pour mieux circonstancier les
choses; il y en a d'autres qu'une certaine discrétion oblige de taire.
Saint Pierre et saint Jean
trouvèrent les choses comme Notre-Seigneur les leur avait dites : le porteur
d'eau ne manqua pas de se trouver à l'endroit de la ville par où ils entraient
et d'aller à la maison que Notre-Seigneur avait choisie, comme l'ânon s'était
trouvé à point nommé à l'entrée de ce village, lié à une porte entre deux
chemins. « Il se trouva aussi là, » avec beaucoup d'autres personnes inconnues,
« un homme qui demanda aux deux
1 Matth., XXI, 2, 3; Marc.,
XI, 2, 3; Luc, XIX, 30, 31. — 2 Marc, XV, 21.
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disciples ce qu'ils voulaient faire de cet ânon ». » Et il
semblait que le hasard l'eût fait parler ; mais non : car c'était précisément
celui qui devait laisser aller cet animal au premier mot des disciples, selon la
parole de leur Maître. Enfin il se trouva que cet ânon n'avait jamais été monté.
Car il le fallait ainsi pour accomplir le mystère, et pour montrer que le
Sauveur devait un jour monter et conduire un peuple indocile, c'est-à-dire le
peuple gentil, qui jusqu'à lui n'avait point de loi, ni personne qui l'eût pu
dompter. Tout est conduit : les petites choses comme les plus grandes, et tout
cadre avec les grands desseins de Dieu.
Voilà donc tout disposé : le
grand cénacle tapissé est prêt : on y attend le Sauveur : voyons maintenant les
grands spectacles qu'il y va donner à ses fidèles : contemplons, croyons,
profitons ; ouvrons le cœur plutôt que les yeux.
Lisons les paroles de saint
Jean, XIII, 1. « Devant le jour de Pâque, Jésus sachant que son heure était
venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui
étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin. »
On sait que le mot de Pâque
signifie passage. Une des raisons de ce nom, qui est aussi celle que saint Jean
regarde en ce lieu, c'est que la fête de Pâque fut instituée lorsque l'ancien
peuple devait sortir de l'Egypte, pour passer à la terre promise à leurs pères;
ce qui était la figure du « passage » que devait faire le peuple nouveau de la
terre à la céleste patrie. Toute la vie chrétienne consiste à bien faire ce
passage ; et c'est à quoi Notre-Seigneur va diriger plus que jamais toute sa
conduite, ainsi que saint Jean semble ici nous en avertir.
La première chose que nous
devons remarquer, c'est que nous devons faire cette Pâque ou ce passage avec
Jésus-Christ; et c'est
1 Marc, XI, 4-6.
322
pourquoi cet évangéliste commence le récit de cette pâque
de Notre-Seigneur par ces mots : « Devant le jour de Pâque, Jésus sachant qu'il
devait passer de ce monde à son Père. »
O Jésus, je me présente à vous,
pour faire ma pâque en votre compagnie : je veux passer avec vous du monde à
votre Père, que vous avez voulu qui fût le mien : « Le monde passe (1), » dit
votre Apôtre : la figure de ce « monde passe (2), » mais je ne veux point passer
avec le monde, je veux passer à votre Père. C'est le voyage que j'ai à faire :
je le veux faire avec vous. Dans l'ancienne pâque , les Juifs qui devaient
sortir de l'Egypte pour passer à la terre promise, devaient paraître en habit de
voyageur : « le bâton à la main, une ceinture sur les reins, » afin de relever
leurs habits, « leurs souliers mis à leurs pieds, » toujours prêts à aller et à
partir ; et ils devaient « se dépêcher de manger la pâque (3), » afin que rien
ne les retînt et qu'ils se tinssent prêts à marcher à chaque moment. C'est la
figure de l'état où se doit mettre le chrétien pour faire sa pâque avec
Jésus-Christ, pour passer à son Père avec lui. O mon Sauveur, recevez vôtre
voyageur, me voilà prêt : je ne tiens à rien : je veux passer avec vous de ce
monde à votre Père.
D'où me vient ce regret de
passer? Quoi! je suis encore attaché à cette vie ! Quelle erreur me retient dans
ce lieu d'exil ? Vous allez passer, mon Sauveur; et résolu que j'étais de passer
avec vous, quand on me dit que c'est tout de bon qu'il faut passer, je me
trouble, je ne puis supporter ni entendre cette parole. Lâche voyageur, que
crains-tu ? Le passage que tu vas faire est celui que le Sauveur va faire aussi
dans notre Evangile : craindras-tu de passer avec lui ? Mais écoute : « Jésus
sachant que son heure était venue de passer de ce monde (4) » Qu'y a-t-il de si
aimable dans ce monde, que tu ne veuilles point le quitter avec le Sauveur?
Jésus le quitterait-il, s'il était bon d'y demeurer? Mais écoute, encore un
coup, chrétien : « Jésus passe de ce monde pour aller à son Père. » S'il fallait
seulement sortir du monde sans aller à quelque chose de mieux, quoique ce monde
soit peu de chose et qu'on ne perdît pas beaucoup en le perdant, on pourrait y
avoir regret, parce qu'enfin on n'aurait rien de meilleur.
Mais,
11 Joan., II, 17. — 2 I Cor.,
VII, 31. — 3 Exod., XII, 11. — 4 Joan., XIII, 1.
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chrétien, ce n'est pas ainsi que tu dois passer : Jésus
passe de ce monde, mais pour aller à son Père : Chrétien, qui dois passer avec
lui, tu passes à un Père : le lieu d'où tu sors est un exil : tu retournes à la
maison paternelle.
Passons donc de ce monde avec
joie : mais n'attendons pas le dernier moment, pour commencer notre passage.
Lorsque les Israélites sortirent d'Egypte, ils ne devaient pas arriver d'abord à
la terre promise : ils avaient quarante ans à voyager dans le désert : ils
célébraient néanmoins leur pâque, parce qu'ils sortaient de l'Egypte et qu'ils
allaient commencer leur voyage. Apprenons à célébrer notre Pâque dès le premier
pas : que notre passage soit perpétuel : ne nous arrêtons jamais : ne demeurons
point, mais campons partout à l'exemple des Israélites : que tout nous soit un
désert, ainsi qu'à eux : soyons comme eux toujours sous des tentes : notre
maison est ailleurs : marchons, marchons, marchons ; passons avec Jésus-Christ ;
mourons au monde : mourons tous les jours : disons avec l'Apôtre : « Je meurs
tous les jours (1) : » je ne suis pas du monde : je passe : je ne tiens à rien.
« Comme il avait toujours aimé
les siens, il les aima jusqu'à la fin (2). » En ce moment de son passage,
lorsqu'il les allait quitter, il les aima plus que jamais, et leur donna des
marques plus sensibles de son amour. C'était la consolation qu'il leur voulait
laisser en les quittant. En effet tout ce qu'il leur dit est plus tendre, tout
ce qu'il fait plus rempli d'amour : témoin l'Eucharistie qu'il leur va donner.
Mais voici par où il commence : « Après le souper, le diable ayant déjà mis dans
le cœur de Judas, fils de Simon Iscariote, le dessein de le livrer, Jésus
sachant que son l'en; lui avait tout mis entre les mains et qu'il était sorti de
Dieu et qu'il y
I 1 Cor., XV, 31. — 2 Joan.,
XIII, 1.
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retournait, il se leva de table, quitta ses habits et mit
un linge devant lui : puis ayant versé de l'eau dans un bassin, il commença à
laver les pieds de ses disciples, et les essuya avec le linge qu'il avait
attaché autour de lui (1). » Voilà notre lecture d'aujourd'hui. Qu'elle est
belle ! qu'elle est ravissante ! Mon Sauveur, vous me remplissez de consolation
par la lecture de votre Evangile ! En quelque endroit que je l'ouvre, j'y trouve
partout ces consolations et des paroles de vie éternelle: mais je ne sais si j'y
ai lu rien de plus touchant que cet endroit. Mon Sauveur, augmentez ma joie dans
cette sainte lecture, afin que la chaste délectation dont elle me remplit m'ôte
tout le goût des joies du monde. Mais pour cela il faut peser toutes les
paroles.
« Après le souper (2) : » Saint
Jean va parler d'un autre souper « où il était couché sur le sein de Jésus, où
Jésus donna à Judas le morceau trempé (3). » Voilà donc un autre souper. Il y en
eut deux, dont le dernier se fit après le lavement des pieds, et ce fut celui où
il institua l'Eucharistie : souper de cérémonie, qui peut-être fut précédé du
souper de l'Agneau pascal. Je n'entre pas dans ces questions, je ne cherche qu'à
m'édifier; et il me suffit d'entendre que le festin où l'Eucharistie fut
instituée, fut un festin particulier qui fut tout plein de mystère, comme nous
le verrons bientôt. Que le premier donc soit celui où l'on satisfit au besoin.
Voilà Jésus qui se lève et qui sort de table ; et pour préparer ses disciples au
mystérieux festin qu'il leur préparait, il leur lave les pieds.
« Jésus sachant que son Père lui
avait tout remis entre les mains, et qu'il était sorti de Dieu et retournait à
Dieu (4). » Arrêtons-nous. Saint Jean est ici tout occupé des grandeurs et de la
puissance de Jésus: et il nous veut remplir de cette idée, afin que la peinture
qu'il nous va faire de son humilité et de son amour soit plus vive.
Arrêtons-nous donc, encore un coup, et goûtons cette première parole : « Son
Père lui a tout remis entre les mains, » selon ce qu'il a dit lui-même : « Tout
a été mis entre mes mains par mon Père (5) ; » et ailleurs : « La
toute-puissance
1 Joan., XIII, 2-5. — 2 Ibid.,
2. — 3 Ibid., 23, 26. — 4 Ibid., 3. — 5 Matth., XI, 27.
325
m'est donnée dans le ciel et dans la terre (1). » Et
quoique cette puissance lui appartînt naturellement, parce que dès le
commencement il était Dieu, toujours résidant en Dieu et inséparable de lui, et
qu'il était ce Verbe Dieu par qui Dieu a tout tiré du néant, le Père par ce
moyen ne pouvant avoir aucune créature qui ne soit la créature du Fils et ne lui
doive le même hommage, conformément à cette parole : « Tout ce qui est à moi est
à vous, et tout ce qui est à vous est à moi (2). » Néanmoins cette puissance lui
venait de son Père, qui la lui ayant déjà donnée par son éternelle naissance, la
lui donnait au temps de sa passion d'une façon particulière, parce que c'était
par sa passion qu'il devait tout acquérir, et avoir à titre d'achat et
d'acquisition ce qu'il avait déjà naturellement et par le droit de sa naissance.
Et celui à qui tout est donné d'une manière si excellente, c'est celui qui nous
va laver les pieds. Voilà où saint Jean en veut venir : humilions-nous donc de
notre côté. O Jésus, je me soumets à votre empire : à celui que vous avez sur
moi comme créateur : à celui que vous avez comme rédempteur : vous êtes mon
souverain Seigneur : mon doux et unique Maître : « Vous êtes le Fils de Dieu,
vous êtes le roi d'Israël (3). » Quelle obéissance ne vous dois-je pas, étant à
vous à tant de titres et par des titres de cette nature, si authentiques, si
immuables, si aimables, si divins?
« Tout lui a été remis en main
par son Père (4). » Ce « tout, » qui lui a été remis en main par son Père, est
principalement ce « tout » dont il a dit : « Tout ce que mon Père me donne vient
à moi (5). » Et ce « tout, » c'est son Eglise : c'est dans son Eglise
spécialement les saints, et parmi les saints ceux qui le sont jusqu'à la fin, et
en un mot les élus. Voilà ce « tout » bienheureux, qui est spécialement
1 Matth., XXVIII, 18. — 2 Joan., XVII, 10. —
3 Joan., I, 49. — 4 Matth., XI, 27. — 5 Joan., VI, 37.
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remis par le Père entre les mains de Jésus, et dont il a
dit lui-même : « Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés; » et un peu
devant : « Vous avez donné puissance sur toute chair, » sur tous les hommes, « à
votre Fils, afin qu'il donne la vie éternelle à tout ce que vous lui avez donné
(1). » Ajoutons toujours : et celui à qui le Père a remis en main tout ce qui
lui est de plus cher, c'est-à-dire ses élus, ses bien-aimés, c'est celui qui va
nous laver les pieds. Mon Sauveur, vous vous abaissez jusque-là ! Il est juste
que je m'abaisse devant vous : mon Sauveur, que je sois de ce « tout » que votre
Père vous a donné, afin que vous lui donniez la vie éternelle! J'en serai, si je
suis fidèle à votre grâce, si je garde vos commandements. Donnez-moi ce que vous
me commandez, afin que je sois de ce troupeau béni dont vous avez dit : « Mes
brebis entendent ma voix : je les connais et elles me suivent, et je leur donne
la vie éternelle. Ce que mon Père m'a donné est plus grand que tout : lui-même
qui me l'a donné est au-dessus de toutes choses ; et l'on ne peut rien ôter de
mes mains, non plus que des siennes, parce que mon Père et moi ne sommes qu'un
(2). » Qu'y a-t-il à craindre après cela? Rien du tout, sinon de manquer à sa
vocation : il n'y a qu'à s'abandonner à ces mains toutes-puissantes, et à dire à
Jésus : « O Seigneur, j'espère en vous; » je me livre à vous; « je ne serai
point confondu (3). »
La même lecture, et s'arrêter à
ces paroles : « Jésus sachant que tout lui était remis entre les mains, et qu'il
était sorti de Dieu, et qu'il retournait à Dieu (4). Sorti de Dieu » sans
altération, sans succession, sans ordre de temps, avec une inexplicable pureté,
comme le rayon sort du soleil, sans s'en séparer et toujours portant en lui-même
toute la vertu de son principe ; ce qui fait que saint Paul l'appelle «l'éclat
et le rejaillissement de la gloire de son
1 Joan., XVII, 6, 2. — 2 Joan.,
X, 27-30. — 3 Psal. XXX, 1. — 4 Joan., XIII, 3.
327
Père (1) : » sorti néanmoins, non par extension, comme le
rayon qui n'est que la lumière étendue et portée bien loin au dehors; mais sorti
de Dieu, comme la pensée sort de l'esprit et y demeurant toujours : sorti de lui
par conséquent comme quelque chose de vivant, ou plutôt comme la vie même ; ce
qui fait dire à saint Jean que « la vie était en lui (2) ; » c'est-à-dire
qu'elle y était comme dans le Père , qu'elle y était comme dans sa source, selon
ce qu'il dit lui-même de sa propre bouche : « Comme le Père a la vie en
lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils d'avoir la vie en lui-même (3). » Il est
donc sorti de Dieu de cette manière, vivant de vivant, vie de la vie ; sorti par
la parfaite connaissance qu'il a éternellement de lui-même, comme sa pensée, son
intelligence, sa sagesse; comme sa parole intérieure par laquelle il se dit à
lui-même tout ce qu'il est, comme l'expression vive et naturelle de ses
perfections et de tout son être : comme portant en lui-même toute sa beauté :
comme étant sa « vive et parfaite image et l'empreinte de sa substance (4) : »
sorti par conséquent comme un autre lui-même, comme son Fils, de même nature que
lui; Dieu comme lui : mais un même Dieu avec lui, un même Dieu que lui, parce
qu'il ne sort pas par l'effusion d'une partie de sa substance; mais il sort de
toute; sa substance, puisque sa substance ne souffre pas de division ni de
partage : de sorte que sa substance, sa vie, sa divinité lui est communiquée
tout entière, lui est commune avec le Père, à qui il ne reste rien de propre et
de particulier que d'être Père : comme il ne reste à la source que d'être la
source, tout le reste pour ainsi parler passant tout entier dans le ruisseau.
Voilà, autant qu'il est permis
aux hommes de bégayer, voilà, dis-je, ce que c'est que sortir de Dieu. Ce sont
les expressions dont se sert l'Ecriture sainte pour aider notre faible
intelligence, pour l'élever au-dessus d'elle-même. Et tout cela nous est dit en
abrégé dans le Symbole de Nicée, lorsqu'il y est dit que le Fils de Dieu
est engendré et sorti de la substance de son Père, Dieu de Dieu, lumière de
lumière, vrai Dieu d'un vrai Dieu : de même substance que son Père et un même
Dieu avec lui, parce que le Seigneur notre Dieu est un seul Dieu, et que tout ce
qui est Dieu
1 Hebr., I, 3. — 2 Joan.,
I, 4. — 3 Joan., V, 26. — 4 Hebr., I, 3.
328
et vrai Dieu ne peut être qu'un, l'unité étant la substance
et l'essence même de la Divinité. Mais pourquoi se perdre aujourd'hui dans ces
sublimes pensées, si ce n'est pour considérer avec saint Jean par une ferme et
vive foi que vous, mon Sauveur, étant Dieu, égal à Dieu et un même Dieu avec
votre Père, d'où vous êtes sorti en demeurant éternellement dans son sein,
néanmoins vous avez voulu vous rabaisser jusqu'à laver nos pieds, vous humiliant
de cette sorte devant votre créature pour nous apprendre à nous humilier,
non-seulement devant vous, mais encore devant nos frères, devant nos égaux,
devant des hommes faits comme nous, devant nos inférieurs, si notre bassesse
naturelle nous permet de mettre quelqu'un en ce rang.
Encore la même lecture; le même
mot : « Sorti de Dieu (1). » Vous êtes, mon Sauveur, « sorti de Dieu : » sorti
premièrement dans l'éternité, conformément à cette parole de Michée : « Sa
sortie est dès les jours de l'éternité (2), » d'une parfaite coexistence avec
Dieu, de qui vous sortez : autrement, vous ne seriez pas le rayon de ce soleil :
vous ne seriez pas l'éclat de sa gloire ni l'empreinte de sa substance, puisque
sa substance c'est l'éternité : vous ne seriez pas sa pensée : vous ne seriez
pas son Fils, le Fils parfait d'un Père parfait, d'un Père toujours parfait pour
produire, pour engendrer, comme pour être. Vous êtes donc sorti de Dieu dans
l'éternité, avant tous les temps : mais sorti de Dieu dans le temps, lorsque
votre Père qui vous engendre, et vous porte éternellement dans son sein unit à
votre personne qui lui est égale et coéternelle, dans le sein de la bienheureuse
Vierge, la nature humaine tout entière, c'est-à-dire une âme unie à un corps
humain, afin que le même qui est Dieu parfait fut aussi homme parfait : Fils de
Dieu et Fils de Marie, le même Fils, le même
1 Joan., XIII, 3. — 2 Mich., V, 2.
329
Dieu. En cette sorte, ô Jésus, vous êtes encore sorti de
votre Père éternel, parce que vous n'avez point eu d'autre Père que lui, et que
la mère que vous avez eue est demeurée vierge, n'ayant été rendue féconde qu'à
cause que « le Saint-Esprit est survenu » en elle « et que la vertu du Très-Haut
l'a couverte de son ombre (1) : » conçu d'une manière si pure et si divine,
celle dont vous êtes né ne l'est pas moins, puisque conçu du Saint-Esprit, vous
êtes né de Marie toujours vierge, et vous sortez en cette sorte pour paraître
aux hommes, comme vous dites vous-même : «Je suis sorti de mon Père, et je suis
venu dans le monde (2) : » non que vous soyez venu où vous n'étiez pas, mais
vous avez paru où vous ne paraissiez pas ; et voilà votre sortie dans le temps,
lorsqu'étant fait homme mortel, vous avez paru parmi les mortels.
C'est ainsi que vous êtes venu
dans le monde en qualité d'homme ; mais en même temps vous êtes demeuré comme
Dieu dans le sein de votre Père, selon ce que disait saint Jean votre précurseur
: « Personne n'a jamais vu Dieu ; mais le Fils unique qui est dans le sein de
son Père nous en a raconté les merveilles (3), » nous l'a fait connaître. Et
comme vous dites vous-même, « personne n'est monté au ciel que celui qui est
descendu du ciel, à savoir le Fils de l'homme qui est dans le ciel (4) » Vous en
êtes descendu, et vous y êtes : comme Dieu vous ne quittez jamais le ciel, qui
est le lieu de la gloire de votre Père, et vous ne le pouvez jamais quitter.
Comme homme mortel, vous avez quitté cette gloire qui vous était naturelle, et
vous nous avez paru dans la bassesse. Et vous vous êtes « fait homme, et » vous
avez « habité au milieu de nous, et nous avons vu » votre « gloire, comme la
gloire du Fils unique plein de grâce et de vérité (5). »
Mais comment est-ce que saint
Jean a dit qu'il avait vu votre gloire? Est-ce à cause qu'il vous a vu
ressuscité et montant aux cieux, ou même qu'il vous a vu transfiguré sur le
Thabor ? Tout cela entre dans sa pensée : mais il déclare qu'il vous a vu dans
votre gloire, lorsqu'il vous a vu « plein de grâce et de vérité : » plein delà
grâce des miracles et guérissant tous les maux de nos corps : plein de
1 Luc, I, 35. — 2 Joan.,
XVI, 28. — 3 Joan., I, 18. — 4 Joan., III, 13. — 5 Joan.,
I, 14.
330
la grâce qui nous sanctifie, puisque vos apôtres vous
disaient : « O Seigneur, augmentez-nous la foi (1)» ; » et que cet afflige vous
criait du fond de son cœur : «Je crois, Seigneur, aidez mon incrédulité (2). »
C'est donc ainsi que saint Jean vous a vu « plein de grâce ; » et par la même
raison il vous a vu « plein de vérité, » parce que vous annonciez la vérité aux
hommes par vos prédications , et qu'en même temps vous la leur mettiez dans le
cœur par l'inspiration de votre grâce, les illuminant tout ensemble et au dedans
et au dehors. Nous avons donc vu votre gloire, même au milieu de vos bassesses,
parce que nous y avons vu la vérité et la grâce dont vous étiez plein, et plein
non-seulement pour vous, mais encore pour nous, puisque « nous avons tous reçu
de votre plénitude et grâce pour grâce (3), » comme le disait saint
Jean-Baptiste votre précurseur.
Nous voyions donc alors votre
gloire au milieu de vos infirmités : et si nous ne la voyions pas tout entière ;
si en même temps que nous vous voyions des yeux de la foi, comme le Fils unique
de Dieu, nous vous voyions des yeux du corps comme ]e dernier des hommes, comme
l'homme de douleurs et tout rempli d'infirmités , comme un ver et non pas comme
un homme : c'est que vous cachiez volontairement votre gloire : vous en
suspendiez l'effet : ce n'était point par force que vous étiez dans
l'abaissement : c'était par amour et par bonté. Et néanmoins avec cette gloire
dont vous étiez plein , et que vous aviez apportée en sortant de Dieu, vous
venez nous laver les pieds ! Quand donc j'aurais de la gloire, je la voudrais
supprimer. Mais je n'en ai point : je n'ai rien : je ne suis rien : et il ne
s'agit que d'abaisser, ou plutôt il ne s'agit que de tenir bas un pur néant.
Les mêmes paroles : « Sachant
qu'il était sorti de Dieu, et qu'il y retournait (4). » Celui qui est sorti de
Dieu de cette manière, ne
1 Luc, XVII, 5 — 2 Marc, IX, 23. — 3 Joan.,
I, 16. — 4 Joan., XIII, 3.
331
peut pas qu'il n'y retourne. Il y avait en lui une grandeur
qui devait enfin l'emporter. Il ne pouvait s'abaisser que par condescendance ,
pour s'approcher de nous, pour nous apporter ses grâces, pour nous donner un
parfait modèle d'humilité, de douceur, de patience, de toutes les vertus, pour
se rendre la victime de nos péchés. Pour cela il fallait qu'il descendit
jusqu'au tombeau; mais, comme dit saint Pierre, « il n'y pouvait pas être détenu
(1)» Et il fallait que la vie qui était en lui prévalût. Il fallait donc aussi
que s'il quittait sa gloire, il la reprît bientôt ; « s'il s'humiliait jusqu'à
la mort, et à la mort de la croix, Dieu » devait ensuite « l'exalter et lui
donner un nom qui fut au-dessus de tout nom (2), » pour accomplir aussi ce qu'il
a demandé à son Père : « Mon Père , glorifiez-moi en vous-même de cette gloire
que j'ai eue en vous avant que le monde fût (3). » C'est ce que veut dire saint
Jean par ces paroles : « Sachant qu'il sortait de Dieu et qu'il y retournait. »
Car il n'était pas possible qu'il demeurât toujours séparé d'une gloire qui lui
était si naturelle ; et non-seulement il y devait retourner, mais encore nous y
ramener avec lui. Ce qui aussi lui a fait dire : « Mon Père , je veux que là où
je suis, ceux que vous m'avez donnés y soient aussi avec moi, afin qu'ils
contemplent ma gloire que vous m'avez donnée, parce que vous m'avez aimé avant
la création du monde (4). » La contempler, c'est en jouir, c'est y participer,
selon ce que dit saint Jean : « Nous lui serons semblables , parce que nous le
verrons comme il est (5). » Et c'est l'accomplissement de ce qu'il a dit : « Je
leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient un comme nous
sommes un, et que le monde sache que vous les avez aimés comme vous m'avez aimé
(6). »
Que ceux qui aiment Jésus-Christ
goûtent ces paroles, et qu'ils goûtent encore celles-ci : « Je m'en vais vous
préparer la place : et quand je m'en serai allé, et que je vous aurai préparé la
place, je reviendrai, et je vous retirerai à moi, afin que là où je suis, vous y
soyez aussi (7). » Voilà donc la manière dont Jésus-Christ devait retourner à
Dieu ; voilà ce que veulent dire ces paroles de
1 Act., II, 24. — 2 Philipp.,
II, 8, 9. — 3 Joan., XVII , 5. — 4 Joan., XVII, 24. — 5 I
Joan., III, 2. — 6 Joan., XVII, 22, 23. — 7 Joan., XIV, 2, 3.
33
saint Jean : « Il était sorti de Dieu et il y retournait :
» et lorsqu'il fut sur le point d'accomplir ce glorieux retour, étant tel et se
sachant tel, comme le remarque saint Jean, il voulut bien nous laver les pieds.
Silence, silence, encore un coup : taisez-vous, mes pensées : laissez-moi
contempler Jésus aux pieds de ses apôtres , à nos pieds de tous : et aux pieds
de tous ses fidèles qu'il regardait dans ses apôtres.
Lisez versets 4 et 5. « Il se
leva de table et il posa ses habits, » les habits d'honneur que portaient les
personnes libres, et ne se laissant que cette sorte d'habits que ceux qui
servaient avaient accoutumé de garder. « Et ayant pris un linge, il se l'attacha
devant lui : » de mot à mot, « il s'en ceignit. » Se ceindre, en général était
la posture de celui qui allait servir, selon ce qui est écrit : « Que vos reins
soient ceints ; » et un peu après : « Soyez comme les serviteurs qui attendent
leurs maîtres ; » et peu après : « Le maître se ceindra lui-même, et fera
asseoir à sa table ses fidèles serviteurs, il viendra lui-même les servir (1). »
Voilà en général ce que c'est que se ceindre : mais se ceindre d'un linge est
l'habit d'un service encore, plus vil, qui est celui de laver les pieds. Et
remarquez que Jésus fait tout lui-même : lui-même il pose ses habits : il se met
lui-même ce linge : il verse l'eau lui-même dans le bassin, de ces mêmes mains
qui sont les dispensatrices de toutes les grâces ; de ces mains qui sont les
mains d'un Dieu qui a tout fait par sa puissance ; de ces mains dont la seule
imposition, le seul attouchement guérissait les malades et ressuscitait les
morts : de ces mêmes mains il versa de l'eau dans un bassin , il lava et essuya
les pieds de ses disciples. Ce n'est pas ici une cérémonie ; c'est un service
effectif qu'il leur rend à tous, et le service le plus vil, puisqu'il faut se
mettre à leurs pieds pour le leur
4 Luc, XII, 35-37.
333
rendre : il faut laver les ordures et la poussière qui
s'amassaient autour des pieds en marchant nu-pieds, comme on faisait en ces
pays-là. Voilà ce que fait Jésus, sachant tout ce qu'il était dès l'éternité et
dans le temps, et ce qu'il allait devenir par sa résurrection et son ascension
triomphante. Pénétrez-moi, ô Jésus, de votre grandeur naturelle et de vos
bassesses volontaires, afin que du moins dans ma petitesse naturelle je n'aie
point de difficulté à me tenir bas et à servir mes frères.
Que saint Pierre était pénétré
de ces grandeurs et de ces bassesses de son maître, lorsqu'il s'écrie tout
transporté : « Quoi ! Seigneur , vous me laveriez les pieds (1) ! » Vous ? à qui
? à moi ! Tu, mihi. Vous, le Fils de Dieu ! à moi, un pécheur ! Il lui
disait autrefois : « Retirez-vous de moi, Seigneur ; car je suis un homme
pécheur (2) : » un homme, un mortel, un néant : mais ce qui est encore pis, un
pécheur. Ha ! retirez-vous de moi, je ne puis souffrir votre approche. A plus
forte raison maintenant, que vous veniez me laver les pieds et me rendre un
service si indigne de vous, un maître à son disciple ! un Seigneur et un tel
Seigneur à son esclave! « Ha ! Seigneur, » quoi que vous disiez, je ne le
souffrirai jamais : « Jamais vous ne me laverez les pieds (3). »
Le caractère de saint Pierre
était la ferveur. Elle n'était pas encore bien réglée, mais elle était extrême ;
et quoique Jésus lui dit : « Vous ne savez pas encore ce que je veux faire, mais
vous le saurez bientôt » et en son temps ; comme s'il eût dit : Laissez-moi
faire; je sais pourquoi je le fais; Pierre s'obstine pour ainsi parler, et
contraint Jésus de lui dire : « Si je ne vous lave, vous n'aurez point de part
avec moi. » Et en même temps, avec la même ferveur qui lui faisait dire : «
Jamais vous ne me laverez les pieds, » il s'écrie : « Ha ! Seigneur,
non-seulement les pieds, mais encore les mains et la tête (4). » Il ne savait
pas encore ce que
1 Joan., XIII, 6, 7. — 2 Luc, X, 8. — 3
Joan., XIII, 6. — 4 Ibid., 7-9.
334
c'était d'être lavé par Jésus, et dans quel baptême il
fallait être plongé à son exemple. Il n'avait pas encore pénétré cette parole de
son maître : « J'ai à être baptisé d'un baptême (1) : » il faut que je sois
baptisé de mon propre sang : et je réserve ce baptême de souffrance à mes
serviteurs : je leur laverai les pieds, je leur laverai les mains, je leur
laverai la tête par ce baptême. Pierre ne savait pas encore tout ce mystère : il
ne savait pas encore parfaitement combien nos pensées, combien nos actions
étaient impures, ni combien nous avions besoin que notre tête et nos mains
fussent lavées. Et néanmoins possédé du désir d'être avec son maître et d'avoir
part avec lui, à l'abandon il s'écrie : Je vous livre tout, les pieds, les
mains, la tête même : lavez-moi comme vous voudrez : je veux être avec vous,
quoi qu'il en coûte : à quelque prix que ce soit, je veux vous avoir : faites ce
que vous voudrez, non-seulement de mes pieds, mais encore de mes mains et de ma
tête. Vous serez écouté, Pierre : vos pieds et vos mains seront lavés : vous
serez crucifié comme votre maître : votre tête aura son partage dans votre
crucifiement, et vous serez crucifié la tête en bas. C'est ainsi que votre
maître vous lavera : voilà le bain qu'il vous prépare : « Vous ne le savez pas
encore ; » mais on vous le fera savoir en son temps. « O Seigneur,
non-seulement les pieds, mais encore les mains et la tête. » Imitons saint
Pierre : abandonnons-nous à notre Sauveur. Nous ne savons pas encore ce qu'il
veut faire de nous : notre faiblesse ne le pourrait pas souffrir : mais quoi que
ce soit, « mon cœur est prêt : mon cœur est prêt, ô Dieu (2) ! » encore un coup,
je vous livre tout : pieds et mains, tout ce que je suis, la tête même et l’âme
dont elle est le siège.
En Orient, dans les pays chauds,
l'usage du bain était fort fréquent ; et après qu'on s'était lavé le matin et
pendant le jour,
1 Luc., XII, 50. — 2 Psal. LVI, 8.
335
il ne restait plus sur le soir que de se laver les pieds
pour se nettoyer des ordures qu'on amassait allant et venant. C'est le sens de
cette parole de l'Epouse : « J'ai lavé mes pieds : pourquoi voulez-vous que je
me lève pour les salir (1) ? » Jésus-Christ se sert de cette similitude, pour
faire entendre à ses fidèles qu'après s'être lavé des grands péchés, il reste
encore le soin de se purger de ceux que l'on contracte dans l'usage de la vie
humaine ; lesquels, bien que plus petits à comparaison des autres, ne laissent
pas en eux-mêmes d'être toujours grands, parce qu'une âme qui aime Dieu ne
trouve rien de léger dans ce qui l'offense ; et si elle négligeait de se
purifier de ces fautes, elles la mettraient dans un état funeste , affaiblissant
insensiblement les forces de l’âme : en sorte qu'il ne lui resterait que
très-peu de résistance contre les grandes tentations; ce qui la ferait succomber
trop aisément, parce que ces tentations violentes ne peuvent être vaincues que
par une très-ardente charité. C'est ce que Jésus-Christ nous apprend par ces
paroles : « Celui qui a été lavé n'a plus besoin que de laver ses pieds, et il
est pur dans tout le reste ; et vous, vous êtes purs , mais non pas tous (2). »
Jésus-Christ nous apprend donc par cette parole qu'il ne nous est pas permis de
négliger ces moindres péchés, et c'est ce qu'il a voulu signifier par le
lavement des pieds. Et afin de pénétrer tout le mystère, le soin qu'il prend de
laver les pieds à ses apôtres au moment qu'il allait instituer l'Eucharistie et
les y faire participer, nous apprend que le temps où nous devons nous appliquer
à purger ces fautes vénielles, c'est celui où nous nous préparons à la
communion, où il s'agit de s'unir parfaitement avec Jésus-Christ ; à quoi ces
péchés apportent un si grand obstacle, que si on mourait avant que de les avoir
expiés , la vision bienheureuse en serait retardée et peut-être durant plusieurs
siècles. On doit donc se sentir d'autant plus obligé à purifier ces péchés avant
la communion, que c'est par elle principalement qu'on s'en doit relever, les
autres étant lavés par un autre sacrement et la négligence de purger ces fautes
pouvant aller à un excès qui rendrait l'attache à ces péchés non-seulement
dangereuse comme elle l'est toujours, mais encore mortelle. Car celui
1 Cantic., V, 3. — 2 Joan., XIII, 10.
336
qui ne se soucie des péchés qu'à cause qu'ils damnent,
montre que c'est la peine qu'il craint, mais qu'il n'aime pas véritablement la
justice, c'est-à-dire qu'il n'aime pas Dieu comme il y est obligé ; et il doit
craindre de perdre bientôt par son extrême langueur tout ce qui lui reste de ce
feu divin. Lavons donc soigneusement non-seulement nos mains et notre tête, mais
encore nos pieds , avant que d'approcher de l'Eucharistie : autrement l'Epoux
viendra à nous avec une espèce de dédain. Et encore que ces péchés journaliers
n'empêchent pas qu'il ne nous dise ainsi qu'aux apôtres : « Vous êtes purs, » il
nous avertit néanmoins de nous en purger, quand nous voulons nous approcher de
son corps et de son sang avec toute la pureté requise. Et il fait bien voir
combien est grande cette obligation, lorsqu'en lavant les pieds à ses apôtres,
pour leur inspirer le soin de se purifier de ces péchés, il leur dit : « Si je
ne vous lave, » c'est-à-dire si je ne lave ces taches des pieds, « vous n'aurez
point de part avec moi (1) ; » non-seulement à cause qu'elles retardent, comme
on vient de voir, la vision bienheureuse et la parfaite union avec Dieu ; mais
encore à cause que la négligence de les nettoyer peut causer de dangereuses
froideurs entre l’âme et Jésus-Christ, et même dans un certain degré devenir
mortelle. Lavez-vous donc, chrétiens : lavez-vous de tous vos péchés, jusqu'aux
plus petits, lorsque vous devez approcher de la sainte table : lavez vos pieds
avec soin : renouvelez-vous tout à fait, de peur qu'il ne vous arrive de manger
indignement le corps du Sauveur, puisque vous voyez si clairement que ce péché,
qui peut-être ne serait que véniel par sa nature, deviendrait mortel par
l'attache que vous y auriez. Et quand même vous ne seriez pas tout à fait
indigne de cette indignité qui nous rend coupables du corps et du sang du
Sauveur, nous pourrions nous rendre indignes des grandes grâces sans lesquelles
nous ne pouvons vaincre les grandes faiblesses, ni les grandes tentations dont
la vie est pleine. Nous pourrions nous rendre indignes de cette parfaite
communication avec l'Epoux, et causer entre lui et nous, sinon la rupture, du
moins ces froideurs qui sont des dispositions à la rupture même.
1 Joan., XIII, 8.
337
Seigneur, lavez-moi les pieds,
afin que je dise avec l'Epouse : « Je me suis lavé les pieds : puis-je les salir
de nouveau ? » La pureté est un attrait pour conserver la pureté : plus un habit
est blanc, plus les taches qui sont dessus se font remarquer : plus on est net,
plus on doit éviter de se souiller : dans le désir d'être rangé avec ceux dont
il est écrit, « qu'ils sont sans tache devant le trône de Dieu (1). » C'est à
quoi il faut aspirer et se souvenir de cette belle doctrine de saint Augustin :
qu'encore qu'on ne puisse vivre ici sans péché, on en peut sortir sans péché,
parce que comme les péchés y abondent, les remèdes pour les guérir n'y manquent
pas.
« Vous êtes purs, mais non pas
tous. Car il savait qui était celui qui le de voit trahir; et c'est pour cela
qu'il dit : Vous êtes purs, mais non pas tous (2). » Et cependant, quoiqu'il le
connût et « que le diable fût déjà entré dans son cœur (3) » pour lui inspirer
le dessein de livrer son Maître, il lui lave les pieds comme aux autres, et il
l'avertit qu'il voit son crime pour le porter à se corriger. Arrêtons-nous à
considérer avec saint Paul « la bonté de Dieu » qui nous attend, disons plus, «
qui nous invite à la pénitence, » pendant « qu'avec notre dureté et notre cœur
impénitent nous nous amassons à nous-mêmes des trésors de haine (4). » Telle
était la disposition de Judas.
Que de Judas parmi les
chrétiens! Que de malheureux, que mille démonstrations des bontés de Dieu ne
peuvent détourner de la résolution de mal faire! Ne soyons point de ce nombre.
Si nous en avons été, n'en soyons plus : songeons du moins qu'il nous voit,
qu'il voit celui qui le doit trahir. Et cependant il lui lave les pieds : une
eau sainte lui est présentée dans la pénitence : Jésus est prêt à le recevoir à
son amour et à ses grâces, pourvu qu'il se lave et se repente.
1 Apoc., XIV, 5. — 2 Joan.,
XIII, 10, 11. — 3 Ibid., 2.— 4 Rom., II, 4, 5.
338
Il fallait joindre l'instruction
de la parole à celle de l'exemple. Jésus « reprit ses habits, et s'étant remis à
table, » avant que de reprendre le souper qu'il avait interrompu, avant que d'en
venir au repas céleste, il y parla en cette sorte : « Vous voyez ce que je viens
de faire : vous m'appelez votre Maître et votre Seigneur, et vous avez raison :
car je le suis (1). » Continuez la lecture, versets 14, 15, 16. Vous y
apprendrez que le Sauveur nous enseigne à rendre à nos frères le service que
nous pouvons, même corporel, même sans y être tenus. Celui de laver les pieds
était alors en grand usage, comme il paraît par ces paroles de saint Paul, où il
compte parmi les conditions de la veuve, qu'on devait choisir pour servir les
pauvres, « qu'elle ait été hospitalière, qu'elle ait lavé les pieds des saints
(2). » Choisissons à cet exemple quelque service de cette nature, qui revienne à
celui-là selon nos mœurs. Par exemple, allons servir les malades dans un
hôpital, ou plutôt encore quelque malade qui soit sans secours et qui ait besoin
d'un tel service; et toutes les fois que nous le rendrons à quelqu'un,
rendons-le comme Jésus-Christ, le plus sérieux, le plus effectif, et par
conséquent le plus humble qu'il se pourra; et que ceux qui rendent quelquefois
aux pauvres de tels services par cérémonie, comme les princes, les prélats, les
supérieurs des communautés, entrent dans l'esprit de cette cérémonie : qu'ils
entrent dans une profonde et sincère humilité : qu'ils considèrent, que dans le
fond notre nature est servile : que nous sommes nés serfs par le péché et que la
différence des conditions ne peut pas effacer ce titre.
Ne servons pas seulement nos
frères avec humilité, comme a fait le Sauveur; mais servons-les avec amour, en
nous souvenant de cette parole : « Jésus ayant toujours aimé les siens, il les
aima jusqu'à la fin (3). » Ce ne fut donc pas seulement pour pratiquer
1 Joan., XIII, 12, 13. — 2 I Timoth., V, 9,
10. — 3 Joan., XIII, 1.
339
l'humilité et nous en donner l'exemple, qu'il lava les
pieds à ses disciples; mais ce fut par un tendre amour, par le plaisir qu'il
avait à leur montrer combien il les estimait, pour relever la dignité de la
nature humaine tombée dans la servitude. Servons donc nos frères dans le même
esprit, par estime, par tendresse et pour honorer Jésus-Christ en eux.
Dans un sens moral, mais
très-véritable et très-solide, nous nous lavons les pieds les uns aux autres,
lorsque nous prenons soin de nous avertir mutuellement de nos fautes; toujours
prêts à les excuser, ne souffrant pas qu'on déshonore notre prochain dans les
moindres choses, et le purgeant par ce moyen jusque des plus petits défauts; et
cela, non-seulement par humilité, de peur qu'en jugeant les autres nous nous
attirions à nous-mêmes un sévère jugement pour nos défauts; mais par une sincère
et véritable tendresse pour tous les chrétiens qui sont nos frères, et pour tous
les hommes qui sont notre chair.
Jésus-Christ, après avoir dit :
« Faites comme je vous ai fait (1), » et avoir montré aux hommes le service
qu'ils doivent rendre à leurs semblables, afin de leur faire entendre à combien
plus forte raison ils doivent servir ses ministres, il ajoute : « Celui qui
reçoit ceux que j'envoie, me reçoit moi-même; et : celui qui me reçoit, reçoit
celui qui m'a envoyé (2). » Le bel enchaînement de remonter des ministres de
Jésus-Christ à lui-même, et de lui-même jusqu'à Dieu son Père! Accoutumons-nous
à regarder Jésus-Christ dans nos pasteurs, et dans Jésus-Christ toute la majesté
de son Père.
En tenant ces discours à ses
apôtres, Jésus-Christ y insère toujours quelque chose du traître Judas pour les
confirmer, non-seulement dans la foi en leur faisant sentir qu'il savait tout,
mais encore dans les sentiments de bonté et d'humilité, puisque connaissant,
comme il dit, ceux qu'il avait choisis et sachant les noirs desseins de ce
traître, il n'avait pas laissé de lui laver les pieds : et non-seulement cela,
mais encore de le faire mettre à sa table, de lui servir à manger comme aux
autres, et ce qui est au-dessus de tout, de lui donner comme aux autres son
corps et son sang.
1 Joan., XIII, 15. — 2 Ibid., 20.
340
« Jésus ayant dit ces choses, se
troubla en son esprit, » et se déclara en disant : « Un de vous me trahira. » Ce
trouble dans l’âme sainte et dans l'esprit de Jésus, est digne d'une attention
extraordinaire. Ce qui se présente d'abord à notre esprit, c'est la cause de ce
trouble : « Un de vous me trahira. » Le crime, la trahison , la perfidie d'un
des disciples de Jésus, c'est ce qui lui cause ce trouble intérieur. Ce qui le
trouble donc en général, c'est le péché : c'est en particulier les péchés de
ceux qui lui étaient le plus unis, comme Judas qu'il avait mis au nombre de ses
apôtres. Quand il songeait que sa passion, par laquelle il venait détruire le
péché, devait introduire dans le monde tant de nouveaux crimes : des crimes si
énormes, si singuliers, si inojiïs, : la trahison d'un Judas, les inhumanités
des Juifs , leur ingratitude , en un mot le déicide, c'est là ce qui lui causait
plus que tout le reste ce trouble intérieur ; et on ne se trompera pas en
croyant que c'était là la partie la plus amère de son calice.
Nous voyons trois endroits
principaux où il est parlé du trouble de la sainte âme de Jésus ; celui-ci, au
chapitre XII du même Evangile, verset 27, lorsqu'il dit : « Mon âme est
troublée; » et dans le chapitre XI, verset 33, où voyant les larmes des Juifs et
de Marie, sœur de Lazare, qui pleuraient sa mort, « il frémit en son esprit et
se troubla lui-même. »
Il n'y a nul doute, dans
l'endroit où nous sommes, que le sujet de son trouble ne fût le crime de Judas
et de tous ceux qui devaient coopérer à sa mort. Car l'évangéliste le remarque,
lorsqu'il dit « qu'il se troubla, » et qu'il dit en même temps : « Un de vous me
trahira. » On doit croire aussi que lorsqu'il dit à la veille de sa passion : «
Mon âme est troublée, » c'était là principalement ce qui le troublait : c'était,
dis-je, le péché, puisque rien ne méritait tant de l'émouvoir. Enfin s'il a paru
si troublé
341
à la mort de Lazare et aux larmes qu'elle fit verser, il ne
faut pas croire que la seule mort du corps lui causât ce frémissement et ce
trouble : c'est qu'il regardait la mort de l’âme dans celle du corps qui en
était la figure. Il regardait que c'est le péché qui a amené la mort dans le
monde : Lazare était l'image du pécheur et du pécheur dans son état le plus
funeste et le plus affreux, qui est celui où l'on est par le péché
d'endurcissement et d'habitude, lorsqu'on pourrit dans son crime.
Ainsi ce trouble que Jésus
ressentit ici dans son esprit, c'est l'horreur dont il fut saisi, en considérant
le péché : c'est ce qui lui causa ce saisissement qu'il fit paraître en
frémissant. Et s'il nous est permis de pénétrer dans ses sentiments les plus
intimes, ce qui le troubla le plus vivement en cette occasion, c'est qu'il
regarda le mauvais effet que sa mort et le mérite de son sang répandu devaient
produire dans les pécheurs , en leur étant une occasion de s'abandonner au péché
par l'espérance qu'elle leur donnait d'en obtenir le pardon. C'est là ce qu'il y
a de plus horrible dans le péché, d'y faire servir la bonté de Dieu et la grâce
de la rédemption. Si c'est là ce que le péché a de plus horrible, c'est là aussi
par conséquent ce qui causait au Sauveur le plus d'horreur, le plus de
saisissement, le plus de trouble.
Et pour venir au trouble qu'il
ressentit aux approches de sa mort, il n'était pas seulement causé par les
crimes, par les cruautés, par les injustices et les perfidies qui devaient le
mener au dernier supplice : mais encore parce qu'il voyait qu'il en serait en
quelque façon l'occasion innocente. Car encore que bien éloigné de donner lieu à
la jalousie et aux injustices des Juifs , il n'ait rien omis pour les corriger
et que leur malice seule fût la cause de leurs fureurs, néanmoins il ne laissait
pas d'être véritable, que la sainteté de Jésus, sa doctrine, ses miracles, ses
vives et pressantes répréhensions, qui devaient opérer leur salut, excitèrent
cette jalousie et cette haine implacable contre Jésus-Christ, et que Judas prit
occasion de s'éloigner de lui, des paroles qu'il avait dites en faveur de Marie,
lorsqu'elle avait épanché sur lui tant de parfums précieux.
Il faut ajouter à tout cela
qu'il avait à souffrir la mort comme
342
la juste punition de tous les péchés dont il était chargé,
et il y allait en quelque façon comme coupable. Ainsi l'horreur du péché le
saisissait : il s'en voyait tout environné, tout pénétré. Il voyait, ô cruel
spectacle pour le Sauveur du genre humain! il voyait croître le péché par le
mauvais usage qu'on ferait de sa mort. Elle faisait dire à plusieurs qu'il
n'était pas le Fils de Dieu, que tous les miracles par lesquels il l'avait
prouvé, n'étaient qu'illusion. Elle était scandale aux Juifs et folie aux
gentils, et aux fidèles mêmes. Quelle occasion de vengeance , puisqu'en général
tous ceux qui ne voudraient pas en profiter en devenaient plus coupables, plus
punissables, plus damnés! Combien était touché de leur malheur ce bon Sauveur,
qui aimait si tendrement tous les hommes, particulièrement ses fidèles, et qui
ne s'était fait homme que pour les sauver ! O Jésus, c'est ce qui troublait
principalement votre sainte âme : c'est ce qui lui causa cette émotion et les
autres que nous verrons dans la suite. Ayons donc horreur du péché , et voyons
dans le trouble de Jésus combien notre conscience en devrait être troublée.
Il me semble, ô mon Sauveur, que
vous me faites entendre en quelque façon ce que c'était que ce trouble dont il
est si souvent parlé dans votre Evangile. C'est déjà, bien certainement, un
trouble dans l'intérieur; autrement l'évangéliste ne dirait pas : « Il se
troubla dans son esprit ; » ni lui-même : « Mon âme est troublée. » Mais
qu'est-ce donc dans son intérieur que ce trouble, si ce n'est l'horreur d'un
grand mal, d'un mal extrême, du plus grand de tous les maux, qui est le péché
avec toutes les affreuses circonstances qu'on vient de voir que Jésus avait en
vue : horreur qui excitée dans son âme sainte, rejaillissait sur le corps et y
causait des effets à peu près semblables à ceux que nous éprouvons à la vue des
objets les plus fâcheux; à quoi il faut ajouter
343
au temps de la passion, ce que je vais tâcher de pénétrer
avec le secours de l'Ecriture ?
Le trouble de l’âme consiste
principalement dans la diversité des pensées qui nous montent dans l'esprit à
l'occasion des objets extraordinaires. « Pourquoi êtes-vous troublés, et
pourquoi s'é-lève-t-il tant de différentes pensées dans votre cœur (1)? » dit
Jésus lui-même à ses disciples, lorsqu'il les vit si effrayés de ce qu'il leur
apparaissait après sa mort. Ces pensées, dont l’âme est distraite et agitée, en
sorte qu'elle ne sait quel parti prendre et à quoi se déterminer, c'est ce qui
la trouble : elle ne se possède plus, elle n'est plus maîtresse d'elle-même.
Oserons-nous dire qu'il y a eu
quelque chose de semblable dans l’âme sainte de Jésus? « Maintenant, dit-il, mon
âme est troublée : et que dirai-je? Dirai-je » à mon Père : « Mon Père,
sauvez-moi de cette heure » affreuse où j'aurai tant à souffrir? « Mais c'est
pour cette heure-là que je suis venu : mon Père, glorifiez votre nom (2). »
Voilà cette diversité de pensées
: on voit une espèce de perplexité dans ces paroles : « Que dirai-je? » une
espèce d'irrésolution dans celles-ci : Que demanderai-je à mon Père? qu'il me
délivre de tant de maux? Mais tout se termine enfin par s'abandonner tout entier
à Dieu et n'avoir pour objet que sa gloire.
Y a-t-il eu une véritable
irrésolution dans la sainte âme de Jésus? A Dieu ne plaise! car l'irrésolution
ne venant que de la faiblesse de la raison, lorsqu'on ne voit pas assez clair
pour se déterminer à ce qu'il faut faire, une telle disposition pouvait-elle se
trouver dans l’âme du Sauveur, à qui la sagesse éternelle était unie et ne
cessait de la diriger dans tous ses mouvements? Mais encore qu'il n'y eût point
une véritable irrésolution dans une âme si ferme et si éclairée, il y a eu
quelque chose de semblable, puisqu'il a souffert en lui-même ces différentes
pensées que causent d'un côté l'horreur naturelle d'une mort accompagnée de tant
de terribles circonstances, et de l'autre une parfaite détermination à s'y
livrer, parce que Dieu le voulait ainsi.
1 Luc, XXIV, 38. — 2 Joan., XII, 27, 28.
344
Pour comprendre combien cet état
est fâcheux et affligeant, il ne faut que se souvenir que ce qui faisait
l'horreur de Jésus-Christ n'était pas seulement la mort douloureuse qu'il avait
à souffrir : car encore que cette horreur de la mort et de la douleur soit
naturelle au genre humain et que Jésus-Christ l'ait dû prendre avec toute sa
vivacité en prenant notre nature tout entière , c'était le péché qu'il regardait
comme l'objet qui lui était le plus opposé et qui faisait son aversion. Il
regardait la mort, ainsi qu'on l'a vu, comme l'effet, comme la peine du péché :
la sienne était causée par mille énormes péchés : elle en augmentait la grièveté
et le nombre à la manière qui a été dite. Ah quel calice! combien grande,
combien excessive en est l'amertume !
Un ancien Père raconte la
disposition de trois solitaires dans les injures qu'on leur faisait. L'un se
recueillait en lui-même et examinait en tremblant s'il ne s'était point emporté,
s'il n'avait point manqué de patience. L'autre regardait celui par qui il était
outragé comme un homme qui s'attirait à lui-même de grands maux par les justes
jugements de Dieu, et il en était attendri jusqu'à en pleurer. Mais les larmes
du dernier étaient bien plus abondantes et bien plus amères, parce qu'il
s'attachait à considérer que les outrages qu'on lui faisait étaient autant
d'offenses contre Dieu, dont encore il avait été l'occasion, quoiqu'innocente.
Laissons la première disposition, qui ne peut convenir au Sauveur; mais les deux
autres étaient en lui d'autant plus vives qu'il avait plus de tendresse pour les
hommes, une impression beaucoup plus forte des jugements de Dieu et une horreur
du péché au-dessus de tout ce qu'on peut penser.
Quand donc il lui plaisait,
quand il était convenable, et il l'était principalement dans le temps de sa
passion, de se livrer tout entier à ce sentiment de compassion pour les pécheurs
et d'horreur pour le péché même, ce qu'il souffrait est inexplicable et il ne
faut
345
pas s'étonner de lui avoir entendu dire : « Mon âme est
troublée (1) ; » ni de lui entendre dire bientôt : « Mon âme est triste jusqu'à
la mort (2). »
Mon Sauveur, ce trouble de votre
sainte âme était nécessaire, d'un coté pour exciter et pour guérir
l'insensibilité de la mienne, qui loin d'être troublée de son péché, n'en sent
ni le poids ni la blessure; et de l'autre pour expier ce trouble de mes sens
émus parles diverses passions qui me tyrannisent tour à tour. Seigneur,
guérissez-moi de tant de maux : que je cesse d'être insensible au péché : que je
cesse d'être si sensible aux plaisirs et aux douleurs qui viennent du corps, où
je me trouve plongé par l'acquisition et la perte des biens périssables.
Comment s'accorde ce trouble,
cette agitation et, pour tout dire à la fois, cette profonde tristesse de l’âme
de notre Sauveur, avec la parfaite union du Verbe et la bienheureuse jouissance
qu'elle attirait avec elle? C'est un mystère qu'il ne faut pas espérer de
pénétrer en cette vie. Il nous suffît de penser que comme l'union de l’âme avec
le corps a ses règles qui font que l’âme , selon ses divers rapports et ses
différents objets, a des sentiments, reçoit des impressions, forme des pensées
contraires en quelque façon les unes aux autres : ce qui donne lieu
non-seulement aux philosophes, mais encore à l'Apôtre même, de distinguer «
l’âme d'avec l'esprit (3), » c'est-à-dire de distinguer l’âme comme en deux
parties, et la partie animale d'avec la spirituelle et la raisonnable : ce qui
souffre encore plusieurs autres subdivisions, en sorte qu'il semble quelquefois
qu'il y ait plusieurs hommes dans un seul homme, tant ces sentiments différents
sont véritables et vifs des deux côtés : ainsi l'union du Verbe avec l’âme et
par l’âme avec le corps, et encore celle du Verbe fait homme avec les fidèles
qui
1 Joan., XII 27. — 2 Matth.,
XXVI, 38. — 3 Hebr., IV, 12.
346
sont ses membres, et avec tout le genre humain qu'il porte
en lui-même, ont leurs règles prescrites par le Verbe même, qui demeurant
toujours immuable, excite dans l’âme qui lui est unie et appropriée de cette
admirable manière qui la fait être véritablement l’âme d'un Dieu, des sentiments
différens selon les divers rapports qu'elle a avec lui, avec son corps naturel,
avec son corps mystique, avec tous ses membres et en un mot avec tous les
hommes. En sorte qu'il a dû souffrir par rapport à nous et, comme parlent les
Pères, par économie, par dispensation, par condescendance, ce qui n'eût point
convenu à son état s'il n'eût été qu'une personne ordinaire et particulière :
d'où aussi il est arrivé que, sans aucune diminution de la force qui le tenait
invinciblement et inviolablement uni à la volonté de Dieu et au Verbe qui
réglait tous ses mouvements, par le ministère qu'il exerçait de chef, de
victime, de modèle du genre humain , il a dû souffrir les délaissements et les
faiblesses que demandaient l'expiation de nos péchés, l'exemple qu'il nous
devait, et les grâces qu'il fallait nous mériter par ce moyen. C'est pour nous
que, sans déroger à la vérité de cette parole : « Je ne suis pas seul, car mon
Père demeure avec moi (1), » il n'a pas laissé de s'écrier : « Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé (2)? » C'est pour nous que tout heureux
qu'il était dans la haute partie de l’âme par la jouissance du Verbe qu'il ne
pouvait pas ne pas posséder, puisqu'il faisait avec lui une seule et même
personne, il a fallu qu'il pût dire selon la partie inférieure : « Je suis
triste jusqu'à la mort; » et encore : « L'esprit est prompt, mais la chair est
infirme (3) ; » et le reste que nous trouverons dans la suite. Car ces peines
intérieures faisaient partie de ce qu'il devait souffrir pour le péché : ces
faiblesses faisaient partie du remède qu'il devait apporter aux nôtres, et de
l'exemple qu'il nous devait donner pour les soutenir et pour les vaincre. Il
fallait qu'il y eût en lui des infirmités, des détresses, des désolations, des
délaissements auxquels nous pussions nous unir pour porter les nôtres. C'est par
là « qu'il est devenu ce pontife compatissant qui sait nous plaindre dans nos
maux, à cause qu'il les a expérimentés et qu'il a passé par toute
1 Joan., XVI; 32. — 2 Matth.,
XXVII, 46. — 3 Matth., XXVI, 38, 41.
347
sorte d'épreuves ; tenté, » comme dit saint Paul, « ainsi
que nous en toutes choses, à la réserve du péché (1). »
C'est pour toutes ces raisons,
et sans doute pour beaucoup d'autres qui ne sont pas encore révélées, que l’âme
de Jésus-Christ a été livrée par le Verbe aux horreurs, aux troubles, aux
faiblesses, aux délaissements que nous avons vus; qu'elle s'y est livrée
elle-même volontairement, en s'appliquant aux objets capables de les exciter et
se mettant dans des dispositions qui y étaient le plus convenables. Ce qui fait
dire à saint Jean « qu'il était troublé » à la vérité, mais aussi « qu'il se
troublait lui-même (2), » n'y ayant rien de forcé dans le trouble qu'il
souffrait, et au contraire tout y étant dirigé et ordonné par le Verbe qui
présidait dans cette personne adorable, et par l’âme qui s'abandonnait à cette
conduite de toute sa volonté et de toute sa pensée.
C'est par une intime
participation de ces états du Sauveur que des âmes saintes, au milieu du trouble
des sens et parmi des angoisses inexplicables, jouissent dans un certain fond
d'un imperturbable repos, où elles sont dans la jouissance autant qu'on y peut
être en cette vie. Elles n'ont donc qu'à s'unir au trouble, aux infirmités, aux
délaissements de Jésus pour par ce moyen trouver leur soutien dans l'union
intime qui le tenait si inséparablement attaché à la divinité et aux ordres de
la Sagesse incréée.
Ainsi le saint homme Job poussé
en quelque façon de deux esprits opposés, pendant qu'il dispute avec Dieu pour
soutenir devant lui son innocence, qu'il fulmine pour ainsi dire contre lui, et
qu'il lui fait son procès, comme à celui qui l'a condamné par un jugement inique
et par une espèce d'oppression et de calomnie (3), pénétré en même temps de sa
souveraine justice , il lui demande pardon avec une humilité admirable, et
reconnaît en tremblant qu'il n'y a point de sainteté irrépréhensible à ses yeux
(4). Et pendant que les objets affreux que Dieu lui met dans l'esprit même
durant son sommeil, sans lui vouloir laisser aucun repos, semblent lui faire
perdre tout courage, jusqu'à dire « qu'il est au désespoir, qu'il en est réduit
au cordeau et à se défaire lui-même (5), » dans le
1 Hebr., IV, 15; V, 2, 8. — 2
Joan., XII, 27; XI, 33. — 3 Job., X, 3; XIII, 3; XVI, 18; XVII, 2;
XIX, 6 ; XXIII, 3-6. — 4 Job, IX, 15 et seq. — 5 Job, VII, 14, 15.
348
fond de sa conscience il jouit du repos des justes et
pousse la confiance jusqu'à dire: « Quand il me tuerait, j'espérerai en lui; »
et encore : « Mon témoin est dans le ciel, et celui qui me justifie dans les
lieux hauts ; mes amis sont des discoureurs; c'est devant vous que mes yeux
répandent leurs larmes (1). »
Pendant que Jésus parlait à ses
disciples de celui qui le devait trahir, ils continuaient le souper; et le Fils
de Dieu voulant établir la nouvelle Pâque par l'institution de l'Eucharistie, la
commença par ces paroles : « J'ai désiré d'un grand désir de manger cette Pâque
avec vous devant que de souffrir (2). » Ce qui fut suivi, comme on verra, de
l'institution de l'Eucharistie : et cette institution et ce grand désir qu'il
nous témoigne en ce lieu, de faire avec nous cette Pâque avant que de souffrir,
fait partie de l'amour immense dont Jésus, « qui avait toujours aimé les siens,
les aima, » comme dit saint Jean, « jusqu'à la fin (3). »
Pour donc entrer dans son
dessein et dans des dispositions convenables aux siennes, souvenons-nous que la
Pâque, la sainte victime d'où devait sortir le sang de la délivrance, devait,
comme beaucoup d'autres victimes de l'ancienne alliance, non-seulement être
immolée, mais encore mangée; et que Jésus-Christ voulut se donner ce caractère
de victime, en nous donnant à manger à perpétuité ce même corps qui devait être
une seule fois offert pour nous à la mort. Et c'est pourquoi il disait : « J'ai
désiré avec ardeur de manger avec vous cette Pâque avant que de mourir (4). » Ce
n'était pas la Pâque légale, qui allait finir, que Jésus-Christ désirait avec
tant d'ardeur de manger avec ses disciples : il l'avait souvent célébrée et
mangée avec eux, et une autre Pâque faisait
1 Job, XIII, 15; XVI, 20, 21. — 2
Luc, XXII, 13. — 3 Joan., XIII, 1 — 4 Luc., XXII, 15.
349
soit ici l'objet de son désir. Et c'est pourquoi quand il
dit : « J'ai désiré avec ardeur de manger avec vous cette Pâque, » la Pâque de
la nouvelle alliance, c'est de même que s'il disait : J'ai désiré d'être
moi-même votre Pâque, d'être l'Agneau immolé pour vous, la victime de votre
délivrance ; et par la même raison que j'ai désiré d'être une victime
véritablement immolée, j'ai désiré aussi d'être une victime véritablement mangée
: ce qu'il accomplit par ces paroles : « Prenez, mangez, ceci est mon corps
donné pour vous (1) : » c'est la Pâque d'où doit sortir le sang de votre
délivrance. Vous sortirez de l'Egypte, et vous serez libres aussitôt après que
ce sang aura été versé pour vous : il ne vous restera plus qu'à manger, à
l'exemple de l'ancien peuple, la victime d'où il est sorti. C'est ce que vous
accomplirez dans l'Eucharistie, que je vous laisse en mourant, pour être
éternellement célébrée après ma mort. Manger les chairs de l'Agneau pascal,
était aux Israélites un gage sacré qu'il avait été immolé pour eux. La
manducation de la victime était une manière d'y participer; et c'était en cette
sorte qu'on participait aux sacrifices pacifiques ou d'actions de grâces, comme
il est marqué dans la loi (2). Saint Paul dit aussi « que les Israélites qui
mangeaient la victime, par là étaient rendus participants de l'autel et du
sacrifice, et s'unissaient même à Dieu à qui il était offert, de même que ceux
qui mangeaient les victimes offertes aux démons, entraient en société avec eux
(3). » Si donc Jésus est notre victime, s'il est notre Pâque, il doit avoir ces
deux caractères : l'un d'être immolé pour nous à la croix, l'autre d'être mangé
à la sainte; table comme la victime de notre salut. Et c'est ce qu'il désirait
avec tant d'ardeur d'accomplir avec ses disciples. L'un et l'autre caractère
devait être également réalisé en sa personne : comme il devait être |immolé en
son propre corps et en sa propre substance, il fallait qu'il fût mangé de même :
« Prenez, mangez, ceci est mon corps livré pour vous : » aussi véritablement
mangé qu'il est véritablement livré : aussi présent à la table où on le mange
qu'à la croix où on le livre à la mort, où il s'offre épuisé de sang pour
l'amour de vous.
« Entrons» donc, comme dit saint
Paul, « dans les mêmes
1 Matth., XXVI, 26; Luc.,
XXII, 19. — 2 Levit., III, 7. — I Cor., X, 18-21.
350
dispositions où a été le Seigneur Jésus (1). » S'il a
désiré avec tant d'ardeur de célébrer cette Pâque avec nous, ayons le même désir
de faire la Pâque avec lui. Cette Pâque est la communion; Jésus a faim pour nous
de cette viande céleste ; il désire d'être mangé, et par ce moyen d'être en tout
point notre victime. Ayons la même ardeur de participer à son sacrifice, en
mangeant ce divin corps immolé pour nous. S'il est notre victime, soyons la
sienne : « Offrons nos corps, comme dit saint Paul, ainsi qu'une hostie vivante,
sainte et agréable (2). Mortifions nos mauvais désirs : éteignons en nous toute
impureté, toute avarice, tout orgueil (3). » Humilions-nous avec celui « qui se
sentant égal à Dieu, n'a pas laissé de s'anéantir lui-même, en se rendant
obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix (4). » Prenons des
sentiments de mort : « si nous sommes à Jésus-Christ, » si nous le mangeons, «
crucifions notre chair avec ses vices et ses convoitises (5). » C'est là notre
Pâque : notre Pâque, c'est d'être unis avec lui, pour passer de cette vie à une
meilleure, des sens à l'esprit, du monde à Dieu. C'est à ce prix que nous
pourrons nous rendre dignes de manger avec Jésus-Christ la Pâque qu'il a tant
désirée, et de nous nourrir de la chair de son sacrifice.
Lisez les mêmes paroles de saint
Luc, XXII, 15, 16; et appuyez sur ces mots : «Avec vous : devant que de
souffrir. »
Jésus, qui nous a institué un
baptême, a voulu le recevoir lui-même : Jésus qui nous a institué l'Eucharistie
pour être notre Pâque, a voulu avant toutes choses la recevoir avec nous. Il est
notre Chef, comprenons-le bien. Car c'est là le grand mystère de notre salut. Il
est notre Chef, et ce qui est fait pour nous il le prend lui-même. Il commence
en sa personne l'usage du baptême : il
1 Philipp., II, 5. — 2 Rom., XII, 1. — 2
Coloss., III, 5. — 3 Philipp., II, 6, 8.— 4 Galat., V, 24.
351
commence aussi en sa personne l'usage de l'Eucharistie.
Quand il est baptisé, nous sommes baptisés en lui: nous recevons aussi en lui
l'Eucharistie qu'il reçoit. Il ne faut donc point douter qu'en l'instituant il
ne la reçoive : il ne faut, dis-je, point douter qu'il n'ait mangé ce qu'il a
présenté à ses disciples. Quoi donc ! aura-t-il mangé sa propre chair? Cela fait
horreur. Homme charnel, que craignez-vous, et jamais ne cesserez-vous d'écouter
vos sens? Ignorez-vous le pouvoir de celui qui vous parle? S'il se donne
lui-même à manger aux siens d'une manière qui, loin de leur faire horreur, leur
inspire de la confiance, du respect et de l'amour, qui doute qu'il n'ait pu se
manger lui-même en cette sorte? Sans quoi il n'aurait pas dit : « J'ai désiré
avec ardeur de manger avec vous celte Pâque (1). » Or cette Pâque, cet agneau
pascal, nous avons vu que c'était son propre corps : il le mange donc d'une
manière aussi réelle et tout ensemble aussi élevée au-dessus des sens qu'il nous
le donne, et c'est là sa Pâque et la nôtre : c'est son passage et le nôtre. « Je
m'en vais, dit-il, je monte vers mon Père et vers le vôtre, vers mon Dieu et
vers le vôtre (2). » Je monte vers lui, parce qu'il est mon Père et mon Dieu :
vous y monterez aussi avec moi, parce qu'il est, quoique d'une autre manière,
votre Père et votre Dieu : nous avons donc vous et moi à accomplir ce passage où
nous passons du monde à Dieu.
Mais quand Jésus retourne à
Dieu, il retourne au sein de son Père, au lieu de son origine, à son lieu natal
pour ainsi parler, où il est toujours et qu'il ne peut jamais quitter : il
retourne à son propre bien, à sa propre gloire : il retourne en quelque façon à
lui-même : il vit de lui-même : la vie était en lui comme elle était dans le
Père : il est lui-même la vie : il est la nôtre , il est la sienne : il est la
nôtre et nous avons besoin de le manger : il est la sienne et il n'a besoin ,
pour ainsi parler, que de se manger lui-même. C'est le mystère qu'il accomplit
par cette Pâque qu'il désirait tant de manger avec ses disciples. Nous le
mangeons, nous vivons de lui : il se mange, il vit de lui-même, et il retourne à
son Père pour jouir dans son sein de cette vie. Et c'est pourquoi il ajoute : «
Je vous dis en vérité que je ne mangerai point de cette
1 Luc., XXII, 15. — 2 Joan., XX, 17.
352
pâque si désirée, jusqu'à ce que le mystère en soit
accompli dans le royaume de Dieu (1). » Dans ce bienheureux royaume ma Pâque
sera accomplie, parce que j'aurai passé du monde à mon Père : mais ma Pâque,
c'est aussi la vôtre; et parce que je suis votre Chef et que vous êtes mes
membres, il faut que vous fassiez Je même passage. Mangez donc la victime du
passage : mangez mon corps et passez à Dieu avec moi : commencez à y passer en
esprit : vous y passerez un jour en personne et selon le corps, lorsque vous
ressusciterez par la vertu de mon corps, qui aura sanctifié le vôtre. Alors la
Pâque sera accomplie en vous, comme elle le va être en moi : vous passerez à ma
gloire : votre corps y passera comme votre âme, et il sera revêtu d'immortalité
: et tous ensemble , le chef et les membres, nous jouirons de la gloire et de la
félicité de notre passage, et il n'y aura plus rien à désirer pour le parfait
accomplissement de notre Pâque. Célébrons-en donc, en attendant, le sacré
symbole dans l'Eucharistie, et mangeons avec Jésus-Christ la Pâque si désirée.
Mon Sauveur, par combien de
prodiges y signalez-vous votre amour envers nous? C'est vous qui nous donnez ce
sacré banquet. Vous êtes la viande qu'on y mange : vous êtes celui qui la
mangez, puisque ceux qui la mangent sont vos membres, c'est-à-dire sont d'autres
vous-mêmes. Remplissons-nous donc de Jésus-Christ. On lui est uni dans ce
banquet corps à corps, âme à âme, esprit à esprit. Qui est digne de cette union,
sinon celui qui est déjà en quelque façon un Jésus-Christ pour le devenir encore
davantage en s'y unissant? Qu'il n'y ait donc plus rien d'humain en nous. «
Revêtons-nous, comme dit saint Paul, de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2), » de sa
bonté, de sa douceur, de son humilité, de sa patience, de son zèle, de son
immense charité ; ne respirons que le ciel, où Jésus-Christ est assis à la
droite de son Père: qu'il n'y ait plus que notre corps qui soit sur la terre ;
mais que « nous vivions dans le ciel (3) » comme en étant citoyens : soyons
affamés de Jésus-Christ, de son royaume, de sa justice, car il est aussi affamé
de nous ; «il désire d'un grand désir de manger avec nous cette pâque; » de nous
unir à lui et d'agir sans cesse sur
1 Luc., XXII, 16. — 2
Rom., XIII, 14. — 3 Philipp.
III, 20.
353
nous et en nous par son esprit, pour nous rendre de plus en
plus conformes à lui, jusqu'à ce qu'en nous mettant entièrement avec lui, nous
lui soyons tout à fait semblables, « en le voyant face à face et tel qu'il est
(1). » Et c'est là cette Pâque « qu'il accomplira dans le royaume de Dieu, »
dans le texte que nous méditons. Amen. Amen.
« Avant que de souffrir : » ce
sont les dernières paroles du verset 15 du chapitre XXII de saint Luc.
Cherchons avec humilité pourquoi il fallait que Jésus-Christ instituât et qu'il
mangeât cette Pâque avec ses disciples avant que de souffrir, plutôt qu'après et
lorsqu'il fut ressuscité.
Il avait dessein dans ce mystère de nous rendre sa mort
présente , de nous transporter en esprit au Calvaire, où son sang fut répandu et
coula à gros bouillons de toutes ses veines. « Ceci, dit-il, est mon corps donné
pour vous, rompu pour vous » et percé de tant de plaies : « Ceci est mon sang
répandu pour vous (2). » Voilà ce corps, voilà ce sang qui nous sont mis devant
les yeux comme séparés l'un de l'autre. Afin que tout cadrât à son dessein, il
fallait que ce mystère fût institué à la veille de cette mort sanglante, « la
nuit même où il devait être livré (3), » comme remarque saint Paul, lorsque
Judas machinait son noir dessein et qu'il était prêt à partir pour l'exécuter.
Que dis-je, prêt à partir? « Il part de la table (4) » où lui et les autres
disciples mangeaient pour la dernière fois avec leur Maître, où il venait de
leur donner son corps et son sang, et à Judas comme aux autres : il part à ce
moment pour l'aller livrer : dans deux heures il le mettra entre les mains de
ses ennemis. Jésus est lui-même déjà tout troublé de sa mort prochaine, du
trouble mystérieux que nous avons vu : c'est
1 I Joan., III, 2.— 2 Matth.,
XXVI, 26, 28; Luc, XXII, 19, 20.— 3 I Cor., XI, 23. — 4 Joan.,
XIII, 30.
354
en cet état, c'est parmi ce trouble et la mort pour ainsi
parler déjà
présente, qu'il institue la nouvelle Pâque.
Toutes les fois donc que nous
assistons, que nous communions à son mystère ; toutes les fois que nous
entendons ces paroles :
« Ceci est mon corps, ceci est
mon sang, » nous devons nous souvenir dans quelles conjonctures, à quelle nuit,
au milieu de quels discours elles furent proférées. Ce fut en disant devant, ce
fut en répétant après : « Un de vous me trahira : la main de celui qui me
trahira est avec moi à la table (1). » L'institution de la Cène est faite dans
cette conjoncture : pendant que les apôtres avertis de la perfidie d'un de leurs
compagnons, se regardaient les uns les autres et demandaient avec étonnement et
avec frayeur : « Sera-ce moi? » que Judas le demandait lui-même, et que le
Sauveur lui dit : « Oui, c'est vous, vous l'avez dit (2); » ajoutant encore,
pour lui faire sentir qu'il lisait au fond de son cœur ses noires machinations :
Va, achève, malheureux : « fais promptement ce que tu as à faire (3). » C'est au
milieu de ces actions et de ces paroles, et pendant qu'il désignait des yeux et
de la main celui qui allait faire le coup ; c'est, dis-je, parmi toutes ces
choses qu'il institua l'Eucharistie.
Ne la mangeons donc jamais,
n'assistons jamais à la célébration de ce mystère, que nous ne nous
transportions en esprit à la triste nuit où il fut établi, et que nous ne nous
laissions pénétrer des préparatifs affreux du sacrifice sanglant de notre
Sauveur. Car c'est pour cette raison que saint Paul, en racontant cette
institution, nous remet devant les yeux cette nuit affreuse : «J'ai, dit-il,
appris du Seigneur ce que je vous ai enseigné, que le Seigneur Jésus, la nuit où
il devait être livré, prit du pain (4), » et le reste. C'est dans cette nuit,
songez-y bien et remarquez cette circonstance.
Il pourrait sembler que
l'Eucharistie étant un mémorial de cette mort, en devait être précédée. Mais non
: c'est aux hommes, dont les connaissances sont incertaines et la prévoyance
tremblante, à laisser arriver les choses, avant que d'ordonner qu'on s'en
1 Matth., XXVI, 21; Luc,
XXII, 21. — 2 Matth., XXVI, 22, 25. — 3 Joan., XIII, 27. — 4 I
Cor., XI, 23.
355
souvienne. Mais Jésus bien assuré de ce qui allait arriver
et du genre de mort qu'il devait souffrir, sépare par avance son corps et son
sang : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, dit-il ; mon corps livré : mon
sang répandu (1) : » souvenez-vous-en : souvenez-vous de mon amour, de ma mort,
de mon sacrifice et de la manière admirable dont s'accomplira votre délivrance.
Ainsi quand Dieu institua la
Pâque, à la veille de la délivrance du peuple de Dieu, lorsque tout le monde
était en attente de ce qu'il ferait la nuit suivante pour accomplir cet ouvrage,
il leur dit : « Immolez un agneau : prenez-en le sang : lavez-en vos portes : je
viendrai, je verrai ce sang et je passerai : l'ange exterminateur ne vous
frappera pas : et j'épargnerai à cette marque les maisons des Israélites,
pendant que je remplirai celles des Egyptiens de carnage et de deuil, en faisant
mourir tous leurs premiers-nés, et ce sera là le coup de votre délivrance (2). »
C'est ce que Dieu dit dans l'Exode. Mais que dit-il dans le même lieu? « Vous
renouvellerez tous les ans la même cérémonie : vous immolerez un agneau, vous le
mangerez avec les mêmes observances : et quand vos enfants vous demanderont
quelle est cette religieuse cérémonie, vous leur répondrez : C'est la victime
que nous célébrons en mémoire du passage du Seigneur, lorsque frappant toute
l'Egypte, il épargna, il passa les maisons des Israélites et nous délivra par ce
moyen de la servitude où nous étions (3). »
Dieu donc, qui savait ce qu'il
voulait faire, en institua aussi le mémorial avant que la chose fût arrivée,
afin qu'en faisant la Pâque, non-seulement ils se souvinssent de leur
délivrance, mais qu'ils se souvinssent encore que ce sacré mémorial avait été
établi à la veille d'un si grand ouvrage, et pendant que tout le peuple était en
attente d'un si grand événement.
La nouvelle Pâque est instituée
dans le même esprit : et toutes les fois qu'on la célèbre parmi nous, et on la
célèbre non pas tous les ans comme la Pâque ancienne, mais tous les jours;
toutes les fois, dis-je, qu'on la célèbre et que nos enfants qui nous la verront
célébrer avec tant de religion et de respect, nous demanderont
1 Matth.. XXVI, 26, 28; Luc,
XXII, 19, 20. — 2 Exod., XII, 3, 6, 7, 12, 13, 23. — 3 Ibid.,
25-27.
356
quelle est cette cérémonie, nous leur dirons : C'est le
mystère que Jésus-Christ institua avant sa mort, mais cette mort déjà présente,
pendant qu'on tramait le noir complot qui le devait mettre en croix le
lendemain, pour nous laisser un mémorial de cette mort et la perpétuer en
quelque sorte parmi nous. Venez, venez, mes enfants ; préparez-vous à communier
avec nous, et souvenez-vous de votre Sauveur, immolé pour l'amour de vous.
Il fallait donc pour accomplir
l'ancienne figure de la Pâque, il fallait que la nouvelle pâque, qui devait être
le mémorial éternel de la mort de Jésus-Christ, fût instituée avant cette mort :
« J'ai désiré, dit Jésus, de la manger avec vous avant que de souffrir (1). » Et
qu'était-ce en effet que la Pâque ancienne, si ce n'était la figure de la
véritable délivrance du peuple de Dieu? « Immolez un agneau, prenez-en le sang :
lavez-en vos portes : je vous délivrerai à cette marque (2). » Dieu avait-il
besoin du sacrifice d'un agneau pour accomplir ses ouvrages? Avait-il besoin
d'un signal et de cette marque de sang pour connaître les maisons qu'il voulait
épargner? Tout cela manifestement se faisait en notre figure, pour nous
apprendre que nous ne serions délivrés que par le sacrifice de Jésus-Christ,
l'agneau sans tache immolé pour le péché du monde et en vue du sang de son
sacrifice. Et Jésus-Christ établit le mémorial d'un si grand bienfait, comme
Dieu avait établi celui de la délivrance du peuple ancien, avant que la chose
fût arrivée, afin que nous connussions que notre Dieu n'est pas comme les
hommes, qu'il sait prévoir toutes choses et les faire comme il convient à un
Dieu.
Accoutumons-nous donc, en
assistant au saint sacrifice et encore plus en communiant, à nous remplir la
mémoire de la mort de notre Sauveur et de la nuit où il fut livré. Regardons
l'institution de l'Eucharistie comme un nouvel engagement qu'il prenait encore
avec nous et avec son Père, pour se dévouer à la mort. Et quelle merveille qu'il
l'ait prévue à la veille qu'elle arriva, puisque non-seulement il l'avait prévue
longtemps auparavant, comme on le voit en tant de lieux de son Evangile, mais
encore comme on le voit dans la loi et dans les prophètes dès l'origine du
monde, par tant de prédictions, par tant de figures admirables?
1 Luc., XXII, 15. — 2 Exod., XII, 3-5.
357
Rappelons à notre mémoire toutes
les paroles de Jésus-Christ sur le sujet de Judas dans cette nuit, dès le
lavement des pieds : « Vous êtes purs, disait-il, mais non pas tous. Car il sa
voit qui était celui qui le devait trahir ; » et un peu après : « Je ne parle
pas de vous tous : je connais ceux que j'ai choisis : mais il faut que
l'Ecriture soit accomplie, où il est dit : Celui qui mange à ma table lèvera le
pied contre moi ; et je vous le dis avant que la chose arrive, afin que vous
connaissiez qui je suis, lorsqu'elle sera arrivée (1). »
Ce n'était pas seulement pour
l'instruction de ses fidèles disciples que Jésus-Christ parlait ainsi : c'était
pour la conversion de ce perfide. Car qu'y a-t-il de plus puissant, pour
convertir un pécheur, que de lui dire : Tu es vu? comme Nathan disait à David :
« C'est vous qui êtes cet homme (2) : » vous êtes cet adultère : cet homicide :
vous l'avez fait en secret, et moi je le découvrirai à toute la terre. Et David
averti de cette sorte, confessa son péché, et commença sa pénitence. C'est ainsi
que le Sauveur lui-même dit à Judas (3) : C'est toi, c'est toi, malheureux : tu
caches en vain tes noirs desseins : tu vas en vain chercher les Juifs dans le
secret et parmi les ténèbres de la nuit : Tu es vu : on lit dans ton cœur :
perfide, tu veux trahir ton Sauveur. Pourquoi nous cachons-nous, malheureux, si
nous ne pouvons éviter les yeux de Jésus-Christ? N'est-ce pas assez que Dieu
nous voie? Le comptons-nous pour rien, et ses yeux nous sont-ils indifférents?
Il poursuit; et de peur de
n'être pas assez entendu : « Un de vous, dit-il, me trahira. lisse regardaient
les uns les autres, ne sachant de qui il voulait parler ; et comme ils lui
demandaient chacun en particulier : Est-ce moi, Seigneur? il leur répondit :
Celui qui met la main au plat avec moi me trahira (4). » Mais
1 Joan., XIII, 10, 11, 18, 19. —
2 II Reg., XII, 7, 13. — 3 Matth., XXVI, 25. — 4 Joan.,
XIII, 21, 22; Matth., XXVI, 22, 23.
358
comme plusieurs pouvaient l'y mettre ensemble, et que ce
signal n'était pas précis, « Pierre fit signe à Jean, le disciple bien-aimé de
Jésus, qui reposait dans le repas sur sa poitrine, qu'il lui demandât qui
c'était : Et c'est celui, dit Jésus, à qui je donnerai un morceau trempé; et
l'ayant trempé, il le donna à Judas, fils de Simon Iscariote (1). » Le voilà
bien connu et bien désigné par son nom, par sa famille, par son caractère. Il
s'appelait Judas, son père était Simon, le titre de sa famille était « Iscariote
: l'homme de meurtres, » et parce qu'il devait tuer le Sauveur, et parce qu'il
devait enfin se tuer lui-même. Où fuiras-tu, malheureux! Tu es vu : ta destinée
est marquée. Et nous, sommes-nous moins vus, quand nous trahissons notre Maître,
quand nous allons souvent de l'église, souvent de la table même du Sauveur, où?
à quel complot? à quelle entreprise? Dieu le sait ; quand nous nous cachons pour
vendre notre Maître; à quel prix? Qui n'en rougirait, et oserons-nous le penser?
« Ils furent extrêmement
affligés à ces paroles du Sauveur, » de savoir qu'un de leur compagnie devait
trahir leur Maître : quel scandale pour les Juifs : c'est un méchant : ses
propres disciples le livrent et ne le peuvent plus souffrir : quelle douleur à
ceux qui aimaient leur Maître de lui voir faire un tel affront ! Quand quelqu'un
offense le Sauveur, ce devrait être une affliction pour tous ses disciples,
c'est-à-dire pour tous les chrétiens. « Tous furent affligés et lui demandaient
: N'est-ce pas moi (2), » qui suis ce traître et ce malheureux ? Et Judas, qui
devait se confondre et se convertir en voyant l'horreur et l'affliction que ce
discours causait à tous ses frères, loin d'en être touché, prend avec les autres
un air de confiance et dit comme eux : « Seigneur, est-ce moi ? » Et Jésus lui
répondit : « Vous l'avez dit : c'est vous-même '. » Cependant il n'est point ému
et content de faire bonne mine, il persiste dans son dessein. Vous en êtes
étonné ? Mais quoi ! quand vous machinez quelque crime et que vous faites
cependant bonne contenance, Jésus ne vous voit-il pas ? Ignorez-vous qu'il ne
vous dise : « C'est vous-même ? » N'est-ce pas pour vous qu'il dit : « Le Fils
de l'homme s'en va, ainsi qu'il a été écrit de lui? » Il
1 Joan., XIII, 23, 24, 26. — 2 Matth., XXVI,
22. — 3 Ibid., 25.
359
n'y a pour lui rien de surprenant, ni de nouveau dans cette
entreprise ; « mais malheur à celui par qui le Fils de l'homme sera livré ! Il
vaudrait mieux pour cet homme qu'il n'eût jamais été (1). » Il ne dit pas : Il
vaudrait mieux absolument ; car par rapport au conseil de Dieu et au bien qui
revient au monde de la trahison de Judas, il faut bien qu'il vaille mieux qu'il
ait été : mais la puissance de Dieu n'empêche ni n'excuse la malice de l'homme.
Le bien qu'il tire de notre crime ne nous justifie pas : Malheur, malheur à cet
homme , par qui Jésus est offensé ! Il vaudrait mieux pour cet homme qu'il n'eût
jamais été, puisqu'il est né pour son supplice, et que son être ne lui sert de
rien que pour rendre sa misère éternelle.
Disons donc non plus sur Judas,
mais sur tous les pécheurs endurcis et sur nous-mêmes : Malheur, malheur à cet
homme ! « Maudit soit le jour de ma naissance ! » disait Job, disait Jérémie, en
la personne des méchants et des réprouvés : « Ma mère, pourquoi m'avez-vous
conçu? Malheureux celui qui est venu annoncer à mon père : Un fils vous est né !
Pourquoi le sein de ma mère n'a-t-il pas été mon tombeau ! Nuit affreuse, nuit
malheureuse, où j'ai été conçu ! Que ce soit une nuit d'horreur, de tourbillon
et de tempête ! que les étoiles n'y luisent jamais ! que l'aurore n'en dissipe
jamais l'obscurité, puisqu'elle ne m'a pas étouffé en venant au inonde et n'a
pas fait de moi un avorton ! Mais s'il fallait que je naquisse, pourquoi
m'a-t-on nourri ? Que ne suis-je mort dans mon enfance ! Et pourquoi fallait-il
prolonger mes jours pour augmenter mes malheurs avec mes crimes (2)? » Il n'y
aurait de remède à mes maux que le néant, et je ne l'obtiendrai jamais. Je
subsisterai, malheureux ! « pour honorer la puissance de Dieu » par mon
supplice, pour être en butte à ses traits, « pour être un spectacle de sa
vengeance (3). » Eternellement, éternellement : ah malheureux que je suis!
Malheureux, encore un coup! Disons sans cesse : malheureux ! disons-le pendant
qu'il est temps : viendra le temps qu'on le dira inutilement, et qu'il ne
servira de rien de connaître son malheur.
1 Matth., XXVI, 84.— 2 Job., III, 1, 2, 3 et
seq.; Jerem., XV, 10; XX, 14, 15 et seq. — 3 Exod., IX, 16;
Rom., IX, 17.
360
« Malheur à celui par qui le
Fils de l'homme sera trahi ; malheur à lui ! » Jésus le plaint : s'il le plaint,
s'il en a pitié , il veut qu'il se convertisse : ce n'est pas en vain qu'il dit
: « Il vaudrait mieux pour cet homme que jamais il ne fût né (1). » Il est
encore temps de se convertir : mais après le crime consommé, la miséricorde
épuisée, tant de salutaires avertissements rendus inutiles, il n'y a plus pour
lui de miséricorde. Jésus lui parle pour la dernière fois avant son crime : «
Fais vite ce que tu as à faire (2) ; » de même qu'il dira bientôt : « Dormez
maintenant et reposez-vous : le Fils de l'homme va être livré (3). » C'était à
dire : Il serait honteux de dormir en cette occasion : veillez donc. Le « fais
vite, » dit de ce ton, veut donc dire : « Ne le fais pas : » tu es connu, tu es
découvert : reconnais-toi aussi toi-même, ne passe pas outre : ou bien, « fais
vite » pour moi : car je suis pressé de souffrir et de sauver les hommes : mais
pour toi, que veux-tu faire? « ami Judas, » quel est ton dessein? « Pourquoi
viens-tu? tu trahis le Fils de l'homme avec un baiser (4). » Ah ! tu es encore
mon ami, si tu le veux ; et ce baiser qui est de ta part un baiser de traître,
pourrait encore être de la mienne un baiser d'ami et de Sauveur, si tu avais
recours à ma clémence.
« Reviens, reviens,
prévaricatrice d'Israël : et pourquoi voulez-vous périr, maison de Jacob? Pour
moi, je ne veux point la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il
vive (5). »
« Et après qu'il lui eut donné
le morceau trempé, Satan entra en lui : et Judas l'ayant reçu, il partit
incontinent (6). » C'était là le dernier avertissement qu'il devait recevoir de
Jésus-Christ, avant qu'il allât consommer son crime. Ce signal donné à saint
Jean, de
1 Matth., XXVI, 24; Marc., XIV, 21. — 2
Joan., XIII, 27. — 3 Matth., XXVI, 45. — 4 Matth., XXVI., 50;
Luc, XXII, 48.— 5 Jerem., III, 12; Ezech., XXXIII, 11.— 6 Joan.,
XIII, 26, 27.
361
servir Judas à table, de lui présenter un morceau qu'il
avait trempé pour lui, n'en était pas moins à ce traître, selon la coutume, une
marque d'honneur et de familiarité. Ce fut apparemment dans le même temps qu'il
lui dit : « C'est toi (1) : » je te connais : ce qui était la manière de
l'avertir la plus pressante. Judas y fut insensible, et en même temps « Satan
s'empara de lui (2) : » dès auparavant « il lui avait mis dans le cœur de trahir
son Maître (3). » Mais maintenant, après ce morceau, il entre en lui : il se met
en possession de ce malheureux, et il lui est entièrement livré. Le voilà un
moment après qu'il sort de la compagnie de Jésus, pour ne plus y revenir que
pour le livrer.
Il reçut bien un autre morceau,
si on peut l'appeler ainsi, mais qui n'est point marqué en particulier, parce
qu'il fut donné à tous : ce fut le corps du Sauveur. Car saint Luc marque
expressément qu'il dit encore après la cène : « La main de celui qui me trahira
est avec moi dans cette table (4). » Il a mis sa main jusque sur la viande
céleste : jusque sur la coupe qui est remplie de mon sang : morceau funeste,
breuvage terrible pour Judas î Je ne puis douter que sa communion impie et
sacrilège ne hâtât sa perte, et ne lui fût une occasion de scandale contre son
Maître. Car encore que l'Ecriture ne marque point en ce lieu que Judas ait été
scandalisé du mystère de l'Eucharistie, il suffit qu'elle nous le marque en un
autre endroit. Judas fut du nombre de ceux qui murmurèrent à Capharnaüm à la
première proposition de ce mystère. Ce fut lui qui donna occasion au Sauveur de
demander à ses apôtres : « Et vous, voulez-vous aussi vous en aller » avec les
autres qui me quittent? Car comme saint Pierre lui eut répondu au nom de tous,
ainsi qu'il avait accoutumé : a Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez des
paroles de vie éternelle ; et nous avons cru et connu que vous êtes le Christ,
le Fils de Dieu. » Jésus lui fit bien connaître qu'il ne recevait pas sa
déclaration pour tous, puisqu'il repartit : « Ne vous ai-je pas choisis vous
douze? et il y en a un de vous qui est un diable. Et, dit saint Jean, il
entendait Judas, fils de Simon Iscariote, qui le devait livrer (5), » encore
qu'il fût un des douze.
1 Matth., XXVI, 25. —
2 Joan.,
XIII, 27. — 3 Ibid., 2. — 4 Luc., XXII, 21. — 5 Joan., VI,
60, 68-72.
362
Cette parole nous fait voir que
Judas fut un de ces impies murmurateurs, à qui la promesse de Jésus, de donner
son corps à manger et son sang à boire, fut un scandale. S'il fut scandalisé de
la promesse, on doit croire qu'il ne le fut pas moins de l'effet. Judas fut
précipité de crime en crime. Aveuglé premièrement par son avarice, « qui lui
faisait dérober l'argent dont son Maître l'avait fait le gardien (1), » il
s'accoutuma à murmurer contre lui. Il commença ses murmures à l'occasion de la
promesse de l'Eucharistie : il les continua lorsque Marie répandit tant de
précieux parfums sur la tête et sur les pieds du Sauveur, et il crut qu'elle lui
ôtait tout l'argent qu'elle employait pour cela (2). Il partit incontinent
après, pour aller faire son marché avec les Juifs (3). Un esprit corrompu tourne
tout en poison. Le sacré banquet de l'Eucharistie acheva de perdre le traître
disciple ; et ce fut en sortant de cette, table sacrée qu'il alla premièrement à
la trahison, et de là au désespoir et au cordeau.
Jésus, qui fait tout pour notre
salut, permit que Judas reçût le don sacré avec les autres, afin que nous
vissions les effets funestes d'une communion indigne. Voyez le bien-aimé
disciple à la table du Sauveur et y reposant sur sa poitrine : voilà l'image de
ceux qui communient dignement : ils se reposent sur la poitrine de Jésus : à
l'exemple de saint Jean, ils apprennent à cette source les secrets célestes :
comme lui ils sont honorés de la familiarité et des caresses de leur Maître ; et
fidèles imitateurs de sa chasteté, de sa bonté, de sa douceur, qui sont les
vrais caractères de saint Jean, ils sont dignes d'être comme lui ses disciples
bien-aimés. Voyez de l'autre côté un Judas à la communion : la disposition où il
est, celle où il entre : ô Dieu, quelle opposition ! quel effroyable contraste !
qui ne tremblerait à cette vue ?
Lisez les paroles de
l'institution de la Cène, en saint Matthieu,
1 Joan., XII, 6. — 2 Ibid.,
5, 6. — 3 Matth., XXVI, 13, 14; Marc, XIV, 10.
363
XXVI, 26, 27, 28, en ajoutant les paroles des autres
auteurs sacrés, qui sont du même sujet. « Pendant qu'ils soupaient, comme ils
mangeaient encore (grec), Jésus prit du pain, le bénit, et après avoir rendu
grâces (1), le rompit et le donna à ses disciples, en leur disant : Prenez,
mangez, ceci est mon corps donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi (2).
Et prenant la coupe après le souper, il rendit grâces et la donna à ses
disciples, en leur disant : Buvez-en tous, c'est mon sang, le sang de la
nouvelle alliance, qui est répandu pour plusieurs en rémission de leurs péchés ;
toutes les fois que vous le boirez, faites-le en mémoire de moi (3). » Voilà
tout ce qui regarde l'institution. Seulement au lieu que saint Luc fait dire au
Sauveur : Ceci est mon corps « donné » pour vous, saint Paul lui fait dire :
Ceci est mon corps « rompu » pour vous (4) ; toujours dans !e même sens : il est
livré à la mort, il est froissé de coups, percé de plaies, violemment suspendu à
une croix; en ce sens a rompu et brisé : » voilà le corps que Jésus nous donne ;
le même corps qui allait bientôt souffrir ces choses, qui les a maintenant
souffertes. Encore un mot sur le texte. Au lieu que la Vulgate traduit : « Le
sang qui sera répandu » pour vous, l'original porte : « Qui est répandu : qui se
répand, » en temps présent dans saint Matthieu et dans saint Marc ; et sur le
corps, le même original porte dans saint Paul : « Le corps qui est rompu, qui se
rompt, » pareillement en temps présent. Et en effet dans saint Luc, la
version porte, aussi bien que l'original : « Qui est donné, qui se donne : »
Quod datur, et non pas au futur, « sera donné (5) ; » dans le même sens que
Jésus disait : « Pâque sera dans deux jours et le Fils de l'homme sera livré (6)
; est livré, » selon le grec : « il le va être ; » l'ouvrage est en train, on
tient déjà le conseil pour trouver le moyen de le prendre et de le faire mourir
(7) : « Et le Fils de l'homme s'en va, comme il a été écrit de lui ; mais
malheur à celui par qui le Fils de l'homme sera livré; est livré, » selon le
grec (8). Il parle toujours en temps présent, à cause que sa perte était
résolue, tramée pour le lendemain, et qu'on allait dans deux
1 I Cor., XI, 24.— 2 Luc.,
XII, 19 ; I Cor., XI, 25. — 4 I Cor., XI, 24, dans le grec. — 5
Luc., XXII, 19. — 6 Matth., XXVI, 2. — 7 Ibid., 3. — 8
Matth., XXVI, 24; Marc., XIV, 21; Luc., XXII, 22.
364
heures commencer à procéder à l'exécution, et afin aussi
qu'en quelque temps que nous recevrions son corps et son sang, nous
regardassions sa mort comme présente.
Chrétien, te voilà instruit : tu
as vu toutes les paroles qui regardent l'établissement de ce mystère : quelle
simplicité ! quelle netteté dans ces paroles ! Il ne laisse rien à deviner, à
gloser ; et s'il y faut quelque glose, c'est seulement en remarquant que selon
la force de l'original, il faudrait traduire : « Ceci est mon corps , mon propre
corps, le même corps qui est donné pour vous : Ceci est mon sang, mon propre
sang, le sang de la nouvelle alliance, le sang répandu pour vous en rémission de
vos péchés. » Car c'est aussi pour cette raison que le syrien, aussi ancien que
le grec et fait du temps des apôtres, lit: « Ceci est mon propre corps ; » et
que dans la liturgie des Grecs il est porté que « ce qu'on nous donne, ce qu'on
fait de ce pain et de ce vin, c'est le propre corps de Jésus, son propre sang. »
Voilà la glose , s'il en faut : quelle simplicité, encore un coup ! quelle
netteté ! quelle force dans ces paroles ! S'il avait voulu donner un signe, une
ressemblance toute pure , il avait bien su le dire : il savait bien que Dieu
avait dit, en instituant la circoncision : « Vous circoncirez votre chair; ce
sera là le signe de l'alliance entre vous et moi (1). » Quand il a proposé des
similitudes, il a bien su tourner son langage d'une manière à le faire entendre,
en sorte que personne n'en doutât jamais : «Je suis la porte : celui qui entre
par moi, sera sauvé (2) : je suis la vigne et vous les branches : et comme la
branche ne porte de fruit qu'attachée au cep, ainsi vous n'en pouvez porter, si
vous ne demeurez en moi (3). » Quand il fait des comparaisons , des similitudes,
les évangélistes ont bien su dire : « Jésus dit cette parabole, il fit cette
comparaison. » Ici sans rien préparer, sans rien tempérer, sans rien expliquer,
ni devant, ni après, on nous dit tout court : « Jésus dit: Ceci est mon corps,
ceci est mon sang, mon corps donné, mon sang répandu : » voilà ce que je vous
donne. Et vous, que ferez-vous en le recevant? Souvenez-vous éternellement du
présent que je vous fais en cette nuit : souvenez-vous que c'est moi qui vous
l'ai laissé et qui ai fait ce
1 Genes., XVII, 11. — 2 Joan.,
X, 9. — 3 Joan., XV, 5.
365
testament, qui vous ai laissé cette Pâque et qui l'ai
mangée avec vous avant que de souffrir. Si je vous donne mon corps comme devant
être, comme ayant été livré pour vous, et mon sang comme répandu pour vos péchés
; en un mot, si je vous le donne comme une victime, mangez-le comme une victime;
et souvenez-vous que c'est là un gage qu'elle a été immolée pour vous. O mon
Sauveur , pour la troisième fois, quelle netteté ! quelle précision ! quelle
force ! Mais en même temps quelle autorité et quelle puissance dans vos paroles
! « Femme, tu es guérie (1) : » elle est guérie à l'instant. « Ceci est mon
corps, » c'est son corps : « Ceci est mon sang, » c'est son sang. Qui peut
parler en cette sorte, sinon celui qui a tout en sa main? Qui peut se faire
croire, sinon celui à qui faire et parler c'est la même chose ?
Mon âme, arrête-toi ici sans
discourir : crois aussi simplement, aussi fortement que ton Sauveur a parlé,
avec autant.de soumission qu'il fait paraître d'autorité et de puissance. Encore
un coup, il veut dans ta foi la même simplicité qu'il a mise dans ses paroles :
« Ceci est mon corps, » c'est donc son corps; « Ceci est mon sang, » c'est donc
son sang. Dans l'ancienne façon de communier, le prêtre disait : « Le corps de
Jésus-Christ ; » et le fidèle répondait : Amen, il est ainsi. « Le sang de
Jésus-Christ; » et le fidèle répondait : Amen, il est ainsi. Tout était fait,
tout était dit, tout était expliqué par ces trois mots. Je me tais, je crois,
j'adore : tout est fait, tout est dit.
Mon âme, tu as établi le
fondement : tu as cru en simplicité, par un simple acte. Epanche-toi maintenant
dans la méditation d'un si grand bienfait : développe-toi à toi-même tout ce
qu'il contient, tout ce que Jésus t'a donné par ce peu de mots. Vous êtes donc
ma victime, ô mon Sauveur : mais si je ne faisais que
1 Luc., XIII, 12.
366
vous voir sur votre autel, sur voire croix, je ne saurois
pas assez que c'est à moi, que c'est pour moi que vous vous offrez : mais
aujourd'hui que je vous mange, je sais, je sens pour ainsi parler, que c'est
pour moi que vous vous êtes offert. Je suis participant de votre autel, de votre
croix, du sang qui y purifie le ciel et la terre, de la victoire que vous y avez
remportée sur notre ennemi, sur le démon, sur le monde; victoire qui vous fait
dire : « Le monde vous affligera; mais prenez courage, j'ai vaincu le monde (1).
»
Si vous vous êtes offert pour
moi, donc vous m'aimiez : car pour qui donne-t-on sa vie, si ce n'est pour ses
amis? Je vous mange en union avec votre sacrifice, par conséquent avec votre
amour : je jouis de votre amour tout entier, de toute son immensité ; je le
ressens tel qu'il est : j'en suis pénétré : vous venez vous-même me mettre ce
feu dans les entrailles, afin que je vous aime d'un amour semblable au vôtre. Ah
! je vois maintenant et je connais que vous avez pris pour moi cette chair
humaine, que vous en avez porté les infirmités pour moi, que c'est pour moi que
vous l'avez offerte, qu'elle est à moi. Je n'ai qu'à la prendre, à la manger, à
la posséder, à m'unir à elle. En vous incarnant dans le sein de la sainte
Vierge, vous n'avez pris qu'une chair individuelle : maintenant vous prenez la
chair de nous tous, la mienne en particulier ; vous vous l'appropriez : elle est
à vous : vous la rendrez comme la vôtre par le contact, par l'application de la
vôtre; premièrement pure, sainte, sans tache; secondement immortelle, glorieuse
: je recevrai le caractère de votre résurrection, pourvu que j'aie le courage de
recevoir celui de votre mort. Venez, venez, chair de mon Sauveur : charbon
ardent, purifiez mes lèvres : brûlez-moi de l'amour qui vous livre à la mort.
Venez, sang que l'amour a fait répandre : coulez dans mon sein, torrent de
flamme. O Sauveur, c'est donc ici votre corps, ce même corps percé de plaies. Je
m'unis à toutes : c'est par là que tout votre sang s'est écoulé pour moi : vous
languissez, vous mourez, vous passez : c'est ici votre passage : je passe,
j'expire avec vous. Que m'est le monde? rien du tout : je suis crucifié au
monde, et
1 Joan., XVI, 33.
367
le monde à moi. Il ne me plaît pas et je ne veux pas lui
plaire. Il ne me goûte pas : tant mieux pour moi, pourvu que je ne le goûte pas
aussi. La rupture s'est faite de part et d'autre : ce n'est pas comme quand l'un
aime et l'autre hait : je ne puis souffrir le monde, qui de son côté ne me peut
souffrir : tel qu'est un mort à l'égard d'un mort, tel est le monde pour moi, et
moi pour le monde. Heureuse rupture ! Mais le monde dira ceci, dira cela; le
monde dira que je veux encore lui plaire dans ma séparation : qu'importe qu'il
dise ? « Je suis attaché à la croix avec Jésus-Christ : je vis, non plus moi,
mais Jésus-Christ en moi : et ce que j'ai de vie dans la chair, je l'ai en la
foi du Fils de Dieu, qui m'a aimé et s'est livré pour moi (1). »
Si je suis encore touché d'un
amour humain, je vis encore : si je hais celui qui me hait, je vis encore : si
je ressens les injures, je vis encore : si je suis touché du plaisir, je vis
encore : si la douleur me pénètre, je vis encore. Adieu, adieu; je m'en vais :
je ne suis plus de rien : je ne suis plus moi : « c'est pour Jésus-Christ que je
vis; c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » C'est ainsi qu'il faudrait être :
c'est le fruit de l'Eucharistie : ah ! que j'en suis loin ! mais je n'y viendrai
que par elle.
« Ceci est mon corps (2) : »
c'est donc ici la consommation de notre union avec le Sauveur : son corps n'est
pas à lui, mais à nous : notre corps n'est pas à nous, mais à Jésus-Christ.
C'est le mystère de la jouissance, le mystère de l'Epoux et de l'Epouse. Il est
écrit : « Le corps de l'Epoux n'est pas en sa puissance, mais en celle de
l'Epouse (3). » Sainte Eglise, chaste Epouse du Sauveur, âme chrétienne qui
l'avez choisi pour votre Epoux dans le baptême en foi et avec des promesses
mutuelles, le voyez-vous ce
1 Galat., II, 19, 20; VI, 14. —
2 Matth., XXVI, 26. — 3 I Cor., VII, 4.
368
corps sacré de votre Epoux ? le voyez-vous sur la sainte
table où on le vient de consacrer? Il n'est plus en sa puissance, mais en la
vôtre : « Prenez-le, » dit-il, il est à vous : vous avez sur lui un droit réel.
Mais aussi votre corps n'est pas à vous : Jésus le veut posséder. Ainsi vous
serez unis corps à corps, et vous serez deux dans une chair ; qui est le droit
de l'Epouse et l'accomplissement parfait de ce chaste, de ce divin mariage.
L'usage passe, mais le droit
demeure : on n'est pas toujours dans ce chaste embrassement : mais on y est de
désir, on y est de droit : « Ainsi, dit notre Sauveur, qui me mange demeure en
moi et moi en lui » : » il n'y demeure pas pour un moment : cette jouissance
mutuelle a un effet permanent : « Qui me mange, » qui jouit de moi, « demeure en
moi. » Mais l'union est réciproque : « demeure en moi et moi en lui. » Que cette
union est réelle ! Que l'effet en est permanent ! Le corps de Jésus-Christ est
en ma puissance : j'ai reçu ce droit sacré par le baptême : je l'exerce dans
l'Eucharistie. Mon corps est donc au Sauveur, comme le corps du Sauveur est à
moi. Il y faut joindre un chaste et parfait amour : « Comme mon Père est vivant
et que je vis pour mon Père, ainsi celui qui me mange vivra pour moi (2) : » il
ne respirera que mon amour : il n'aura de vie que celle qu'il recevra de moi.
C'est aussi à quoi nous conduit
le souvenir de la mort de notre Sauveur. Dans ce tendre, dans ce bienheureux, dans ce cher souvenir, « l'amour de Jésus-Christ nous presse, pendant que nous
pensons que si un seul est mort pour tous, tous aussi sont morts; et un seul est
mort et ressuscité pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour
eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux (3). »
Prenons donc ce corps sacré avec
transport, avec ce bienheureux excès dont parle saint Paul dans le même endroit
: « Si, dit-il, nous sommes transportés en notre esprit et hors de nous-mêmes,
c'est pour Dieu (4). » Oui, à la présence de ce corps, je suis hors de moi : je
m'oublie moi-même : je veux jouir de l'Epoux et de lui seul. « Quoi ! je
prendrais ce qui est uni avec Jésus-Christ jusqu'à faire un corps avec lui, pour
l'unir à une impudique et devenir
1 Joan., VI, 57. — 2 Ibid.,
58. — 3 II Cor., V, 11, 15. — 4 Ibid., 13.
369
avec elle un même corps ! A Dieu ne plaise (1)! » Mais tout
ce qui partage mon cœur, tout ce qui en ôte à Jésus-Christ la moindre parcelle,
est pour moi cette impudique qui veut m'enlever à Jésus-Christ. Que tous les
mauvais désirs se retirent ! « Mon corps » uni au corps de Jésus « n'est pas
pour l'impureté, mais pour Jésus-Christ, et Jésus-Christ aussi est pour mon
corps (2). » Voici le parfait accomplissement de cette parole : l'Eucharistie
nous explique toutes les paroles d'amour, de correspondance, d'union, qui sont
entre Jésus-Christ et son Eglise, entre l'Epoux et l'Epouse, entre lui et nous.
Dans le transport de l'amour
humain, qui ne sait qu'on se mange, qu'on se dévore, qu'on voudrait s'incorporer
en toutes manières, et comme disait ce poète, enlever jusqu'avec les dents ce
qu'on aime pour le posséder, pour s'en nourrir, pour s'y unir, pour en vivre ?
Ce qui est fureur, ce qui est impuissance dans l'amour corporel, est vérité, est
sagesse dans l'amour de Jésus : « Prenez, mangez, ceci est mon corps : »
dévorez, engloutissez, non une partie, non un morceau, mais le tout.
Mais il faut que l'esprit s'y
joigne : car qu'est-ce aussi que s'unir au corps, si on ne s'unit à l'esprit? «
Celui qui est uni au Seigneur, qui lui demeure attaché, est un même esprit avec
lui (3). » Il n'a qu'une même volonté, un même désir, une même félicité, un même
objet, une même vie.
Unissons-nous donc à Jésus corps
à corps, esprit à esprit. Qu'on ne dise point : L'esprit suffit : le corps est
le moyen pour s'unir à l'esprit : c'est en se faisant chair que le Fils de Dieu
est descendu jusqu'à nous : c'est par sa chair que nous devons le reprendre pour
nous unir à son esprit, à sa divinité. « Nous sommes faits participais, dit
saint Pierre, de la nature divine (4), » parce que Jésus-Christ a aussi
participé à notre nature. Il faut donc nous unir à la chair que le Verbe a
prise, afin que par cette chair nous jouissions de la divinité de ce Verbe, et
que nous devenions des dieux en prenant des sentiments divins.
Purifions donc notre corps et
notre esprit, puisque nous devons être unis à Jésus-Christ selon l'un et selon
l'autre. Rendons-nous
1 I Cor., VI, 15, 16. — 2 Ibid.,
18. — 3 Ibid., VI, 17. — 4 II Petr., I, 4.
370
dignes de recevoir ce corps virginal, ce corps conçu d'une
vierge, né d'une vierge. Purifiez-vous, sacrés ministres, qui nous le donnez.
Que votre main qui nous le donne soit plus pure que la lumière ! que votre
bouche qui le consacre soit plus chaste que celle des vierges les plus
innocentes ! O quel mystère ! Avec quelle pureté doit-il être célébré ! « Le
mariage est saint et honorable entre tous ; et la couche nuptiale est sans tache
(1) ; » mais elle n'est pas encore assez sainte pour ceux qui doivent consacrer
la chair de l'Agneau. Par cette sainte institution que l'Eglise a toujours eue
en vue, les doctes le savent, depuis le temps des apôtres, qu'elle a enfin
établie quand elle a pu, dès les premiers siècles, partout où elle a pu, et
d'une manière plus particulière dans l'Eglise d'Occident et dans celle de Rome
spécialement, consacrée et fondée par les deux princes des apôtres saint Pierre
et saint Paul, l'Eglise veut préparer à ce corps vierge, à ce corps formé d'une
vierge, des ministres dignes de lui et nous donner une vive idée de la pureté de
ce mystère. « Prenez, mangez, ceci est mon corps : » purifiez votre corps qui le
doit recevoir, votre bouche où il doit entrer. La pureté de la bouche, c'est
qu'il n'en sorte que des paroles de bénédiction : la pureté de la bouche, c'est
de modérer sa langue, la tenir le plus qu'on peut dans le silence : la pureté de
la bouche, c'est de désirer le chaste baiser de l'Epoux, et renoncer à toute
autre joie qu'à celle de le posséder. Amen, amen.
« Buvez-en tous : ceci est mon
sang, le sang de la nouvelle alliance : le sang répandu pour vous en rémission
de vos péchés (1). » C'est ici la partie la plus étonnante du mystère et celle
aussi, comme on voit, où Jésus parle avec plus de force. Qu'il nous donne à
manger la chair de son sacrifice, la chair de la Pâque, c'est la coutume, c'est
le dessein de ce sacrifice : mais
1 Hebr., XIII, 3. — 2 Matth.,
XXVI, 28; Marc., XIV, 24; Luc, XXII, 20.
371
jamais on n'en a bu le sang, ni celui d'aucune victime,
encore qu'on eût mangé les chairs. « Moïse, dit saint Paul, ayant récité devant
tout le peuple toutes les ordonnances de la loi, prit du sang des victimes avec
de l'eau, et en jeta sur le livre même et sur tout le peuple, en disant : C'est
le sang du Testament que Dieu a fait pour vous (1). » Voilà, ce semble, tout ce
qu'on peut faire du sang des victimes, en arroser tout le peuple, mais non pas
le lui donner à boire. Jésus-Christ seul va plus avant. Moïse dit en jetant le
sang des victimes sur le peuple : « Ceci est le sang de l'alliance; » à quoi le
Sauveur regarde manifestement, lorsqu'il dit : « Ceci est mon sang de la
nouvelle alliance. » C'est donc du sang en l'une et en l'autre occasion. Tout le
peuple en est touché, mais différemment. Car il en est touché par aspersion sous
Moïse, et l'aspersion qu'ordonne Jésus c'est de le boire : c'est la bouche,
c'est la langue, qui doit en être arrosée par cette aspersion : « Buvez-en tous,
dit-il ; car c'est mon sang, le sang de la nouvelle alliance : le sang répandu
en rémission des péchés (2). »
Cette différence des deux
Testaments est pleine de mystère. Une des raisons qui était donnée aux anciens
pour ne point manger le sang, « c'est à cause qu'il était donné, dit le
Seigneur, afin qu'étant répandu autour de l'autel, il soit en expiation de nos
âmes et en propitiation pour nos péchés : et pour cela j'ai commandé aux enfants
d'Israël et aux étrangers qui demeurent parmi eux, de n'en manger point (3). »
On leur défend de manger du sang, « à cause qu'il est répandu pour la rémission
des péchés ; » et au contraire, le Fils de Dieu veut qu'on le boive, « à cause
qu'ils est répandu pour la rémission des péchés. »
C'est par la même raison qu'il
était écrit : « Toute victime qu'on immolera pour expier le péché dans le
sanctuaire ne sera pas mangée, mais elle sera consumée par le feu (4). » Et
cette observance signifiait que la rémission des péchés ne pouvant pas
s'accomplir par les sacrifices de la loi, ceux qui les offraient demeuraient
sous l'interdit et dans une espèce d'excommunication, sans participer à la
victime qui était offerte pour le péché : mais par
1 Exod., XXIV, 8; Hebr.,
IX, 19, 20. — 2 Matth., XXVI, 27. — 3 Levit.,
XVII, 11, 12, — 4 Levit., VI, 30.
372
une raison contraire Jésus-Christ ayant expié nos âmes et
ayant parfaitement accompli la rémission des péchés par l'oblation de son corps
et l'effusion de son sang, il nous ordonne de « manger ce corps livré pour nous,
et de boire le sang de la nouvelle alliance versé pour la rémission des péchés,
» pour nous montrer qu'elle était faite et que nous n'avions plus qu'à nous
l'appliquer.
Goûtons donc dans l'Eucharistie
la grâce de la rémission des péchés, en disant avec David : « Bienheureux ceux à
qui leurs iniquités sont remises et dont les péchés sont couverts ! Bienheureux
celui à qui le Seigneur n'impute point de péché, et qui ne s'impose point à
lui-même (1), » dans la pensée qu'il a qu'ils lui sont pardonnes! Et encore : «
Mon âme, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom
! Mon âme, bénis le Seigneur, et n'oublie pas ses bienfaits : c'est lui qui
remet tous tes péchés : c'est lui qui guérit toutes tes maladies : il ne nous a
pas traités selon nos péchés ; il ne nous a pas rendu ce que méritaient nos
fautes : autant que le Levant est loin du Couchant, autant il a éloigné de nous
nos iniquités (2). »
Quel repos à une conscience
troublée de son crime et alarmée de la justice divine qui le presse, de goûter
dans le corps et dans le sang de Jésus la grâce de la rémission des péchés, et
par là même d'en effacer tous les restes !
Apprenons que l'Eucharistie est
un remède des péchés : si nous nous purgeons des grands, elle effacera les
petits et nous donnera de la force pour éviter et les petits et les grands.
C'est le péché qui met la
séparation entre Dieu et nous : se purifier des péchés, c'est ôter tout
empêchement et rendre les embrassements entre l'Epoux céleste et son Eglise,
plus ardents, plus purs, plus intimes.
« Dieu a tant aimé le monde,
qu'il a donné son Fils unique,
1 Psal. XXXI, 1, 2. — 2 Psal. CII, 1-3, 10,
11.
373
afin que celui qui croit en lui ne périsse point, mais
qu'il ait la vie éternelle (1). »
Qu'est-ce à dire, qu'il a donné
son Fils unique ? C'est qu'il l'a donné à la mort, ainsi qu'il avait dit
auparavant : « Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, il faut de même
que le Fils de l'homme soit élevé (2), » c'est-à-dire qu'il soit élevé et mis en
croix. C'est donc ainsi que « Dieu a donné son Fils unique : » il l'a donné à la
mort, et à la mort de la croix.
Mais comment est-ce que Dieu a
fait pour donner son Fils unique à la mort? Le Fils de Dieu, en qui est la vie
et qui est lui-même la vie , peut-il mourir? Afin qu'il put mourir, Dieu l'a
fait homme, l'a fait Fils de l'homme d'une manière très-véritable, très-réelle,
mais singulière , admirable , incompréhensible , qui étonne toute la nature et
par ce moyen s'est accompli ce que Dieu voulait que le Fils de l'homme, qui est
en même temps le Fils de Dieu, fut élevé à la croix et donné à la mort pour la
vie du monde-ce Dieu donc a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique :
» il l'a premièrement donné au monde, quand il s'est fait homme ; et il l'a en
second lieu donné au monde, quand il l'a donné pour en être la victime. La même
chair qu'il avait prise pour se rendre semblable à nous et s'unir à nous, il
nous la donne de nouveau, en la donnant pour nous en sacrifice.
Voilà deux choses qui devaient
être accomplies dans la chair de notre Sauveur : l'une, que le Fils de Dieu
devait venir en chair, pour s'unir à nous et nous être semblable ; l'autre, que
le même Fils de Dieu devait s'immoler dans la même chair qu'il avait prise, et
l'offrir pour nous en sacrifice. Une troisième chose se doit accomplir en cette
chair immolée : il faut encore qu'elle soit mangée pour la consommation de ce
sacrifice, en gage certain que c'est pour nous que le Fils de Dieu l'a prise et
qu'il l'a offerte et qu'elle est tout à fait à nous. C'est une troisième
merveille qui doit s'accomplir dans la chair de Jésus-Christ. Comment le
fera-t-il? Nous faudra-t-il dévorer sa chair, ou vive, ou morte, en sa propre
espèce et nature? Et puisqu'il faut que son sang nous soit aussi bien donné à
boire que sa chair à manger, afin que donné
1 Joan., III, 16. — 2 Ibid., 14.
374
ainsi il nous soit en gage que c'est pour la rémission de
nos péchés qu'il a été répandu, faudra-t-il avaler ce sang en sa propre forme? A
Dieu ne plaise ! Dieu a trouvé le moyen que, sans rien perdre de la substance de
son corps et de son sang, nous les prissions seulement d'une manière différente
de celle dont ils sont naturellement exposés à nos sens. Par ce moyen nous avons
toute la substance de l'un et de l'autre ; et Dieu, en nous les donnant dans une
forme étrangère, nous sauve l'horreur de manger de la chair humaine, et de boire
du sang humain en leur propre forme.
Et comment a-t-il fait cela? Il
a pris du pain et il a dit : « Ceci est mon corps, » mon vrai corps, mais sous
la figure du pain ; il a pris une coupe pleine de vin et il a dit : « Ceci est
mon sang, » mon vrai sang, sous la figure de ce vin dont j'ai rempli la coupe
que je vous présente. Comme donc, afin que son Fils éternel et immortel put
mourir, il l'a fait Fils de l'homme : ainsi, afin qu'on put manger cette chair
et boire ce sang, il a fait ce corps pain d'une certaine manière, puisqu'il a
revêtu son corps de l'espèce et de la forme du pain : il a voulu que son sang
fût encore versé dans nos bouches et coulât en nous sous la forme et la figure
du vin. Nous avons donc toute la substance de l'un et de l'autre : les figures
anciennes s'accomplissent, notre foi est contente, notre amour a ce qu'il
demande : il a Jésus-Christ tout entier, en sa propre et véritable substance, et
l'Eglise le mange, l'Eglise le reçoit : comme Epouse elle jouit de son corps;
elle lui est unie corps à corps, pour lui être aussi unie cœur à cœur, esprit à
esprit. Comment tout cela s'est-il pu faire ? « Dieu a tant aimé le monde : »
l'amour peut tout : l'amour fait pour ainsi dire l'impossible pour se contenter,
et pour contenter son cher objet. Dieu aussi a fait pour nous l'impossible, je
dis pour nous : car pour lui il n'y en a point : tout lui est possible. Mais ce
qui était impossible à la nature à faire et au sens humain à comprendre, il l'a
fait : son Fils est devenu le Fils de l'homme et il s'est approché de nous : la
nature humaine, qu'il a mise en quelque façon entre lui et nous, n'a point
empêché que ce ne soit lui-même en personne qui vînt à nous, même comme Dieu ;
au contraire il y est venu par l'homme même, et la chair qu'il a prise a été
notre lien avec
375
lui. De même quand le Fils de l'homme a été donné à la
mort, il a été vrai que le Fils de Dieu mourait lui-même dans la nature qu'il
avait prise. S'il faut ensuite manger cette chair donnée pour nous en sacrifice,
son amour en trouvera le moyen : « Prenez, mangez, ceci est mon corps : » ne
vous informez pas de la manière : c'est la substance qu'il vous faut : car c'est
à la substance qu'est unie la divinité et la vie. Sous la figure de ce pain,
c'est mon propre corps : sous la figure de ce vin, c'est le même sang qui a été
répandu pour vous : « Mangez, buvez : » tout est à vous : ne songez pas à ce que
vos sens vous présentent : c'est à votre foi que je parle ; c'est à elle que je
dis : « Ceci est mon corps : » souvenez-vous donc que c'est moi qui vous le dis.
Nul autre que moi, nul autre qu'un Dieu, nul autre que le Fils de Dieu par qui
tout a été fait, ne pourrait parler de cette sorte : souvenez-vous que sous la
figure de ce pain et de ce vin, c'est mon corps, c'est mon sang que je vous
donne : ce corps donné à la mort, ce sang répandu pour vos péchés.
Et comment tout cela s'est-il
fait? « Dieu a tant aimé le monde. » Il ne nous reste qu'à croire et à dire avec
le disciple bien-aimé : « Nous avons cru à l'amour que Dieu a eu pour nous (1).
» La belle profession de foil le beau symbole 1 Que croyez-vous, chrétiens? Je
crois l'amour que Dieu a pour moi. Je crois qu'il m'a donné son Fils : je crois
qu'il s'est fait homme; je crois qu'il s'est fait ma victime ; je crois qu'il
s'est fait ma nourriture, et qu'il m'a donné son corps à manger, son sang à
boire, aussi substantiellement qu'il a pris et immolé l'un et l'autre. Mais
comment le croyez-vous ? C'est que je crois à son amour, qui peut pour moi
l'impossible, qui le veut, qui le fait. Lui demander un autre «comment, » c'est
ne pas croire à son amour et à sa puissance.
Si nous croyons à cet amour,
imitons-le. Quand il s'agit de la gloire de Dieu et de son service, notre zèle
ne doit rien trouver d'impossible. « Si vous pouvez croire , dit-il, tout est
possible à celui qui croit (2). » Remarquez : « Si vous pouvez croire : » toute
la difficulté est de croire, mais si une fois vous croyez bien, « tout vous est
possible. » Dieu entre dans les desseins de votre zèle et
1 I Joan., IV, 16. — 2 Marc., IX, 22.
376
sa puissance vient à votre aide. L'obstacle que vous avez à
vaincre n'est pas dans les choses que vous avez à exécuter pour Dieu : il est en
vous-même, il est en votre foi : « Si vous pouvez croire. » Mais Dieu nous aide
à croire : « Je crois, Seigneur ; aidez mon incrédulité (1). »
Pour comprendre tout le dessein
du Fils de Dieu dans l'Eucharistie, il faut encore écouter ce qu'il en dit en
saint Jean, vi. Nous trouverons qu'il y fait trois choses : il y explique
premièrement ce qu'il nous donne; secondement, le fruit qu'on en doit tirer;
troisièmement, le moyen d'en tirer ce fruit.
Ce qu'il nous donne, c'est
lui-même et c'est sa chair et son sang; et dès qu'il en parle, les hommes
s'écrient : « Comment cet homme nous peut-il donner sa chair à manger (2) ? »
L'homme raisonne toujours contre lui-même et contre les bontés de Dieu. Quand
Jésus, pour nous préparer au mystère qu'il devait laisser à son Eglise au jour
de la cène, dit qu'il nous donnerait sa chair à manger et son sang à boire, les
Juifs tombèrent dans trois erreurs : ils crurent qu'il leur parlait de la chair
d'un homme pur, du fils de Joseph ; voilà leur première erreur : d'une chair
semblable à celle dont les hommes nourrissent leur corps ; voilà la seconde :
d'une chair enfin qu'ils consumeraient en la mangeant; c'était la troisième.
Contre la première : « Je suis,
dit-il, le pain vivant descendu du ciel (3). » La chair que nous mangeons n'est
donc pas la chair du fils de Joseph : c'est la chair du Fils de Dieu, une chair
conçue du Saint-Esprit et formée du sang d'une vierge : « Le Saint-Esprit
surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre : et la
chose sainte qui naîtra de vous, aura le nom de Fils de Dieu (4) : » Quod
nascetur ex te sanctum. Sanctum :
1 Marc, IX, 23. — 2 Joan., vi, 68. — 3
Ibid., 32-34, 41-43. — 4 Luc, I, 35.
377
au substantif, pour ceux qui savent un peu la grammaire et
qui entendent la force de ce neutre, c'est-à-dire une chose substantiellement
sainte : manière de parler qui fait voir que la sainteté est substantielle en
Jésus-Christ. Pourquoi? Parce que sa personne est sainte par elle-même, par la
sainteté essentielle et substantielle du Fils de Dieu. « Et c'est pourquoi,
continue l'ange, il sera appelé le Fils de Dieu. » Qu'est-ce à dire, « il sera
appelé : » est-ce qu'il ne le sera pas essentiellement, et qu'on lui en donnera
le nom par quelque figure ? A Dieu ne plaise ! au contraire, il le sera appelé
par excellence. Le Père qui l'engendre dans l'éternité, l'engendrera dans le
sein de Marie : « La vertu du Très-Haut la couvrira de son ombre : » s'insinuera
dans son sein : et la chair que prendra le Fils de Dieu dans le sein de cette
vierge, sera formée par le Saint-Esprit. Ce sera donc une chair sainte, de la
sainteté du Fils de Dieu, qui se l'unit : elle sera pleine de vie, source de
vie, vivante et vivifiante par elle-même. Ainsi la première erreur est détruite.
Pour réfuter la seconde, qui
consistait à s'imaginer que la vie que Jésus-Christ promettait par sa chair
serait cette vie commune et mortelle, il répète, il inculque dans tout son
discours, que c'est la vie éternelle tant de l’âme que du corps, qu'il nous veut
donner : « La volonté de mon Père est que je ne perde aucun de ceux qu'il m'a
donnés et que je les ressuscite au dernier jour : qui mange de ce pain, » de
cette viande céleste, « de ma chair que je donnerai pour la vie du monde, vivra
éternellement (1). »
Pour détruire la troisième
erreur des Juifs, qui s'imaginaient une chair qu'on consumerait en la mangeant,
il leur dit : « Cela vous scandalise? » Vous serez donc bien plus étonnés, «
quand vous verrez le Fils de l'homme monter au lieu d'où il est venu (2). »
Comme s'il disait : On mangera ma chair, je l'ai dit : mais je n'en demeurerai
pas moins vivant et moins entier. D'où il conclut : Ne vous imaginez donc pas
que je vous parle d'une chair humaine à l'ordinaire, ou de la chair du fils de
Joseph; ni que je vous parle d'une chair qui doive vous être donnée pour
entretenir cette vie mortelle, ni par conséquent d'une chair qui doive être mise
en
1 Joan., VI, 39, 52 et 59. — 2 Ibid., 62, 63.
378
pièces et consumée en la mangeant : « La chair » en ce sens
« ne sert de rien : c'est l'esprit qui vivifie : les paroles que je vous dis
sont esprit et vie (1). » Quoiqu'il n'ait parlé pour ainsi dire que de sa chair,
que de son sang, que de manger celle-là, que de boire l'autre, tout ce qu'il a
dit est esprit, c'est-à-dire manifestement que dans sa chair, que dans son sang,
tout est esprit, tout est vie, tout est uni à la vie et à l'esprit, parce que sa
chair et son sang sont la chair et le sang du Fils de Dieu.
Autant donc que nous désirons la
vie, autant devons-nous désirer cette chair qui nous la donne, qui la contient,
qui est la vie même. « Il est sorti de moi une vertu, je l'ai sentie sortir (2)
: » c'était une vertu pour guérir les corps : combien plus en sortira-t-il pour
vivifier les âmes ? Approchons-nous donc de cette chair : touchons-la :
mangeons-la : il en sortira une vertu qui portera la vie dans nos âmes et dans
son temps la donnera à nos corps.
Il en est de même du sang de
Jésus : ce sang est plein de vertu pour nous vivifier : car c'est le sang du
Fils de Dieu : « le sang du Nouveau Testament, » comme il l'appelle lui-même et
c'est-à-dire, comme l'interprète saint Paul, «le sang du Testament éternel, »
par lequel « le grand Pasteur des brebis a été tiré de la mort (3). » Il est
donc lui-même ressuscité des morts parla vertu de son sang, parce qu'il devait
entrer dans sa gloire par ses souffrances. C'est par ce même sang, par ce sang
du Testament et de l'alliance éternelle, que nous devons aussi hériter de son
royaume et avoir la vie éternelle. Mangeons, buvons, vivons, nourrissons-nous :
unissons-nous à la vie par cette chair, par ce sang vivifiant : il les a pris
pour s'approcher de nous : « Ce n'est pas aux anges qu'il a voulu s'unir; c'est
la postérité d'Abraham, » c'est la nature humaine « qu'il a voulu prendre. Et
parce que les hommes sont composés de chair et de sang, il a voulu aussi être
composé de l'un et de l'autre (4) : » c'est par là qu'il s'unit à nous et c'est
par là qu'il nous sauve. Nous l'avons dit souvent et il ne se faut point lasser
de le dire, cette chair et ce sang sont devenus le lien de notre union avec lui,
l'instrument de notre salut, la source de notre vie, parce qu'il les a pris pour
nous, parce qu'il les a offerts pour
1 Joan., VI, 64. — 2 Luc,
VIII, 40. — 3 Hebr., XIII, 20. — 4 Hebr., II, 14, 16.
379
notre salut, parce qu'il nous les donne encore pour nous
vivifier. Allons avec une sainte avidité à cette viande céleste : tout y est
esprit et vie.
Ce n'est pas tout de savoir quel
don nous recevons de Jésus-Christ, il faut encore apprendre de lui deux choses
très-nécessaires; dont l'une est le fruit que nous en devons retirer, et l'autre
est le moyen de le recevoir. Tout cela nous est expliqué dans le même chapitre
VI, que nous avons commencé. Mais ce qu'il y faut d'abord entendre, c'est que
Dieu seul nous en peut donner l'intelligence conformément à cette parole : « Ne
murmurez point entre vous : personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a
envoyé ne le tire (1). » Afin donc de venir à Jésus et de pénétrer ses paroles,
il faut être tiré par le Père. Et qu'est-ce qu'être tiré par le Père, sinon être
enseigné de Dieu, comme ajoute le Sauveur : « Il est écrit dans les prophètes :
Ils seront tous enseignés de Dieu : ceux qui ont ouï la voix de mon Père et qui
ont appris ce qu'il leur enseigne, viennent à moi (2). » Ainsi être tiré de lui,
c'est écouter sa voix et être enseigné par la douce et toute-puissante
insinuation et inspiration de sa vérité. Quand on est instruit de cette sorte,
on ne murmure point de ses paroles : on les entend : on les goûte ; et c'est
pourquoi il dit à la fin : « Il y en a parmi vous qui ne croient point; et c'est
pour cela que je vous ai dit que personne ne peut venir à moi, s'il ne leur est
donné par mon Père (3). » Celui-là donc est tiré à Jésus-Christ, à qui il est
donné de croire : le Père nous tire à Jésus-Christ, quand il nous inspire la foi
: je crois, Seigneur, je crois : je ne suis pas de ceux qui veulent se retirer
de vous à cause de la hauteur de vos paroles : au contraire je suis de ceux qui
vous disent avec saint Pierre : « Maître, à qui irions-nous? Vous avez des
paroles de vie éternelle :
1 Joan., VI, 13, 44. — 2 Ibid., 45. — 3
Ibid., 65, 66.
380
nous avons cru et connu que vous êtes le Christ, le Fils de
Dieu (1). » Croyez donc et connaissez : croyez premièrement comme vrai enfant de
l'Eglise, docile et soumis et vraiment enseigné de Dieu. Après avoir été
enseigné de Dieu et avoir été doucement tiré à la foi, vous le serez encore à
l'intelligence, autant qu'il est nécessaire pour confirmer votre foi ; et vous
direz en toute occasion, mais particulièrement dans la communion : « Nous avons
cru et connu que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu. » Ce n'est pas assez : au
jour suivant nous irons plus loin s'il plaît h Dieu. Prions le Père de
Jésus-Christ, qui a bien voulu être le nôtre, qu'il nous tire, qu'il nous
enseigne au dedans, qu'il nous fasse entendre sa voix et pénétrer sa parole.
Le même chapitre. Nous y devions
trouver deux choses : la première est le fruit spirituel que nous devons tirer
de l'Eucharistie : la seconde est le moyen d'en tirer ce fruit. Pour le fruit,
il est aisé de l'entendre : ce fruit est de nous détacher de la vie et de nous
attacher à Dieu. C'est sur quoi Jésus-Christ s'explique clairement par ces
paroles : « En vérité, en vérité je vous le dis : vous me cherchez, non point
parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains»
que j'ai multipliés dans le désert, « et que vous en avez été nourris.
Travaillez, non point à la nourriture qui périt, mais à celle qui ne périt pas,
que le Fils de l'homme vous donnera : car c'est lui que le Père céleste vous a
désigné, en imprimant sur lui son sceau et son caractère (2), » et en confirmant
sa doctrine et sa mission par tant de miracles. Vous vous expliquez, mon Sauveur
: votre dessein est de nous détacher de la nourriture et de la vie périssable,
qui fait tous nos soins, à laquelle nous travaillons toute l'année, et
transporter notre diligence et notre travail à la nourriture et à la vie qui ne
périt
1 Joan., VI, 69, 70. — 2 Ibid., 26, 27.
381
point. Enseignez-moi, mon Sauveur : tirez-moi de cette
manière admirable qui fait qu'on va à vous : dégoûtez-moi de tous les soins qui
n'aboutissent qu'à vivre pour mourir : faites-moi goûter cette vie où l'on ne
meurt jamais.
«Quel miracle faites-vous, afin
que nous croyions en vous (1) ?» Que faites-vous de si merveilleux? Il est vrai,
vous nous avez rassasiés de pain dans le désert ; mais ce pain est-il comparable
à la manne que Moïse a donnée à nos pères, de laquelle il est écrit : « Il leur
a donné à manger le pain du ciel (2)? » Le pain que vous nous avez donné était
le pain de la terre ; et il y a autant de différence entre vous et Moïse, qu'il
y en a entre la terre et le ciel.
On voit clairement par ce
discours, qu'ils ne songeaient qu'aux moyens de sustenter cette vie mortelle, et
que ce n'était pas sans raison que Jésus-Christ leur avait reproché leurs désirs
charnels. Car ils ne portent point leur pensée plus loin que la manne dont leurs
corps furent nourris dans le désert, ni ils ne connaissent d'autre ciel que les
nuées d'où elle leur avait été envoyée, sans songer qu'elle n'avait été appelée
le pain du ciel et le pain des anges qu'en figure de Jésus-Christ, qui leur
devait apporter la vie éternelle. Il se sert donc de l'expression dont
l'Ecriture se sert pour relever la merveille de la manne, à élever les esprits
au vrai pain des anges, à la vérité qui les rend heureux, et qui s'étant
incarnée s'est rendue familière et sensible aux hommes pour les faire vivre.
Il leur dit donc « qu'il est
descendu du ciel ; que qui vient à lui n'a jamais faim, et que qui croit en lui
n'a jamais soif; qu'il est » par conséquent « le vrai pain (3), » la vraie
nourriture des âmes « qui viennent à lui » par la foi ; qu'il ne faut pourtant
pas que les hommes espèrent de le pouvoir atteindre par sa divinité, ni de s'y
unir en elle-même ; que c'est un objet trop haut pour une nature pécheresse et
livrée aux sens corporels; qu'il s'est fait homme pour s'approcher d'eux ; que
la chair qu'il a prise est le seul moyen qu'il leur a donné pour s'unir à lui ;
et que pour cela il l'a remplie de la divinité même ; par conséquent d'esprit et
de grâce ou, comme parle saint Jean, « de grâce et de vérité ; » et
1 Joan., VI, 30, 31.— 2 Psal.
LXXVII, 21.— 3 Joan., VI, 33, 33, 48.
382
ailleurs : «L'esprit ne lui est pas donné avec mesure; » et
: « Nous avons tous reçu de son esprit (1) ; » que de là donc il s'ensuit que
nous avons en lui la vraie vie, la vie éternelle, la vie de l’âme et du corps :
et non pas précisément en lui comme Fils de Dieu, mais en lui comme Fils de
l'homme : car c'est par là qu'il commence. Travaillez à vous préparer la
nourriture qui vous sera donnée par le Fils de l'homme : pourvu que vous le
croyiez en même temps le pain descendu du ciel, c'est-à-dire le Fils de Dieu, et
que vous croyiez que sa chair par laquelle il veut vous vivifier est pleine
d'esprit et de vie.
Ainsi la fin où il veut venir
est de nous faire vivre, mais de la vie éternelle et selon l’âme et selon le
corps : « C'est, dit-il, la volonté de mon Père, que je ne perde rien de ce que
mon Père m'a donné et que, » pour donner la vie au corps comme à l'âme, « je le
ressuscite au dernier jour ; » et encore : « Vos pères ont mangé la manne et
sont morts : celui qui mangera de ce pain vivra éternellement (2). »
C'est donc là le fruit de
l'Eucharistie : elle est faite pour contenter le désir que nous avons de vivre,
et pour cela nous donner la vie éternelle dans l’âme par la manifestation de la
vérité, et dans le corps par la glorieuse résurrection. Seigneur, qu'ai-je à
désirer? De vivre : de vivre en vous, de vivre pour vous : de vivre de vous et
de votre éternelle vérité : de vivre tout entier : de vivre dans l’âme : de
vivre même dans le corps : de ne perdre jamais la vie : de vivre toujours. J'ai
tout cela dans l'Eucharistie : j'y ai donc tout et il ne reste qu'à jouir.
« Seigneur, donnez-nous toujours
ce pain (3) : » ce pain dont vous avez dit qu'il donne la vie éternelle. C'est
ce que disent les Juifs, et ils expriment parla le désir de toute la nature
humaine,
1 Joan., 1, 14, 16; III, 34. — 2
Joan., VI, 39, 40, 59. — 3 Ibid., 34.
383
ou plutôt de toute la nature intelligente : elle veut vivre
éternellement : elle veut ne manquer de rien : en un mot, elle veut être
heureuse. C'est encore ce qu'exprimait la Samaritaine, lorsque Jésus lui ayant
dit : « O femme , celui qui Doit de l'eau que je donne n'a jamais soif; » elle
répond aussitôt : « Seigneur, donnez-moi cette eau, afin que je n'aie jamais
soif, et que je ne sois pas obligée à venir ici puiser de l'eau (1) » dans un
puits si profond, avec tant de peine. Encore un coup, la nature humaine veut
être heureuse : elle ne veut avoir ni faim ni soif : elle ne veut avoir aucun
besoin, aucun désir à remplir, aucun travail, aucune fatigue : et cela qu'est-ce
autre chose, sinon être heureuse? Voilà ce que veut la nature humaine : voilà
son fond. Elle se trompe dans les moyens : elle a soif des plaisirs des sens :
elle veut exceller : elle a soif des honneurs du monde : pour parvenir aux uns
et aux autres elle a soif des richesses : sa soif est insatiable : elle demande
toujours et ne dit jamais : C'est assez : toujours plus et toujours plus : elle
est curieuse : elle a soif de la vérité : mais elle ne sait où la prendre ni
quelle vérité la peut satisfaire : elle en ramasse ce qu'elle peut par-ci
par-là, par de bons, par de mauvais moyens, et comme toute âme curieuse est
légère, elle se laisse tromper par tous ceux qui lui promettent cette vérité
qu'elle cherche. Voulez-vous n'avoir jamais faim, jamais n'avoir soif, venez au
pain, qui ne périt point, et au Fils de l'homme qui vous l'administre; à sa
chair, à son sang, où est tout ensemble la vérité et la vie, parce que c'est la
chair et le sang, non point du fils de Joseph, comme disaient les Juifs, mais du
Fils de Dieu. « O Seigneur, donnez-moi toujours ce pain. » Qui n'en serait
affamé? qui ne voudrait être assis à votre table? qui la pourrait jamais
quitter?
Mais pour nous piquer davantage
du désir d'en approcher, Jésus-Christ nous dit que ce n'est pas une chose aisée
ou commune. Il faut être aimé de Dieu, touché, tiré, prévenu, choisi. Voyez
combien de ses auditeurs s'en éloignent, combien murmurent, combien se
scandalisent. Ses disciples même se retirent d'avec lui, il y en a même parmi
ses apôtres qui ne croient pas. Plus ces infidèles se rebutent, plus les vrais
disciples doivent s'approcher
1 Joan., IV, 10, 11, 13, 15.
384
Venez : écoutez : suivez le Père qui vous tire, qui vous
enseigne au dedans, qui vous fait sentir vos besoins, et en Jésus-Christ le vrai
moyen de les rassasier. Mangez : buvez : vivez : nourrissez-vous :
contentez-vous : rassasiez-vous. Si vous êtes insatiables, que ce soit de lui,
de sa vérité, de son amour : car la Sagesse éternelle dit en parlant d'elle-même
: « Ceux qui me mangent auront encore faim, et ceux qui me boivent auront encore
soif (1). » Hé ! nous venons entendre de sa bouche : « Celui qui boit de l'eau
que je donnerai, n'aura jamais soif (2); » et encore : « Celui qui vient à moi
n'aura jamais faim, et celui qui croit en moi n'aura jamais soif (3). » Il
n'aura jamais ni faim ni soif d'autre chose que de moi; mais il aura une faim et
une soif insatiable de moi, et jamais il ne cessera de me désirer. En même temps
qu'il sera insatiable, il sera néanmoins rassasié : car il aura la bouche à la
source : « Les fleuves d'eau vive lui sortiront des entrailles. L'eau que je lui
donnerai, deviendra en lui une source d'eau jaillissante pour la vie éternelle
(4). » Il aura donc toujours soif de ma vérité; mais aussi il pourra toujours
boire, et je le mènerai à la vie où il n'aura plus même à désirer, parce que je
le réjouirai par la beauté de ma face, et je remplirai tous ses désirs, « Venez
donc, Seigneur Jésus, venez; l'Esprit dit » toujours : « Venez; l'Epouse dit »
toujours : « Venez ; vous tous qui écoutez , dites : Venez ; et que celui qui a
soif, vienne : vienne qui voudra recevoir gratuitement l'eau vive (5) : » Venez
; on n'exclut personne : venez ; il n'en coûte rien, il n'en coûte que le
vouloir. Viendra le temps qu'on ne dira plus : Venez. Quand cet Epoux tant
désiré sera venu, alors on n'aura plus besoin de dire : Venez ; on dira
éternellement : Amen : il est ainsi, tout est accompli : Alléluia (6) : louons
Dieu ; « il a bien fait toutes choses (7) : » il a fait tout ce qu'il avait
promis, et il n'y a plus qu'à le louer.
1 Eccli., XXIV, 29. — 2 Joan., IV, 14. — 3 Joan.,
VI, 35. — 4 Joan., VII, 38; IV, 14. — 5 Apoc, XXII, 17, 20. — 6
Apoc, XIX, 4. — 7 Marc, VII, 37.
385
Ecoutons un peu nos murmurateurs
: je ne dis pas ceux du peuple juif, les Capharnaïtes et les autres dont il est
parlé dans saint Jean : écoutons les murmurateurs chrétiens, qui font semblant
de s'éloigner du sentiment des murmurateurs de Capharnaüm, et qui disent : Nous
ne leur ressemblons pas. S'ils avaient compris que ce manger et ce boire, dont
le Sauveur leur parlait, était la foi, ils n'auraient pas murmuré , ils
n'auraient pas à la fin abandonné Jésus-Christ. Ainsi tout le dénouement, c'est
qu'il faut avoir la foi, et que tout le reste ne sert de rien, conformément,
disent-ils, à cette dernière explication du Sauveur : « C'est l'esprit qui
vivifie : la chair ne sert de rien : les paroles que je vous dis, sont esprit et
vie (1). »
Mon Sauveur, je ne suis pas ici
recueilli devant vous pour disputer, ni pour faire une controverse ; mais comme
vous ne permettez pas en vain les hérésies, et que vous voulez tirer des
contradicteurs un plus grand éclaircissement de vos vérités, j'écouterai les
murmures des hérétiques, pour mieux entendre, pour mieux goûter votre vérité.
Ils sont, Seigneur, je le crois, ils sont vraiment, quoi qu'ils disent, de
nouveaux Capharnaïtes qui viennent étourdir votre Eglise douce et modeste, et
vos enfants qui ne sont pas disputeurs ni contentieux, mais fidèles , du bruit
de cette question : « Comment celui-ci nous peut-il donner sa chair à manger
(2)? » Et ils répondent hardiment : Il ne le peut pas au pied de la lettre : il
faut entendre spirituellement, c'est-à-dire selon leur pensée, il faut entendre
figuré ment tout ce discours. Qu'on est grossier, continuent-ils, de préparer
autre chose que la foi et que l'esprit pour manger votre chair et votre sang !
Ecoutons donc ces hommes si spirituels, si élevés, qui regardent avec dédain
votre humble troupeau, parce qu'il croit simplement à
1 Joan., VI, 64. — 2 Ibid., 53.
386
votre parole, et ne cherche point à en détourner le sens ni
la force pour contenter sa raison. Donnez-moi la grâce, ô Seigneur, de découvrir
leurs vaines subtilités et les pièges qu'ils tendent aux ignorais, qui en même
temps sont superbes. Car ils passent jusqu'à cet excès de nous prendre pour de
vrais Capharnaïtes, à cause que nous ne voulons pas croire avec eux, qu'avoir
dit que « c'est l'esprit qui vivifie, » c'est avoir dit qu'on ne mange votre
chair et qu'on ne boit votre sang que par la foi. Voici donc leur explication :
« La chair ne sert de rien, » c'est-à-dire qu'il ne sert de rien de manger
réellement votre chair : « Mes paroles sont esprit et vie, » c'est-à-dire tout
ce que j'ai dit de ma chair et de mon sang n'est qu'une figure. Voilà, Seigneur,
ce qu'ils disent ; mais je ne vois point tout cela dans votre Evangile. Je le
vais relire, Seigneur, et en peser de nouveau toutes les paroles : et j'espère
non-seulement croire toujours d'une ferme foi, comme je le crois; mais encore
entendre clairement, si vous le voulez, que ces murmurateurs se trompent, qu'ils
vous font dire ce que vous ne dites pas. Mais, Seigneur, je remettrai à un autre
temps cette humble lecture : aujourd'hui j'ai assez gagné de m'ètre humilié et
d'avoir soumis mon esprit à la foi de votre Eglise catholique.
« L'œuvre de Dieu est que vous
croyiez en celui qu'il a envoyé. Je suis le pain de vie : celui qui vient à moi
n'a jamais faim, et celui qui croit en moi n'a jamais soif : qui croit en moi a
la vie éternelle (1). » Il est donc constant que c'est par la foi que nous
devons profiter de cette céleste nourriture, pour en recevoir la vie éternelle ;
et il ne s'agit plus que de savoir ce qu'il nous enseigne aujourd'hui, que nous
devons croire pour cela. Or il nous enseigne clairement qu'il faut croire deux
choses : la première, que le Fils de Dieu est descendu du ciel et qu'il a pris
une chair
1 Joan., VI, 29, 35, 47.
387
humaine, en laquelle il est venu à nous ; la seconde, que
pour avoir part à la vie qu'elle contient, il la faut manger.
La première de ces vérités est
clairement enseignée dans ces paroles si souvent répétées : « Je suis descendu
du ciel : ce n'est pas Moïse qui vous donne le vrai pain descendu du ciel, mais
c'est mon Père qui vous donne le vrai pain descendu du ciel : car le pain de
Dieu est celui qui descend du ciel, et qui donne la vie au monde (1) ; » et
encore : « Je suis descendu du ciel pour faire la volonté de mon Père et
ressusciter tout ce qu'il m'a donné (2) ; » et encore : « C'est ici le pain
descendu du ciel; » et encore : « Je suis le pain descendu du ciel ; » et encore
: « C'est ici le pain descendu du ciel (3). »
Voilà donc le fondement de toute
la doctrine du Sauveur très-clairement expliqué, qui est qu'il est descendu du
ciel, c'est-à-dire qu'il s'est incarné, qu'il a pris chair.
Mais la seconde vérité, qu'il
faut manger cette chair pour avoir part à la vie qu'elle contient, n'est pas
moins expliquée ni moins inculquée dans tout le discours du Fils de Dieu, à
commencer par ces paroles : « Et le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la
vie du monde ; » ou comme porte l'original : « Le pain que je donnerai est ma
chair que je donnerai pour la vie du monde (4). » Ce qui ayant donné lieu aux
Juifs de dire entre eux : « Comment est-ce qu'il nous peut donner sa chair à
manger (5)? » Le Fils de Dieu s'explique encore davantage, et insiste de plus en
plus à dire : « Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n'aurez
point la vie en vous : » (parce que la vie est pour vous dans cette chair que
j'ai prise ). Et sans discontinuer : « Qui mange ma chair et boit mon sang, aura
la vie éternelle (6). » Il ne se lasse point de le répéter, puisqu'il ajoute
aussitôt après : « Car ma chair est vraiment viande, et mon sang est vraiment
breuvage : qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui :
qui me mange vivra pour moi : qui mange de ce pain aura la vie éternelle (7). »
On voit comme Jésus-Christ
enfonce pour ainsi dire toujours
1 Joan., VI, 38, 32, 33. — 2
Ibid., 38, 39. — 3 Ibid., 50, 51, 59. — 4 Ibid., 52. — 5
Ibid., 53, 54. — 6 Ibid. 53. — 7 Ibid., 50-59.
388
et de plus en plus dans la matière : il introduit le
discours de la nourriture céleste à l'occasion du pain matériel, qu'il venait de
leur donner; et il en vient jusqu'à dire qu'il faudra manger sa chair et boire
son sang : ce qu'il inculque aussi pressamment qu'il a fait son incarnation,
nous enseignant clairement par là que nous devons aussi réellement manger sa
chair et boire son sang, qu'il les a pris l'un et l'autre. Et c'est là notre
salut, c'est notre vie : car par ce moyen il ne prend pas seulement en général
une chair humaine ; il prend la chair de chacun de nous, lorsque chacun de nous
reçoit la sienne. Alors il se fait homme pour nous, il nous applique son
incarnation ; et, comme disait saint Hilaire, il ne porte, il ne prend la chair
que de celui qui prend la sienne : il n'est point notre Sauveur et ce n'est
point pour nous qu'il s'est incarné, si nous-mêmes nous ne prenons la chair
qu'il a prise. Ainsi l'œuvre de notre salut se consomme dans l'Eucharistie, en
mangeant la chair du Sauveur. Il y faut apporter la foi ; car c'est par là qu'il
commence : il faut croire en Jésus-Christ qui donne sa chair à manger, comme il
faut croire à Jésus-Christ descendu du ciel et revêtu de cette chair. Ce n'est
pourtant pas la foi qui fait que Jésus-Christ est descendu du ciel et a paru en
chair : ce n'est non plus la foi qui fait que cette chair est donnée à manger.
Croyons où ne croyons pas, cela est : croyons ou ne croyons pas, Jésus-Christ
est descendu du ciel en chair humaine : croyons ou ne croyons pas, Jésus-Christ
donne à manger la même chair qu'il a prise ; car il est dit absolument : « Ceci
est mon corps (1) ; » et non pas : « Ceci le sera, si vous y croyez; » comme il
est dit absolument : « Le Verbe a été fait chair (2) ; » le Verbe est descendu
du ciel en terre ; et non pas : « Il est fait chair par votre foi, et il descend
du ciel si vous y croyez. » O vérité de la chair mangée ! je vous crois, comme
je crois la vérité de la chair prise par le Fils de Dieu, la vérité du Fils de
Dieu descendu du ciel. Mon Sauveur, avec quelle force vous me confirmez votre
incarnation! Ah! celui qui ne croit pas qu'on reçoit réellement votre propre
chair, en sa propre et véritable substance, ne croit pas comme il faut que vous
l'avez prise, et il n'a point de part au pain de vie.
1 Matth., XXVI, 26. — 2 Joan., I, 14.
389
« Si vous ne mangez la chair du
Fils de l'homme : Prenez, mangez ; ceci est mon corps : Si vous ne buvez son
sang, buvez-en tous : ceci est mon sang. » De dire qu'il n'y ait pas un rapport
manifeste dans ces paroles ; que l'une n'est pas la préparation et la promesse
de l'autre, et que la dernière n'est pas l'accomplissement de celle qui a
précédé, c'est vouloir dire que Jésus-Christ, qui est la Sagesse éternelle,
parle et agit au hasard. Visiblement il a parlé en saint Jean, chapitre VI, pour
préparer l'institution de l'Eucharistie. Il a dit en saint Jean : « Travaillez à
la nourriture que le Fils de l'homme vous donnera ; » et encore : « Et le pain
que je donnerai, c'est ma chair que je donnerai pour la vie du monde (1). » Il
la donnera, dit-il; c'est visiblement une préparation et une promesse avec
laquelle il ne faut pas s'étonner que l'institution et l'exécution ait un
rapport si manifeste ; autrement on pourrait dire de même que lorsqu'il est
descendu dans le Jourdain, et que le Saint-Esprit y est descendu sur lui
visiblement (2), il ne songeait ni à consacrer l'eau, ni à nous montrer
l'esprit, desquels il a dit que nous renaîtrions. Mais si la manifestation de la
Trinité dans son baptême, a préparé la déclaration qu'il en voulait mettre dans
le nôtre, lorsqu'il a dit : « Allez, baptisez au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit (3) ; » et que son baptême et le nôtre aient entre eux un rapport
si manifeste, et en aient en même temps un pareil avec ce qu'il a dit en saint
Jean : « Si vous ne renaissez d'eau et du Saint-Esprit (4), » on doit croire
qu'il a aussi préparé l'institution de l'Eucharistie ; et que ce qu'il dit en
saint Jean, chapitre VI, est fait pour cela, et sans tout ce raisonnement la
chose parle.
1 Joan., VI, 27, 52. — 2 Joan.,
1, 31, 34; III, 5. — 3 Matth. XXVIII, 19. —
4 Joan., III, 5.
390
Le rapport des paroles qu'on lit
dans saint Jean et de celles de l'institution est visible (1) : là « Manger » et
ici « Manger : » là « Boire » et ici « Boire : » là « la chair » et ici « la
chair, » ou, ce qui est la même chose, « le corps : » là « le sang » et ici « le
sang : » là aie manger » et « le boire, la chair » et « le sang » séparément, et
ici la même chose : si cela ne fait pas voir précisément que tout cela n'est
qu'un seul et même mystère , une seule et même vérité , il n'y a plus d'analogie
ni de convenance ; il n'y a plus de rapport ni de suite dans notre foi, ni dans
les paroles et les actions du Sauveur. Mais si le manger et le boire de saint
Jean est le manger et le boire de l'institution; donc en saint Jean c'est un
manger et un boire par la bouche, puisque dans l'institution visiblement c'en
est un de cette nature. Si la chair et le sang dont il est parlé en saint Jean,
n'est pas la chair et le sang en esprit et en figure, mais la chair véritable et
le sang véritable, en leur propre et naturelle substance, il en est de même dans
l'institution ; et l'on ne peut non plus interpréter : « Ceci est mon corps :
ceci est mon sang, » d'un corps en figure et d'un sang en figure, que dans saint
Jean : « Si vous ne mangez ma chair et si vous ne buvez mon sang, » de la figure
de l'un et de l'autre. Or qui pourrait seulement songer que Jésus-Christ ait
voulu dire : « Si vous ne mangez ma chair en figure et mon sang de même, il n'y
a point de vie pour vous ; » et « ma chair en figure est vraiment viande, et mon
sang en figure est vraiment breuvage, » et ainsi du reste? cela serait insensé.
Il ne l'est donc pas moins de dire que : « Ceci est mon corps, ceci est mon
sang, » ne soit pas la vérité, mais la figure de l'un et de l'autre.
Vous dites que souvent dans
l'Ecriture « Manger, » c'est croire ; « Boire, » c'est croire, et que c'est là
le manger et le boire dont i il est parlé dans saint Jean. Mais puisque manger
et boire à la fois, c'est la même chose, Jésus-Christ ne se serait pas arrêté
jusqu'à quatre fois réitérées à distinguer le manger d'avec le boire, ni la
viande d'avec le breuvage, s'il n'avait pas regardé à autre chose. Visiblement
donc il a regardé aux paroles de l'institution , où manger c'est prendre par la
bouche, où boire c'est
1 Matth., XXVI, 26-28; Joan., VI, 64, 55.
391
boire dans une coupe et en avaler la liqueur. Ainsi quoi
qu'il en soit des autres passages où manger et boire, c'est croire, dans
l'endroit que nous méditons il n'est plus permis de dire que le manger et le
boire soit un manger et un boire impropre et allégorique, ni autre chose qu'un
manger et un boire véritable et proprement dit, un manger et un boire par la
bouche du corps.
Je le crois ainsi, mon Sauveur :
« Si vous ne mangez ma chair : si vous ne buvez mon sang ; » c'est-à-dire si
vous n'obéissez à cette parole : « Prenez, mangez, ceci est mon corps ; buvez,
ceci est mon sang : » et il n'y a d'autre différence entre ces paroles, sinon
que par l'une vous promettez, dans l'autre vous donnez : dans l'une vous
préparez, dans l'autre vous instituez : dans l'une vous vous étendez davantage
sur le fruit, dans l'autre vous vous attachez plus précisément à exposer la
chose même. Mais partout c'est le même corps, le même sang, reçu de la même
manière et toujours pour la même fin, qui est de s'unir substance à substance, à
la chair et au sang que vous avez pris. Encore un coup, voilà, mon Sauveur, ce
que je crois. La foi me vivifie ; il est certain : mais cette foi qui me
vivifie, c'est de croire que vous avez pris une chair humaine, un sang humain :
et que vous me les donnez aussi véritablement à manger et à boire, même par la
bouche du corps, que vous les avez pris dans le sein de votre bienheureuse Mère.
Que l'homme est insensé de se
servir de la foi pour en détruire l'objet ! Il faut manger votre chair et boire
votre sang : il faut croire qu'on la mange et qu'on le boit : donc manger et
boire, c'est croire : on ne mange point, on ne boit point autrement ; et parce
qu'il le faut faire avec foi, ce n'est que par la foi qu'on le fait. C'est de
même que si l'on disait : Jésus-Christ est descendu du ciel et il a pris chair
humaine dans le sein d'une vierge :
392
cette vierge a cru, et ce qu'elle a cru s'est accompli en
elle, conformément à cette parole : « Bienheureuse, qui avez cru : ce qui vous a
été dit s'accomplira en vous (1). » Vous avez cru que vous concevriez le Fils de
Dieu, et que vous en seriez la Mère : vous l'avez conçu, vous l'enfanterez , et
tout ce que vous avez cru vous arrivera : vous l'avez conçu en quelque sorte
dans votre esprit par la foi, avant que de le concevoir véritablement dans votre
sein : donc cette conception n'est qu'une conception par la foi, et vous n'avez
pas véritablement conçu le Fils de Dieu dans vos entrailles : il n'y est pas
véritablement descendu en chair et en os, et tout cela n'est que figure et
allégorie. C'est ainsi que raisonnent ceux qui disent : Il faut manger la chair
du Sauveur, il en faut boire le sang, il faut faire l'un et l'autre avec foi.
Donc la foi est tout ce manger et tout ce boire, et il n'y a rien davantage.
C'est ainsi que les hommes disputent contre Dieu et contre eux-mêmes : contre
Dieu, en ne croyant pas qu'il puisse faire pour l'amour de nous des choses
incompréhensibles ; contre eux-mêmes , en refusant leur croyance à ses
bienfaits, à cause qu'ils sont trop grands. De même quand le Sauveur a dit : «
Quelqu'un m'a touché : car j'ai senti sortir de moi une vertu (2) ; » et qu'il a
si vivement distingué cette femme qui le touchait avec foi de toute la troupe
qui le touchait simplement en pressant son corps, il a voulu dire que cette
femme ne l'a pas touché véritablement selon le corps, et qu'elle ne l'a touché
que par la foi et selon l'esprit : c'est ainsi que pensent ceux qui disent :
Manger le corps, boire le sang par la bouche simplement, ce n'est rien, et la
vertu ne sort que lorsqu'on mange et qu'on boit avec foi : donc il ne faut
entendre ici que la seule foi : et pour tirer la vertu qui est dans le corps et
dans le sang de Jésus, on n'a pas besoin de joindre ces deux choses ensemble ;
c'est à savoir, d'un côté manger et boire selon le corps, et de l'autre s'y unir
avec la foi. Je me perds, mon Sauveur; je me perds, encore un coup, non point
dans la bailleur de vos mystères : car je les crois sans les comprendre, et je
ne vous demande pas à l'exemple des incrédules comment vous pouvez les
accomplir; mais je me perds dans l'égarement des hommes et dans
1 Luc, I, 45.— 2 Marc, V, 30;
Luc, VIII, 46.
393
la perversité de leurs voies, parce que je vois qu'ils
aiment mieux raffiner sur vos paroles, pour en éluder la force, que d'y croire
simplement et de vivre.
Tout ceci, dites-vous, n'est que
mystère et allégorie : manger et boire, c'est croire : manger la chair et boire
le sang, c'est les regarder comme séparés à la croix et chercher la vie dans les
blessures de notre Sauveur. Si cela est, mon Sauveur, pourquoi ne parlez-vous
pas simplement, et pourquoi laisser murmurer vos auditeurs jusqu'au scandale et
jusqu'à vous abandonner, plutôt que de leur dire nettement votre pensée?
Quand le Sauveur a proféré des
paraboles, quoique beaucoup moins embrouillées que cette longue allégorie qu'on
lui attribue, il en a si clairement expliqué le sens, qu'il n'y a plus eu à
raisonner ni à questionner après cela; et si quelquefois il n'a pas voulu
s'expliquer aux Juifs, qui méritaient par leur orgueil qu'il leur parlât en
énigme, il n'a jamais refusé à ses apôtres une explication simple et naturelle
de ses paroles, après laquelle personne ne s'y est jamais trompé. Ici plus on
murmure contre lui, plus on se scandalise de si étranges paroles, plus il
appuie, plus il répète, plus il s'enfonce pour ainsi parler dans l'embarras et
dans l'énigme. Il n'y avait qu'un mot à leur dire ; il n'y avait qu'à leur dire
: Qu'est-ce qui vous trouble ? Manger ma chair, c'est y croire; boire mon sang,
c'est y penser, et tout cela n'est autre chose que méditer ma mort. C'était fait
: il n'y restait plus de difficulté, pas une ombre. Il ne le fait pas néanmoins;
il laisse succomber ses propres disciples à la tentation et au scandale, faute
de leur dire un mot! Cela n'est pas de vous, mon Sauveur : non, cela assurément
n'est pas de vous : vous ne venez pas troubler les hommes par de grands mots qui
n'aboutissent à rien ; ce serait
394
prendre plaisir à leur débiter des paradoxes seulement pour
les étourdir.
Quand le Sauveur eut prononcé
cette sentence : « Ce qui entre dans la bouche n'est pas ce qui souille l'homme,
mais ce qui en sorti, » ses apôtres lui vinrent dire : « Savez-vous bien que
cette parole a scandalisé les pharisiens? — Laissez-les, dit-il, ce sont des
aveugles et des conducteurs d'aveugles. » Mais pour ses apôtres, il leur
expliqua tellement l'allégorie, qu'il n'y eut jamais sur cela le moindre
embarras, ni dans leur esprit, ni dans l'esprit de ceux qui les ont suivis.
« Prenez garde, leur disait-il,
au levain des pharisiens et des sadducéens. Et ils pensaient en eux-mêmes qu'il
leur reprochait qu'ils avaient oublié à porter des pains; mais connaissant leur
pensée, il leur dit: Gens de petite foi, » qui croyez que je ne songe qu'ail
pain, ne vous souvenez - vous pas combien de milliers d'hommes j'ai nourris
premièrement de cinq pains, et ensuite de sept? « Comment donc n'avez-vous pas
entendu que ce n'est pas du pain que je vous parle ? Ils entendirent alors qu'il
parlait de la doctrine des pharisiens (2). »
Il les vit embarrassés de cette
parole : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; et encore un peu
de temps, et vous me verrez. » Comme il leur vit l'esprit peiné et qu'ils se
disaient l'un à l'autre : « Que veut-il dire? Nous ne savons ce qu'il veut dire,
» il leur répondit : lié bien! il faut donc maintenant vous parler sans
allégorie, sans proverbe, sans similitude; et il leur parla si clairement,
qu'ils lui dirent enfin eux-mêmes : Maître, « à cette fois vous parlez
nettement, et il n'y a point de proverbe » ni d'ambiguïté « dans vos discours
(3). » N'y a-t-il que cette occasion où les paroles vous manquent ? N'aviez-vous
point de moyen de vous expliquer, ni d'empêcher vos disciples, non pas de
s'embarrasser dans vos discours, mais de s'y perdre et de vous quitter tout à
fait?
La Samaritaine s'embarrasse, et
croit que l'eau dont vous lui parlez est une eau de la nature de celle qu'elle
venait puiser au puits de Jacob pour étancher sa soif; mais vous lui expliquâtes
1 Matth., XV, 11 et seq. — 2
Matth., XVI, 6-12. — 3 Joan., XVI, 16-18, 29.
390
nettement que l'eau dont vous lui parliez était une eau qui
deve-noit une source inépuisable et intarissable dans ceux qui en bu-voient, et
qui leur donnait la vie éternelle. Qui depuis a jamais cru après cela que l'eau
que vous donniez à boire à vos disciples fût une eau matérielle? Il est vrai que
cette femme demeure encore un peu dans l'embarras, et qu'elle dit encore au
Sauveur : « Seigneur, donnez-moi cette eau, afin que je ne sois plus obligée de
venir à ce puits. » Mais Jésus-Christ, qui sentit qu'il s'était assez expliqué
et que ce reste de doute se dissiperait de lui-même, changea de discours. La
femme entre dans d'autres matières; et ravie de la doctrine du Sauveur, sans
s'embarrasser davantage de cette eau, elle laisse sa cruche auprès du puits pour
aller dire à ses citoyens : « Venez voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai
fait? N'est-ce point le Christ (1)? » Ce qu'elle dit, non pas en doutant, mais
pour les induire à croire aussi ce qu'elle croyait déjà. A-t-elle quitté le
Sauveur, comme font ici ses propres disciples, sous prétexte de cette eau
qu'elle semblait n'avoir pas encore bien entendue ? Point du tout ; elle sentit
bien que ce n'était rien ; personne aussi n'a relevé son doute; et s'il eût pu
rester quelque embarras, il est levé clairement dans un autre endroit par
l'évangéliste, lorsqu'après avoir raconté ce discours de Notre-Seigneur,
semblable à ceux qu'il avait tenus à la Samaritaine : « Celui qui croit en moi,
il sortira de ses entrailles des fleuves d'eau vive, » ajoute aussitôt après : «
Il disait cela de l'esprit que ses fidèles devaient recevoir (2). »
Mon Sauveur, vous ne laissez
rien sans explication : tout ce qui pouvait donner de fausses idées est
clairement expliqué dans votre Evangile ; personne ne s'y trompe : personne
n'est tenté de vous quitter. Je ne vous quitterai pas, à Dieu ne plaise! pour
vous avoir entendu parler de votre chair qu'il nous faut manger, ni de votre
sang qu'il nous faut boire : je ne chercherai non plus à éluder la force de
cette parole : je la prendrai au pied de la lettre, comme vous l'avez prononcée;
s'il le tallait prendre autrement, vous me l'auriez expliqué comme tout le reste
des paraboles, des similitudes, des allégories.
1 Joan., IV, 10, 11, 13-16, 28, 29. — 2 Joan.,
VII, 38, 39.
396
Venons enfin à Nicodème et au
discours que lui tint le Fils de Dieu sur le sujet du baptême. Il entendit trop
charnellement ce qui lui avait été dit, « qu'il fallait renaître de nouveau; »
et il poussa l'ignorance jusqu'à demander : « Comment est-ce que l'on peut
renaître étant déjà vieux? » Faudra-t-il « rentrer dans le ventre de sa mère
(1), » pour en sortir encore une fois, et redevenir dans sa vieillesse un enfant
nouvellement né? Jésus-Christ pou-voit ici lui répéter : Oui, je vous le dis, il
faut renaître ; encore un coup, il faut renaître: si on ne renaît, on n'a point
de part à mon royaume ; il pouvait, dis-je, répéter sans cesse son premier
discours, et sans s'expliquer davantage, laisser Nicodème dans ses grossières
idées. Il ne le fait pas; et aussitôt que ce pharisien lui a fait sentir sa
difficulté, il la résout par ces paroles : « Si vous ne renaissez de l'eau et du
Saint-Esprit, vous n'aurez point de part à mon royaume (2) ; » ce qui veut dire
manifestement : Ce n'est pas dans le ventre de sa mère, c'est dans l'eau qu'il
faut entrer : ce n'est pas pour y recevoir une naissance charnelle, c'est pour y
être renouvelés par le Saint-Esprit. Il n'en fallait pas davantage, et toute la
difficulté était résolue. Mais le Sauveur ne s'en tient pas là ; et pour ôter
toute idée d'une naissance charnelle, il poursuit en cette sorte : « Ce qui est
né de la chair est chair, et ce qui est né de l'esprit est esprit : ne vous
étonnez donc pas si je vous dis que » étant nés selon la chair, « il faut encore
naître s » selon l'esprit. Que pouvait-on désirer de plus sur la difficulté
proposée (a) ? Etre baptisé, c'est-à-dire se plonger dans l'eau pour être
purifié, était chose bien connue des Juifs; et il ne restait qu'à leur expliquer
qu'il y aurait un baptême où le Saint-Esprit se joignant à l'eau renouvellerait
l'esprit de l'homme. Cela est dit
1 Joan., III, 4. — 2 Ibid., 5. — 3 Ibid.,
6, 7.
(a) Var. : Il n'en fallait pas davantage, et toute la
difficulté était résolue.
397
clairement; et Nicodème n'en revient plus à sa naissance
charnelle, ni personne ne se l'est jamais imaginée à son exemple.
Il est vrai qu'il lui restait à
entendre l'opération du Saint-Esprit, dont Jésus-Christ lui parla d'une manière
admirable, de laquelle il n'est pas ici question. Mais comme sa difficulté sur
la naissance charnelle était résolue sans retour, et qu'il n'était pas
nécessaire de l'instruire davantage sur la manière dont le Saint-Esprit agissait
en nous et y formait des pensées dont la fin comme le principe passaient notre
intelligence, Jésus-Christ ne lui parle plus que de la foi qu'il faut avoir à
ses paroles : « Nous disons ce que nous savons et nous rendons témoignage des
choses que nous avons vues, et on ne veut pas le recevoir (1), » et le reste
qu'il serait aisé d'expliquer, s'il en était question. Quoi qu'il en soit, il
est bien certain qu'il ne reste aucun doute à Nicodème : il n'est point tenté de
quitter le Fils de Dieu, et la renaissance du corps n'a fait aucune dispute
parmi ses disciples. Pourquoi ne parler pas avec la même netteté à un si grand
peuple qui croyait en lui, jusqu'à dire « qu'il était vraiment ce prophète qui
devait venir (2), » c'est-à-dire qu'il était le Christ? Pourquoi ne leur ôter
pas cette peine qui les troublait tant, d'avoir à manger son corps et boire son
sang par la bouche, et ne leur pas dire en un mot que tout cela n'était rien, et
qu'il ne voulait parler que de la représentation et application qu'il se fallait
faire à soi-même par la foi dans son esprit de la mort et des blessures du
Sauveur des âmes ?
On dira : Mais n'est-il pas vrai
qu'il faut se souvenir de cette mort, la méditer avec foi, croire en cette chair
percée et en ce sang répandu, et par ce moyen avoir la vie? Il est vrai, mais ce
n'est pas là ce qui faisait la difficulté ; ce n'est pas ce qui faisait
1 Joan., III, 11.— 2 Joan., VI, 14.
398
dire : « Comment cet homme nous peut-il donner sa chair à
manger; » et : « Cette parole est dure, qui la peut ouïr (1)? » C'était bien
assez pour des hommes, de les obliger à croire que le Fils de Dieu avait pris
une chair humaine et qu'il la devait livrer à la mort, sans ajouter à la peine
de voir percer cette chair et verser inhumainement ce sang, la dureté de la
manger et de le boire. Car c'est là précisément ce qui les oblige, non pas à
dire : Cela est haut, cela est incroyable, cela, si vous voulez, n'est pas
possible; mais: Cela est dur et insupportable, d'avoir à prendre par la bouche
la chair et le sang d'un homme. Et si cette difficulté ne se trou voit pas en
effet dans le mystère du Sauveur, on ne pouvait expliquer trop nettement ni trop
tôt un tel discours.
Qu'ainsi ne soit, mon Sauveur!
J'écoute sans peine qu'il faut se souvenir de votre mort : qu'il faut contempler
par la foi votre chair blessée et votre sang répandu, et que c'est par là que
vous m'avez racheté. C'est ce que je fais en effet dans l'Eucharistie, dont le
fruit est de m'imprimer votre mort dans la pensée, d'y mettre mon espérance, de
m'y conformer par la mortification de mes sens. Il n'y a pas là de difficulté
particulière : et si vous vous étiez expliqué ainsi, on n'aurait pas trouvé dans
votre discours cette dureté dont on se plaint. J'entends donc que vous voulez
dire autre chose : que vous voulez dire qu'il faut à la vérité se souvenir de
votre mort; mais qu'il faut encore s'en souvenir comme d'un sacrifice offert
pour nous, dont la chair doit être mangée même par la bouche, comme on mangeait
celle de l'ancienne Pâque et celle des autres victimes qui vous figuraient, pour
nous être un gage certain que c'est pour nous que s'est faite cette immolation,
et en imprimer dans nos cœurs un souvenir plus vif et plus efficace. Je le crois
ainsi, mon Sauveur. Ce souvenir, où les incrédules veulent tout réduire, est
trop humain.
Un homme peut s'immoler pour sa patrie; je dis même
s'immoler au pied de la lettre, et les exemples n'en sont pas si rares que les
livres sacrés et profanes n'en soient pleins : il n'est pas difficile aux
hommes, qui s'immoleraient de cette sorte, de recommander le souvenir de cette
mort ni d'établir quelque fête,
1 Joan., VI, 53, 61.
390
quelque signal pour en perpétuer la mémoire. Mais de
laisser à perpétuité sa chair à manger et son sang à boire, afin qu'en se les
appropriant de cette sorte on se souvienne plus tendrement qu'ils ont été
immolés pour nous, il n'y a qu'un Dieu qui le puisse faire, et il y a là autant
de puissance que d'amour. Il est vrai, cette parole est dure à nos sens; elle
est insupportable, elle est absurde : mais votre parole est véritable : je
croirai cette absurdité; je dévorerai cette dureté, si vous ne me l'ôtez en me
l'expliquant. Car je sais que « ce qui est folie selon les hommes est sagesse
selon Dieu (1) ; » et par la même raison, que ce qui est dur et absurde selon
les hommes, selon Dieu est consolation et vérité.
Je le crois, mon Sauveur, je le
crois : me voilà prêt à prendre au pied de la lettre tout ce que vous dites de
plus dur, si vous-même vous ne m'apprenez à le prendre d'une autre manière : mes
sens seraient soulagés par une interprétation plus humaine ; mais si je cherche
à les soulager de cette sorte, où vais-je, mon Sauveur? où suis-je entraîné?
dans quelle incrédulité? dans quel éloignement de vos mystères ? Je veux croire,
encore un coup, et non pas raisonner selon l'homme; et s'il faut rabattre
quelque chose de la précise vérité de vos paroles, il faut que vous me
l'appreniez vous-mêmes.
«Jésus dit ces choses à
Capharnaüm, dans la synagogue. Plusieurs de ses disciples dirent donc : Cette
parole est dure : qui la peut ouïr? Et Jésus sachant en lui-même que plusieurs
de ses disciples murmuraient, il leur dit : Ceci vous scandalise? Si donc vous
voyez le Fils de l'homme remonter où il était auparavant? C'est l'esprit qui
vivifie : la chair ne sert de rien : les paroles que je vous dis sont esprit et
vie : mais il y en a parmi vous qui ne croient pas. Car dès le commencement,
Jésus savait qui étaient
1 I Cor., I, 25.
400
ceux qui ne croyaient pas, et qui était celui qui le devait
trahir. Et pour cela, continuait-il, je vous ai dit que personne ne peut venir à
moi, s'il ne lui est donné par mon Père (1). »
Voilà les paroles où l'on
prétend que Jésus tempère son discours. Vous croyez, que vous me mangerez de
votre bouche : mais il n'en sera pas ainsi; car vous me consumeriez, et je ne
pourrais pas retourner entier et vivant au ciel d'où je viens. Vous vous
attachez à ma chair et à mon sang ; vous croyez, pour avoir la vie, qu'il la
faut manger, qu'il le faut boire au pied de la lettre ; mais« c'est l'esprit qui
vivifie, » ce n'est point « la chair; » au contraire elle « ne sert de rien :
les paroles que je vous dis sont esprit et vie : » ce n'est donc point chair et
sang comme vous pensez : tout est figure et allégorie dans mon discours, et il
n'y a rien à prendre au pied de la lettre. Ainsi tout est apaisé; le scandale
s'évanouit, les murmures cessent. Lisons pourtant ce qui suit et voyons.
« Dès lors plusieurs de ses
disciples se retirèrent de sa suite, et n'allaient plus avec lui (2). Dès lors :
» nous avons lu ces paroles jusqu'au verset GG et sans interruption; celles qui
suivent dans le verset 67, contiennent ce qu'on vient d'entendre : « dès lors :
» depuis ces paroles qui levaient, à ce qu'on prétend, la difficulté et qui
ôtaient le scandale, plusieurs de ses disciples se retirèrent et n'allaient plus
à sa suite. Les voilà perdus : qu'est-ce qui les obligeait à se retirer? Est-ce
à cause qu'il avait dit : « Personne ne peut venir à moi, s'il ne lui est donné
par mon Père (3)? » Mais il l'avait déjà dit sans que personne s'en fût allé, et
il remarque lui-même qu'il ne fait que le répéter. Est-ce à cause qu'il avait
dit : « Il y en a parmi vous qui ne croient pas? » Ce n'est pas de quoi s'en
aller, et il n'y a rien là de si incroyable ni de si rebutant. Car il n'en
blâmait que quelques-uns, et ce n'est pas là de quoi rebuter les autres. Ainsi
ce qui les rebute, c'est précisément ce qui précède : « Que sera-ce, si je
retourne dans les cieux (4)? » et : « C'est l'esprit qui vivifie : » voilà,
dis-je, ce qui rebute : c'est ce qu'on veut qu'il ait dit pour prévenir le
rebut, c'est cela précisément qui le cause ; tant Jésus s'est bien expliqué,
tant il a levé le scandale.
1 Joan., VI, 60 et seq. — 2
Ibid., 67. — 3 Ibid., 65, 60. — 4 Ibid., 63, 64.
401
Cela n'est pas, mon Sauveur. Ce
n'est pas vous qui vous expliquez mal, à Dieu ne plaise ! ce sont nos
murmurateurs et nos incrédules, qui donnent un mauvais sens à vos paroles.
« Cela vous scandalise? Que
sera-ce donc, si je m'en retourne au ciel d'où je viens (1)? » Vous vous
scandalisez de m'entendre dire que vous mangerez vraiment ma chair et que vous
boirez vraiment mon sang : que sera-ce donc, si avec cela je vous dis encore que
je retournerai entier et vivant au ciel où je suis? Il n'y a rien de fort
merveilleux que celui dont on ne mange la chair et dont on ne boit le sang qu'en
croyant en lui et en méditant sa mort, s'en retourne au ciel tout entier et tout
vivant. L'esprit n'a pas accoutumé de démembrer sa nourriture, c'est-à-dire son
objet: la foi ne consume pas ce qu'elle s'approprie : c'est le manger qui fait
cet effet : et ce qui étonne les Capharnaïtes, c'est de leur apprendre qu'il ne
le fait pas à cette fois. Ils ne songent donc pas seulement que le manger et le
boire, au pied de la lettre, soit retranché du discours du Fils de Dieu, ni que
tout cela soit réduit à méditer et à croire. Car l'ascension du Sauveur n'y
serait pas contraire; et on ne s'avisera jamais qu'un manger et un boire
métaphorique empêchent un homme d'aller où il voudra, ni même au ciel s'il y
peut parvenir. Mais de croire qu'on mange au pied de la lettre la chair de cet
homme, et que cependant après cela il monte au ciel tout entier, c'est ajouter
au discours une nouvelle difficulté qui passe toutes les autres. On peut bien
s'imaginer qu'on dévore un homme et qu'on vive de sa chair. Mais qu'on la mange
et qu'on en vive, et qu'elle demeure entière jusqu'à être avec cela portée dans
le ciel, c'est dire que cette chair est indivisible et inconsomptible ; qu'on la
donne d'une manière spirituelle, surnaturelle, invisible, incompréhensible et
tout
1 Joan., VI, 62, 63.
402
ensemble réelle et substantielle : car autrement ce ne
serait rien, et il ne faudrait pas étourdir le monde par cette emphase de mots,
ni alléguer la réalité de l'ascension, pour expliquer une métaphore. C'est
pourquoi à ces mots ils se retirent : cette nouvelle difficulté les pousse à
bout, et ils ne peuvent plus porter la hauteur de ce mystère.
Ah ! qu'on fait tort au Sauveur,
quand on mesure ses paroles au sens humain ! « Tout ce qui est à moi est à vous,
tout ce qui est à vous, est à moi (1) : personne ne connaît le Père, si ce n'est
le Fils : personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père (2) : tout ce que le
Père, fait, » non-seulement « le Fils » le fait, mais encore il « le fait
semblablement (3) : comme le Père a la vie en soi, ainsi le Fils a la vie en soi
(4) : qui me voit, voit mon Père : moi et mon Père, ce n'est qu'un (5) : le Fils
est Dieu : il est le vrai Dieu : il est le Dieu béni au-dessus de tout : celui
par qui tout a été fait (6). » Tout cela n'est rien, nous dit-on : il est Dieu
en représentation : Dieu et lui ce n'est qu'un en affection et en concorde. Et
pourquoi donc ces grands mots, s'il en fallait tant rabattre et les réduire
enfin à des choses si intelligibles? Mon Sauveur, vous et vos apôtres vous
n'êtes pas venus étourdir le monde par un langage prodigieux ; et parce que vous
n'êtes pas venus pour l'étourdir, ceux qui énervent ainsi vos paroles sont venus
pour le tromper.
De même dire avec tant de force
: « Si vous ne mangez ma chair, si vous ne buvez mon sang (7) ; » le répéter
quatre et cinq fois, et le répéter d'autant plus qu'on le trouve plus étrange ;
et après l'avoir tant répété et avoir rebuté le monde qui ne le voulait pas
croire, en venir encore à l'effet et dire aussi crûment, aussi durement : «
Prenez, mangez, ceci est mon corps : buvez, ceci est mon sang : ce même corps
donné pour vous, ce même sang répandu à la croix (8); » il le faut croire; et
croire encore avec tout cela qu'on ne les consume point en les mangeant, et que
je suis dans le ciel en mon entier, avec tout ce que j'ai pris de l'homme, et la
nature humaine tout entière : ou cela est vrai au pied de la lettre,
1 Joan., XVII, 10. — 2 Luc.,
X, 22. — 3 Joan., V, 19. — 4 Ibid., 26. — 5 Joan., XIV, 9,
10; X, 30.— 6 Joan., I, 1, 34, 49; Rom., IX, 5 ; Joan., I,
3; Hebr., 1-6, 8, 9, 13 ; Act., XIII, 33.— 7 Joan., VI,
54-57.— 8 Matth., XXVI, 26-28; Luc, XXII, 19, 20.
403
ou tout cela est inventé pour mettre le trouble et la
division dans le monde. Que Dieu fasse des choses hautes, incompréhensibles il
n'y a rien là au-dessus de lui : que le monde en soit rebuté et résiste à une si
haute révélation, c'est le naturel de l'homme animal. Mais qu'on accable les
esprits de difficultés qui ne sont que dans le langage, que tout soit
exagération et qu'il en faille venir à tout rabaisser à la capacité du sens
humain, cela n'est pas. Que ceux-là le croient, qui veulent nous ôter la vérité
simple des paroles de Jésus-Christ et réduire à rien son Evangile.
« C'est l'esprit qui vivifie : »
donc la chair ne vivifie pas. Si cela est, il ne fallait pas dire : « Le pain
que je donnerai pour la vie du monde; » ni : « Celui qui mange ma chair et qui
boit mon sang, aura la vie éternelle : la chair ne sert de rien. » Si cela veut
dire que la chair de Jésus-Christ ne sert de rien, il n'en fallait donc pas
parler avec tant d'avantage. « Les paroles que je vous dis sont esprit et vie :
» si cela veut dire qu'il ne faut pas s'attacher à la chair et au sang, il
n'était pas besoin d'en parler tant, ni de tant obliger à les manger et à les
boire : et si tout cela voulait dire qu'il ne fallait les manger et les boire
qu'en esprit, il ne fallait point tant inculquer des paroles qui portaient
visiblement à de contraires idées. Il y a donc ici un autre sens, qui a frappé
les Capharnaïtes. Si la chair de Jésus-Christ donne la vie, et que l'esprit
vivifie aussi, c'est donc que cette chair est remplie d'un esprit vivifiant; et
si cela est, quand Jésus-Christ dit « que la chair ne sert de rien, » ou il ne
l'entend pas de sa chair, ou si c'est de sa chair qu'il veut parler, il veut
dire que sa chair ne sert de rien en la prenant toute seule ; mais qu'il la faut
prendre avec l'esprit dont elle est pleine. Et lorsqu'il conclut de là que ses
paroles sont esprit et vie, après avoir tant parlé de chair et de sang, c'est
dire que cette chair et ce sang sont eux-mêmes esprit et vie, tout
404
remplis de divinité, de l'esprit de Dieu et de la vie de la
grâce : et de plus, qu'il les faut manger d'une manière qui passe les sens,
d'une manière divine qui ne les consume ni ne les altère, mais qui les laisse
tout entiers pour le ciel, comme on a vu. Enfin ne paraissant rien dans tout ce
discours de ce manger en figure, de ce boire en allégorie qu'on y veut trouver,
ni rien par conséquent qui doive obliger à renoncer au manger et au boire au
pied de la lettre, mais seulement à entendre qu'il faut manger cette chair et
boire ce sang comme pleins d'esprit et de vie , d'une manière si haute et si
divine, il s'ensuit que le Fils de Dieu n'a point tempéré, mais plutôt fortifié
ce qu'il avait dit : d'où vient aussi qu'à ce coup les Capharnaïtes
l'abandonnent, et ne veulent plus marcher dans sa compagnie.
Qui ne serait étonné du progrès
de leur incrédulité, et ne le regarderait avec frayeur? Quand Jésus-Christ leur
dit qu'il était descendu du ciel, ils commencent à murmurer et ils disent : «
N'est-ce pas ici le fils de Joseph? Et comment donc se dit-il descendu du ciel
(1)? » Quand il enfonce plus avant, et qu'il dit que la nourriture qu'il leur
veut donner à manger est sa chair qu'il donnera pour la vie du monde, ils
disputent les uns contre les autres, en disant : « Comment cet homme nous
peut-il donner sa chair à manger (2) ? » Ce qui marque des gens encore irrésolus
et plutôt ébranlés que déterminés à le quitter. Il poursuit, et il leur dit si
affirmativement et si souvent qu'il faudra manger et boire son corps et son
sang, qu'ils ne voient aucun moyen de s'en dispenser ; ce qui leur fait dire : «
Cette parole est dure : qui pourrait l'entendre (3) ? » Par où ils se
précipitent dans un scandale formel et dans une incrédulité déclarée. Cependant
ils ne s'en vont pas encore : ils attendent s'il viendra enfin quelque sorte
d'adoucissement. Mais Jésus-Christ leur ayant dit pour toute explication qu'ils
ne se trompaient qu'en ce qu'ils croyaient manger sa chair et boire son sang
d'une manière qui les consumât, et que d'ailleurs ils n'entendaient pas de quel
esprit elle était pleine, ni la façon incompréhensible dont il voulait les leur
donner, ils voient tout poussé à bout, et la dureté qui troublait leur sens et
1 Joan., VI, 42. — 2 Ibid., 53 et seq. — 3
Ibid., 61.
405
scandalisait leurs esprits portée au comble : si bien que
ne pouvant la porter, ils renoncent tout à fait à la compagnie de Jésus-Christ,
et ne veulent plus se ranger au nombre de ses disciples.
Lui aussi, qui avait tout dit de
son côté et qui avait expliqué tout ce qu'il voulait qu'on sût de son mystère,
s'adresse à ses apôtres, en leur demandant : « Et vous, voulez-vous aussi vous
en aller (1) ? » Comme s'il eût dit : Je n'ai rien à augmenter ni à diminuer à
mon discours : je n'y veux rien ajouter, ni je n'en puis rien rabattre : prenez
maintenant votre parti : je ne veux point de disciple qui n'aille jusque-là, et
je mets leur foi à ce prix.
Les Capharnaïtes ont trouvé
étrange qu'il se dit descendu du ciel ; et pour tout adoucissement, il leur
répète qu'il est descendu du ciel (2), parce que cela est vrai au pied de la
lettre. Ils commencent à murmurer en demandant comment il pourra donner sa chair
à manger ; et ils reçoivent pour toute réponse qu'il leur donnerait sa chair à
manger, et il y ajoute son sang (3), afin qu'il ne manque rien à ce qu'il avait
à leur dire. Il le répète : il l'inculque : encore un coup, parce que cela était
vrai au pied de la lettre. Ils disent que cela est dur et insupportable; et il
l'était en effet de la manière qu'ils l'entendaient, puisqu'ils croyaient
démembrer son corps et consumer son sang : il leur ôte ce doute en leur disant
qu'avec tout cela il remonterait au ciel dans toute son intégrité, et qu'au
reste ce qu'il avait dit de sa chair et de son sang, et quant au fond et dans la
manière de les prendre, était chose au-dessus des sens et pleine d'esprit et de
vie (4) sans rien rabattre du littéral, mais y ajoutant seulement le spirituel
et le divin. A ce coup donc ils s'en vont : leur soumission est à bout, et ils
ne veulent plus d'un Maître qui met leur raison à cette épreuve.
Allez, malheureux! suivez Judas
: pour nous, nous suivrons saint Pierre et nous dirons : « Maître, où
irions-nous? vous avez des paroles de vie éternelle (5). » Où irions-nous,
Seigneur, où irions-nous ? Quoi ! à la chair et au sang ? à la raison ? à la
philosophie ? aux sages du monde ? aux murmurateurs ? aux incrédules ?
1 Joan., VI, 68. — 2 Ibid.,
12, 50, 51, 53. — 3 Ibid., 54, 61. — 4 Ibid., 63, 64, 67. — 5
Ibid., 69.
406
à ceux qui sont encore tous les jours à nous demander :
Comment nous peut-il donner sa chair à manger ? Comment est-il dans le ciel, si
en même temps on le mange sur la terre ? Non, Seigneur, nous ne voulons point
aller à eux, ni suivre ceux qui vous quittent : « Vous seul avez des paroles de
vie éternelle. »
Il y a encore une vérité à
pénétrer dans ces paroles de notre Sauveur : « La chair ne sert de rien : » et
il me semble que Jésus conçu dans les entrailles bénies de la sainte Vierge, me
la va faire entendre : cherchons, demandons, frappons, et il nous sera ouvert :
nous entendrons ce qui rend Marie heureuse. L'ange lui vint annoncer qu'elle
serait la Mère de Jésus-Christ. Elle crut, et ce qui lui avait été promis
s'accomplit dans son bienheureux sein. Mais que lui dit sur cela sa cousine
sainte Elisabeth ? « Vous êtes heureuse d'avoir cru : ce qui vous a été dit de
la part du Seigneur, s'accomplira (1). » Une partie en a déjà été accomplie,
puisque vous avez conçu : il faut encore que cet enfant, que vous portez en
votre sein, naisse de vous ; et cela s'accomplira en son temps, comme le reste.
Voilà ce qui vous rend heureuse; mais pour entendre tout votre bonheur, il faut
encore savoir que vous avez cru : ce Sauveur que vous portez dans votre sein,
vous vous y êtes encore unie par la foi : vous avez cru qu'il serait
non-seulement votre fils, mais encore le Fils de Dieu : vous avez cru à la
descente du Saint-Esprit sur vous, à l'infusion de la vertu du Très-Haut, à la
manière admirable et inouïe dont vous concevriez ce béni fruit de vos entrailles
: « Vous êtes bénie par-dessus toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles
est béni (2) : » vous êtes bénie par où vous êtes heureuse; bénie et heureuse
par deux choses : heureuse par le grand mystère qui s'est accompli en vous selon
la chair, et heureuse par la foi qui vous y a unie selon l'esprit.
1 Luc., I, 45. — 2 Ibid., 42.
407
Cette même vérité nous est
encore expliquée en un autre endroit par Jésus-Christ même. Une femme ravie de
son discours, s'écria parmi la troupe : « Heureuses les entrailles qui vous ont
porté et les mamelles que vous avez sucées ! Et Jésus dit : Mais plutôt heureux
sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent (1) ! Mais plutôt : »
est-ce qu'il veut dire que sa Mère n'est pas heureuse de l'avoir nourri et de
l'avoir eu pour fils? Non sans doute, ce n'est pas cela : il ne dédit pas sainte
Elisabeth, qui a dit par l'instinct du Saint-Esprit : « Vous êtes heureuse : ce
qui vous a été dit s'accomplira : » mais il veut qu'on reconnaisse avec elle que
la vraie cause du bonheur de sa sainte Mère, c'est d'avoir cru : non pour
détruire la vérité de ce qui s'est accompli en Marie selon la chair, mais pour y
joindre le fruit intérieur qu'elle a reçu en croyant. Il faut donc joindre de
même à ce qui s'accomplit en nous selon la chair dans l'Eucharistie, ce qui s'y
doit accomplir par la foi et selon l'esprit; et l'esprit nous vivifiera, si nous
croyons que le bonheur qui nous est promis nous vient à la vérité de l'un et de
l'autre, mais qu'il nous vient comme à Marie plutôt de l'esprit et de la foi que
de la chair et du sang.
De même quand on lui vint dire :
« Votre mère et vos frères sont là ; » et qu'il répondit : « Ma mère et mes
frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l'accomplissent (2). » Ce
n'était pas qu'il renonçât à la liaison du sang où il était entré en se faisant
homme ; et encore moins pour nier que, comme les autres hommes, il n'eût été
conçu du sang de sa Mère ; mais afin que l'on entendît d'où venait la liaison
véritable qu'il voulait qu'on eût avec lui ; et que sa mère, qu'on estimait avec
raison bienheureuse selon la parole de sainte Elisabeth, ne l'était pas tant
pour l'avoir conçu selon la chair qu'à cause qu'ayant cru à la parole de l'ange,
elle l'avait auparavant conçu selon l'esprit, comme parlent les saints
Pères.
Rendons-nous donc heureux à son
exemple. Le Fils de Dieu devait prendre en elle le corps et le sang qu'il
voulait non-seulement donner pour nous, mais encore nous donner. Aussi
véritablement qu'il les a pris de Marie et aussi véritablement qu'il les a
1 Luc., XI, 27, 28. — 2 Luc., VIII, 20, 21.
408
donnés pour nous à la croix, aussi véritablement devait-il
nous les donner ; et c'est autant la propre substance de sa chair et de son sang
qui est en nous, quand il nous les donne à manger et à boire, que c'en était la
propre substance qui a été en Marie quand elle l'a conçu, et qui était à la
croix quand il y est mort. Croyons donc avec la Vierge ce qui s'accomplit en
nous selon le corps ; mais tâchons avec elle de l'accomplir en même temps selon
l'esprit. L'esprit nous vivifiera, comme il a vivifié la sainte Vierge : il ne
lui eût servi de rien de le concevoir selon la chair, si elle ne l'eût conçu
selon l'esprit : il ne nous servirait de rien de le recevoir comme elle en notre
corps, si en même temps nous ne le recevions à son exemple dans notre esprit par
la foi. C'est par une manière admirable, c'est par une opération particulière du
Saint-Esprit, qu'il a été conçu dans le sein de Marie : c'est par une manière
admirable et par une opération aussi étonnante du même Esprit, qu'il est tous
les jours comme conçu et enfanté sur l'autel. Le Fils de Dieu n'en a pas plus
d'horreur de nos corps qu'il en a eu du sein de Marie. Marie a cru que celui
qu'elle concevait n'était pas seulement le fils de l'homme, mais encore le Fils
de Dieu : nous avons la même croyance de ce Dieu qui se donne à nous.
Sommes-nous grossiers et charnels en croyant toutes ces choses, comme l'a été la
sainte Vierge ?
Pourquoi vous quitter, mon
Sauveur ? Marie crut, et ce qui lui avait été dit fut accompli : nous croyons,
et tout ce que vous nous avez dit s'accomplit tous les jours : Marie est appelée
bienheureuse ; nous serons aussi bienheureux, et il n'y a de malheureux que ceux
qui vous quittent.
Mon Sauveur, je me tairai devant
vous pour considérer en silence et avec tremblement cette prodigieuse différence
qui se manifeste
409
aujourd'hui entre vos disciples, les uns demeurant avec
vous, pendant que les autres vous abandonnent. Et qui sont ceux qui vous
abandonnent? Ceux qui avaient dit : « Celui-ci est vraiment le Messie : » ceux
qui vous cherchaient pour vous enlever et vous faire Roi malgré vous (1) : ceux
qui après votre retraite au delà de l'eau, la passent pour vous aller joindre à
Capharnaüm (2). De tels hommes ne semblent-ils pas être disposés à profiter de
votre parole? Ce sont néanmoins ceux-là qui vous quittent, qui murmurent contre
vous, qui ne peuvent supporter votre doctrine.
Combien y en a-t-il qui paraissent croire au Sauveur, et
qui au fond n'y croient pas, parce qu'ils n'y croient pas comme il faut, et
cherchent Jésus-Christ par intérêt, comme ceux-ci à qui il dit : « En vérité, en
vérité, je vous le dis : vous me cherchez à cause des pains dont vous avez été
rassasiés (3) ? » A combien d'autres pourrait-il dire: Vous me cherchez, afin
que je contente votre ambition, votre avarice : c'est là dans le fond ce que
vous me demandez par tant de vœux, par tant de prières que vous faites dire ? Ce
n'est pas ma volonté que vous cherchez , mais la vôtre ; et vous n'êtes pas
contents de moi que je ne vous ôte tout ce qui vous peine dans l'esprit et dans
le corps. Sondez vos cœurs : voyez vos œuvres, quelles elles sont :
examinez-vous à fond, vous ne trouverez rien que de charnel dans vos pensées : «
Travaillez à une autre nourriture (4) : » remplissez-vous d'autres objets.
Mais Seigneur, si ceux-ci
étaient charnels, vos apôtres l'étaient encore beaucoup : et néanmoins ils
demeurent avec vous, pendant que ces murmurateurs se scandalisent et vous
quittent. Vous me découvrez ici un terrible secret. Car dès que vous voyez
naître l'esprit de murmure dans ces incrédules, vous leur dites : « Ne murmurez
point : personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne le tire (5).
» Et lorsque vous les vîtes déterminés à vous quitter, vous répétâtes encore une
fois : « Il y en a parmi vous qui ne croient point; et c'est pour cela que je
vous disais : Personne ne vient à moi, qu'il ne lui soit donné par mon Père (6).
» Quand donc saint Pierre vous dit, et les autres fidèles avec lui : « Seigneur,
1 Joan., VI, 14, 15. — 2
Ibid., 24, 25. — 3 Ibid., 26. — 4 Ibid., 27. — 5 Ibid.,
43, 44.— 6 Ibid., 65, 66.
410
à qui irions-nous? Vous êtes le Christ, le Fils de Dieu (1)
; » c'est que votre Père les avait tirés au dedans ; c'est qu'il leur avait
donné de venir à vous, et non-seulement d'y venir, mais encore d'y demeurer;
c'est qu'ils étaient de ce bienheureux nombre, dont il est écrit, comme
vous-même vous le rapportez : « Ils seront tous enseignés de Dieu (2) ; » de ce
bienheureux tout dont vous prononcez : « Tout ce que mon Père me donne vient à
moi : » c'est-à-dire tous ceux qu'il tire de cette manière secrète qui fait
qu'on vient : tous ceux à qui il donne de venir : voilà ce tout bienheureux qui
vous est donné par votre Père : tous ceux-là viennent à vous; et comme vous
ajoutez : «Vous ne les mettez point dehors (3) : » vous les admettez à votre
intime secret, à vos intimes douceurs. Vous leur dites encore ici secrètement,
comme vous fîtes autrefois à saint Pierre : « Vous êtes heureux, Simon fils de
Jonas, parce que ce n'est pas la chair et le sang qui vous l'a révélé, mais mon
Père qui est dans les cieux (4). » Réjouissez-vous, peuple béni :
réjouissez-vous, « petit troupeau, parce qu'il a plu à votre Père de vous donner
son royaume (5), » de vous révéler son secret, de vous tirer à son Fils. Et les
autres qu'en faites-vous ? O Seigneur, je frémis en le lisant ! vous les livrez
à eux-mêmes par un juste jugement : ils se cherchent eux-mêmes : et vous les
livrez à eux-mêmes, à leur orgueil, à leur sens charnel, à leur murmure, à leur
scandale; et ils y demeurent volontairement : ils demeurent dans leur mauvais
choix, auquel vous les avez abandonnés par un jugement caché, mais toujours
juste : « C'est pour cela, dites-vous, que je vous ai dit que personne ne peut
venir à moi, s'il ne lui est donné par mon Père (6) : » personne ne peut sortir
de lui-même, de ses sens, de son orgueil, que votre Père ne le tire de là pour
vous le donner. Seigneur, tirez-moi : je vous livre tout.
1 Joan., VI, 69, 70. — 2 Ibid., 45. — 3
Ibid., 37. — 4 Matth., XVI, 17.— 5 Luc., XII, 32.— 6 Joan.,
VI, 66.
411
Seigneur, vous me jetez dans des
vues profondes : je perce dans les siècles à venir! Dans ceux qui demeurent avec
Jésus-Christ, saint Pierre à leur tète, je vois tous les catholiques
immuablement attachés à Jésus-Christ et à son Eglise; et dans ceux qui quittent
Jésus, je vois tous les hérétiques qui doivent quitter son Eglise. Dans saint
Pierre et dans les apôtres, je vois tous ceux où la foi prévaut sur le sens
humain, c'est-à-dire, tous les fidèles; et dans ceux qui font bande à part et
cessent de suivre Jésus, je vois tous ceux où le sens humain l'emporte sur la
foi, c'est-à-dire tous les incrédules qui abandonnent l'Eglise, et surtout ceux
qui l'abandonnent à l'occasion de ce mystère. Ils se perdent avec ceux qui
disent : « Comment cet homme nous peut-il donner sa chair à manger (1) ? » et
ils tournent la vérité en allégorie.
« Ma chair est viande, mon sang
est breuvage (2) : » ils le sont vraiment : il les faut manger, il les faut
boire ; trois et quatre fois : c'est là une allégorie? Mais qui en vit jamais
une si outrée? Il ne s'en trouve aucun exemple. Mais qui en vit jamais une si
peu expliquée, si peu démêlée? il y en a encore moins d'exemple : en un mot, il
n'y en a point; nous l'avons considéré, nous l'avons vu, et néanmoins ils
s'obstinent à l'allégorie. Que le sens humain est opiniâtre à demeurer dans ses
préjugés! C'est qu'ils ne peuvent sortir de cette première peine, qui a été
celle des Capharnaïtes, comme elle est encore la leur : « Comment cet homme nous
peut-il donner sa chair à manger? » ils y succombent; ils y périssent avec ces
grossiers et superbes murmurateurs.
Et cependant, à les écouter,
c'est nous qui sommes les Capharnaïtes : c'est à votre humble troupeau, c'est
aux petits de votre Eglise, qui écoutent en simplicité votre parole , qu'ils
reprochent
1 Joan., VI, 53. — 2 Ibid., 56.
412
d'être les grossiers, d'être les charnels, et de ne pas
écouter votre parole.
Eh quoi! qu'y a-t-il que nous n'écoutions pas? Jésus-Christ
a dit : « Que sera-ce, si vous me voyez remonter au ciel (1) ? » Et il a montré
par là que sa chair ne serait point démembrée, mise en pièces, consumée.
Croyons-nous qu'elle le soit? Ne croyons-nous pas que Jésus-Christ est monté au
ciel, et qu'il y vit tout entier? Nous le croyons, mon Sauveur, toute la terre
le sait. Si nous croyons avec cela que nous vous mangeons, et que ce qu'il vous
plait nous donner à recevoir dans nos corps est votre corps et votre sang; si
nous le croyons ainsi, c'est pour ne pas dire avec les murmurateurs : « Comment
cet homme nous peut-il donner sa chair à manger? «Qui sont donc ceux qui le
disent, puisque visiblement ce n'est pas nous? qui sont ceux qui le disent,
sinon ceux qui ne peuvent se résoudre à croire qu'on puisse manger la chair de
Jésus-Christ sans la consumer, la mettre en pièces, ni la manger véritablement
en sa propre substance sur la terre, sans la tirer du ciel?
Jésus-Christ a dit : « C'est
l'Esprit qui vivifie (2) : » est-ce nous qui le nions? Ne croyons-nous pas que
sa chair est toute pleine de l'esprit qui vivifie? S'il a été conçu en chair, «
il y a été conçu du Saint-Esprit : » nous le croyons : « le Saint Esprit est
survenu en Marie (3) : » nous le croyons. S'il a été offert en la même chair
avec laquelle il a été conçu, « c'est par l'Esprit saint qu'il s'est offert (4),
» ou comme porte l'original, « c'est par l'Esprit éternel : » nous le croyons.
Tout ce que Jésus-Christ accomplit en chair, s'accomplit en même temps en
esprit. Ce n'est pas précisément de la chair, c'est encore principalement de
l'esprit qui lui est uni, que vient la vie : nous le croyons. Nous ne disons pas
avec les Capharnaïtes que Jésus soit le fils de Joseph, ni simplement le Fils de
l'homme : nous disons que le Fils de l'homme , qui est conçu de Marie, est en
même temps le Fils de Dieu et doit, comme lui dit l'ange, être appelé
véritablement et proprement de ce nom. Nous croyons de même que ce Fils de
l'homme, qui a expiré en la croix, n'est pas seulement le Fils de l'homme; et
nous disons avec le centenier :
1 Joan., VI, 63. — 2 Ibid.,
64. — 3 Luc, I, 35. — 4 Hebr., IX, 14.
413
« C'était vraiment le Fils de Dieu (1). » Et quand on mange
sa chair et qu'on boit son sang, nous croyons qu'il le faut faire en corps et en
esprit tout ensemble, et que « c'est l'Esprit qui vivifie. »
Il a dit : « La chair ne sert de
rien (2) : » nous le croyons : et nous remarquons premièrement, car nous pesons
avec foi toutes ses paroles, nous remarquons, dis-je, qu'il ne dit pas : Ma
chair ne sert de rien : car ce ne serait pas interpréter, comme vous le
prétendez, mais détruire son premier discours, où il a dit tant de fois que sa
chair nous servait à avoir la vie. S'il dit donc que « la chair ne sert de rien,
» c'est la chair comme l'entendaient les Capharnaïtes : la chair du fils de
Joseph ; et encore la chair tellement mangée avec la bouche du corps, qu'elle
soit mise en pièces et consumée, en sorte qu'elle ne puisse rester pour être
transportée au ciel : car c'est ainsi que l'entendirent ces murmurateurs. Nous
ne l'entendons point de cette sorte; et quand enfin il faudrait entendre que «
la chair de Jésus-Christ, » quoique prise, quoique mangée avec la bouche du
corps, de cette manière admirable que les incrédules ne peuvent entendre, « ne
sert de rien, » nous le croyons encore de cette sorte. Car en mangeant cette
chair, nous savons qu'il la faut manger comme une victime qui a été immolée, et
se souvenir de lui en la mangeant, s'attendrir dans ce souvenir, se rendre avec
lui une hostie sainte, participer à son esprit comme à son corps, en un mot lui
être uni de corps et d'esprit, comme le fut la sainte Vierge lorsqu'elle le
conçut dans ses entrailles : autrement cette chair ne sert de rien, quoiqu'on la
mange, quoiqu'on la reçoive dans son corps. Jésus-Christ ne dit pas aussi qu'on
ne la mange point, qu'on ne l'a point en substance ; mais « qu'elle ne sert de
rien : » comme saint Paul ne dit pas qu'on n'a point le corps du Sauveur quand
on le reçoit indignement, mais « qu'on ne le discerne pas (3). » Il faut donc,
non-seulement le recevoir par le corps, mais le discerner par l'esprit;
autrement, loin de servir, il nous condamne, et nous sommes « rendus coupables
du corps et du sang du Seigneur (4) La chair ne sert donc de rien, » de quelque
façon qu'on l'entende : elle ne sert de rien toute seule ni par elle-même : ce
n'est point à elle qu'il faut s'arrêter.
1 Matth., XXV, 54. — 2 Joan.,
VI, 64. — 3 I Cor., XI, 29. — 4 Ibid., 27.
414
Et si l'on veut encore entendre par cette parole : « La
chair ne sert de rien, » c'est-à-dire le sens charnel ne sert de rien, nous le
croyons encore : car « ce n'est point la chair et le sang qui nous a révélé (1)
» ce que nous croyons, ni cette manière incompréhensible avec laquelle nous
croyons manger la chair du Sauveur. Ainsi tout ce qu'il a dit de sa chair mangée
et de son sang bu, encore qu'il le faille entendre au pied de la lettre de sa
chair et de son sang pris en leur propre substance, « est esprit et vie, » à
cause qu'en toute manière il y faut toujours joindre l'esprit : nous le croyons.
Et pour bien entendre toutes les paroles du Sauveur, nous ne croyons pas que les
dernières où il a parlé de l'esprit, excluent les autres où il a parlé de la
chair , mais nous apprennent à unir l'un et l'autre ensemble, et à chercher
l'esprit dans la vérité et dans la propriété de la chair.
Où est donc la foi des
catholiques ? Elle est dans les paroles de saint Pierre : « Seigneur, à qui
irions-nous ? Vous avez des paroles de vie éternelle (2) ? » Nous les croyons
toutes, et celles où vous inculquez avec tant de force qu'on mangera en
substance votre chair, et celles où vous enseignez avec la même netteté qu'il
faut profiter de votre esprit. Voilà quelle est notre foi : voilà ce que nous
croyons. Et où est la foi de ceux qui quittent l'Eglise, sinon dans ces paroles
des Capharnaïtes : « Comment cet homme nous peut-il donner sa chair à manger ? »
Nous la donner pour la consumer, c'est chose absurde et inhumaine : nous la
donner sans la consumer, et en sorte qu'en même temps elle demeure entière dans
le ciel, c'est chose impossible.
Seigneur, nous ne sommes point
de cette troupe : on ne peut nous attribuer en aucun sens ce « Comment » des
murmurateurs : nous nous rallions avec saint Pierre, nous retournons au Cénacle
pour y faire la cène avec vous et avec vos disciples. Quelle simplicité! quel
silence ! « Prenez, mangez, c'est mon corps : buvez, c'est mon sang. » Il ne dit
pas : Ils seront en vous par la foi ; mais : ce que je vous présente, « Cela
l'est. » Croyez-y, n'y croyez pas, cela est : cela est parce que je le dis, et
non pas parce que vous le croyez. Que cela est étonnant ! Et néanmoins Jésus le
dit sans
1 Matth., XVI, 17. — 2 Joan., VI, 69.
415
rien expliquer, les apôtres l'écoutent sans rien demander :
ces questionneurs perpétuels, s'il m'est permis une fois de les appeler ainsi,
se taisent : ils font ce qu'on leur dit, non-seulement sans contradiction et
sans murmure, mais encore sans avoir besoin d'autre instruction que de celle
qu'ils avaient reçue. Les murmures avaient été trop repoussés, les questions
trop précisément résolues; tout est calme, tout est soumis : « le Père les a
tirés. » Et les autres ? Ah ! fidèles, retirez-vous de leur compagnie :
séparez-vous de ces séditieux, de ces impies, qui murmurent, non pas contre
Moïse (1), mais contre Jésus-Christ même : séparez-vous-en, pour n'être point
enveloppés dans leur péché. Quoi! que leur va-t-il arriver ? La terre se
va-t-elle ouvrir sous leurs pieds, poulies engloutir tout vivants ? Non, c'est
quelque chose de pis : ils quittent l'Eglise : ils sont livrés à leur propre
sens.
1 Numer., XVI, 3.
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