SAINTE FABIOLA
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VIE DE SAINTE FABIOLA, VEUVE.

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AVANT-PROPOS.

CHAPITRE I. De la faute que sainte Fabiola avait faite de se remarier du vivant, de son premier mari, bien qu'elle l'eût répudié pour des causes très légitimes.

CHAPITRE II. Merveilleuse pénitence que sainte Fabiola fit de cette faute.

CHAPITRE III. Sainte Fabiola vend tout son bien pour l'employer à assister les pauvres. Ses incroyables charités.

CHAPITRE IV. Sainte Fabiola va en diverses provinces pour y faire des charités, et passe jusqu'en Jérusalem, où elle demeura quelque temps avec saint Jérôme.

CHAPITRE V. Une irruption des Huns dans les provinces de l'Orient l’oblige sainte Fabiola de retourner à Rome.

CHAPITRE VI. Des admirables vertus de sainte Fabiola. qui avec Pammaque bâtit un grand hôpital à Ostie, et meurt incontinent après.

CHAPITRE VII. Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de sainte Fabiola, et conclusion de ce discours.

 

AVANT-PROPOS.

 

A OCÉANUS.

 

Il y a plusieurs années que j'écrivis à Paula, cette femme si illustre par sa vertu entre toutes celles de son sexe, pour la consoler de l'extrême déplaisir qu'elle venait de recevoir de la perte de Blesilla ; il y a quatre ans que j'employai tous les efforts de mon esprit pour faire l'épitaphe de Népotien, que j'envoyai à l'évêque Héliodore; et il y a environ deux ans que j'écrivis une petite lettre à mon cher ami Pammaque sur la mort si soudaine de Pauline, ayant honte de faire un plus long discours à un homme très éloquent, et de lui représenter des choses qu'il pouvait trouver en lui-même, ce qui n'aurait pas tant été consoler mon ami que, par une sotte vanité, vouloir instruire un homme accompli en toutes sortes de perfections.

Maintenant, mon fils Océanus, vous m'engagez dans un ouvrage à quoi mon devoir m'engageait déjà et auquel je suis assez porté de moi-même, qui est de donner un jour tout nouveau à une matière qui n'est plus nouvelle, en représentant dans leur éclat et dans leur lustre tant de vertus qui peuvent passer pour nouvelles en ce qu'elles sont extraordinaires; car dans ces autres consolations je n'avais qu'à soulager l'affliction d'une mère, la tristesse d'un oncle et la douleur d'un mari; et, selon la diversité des personnes, chercher divers remèdes dans l'Ecriture sainte; mais aujourd'hui vous me donnez pour sujet Fabiola, la gloire des chrétiens, l'étonnement des idolâtres, le regret des pauvres et la consolation des solitaires.

Quoi que je veuille louer d'abord, ce semblera peu de chose en comparaison de ce que je dirai ensuite, puisque si je parle de ses jeûnes, ses aumônes sont plus considérables; si j'exalte son humilité, l'ardeur de sa foi la surpasse; et si je dis qu'elle a aimé la bassesse et que, pour condamner la vanité des robes de soie, elle a voulu être vêtue comme les moindres d'entre le peuple et comme les esclaves, c'est beaucoup plus d'avoir renoncé à l'affection des ornements qu'aux ornements mêmes, parce qu'il est plus difficile de nous dépouiller de notre orgueil que de nous passer d'or et de pierreries. Après les avoir quittées nous sommes quelquefois enflammés de présomption en portant des habits sales et déchirés qui nous sont fort honorables, et nous faisons parade d'une pauvreté que nous vendons pour le prix des applaudissements populaires; au lieu qu'une vertu cachée, et qui n'a pour consolation que le secret de notre propre conscience, ne regarde que Dieu seul comme son juge.

Il faut donc que j'élève la vertu de Fabiola par des louanges tout extraordinaires, et que, laissant l'ordre dont les orateurs se servent, je prenne le sujet de mon discours des commencements de sa confession et de sa pénitence. Quelque autre, se souvenant de ce qu'il a vu dans le poète, représenterait ici ce Fabius Maximus (258)

 

Qui par les grands succès d'une valeur prudente

Soutint, seul des Romains la gloire chancelante,

 

et toute cette illustre race des Fabiens; il dirait quels ont été leurs combats, il raconterait leurs batailles, et vanterait la grandeur de Fabiola en montrant qu'elle. a tiré sa naissance d'une. si longue suite d'aïeux et d'une tige si noble et si éclatante, afin défaire voir dans le tronc des preuves de la grandeur qu'il ne pourrait trouver dans les branches; mais quant à moi, qui ai tant d'amour pour l'étable de Bethléem et pour la crèche de notre Sauveur, où la Vierge-mère donna aux hommes un Dieu-enfant, je chercherai toute la gloire d'une servante de Jésus-Christ, non dans les ornements et les avantages que les histoires anciennes lui peuvent donner, mais dans l'humilité qu'elle a apprise et pratiquée dans l'Eglise.

 

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CHAPITRE I. De la faute que sainte Fabiola avait faite de se remarier du vivant, de son premier mari, bien qu'elle l'eût répudié pour des causes très légitimes.

 

Or, parce que dès l'entrée de mon discours il se rencontre comme un écueil et une tempête formée par la médisance de ses ennemis, qui lui reprochent d'avoir quitté son premier mari pour en épouser un autre, je commencerai par faire voir de quelle sorte elle a obtenu le pardon de cette faute, avant de la louer depuis la pénitence qu'elle en a faite.

On dit que son premier mari était sujet à de si grands vices que la plus perdue femme du monde et la plus vile de toutes les esclaves n'aurait pu même les souffrir; mais je n'ose les rapporter, de crainte de diminuer le mérite de la vertu de Fabiola, qui aima mieux être accusée d'avoir été la cause de leur divorce que de perdre de réputation une partie d'elle-même en découvrant les défauts de son mari : je dirai simplement ce qui suffit pour une femme pleine de pudeur et pour une chrétienne. Notre Seigneur défend au mari de quitter sa félonie, si ce n'est pour adultère, et, en cas qu'il la quitte pour ce sujet, il ne veut pas qu'elle puisse se marier. Or tout ce qui est commandé aux hommes ayant nécessairement lieu pour les femmes, il n'est pas moins permis à une femme de quitter son mari s’il est adultère qu'à un mari de répudier sa femme pour le même crime; et si celui qui commet un péché avec une courtisane

n'est qu'un même corps avec elle, selon le langage de l'Apôtre, la femme qui a pour mari un homme impudique et vicieux ne fait qu'un même corps avec lui. Les lois des empereurs et celles de Jésus-Christ ne sont pas semblables; et Papinien et saint Paul ne nous enseignent pas les mêmes choses : ceux-là lâchent la bride à l'impudicité des hommes et, ne condamnant que l'adultère, leur permettent de s'abandonner en toutes sortes de débordements dans les lieux infâmes et avec des créatures de vile condition, comme si c'était la dignité des personnes et non pas la corruption de la volonté qui fût la cause du crime; mais parmi nous ce qui n'est pas permis aux femmes n'est non plus permis aux hommes, et dans des conditions égales l'obligation est égale.

Fabiola, à ce que l'on dit, quitta donc son mari à cause qu'il était vicieux; elle le quitta parce qu'il était coupable de di-,ers crimes; elle le quitta, je l'ai quasi dit, pour des causes dont son voisinage témoignant d'être scandalisé, elle seule ne voulut pas le publier. Que si on la blâme de ce que, s'étant séparée d'avec lui, elle ne demeura pas sans se marier, j'avouerai volontiers sa faute , pourvu que je dise aussi quelle fut la nécessité qui l'obligea de la commettre. Saint Paul nous apprend « qu'il vaut mieux se marier que brûler : » elle était fort jeune et ne pouvait demeurer dans le veuvage; « elle éprouvait un combat dans elle-même entre ses sens et sa volonté, entre la loi du corps et celle de l'esprit, » et se sentait traîner, comme captive et malgré qu'elle en eût, au mariage ainsi, elle crut qu'il valait mieux confesser publiquement sa faiblesse et se couvrir en quelque façon de l'ombre d'un misérable mariage que, pour conserver la gloire d'avoir été femme d'un seul mari, tomber dans les péchés des courtisanes. Le même apôtre veut que les jeunes veuves se remarient pour avoir des enfants et afin de ne donner aucun sujet de médisance à leurs ennemis, dont il rend aussitôt! la raison en ajoutant : « Car il y en a déjà quelques-unes qui ont lâché le pied et tourné la tête en arrière poursuivre le démon : » ainsi Fabiola étant persuadée qu'elle avait eu raison de quitter

son mari, et ne connaissant pas dans toute sou étendue la pureté de l'Evangile, qui retranche aux femmes, durant la vie de leurs maris, la liberté de se remarier sous quelque prétexte (259) que ce soit, elle reçut sans y penser une blessure, en commettant une action par laquelle elle croyait pouvoir éviter que le démon ne lui en fit plusieurs autres.

 

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CHAPITRE II. Merveilleuse pénitence que sainte Fabiola fit de cette faute.

 

Mais pourquoi m'arrêter à des choses passées et abolies il y a si longtemps, en cherchant à excuser une faute dont elle a témoigné tant de regret? Et qui pourrait croire qu'étant rentrée en elle-même après la mort de son second mari, en ce temps où les veuves qui n'ont pas le soin qu'elles devraient avoir de leur conduite ont coutume, après avoir secoué le joug de la servitude, de vivre avec plus de liberté, d'aller aux bains, de se promener dans les places publiques et de paraître comme des courtisanes, elle ait voulu pour confesser publiquement sa faute se couvrir d'un sac, et à la vue de toute la ville de Rome, avant le jour de Pâques, se mettre au rang des pénitents devant la basilique de Latran? qu'elle ait voulu, ayant les cheveux épars, le visage plombé et les mains sales, baisser humblement sa tête couverte de poudre et de cendre sous la discipline de l'Eglise, le pape, les prêtres et tout le peuple fondant en larmes avec elle?

Quel péché ne serait point remis par une telle douleur, et quelle tache ne serait point effacée par tant de pleurs? Saint Pierre par une triple confession obtint le pardon d'avoir renoncé trois fois son maître ; les prières de Moïse firent remettre à Aaron le sacrilège qu'il avait commis en souffrant qu'on fit le veau d'or ; Dieu, ensuite d'un jeûne de sept jours, oublia le double crime où David, qui était si juste et l'un des plus doux hommes du monde, était tombé en joignant l'homicide à l'adultère, car il le vit couché par terre, couvert de cendre, oubliant sa dignité royale, fuyant la lumière pour demeurer dans les ténèbres, et tournant seulement les yeux vers celui qu'il avait offensé, et lui disant d'une voix lamentable, et tout trempé de ses larmes : « C'est contre vous seul que j'ai péché, c'est en votre présence que j'ai commis tous ces crimes; mais, mon Dieu, redonnez-moi la joie d'être dans les voies de salut et fortifiez-moi par votre esprit souverain. » Il est arrivé que ce saint roi, qui nous

apprend par ses vertus comment lorsque nous sommes debout nous devons nous empêcher de tomber, nous a montré par sa pénitence de quelle sorte quand nous sommes tombés nous devons nous relever. Vit-on jamais un roi plus impie qu'Achab, dont l'Ecriture dit : « Il n'y en a point eu d'égal en méchanceté à Achab, qui semble s'être rendu esclave du péché pour le commettre en la présence du Seigneur avec des excès incroyables? » ce prince ayant répandu le sang de Nabot, et le prophète lui faisant connaître quelle était la colère de Dieu contre lui par ces paroles qu'il lui porta de sa part: « Tu as tué cet homme, et outre cela tu possèdes encore son bien, mais je te châtierai comme tu le mérites, je détruirai ta postérité, etc., » il déchira ses vêtements, se couvrit d'un cilice, se revêtit d'un sac, il jeûna et marcha la tête baissée contre terre. Alors Dieu dit à Elie: « Ne vois-tu pas qu'Achah s'est humilié en ma présence? et parce qu'il est entré dans cette humiliation par le respect qu'il me doit, je suspendrai durant sa vie les effets de ma colère. »

O heureuse pénitence, qui fait que Dieu regarde le pécheur d'un oeil favorable, et qui en confessant ses fautes oblige ce souverain juge , à révoquer l'arrêt qu'il avait prononcé en sa fureur! Nous voyons dans les Paralipomènes que la même chose arriva au roi Manassès,dans le prophète Jonas au roi de Ninive, et dans l'Evangile au publicain ; dont le premier se rendit digne non-seulement de pardon, mais aussi de sauver son royaume , le second arrêta la colère de Dieu prête à lui tomber sur la tête, et le troisième, en meurtrissant de coups son estomac et n'osant lever les yeux vers le ciel, s'en retourna beaucoup plus justifié par l'humble confession de ses péchés que le pharisien par la vaine ostentation de ses vertus.

Mais ce n'est pas ici le lieu de louer la pénitence et de dire, comme si j'écrivais contre Montan ou contre Novat, que « c'est une hostie qui apaise Dieu; que nul sacrifice ne lui est plus agréable qu'un esprit touché du regret de ses offenses; qu'il aime mieux la pénitence du pécheur que non pas sa mort ; lève-toi, lève-toi, Jérusalem, » et plusieurs autres paroles semblables qu'il nous fait entendre par la bouche de ses prophètes ; je dirai seulement, pour (260) l'utilité de ceux qui liront ceci et à cause qu'il convient particulièrement à mon discours, que Fabiola n'eut point de honte de se confesser pécheresse en la présence de Dieu sur la terre, et qu'il ne la rendra point confuse dans le ciel en la présence de tous les hommes et de tous les anges. Elle découvrit sa blessure à tout le monde, et Rome ne put voir sans répandre des larmes les marques de sa douleur imprimées sur son corps si pâle et si exténué de jeûnes. Elle parut avec des habits déchirés, la tête nue et la bouche fermée. Elle n'entra point dans l'église du Seigneur, mais demeura hors du camp, séparée des autres comme Marie, sueur de Moïse, en attendant que le prêtre qui l'avait mise dehors la fit revenir. Elle descendit du trône de ses délices; elle tourna la meule pour moudre le blé, selon le langage figuré de l'Ecriture; elle passa courageusement et les pieds nus le torrent de larmes; elle s'assit sur les charbons de feu dont le prophète parle, et ils lui servirent à constituer son péché. Elle se meurtrissait le visage à cause qu'il avait plu à son second mari; elle haïssait ses diamants et ses perles; elle ne pouvait voir ce beau linge dont elle avait été si curieuse ; elle avait du dégoût. pour toutes sortes d'ornements. Elle n'était pas moins affligée que si elle eût commis un adultère ; et elle se servait de plusieurs remèdes pour guérir une seule plaie.

 

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CHAPITRE III. Sainte Fabiola vend tout son bien pour l'employer à assister les pauvres. Ses incroyables charités.

 

Je me suis longtemps arrêté à sa pénitence comme en un lieu fâcheux et difficile, afin de ne rencontrer plus rien qui m'arrête lorsque j'entrerai dans un champ aussi grand qu'est celui des louanges qu'elle mérite. Etant reçue dans la communion des fidèles à la vue de toute l'église , son bonheur présent ne lui fit point oublier ses afflictions passées, et après avoir l'ait une fois naufrage elle ne voulut plus se mettre au hasard de tomber dans les périls d'une nouvelle navigation, trais elle vendit tout son patrimoine, qui était très grand et proportionne à sa naissance, et en destina tout l'argent à assister les pauvres dans leurs besoins, ayant été la première qui établit un hôpital pour y rassembler les malades abandonnés, et soulager tant de malheureux consumés de langueur et accablés de nécessité.

Représenterai-je ici sur ce sujet les divers maux qu'on voit arriver aux hommes? des nez coupés, des yeux crevés, des pieds à demi brûlés, des mains livides, des ventres enflés, des cuisses desséchées, des jambes bouffies, et des fourmilières de vers sortir d'une chair à demi mangée et toute pourrie. Combien a-t-elle elle-même porté sur ses épaules de personnes toutes couvertes de crasse et languissantes de jaunisse! combien de fois a-t-elle lavé des plaies qui jetaient une humeur si puante que nul autre n'eût pu seulement les regarder! Elle donnait de ses propres mains à manger aux pauvres, et faisait prendre de petites cuillerées de nourriture aux malades.

Je sais qu'il y a plusieurs personnes riches et fort dévotes qui, ne pouvant voir de tels objets sans soulèvement de coeur, se contentent d'exercer par le ministère d'autrui semblables actions de miséricorde, et qui font ainsi avec leur argent des charités qu'elles ne peuvent faire avec leurs mains : certes je ne les blâme pas, et serais bien fâché d'interpréter à infidélité cette délicatesse de leur naturel, mais, comme je pardonne à leur infirmité, je puis bien aussi par mes louanges élever jusque dans le ciel cette ardeur et ce zèle d'une âme parfaite, puisque c'est l'effet d'une grande foi de surmonter toutes ces peines. Je sais de quelle sorte, par un juste châtiment, l'âme superbe de ce riche vêtu de pourpre fut condamnée pour n'avoir pas traité le Lazare comme il devait. Ce pauvre que nous méprisons , que nous ne daignons pas regarder et dont la vue nous fait mal au coeur est semblable à nous, est formé du même limon, est composé des mêmes éléments, et nous pouvons souffrir tout de qu'il souffre: considérons donc ses maux comme si c'étaient les nôtres propres, et alors toute cette dureté que nous avons pour lui sera amollie par ces sentiments si favorables que nous avons toujours pour nous-mêmes.

 

Quand Dieu m'aurait donné cent bouches et cent voix,

Quand je ferais mouvoir cent langues à la fois,

Je ne pourrais nommer tous les maux déplorables

Qui tourmentaient les corps de tant de misérables,

 

maux que Fabiola changea en de si grands soulagements que plusieurs pauvres qui étaient (261) sains enviaient la condition de ces malades; mais elle n'usa pas d'une moindre charité envers les ecclésiastiques, les solitaires et les vierges. Quel monastère n'a point été secouru par ses bienfaits? quels pauvres nus ou retenus continuellement dans le lit par leurs maladies n'ont point été revêtus et couverts par les largesses de Fabiola? et à quel besoin ne s'est pas porté avec une promptitude incroyable le plaisir qu'elle prenait à bien faire, qui était tel que Rome se trouva trop petite pour recevoir tous les effets de sa charité?

 

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CHAPITRE IV. Sainte Fabiola va en diverses provinces pour y faire des charités, et passe jusqu'en Jérusalem, où elle demeura quelque temps avec saint Jérôme.

 

Elle courait par toutes les îles et par toute la mer de Toscane ; elle visitait toute la province des Volsques, et faisait ressentir les effets de sa libéralité aux monastères bâtis sur les rivages les plus reculés, qu'elle visitait tous elle-même, ou y envoyait des personnes saintes et fidèles; et elle craignait si peu le travail qu'elle passa en fort peu de temps, et contre l'opinion de tout le monde, jusqu'en Jérusalem, où plusieurs personnes ayant été au-devant d'elle, elle voulut bien demeurer un peu chez nous; et quand je me souviens des entretiens que nous eûmes, il me semble que je l'y vois encore. Bon Dieu ! quelle était sa ferveur et son attention pour l'Ecriture sainte! Elle courait les Prophètes, les Evangiles et les Psaumes comme si elle eût voulu rassasier une faim violente ; elle me proposait des difficultés et conservait dans son coeur les réponses que j'y faisais; elle n'était jamais lasse d'apprendre, et la douleur de ses péchés s'augmentait à proportion de ce qu'elle augmentait en connaissance ; car, comme si l'on eût jeté de l'huile dans un feu, elle ressentait des mouvements d'une ferveur encore plus grande. Un jour, lisant le livre des Nombres, elle me demanda avec modestie et humilité que voulait dire cette grande multitude de noms ramassés ensemble; pourquoi chaque tribu était jointe diversement à d'autres en divers lieux ; et comment il se pouvait faire que Balaam, qui n'était qu'un devin, eût prophétisé de telle sorte les mystères qui regardent Jésus-Christ que presque nul des prophètes n'en a parlé si clairement. Je lui répondis comme je pus, et il me sembla qu'elle en demeura satisfaite. Reprenant le livre, et étant arrivés en l'endroit où est fait le dénombrement de tous les campements du peuple d'Israël depuis sa sortie d'Egypte jusqu'au fleuve du Jourdain, comme elle me demandait les raisons de chaque chose, je lui répondis sur-le-champ à quelques-unes, j'hésitai en d'autres, et il y en eut où j'avouai tout simplement mon ignorance; mais elle me pressa alors encore plus de l'éclaircir sur ses doutes, et, comme s'il ne m'était pas permis d'ignorer ce que j'ignore, elle m'en priait avec instance, disant toutefois qu'elle était indigne de comprendre de si grands mystères. Enfin elle me contraignit d'avoir honte de la refuser, et m'engagea à lui promettre un traité particulier sur cette petite dispute ; ce que je reconnais n'avoir différé jusque ici, par la volonté de Dieu, que pour rendre ce devoir à sa mémoire, afin que, maintenant qu'elle est revêtue de ces habits sacerdotaux dont il est parlé au Lévitique, elle ressente la joie d'être arrivée à la terre promise après avoir traversé avec tant de peines la solitude de ce monde, qui n'est rempli que de misères.

 

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CHAPITRE V. Une irruption des Huns dans les provinces de l'Orient l’oblige sainte Fabiola de retourner à Rome.

 

Mais il faut revenir à mon discours. Lorsque nous cherchions quelque demeure propre pour une personne de si éminente vertu, et qui désirait d'être dans une solitude qui ne l'empêchât pas de jouir du bonheur de voir souvent le lieu qui servit de retraite à la sainte Vierge, divers courriers qui arrivaient de tous côtés firent trembler tout l'Orient en rapportant qu'un nombre infini de Huns, qui venaient de l'extrémité des Palus Méotides (entre les glaces du Tanaïs et la cruelle nation des Massagètes ) , s'étaient débordés dans les provinces de l'empire et que, courant de toutes parts avec des chevaux très vites, ils remplissaient de meurtres et de terreur tous les lieux par où ils passaient. L'armée romaine se trouvait alors absente à cause quelle était occupée aux guerres civiles d'Italie.

Hérodote rapporte que, sous le règne de Darius, roi des Mèdes. cette nation assujettit (262) durant vingt années tout l'Orient, et se faisait payer tribut par les Egyptiens et les Ethyopiens. Dieu veuille éloigner pour jamais de l'empire romain ces bêtes farouches! On les voyait arriver de toutes parts à l'heure qu'on y pensait le moins, et, allant plus vite que le bruit de leur venue, ils ne pardonnaient ni à la piété, ni à la qualité, ni à l'âge; ils n'avaient pas même pitié des enfants qui ne savaient pas encore parler: ces innocents recevaient la mort avant que d'avoir commencé de vivre, et, ne connaissant pas leur malheur, riaient au milieu des épées et entre les mains cruelles de ces meurtriers. La croyance générale était qu'ils allaient droit en Jérusalem, leur passion violente de s'enrichir les faisant courir vers cette ville, dont on réparait les murailles qui étaient en mauvais état par la négligence dont on use dans la paix. Antioche était assiégée; et Tyr, pour se séparer de la terre, travaillait à retourner en son ancienne île.

Dans ce trouble général nous nous trouvâmes obligés de préparer des vaisseaux, de nous tenir sur le rivage, de prendre garde à n'être pas surpris par l'arrivée des ennemis, et, quoique les vents fussent fort contraires, d'appréhender moins le naufrage que ces barbares, non pas tant par le désir de conserver notre vie que par celui de sauver l'honneur des vierges. II y avait alors quelque contestation entre ce que nous étions de chrétiens, et cette guerre domestique surpassait encore la guerre étrangère. Comme j'avais établi ma demeure dans l'Orient, l'amour que j'avais eu de tout temps pour les lieux saints m'y arrêta ; mais Fabiola, qui n'avait pour tout équipage que quelques méchantes hardes et qui était étrangère partout, retourna en son pays pour vivre dans la pauvreté au même lieu où elle avait vécu dans les richesses, pour demeurer chez autrui après avoir logé tant de gens chez elle, et, afin de n'en dire pas davantage, pour donner aux pauvres, à la vue de toute la ville de Rome, ce que toute la ville de Rome lui avait vu vendre ; en quoi mon affliction fut que nous perdîmes dans les lieux saints le plus grand trésor que nous eussions. Rome au contraire recouvra sa perte, et l'insolence et l'effronterie de tant de langues médisantes de ses citoyens qui avaient déclamé contre Fabiola fut confondue par les yeux d'un si grand nombre de témoins.

 

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CHAPITRE VI. Des admirables vertus de sainte Fabiola. qui avec Pammaque bâtit un grand hôpital à Ostie, et meurt incontinent après.

 

Que d'autres admirent sa compassion pour les pauvres, son humilité et sa foi; mais quant à moi, j'admire encore davantage la ferveur de son esprit. Elle savait par coeur le discours que j'avais, étant encore jeune, écrit à Héliodore pour l'exhorter à la solitude. En regardant les murailles de Rome, elle se plaignait d'y être retenue captive, oubliant son sexe, ne considérant point sa faiblesse, et n'ayant passion que pour la solitude. Il se pouvait dire qti elle y était puisqu'elle y était en esprit. Les conseils de ses amis n'étaient pas capables de la retenir dans Rome, d'où elle ne désirait pas avec moins d'ardeur de sortir que d'une prison. Elle disait que c'était une espèce d'infidélité que de distribuer son argent avec trop de précaution ; et elle souhaitait, non pas de mettre une partie de son bien entre les mains des autres pour l'employer en des charités, mais, après l'avoir tout donné et n'ayant plus rien en propre, de recevoir elle-même l'aumône en l'honneur de Jésus-Christ. Elle avait donc tant de hâte de partir, et tant de peine à souffrir ce qui retardait l'exécution de son dessein, qu'il y avait sujet de croire qu'elle l'exécuterait bientôt. Ainsi la mort ne la put surprendre, puisqu'elle s'y préparait toujours.

Mais je ne saurais louer une femme si illustre sans que mon intime ami Pammaque me vienne aussitôt en l'esprit. Sa chère Pauline dort dans le tombeau afin qu'il veille; elle a prévenu par sa mort celle de son mari, afin de laisser un fidèle serviteur à Jésus-Christ; et lui, ayant hérité de tout le bien de sa femme, en mit les pauvres en possession. Ils contestaient saintement, Fabiola et lui, à qui planterait le plus tôt son tabernacle sur le port de Rome, pour y recevoir les étrangers à l'imitation d'Abraham, et disputaient à qui se surmonterait l'un l'autre en charité. Chacun fut victorieux et vaincu dans ce combat; et l'un et l'autre l'avouèrent, parce que tous deux accomplirent ce que chacun avait désiré: ils mirent leurs biens ensemble et s'unirent de volonté, afin d'augmenter par cette bonne intelligence ce que la division aurait dissipé.

A peine leur résolution fut prise qu'elle fut (263) exécutée: ils achetèrent un lieu pour recevoir les étrangers, et soudain l'on y vint en foule ; car « la charité doit vriller à ce qu'il n'y ait point d'affliction en Jacob ni de douleur en Israël, »comme. dit l'Écriture. La mer amenait là à la terre des personnes qu'elle recevait en son sein, et Rome y en envoyait pour se fortifier sur le rivage contre les incommodités de la navigation. La charité dont Publius usa une fois en file de Malte et envers un seul apôtre, ou (pour ne donner point sujet de dispute) envers tous ceux qui étaient dans le même vaisseau, ceux-ci l'exerçaient d'ordinaire, et envers plusieurs; et ils ne, soulageaient pas seulement la nécessité des pauvres, mais, par une libéralité Favorable à tous, ils pourvoyaient aussi au besoin de ceux qui pouvaient avoir quelque chose. Toute la terre apprit en même temps qu'il avait été établi un hôpital dans le port de Rome, et, les Égyptiens et les Parthes l'avant su au printemps, l'Angleterre le sut l'été.

On éprouva dans la mort d'une femme si admirable la vérité de ce que dit saint Paul « l'otites choses coopèrent en bien à ceux qui aiment et qui craignent Dieu. » Elle avait, comme par un présage de ce qui lui devait arriver, écrit à plusieurs solitaires de la venir voir pour la décharger d'un fardeau qui lui était fort pénible, et afin d'employer ce qui lui restait d'argent à s’acquérir des amis qui la reçussent dans les tabernacles éternels : ils vinrent, ils furent faits ses amis, et elle, après s'être mise en l'état qu'elle avait désiré, s'endormit du sommeil des justes, et, déchargée de ces richesses terrestres qui ne lui servaient que d’empêchement, s'envola avec plus de légèreté dans le ciel.

 

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CHAPITRE VII. Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de sainte Fabiola, et conclusion de ce discours.

 

Rome fit voir à la mort de Fabiola jusqu'à quel point elle l'avait admirée durant sa vie, car, comme elle respirait encore et n'avait pas encore rendu son âme à Jésus-Christ,

 

Déjà la Renommée en déployant ses ailes

Avait tout mis en deuil par ces tristes nouvelles,

 

et rassemblé tout le peuple pour se trouver à ses funérailles. On entend partout chanter des psaumes; le mot d'alleluia résonne sous toutes les voûtes des temples.

Les triomphes que Camille a remportés sur les Gaulois, Papirius sur les Samnites, Scipion sur Numance et Pompée sur Mithridate, roi du Pont, n'égalent pas ceux de cette femme héroïque, puisqu'ils n'ont vaincu que les corps et qu'elle a dompté la malice des esprits. Il me semble que je vois le peuple qui court en foule de tous côtés pour se trouver à ses obsèques : les places publiques, les galeries et les toits même des maisons ne pouvaient suffire pour donner place à tant de spectateurs. Ce fui alors que houle vit tous ses citoyens ramassés ensemble, et chacun croyait avoir part à la gloire. de cette sainte pénitente; mais il ne faut pas s'étonner si les hommes se réjouissaient en la terre du salut de celle qui avait par sa conversion réjoui les anges dans le ciel.

Recevez, bienheureuse Fabiola, ce présent de mon esprit due je vous offre en nia vieillesse, et ce devoir que je rends à votre mémoire. J'ai souvent loué des vierges, des veuves et des femmes mariées qui, ayant conservé la pureté de cette robe blanche qu'elles avaient reçue au baptême, avaient toujours suivi l'agneau en quelque lieu qu'il allât ; et certes c'est un grand sujet de louange que de ne s'être souillé d'une seule tâche durant tout le cours de sa vie ; mais due l'envie et la médisance ne prétendent pas néanmoins en tirer de l'avantage: « Si le Père de famille est bon, pourquoi notre oeil sera-t-il mauvais ? »  Jésus-Christ a rapporté sur les épaules la brebis qui était tombée entre les mains des voleurs; il v a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste ; la grâce surabonde où abondait le péché; et celui-là aime davantage à qui il a été plus remis. »

 

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