OB.  DES SOLITAIRES
Précédente Accueil Remonter Suivante

 

Accueil
Remonter
SAINT PAUL
SAINT MALC
SAINT HILARION
SAINTE LÉA
SAINTE FABIOLA
SAINTE PAULA
SAINTE AZELLA
SAINTE MARCELLA
DEV. DES PRÊTRES
OB.  DES SOLITAIRES
VIDUITÉ I
VIDUITÉ II
VIDUITÉ III
VIRGINITÉ

PARTIE II. OBLIGATIONS DES SOLITAIRES.

A RUSTIQUE.

 

Il n'y a rien de plus heureux qu'un chrétien à qui le ciel a été promis; rien de plus exposé aux fatigues, sa vie étant tous les jours en danger; rien de plus fort, parce qu'il surmonte le démon, et rien enfin de plus faible, parce qu'il se laisse vaincre par ses passions. Il y en a une infinité d'exemples. Un larron a de la foi sur la croix, et Jésus lui parle de la sorte : « Je te dis en vérité que tu seras dans le paradis avec moi.» De la grandeur de l'apostolat Judas tombe dans la perfidie et la trahison, et le banquet où il eut l'honneur d'assister ni le baiser qu'il reçut ne purent l'empêcher de livrer comme un homme celui qu'il connaissait bien pour le fils de Dieu. Il n'y avait rien au-dessous de la Samaritaine, et néanmoins non-seulement elle eut de la foi, et connut au bord d'une fontaine le Sauveur que le peuple ne connaissait point dans la synagogue; mais encore elle fut cause du salut de plusieurs autres, et eut le bonheur de faire reposer Jésus-Christ qui était las, et de lui donner à manger en l'absence de ses apôtres. Il  n'était rien de plus sage que Salomon, cependant il se laissa séduire par les femmes. Le sel est excellent; l'on s'en servait dans les sacrifices, et saint Paul commande que tous nos

secours en soient assaisonnés : toutefois, s'il vient à se gâter il n'est plus propre à rien. J'ai commencé par là ce discours pour vous avertir d'abord de la grandeur de votre entreprise et de la gloire que vous en devez attendre. Vous triomphez des plaisirs que vous pouviez goûter dans la jeunesse où vous êtes; mais le chemin que vous tenez est glissant, et il semble qu'il y aurait plus de honte à le quitter que de gloire à continuer de le suivre. Je ne vous entretiendrai pas ici de la beauté des vertus; seulement je vous parlerai comme un pilote expérimenté dans les naufrages qui instruit un jeune voyageur : je vous apprendrai quelles mers courent les pirates de la pudicité, ce que c'est que l'avarice, où sont ces monstres qui déchirent la réputation , comment enfin on se perd contre des écueils au milieu du calme. Soyez persuadé que ceux qui naviguent sur la mer Rouge, où nous devons souhaiter de voir le véritable Pharaon submergé avec son armée, n'arrivent au port qu'après avoir essuyé une infinité de périls : des nations barbares, ou plutôt des bêtes féroces habitent sur les côtes; tout y est plein de rochers cachés; de sorte qu'il faut avoir sans cesse les armes à la main, et une sentinelle attentive au haut du mât pour donner les avis nécessaires à la conduite du vaisseau. C'est voyager heureusement quand après six mois de navigation on arrive au port dont je viens de vous parler, et d'où l'on commence à découvrir la mer par laquelle à peine en une année on arrive dans les Indes. A quoi bon cela? me direz-vous. Il est aisé de vous en rendre raison : si les marchands du siècle vont si loin et courent tant de périls pour trouver des trésors périssables et qu'ils ne conservent qu'en mettant leur vie dans un danger évident, que doit faire un marchand de Jésus-Christ , qui vend tout ce qu'il a pour acheter une perle de grand prix et un champ oit il a trouvé un trésor que les larrons tic peuvent lui enlever? J'offenserai sans doute une infinité de gens qui prennent pour eux tout ce qu'on écrit contre le vice en général : mais leur colère sera le témoin de leur conscience, et j'en ai meilleure opinion qu'ils n'en ont eux-mêmes. Néanmoins je ne nommerai personne, et je ne m'attacherai à aucun en particulier , comme il se faisait dans les anciennes comédies. Les gens bien avisés feignent d'ignorer ce qu'on leur reproche : ils s'en corrigent, et se fâchent plutôt contre eux-mêmes que contre l'écrivain. En effet, quoique cet écrivain ait les défauts dont il les accuse, il a cet avantage sur eux qu'il en a de l’horreur en sa propre personne. J'ai appris que vous aviez une mère, vertueuse, qui est veuve depuis longtemps, et. qui vous a nourri et élevé avec beaucoup de soin pendant votre enfance. Après vous avoir fait étudier dans les Gaules, oit les lettres sont très florissantes, elle vous a envoyé à Rome, supportant votre absence dans l'espoir de la consolation que vous lui donnez aujourd'hui. Là elle n'a rien épargné pour vous faire joindre la majesté de l'éloquence romaine à l'élégance et à la. facilité de l'éloquence gauloise. Elle a cru qu'il fallait plutôt contenir votre naturel que l'exciter; et en cela elle vous a fait imiter les plus grands hommes de la Grèce, qui se corrigeaient à Athènes du langage boursouflé qu'ils avaient pris en Asie. Nous devez donc la considérer comme votre mère, la chérir comme votre nourrice et la respecter comme une sainte. C'est pourquoi ne suivez pas l'exemple de ceux qui abandonnent leurs mères pour s'attacher à d'autres femmes, et qui sous le nom de piété entretiennent un commerce qui n'est point exempt de soupçons. J'ai connu même des femmes, déjà assez, avancées en âge, qui d'abord se plaisaient à avoir chez elles des enfants d'affranchis qu'elles appelaient leurs fils spirituels, mais qui ensuite , renonçant au nom simulé de mère, sans aucune retenue se faisaient des maris de ces enfants. Quelques-uns préfèrent des veuves d'une famille étrangère à des vierges qui sont leurs propres soeurs; il se trouve aussi des femmes qui ont une forte aversion pour leurs parents, et dont l'emportement inexcusable rompt comme une toile d'araignée ce qui peut mettre leur honneur à couvert. Mais que direz-vous de ceux qui, avec. un visage maigre , une longue barbe, des vêtements mal faits et d'étoffe grossière, sont, unis si étroitement à des femmes qu'ils demeurent dans la même maison, se trouvent avec elles à des festins, ont de jeunes servantes, et vivent comme dans le mariage, excepté que ce commerce n'en a pas le nom ? Quoique des personnes qui paraissent vertueuses commettent bien souvent ces fautes, on ne doit pas néanmoins les imputer au christianisme : au contraire elles couvrent de confusion les idolâtres, qui voient que toutes les Eglises désapprouvent ce qui est condamné par les gens de bien. Pour vous, si vous ne vous contentez pas de paraître solitaire et que vous vouliez l'être effectivement, avez soin de votre âme, et ne songez plus à des richesses auxquelles vous avez dû renoncer en embrassant le parti où vous êtes : que la pauvreté de vos habits soit une marque de l'excellence de votre coeur; montrez par un mauvais manteau le mépris que vous faites du monde; mais n'en tirez pas de vanité, et que vos discours s'accordent avec votre habit. Que celui qui éteint les ardeurs du corps par des jeûnes et des abstinences ne cherche point les rafraîchissements du bain. Vos jeûnes doivent être modérés, de peur qu'ils ne soient préjudiciables à votre santé en devenant excessifs. Voyez votre mère, mais de telle sorte qu'elle ne vous oblige pas à voir d'autres femmes dont la vue vous frappe l'imagination. Croyez que ses servantes vous préparent des piéges, car elles succombent d'autant plus aisément que leur condition est plus abjecte. Saint Jean-Baptiste était fils d'un grand-prêtre et d'une mère très vertueuse cependant ni la tendresse de celle-ci ni les richesses de celui-là ne purent l'engager à demeurer dans leur maison, où sa chasteté était en danger : il se retira dans le désert, où ses yeux n'avaient point d'autre objet que celui dont il était le précurseur. Il y portait un habit grossier et rude qu'il ceignait d'une ceinture de cuir; il vivait de miel sauvage et d'autres choses propres à entretenir la continence. Les enfants des prophètes, qui sont appelés solitaires dans l'Ancien-Testament, renonçaient à l'embarras des villes et se bâtissaient des cabanes sur les bords du Jourdain, où ils se nourrissaient d'herbes sauvages. Pendant que vous demeurerez en votre pays regardez votre cellule comme le paradis, et y cueillez les fruits divers de l'Écriture sainte. Arrachez-vous l'œil, coupez-vous le pied ou la main si vous êtes scandalisé; ne négligez rien pour mettre votre âme en sûreté. « Celui qui voit une femme et la désire, » dit le Sauveur, « est déjà coupable dans son coeur.» Après cela, qui peut se vanter d'avoir de la pureté dans le coeur? Et si les astres même ne sont pas purs devant Dieu, que doit-on croire des hommes, dont la vie est une tentation continuelle? Que leur condition est malheureuse, puisque le crime est inséparable de leurs désirs! Saint Paul réprimait son corps par des macérations : cependant il trouvait toujours de la rébellion dans sa chair, et elle l'obligeait à faire ce qu'il ne voulait pas. «Misérable que je suis,» disait-il, «qui me délivrera de ce corps de mort?» Croirez-vous encore être exempt des chutes et des blessures si vous ne conservez votre coeur avec toutes sortes de soins, et que vous ne disiez avec le Sauveur : « Ceux qui font la volonté de mon père sont ma mère et mes frères ?» Cette cruauté est pleine de tendresse, et c'est en donner de véritables marques à une mère que de lui conserver son fils. La vôtre désire que vous viviez sans pouvoir mourir, c'est-à-dire qu'elle souhaite de vous voir dans le ciel. Anne mit au monde Samuël, moins pour elle que pour le service des autels. On dit que (295) les enfants de Jonadab, qui ne buvaient pas de liqueur qui pût enivrer, et qui vivaient sous de simples tentes, passant la nuit où ils se rencontraient, tombèrent les premiers en esclavage; car l'armée des Chaldéens, ravageant les campagnes de Judée, s'empara des villes où ils s'étaient réfugiés. Quel que soit le sentiment des autres, car chacun a le sien, pour moi, les villes me paraissent une prison et le désert un paradis. Pourquoi demeurer parmi le monde quand notre nom nous engage à être solitaire? Moïse demeura quarante ans dans le désert pour y apprendre à gouverner les Juifs, et le conducteur d'un troupeau y devint le conducteur des peuples ; les apôtres renoncèrent au métier de pêcheur pour gagner dos âmes à Jésus-Christ; ils quittèrent pour embrasser la croix et suivre le Sauveur leurs filets, leurs nacelles et leurs parents, sans même qu'il leur restât un bâton à la main. Je vous tiens ce langage afin que, si vous désirez vous faire ecclésiastique, vous appreniez ce que vous devez enseigner aux autres, que vous offriez à Dieu une victime digne de lui, et que vous ne soyez pas capitaine sans avoir été soldat ou maître sans avoir été écolier. Ce n'est point à moi à juger des ecclésiastiques, et je ne puis avoir une mauvaise opinion des ministres de l’Eglise. Si vous voulez en augmenter le nombre, vous en apprendrez les devoirs dans une lettre que j'ai écrite à Népotien : je parlerai ici du noviciat et de la conduite d'un jeune solitaire, et particulièrement de celui qui s'est soumis au joug de Jésus-Christ après avoir passé sa jeunesse dans l'étude des belles-lettres.

D'abord examinons si vous devez vivre seul ou en la compagnie des autres solitaires. Je trouve plus à propos que vous demeuriez avec eux que de rester seul, afin de n'être peint sans guide dans un chemin que vous ne connaissez pas. En effet vous pourriez vous égarer en prenant une route pour une autre, aller trop vite ou trop lentement et enfin vous lasser ou vous endormir. La vanité se glisse aisément dans l'esprit d'un solitaire : fait-il quelque abstinence ou est-il quelque temps sans voir personne, il ne se connaît plus lui-même; il oublie d'où il vient et ce qui l'amène; son coeur s'emporte au dedans et sa langue au dehors; il juge des autres malgré la défense de l'Apôtre; il suit les mouvements de sa gourmandise; il dort autant qu'il lui plait; il ne craint rien ; il tient les autres au-dessous de lui; on le trouve moins dans sa cellule que dans les villes, et il affecte une modestie étudiée parmi ses frères, quoiqu'il aime la foule et l'embarras du monde.

Mais pourquoi blâmer les solitaires? Je les ai toujours trop loués pour les blâmer aujourd'hui. J'ai dessein de les instruire de telle sorte que les austérités du désert ne les épouvantent point, qu'ils se fassent connaître par une longue expérience, qu'ils se croient les derniers de tous pour devenir les premiers, que la pauvreté ou l’abondance ne les allaite pas, que l'on voie leur vertu dans leurs habits, sur leurs visages et dans leurs instructions, et afin que, à l'exemple de quelques moines ridicules, ils n'inventent point des combats imaginaires avec des démons pour se faire admirer du peuple et en attraper l'argent. Depuis peu nous avons vu, les larmes aux yeux, les richesses immenses qu'un solitaire a laissées dans sa famille, et qu'il avait amassées pour les pauvres : c'est alors que le fer qui était au fond a nagé sur l'eau, et que l'amertume de la myrrhe a paru parmi les palmiers. Pour moi , je n'en ai pas été surpris, car cet homme était disciple d'un maître qui s'était enrichi de ce qui lui avait été confié pour la subsistance des malheureux ; mais leurs cris, arrivant enfin au ciel , surmontèrent la patience de Dieu, et il envoya son ange exterminateur qui lui dit comme à un autre Nabal : « Tu mourras cette nuit, insensé; et à qui appartiendra ce que tu as amassé?» Je ne veux donc pas que vous demeuriez avec votre mère, tant à cause de ce que je vous ai déjà dit que parce que vous la fâcheriez en refusant un morceau délicat qu'elle vous présenterait, ou que vous mettriez de l'huile dans le feu en le recevant. D'ailleurs, étant parmi les femmes, vous pourriez penser la nuit à ce que vous auriez vu le jour. Ayez toujours un livre entre les mains; apprenez par coeur le Psautier; priez sans cesse; tenez, toujours nos sens en action de peur que de mauvaises pensées ne s'en emparent ; surmontez la colère par la patience; soyez attaché à l'étude de l'Écriture sainte, et les plaisirs déshonnêtes ne feront point d'impression sur votre esprit. En un mot que votre âme ne soit point ouverte aux passions, car si elles y entrent une fois elles y deviendront souveraines et y causeront un désordre surprenant. (296) Travaillez a quelque ouvrage de peur que le diable ne vous surprenne oisif. Si les apôtres, qui pouvaient vivre de l'apostolat et de l'Évangile, travaillaient de leurs mains pour n'être à charge à personne et pour assister ceux dont ils devaient attendre du secours, pourquoi ne travaillez-vous point vous-même à ce qui vous est nécessaire? Faites des nattes de ;jonc ou des corbeilles d'osier, sarclez le jardin, faites-y des parterres, et quand vous y aurez semé des légumes arrosez-les, ou les transplantez pour avoir le plaisir de les considérer ; greffez des arbres, et peu de temps après vous recueillerez le fruit de vos peines; faites des ruches d'abeilles, et apprenez de ces insectes à régler une communauté ; travaillez à des filets de pêcheurs; transcrivez des livres, et, cherchant ainsi la nourriture du corps, donnez en même temps à votre âme la sienne. C'est une coutume établie dans les monastères d'Égypte de ne recevoir personne qui ne sache travailler , et cela se pratique moins afin qu'il gagne sa. vie que pour empêcher que son âme oisive, s'attachant à des pensées criminelles, ne s'abandonne enfin aux passants à l'exemple de la pécheresse Jérusalem. Lorsque j'entrai au désert en ma jeunesse, je ne pouvais résister à la volupté ni à la concupiscence, bien que mes privations et mes abstinences fussent continuelles; j'étais tourmenté par les pensées dont mon âme était esclave : cela m'obligea de devenir écolier d'un solitaire hébreu; et quoique je fusse accoutumé à la beauté et à la douceur des auteurs profanes, je résolus d'étudier l'alphabet d'une langue qui se prononce en grinçant les dents et avec beaucoup de peine. Ceux qui étaient. alors avec moi, et ma propre conscience, sont témoins des difficultés que je rencontrai en cette entreprise; ils savent combien de fois je désespérai d'y réussir, combien de fois j'y renonçai , et combien de fois enfin l'ardeur de la science m'y appela : cependant je rends grâce à Dieu de ce que je goûte aujourd'hui les fruits d'une étude qui m'a tant coûté. Je vous dirai encore ce que j'ai vu en Égypte. Il y avait dans un monastère un jeune homme originaire de Grèce qui ne pouvait éteindre les ardeurs de l'impureté ni par les jeûnes ni par les fatigues du travail le plus pénible, et il était perdu sans l’artifice dont son abbé se servit. Il commanda à un ancien solitaire de quereller et d'injurier ce jeune homme, et de venir se plaindre le premier après l'avoir insulté. Ceux qu'on prenait pour témoins étaient pour l'agresseur, et l'innocent pleurait en entendant leur mensonge , sans que personne voulût le croire. Il n'y avait que l'abbé qui le défendait adroitement, de peur que dans cette persécution il ne mourut de douleur. Un an s'étant passé de la sorte, son supérieur lui demanda s'il était encore tourmenté de ses anciennes pensées. «Mon père, » répondit-il, «je n'ai pas le loisir de vivre : comment aurais-je celui de songer au crime?» Si ce jeune solitaire eût été seul comment eût-il pu se conserver ? Les politiques du monde remédient à une vieille passion par une affection nouvelle; et c'est ce qui arriva à Assuérus, que les Perses détachèrent de Vasthi en lui donnant de l'amour pour d'autres femmes. Cela s'appelle arrêter le crime par le crime, et la seule vertu doit en éloigner les chrétiens. « Évitez le mal et faites le bien, » dit David; « aimez la paix et la recherchez.» Sans doute on ne peut aimer le bien si l'on n'a de l'aversion pour le mal , et il faut s'appliquer à celui-là pour éviter celui-ci; il faut chercher la paix pour n'avoir point de guerre, et il ne suffit pas de la chercher, on doit la conserver avec toutes sortes de soins quand on l'a trouvée; car on ne peut en concevoir les douceurs. David assure qu'elle est le séjour de Dieu, et l'Écriture n'en parle point qu'elle ne dise qu'il faut la rechercher. En un mot, on ne peut se perfectionner dans un art sans le secours d'un maître; les bêtes même ont des conducteurs : les abeilles sont gouvernées par une reine , et parmi les grues il y en a une que les autres suivent. Chaque province a son gouverneur, son juge ; et Rome, ne pouvant obéir en même temps à deux rois, vit ensanglanter ses murailles par un parricide. Rébecca sentit dans ses entrailles les combats de Jacob et d'Ésaü qu'elle y portait. Toutes les Églises ont leurs évêques et leurs ministres, et la hiérarchie ecclésiastique subsiste par le gouvernement de ceux qui y commandent; il n'y a qu'un pilote dans un vaisseau, qu'un maître dans une maison; et, quelque nombreuse que soit une armée, on n'y prend les ordres que d'un général. Pour tout dire en un mot et ne pas être ennuyeux, vous ne devez pas vous abandonner à votre propre conduite; il faut que vous viviez dans un monastère, sous la direction d'un supérieur et avec d'autres solitaires : (297) vous apprendrez de celui-ci à être humble ou patient, de celui-là à être affable et à garder le silence; vous ne ferez point ce que vous voudrez; vous prendrez un habit tel qu'on vous le donnera, et vous rendrez un compte exact de votre emploi à votre abbé ; mais souvenez-vous d'être soumis à vos frères de souffrir une injure sans murmurer, de craindre votre supérieur comme votre maître et de l'aimer comme votre père. Prenez pour un avis salutaire ce qu'il vous ordonnera, et que celui dont le métier est d'obéir ne ;juge pas des pensées des autres. «Écoute, Israël, » dit Moïse, « et tais-toi.»Si vous accomplissez fidèlement ces préceptes les mauvaises pensées n'auront pas d'accès en votre âme, et pendant qu'une occupation succédera ponctuellement à une autre vous ne songerez qu'à l'ouvrage que vous devez commencer. J'ai connu quelques solitaires qui n'avaient renoncé au monde que par l'habit, étant demeurés tels qu'ils étaient auparavant; leur bien était plutôt augmenté depuis leur retraite que diminué ; ils se faisaient toujours servir, leur table était magnifique; et parmi la foule d'un peuple de valets ils croyaient être encore dignes du nom de solitaires. D'autres, au contraire, ne pouvant pas faire une dépense pareille à celle de ces premiers, paraissent en public en de certains jours, et, se persuadant qu'ils ont quelque science, y médisent de leur prochain; d'autres haussent les épaules, et, remuant continuellement les lèvres , regardent fixement la terre, de sorte qu'on les prendrait pour des magistrats si un huissier marchait devant eux. Il y en a encore quelques-uns qui par le mauvais air de leur cellule, parles abstinences et des lectures indiscrètes, demeurent si mélancoliques qu'ils ont plus besoin des remèdes d'Hippocrate que de mes amis. D'autres ne peuvent renoncer au trafic qu'ils faisaient dans le monde; ils changent seulement de nom sans changer d'occupation et sont plus attachés au gain que les séculiers même, quoique saint Paul borne toutes leurs richesses à un habit et à leur nourriture. Autrefois les édiles devaient fixer le prix des denrées et mettre des bornes à la cupidité de ceux qui les vendaient, châtiant rigoureusement les coupables; mais aujourd'hui le titre de solitaire sert de prétexte à un, commerce plein d'injustice : nous demandons effrontément l'aumône quoique nous ayons de l'or que nous cachons sous un habit de solitaire, et nous mourons dans l'abondance après avoir vécu comme si nous avions été véritablement pauvres. Pour vous, vous ne tomberez pas dans ces désordres si vous entrez dans unie communauté. L'habitude vous fera trouver du plaisir dans ce que vous ferez d'abord avec contrainte. Regardez plutôt devant vous que derrière, et songez moins au mal que font les autres qu'au bien que vous devez faire ; ne vous laissez pas surprendre par le nombre des pécheurs, et qu'ils ne vous obligent point de tenir en vous-même ce langage : « Quoi! serait-il possible que tous ceux qui demeurent dans les villes fussent perdus? Cependant ils jouissent de leurs biens en servant l'Église; ils vont au bain , ils se parfument, et le peuple n'en a pas de mauvaise opinion.» Je répondrais à cela comme j'ai déjà fait, que cet ouvrage ne regarde point un ecclésiastique et qu'il n'est fait que pour l'instruction d'un solitaire. Les ecclésiastiques sont des saints, et il n'y en a point dont la vie ne soit à louer. Conduisez-vous donc de telle manière dans votre solitude que vous méritiez un jour de l'être; que le péché ne souille pas votre ;jeunesse, afin que vous approchiez des autels comme: une vierge sans tache qui sort de sa couche ; que chacun renfle un témoignage favorable de votre vie, et que les femmes connaissent votre nom sans avoir vu votre visage.

Quand vous aurez atteint l’âge, si néanmoins vous l'atteignez, et que vous soyez appelé dans le clergé par le peuple ou par votre évêque, acquittez-vous des fonctions d'un ecclésiastique, et ne fréquentez que les plus vertueux ; car dans toutes sortes de conditions il se trouve des méchants parmi les bons. Ne vous hâtez point d'écrire, et que cette ridicule démangeaison ne vous entraîne pas; soyez longtemps à apprendre ce que vous devez enseigner aux autres. Ne croyez pas ceux qui vous flatteront , ou, pour mieux dire, n'écoulez point ceux qui se moqueront de vous. En effet, après qu'ils vous auront loué par un discours plein de dissimulation, si vous tournez la tête en arrière vous les surprendrez allongeant le cou comme des cigognes ou tirant la langue comme des chiens. Ne médisez de personne, car la vertu ne consiste pas à déchirer la réputation des autres, et souvent notre langue se déchaîne (298) contre nous-mêmes en reprenant des fautes que nous commettons les premiers. Un certain personnage appelé Grunnius se rendait ordinairement à pas comptés au lieu où il devait parler en public, disant très peu de choses en chemin. néanmoins quand il était arrivé, après avoir étalé un monceau de livres il se ridait le front, fronçait les sourcils, et, ayant imposé silence à ses auditeurs de la main, il leur contait de pures bagatelles et attaquait tout le monde. On l'eût pris pour un autre Longin qui réformait l'éloquence romaine, et retranchait du nombre des savants ceux qu'il jugeait indignes d'en être. Cet homme était, sans doute plus agréable dans ses festins que dans ses harangues, et vous ne devez pas vous étonner que, tenant table ouverte, tous les parasites lui applaudissent en public. Ne croyez jamais de tels gens. Que votre cœur en un mot n'ait point de penchant à la médisance, de peur qu'on ne nous fasse ce reproche : « Vous avez parlé étant assis contre votre frère , et vous avez déshonoré le fils de votre mère ; » ou, comme dit. David en un autre endroit : « Ses paroles étaient coulantes contrite l'huile et elles perçaient comme des épées.» Le sage assure que celui qui médit de son frère est semblable à un serpent qui se cache pour mordre. Vous répondrez peut-être que vous ne médisez point, et que vous ne pouvez empêcher les autres de parler : c'est une des excuses dont nous tâchons ordinairement de couvrir nos défauts, mais Dieu n'est pas surpris par l'artifice. «Ne vous y trompez pas, » dit saint Paul, « on ne se moque pas de Dieu : nous ne voyons que le dehors, et il cornait le dedans. » Salomon a remarqué qu'un visage triste et abattu faisait fuir la langue des médisants comme le vent dissipe les nuages; car si l'on tire une flèche contre quelque chose de dur elle rejaillit contre celui qui l'a tirée : de même, quand un médisant s'aperçoit qu'on lui fait mauvais visage et qu'on se bouette les oreilles pour, ne pas l'entendre, il se tait, il pâlit et ne sait plus où il en est. Au reste, on défend à Timothée de recevoir légèrement une accusation contre un prêtre; mais on lui recommande de le reprendre devant tout le monde s'il pêche, afin de donner de la crainte au peuple. On ne doit pas même prendre aisément de mauvais sentiments d'un homme que son âge avancé et sa dignité défendent contre les soupçons; néanmoins, comme nous sommes hommes et que la vieillesse n'est, pas exempte des fautes de la jeunesse, si vous voulez me reprendre faites-le ouvertement, de peur que vous me déchiriez en secret. Le Seigneur reprend celui qu'il aime et châtie un enfant qu'il adopte. Isaïe même parle de la sorte : « Celui, ô mon peuple, qui dit que vous êtes bienheureux vous trompe et dresse des embuscades sous vos pas. » Il m'est sans doute inutile que vous appreniez aux autres mes défauts, que sans ma participation vous les rendiez coupables de mes crimes en leur faisant un récit plein de médisance, et que, les contant à tout le monde, vous leur en parliez comme s'ils étaient les seuls qui les sussent : ce n'est point là corriger son prochain, mais satisfaire à une démangeaison de médire. Enfin Jésus-Christ commande de reprendre les pécheurs en secret ou devant un témoin, et, s'ils ne font pas de cas de cette réprimande, de les dénoncer à l'Église, et de les tenir pour des endurcis, des idolâtres, des publicains. Je vous marque tout cela en termes exprès pour vous ôter l'envie de dire du mal des autres ou d'écouter ceux qui en disent, afin que vous vous présentiez à Dieu sans tache et semblable à une vierge aussi chaste du corps que de l'esprit, et qu'ayant plus que le nom de solitaire, vous ne soyez pas banni de la compagnie de l'époux, votre lampe s'étant éteinte pour n'avoir pas été entretenue de l'huile des bonnes oeuvres. Vous avez auprès de vous le saint évêque Proculus , personnage d'une grande érudition, qui peut de vive voix vous en dire plus que mes lettres : les avis que vous eu recevrez à toute heure vous empêcheront de quitter ce chemin par où le peuple d'Israël , allant à la terre de promission , était assuré de passer.

Dieu veuille que la prière de l'Église soit écoutée : «Seigneur, donnez-nous la paix, » dit-elle, « car vous nous avez tout donné; » Dieu veuille que, renonçant au monde, nous ayons suivi les mouvements de notre volonté, et que nous ne l'ayons pas fait par contrainte! Dieu veuille que nous soyons récompensés d'une pauvreté volontaire plutôt que d'être punis de l'avoir embrassée par contrainte! Après tout, parmi les misères du monde et les fureurs de la guerre générale, c'est être assez riche que d'avoir du pain et assez puissant que de n'être point esclave. Le grand Exupère, évêque de Toulouse, (299) endure la faim pour nourrir les autres; il a le visage hâve de la nécessité des pauvres, et a donné aux entrailles de Jésus-Christ tout ce qu'il avait : imitez ce voisin et ceux qui lui ressemblent, que le sacerdoce a rendus plus pauvres et plus humbles; ou si vous voulez aller droit à la perfection, quittez comme Abraham votre patrie et vos parents, et cheminez sans savoir où vous irez. Si vous avez du bien, vendez-le et en donnez l'argent aux pauvres; si vous n'en avez pas, vous êtes déchargé d'un fardeau très pesant. L'avis est sans doute fort difficile à suivre, mais il y a de grandes récompenses pour ceux qui s'en serviront.

 

Haut du document

 

Précédente Accueil Remonter Suivante