COMPONCTION II

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TRAITÉ DE LA COMPONCTION.

 

LIVRE DEUXIÈME. AU MOINE STÉLÉCHIUS.

 

(Voyez t, 1, chap. V, p. 59.)

 

ANALYSE. La componction donne des ailes à l'âme. — Admirable description d'une âme ainsi élevée jusqu'au ciel sur les ailes de la componction. — Commentaire de ce mot de saint Paul : Mihi mundus crucifixus est, et ego mundo. — Amour extraordinaire de saint Paul pour Jésus-Christ. — Amour de David pour le Christ ; sa componction. — Dissertation sur le psaume VI. — Textes nombreux commentés admirablement, et donnant une très-haute idée de la componction et de l'humilité du saint Roi. — Un puissant motif de componction, c'est encore la bonté et la providence de Dieu pour les hommes. — Magnifique description de l'univers, dont l'homme a été établi le roi par la bonté de Dieu; elle rappelle les descriptions analogues qu'on lit dans Le Traité de l'Existence de Dieu, de Fénelon.

 

Comment, ô homme de Dieu, ô pieux Stéléchius, exécuter ce que tu demandes de moi ? Pourrai-je, moi dont l'âme est si languissante et si froide, parler dignement de la componction? Pour dire quelque chose de bon sur cette matière, il faut brûler, être embrasé de cette flamme, afin que les paroles, comme un fer incandescent, puissent s'imprimer fortement dans le coeur, Mais, hélas ! ce feu, je ne le possède pas; en moi, tout est cendre et poussière. Et comment allumer cette flamme dans mon coeur, tandis que tout me fait défaut, et la première étincelle de ce fou sacré, et ce qui sert à l'entretenir, et le souffle puissant de l'Esprit, qui par sa vertu la ranime en lui communiquant une ardeur divine, tant sont épaisses les ténèbres que mes nombreux péchés ont répandues sur mon âme? Pour moi, je l'ignore. C'est à toi, qui commandes, de me dire comment je dois m'y prendre pour t'obéir et mener à bonne fin le travail que tu me prescris. Volontiers, je te prêterai le ministère de ma parole; mais prie Celui qui guérit les coeurs contrits, qui donne aux pusillanimes le courage, et qui relève le pauvre de la poussière; prie-le d'allumer dans mon coeur, ce feu qui dévore le péché, qui arrache l'âme endormie au sommeil de la chair, lui donne des ailes pour s'élever au ciel, et du sommet de ces hauteurs divines, nous fait voir toute la vanité, tout le néant de la vie présente, Quiconque n'a pu monter là-haut, ni se placer à ce point de vue céleste ne peut voir ni la terre, ni les choses de la terre, comme il faut les voir.

C'est qu'en effet il y a ici-bas tant de choses qui obscurcissent la vue, tant d'objets qui assourdissent les oreilles et qui embarrassent la langue, qu'il faut nécessairement nous soustraire à ce tumulte, nous dérober à cette fumée; puis ensuite, nous réfugier dans ce lieu solitaire où règne un calme profond, et une sérénité parfaite; où l'on n'entend aucun (80) bruit; où les yeux demeurent fixés sur le grand Dieu , seul objet de leurs regards; où les oreilles, que rien ne trouble, ne sont attentives qu'à une seule chose, écouter les divins oracles, s'enivrer de la ravissante harmonie des célestes concerts, harmonie spirituelle qui exerce un tel empire sur l'âme que, quiconque en a une fois goûté les charmes, trouve désormais insipide et le manger, et le boire, et le dormir; tant sont invincibles les attraits de cette divine mélodie ! Ni le fracas des affaires séculières, ni la multitude innombrable des choses corporelles ne saurait faire cesser cette sorte de ravissement. Le bruit des tempêtes qui règnent dans ce bas-monde, ne monte pas jusqu'à la hauteur où cette âme réside. De même que ceux qui se sont retirés sur les sommets des montagnes, ne voient et n'entendent plus rien de ce qui se passe ni de ce qui se dit dans la cité, excepté peut-être un bruit confus, et aussi peu agréable que des bourdonnements d'insectes : de même, ceux qui se sont dégagés des choses de cette vie, et qui, prenant un essor sublime, ont pu parvenir au sommet de la vraie philosophie, sont entièrement étrangers à tout,ce qui -se passe parmi nous; nul objet terrestre ne les touche plus.

Tant que l'âme vit dans ces bas lieux, le corps et les sens l'enveloppent de mille liens, et amassent de toutes parts contre elle, au moyen des frivoles passions, une effroyable tempête. L'ouïe, la vue, le toucher, l'odorat et la langue amènent en nous du dehors une foule de maux. Mais l'âme a-t-elle pris son vol vers les cieux, et vient-elle à donner son attention aux choses spirituelles, alors, et dès ce moment même, elle ferme la porte aux pensées extravagantes; .non qu'elle condamne les sens à l'inaction, mais en les élevant à sa propre hauteur, elle imprime à leurs opérations une direction surnaturelle.

Il en est de cette âme comme d'une maîtresse sévère et impérieuse qui, voulant composer un parfum d'un très-grand prix, a besoin, pour l'exécution de ce travail, d'un grand nombre de bras. Que fait-elle alors? Ayant fait lever ses servantes et les ayant appelées à elle, elle commande à l'une de faire, avec l'instrument accoutumé, le triage des aromates qui n'ont pas encore été employés; à l'autre de veiller avec précaution, la balance à la main, à ce qu'il n'entre dans la composition du tout ni plus ni moins que la quantité nécessaire d'éléments, sans quoi la juste proportion serait détruite; à celle-ci elle enjoint de broyer ce qui doit être broyé, et à celle-là de préparer au feu ce qui doit passer par le feu; à cette autre elle ordonne de mêler ensemble les choses qui doivent être mélangées; à une autre de se tenir prête avec le vase à parfums; et enfin à une autre encore elle prescrit et impose telle et telle occupation différente; si bien que cette maîtresse, appliquant à la composition de son parfum et l'esprit et les mains de ses servantes, ne laisse rien languir ni se perdre, grâce à son soin diligent; on la voit continuellement veiller sur ses servantes, ne leur permettant pas de promener au dehors leurs regards, ni de les arrêter sur aucun objet étranger à l'oeuvre actuelle. Il en est ainsi de l'âme qui prépare cet inestimable parfum, je veux dire la Componction. Voyez-la, en effet, appelant à elle les sens les employant à son oeuvre , et leur interdisant l'inaction et la paresse.

Cette âme vient-elle à se recueillir en elle-même, pour méditer quelqu'une de ses obligations , ou un point de la volonté divine, voyez comme elle interdit aux sens leurs opérations habituelles, comme elle enchaîne momentanément leur activité, de peur que ces sens, laissant entrer mal à propos quelque vain objet, ne troublent ainsi la douce paix qui règne au dedans. Que des voix viennent frapper les oreilles; que des spectacles se présentent aux regards : rien n'est reçu à l'intérieur; parce que les sens, avec leurs énergies respectives, sont tournés vers l'âme et tenus en bride par elle. Que parlé je de voix et de spectacles? Parvenus à cet état de l'âme, beaucoup en viennent à ne pas remarquer ceux qui passent à  côté d'eux, ni même ceux qui les poussent. Telle est en effet la puissance de notre âme que, si nous le voulons, nous pouvons facilement, tout en restant sur la terre, être aussi insensibles à tout ce qui se passe ici-bas, que si nous étions déjà au séjour de la paix, dans le ciel !

2. Ainsi en fut-il du . bienheureux Paul, tout en vivant au milieu des villes, il se tenait aussi éloigné des choses présentes, que nous des cadavres des morts. Car lorsqu'il dit: Le monde est crucifié pour moi (Galat. VI. 14.), il entend parler de cette insensibilité dans laquelle il est vis-à-vis du monde, ou plutôt il parle encore d'une autre, car cette espèce de (81) crucifiement et de mort est double en lui. Il ne dit pas seulement : Le monde est crucifié pour moi; mais il ajoute. : Et moi je suis crucifié pour le monde; et en ajoutant ces paroles, il nous a révélé une autre espèce de détachement et de mort.

C'est assurément une grande sagesse que de regarder comme mort le monde présent; mais c'est une sagesse bien plus grande et plus élevée de se regarder et de se tenir soi-même comme mort au monde. Voici donc ce que le grand Paul a voulu dire : il a déclaré qu'il était détaché des choses présentes non pas seulement autant que les vivants le sont des morts, mais autant que les morts le sont les uns des autres. Quoiqu'un vivant n'ait plus d'inclination pour un cadavre, toutefois il éprouve à l'égard du défunt certaines impressions, conçoit certains sentiments, soit qu'il admire encore la beauté de cette victime de la mort, soit qu'il lui donne ses regrets et ses larmes. Rien de semblable entre un mort et un autre mort. Saint Paul donc voulant émettre cette pensée, après avoir dit : Le monde est crucifié pour moi ; il a ajouté : Et moi je suis crucifié pour le monde. Vois-tu, ô homme, combien le grand Apôtre était détaché de la terre , et comment , quoique voyageur sur cette terre, il avait pris son vol jusqu'au plus haut des cieux !

Non, non, mon cher ami, ne me parle plus de cimes élevées, ni d'épaisses forêts, ni de vallées profondes, ni de solitude inaccessible; rien de tout cela n'est capable par soi-même de chasser de l'âme le bruit qui la trouble : ce qu'il faut à mon coeur, c'est cette flamme céleste que le Christ a allumée dans l'âme de Paul, et que notre bienheureux alimenta au moyen de la contemplation, et qu'il éleva si haut qu'après avoir pris naissance ici-bas sur la terre, elle s'est élancée jusqu'au delà du ciel des cieux. Saint Paul, nous le savons, a été ravi lui-même jusqu'au troisième ciel; mais son amour pour Jésus-Christ, mais le feu de sa charité pour le divin Maître s'est élevé plus haut encore par delà tous les cieux. Saint Paul, nous le savons encore, était petit de corps; et, sous ce rapport, il n'avait rien de plus que nous : mais par la disposition du coeur, il a dépassé et laissé bien loin derrière lui les autres hommes. Et voilà pourquoi on aurait raison de représenter la charité de ce saint, par exemple, sous l'image d'une flamme qui, après avoir embrasé premièrement toute la surface du globe, s'élèverait bientôt de tous côtés dans les airs et atteindrait la voûte céleste; qui ensuite, venant à parcourir la région supérieure, mettrait en feu l'espace compris entre ces deux premiers cieux , et qui enfin, n'arrêtant point là sa course, s'élancerait rapidement jusqu'au troisième ciel, pour changer ainsi tout en un vaste embrasement, égalant en largeur toute la surface de la terre , et en hauteur tout ce qu'il y a d'espace depuis le troisième ciel jusqu'à nous. Et encore tout cela n'exprime pas suffisamment son amour pour Jésus-Christ. On verra qu'il n'y a rien d'exagéré dans ce que je dis, si l'on veut lire attentivement ce que j'ai écrit à Démétrius sur ce sujet. Eh bien ! oui, c'est ainsi qu'il nous faut aimer Jésus-Christ; c'est ainsi qu'il faut renoncer au monde.

Telles étaient aussi les âmes des saints prophètes : voilà pourquoi ils ont reçu des yeux pour percer dans l'avenir. Ces grands saints mettaient tous leurs soins à fermer leurs yeux aux choses présentes; et Dieu, par sa grâce, leur ouvrait d'autres yeux, au moyen desquels ils voyaient les choses futures. Tel fut Elisée qui, après s'être détaché entièrement de tout, et être devenu amoureux du royaume céleste, n'ayant plus désormais que du mépris pour toutes les choses d'ici-bas, telles que royauté, puissance, gloire, honneurs, admiration des hommes, vit alors ce qu'aucun autre n'avait jamais vu , je veux dire une montagne tout entière couverte de chevaux de feu, de soldats de feu et de chars de feu.

Non, jamais celui qui fait état des choses présentes ne méritera de contempler les splendeurs du siècle futur; tandis qu'au contraire celui qui n'a que du dédain pour les choses de la terre, ne les estimant que ce qu'elles sont, c'est-à-dire une ombre et un songe, celui-là bien vite découvrira le précieux trésor des biens spirituels et invisibles.

Cette conduite de Dieu envers nous est aussi celle que nous tenons à l'égard de nos enfants? Quand est-ce que nous leur confions les richesses qui conviennent à des hommes? C'est sans doute lorsque nous voyons qu'ils sont devenus hommes eux-mêmes, et qu'ils méprisent tous les amusements de l'enfance. Mais , tant qu'ils paraissent charmés des jeux accoutumés de l'enfance, nous les jugeons indignes de l'héritage parternel.

 

82

 

Non, encore une fois, une âme qui ne se sera pas exercée au mépris de toutes les vanités de cette vie, ne soupirera jamais après les réalités du ciel; comme aussi une âme qui soupire après les biens du ciel, ne pourra que se rire de toutes les vanités de ce monde. Et c'est là ce que disait aussi le bienheureux Paul. Car, encore que les paroles suivantes : L'homme charnel ne- comprend pas les choses de Dieu (I Cor. II, 14), aient été dites des dogmes, toutefois il est à propos de les entendre aussi soit des moeurs , soit des dons de l'Esprit.

3. Cherchons donc, comme je l'ai dit, la solitude : non pas seulement la solitude des lieux , mais aussi celle du coeur; et avant tout conduisons notre âme dans la région du silence et du recueillement. Ah ! c'est grâce à cet esprit de recueillement que le bienheureux David lui-même, tout en demeurant dans le siècle, tout en gouvernant un royaume, tout environné qu'il était de mille soucis, aimait cependant le Christ plus ardemment que ceux qui habitent les déserts. Effectivement, que de larmes répandues ! que de gémissements et de soupirs poussés tant la nuit que le jour ! Non, je ne sais si, parmi les chrétiens de notre âge, il s'en trouverait quelque part un ou deux, et même un seul, renouvelant un pareil spectacle ! Car ici, ce qui mérite d'être considéré, ce n'est pas tant l'abondance des larmes répandues que la qualité de celui qui les versait.

En effet, autre chose est qu'un homme revêtu d'une dignité si grande, révéré de tous, et n'ayant aucun censeur de ses actions, s'humilie néanmoins , s'abaisse profondément, macère son corps ; et autre chose , que quelqu'un qui est privé de tout cela en fasse autant. Une foule d'occasions portent un roi à se dissiper, à se répandre au dehors , et l'empêchent de se recueillir en lui-même. Les délices au milieu desquelles il vit chaque jour, l'énervent et l'amollissent; le pouvoir l'enfle et le rend arrogant; le désir de la gloire le consume, l'amour charnel le brûle et le dévore; double passion, qui prend naissance du pouvoir, et s'entretient par les délices. Ajoutez encore cette multitude de soucis sans nombre qui l'agitent de toutes parts et troublent son âme non moins que les passions. Comment la componction pourrait-elle trouver accès dans une âme dont les abords sont encombrés de tant d'obstacles? Puisque ce n'est pas sans peine qu'une âme, libre d'ailleurs de tous ces empêchements, pourra porter ce beau fruit de la contemplation : bienheureuse si elle y parvient !

Un particulier est exempt de toutes ces agitations , à moins qu'il ne soit tout à fait perverti : c'est pourquoi il aura moins de difficulté pour parvenir à la contemplation, que celui qui est revêtu du pouvoir et de l'autorité et qui reçoit les hommages de tous. De même qu'il est difficile, ou plutôt impossible d'allier ensemble le feu et l'eau, de même, selon moi, l'est-il, d'accorder la volupté avec la componction; ce sont là deux choses contraires, qui s'excluent et se détruisent réciproquement. L'une est la mère des larmes et de la sobriété; l'autre, du rire et de l'intempérance. L'une rend l'âme légère et lui donne des ailes; l'autre la rend plus lourde et plus pesante qu'une masse de plomb.

Ce n'est pas tout encore, ce n'est pas même ce qu'il y a de plus important ; David vivait dans des temps qui n'exigeaient rien de bien relevé pour la perfection de la vie , tandis que nous, nous avons à combattre, nous nous trouvons sur le champ de bataille, dans un temps où le rire lui-même, aussi bien que les autres fautes, est soumis à de grands châtiments, et où les larmes et la souffrance sont partout préconisées.

Eh bien ! l'heureux monarque, surmontant tous ces obstacles, s'adonna à la pratique de cette vertu avec autant d'ardeur que s'il eût été un homme du commun, et qu'il n'eût jamais vu, pas même en songe, ni la royauté, ni les splendeurs qui l'accompagnent. Revêtu de la pourpre, le front ceint du diadème, assis sur le trône, il donna le spectacle d'une componction pareille à celle du solitaire qui vit dans les déserts, revêtu du cilice, et n'ayant pour couche que la poussière et la cendre. Quand cette précieuse vertu fait véritablement son entrée dans une âme , elle lui communique une force semblable à celle du feu dans les épines. Que la componction trouve cette âme en proie à mille maux, et toute chargée des liens de l'iniquité, qu'elle la trouve toute consumée du feu des passions, et tout étourdie par le fracas des affaires séculières, bien vite, comme d'un violent coup de fouet, elle aura expulsé toutes ces misères de la vie, et en aura purgé entièrement cette âme. Et de même qu'une poussière légère ne (83) tiendra jamais devant le souffle d'un vent impétueux; de même aussi, quand la componction aura pris possession d'un coeur, les passions, si nombreuses qu'elles soient, ne pourront lui résister; mais elles s'évanouiront et disparaîtront plus vite que cette fumée et cette poussière que le vent emporte. Car si l'amour des corps maîtrise tellement l'âme qu'il l'arrache à tout le reste, pour la rendre l'esclave des volontés de la personne aimée, que ne fera pas l'amour du Christ, et la crainte d'en être séparé? Ce sont ces deux sentiments d'amour et de frayeur qui agitaient l'âme du Prophète, et qui l'agitaient fortement, quand il disait d'une part : Comme le cerf altéré soupire après la source des eaux, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu (Ps. XLI, 1); et encore : Mon âme est en votre présence comme une terre sans eau; et encore : Mon âme s'est collée à vous; et quand il disait, d'autre part : Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me châtiez pas dans votre colère. (Ps. CXLII, 6; LXII, 9; VI, 2.)

4. Et qu'on ne me dise pas que c'est lorsqu'il pleurait ses péchés que David a écrit ce psaume (le VI e ) ; c'est une erreur, et le titre qu'on lit en tête ne permet pas cette supposition. Sans doute, si nous n'avions pas à présenter un titre indiquant le sujet du cantique, il serait permis de dire que l'objet du saint roi , dans ce psaume, était de pleurer son péché: mais dès lors que nous savons très-bien quel est le psaume qui a rapport au péché de David, et que, d'ailleurs, un sujet différent est assigné à celui-ci; de grâce, ne bouleversons pas à plaisir les vérités révélées dans les saintes Ecritures, et ne préférons pas, comme plus exacts, nos propres raisonnements, aux instructions données par l'Esprit-Saint. Quel est le titre du psaume en question? le voici Pour l'octave. Mais cette octave, ou huitième jour, qu'est-ce autre chose, sinon le jour du Seigneur, jour grand et terrible, qui est embrasé comme une fournaise, qui fait trembler les vertus d'en-haut elles-mêmes. Car, dit le Sauveur, les vertus des cieux seront ébranlées (Matth. XXIV, 29); jour, enfin, qui nous montre le feu marchant devant le Roi de l'éternité? Or, le Prophète a appelé ce jour octave, ou huitième, pour indiquer le changement de l'ordre actuel des choses, et le renouvellement qui s'opérera à la fin du monde. Car la vie présente n'est qu'une semaine de jours ou d'époques. Elle commence le premier jour, pour s'arrêter au septième. Arrivée à celui-ci, qui est la fin de sa course, elle remonte au premier, pour redescendre encore au dernier, tournant sans cesse dans le même cercle; c'est pourquoi personne ne dira jamais que le dimanche soit le huitième jour, c'est le premier : car le cercle de la semaine ne s'étend pas jusqu'au nombre de huit. Lorsque l'ordre actuel aura cessé, et que toutes choses auront été dissoutes, l'octave, ou jour huitième, commencera; celle-ci ne remontera pas au premier jour, mais elle prendra son cours et se développera dans les espaces ultérieurs.

Le Prophète avait donc toujours présent le souvenir du jugement, tant la componction l'avait gravé profondément dans son coeur ! Et c'est au sein même des honneurs et de l'opulence qu'il méditait sans cesse au dedans de lui la pensée de ce jugement : tandis que nous, même dans nos tribulations et dans notre bassesse, à peine le rappelons-nous à notre mémoire. C'est sous l'impression des jugements de Dieu, objet de ses continuelles méditations, que le roi David a écrit ce psaume sixième.

Seigneur, dit-il, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me châtiez pas dans votre colère; voulant indiquer par ces mots fureur et colère la grandeur du supplice qu'il redoutait, car il savait que la divinité est exempte de toute passion. Tels étaient ses sentiments : et cependant il avait la conscience de ses oeuvres , oeuvres dignes non de châtiments et de supplices, mais de récompenses et de couronnes. Voulez-vous savoir quels étaient les mérites du saint roi? C'était, par exemple, sa foi par laquelle il renversa les tours et les forteresses des nations étrangères, arracha des portes mêmes de la mort tout le peuple d'Israël; c'était cette bonté tant de fois signalée envers son ennemi; c'était surtout le jugement que Dieu a porté sur lui, jugement qui manifestait assez toute la vertu de ce grand homme, et qui établissait sa sainteté, mieux encore assurément que toutes ses plus belles actions. Car les oeuvres de l'homme, même les plus grandes et les plus admirables, sont susceptibles d'être attaquées; on peut en contester la sainteté , parce qu'on en peut toujours suspecter l'intention, quoique les actions de ce juste n'aient jamais été l'objet d'aucun mauvais soupçon ; mais enfin, quand c'est Dieu même qui rend témoignage , il est impossible de (84) le récuser; si David n'eût pas donné des preuves très-certaines de sa vertu, jamais il n'eût été préconisé par le ciel même.

Maintenant, que dit Dieu au sujet de ce grand homme? J'ai trouvé en David, fils de Jessé, un homme selon mon coeur (I Rois, XIII, 14.) Voilà le suffrage que Dieu accorde à David. Et toutefois, après un pareil témoignage, comme aussi après tant d'actes de vertu, le saint 'roi parlait comme feraient des réprouvés, et comme feraient aussi ceux qui n'ont aucune confiance en Dieu; accomplissant par là ce que dit l'Evangile : Lorsque vous aurez tout fait, dites, nous sommes des serviteurs inutiles. (Luc, XVII, 10)

Qu'est-ce que disait de plus que le saint roi ce publicain qui était véritablement rempli de péchés, et qui n'osait ni regarder le ciel , ni se répandre en paroles, ni se tenir à côté du pharisien? Vous savez comment le superbe pharisien insultait à l'humilité du pauvre publicain, en disant : Je ne suis pas comme les autres hommes, voleurs, injustes, adultères; ni comme ce publicain. (Luc XVIII, 11.) Vous savez avec quelle modestie celui-ci reçut l'insulte, comme s'il n'eût rien entendu d'offensant; nons-eulement il ne s'indigna point, mais encore il témoigna tant d'égards à cet insolent, à ce superbe, qu'il ne se croyait pas digne de toucher la terre foulée par les pieds du pharisien : il ne proféra pas une plainte; il confessa ses péchés , en se frappant humblement la poitrine, et en suppliant Dieu de lui être propice.

Du reste, que ce publicain ait agi de la sorte, il n'y a en cela rien d'étonnant : la multitude de ses péchés le forçait, bon gré mal gré, de tenir les yeux baissés à terre. Mais que le juste se condamne lui-même, bien qu'il n'ait la conscience d'aucun péché, et qu'il se condamne comme a fait le publicain, c'est là un prodige, et la marque d'un coeur vraiment contrit. Car enfin, ces paroles : Soyez-moi propice, parce que je suis pécheur (Luc, XVIII, 13), en quoi diffèrent-elles de celles-ci : Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me châtiez pas dans votre colère ? Celles-ci renferment même quelque chose de beaucoup plus fort que celles-là. Le publicain , il est vrai, n'osa pas lever les yeux au ciel, mais le juste David fit quelque chose de plus. Le premier disait : Soyez-moi propice. Le second n'eut pas la hardiesse de prononcer cette parole : car il ne dit pas simplement : Ne me reprenez point; mais il ajoute : dans votre fureur. Il ne dit pas non plus : Ne me châtiez pas, mais il ajoute : dans votre colère; priant Dieu non de n'être point puni, mais de l'être moins sévèrement. En sorte que l'humilité de son âme nous apparaît de toutes façons, elle lui fait croire qu'il mérite de sévères châtiments, elle fait encore qu'il n'ose demander à Dieu une indulgence pleine et entière ce qui est le propre de ceux qui se jugent très-coupables et se regardent sincèrement comme étant plus pécheurs que tous les hommes.

Ce n'est pas tout. Ce qu'il y a de plus fort encore, c'est que cette grâce même de ne pas être si sévèrement puni, il ne voulait l'attendre que de la miséricorde et de la clémence de Dieu, parce qu'il était un pauvre infirme : Ayez pitié de moi, dit-il, car je suis infirme. (Ps. VI, 3.) Qu'est ceci? Cet homme, qui a été honoré d'un tel témoignage, et qui n'avait pas oublié les jugements de Dieu: Car, dit-il, vos jugements, ô mon Dieu, je ne les ai point oubliés (Ps. CXVIII, 30) ; cet homme, qui brille d'un plus vif éclat que le soleil, est-ce bien ce même homme qui parle ainsi? Oui, c'est lui-même. Assurément, c'est quelque chose de prodigieux, que ce saint roi, après avoir opéré tant d'œuvres éclatantes, n'ait jamais rien dit ni pensé de grand de lui-même, mais qu'il se soit cru le dernier des hommes, et qu'il n'ait attendu son salut que de la seule bonté de Dieu, comme s'il eût dit Oui, je me reconnais très-digne de vos vengeances, et même de supplices sans fin : toutefois, puisque je succombe sous vos coups, je vous prie de m'accorder la délivrance des maux qui m'accablent : c'est absolument le langage de ces esclaves, coupables de mille forfaits, qui, au milieu du supplice, ne pouvant dire qu'ils sont innocents pour obtenir merci, supplient néanmoins qu'on veuille bien leur faire grâce d'une partie du châtiment qu'ils méritent, parce que la douleur des coups qu'ils reçoivent devient intolérable.

David veut parler d'une autre infirmité encore. De laquelle? de celle qui provenait de ses angoisses de coeur, et de ses gémissements. Quand la douleur est extrême et qu'elle nous accable, elle ôte à l'âme toute sa force. Or, les souffrances de ce juste venaient , je pense, de ce qu'il se jugeait lui-même avec une grande sévérité, de ce qu'il n'osait se promettre rien de bon pour l'avenir, de ce qu'il avait (85) continuellement devant les yeux les châtiments qu'il croyait mériter. Au reste ceci devient évident par ce qu'il ajoute. Après avoir dit : Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, il continue: Ayez pitié de moi, parce que je suis infirme; guérissez-moi, Seigneur, parce que mes os sont ébranlés, et que mon âme est dans un grand trouble. (Ps. VI, 3.)

Si ce grand homme, dont la conscience était extrêmement pure, demande qu'il ne soit point fait une recherche exacte de ses actions, qu'on ne lui fasse pas rendre un compte rigoureux de sa vie, que devons-nous faire, nous pécheurs, nous couverts d'iniquités innombrables, nous, qui sommes loin d'avoir les mêmes motifs de confiance, et qui n'avons imité en rien ce juste dans l'humilité de sa confession? Pourquoi donc ce bienheureux s'accusait-il de la sorte? Ah ! c'est qu'il savait très-bien que personne ne sera justifié devant Dieu, et que le juste lui-même se sauvera à peine. C'est pourquoi, craignant le Seigneur, il lui dit tantôt : N'entrez pas en jugement avec votre serviteur (Ps. CXLII, 2), et tantôt : Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme.

5. Certes, s'il est une chose digne d'être particulièrement remarquée, c'est que David ne fait aucune mention de ses bonnes oeuvres, et que, dans l'affaire de son salut, il se repose uniquement sur la bonté de Dieu.

Voilà bien les dispositions d'un coeur contrit et d'un esprit humilié; et voilà aussi pourquoi ce prince, après avoir opéré de grandes choses, craignait et tremblait plus que les pécheurs. Voulez-vous la preuve de ses appréhensions et de ses frayeurs ? écoutez-le : Seigneur, Seigneur, s'écrie-t-il, si vous observez les iniquités, qui soutiendra cette épreuve ? (Ps. CXXIX, 3.) Il savait, le saint homme, il savait fort bien que nous avons contracté envers Dieu des dettes sans nombre, et que les moindres péchés méritent de grands châtiments. Ce saint prophète voyait d'avance les lois que le Christ devait porter lorsqu'il viendrait ; il voyait qu'une rigoureuse punition est réservée, non pas seulement au meurtre, mais encore à toute parole injurieuse et outrageante, aux pensées mauvaises, au rire, aux paroles inutiles, à la bouffonnerie et à d'autres fautes encore plus légères. Voilà pourquoi saint Paul, lui aussi, à qui d'ailleurs la conscience ne reprochait rien, disait : Ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié pour cela. (I Cor. IV, 4.) Et pourquoi donc? parce que, n'eût-il précisément rien fait de mal, et du reste il en était là, il n'estimait pas avoir entièrement payé le tribut d'honneur qu'il devait à Dieu. En effet , eussions-nous souffert mille fois la mort, eussions-nous présenté le spectacle de toutes les vertus, nous n'avons encore rien fait pour reconnaître dignement les honneurs dont Dieu nous comble.

Dieu, qui n'avait nul besoin de nous ni de nos hommages, mais qui se suffit à lui-même, nous a fait passer du néant à l'être : par un privilège unique, il nous a donné une âme raisonnable; il a planté pour l'homme un jardin de délices; il a étendu les cieux sur nos têtes, et affermi la terre sous nos pieds; il a allumé sous la voûte céleste de brillants flambeaux; il a orné de lacs, de fontaines, de rivières, de fleurs et de plantes, il a embelli magnifiquement la terre que nous habitons. Quant au ciel, il l'a orné, en y disposant avec ordre l'armée si nombreuse et si variée des étoiles. Que dire de la nuit? La nuit ! il l'a rendue non moins utile que le jour, grâce au repos et aux forces que le sommeil nous procure, le sommeil qui n'est pas moins nécessaire à nos corps que les aliments : on verra même des hommes braver la faim pendant bien des jours, et ne pouvoir se passer de sommeil aussi longtemps. Le soir, lorsqu'après les feux et les travaux du jour nous nous sentons épuisés de chaleur et de fatigue, c'est encore le bienfaisant sommeil qui vient rafraîchir nos membres, les délasser, et nous communiquer une nouvelle vigueur pour reprendre nos occupations. Arrive la saison d'hiver: alors les longues nuits , en nous forçant de rester dans nos demeures, nous apportent un soulagement plus complet. Ce n'est pas en vain, ni sans raison que les ténèbres occupent le temps réservé au repos; car, de l'obscurité naît une tranquillité plus parfaite. De même qu'une mère toute tendre et tout aimante, lorsqu'elle veut endormir son enfant qui pleure , prend son cher nourrisson dans ses bras, lui couvre les yeux d'un pan de son manteau pour appeler plutôt le sommeil; de même aussi notre Dieu bon étend sur la terre l'obscurité comme un grand voile, pour obliger les hommes à suspendre leurs travaux. S'il n'en était ainsi, nous serions sans cesse torturés et par la manie des affaires, et par la soif insatiable de l'or, et par le prolongement de travaux (86) sans fin; mais Dieu, dans sa bonté, nous force de mettre, même malgré nous, un terme à nos labeurs. Heureux ordre de choses, qui donne tant de repos à nos corps, et qui n'en procure pas moins à nos âmes !

En effet, que dire du calme qui règne alors? que dire de cette tranquillité universelle, de ce silence de toutes choses, qui exclut tout bruit, toute agitation? Dans cette quiétude des nuits, on n'entend plus, comme pendant le jour, de ces voix lugubres qui retentissent de partout. Durant le jour, en effet, que de cris poussés de toutes parts ! Les uns se plaignent de leur pauvreté; les autres, des torts qu'on leur a faits; ceux-ci se lamentent à cause de leurs infirmités ou de la perte de leurs membres; ceux-là pleurent la mort de leurs proches; d'autres, la perte de leur argent; d'autres enfin gémissent sur telle et telle des calamités humaines : et elles sont si nombreuses ! La nuit arrache les hommes à tous ces maux, comme à autant de tempêtes, elle les fait jouir, ainsi que dans un port assuré, des douceurs du repos. Tels sont les grands biens que la nuit nous procure; quant aux avantages que le jour nous apporte, ils sont trop nombreux et trop connus pour que j'entreprenne de les décrire.

Admirez aussi les facilités du commerce. Pour que les distances ne fussent pas un obstacle aux relations des hommes entre eux, Dieu a distribué dans toutes les parties du globe les eaux de la mer, destinées à rapprocher les nations. Vivant sur la terre comme des frères dans une seule maison, les peuples peuvent aller souvent les uns chez les autres, se communiquer sans peine et réciproquement leurs biens, leurs avantages. Enfin, chacun de nous peut, dans le petit coin de terre qu'il occupe, jouir des richesses du monde entier, comme s'il était le maître de tout l'univers. Ainsi, à une table richement servie, les convives se passent les mets l'un à l'autre et chacun peut goûter à tout.

Les merveilles de la nature sont trop prodigieusement variées pour pouvoir être exposées dans un discours, si long qu'il soit. Comment un homme, créature si bornée, essaierait-il de mesurer la sagesse infinie de Dieu?

Quoi qu'il en soit, considère, ô homme , l'infinie diversité des plantes, tant celles qui portent des fruits, que celles qui n'en portent pas, et qui croissent, les unes dans les terres incultes, les autres dans les terres en labour, ou sur les montagnes , ou dans les plaines; vois cette infinie variété de graines, de végétaux, de fleurs, d'animaux, qui peuplent soit la terre, soit les eaux, ou la terre et l'eau indifféremment; songe que toutes ces choses visibles ont été faites pour nous, le ciel, la terre, la mer, et tout ce qu'ils renferment. Comme un roi construit un superbe palais, tout brillant d'or, tout resplendissant de l'éclat des pierreries: ainsi Dieu a bâti ce monde ; et après l'avoir fabriqué, il y a introduit l'homme afin qu'il ait l'empire sur tout ce que nous y voyons. Et ce qu'il y a de bien plus admirable, c'est que, pour former la toiture de cette maison, il a employé, non des pierres, mais une autre matière bien autrement précieuse. De plus, ce ne sont pas des flambeaux d'or qu'il a allumés dans les appartements : mais il a posé en haut de brillants luminaires, auxquels il a ordonné de parcourir toute la voûte de cet édifice : se proposant en cela non-seulement notre utilité, mais même notre plaisir. Quant au sol de l'édifice, il l'a paré et enrichi de toutes manières, comme on fait une table qu'on veut servir magnifiquement. Et ces choses, il les a données à l'homme, avant qu'il ait rien fait pour les mériter.

L'homme, après de si grands dons, s'est montré ingrat envers son bienfaiteur; et Dieu ne l'a pas même dépouillé de ses prérogatives en punition de son ingratitude ; il n'a fait que le chasser du paradis : encore n'a-t-il voulu, par ce châtiment, que l'empêcher de pousser plus loin son ingratitude, et de se précipiter dans des péchés plus énormes.

Considérant donc, à la lumière de l'inspiration divine, tous ces bienfaits, ainsi qu'une foule d'autres, et généraux et particuliers, et ceux que nous avons reçus dès l'origine, et ceux que nous recevons tous les jours; et ceux que nous connaissons, et ceux, beaucoup plus nombreux, que nous ne connaissons pas; envisageant de plus l'Incarnation du Fils de Dieu et les dons qui en découlent, soit pour ce monde, soit pour l'autre, l'Apôtre se trouvait comme plongé dans un immense océan de grâces, et il comprenait, à la vue de cette ineffable charité de son Dieu, qu'il avait contracté vis-à-vis de la divine Bonté des obligations sans nombre, dont il n'avait pas acquitté la plus petite partie. Pénétré de ces sentiments, il recherchait avec soin jusqu'à ses plus petits (87) manquements, tandis qu'il oubliait ses bonnes oeuvres. Nous, au contraire, nous dont les péchés sont si nombreux et si graves, nous n'en tenons aucun compte, nous n'en parlons même pas. Mais, avons-nous fait la moindre bonne action , nous l'avons toujours à la bouche, nous ne cessons dé nous en glorifier, jusqu'à ce que nous en ayons, à force d'orgueil, anéanti le mérite qui était cependant déjà bien mince.

David, faisant aussi les mêmes réflexions, s'écriait : Qu'est-ce que l'homme, pour que vous vous souveniez de lui? (Ps. VIII, 5.) Dans un autre endroit, reprochant à l'homme son ingratitude, il disait: L'homme était en honneur, et il n'a point compris : il est devenu comparable aux animaux sans raison, et il s'est fait semblable à eux. (Ps. XLVIII, 12.)

6. Il est d'un serviteur reconnaissant de tenir pour accordés à lui-même en particulier les bienfaits distribués par Dieu à la communauté du genre humain, et de montrer autant de sollicitude et d'empressement pour acquitter sa dette de gratitude, que s'il était seul débiteur et seul responsable. Et c'est là ce que faisait le grand Paul, que je ne me lasserai jamais de citer, lorsqu'il disait que le Seigneur était mort pour lui. Ce que j'ai maintenant de vie dans ce corps mortel, disait-il, je l'ai en la foi du Fils de Dieu, qui m'a aimé et s'est livré lui-même pour moi. (Gal. II, 20.) L'Apôtre parlait ainsi, non pour amoindrir le don de Jésus-Christ, mais afin de s'animer lui-même à se regarder comme responsable pour le tout, et d'engager chacun de nous à penser de même : car il est évident que si le Christ fût venu pour un seul homme, le don, au lieu d'être moindre, eût encore été plus grand. Pourquoi? parce qu'on verrait que le Sauveur a montré, pour un seul, autant de bonté et de sollicitude, qu'en faisait paraître le pasteur de la parabole qui cherchait, tout troublé et tout en pleurs, sa brebis perdue.

Si les hommes qui ont emprunté de l'argent et contracté trop de dettes pour pouvoir les payer ne goûtent plus ni sommeil ni nourriture au milieu des soucis qui les rongent, que ne doit pas éprouver le juste en considérant la dette non d'argent, mais de sacrifice qu'il a contractée?

Quant à nous, hélas ! telles ne sont point nos dispositions. Nous arrive-t-il de payer quelque petite partie de cette dette, alors nous nous conduisons comme si nous l'avions acquittée tout entière. Que dis-je ? nous agissons plus mal encore. Le peu de bien que nous faisons, nous ne l'accomplissons pas avec ce bon coeur qui sied à de vrais enfants avant de nous mettre à l'oeuvre, nous examinons si une récompense, si une grande récompense est attachée à telle action, et si cette action nous sera comptée : bref, nous parlons absolument comme des esclaves et des mercenaires.

Que dis-tu là , misérable mortel ? Faut-il que tu aies le coeur si étroit? Quoi ! voilà une action à faire, qui plaît à Dieu; et tu restes là, délibérant sur la récompense ! Devrais-tu donc reculer devant l'accomplissement du bien, quand même il te faudrait tomber dans l'enfer, après l'avoir fait? Ne devrais-tu pas au contraire, même dans ce cas , te mettre résolument à l'oeuvre ? Tu as le bonheur de faire une chose qui plait à Dieu, et tu mendies une autre récompense ! Ah ! vraiment, tu ne sais pas quel grand bien c'est que de plaire à Dieu : si tu. le savais, tu ne penserais pas qu'il puisse exister une autre récompense égale à celle-là. Ignores-tu que ta récompense augmente, lorsque ce n'est point la vue de la rétribution qui te pousse et te dirige dans l'accomplissement du devoir? Ne vois-tu pas que les hommes eux-mêmes sont unanimes à honorer surtout les serviteurs qui envisagent, avant toutes choses, non la récompense, mais le bon plaisir du maître; beaucoup plus soucieux de bien servir, que d'être largement rétribués? Eh quoi ! des hommes montreront tant de générosité à l'égard d'autres hommes, qui sont après tout leurs semblables : et toi , tout enrichi que tu es des dons du Seigneur; toi qui en attends, pour l'avenir, de si nombreux encore, quand il s'agit de faire quelque chose qui regarde ton propre salut, voilà qu'avant de te mettre à l'oeuvre, tu es en peine de la récompense ! Ah ! je ne m'étonne plus si nous sommes en tout si froids, si misérables, si dépourvus d'élan pour toute action généreuse. Je ne m'étonne plus si nous ne pouvons jamais ni vivre dans la componction, ni recueillir tant soit peu les puissances de notre âme. Et en effet, nous ne recherchons jamais nos fautes avec la diligence voulue, nous ne méditons point sur les bienfaits de Dieu; nous ne jetons point les yeux sur ces illustres (88) personnages qui ont accompli de si grandes choses. Nous négligeons la pratique du bien; nous ne gardons point de mesure dans la prospérité; et quand nous nous appelons pécheurs, ce n'est point avec sincérité que nous tenons ce langage. Et la preuve, c'est que, si les autres nous donnent ce nom, aussitôt notre colère éclate, notre emportement n'a plus de bornes, nous disons qu'on nous outrage. Ainsi, tout en nous n'est qu'hypocrisie. Nous n'imitons point le publicain, qui , entendant le pharisien l'injurier et lui reprocher la multitude de ses crimes, supporta sans mot dire cet affront et recueillit le fruit de ses vertus, fruit que nous connaissons : Car, dit l'Evangile, il descendit justifié dans sa maison , et non pas l'autre. (Luc, XVIII, 14.) Pour nous, bien que nous soyons tout remplis d'iniquités, nous ne savons pas ce que c'est que d'en faire l'aveu.

Cependant , nous ne devrions jamais oublier que nous avons commis mille et mille fautes, nous devrions porter écrites dans notre coeur, comme dans un livre, ces mêmes fautes, petites et grandes, et les pleurer comme si nous venions de nous en rendre coupables. Ce souvenir continuel de nos misères servirait du moins à réprimer les mouvements d'orgueil toujours prêts à s'élever dans notre âme. Il est si avantageux de se rappeler ses fautes, que saint Paul ne cesse pas de parler de ses péchés depuis si longtemps pardonnés. Malgré le baptême qui l'avait purifié de toutes ses iniquités passées , malgré la vie sainte et pure qu'il mena toujours depuis son baptême, malgré l'état d'une conscience qui ne lui reprochait rien sur quoi il dût gémir, il ne laissait pas de se rappeler les péchés que l'eau salutaire avait cependant effacés, et de dire: Jésus-Christ est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs, entre lesquels je suis le premier (I Tim. I, 15) ; et encore : Il m'a jugé fidèle en m'établissant dans le ministère, moi qui étais autrefois un blasphémateur, un persécuteur et un ennemi acharné; car je persécutais à outrance l'Eglise de Dieu , et je la ravageais (I Tim. I, 12, 13); et dans un autre endroit : Je ne suis pas digne d'être appelé Apôtre. (I Cor. XV, 9.)

Nous devons espérer que Dieu nous a pardonné les péchés de notre vie passée, pourtant il est bon de nous les rappeler : ce souvenir porte l'âme à une sainte confusion, et l'excite vivement à l'amour de Dieu. Aussi, lorsque le Seigneur demanda à Simon lequel des deux débiteurs aimerait davantage le créancier généreux, Simon ayant répondu : Je crois que c'est celui à qui il a le plus remis, Jésus lui dit : Vous avez bien jugé. (Luc, VII, .43.)

7. Oui, lorsque nous considérerons la multitude de nos péchés passés, nous comprendrons combien la grâce de Dieu a surabondé en nous : et à cette vue nous baisserons humblement la tête, et nous commencerons une vie nouvelle. Plus nous nous trouverons chargés de crimes, plus aussi notre confusion sera profonde. Saint Paul ne perdait jamais de vue son passé: mais nous, nous ne voulons pas même conserver le souvenir des péchés que nous avons commis depuis notre baptême; de ces péchés, dis-je, qui nous mettent en danger, et nous exposent aux sévérités des jugements de Dieu. Et si, par hasard, la pensée de quelqu'une de ces fautes se présente à notre esprit, vite nous la repoussons, ne voulant pas que la mémoire de nos iniquités vienne un seul instant affliger notre âme. Que de maux nous cause cette vaine complaisance pour nous-mêmes ! D'abord le défaut de contrition nous laisse sans énergie pour le bien ; comment ensuite confesserions-nous des péchés dont nous voudrions pouvoir éteindre l'importun souvenir? Une autre conséquence de ce fâcheux état, c'est que nous tombons avec la plus grande facilité dans de nouvelles fautes. Il faudrait nous estimer heureux si, aidés de ce souvenir toujours vivant dans notre âme, de cette crainte toujours présente dans notre coeur, nous pouvions secouer cette pernicieuse nonchalance , cette léthargie dangereuse. Mais, mon ami , si vous enlevez à votre âme le frein salutaire de la componction, qui la retiendra enfin cette âme, quand, une fois libre de toute crainte, elle se précipitera dans les abîmes, et tombera dans ce gouffre affreux, pour y périr à jamais? Pénétré de ces vérités , le juste David se . retraçait l'image des châtiments futurs : il pleurait, il soupirait profondément, et cela, sans aucune nécessité pour lui-même.

Il vous suffit à vous, âmes généreuses, pour vivre dans la componction, de vous rappeler les bienfaits de Dieu et d'oublier vos propres bonnes oeuvres; de rechercher avec grand soin jusqu'à vos moindres manquements ; de fixer vos regards sur ces illustres personnages qui ont été si agréables à Dieu ; enfin , de (89) considérer l'incertitude, où nous vivons, de notre propre salut, ainsi que notre inclination au mal et au péché : c'est cette pensée qui faisait trembler saint Paul lui-même, quand il disait : Je crains qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même (I Cor. IX, 27) ; et encore : Que celui qui croit être ferme, prenne garde de tomber. (I Cor. X, 12.) David, lui aussi , appliquait son esprit à toutes ces considérations. Ainsi, se représentant les bienfaits de Dieu , il disait : Qu'est-ce que l'homme, pour que vous vous souveniez de lui? ou le fils de l'homme, pour que vous le visitiez ? Vous ne l'avez mis qu'un peu au-dessous des anges : Vous l'avez couronné de gloire et d'honneur. (Ps. VIII, 5, 6.) Quant à ses bonnes oeuvres, il les avait tellement oubliées que , malgré tous les exemples de vertu qu'il avait donnés, il s'écriait : Qui suis-je, mon Seigneur et mon Dieu, et quelle est la maison de mon père, pour que vous m'ayez aimé à ce point ? Mais cela même vous a paru peu de chose, ô Seigneur mon Dieu ! vous avez encore assuré votre serviteur de l'établissement de sa maison pour les siècles à venir. Car c'est là la loi des enfants d'Adam, ô Seigneur mon Dieu! Après cela. que peut vous, dire David, pour vous exprimer sa parfaite reconnaissance? (II Rois, VII, 18-20.) Il se représentait souvent les vertus de ses pères et, comparant sa vie avec la leur, il se regardait comme un vrai néant. C'est ainsi qu'après avoir dit: Nos pères ont espéré en vous; venant ensuite à parler de lui-même, il ajoute : Pour moi, je suis un ver et non un homme. (Ps. XXI, 6.) Quant à l'incertitude du salut, il l'avait tellement présente à l'esprit, qu'il faisait cette prière : Eclairez mes yeux, de peur que je ne m'endorme un jour dans la mort. (Ps. XII, 4.) Enfin, il se croyait coupable de tant de péchés, qu'il s'écriait: Pardonnez-moi mon péché, car il est grand. (Ps. XXIV, 11 .)

Ces considérations suffisent pour remplir de componction les parfaits comme vous. Quant à nous, âmes vulgaires, nous avons besoin d'un autre motif encore, pour briser notre orgueil et notre présomption; et nous le trouvons, dans la multitude de nos péchés, dans une conscience mauvaise qui pèse sur nous comme un joug accablant et ne nous permet pas de prendre notre essor vers les célestes hauteurs.

C'est pourquoi, ô cher Stéléchius ! je t'en prie et je t'en conjure, au nom du crédit que tu t'es acquis auprès de Dieu par tes bonnes oeuvres, tends-moi une main secourable, afin que je puisse gémir d'une manière salutaire sur la multitude et la grandeur de mes maux, et entrer ensuite, après ces regrets et ces soupirs, dans une route amie, qui me conduise au ciel; en sorte que, heureusement préservé de l'enfer, où la confession n'est plus possible, je n'aie pas à endurer les supplices des réprouvés auxquels personne ne pourrait ensuite me soustraire. Tant que je serai en cette vie, j'ai tout à espérer de ton secours, et tu pourras me faire le plus grand bien. Mais une fois arrivé dans l'autre monde, une fois la réprobation prononcée, il n'y aurait plus ni ami, ni frère, ni père qui pût, nous aider et nous secourir; désormais privé de toute consolation, il nous faudrait subir, au sein des angoisses et des ténèbres, d'immortels supplices, et servir sans fin d'aliment aux flammes dévorantes de l'enfer.

 

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