STAGIRE I

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CONSOLATIONS A STAGIRE.

 

(Voir t. I, chap. VII, p. 79.)

 

LIVRE PREMIER.

 

ANALYSE.

 

L'épreuve terrible à laquelle Stagire est soumis en ce moment , fait vivement regretter à son ami de ne pouvoir lui prodiguer de vive voix les consolations d'une sincère, amitié ; du moins il les lui offre dans cet écrit. —Le Seigneur, en permettant que nous soyons tentés, et que nous succombions, sait nous rendre utiles et la tentation et notre chute elle-même. —Exemples d'Adam dans le paradis terrestre ; de Caïn ; de Noë et du déluge; d'Abraham et de Joseph. —D'où saint Chrysostome conclut que celui qui se dévoue au service de Dieu doit s'attendre à la tentation. —Il aborde ensuite l'état présent de Stagire, et lui prouve par l'exemple de saint Paul que la tentation entre dans les desseins du Seigneur pour augmenter nos mérites , et abaisser notre raison sous les jugements divins. —Mais pourquoi Dieu permet-il la prospérité des méchants et l'affliction des bons ?— A cette question, Chrysostome répond d'abord que le vase d'argile ne peut demander au potier les motifs de son action, ensuite que Dieu se réserve l'éternité pour récompenser les ,justes, et punir les impies, enfin que la justice divine se révèle quelquefois même dès cette vie, afin qu'on ne dise point que toujours le méchant est heureux, et le juste malheureux. — Le devoir d'un véritable chrétien est donc d'adorer la conduite de la Providence, de s'y soumettre sans murmure et de croire que tout ce qu'elle permet est pour notre avantage spirituel. — Ces dispositions sont spécialement celles où Stagire doit s'affermir, car si Dieu ne jugeait utile à son salut l'épreuve qu'il lui envoie, il en eût déjà accordé la cessation et à ses propres prières, et à celles des saints personnages dont il a réclamé la puissante intercession.

 

1. L'amitié me ferait un devoir, ô mon cher Stagire, d'être aujourd'hui près de vous, de prendre part à vos peines, de vous offrir mes services, de vous adresser une parole de consolation, et d'adoucir par mes soins et mes bons offices votre triste et pénible situation; mais la maladie et une violente névralgie me retiennent à la maison, et me privent d'exercer à votre égard un si fructueux ministère; e toutefois je ne négligerai point de faire dans cette circonstance, et, selon mes forces, tout ce qui pourra vous être de quelque consolation, et servir ainsi à notre mutuelle utilité. Si je réussis, votas serez plus courageux pour supporter vos maux ; et si le succès trompe mes efforts, du moins la conscience d'avoir accompli un devoir me consolera moi-même, et me disposera à mieux supporter l'avenir. Et, en effet, quand un ami n'a rien négligé pour adoucir la douleur de son ami, lors même qu'il n'y parviendrait pas, il écarte de son coeur toute pensée et tout reproche d'infidélité, en sorte que délivré du poids accablant d'une telle accusation, il n'a plus qu'à gémir et à s'attrister avec lui. Si j'étais une de ces âmes qui jouissent auprès de Dieu d'une grande familiarité et d'une grande puissance, je ne cesserais de prier et d'intercéder pour le plus cher de mes amis; mais puisque la multitude de mes péchés m'ôte ce pouvoir et cette confiance, je veux du moins lui offrir une parole de consolation. Sans doute il appartient au médecin de calmer les douleurs de son malade et de guérir ses infirmités; mais une (388) parole de consolation n'est point interdite aux domestiques qui le servent, et même ce sont eux qui savent le plus les multiplier, lorsqu'ils sont affectionnés à leur maître. Puisse donc cet écrit apaiser votre immense douleur! C'est le plus ardent de mes voeux ; et si ma pensée et ma plume trompent mes efforts , du moins ma bonne volonté et mon désir seront approuvés de Celui qui nous ordonne, par l'organe de l'Apôtre, de pleurer avec ceux qui pleurent, et de nous affliger avec ceux qui sont affligés. (Rom. XII, 15.)

Il paraît que l'unique cause de votre pénible état est l'obsession de l'esprit mauvais ; et une sérieuse observation nous conduit à considérer cette obsession comme la cause de votre profonde tristesse. Ce n'est point seulement ma conviction, mais encore celle de tous ceux qui ont pu entendre vos plaintes incessantes; et d'abord, vous vous plaignez de ce qu'exempt de ces troubles tandis que vous viviez dans le siècle, vous n'en avez connu l'amertume que du jour où vous avez été crucifié au monde, et cet état est si pénible qu'il altère votre raison, et peut même vous porter au désespoir. Vous objectez en second lieu que vous avez, à la vérité, connu plusieurs exemples d'une obsession semblable. C'étaient des personnes qui s'accordaient toutes les délicatesses de la chair; mais elles en furent assez promptement délivrées , et elles recouvrèrent si parfaitement l'intégrité des sens et de la raison, qu'elles purent se marier, avoir de nombreux enfants et jouir de tous les agréments de la vie, car jamais l'esprit mauvais ne les fatigua de nouveau. Vous au contraire, vous ne trouvez la délivrance de vos noirs chagrins ni dans la prolongation des jeûnes et des veilles, ni dans toutes les austérités de votre profession. De plus, vous perdez courage, parce que ce saint homme, qui a montré à l'égard de tant d'autres la puissance de sa vertu, n'a rien pu opérer en votre faveur, ni par lui-même, ni par l'intermédiaire de ceux qui l'accompagnaient, et qui d'ordinaire commandaient victorieusement au démon : tous se sont retirés impuissants et confondus.

Vous avouez encore qu'une de vos plus grandes douleurs est que la violence du chagrin trouble si étrangement votre raison, que la pensée du suicide vous poursuit, et que vous avez failli vous pendre, vous noyer ou -ue précipiter du haut d'un rocher; en cinquième lieu, vous voyez que vos frères et vos égaux, qui ont embrassé le même genre de vie, jouissent d'une douce tranquillité, tandis que vous êtes exposé aux secousses d'une affreuse tempête, et, ce qui est plus malheureux encore, retenu dans une dure prison. Oui, ceux qui sont chargés de fers sont moins à plaindre, dites-vous, que l'infortuné qui est ainsi lié par le démon. Vous ajoutez qu'une autre cause de pénible anxiété c'est la crainte que votre père, s'il vient à connaître votre état, ne se porte aux dernières violences contre les pieux cénobites qui vous ont reçu. Riche, puissant et outré d'indignation, que n'osera-t-il pas contre eux? et qui échappera à sa vengeance, s'il les rencontre? Jusqu'aujourd'hui votre mère a pu lui cacher votre situation , et éluder ses nombreuses questions; mais à la longue, elle trahira elle-même son secret , et n'aura fait qu'exciter contre soi, et contre les moines, une plus violente colère. Enfin, vous désespérez de l'avenir, et c'est là le plus grand de tous vos maux. Vous dites que vous ne savez plus si jamais vous serez délivré de cette obsession, puisque vos espérances ont été si souvent trompées, et que toujours vous êtes retombé dans le même état.

 Cette situation est sans doute bien capable de troubler une âme, et de la remplir d'inquiétude; mais une âme faible, inexpérimentée et peu aguerrie. Et, en effet, avec quelque attention et quelques pieuses réflexions, j'espère réduire en poudre toutes ces causes de votre chagrin. Ne croyez pas cependant que je ne sois si prompt à promettre, que parce que je suis à l'abri de ces douleurs et de cette tempête. Non, et quand même il semblerait à quelques-uns que j'avance des choses incroyables, je ne laisserai pas de parler, car je n'ai pas à craindre de votre part une semblable incrédulité.

Lorsque le démon, dès les premiers jours de cette obsession, vous renversa par terre, tandis que vous vaquiez avec les frères à l'exercice de la prière, je n'étais point présent, il est vrai, et j'en rends grâce à la bonté du Seigneur; et je sais cependant tout ce qui est arrivé , et les détails m'en sont aussi connus que si j'en eusse été témoin. Théophile d'Ephèse , notre ami commun, m'a tout raconté, la torsion des mains et l'égarement des yeux, la bouche écumante et les paroles effrayantes et confuses, le tremblement du corps, l'évanouissement (389) prolongé et l'horrible apparition de la nuit. Il vous semblait, m'a-t-il dit, qu'un sanglier féroce et souillé de sang s'élançait incessamment contre vous, prêt à vous déchirer. Le frère qui dormait à côté de vous, troublé lui-même par cette vision, s'éveilla, et put constater à votre égard l'action du démon.

2. Ce récit, je l'avoue, répandit sur mon âme un nuage de tristesse non moins épais que celui dont ce cruel démon enveloppe mon ami. Et lorsqu'après plusieurs jours, je revins de ce profond étourdissement, je ne trouvais plus ni amertume, ni douceur dans la vie. Mais parce que j'avais autrefois méprisé et condamné la vanité du monde, je sentis se réveiller en moi ces anciens sentiments; et en même temps une affection plus grande m'attacher à mon cher Stagire. Et en effet, le malheur d'un ami augmente pour lui notre amitié; et il n'est pas rare que même il réconcilie des ennemis. Quel coeur serait assez dur et assez insensible pour conserver de la haine contre un ennemi malheureux! Mais si nous nous attendrissons sur nos ennemis, et si nous nous réconcilions avec eux, dès qu'une affliction grave et soudaine vient les frapper, jugez quelle a été ma douleur en apprenant que le plus cher de mes amis, celui que j'aime comme moi-même, est cruellement tourmenté, et qu'il se livre à un violent désespoir. Ne croyez donc pas que je ne cherche à calmer vos maux, que parce que je ne les partage point. Sans doute je n'éprouve point, par la grâce de Dieu, ces troubles et ces attaques diaboliques, mais je n'en partage pas moins vos peines et votre douleur : et ils m'en croiront ceux qui savent aimer comme on doit aimer.

Secouons donc ensemble cette poussière; et le poids de vos chagrins vous deviendra léger et supportable, dès que vous ne céderez plus à cette noire mélancolie qui vous porte au suicide. Tout au contraire soyez empressé à vous distraire et à chercher les véritables moyens de vous guérir. Souvent, en effet, le défaut de réflexion nous fait paraître nos maux beaucoup plus graves et plus intolérables; et il suffit souvent de les envisager avec le calme d'une froide raison pour les trouver moins durs et moins rigoureux. C'est le résultat que j'espère obtenir. Je ne vous demande que de reprendre courage et de ne point adopter servilement la vaine et folle opinion du vulgaire. Ce serait dresser contre nous un ennemi invincible. Si je parlais à un infidèle qui croirait à la puissance du hasard, ou qui attribuerait le gouvernement du monde aux esprits mauvais et pervers, j'éprouverais ici plus de difficultés. Il me faudrait d'abord réfuter ses erreurs et lui démontrer le dogme de la Providence. Alors seulement je pourrais insinuer quelque consolation. Mais parce que dès votre enfance vous avez été, par la grâce de Jésus-Christ, instruit dans nos saintes lettres, et que vous avez reçu comme un précieux héritage de famille la connaissance de la véritable religion, vous croyez fermement que Dieu prend soin de tous les hommes, et principalement de ceux qui se confient en lui. C'est pourquoi, supposant ces principes établis, j'aborde mon sujet par un autre point.

Au commencement, lorsque Dieu créa les anges, ou plutôt, pour remonter jusqu'au principe, avant qu'il créât les anges et toutes les célestes intelligences, Dieu existait par lui-même. Mais quoiqu'il n'eût besoin de rien, comme il convient à Dieu, il voulut néanmoins créer les anges, les archanges et toutes les substances spirituelles; et il ne les créa que pour manifester sa bonté. Car n'ayant point besoin de leurs services, il ne les eût point créés, s'il n'eût été souverainement bon. A la création des anges et toujours par le même motif, succéda la création du monde et puis celle de l'homme. C'est pour l'homme qu'il a multiplié les richesses de la nature ; et c'est cet être faible et infirme qu'il a établi roi de l'univers, lui donnant sur la terre l'autorité qu'il possède lui-même dans le ciel. Et, en effet, cette parole : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (Gen. I, 26), atteste évidemment que toute la nature est soumise à l'homme. Après l'avoir établi dans ce degré d'honneur et l'avoir fait roi, il lui assigna pour palais le paradis terrestre, c'est-à-dire le lieu le plus beau de l'univers. Bien plus, pour montrer encore à l'homme combien il l'élevait au-dessus de toutes les autres créatures, Dieu amena devant lui tous les animaux, et voulut qu'il les nommât tous. Mais il ne lui en présenta aucun comme un aide pour le secourir, parce que, dit-il lui-même, il ne se trouvait pas d'aide semblable à l'homme. (Gen. II, 20.)

Le premier homme connut ainsi qu'il occupait un rang intermédiaire entre les (390) intelligences spirituelles et les créatures corporelles, et qu'il surpassait si excellemment ces dernières que nulle, dans une si grande multitude, ne pouvait lui être comparée. C'est alors seulement que le Seigneur créa la femme : et cette création elle-même fut un hommage rendu à la dignité de l'homme. Car la femme fut créée pour l'homme, selon cette parole de l'Apôtre : L'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme l'a été pour l'homme. (I Cor. II, 9.) A tant d'honneur Dieu ajouta le privilège unique de la parole, la connaissance de la divinité et le commerce d'une sainte familiarité avec Dieu, autant que le permettait l'infirmité de la nature humaine. Il lui promit en outre l'immortalité, le remplit de science et de sagesse, et lui communiqua le don d'une lumière surnaturelle, en sorte qu'il prédit l'avenir. Tels furent les biens dont le Seigneur combla Adam avant même qu'il eût fait aucune bonne action. Mais comment celui-ci paya-t-il une si grande et si particulière bonté? Il ajouta foi à la parole de son ennemi, plutôt qu'a celle de son bienfaiteur; et, méprisant le commandement de son Créateur, il se laissa séduire par les trompeuses promesses de l'esprit mauvais qui ne voulait que le perdre, et lui ravir tous ses biens. Il lui préféra donc le démon, quoiqu'il n'en eût encore reçu aucun bienfait, et il le crut sur sa seule parole.

Mais le Seigneur perdit-il l'homme, parce que dès le premier instant de son existence, et comme dès l'entrée de la carrière, il se montrait ingrat? Il semblait juste et raisonnable qu'Adam, qui, au mépris de si précieuses faveurs, s'était hâté d'inaugurer sa vie par le double péché de la désobéissance et de l'ingratitude, fût châtié et puni de mort. Toutefois, le Seigneur ne cessa point de lui faire du bien, nous prouvant par là que malgré la multitude de nos fautes, il veille toujours sur notre salut, en sorte que si nous revenons à lui, nous sommes assurés d'être sauvés, et si au contraire nous persévérons dans notre péché, du moins il est évident qu'il a fait tout ce qu'il devait faire. C'est ainsi que le renvoi du paradis terrestre, la défense de toucher au fruit de l'arbre de vie, et la sentence de mort paraissent d'abord être une peine et un châtiment, tandis qu'en réalité ils ne sont que la continuation d'une paternelle providence. On dirait que l'avance un paradoxe, et cependant ce n’est que l’exacte vérité. Et, en effet, ces dispositions si rigoureuses en apparence, convergeaient toutes au salut de l'homme, et s'accordaient en ce point. Je m'explique : Dieu chassa Adam du paradis terrestre, et le fit habiter les autres parties de l'univers ; il l'éloigna de l'arbre de vie auquel il lui défendit de toucher, il le condamna à mourir, et il différa l'exécution de la sentence. Mais j'affirme que toute cette conduite dans son principe comme dans ses résultats n'eut d'autre but que le salut et la gloire de l'homme. Il serait inutile de prouver la première partie de cette thèse : tout le monde l'admet, et je m'appliquerai seulement à développer la seconde.

3. Comment donc saurons-nous que ce triple châtiment nous a été utile? En considérant quel eût été, en dehors de ce châtiment, l'état de nos premiers parents. Car si, après avoir cru aux paroles du démon qui leur promettait de les rendre égaux à Dieu, ils eussent conservé le même rang d'honneur et de dignité, ils fussent tombés dans trois maux effroyables. Et d'abord l'homme eût considéré Dieu comme malveillant, séducteur et peu véridique. Ensuive il eût regardé comme son ami et son bienfaiteur cet esprit mauvais et méchant qui est le père du mensonge et de l'envie. Enfin il n'eût cessé de pécher. Le Seigneur l'a préservé de tous ces maux eu le chassant du paradis terrestre. Ainsi presque toujours l'abandon et la négligence du médecin rend un ulcère plus dangereux; et si au contraire il l'ouvre avec le fer, il arrête les progrès du mal, et prévient la gangrène. Mais, que dis-je? à ce premier châtiment, le Seigneur ajouta celui des sueurs et du travail, et depuis lors rien ne fut plus opposé à la nature de l'homme que le repos et l'inaction. Condamnés à un dur labeur, nous péchons encore : et jusqu'où ne se porterait pas l'audace du pécheur, si Dieu ne nous eût donné que le repos et les délices de la vie. Car l'oisiveté, dit l'Ecriture, enseigne une grande malice (Eccli. XXXIII, 29); l'expérience de chaque jour et les faits de l'histoire n'attestent que trop cette vérité. Ainsi, Israël s'assit pour manger et pour boire; et tous se levèrent pour danser. (Ex. XXII, 6.) Ainsi encore, nous lisons au livré du Deutéronome que le peuple bien-aimé s'étant engraissé et rassasié, se révolta. (Deut. XXXII, 15.) Le saint roi David tient le même langage : Quand le Seigneur les frappait, dit-il, ils le cherchaient, ils revenaient à lui, et l'imploraient avec ardeur. (391) (Ps. LXXVII, 34.) Et Dieu lui-même, parlant à Jérusalem par la bouche de Jérémie, lui dit : Instruisez-vous en toutes choses, de peur que je ne me retire de vous. (Jérém. VI, 8.) Le prophète David nous apprend encore que l'humiliation et le travail ne sont pas moins utiles aux justes qu'aux pécheurs : Il est bon que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne vos justices. (Ps. CXVIII, 71.) Jérémie exprime la même pensée en d'autres termes : Il est bon à l'homme, dit-il, de porter dès sa jeunesse un joug dur et pesant. Il s'assiéra solitaire, et il se taira. (Thren. III, 97.) Aussi adresse-t-il pour lui-même cette prière au Seigneur : Ne vous éloignez point de moi, en m'épargnant au jour de l'affliction. (Jérém. XVII, 17.) Enfin le bienheureux Paul, ce vase d'élection, où la grâce s'épanchait si merveilleusement, cet Apôtre si élevé au-dessus de l'infirmité humaine, Paul lui-même comprenait les effets salutaires de l'humiliation. C'est pourquoi il disait : Un aiguillon a été mis dans ma chair, instrument de satan, pour me donner comme des soufflets, de peur que je ne m'enorgueillisse. J'ai donc prié trois fois le Seigneur, et il m'a répondu ma grâce te suffit, car la, force se perfectionne dans la faiblesse. (II Cor. XII, 7, 8.) Certainement la prédication de l'Evangile eût pu s'accomplir en dehors de tonte persécution et de toute tribulation et même en dehors des fatigues et des travaux de l'apostolat : mais Jésus-Christ ne l'a point voulu, pour l'avantage même de ses apôtres. Aussi leur disait-il qu'ils auraient de grandes tribulations dans le monde. (Jean, XVI, 33.) C'est ainsi encore qu'il commande à tous ceux qui veulent entrer dans le ciel, de marcher par la voie étroite, comme si nul autre chemin ne pouvait y conduire. (Matth. VII, 13.)

Reconnaissons donc que les épreuves, les tribulations et en général tout événement triste et fâcheux ne nous révèlent pas moins l'action de la Providence que le bonheur et la prospérité. Mais pourquoi ne parler que des tribulations de la terre, lorsque la menace de l'enfer proclame aussi hautement la bonté du Seigneur que la promesse du royaume des cieux. Et, en effet, sans cette menace, combien peu gagneraient le ciel ! Car la perspective du bonheur ne suffit pas toujours pour nous exciter à la vertu; il faut encore que la crainte du châtiment presse notre lâcheté et réveille notre négligence. C'est pourquoi Dieu chassa tout d'abord l'homme du paradis terrestre, parce qu'il s'y fût dégradé plus profondément encore, si après son péché, il eût conservé intacts ses premiers honneurs; et, sans parler d'Adam, que n'eût pas fait Caïn s'il eût joui des délices du paradis terrestre? puisque privé de tous ces avantages, et témoin du châtiment infligé à son père, il ne laissa pas de persévérer dans les voies du crime. Il commit même une iniquité plus grande, car le premier il conçut la pensée de devenir homicide, et il osa la réaliser par un forfait exécrable, par un fratricide. Mais observez qu'il n'en vint point à ce degré encore inconnu de scélératesse, peu à peu et après de longues hésitations; non, il s'élança soudain et comme d'un seul bond jusqu'au faîte du crime, et il tua insidieusement celui qui était né de la même mère, et qui ne l'avait contristé en rien, à qui il ne pouvait reprocher que ses sacrifices et sa piété.

Ici encore je veux vous montrer la bonté du Seigneur. Il est grièvement offensé, et il ne laisse pas d'adresser à Caïn un bon avis. Il le console même dans sa profonde affliction; et ce n'est que parce qu'il le trouve furieux et emporté contre son frère, qu'il devient lui-même sévère et menaçant. Et certes la première faute de Caïn méritait bien de longs et cruels remords. Car si, parmi les hommes, le serviteur qui se réserve les viandes les plus délicates, et qui ne sert à son maître que des débris dégoûtants, se rend coupable d'outrage et d'indignité; que dire d'une semblable conduite à l'égard de Dieu? Mais à ce premier crime, Caïn en ajouta un autre non moins grave, celui d'être jaloux de l'honneur que recevait son frère. Et en effet si, après sa faute, il en eût fait pénitence, Dieu eût béni cet heureux changement; mais la suite prouva bien que sa confusion n'avait pour principe que l'envie et la jalousie, et non un sincère repentir. Car il se fâcha en quelque sorte contre Dieu même de ce qu'il n'honorait point celui qui l'offensait, et de ce qu'il préférait la douceur et la sobriété d'Abel à l'emportement et à l'intempérance de Caïn. Et cependant, quoique ce double péché fût digne d'une sévère punition, le Seigneur traita Caïn avec une bonté qu'il ne méritait pas, et il chercha à calmer le feu de sa colère. Son abattement provenait de sa profonde jalousie; c'est pourquoi le Seigneur lui dit : Calmez-vous. (Gen. IV, 7.) Certes, en prononçant cette parole, il n'ignorait point jusqu'où Caïn (392) pousserait son crime; mais il voulait prévenir toute récrimination de la part des pécheurs. Et en effet, si Caïn eût été puni soudain, plusieurs diraient aujourd'hui : Dieu ne pouvait-il d'abord l'avertir et le reprendre; puis le menacer, et enfin le châtier s'il persévérait dans son péché; un châtiment si prompt n'est que l'effet d'une implacable dureté.

Tel serait leur langage; et c'est pourquoi Dieu supporte patiemment qu'on l'outrage. Il veut ainsi nous prouver qu'il n'a puni Adam lui-même que par bonté; et ces exemples sont bien propres à ramener tous les pécheurs à la pénitence. Il ne châtia donc Caïn qu'après que, par sa dureté et l'impénitence de son coeur, celui-ci eut amassé sur lui un trésor de colère. (Rom. II, 5.) Mais si ce fratricide fût demeuré impuni, le meurtrier aurait commis des crimes plus énormes encore. Nous ne saurions dire, qu'il eût péché par ignorance, car ce que son frère plus jeune connaissait, lui, qui était l'aîné, pouvait-il l'ignorer? mais admettons un instant l'excuse d'ignorance ; du moins lorsque Dieu lui eut dit : Calmez-vous, et qu'il lui eut ainsi offert le pardon de son premier péché, cette ignorance n'existait plus; et cependant c'est alors que Caïn ne recule point devant un fratricide, qu'il souille la terre du sang d'Abel, et qu'il viole toutes les lois de la nature. Comprenez-vous maintenant que même sa première faute ne vient point d'ignorance, mais de malice, de perversité, et de l'audace du crime. Mais quel fut le châtiment du coupable? Tu seras, lui dit le Seigneur, errant et fugitif sur la terre. (Gen. IV, 12.) Sans doute c'est là un bien rigoureux châtiment: mais il ne nous paraîtra plus tel si nous le considérons en lui-même, et dans le péché qui l'a mérité. Et en effet, Caïn offre des sacrifices qui sont rejetés, et il est violemment abattu de ce que faisant lui-même injure au Seigneur, le Seigneur ne l'honore pas. Puis, quand Dieu le reprend , il le repousse avec mépris , il devient ensuite le premier des meurtriers, et par un crime plus grand même que le parricide, il plonge ses parents dans la plus amère douleur, et enfin il ment à Dieu lui-même : Est-ce que je suis le gardien de mon frère? et pour tant de forfaits il est seulement condamné à errer fugitif et vagabond !

Cependant j'affirme que la bonté divine se manifeste à son égard non-seulement dans le d'une peine si douce pour un si grand crime, mais encore en ce que cette peine amenait un précieux et salutaire résultat. Et en effet, le châtiment de Caïn est pour tous les pécheurs une pressante invitation à quitter le péché, et à devenir meilleurs. Dieu ne le frappa point de mort, parce qu'il n'eût pas été aussi utile aux hommes de savoir que Caïn, pour avoir tué son frère, avait été puni de mort, que de le voir lui-même subir la peine de son fratricide. Et en effet, un simple récit n'eût peut-être, à cause même de la grandeur du crime, trouvé que des auditeurs incrédules. Mais sa vue et sa présence attestaient son châtiment aux générations présentes, et aux générations futures. C'est ainsi que le crime de Caïn et sa punition accomplis sous les yeux de ses contemporains, ont été crus par eux tous, et qu'ils sont devenus pour tous les siècles un fait certain.

Mais quel avantage spécial en retira ce malheureux ? D'abord Dieu se proposait le salut de son âme, lorsqu'il cherchait par une douce réprimande à calmer sa colère et son emportement. Et puis, si nous considérons le châtiment lui-même, nous avouerons qu'il ne pouvait que lui être très-utile. Et en effet, si Dieu eût frappé Caïn de mort sur-le-champ, il ne lui eût point donné le temps de se repentir, et de devenir meilleur; mais condamné à mener une vie errante et fugitive, il était facile à Caïn d'en profiter pour mériter son pardon, à moins qu'il ne fût le plus insensé des hommes, et une bête plutôt qu'un homme. Ajoutez encore que ce châtiment actuel allégeait pour lui la sévérité des peines éternelles, car les épreuves que Dieu nous envoie pendant la vie diminuent de beaucoup après la mort la rigueur de sa justice. Il est facile de le prouver par le témoignage des saintes Ecritures. Ainsi dans la parabole de Lazare, Jésus-Christ nous montre le mauvais riche priant Abraham d'envoyer Lazare afin qu'il trempe l'extrémité de son doigt dans l'eau, et qu'il rafraîchisse sa langue. Et Abraham lui répond : Mon fils, souvenez-vous que vous avez reçu les biens dans votre vie, et Lazare les maux: or, maintenant celui-ci est consolé, et vous tourmenté. (Luc, XVI, 25.) L'apôtre saint Paul, et quand je le cite, je ne fais que répéter les préceptes du Seigneur; car bien certainement, je l'affirme, l'Esprit-Saint inspirait ses paroles; l'Apôtre, dis-je, écrivant aux Corinthiens, ordonne que l'incestueux qui se trouve parmi eux, soit livré à satan, pour (393) être puni dans son corps, afin que son âme soit sauvée au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. (I Cor. V, 5.) Et dans la même Epître il dit encore, à l'occasion de ceux qui participaient indignement aux saints mystères : Plusieurs parmi vous sont malades et languissants, et plusieurs sont morts; mais si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés de Dieu : et lorsque nous sommes jugés, c'est le Seigneur qui nous reprend, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde. (I Cor. XI, 30-32.) Admirez donc l'ineffable clémence du Seigneur et les immenses richesses de sa bonté ; et voyez comme il dispose et préordonne toutes choses pour que le châtiment de notre péché soit allégé, et même pour que nous obtenions un pardon entier.

4. Mais peut-être me demanderez-vous curieusement pourquoi Dieu n'a pas anéanti le démon dès l'instant où il a péché? Je vous répondrai qu'il l'a fait par un effet de sa providence à notre égard. Et en effet si cet esprit mauvais pouvait nous assujettir par la violence, votre demande serait raisonnable : mais puisqu'il ne saurait employer contre nous que les armes de l'attrait et de la persuasion, et que nous pouvons toujours repousser ses charmes séducteurs, pourquoi voulez-vous ôter la cause de nos mérites, et retrancher la matière de nos couronnes ? bien plus, dans l'hypothèse même que Dieu, connaissant la force invincible du démon, et prévoyant son triomphe universel, lui eût néanmoins permis de tenter l'homme, votre question serait encore une téméraire curiosité. Car si l'esprit mauvais eût alors obtenu une facile victoire, et s'il eût vaincu sans effort ceux qui, loin de résister, auraient succombé d'eux-mêmes, nous n'eussions pu en accuser que notre propre faiblesse. Ajoutons encore que, quelle que soit la conduite de Dieu, elle ne parviendra jamais à satisfaire un esprit ingrat. Mais si plusieurs ont déjà renversé la puissance et les forces du démon, et si plusieurs doivent encore le vaincre, pourquoi priver ces généreux vainqueurs de la gloire, de la victoire et de l'honneur du triomphe ? Dieu permet donc au démon de tenter l'homme, afin que ceux qu'il a vaincus, le terrassent à leur tour; et cette défaite, qui est pour lui le plus cruel supplice, le couvre de honte et de confusion.

Mais tous, direz-vous, ne seront pas vainqueurs? Eh ! qu'importe ! ne vaut-il pas mieux donner aux justes l'occasion de montrer leur bonne volonté, sauf à punir les méchants de leur négligence, que de préjudicier aux intérêts des premiers par égard pour les seconds? Car le méchant que le démon déchire, est bien moins vaincu par la force supérieure de son ennemi, que par sa propre faiblesse : et c'est ce qui explique le grand nombre' de ses victimes; mais alors les justes seraient, à cause des méchants, privés de leurs légitimes honneurs, puisque par la faute de ceux-ci, ils ne pourraient exercer leur courage. Ce serait comme si deux athlètes, dont l'un, prêt à lutter contre son adversaire, et à déployer toute sa force, serait certain d'obtenir la couronne, et dont l'autre préférerait au travail et à l'épreuve le repos et les délices, se présentaient ensemble devant un intendant des jeux publics, et que celui-ci par égard pour le moins courageux fit disparaître l'antagoniste et les renvoyât tous deux sans les mettre aux prises avec celui qu'ils devaient combattre. Le premier, fort et vigoureux , souffrirait évidemment de la lâcheté du second; et ce dernier ne serait point un lâche, parce que son antagoniste serait courageux, mais parce que lui-même manquerait de coeur.

Observons encore que dans cette question, dès qu'il s'agit du démon, on en vient facilement à condamner la providence dans beaucoup de choses, et à blâmer presque toute la création. Et en effet vous pourriez reprocher à Dieu de nous avoir donné une bouche et des yeux, puisque plusieurs abusent du sens de la vue pour l'arrêter sur des objets défendus, et pour courir à l'adultère, et que d'autres profèrent des paroles de blasphèmes, et énoncent des dogmes pervers. Mais est-ce une raison pour que l’oeil et la langue eussent d û être refusés à l'homme? Eh ! ne faudrait-il pas aussi retrancher les pieds , et couper les mains, car celles-ci sont pleines de sang, et ceux-là se précipitent vers le mal. Quant aux oreilles elles-mêmes, comment échapperaient-elles à vos anathèmes? Elles reçoivent des paroles vaines et oiseuses, et elles font pénétrer jusqu'à l'âme une doctrine impie. Il faudra donc ôter à l'homme le sens de l'ouïe. Que dis-je! il faudra également retrancher les aliments et la boisson, le ciel, la terre, la mer, le soleil, la lumière, la lune, le choeur des étoiles, et tous les animaux. Car la nature entière devient inutile, du moment que l'homme pour qui (394) elle existe, n'est plus lui-même qu'un être misérablement inutile. Comprenez donc quelles fausses et ridicules conséquences découlent du principe de votre objection.

Sans doute le démon est un esprit mauvais, mais pour lui-même bien plus que pour nous. Nous pouvons en effet le contraindre à nous faire beaucoup de bien malgré sa mauvaise volonté. C'est là un vrai miracle qui prouve toute l'étendue de la miséricorde divine. Car le démon se mord lui-même et se déchire de rage, quand il voit que nous devenons meilleurs; mais quelle n'est pas sa fureur, quand il voit que cette amélioration est le résultat de ses attaques ! Or, il sert à notre avancement spirituel , lorsque pleins d'une active sollicitude nous redoutons sa cruauté, ses embûches et ses diverses tentations; et lorsque secouant un sommeil trop prolongé, nous sommes sur nos gardes, et conservons un souvenir habituel de Dieu. Ces pensées sont moins les miennes que celles de saint Paul : écoutez comme il emploie lui-même presque les mêmes termes, pour réveiller la nonchalance des premiers fidèles : Nous n'avons pas, écrit-il aux Ephésiens, à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air. (Eph. VI, 42.) Certes, en parlant ainsi il se proposait de relever le courage de ses lecteurs, et non de l'abattre. Saint Pierre nous dit aussi : Soyez sobres, et veillez: car le démon votre ennemi tourne autour de vous comme un lion rugissant cherchant quelqu'un à dévorer, résistez-lui, demeurant fermes dans la foi (I Pierre, V, 8) ; mais il ne nous tient ce langage que pour ranimer nos forces, et nous porter à une union plus intime avec Dieu. Et en effet l'approche et la vue de notre ennemi ne saurait que hâter notre recours auprès de celui qui peut nous défendre. Ainsi l'enfant qu'un spectre effraye, se réfugie aussitôt entre les bras de sa mère, s'attache à sa robe et se cache sous ses plis, en sorte que tous les efforts ne peuvent l'en arracher. Mais ce même enfant, lorsque rien ne lui fait peur, n'écoute ni la voix, ni l'appel de sa mère. En vain celle-ci cherche-t-elle à l'attirer, il s'éloigne; et plus elle multiplie les industries de sa tendresse , plus il multiplie lui-même ses refus , et dédaigne même les friandises qu'on lui présente. C'est pourquoi souvent une mère fatiguée de prier inutilement , menace son enfant de quelque monstre imaginaire et horrible pour le forcer à revenir, et lui persuader de se réfugier près d'elle. Mais nous sommes tous en cela de vrais enfants, car dès que l'esprit malin nous effraye et nous trouble, nous devenons meilleurs, nous rentrons en nous-mêmes, et nous recourons à Dieu en toute hâte.

Observons encore que si dès le commencement Dieu eût anéanti le démon, plusieurs eussent nié les premiers attentats, la séduction d'Adam , et la privation des biens qui en fut la suite. Ils eussent donc affirmé que Dieu en avait agi ainsi par envie et par jalousie, et en effet quelques-uns osent émettre ces blasphèmes, aujourd'hui même que les traces de cette séduction sont si visibles; mais ôtez-leur l'expérience de la malice et les ruses du tentateur, que ne diront-ils pas, et qui arrêtera l'intempérance de leurs paroles? En outre, un examen attentif de notre conduite nous prouvera que nous ne devons point accuser le démon comme étant l'instigateur de toutes nos fautes. Sans doute il nous porte à commettre beaucoup de péchés; mais nous en commettons beaucoup aussi par notre lâcheté et notre négligence. C'est ainsi, pour citer un exemple ancien , que l'Ecriture ne nous dit point que l'esprit tentateur se soit approché de Caïn, et lui ait suggéré le meurtre de son frère. Il se montra il est vrai aux regards d'Eve, et lui tint un discours plein de ruse et d'artifice. Mais nous ne voyons rien de semblable à l'égard de Caïn, et nous pouvons dire seulement qu'il lui inspira quelques pensées mauvaises. Et ici encore toute la faute retombe sur Caïn qui permit au démon d'entrer dans son cœur en écoutant ses suggestions , et s'y rendant docile. Toutefois le Seigneur ne l'abandonna pas entièrement, et même en le châtiant, il ne cessa de l'avertir et de le reprendre.

Mais ce n'est plus le châtiment d'un seul homme, c'est celui du déluge où périrent tant de milliers d'hommes, qui va nous révéler la providence du Seigneur, et d'abord Dieu n'envoya point le déluge soudainement et sans avertissements préalables; mais il le fit prédire longtemps à l'avance, et pendant cent vingt ans. Puis, parce que ce long délai de ses vengeances pouvait porter les hommes à les oublier ou à les négliger, il voulut que Noé bâtit l'arche sous les yeux de tous. C'était (395) comme une voix éclatante qui annonçait aux hommes les menaces du Seigneur. Car ils ne se souvenaient plus de Caïn, mais l'arche, qu'ils voyaient construire, les avertissait sans cesse des maux qui les menaçaient. Et néanmoins loin de se corriger, ils persévérèrent dans leurs crimes, ayant ainsi la conscience des supplices qu'ils se préparaient. Dieu ne voulait point de lui-même exécuter ses menaces par rapport au déluge, pas plus qu'il n'a voulu creuser les abîmes de l'enfer. C'est nous-mêmes qui le contraignons toujours à lancer le châtiment. Aussi le Sage a-t-il dit que : Dieu n'a point fait la mort, et qu'il ne se réjouit pas de la perte des vivaints. (Sag.1,13.) Et le Seigneur lui-même affirme par la bouche d'un prophète: Qu'il ne veut point la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. (Ezéch. XVIII, 23.) Si nous refusons donc de nous convertir, nous nous attirons volontairement la mort et la damnation, et nous ne pouvons en accuser le Seigneur, qui ne veut point notre perte, et qui nous montre les moyens de l'éviter.

Mais sont-ce là toutes les réflexions que peut nous suggérer ce grand châtiment du déluge, et dirons-nous qu'il a été une vengeance inutile ? Non, certes, car il fut utile aux coupables qu'il fit périr, et aujourd'hui enture il l'est à nous tous. Et, en effet, il empêcha les premiers de s'enfoncer plus profondément dans le vice et dans le crime ; et quant aux générations qui repeuplèrent le monde, elles y trouvèrent un enseignement plus salutaire encore, puisque la mort de tous les méchants fit disparaître du sein de l'humanité le principe , et comme le ferment du mal. Car si même en dehors du mauvais exemple, l'homme incline facilement au mal, que ne fera-t-il pas lorsque la conduite criminelle d'un grand nombre l'invitera au péché? C'est pourquoi le Seigneur perdit alors par un seul déluge tous ces maîtres d'iniquité, afin de soustraire les races futures à ce pernicieux entraînement.

5. Enfin est-il sage, ou plutôt n'est-il pas déraisonnable de ne vouloir jamais faire le bien, et de tout mettre en oeuvre, paroles et actions, pour accuser Dieu d'être l'auteur du péché? Si Dieu ne l'eût permis, dit-on, le démon n'eût point, dès l'origine, tenté nos premiers parents, et il ne le eût point séduits. Mais alors jamais Adam n’aurait apprécié les biens dont il avait été comblé, et il eût persisté dans son orgueil. Car celui qui de lui-même s'était élevé à tin tel degré d'amour-propre et de vaine gloire, qu'il aspirait à devenir un Dieu, jusqu'où n'eût-il point porté son audace, si sa chute ne l'eût ramené à d'humbles sentiments. Ecartons un instant la séduction de l'esprit mauvais, et supposons qu'il n'eût point parlé à Eve du fruit défendu, croyez-vous que même dans ces conditions nos premiers parents fussent demeurés sans péché ! Hélas ! non. Adam, que la femme séduisit si facilement, se serait porté au péché de lui-même et en dehors de toute tentation. Seulement il eût mérité un châtiment plus sévère. Eve elle-même succomba moins par suite des ruses du démon que par un effet de sa propre faiblesse. C'est ce que l'Ecriture nous indique, quand elle dit : Que la femme vit que le fruit était bon, à manger, et beau à voir, et d'un aspect désirable; elle en prit, et en mangea. (Gen. III, 6.)

Sans doute je ne parle pas ainsi pour absoudre le démon de sa criminelle tentative; et je veux seulement prouver qu'il n'eût pu jamais faire pécher Adam et Eve, si ceux-ci n'eussent volontairement cédé à la tentation. Et, en effet, celui qui se laissé tromper avec tant de facilité, montre bien que déjà il s'abandonnait à une lâche négligence. Le démon n'aurait point eu autant d'empire sur un esprit actif et vigilant. Mais ici encore plusieurs, battus de ce côté, ne mettent plus le démon en jeu, et s'en prennent au commandement lui-même. Ils justifient donc l'homme qui a péché, et accusent Dieu de son péché. Pourquoi Dieu, disent-ils, leur donnait-il ce précepte, puisqu'il savait qu'ils le violeraient? Mais cette parole est un langage diabolique et tan mensonge plein d'impiété : et pour prouver que la providence et la bonté de Dieu se manifestent par ce commandement, bien mieux qu'elles n'auraient fait par l'absence de toute prescription, je fais ce raisonnement. J'admets qu'Adam avec une volonté aussi faible, et un esprit aussi négligent que sa chute nous l'a montré, n'eût reçu aucun commandement, et fût demeuré dans le paradis terrestre , je vous demande si dans de telles conditions sa faiblesse et sa négligence l'eussent incliné à la vertu ou au vice? Certes, ôtez-lui toute vigilance sur lui-même et il se précipitera bientôt dans l'abîme du crime; car si, peu assuré encore de son immortalité, et certainement (396) aspire à devenir un Dieu, et qu'il en croit, sans preuve et sans garanties, la simple parole de l'esprit tentateur, jusqu'où ne se serait pas élevée son arrogance avec une entière certitude de l'immortalité? Quels péchés n'eût-il point commis? et jamais eût-il obéi à Dieu?

Mais vous qui censurez la conduite du Seigneur, vous imitez l'insensée qui blâmerait un discours contre l'impudicité, sous prétexte que quelques auditeurs pourraient s'y porter. Votre langage est donc celui d'une véritable folie. Car si le démon se fût approché d'Adam, et lui eût conseillé de s'éloigner de Dieu, Adam, lors même qu'il n'aurait reçu aucun commandement, se serait facilement laissé persuader. Et la preuve, c'est qu'Adam méprisa un commandement qu'il connaissait parfaitement. Or, si Dieu ne lui en eût donné aucun, il eût bientôt oublié qu'il était le serviteur de Dieu. C'est pourquoi Dieu agit sagement en lui intimant un commandement pour lui rappeler qu'il avait un maître. Et qu'arriva-t-il ensuite , direz-vous encore? quand même aucun bien n'en serait résulté, il ne serait pas permis d'en accuser l'autorité de Dieu, et il faudrait en faire retomber la faute sur l'homme qui n'aurait pas su en tirer une bonne et salutaire instruction. Mais le commandement divin n'a pas été inutile, même après la chute de nos premiers parents. Car ces ténèbres, cet aveu de leur faute, et cette accusation que l'homme fait peser sur la femme, et la femme sur le serpent, nous révèlent en eux le sentiment de la crainte et de la frayeur, et nous prouvent qu'ils reconnaissaient l'autorité du Seigneur.

Or, qui ne sait combien ce sentiment de crainte leur fut utile, dès qu'ils comprirent que l'esprit mauvais les avait trompés? Et, en effet, ce même homme qui naguère songeait à devenir l'égal de Dieu, se confondait dans sa propre humiliation, redoutait le châtiment de son crime, et avouait son péché. Mais ne point pécher sans remords, et reconnaître aussitôt sa faute, est un précieux avantage, car c'est une voie et un premier pas vers de meilleures dispositions. Sans doute il nous est impossible de comprendre toute l'étendue des bontés du Seigneur, et de les exprimer toutes, et cependant je vais tenter d'en présenter comme un abrégé. Après une telle désobéissance et un si grand crime, l'univers entier fut assujetti à la dure tyrannie du péché, et il pressentait les plus rigoureux châtiments. Le genre humain méritait la mort, et tout devait périr jusqu'au nom même de l'homme; et cependant le Seigneur se montre alors plus miséricordieux que jamais : il nous révèle qu'un jour il livrera son Fils unique à la mort, pour sauver ces mêmes hommes qui s'éloignent de lui, et qui le haïssent, qui sont ses adversaires, et se déclarent ses ennemis. C'est ainsi qu'il veut opérer notre réconciliation, et nous promettre, avec le royaume des cieux et la vie éternelle, ces biens innombrables que l'œil n'a point vus, dont l'oreille n'a pas entendu parler, et que le coeur n'a point compris. Que peut-on comparer à cette providence, à cette miséricorde et à cette bonté ! Aussi Dieu lui-même nous dit-il : Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées. (Is. LV, 9.) Et David, le plus doux des hommes, parlant de la clémence du Seigneur, s'écriait Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant sa miséricorde s'élève et s'affermit sur ceux- qui le craignent : Autant le couchant est éloigné de l'aurore, autant il a éloigné de nous nos iniquités. Comme un père s'attendrit sur ses enfants, ainsi le Seigneur a pitié de ceux qui le craignent. (Ps. CII, 11, 12, 13.) Tendre comme un père ne dit pas encore assez, mais le Psalmiste se sert de cette comparaison, à défaut d'une plus expressive.

Et cependant le prophète Isaïe nous 'parle d'une tendresse plus grande encore, de la tendresse d'une mère pour ses enfants. On sait que sous ce rapport la mère est ordinairement supérieure au père. Une mère, dit-il, peut-elle oublier son jeune enfant ? peut-elle n'être pas émue pour le fruit de ses entrailles? mais quand elle l'oublierait, moi, je ne l'oublierai jamais, dit le Seigneur. (Is. XLIX, 15.) C'est ainsi que ce prophète nous déclare que la miséricorde divine surpasse excellemment toutes les affections de la nature; mais Jésus-Christ lui-même ajoutant encore à ce langage, disait aux Juifs : Si donc, vous qui êtes mauvais, vous savez donner ce qui est bon à vos enfants, combien plus votre Père, qui est dans les cieux, donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui le lui demandent. (Matth. VII, 11.) Son but était évidemment de nous apprendre qu'il existe entre la tendresse du Seigneur et celle d'un père la (397) même différence qu'entre un homme bon et un homme mauvais. Mais ne nous arrêtons point à ces premières réflexions, et passons à des considérations plus élevées. Jusqu'ici je me suis proportionné à votre manière de voir et de comprendre les choses; car le Dieu qui est infini dans son intelligence, ne l'est pas moins dans sa miséricorde et sa bonté, et une preuve que ces deux attributs sont infinis, c'est que nous ne pouvons les comprendre même par leurs effets. Oui, chaque jour Dieu produit pour notre salut des couvres grandes et nombreuses, dont il se réserve la connaissance; il fait du bien aux hommes parce qu'il est bon, et parce qu'il n'a besoin ni de nos louanges, ni d'aucune récompense, il nous cache la plus grande partie de ce bien, et s'il nous en laisse connaître quelque chose, c'est encore pour notre avantage, afin que par une vive reconnaissance, nous méritions des grâces plus abondantes. Ainsi nous devons le remercier et des bienfaits que nous connaissons, et de ceux que nous ignorons, car il les répand et sur ceux qui les lui demandent, et sur ceux mêmes qui les repoussent. Saint Paul ne l'ignorait pas; aussi veut-il que toujours et en toutes choses nous lui rendions grâce.

Mais ce n'est point seulement de l'humanité considérée dans son ensemble que la providence prend soin, elle s'occupe de chaque homme en particulier, et Jésus-Christ lui-même nous dit que la volonté de son Père, qui est dans les cieux, est que pas un de ces petits qui croient en lui ne périsse (Matth. XVIII, 14); bien plus, ce Dieu Sauveur désire que ceux mêmes qui ne croient pas se convertissent, afin qu'en croyant ils soient sauvés. Aussi l'Apôtre nous assure-t-il qu'il veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité. (I Tim. II, 4.) Enfin Jésus-Christ lui-même disait aux Juifs : Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence; et le Prophète avait dit en son nom : Je veux la miséricorde, et non le sacrifice. (Matth. XI,10 ; Osée, VI, 6.) Mais si les pécheurs rendent inutiles tant de soins et de prévenances, et s'obstinent à ne point se convertir, et à méconnaître la vérité, le Seigneur les abandonnera-t-il? nullement; et parce qu'ils se privent eux-mêmes, et par leur faute, de toute participation à la vie éternelle, il leur accorde plus largement les biens de la vie présente. C'est ainsi qu'il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes; et c'est ainsi encore qu'il leur accorde les autres avantages de la vie. Eh ! comment le Dieu qui se montre si généreux envers ses ennemis, négligerait-il ses amis et ceux qui le servent avec un entier dévouement? non, non; il en prend un soin tout spécial, et Jésus-Christ lui-même nous assure que tous les cheveux de leur tête sont comptés. (Luc, XII, 7.)

6. Toutes les fois donc qu'il vous viendra en pensée qu'après avoir quitté pour Jésus-Christ votre famille et votre patrie, votre maison et vos amis, vos proches, vos richesses et vos dignités, vous n'avez rencontré que ces honteuses tentations , ne vous laissez point abattre. Car les mêmes réflexions qui engendrent le découragement, peuvent aussi le dissiper. Et comment? le voici : Dieu ne peut mentir (Hébr. VI, 18), or, il a promis la vie éternelle à ceux qui pour lui quitteraient tout. Vous ayez tout quitté, et vous vous découragez ! Quelle chose peut donc affaiblir votre confiance en ses promesses? la tentation que vous éprouvez aujourd'hui? Et qu'ont de commun cette tentation et les promesses divines ! Dieu ne s'est pas engagé à nous donner sur la terre les délices de l'éternité. Mais supposons que ses promesses dussent s'accomplir ici-bas, vous devriez encore supporter courageusement l'adversité. Car le chrétien vraiment fidèle et religieux se tient si assuré des promesses de Dieu qu'en dépit de tous les événements contraires, il ne se trouble point, et ne désespère jamais de l'avenir. Considérez, en effet, quelle promesse reçut le juste Abraham, et quel ordre lui donna le Seigneur. Il lui avait promis que la race d'Isaac peuplerait le monde; et voilà qu'il exige impérieusement la mort de ce même Isaac dont les descendants devaient remplir l'univers. Eh bien ! un tel commandement troubla-t-il cet homme juste? nullement. La contradiction si manifeste de la promesse et du commandement ne produisit en ce patriarche ni trouble, ni hésitation. Aussi ne dit-il point : Dieu me promet une chose, et il m'ordonne de faire tout le contraire. Il m'avait promis que cet enfant serait le père d'une race innombrable, et voilà qu'il m'ordonne de l'immoler. La racine étant coupée, l'arbre peut-il multiplier ses branches? Le Seigneur m'a donc trompé, et il s'est comme joué de moi.

Mais loin de tenir un tel langage, Abraham (398) n'en a pas même la pensée, et certes avec raison. Car, lorsque Dieu nous a fait une promesse, quelque contraires que paraissent être les événements, l'homme ne doit ni se décourager, ni douter de la Providence; jamais la puissance de Dieu n'éclate plus admirablement qu'en produisant des effets inattendus. C'est ce que pensait en lui-même notre saint patriarche : aussi l'Apôtre, admirant sa foi, nous disait que par la foi, Abraham, lorsque Dieu le tenta, offrit Isaac (Hébr. II, 17), et immola le fils unique en qui reposaient les promesses du Seigneur. C'est ce passage de l'Apôtre qui m'a suggéré et comme inspiré les réflexions que je vous ai développées.

A l'exemple d'Abraham, Joseph son petit-fils crut imperturbablement à la parole du Seigneur, quoique pendant bien des années il ne vît se succéder que des événements contraires. Mais il n'envisageait que la promesse divine; et certes s'il se fût confié à des pensées tout humaines, il eût désespéré de l'avenir. Un double songe l'assurait qu'un jour ses frères et son père l'adoreraient, et tout ce qui lui arrivait, loin d'amener ce résultat, ne semblait que l'éloigner. Ainsi ces mêmes frères qui devaient un jour l'adorer, le jettent dans une citerne, et puis le vendent à des marchands étrangers, qui l'emmènent dans un pays lointain. Cet ensemble de choses paraissait si opposé aux révélations divines que les fils de Jacob se disaient par moquerie : Voilà que le songeur vient : venez, tuons-le, et jetons-le dans une vieille citerne; et nous dirons : une bête sauvage l'a dévoré; et alors nous verrons à quoi lui serviront ses songes. (Gen. XXXVII, 19, 20.) Ajoutons encore que ceux qui avaient acheté le juste Joseph, le revendirent non à un homme libre, mais à un esclave du roi. Mais là ne s'arrêtèrent pas ses malheurs : calomnié par sa maîtresse, il fut condamné à une dure prison, et vit sa captivité se prolonger plusieurs années. Ses compagnons d'infortune furent délivrés, et seul il demeura dans les fers. Et néanmoins au milieu de tant d'adversités, il resta ferme et inébranlable.

Telle est à notre égard la conduite de la Providence : et même l'on peut dire qu'elle est plus rigoureuse encore. Et, en effet, l'objet des promesses divines, le royaume des cieux, la vie éternelle et l'immortalité sont des biens infinis; et tout ce qui nous arrive ne saurait leur être plus opposé, ni plus contraire. Nous subissons la mort et la corruption, la peine, le châtiment et des épreuves aussi variées que fréquentes. Pourquoi donc Dieu en agit-il ainsi, et pourquoi permet-il cette contradiction entre les événements et ses promesses? c'est pour en tirer deux grands biens. Et d'abord il nous manifeste sa puissance en accomplissant ses -promesses, lorsque tout semble le plus désespéré, et puis il nous instruit à croire fermement en sa parole, lors même que toutes choses paraissent la démentir. Car telle est la force de l'espérance chrétienne, que celui qui s'y repose sincèrement ne peut être confondu. C'est ce qui nous arrive chaque jour pour les biens et les avantages de la terre; et c'est ce qui doit plus nécessairement encore nous arriver par rapport aux biens du ciel que nous attendons non dans la vie présente, mais dans l'éternité. Or, que nous a promis le Seigneur? dans cette vie, des peines et des tribulations. Pourquoi donc vous troubler, et douter des promesses divines? Car dire que le Dieu pour lequel vous avez quitté le monde vous néglige, c'est montrer que vous ne croyez pas en lui, que vous suspectez sa parole et que vous estimez ses promesses fausses et trompeuses. Eh ! n'est-ce point là être véritablement possédé du démon, et s'attirer les feux de l'enfer !

Mais on voit des hommes tout plongés dans les affaires du siècle vivre heureux et tranquilles. Oui, et Jésus-Christ l'a prédit: En vérité, en vérité, nous dit-il, vous p curerez, et vous gémirez, et le monde sera dans la joie. (Jean, XVI, 20.)C'est ainsi que dans les temps anciens, les Babyloniens qui ignoraient le vrai Dieu regorgeaient de richesses, de puissance et de gloire, tandis que les Juifs gémissaient dans la captivité, la servitude, et la plus extrême affliction; et Lazare, qui mérita le royaume des cieux, gisait plein d'ulcères que les chiens venaient lécher, et souffrait chaque jour le tourment de la faim. Le mauvais riche au contraire vivait dans les délices et le repos, les honneurs et un cercle nombreux d'amis, mais tous ces avantages lui furent inutiles dans l'enfer ; quant à Lazare, ni la faim, ni ses plaies ne l'empêchèrent d'être juste, et parce qu'il lutta comme un généreux athlète contre le chaud et le froid, il vainquit et fut couronné, c'est pourquoi le Sage nous dit : Mon fils, quand tu t'approches du service de Dieu, prépare ton âme à la tentation, dirige ton cour, attends avec patience, et ne te hâte point au (399) jour de l'obscurcissement; car le feu épure l’or, ajoute-t-il, et les hommes que Dieu veut recevoir s'éprouvent dans la fournaise de l'humiliation. (Eccli. II, I, 2, 5.) L'auteur des Proverbes nous dit aussi : Mon fils, ne rejette point la correction du Seigneur, et ne (abat point lorsqu'il te châtie (Prov. III, 11), car celui qui jette l'or dans la fournaise, sait combien de temps il doit l'y laisser, et quand il sera utile de l'en retirer. C'est pourquoi l'auteur du livre de l'Ecclésiastique nous dit : Ne vous hâtez point au jour de l'obscurcissement; et Salomon nous avertit également, de ne point nous laisser abattre, lorsque Dieu nous châtie, et en effet la tribulation est un moyen bien énergique pour éprouver les forces de l'homme, et expérimenter sa patience.

Mais que dire si l'épreuve est si forte qu'elle renverse et terrasse l'homme ? Je réponds que Dieu est fidèle, et qu'il ne permettra pas que vous soyez tenté au delà de vos forces ; mais qu'il vous fera profiter de la tentation, afin que vous puissiez persévérer. (I Cor. X, 13.) Car puisque Dieu châtie ceux qu'il aime, et abandonne ceux qu'il hait, il ne saurait tout à la fois aimer et haïr le même homme, le châtier et l'abandonner. Comment donc s'explique la chute de tant de pécheurs ? ils sont tombés, parce qu'ils se sont eux-mêmes séparés de Dieu, et non parce que Dieu les à abandonnés, car le Psalmiste nous dit : Voici que tous ceux qui s'éloignent de vous, Seigneur, périront. (Ps. LXXII, 27.) Or, le pécheur s'éloigne de Dieu quand il repousse ses châtiments, et quand il s'en indigne, et s'en irrite. L'enfant d'un naturel mauvais que son père a placé sous la conduite d'un maître sévère, se montre impatient du travail, et rebelle à la correction, c'est pourquoi il fuit le regard et le toit paternel, mais qu'y gagne-t-il ? Il se précipite dans l'abîme de tous les maux, il souffre dans une région étrangère la faim, la misère et la malade, et bientôt il en est réduit à la honte de se rendre comme esclave : c'est ainsi que le chrétien qui ne sait point supporter avec résignation les châtiments du Seigneur, et qui ne les reçoit qu'en frémissant de colère et d'indignation, se les rend inutiles, et s'attire les derniers malheurs. C'est pourquoi l'Ecriture nous avertit de souffrir la main qui nous frappe, et de diriger notre coeur vers le Seigneur.

Mais de tous les maux, direz-vous, je souffre les plus violents. Dans les gymnases tous les athlètes ne sont point soumis aux mêmes exercices, et l'on forme à la lutte les faibles contre les faibles, et les forts contre les forts, car l'athlète dont l'antagoniste est évidemment inférieur, ne s'instruit point véritablement dans son art, lors même qu'il s'exercerait tout le jour. Mais pourquoi, direz-vous encore, Dieu n'envoie-t-il pas les mêmes épreuves à tous ceux qui ont choisi le même genre de vie? Parce que Dieu a plusieurs manières d'éprouver ses serviteurs, et que tous n'ont pas le même besoin d'être également éprouvés, quoique tous aient embrassé la même carrière. Ne voyons-nous pas que dans les mêmes maladies l'on ne donne point à tous les mêmes remèdes, et qu'on les diversifie selon l'état particulier de chaque malade? c'est ainsi que le Seigneur varie les tribulations dont il nous afflige. L'un est éprouvé par une longue maladie, l'autre par une extrême pauvreté, et celui-là par l'injure et la calomnie; un père a la douleur de voir mourir ses enfants, et les membres de sa famille; un homme vertueux est méconnu de tous, et ne recueille aucune estime, et un honnête citoyen est accusé de faits, dont il n'est point coupable, et qui font peser sur lui le poids d'une mauvaise réputation. Enfin, nous avons tous nos peines spéciales, car il est impossible d'en faire le détail exact.

Comparée à la vôtre, l'épreuve des autres vous paraît légère et presque nulle. Mais si vous l'essuyiez, peut-être apprendriez-vous que vos propres souffrances, sont réellement plus supportables. Au reste, lors même que nos frères seraient moins éprouvés que nous, nous ne devrions point nous en troubler, car la grandeur de la récompense se proportionne à celle de la tribulation ; et nous y trouvons comme une pleine assurance contre toute chute volontaire, ou involontaire. Et en effet la tribulation réprime notre orgueil, éloigne la négligence et nous rend plus vigilants et plus religieux. Aussi, en tenant compte de tout, on trouve certainement, malgré les apparences contraires, que les épreuves sont fécondes en heureux résultats, et qu'aucun de ceux qui ont été agréables à Dieu, n'a vécu sans douleurs et sans tribulations.

7. Et en effet, si le bienheureux Paul a été si éprouvé, et qui est plus grand que Paul? ou même qui est son égal? comment croire que tous n'ont pas besoin du secours de la (400) tentation ? sans doute l'affliction ne corrige pas tous les pécheurs ; mais c'est leur propre insouciance qu'il faut en accuser, et non celui qui leur envoie l'affliction. Si Dieu n'appliquait aucun appareil sur leurs plaies, il semble que par sa négligence, il serait coupable de leur mort; eh ! n'est-il pas bien important qu'aujourd'hui nul ne puisse blâmer le médecin, et soit contraint de faire tomber la faute sur les malades eux-mêmes et sur leur propre incurie. Quelques-uns, il est vrai, qui s'avançaient d'un pas ferme dans la vie, avant la tentation, succombent sous ses coups, et d'autres qui sont plongés dans le vice et le péché, n'éprouvent aucune tribulation. Il en est même, dont l'existence depuis le berceau jusqu'à la tombe, n'est qu'une suite de peines et de malheurs. Mais rien de tout cela ne doit nous troubler et nous abattre. Car si nous devions, et si nous pouvions connaître dans tous ses détails l'économie de la Providence, nous aurions raison de nous affliger et de nous troubler de ce qu'elle nous tairait le secret de cette conduite. Mais quand l'Apôtre, ravi jusqu'au troisième ciel, et auquel tant de mystères furent révélés, s'arrête au bord de cet abîme, et que, considérant en Dieu la profondeur des trésors de la sagesse et de la science, il s'étonne et recule, pourquoi nous fatiguer inutilement à scruter ces abîmes insondables et à pénétrer curieusement ces mystères impénétrables?

Certes , lorsqu'un médecin emploie des moyens de guérison qui paraissent contraires à notre maladie, par exemple lorsqu'il ordonne de baigner dans l'eau froide un membre gelé, ou qu'il prescrit quelque traitement extraordinaire, nous nous y soumettons sans aucune réclamation. Il nous suffit de croire qu'il agit par suite de ses connaissances médicales, pour que tout aussitôt nous acquiescions volontiers à ses prescriptions. Et cependant un médecin se trompe souvent. Et quand il s'agit de Dieu qui, en toutes choses, est si élevé au-dessus de nous, qui est la sagesse même, et qui ne peut se tromper, nous scrutons avec une téméraire curiosité l'ordre et les desseins de sa providence ! Nous croyons tout simplement la parole d'un homme, lorsque nous pourrions avec raison lui demander des preuves; et nous obligeons le Seigneur, en qui seul nous devons croire fermement, à nous dévoiler les motifs et les raisons de sa conduite : nous nous indignons même quand il nous les cache.

Mais sont-ce là les dispositions d'une âme pieuse et chrétienne? Oh ! je vous le demande, et je vous en supplie, ne soyons pas si insensés, et dans tous nos doutes, redisons avec le Psalmiste : Seigneur, vos jugements sont un abîme. (Ps. XXXV, 7.) Car, c'est encore par un effet de la sagesse divine que toutes choses ne nous sont point clairement manifestées.

Et en effet, si notre obéissance aux commandements du Seigneur reposait sur la connaissance et les raisons de tous les événements, notre récompense serait médiocre, et notre conduite démontrerait une foi bien faible. Mais lorsqu'au milieu des ténèbres qui nous entourent, nous accomplissons ses préceptes en toute affection de coeur, notre légitime obéissance, et notre foi ferme et entière enrichissent notre âme de grands et précieux mérites. Il nous importe donc seulement d'être persuadés que rien ne nous arrive que par la permission de Dieu et pour notre utilité. Quant aux raisons de sa conduite, ne les recherchons plus, et supportons cette ignorance sans peine et sans chagrin. Car il ne nous est ni possible, ni utile de les connaître; d'abord parce que, nous ne sommes que de simples mortels, et ensuite parce que nous deviendrions facilement fiers et arrogants. Souvent nous faisons, à l'égard de nos enfants, des choses qui leur paraissent être nuisibles, quoiqu'en réalité elles soient très-utiles. Mais ils se gardent bien de scruter nos motifs, et nous-mêmes, nous nous abstenons de les leur expliquer, et de leur en faire comprendre la sagesse. Nous nous bornons à les avertir d'obéir en toutes choses leurs parents, et puis de se tenir tranquilles. Mais si nous nous conduisons ainsi avec un père et une mère qui sont hommes comme nous, et si nous réprimons envers eux toute impatience et tout murmure, serions-nous fondés à nous indigner contre Dieu de ce qu'il ne nous fait point de confidence de ses desseins? Eh ! n'est-il pas aussi élevé au-dessus de nous par l'excellence de ses perfections que la nature divine l'emporte sur la nature humaine? une telle prétention serait le comble de l'impiété.

Ce sont les hommes coupables de cette témérité, auxquels l'Apôtre adressait ces paroles d'indignation : Mais qui êtes-vous, homme, pour contester avec Dieu? un vase d'argile dit-il à celui qui l'a formé : pourquoi m'avez-vous fait ainsi ? (Rom. IX, 20.) (401) J'avais allégué l'exemple d'un fils envers son père; et saint Paul nous en propose un autre bien plus frappant, celui du potier et du vase qu'il a formé. Et en effet, comme l'argile obéit docilement à la main qui la façonne, ainsi l'homme doit se soumettre aux ordres du Seigneur, recevoir avec reconnaissance les biens ou les maux qu'il envoie, et ne se permettre aucune impatience, ni aucune recherche curieuse. Au reste, les saints qui ont vécu sous la loi ancienne, ces hommes si admirables, ont également connu ces doutes et ces perplexités. Job demande pourquoi vivent les impies, et, pourquoi ils sont affermis dans les richesses? David avoue que ses pieds se sont presque égarés, et qu'il s'est indigné contre les impies, en voyant la paix des pécheurs. Car il n'arrive rien d'extraordinaire à leur mort, et les plaies dont ils sont frappés ne durent pas. Ils ne sont point dans les travaux comme les autres hommes, et ils ne sont point éprouvés comme eux. Et Jérémie lui-même dit : Seigneur, vous êtes juste; cependant je vous ferai de justes plaintes : pourquoi les impies n’opèrent-ils dans leurs voies? (Job, XXI, 7; Ps. LXXII, 2-5 ; Jérém. XII, 1.)

Sans doute ces illustres personnages formulaient un doute, et adressaient à Dieu une question, mais c'était avec des sentiments tout autres que les impies. Car ils ne condamnaient pas le Seigneur, et sa conduite ne les portait pas à l'accuser d'injustice. Mais l'un d'eux disait : Seigneur, votre justice est élevée comme les montagnes, et vos jugements sont profonds comme l'abîme; et il est écrit de Job qu'au milieu de toutes ses souffrances il ne proféra rien d'insensé contre Dieu. (Ps. XXXV, 7; Job, I, 22.) Nous lisons aussi dans le même livre que ce saint patriarche, après avoir rendu hommage à l'infinie sagesse du Seigneur, et à sa providence, ajoute en parlant de la création : Voilà une faible partie de ses oeuvres, et ce que nous en avons entendu est comme une goutte légère. (Job, XXVI,14.) Enfin le prophète Jérémie, craignant qu'on ne se méprît sur ses véritables sentiments, fit-il précéder sa demande de cette affirmation : Seigneur, vous êtes juste. C'est-à-dire, je sais que la justice règle toutes vos œuvres, quoique j'ignore de quelle manière cette justice s'accomplit.

Mais enfin , ce prophète et tous les autres connurent-ils les secrets divins? nullement; et leurs demandes n'obtinrent aucune réponse. David l'avoue lui-même, quand il dit : J'ai médité pour pénétrer ce mystère, et mes yeux n'ont vu qu'un grand travail. (LXXII, 16.) Ils n'ont donc pu résoudre leurs doutes, et c'est pour nous une leçon de ne pas même en proposer de semblables. Ils ne demandaient cependant à Dieu que de leur révéler pourquoi les impies vivent, clans la prospérité et l'abondance des biens de la terre ; et ils n'ont rien appris. Mais aujourd'hui nous sommes bien plus téméraires, et nous exigeons du Seigneur la solution de problèmes bien plus difficiles. C'est pourquoi le plus sûr est d'abandonner la raison et la conduite de toutes choses à Celui qui connaît tous les événements, même avant qu'ils arrivent.

8. Cependant s'il faut tirer des prémisses qui nous sont connues quelque conclusion propre à satisfaire, et à consoler ceux qui se permettent ces curieuses questions, je leur dirai qu'il est indigne d'un chrétien de rechercher pourquoi les bons sont dans les tribulations, et les méchants dans le repos, depuis que le royaume des cieux nous a été révélé , et que les récompenses du siècle futur nous sont proposées. En effet, puisque c'est dans la vie éternelle que chacun doit recevoir selon ses oeuvres, à quoi bon se troubler de ce qui arrive ici-bas aux justes et aux impies? Car Dieu exerce les uns qui lui sont fidèlement attachés, et les traite comme de vigoureux athlètes; et parce que les autres sont faibles , lâches et incapables d'un dur travail, il les exhorte d'abord à la pratique des bonnes oeuvres. Tout le contraire néanmoins arrive quelquefois, et nous voyons que même pendant la vie , le juste trouve souvent l'honneur et le repos, tandis que l'impie ne rencontre que la honte et l'affliction. Mais alors votre objection tirée du malheur des bons et du bonheur des méchants, tombe et se détruit.

Et cependant pour justifier ici encore la Providence, je dirai que Dieu n'a pas qu'une seule manière d'agir à notre égard, et que dans la plénitude de sa puissance il nous ouvre plusieurs voies de salut. Ainsi, parce que plusieurs s'opiniâtrent à rejeter le dogme de la vie future et de la résurrection, il nous montre comme l'esquisse et l'image du jugement dernier dans la punition des méchants et la récompense des bons. Ce qui arrivera alors, se découvre déjà en partie, afin que ceux qui pécheraient sous le vain prétexte que ce jugement est éloigné, trouvent dans les divers (402) événements de la vie un salutaire avertissement et en deviennent meilleurs. Et en effet si jamais le méchant n'était puni sur la terre, et si le juste n'y était jamais honoré, plusieurs parmi ceux qui ne croient pas à la résurrection, s'en autoriseraient pour fuir la vertu comme une source de malheurs, et pour rechercher le vice comme une cause de bonheur. Mais admettez d'autre part que chacun reçoive ici-bas, selon ses mérites, dès lors l'impie traiterait le dogme du jugement de fable et de mensonge. C'est pourquoi, afin d'affermir notre foi en ce jugement, et afin de prévenir un mépris qui entraînerait le plus grand nombre dans l'excès du mal, Dieu châtie souvent le pécheur en cette vie, et quelquefois aussi il récompense le juste. Mais parce qu'il ne le fait pas toujours, il corrobore la vérité d'un jugement à venir, et parce qu'il anticipe ce même jugement par le châtiment de quelques pécheurs, il réveille tous ceux qui dorment comme du profond sommeil de l'iniquité. Car plusieurs, en voyant que les méchants sont punis, craignent les mêmes sévérités, et se corrigent; et puis en observant que chacun ne reçoit point toujours pendant la vie le prix de ses oeuvres, ils sont forcés de reconnaître qu'un autre temps est réservé pour cette juste rétribution.

Certainement le Seigneur, qui est le Dieu de toute justice, ne permettrait jamais que tant de pécheurs meurent impunis, ni que tant de justes soient péniblement affligés pendant la vie, si dans le siècle futur il n'avait préparé aux uns et aux autres un autre état. C'est pourquoi il ne punit et ne récompense point indistinctement tous les méchants, et tous les bons, mais quelques-uns seulement. C'est ainsi qu'il châtia le roi d'Assyrie, et qu'il délivra le roi Ezéchias, quoique parmi les Assyriens et les Juifs plusieurs fussent impies comme Sennachérib, et justes comme Ezéchias. Mais il ne tient pas cette conduite à l'égard de tous, parce que, je le répète, le jour du jugement n'est point encore arrivé. Au reste, cette doctrine n'est point la mienne, et vous allez l'entendre sortir de la bouche même de Celui qui doit nous juger. Un jour on vint lui annoncer la mort de ceux que la chute de la tour de Siloé avait écrasés, et lui parler des Galiléens dont Pilate avait, dans une froide cruauté, mêlé le sang avec leurs sacrifices, et il dit : Pensez-vous que ces Galiléens fussent plus pécheurs que tous les autres Galiléens, parce qu'ils ont été traités de la sorte? Non, je vous assure. Mais si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière. Croyez-vous aussi que les dix-huit personnes que la tour de Siloé écrasa dans sa chute, fussent plus coupables que tous les habitants de Jérusalem? Non, je vous assure; mais si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière. (Luc, XIII, 2-5.) Ainsi Dieu suspend l'action de sa justice, et il ne punit pas tous ceux qui mériteraient les mêmes peines, afin que le châtiment des uns soit pour les autres une utile leçon et qu'ils se corrigent.

Il me semble avoir suffisamment éclairci cette première difficulté; et peut-être demandez-vous que j'aborde maintenant une autre question beaucoup plus épineuse. Mais déjà les vérités que je me suis efforcé de prouver, sont autant de principes de solution. Quel est donc le sujet de votre anxiété? Le sort de ceux qui depuis le berceau jusqu'à la tombe ne connaissent que le malheur et l'infortune? J'en ai dit la raison précédemment, lorsque j'ai affirmé qu'ils sont punis ou pour leurs propres péchés, ou pour que les autres pécheurs s'instruisent par leur exemple. Si cela ne se vérifie pas en tous, c'est que le jour du jugement n'est point encore arrivé. Mais que dire, objecterez-vous, de ceux qui avant l'âge où l'on discerne le bien d'avec le mal, sont traités comme de grands coupables? Je réponds qu'on doit ici reconnaître non une seule cause, mais des causes nombreuses et variées. Car ces effets que vous signalez, peuvent résulter de l'inconduite des parents, de la négligence des nourrices, de l'influence du chaud ou du froid, et de mille autres accidents. En outre parce que Dieu sait que plusieurs deviendront criminels, il enchaîne déjà leur malice dans les liens de ces châtiments. Eh ! ne voyez-vous pas que souvent les pauvres et les mendiants, même parmi les angoisses de l'indigence, commettent des crimes dont il faut accuser non leur pauvreté, mais leurs penchants mauvais?

C'est ainsi qu'on raconte que quelques-uns de ces misérables outragèrent une femme chaste et honnête qu'ils avaient rencontrée seule et à l'écart. Certes, était-ce le besoin ou l'indigence qui les portaient à ce crime? Et quels forfaits ne se permettraient-ils pas, si la pauvreté ne captivait en eux ces instincts pervers? qui peut encore supporter facilement la rage et la fureur de certains prisonniers? Eh (403) bien ! ceux qui sont possédés du démon leur ressemblent. Et je ne parle pas de ce qu'ils font sous l'empire de la possession, mais de ce qu'ils exécutent en dehors de sa contrainte. Car ils se livrent à la gourmandise, au vol, à l'ivrognerie, et à des vices plus honteux encore. Nous voyons encore que souvent la justice humaine prolonge la captivité de certains malfaiteurs, en sorte qu'ils meurent en prison. Quelquefois aussi pour donner à tous un sévère avertissement, le juge en choisit un ou deux qu'il condamne à mort et qu'il fait exécuter sur un échafaud élevé, et qu'entourent tous les autres prisonniers. C'est ainsi que sans punir tous les malfaiteurs, il sait les contenir tous par une crainte salutaire. Et de même Dieu, qui veut nous ramener au bien, ne croit pas nécessaire de punir tous les méchants, et se contente d'en châtier quelques-uns qu'il sait ne devoir point se corriger. Cette conduite fait éclater sa puissance non moins que sa juste colère, et produit à notre égard les plus heureux résultats. Car il exhorte les méchants à se corriger, rend les bons plus vigilants, épanche les richesses de sa bonté et, comme je l'ai dit, affermit en tous les esprits le dogme de la résurrection.

Eh ! qu'importe cette doctrine, direz-vous, à ceux qui, malheureux dès le berceau, meurent avant que l'âge leur permette de discerner le bien d'avec le mal? Et moi, je vous demande quel est le malheur d'un enfant qui n'a pas le sentiment de la douleur, et qui ne peut comprendre la souffrance ou la joie? J'ajoute encore comme éclaircissement nouveau à votre question, que j'ai vu ce malheur des enfants ramener dans la bonne voie les père et mère, les frères et les autres membres de la famille. Or, n'est-ce pas un grand bien qu'un même acte de la Providence ne nuise à personne et soit utile à plusieurs? J'avoue aussi qu'il existe une autre cause de cette conduite de Dieu, mais elle nous est cachée, et Celui qui nous a créés s'en est réservé le secret.

9. Il reste enfin une dernière objection. Comment expliquer la chute de ceux qui marchaient bien avant la tentation, et qui tombent ensuite. Mais d'abord, je vous le demande, qui peut assurer que ces personnes marchaient bien, si ce n'est Celui qui a formé le coeur de chaque homme, et qui connaît toutes nos oeuvres? (Ps. XXXII, 15.) Car souvent ceux qui paraissent être les meilleurs, sont réellement très-mauvais. C'est ce qui se manifeste même dès cette vie, mais pour quelques-uns seulement, et comme par hasard, ou par la force des circonstances. Mais lorsque le Juge suprême sera assis sur son tribunal, ce ne seront plus quelques hypocrites, mais tous qui seront démasqués. Et, en effet, ce Juge sonde les reins et les cœurs, et sa parole vivante et efficace est plus pénétrante qu'un glaive à deux tranchants; elle atteint jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, jusque dans les jointures et la moelle; et elle démêle les pensées et les mouvements du coeur. (Hébr. IV, 12.) Aussi la peau de brebis ne pourra-t-elle alors cacher le loup, ni l'apparente blancheur du sépulcre sa pourriture intérieure. Oui, nulle créature n'échappera aux regards du souverain Juge, mais tout sera à nu et à découvert devant ses yeux. C'est ce que nous indique saint Paul, quand il écrit aux Corinthiens: Ne jugez donc point avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et découvrira les plus secrètes pensées des coeurs. (I Cor. IV, 5.)

Mais laissons de côté les hypocrites, et venons-en à ceux qui réellement marchent bien. Pouvez-vous m'assurer qu'en pratiquant les vertus chrétiennes, ils n'ont point négligé l'humilité qui les couronne toutes. C'est pourquoi Dieu permet leur chute afin de leur apprendre qu'ils se tenaient debout non par leurs propres forces, mais par sa grâce. Si vous me disiez qu'il eût mieux valu pour eux de persévérer dans la vertu et dans l'orgueil que de tomber et d'être humiliés, ce serait étrangement méconnaître les funestes effets de l'orgueil et les avantages de l'humilité. Car l'expérience démontre qu'un arrogant vertueux, si toutefois il existe, est bien près d'une terrible chute. Au contraire, celui que Dieu laisse tomber, et que sa chute rend humble, se relève, et avec un peu de bonne volonté répare promptement ses pertes. L'arrogant vertueux, qui n'éprouve aucune tentation, ne comprendra jamais sa pauvreté spirituelle, mais son état empirera chaque jour, en sorte que même à son insu il mourra vide de bonnes oeuvres. C'est ainsi que le pharisien qui monta au temple tout glorieux des vertus qu'il croyait posséder, en descendit plus indigent que le publicain.

Il est aussi un autre fléau bien puissant pour dissiper les biens spirituels que nous avons péniblement amassés, et ce fléau est le vent de (404)  la vaine gloire. Car dès que ce vice s'insinue dans notre âme, comme un ouragan furieux, il disperse toutes nos richesses. Voilà donc une seconde occasion de chute pour ceux qui marchent bien. Et, en effet, plusieurs parmi ceux qui nous paraissent soutenir pour la vertu une lutte pénible, et qui la soutiennent réellement, se proposent souvent moins la gloire de Dieu que l'estime des hommes. Mais alors Dieu permet qu'ils succombent à la tentation, afin qu'ils perdent aux yeux du public cette gloire qu'ils ambitionnaient tant. Ils comprennent donc que son éclat est celui de la fleur des champs, et désormais tout occupés de Dieu, ils n'agissent que pour lui. Enfin il est encore d'autres causes et d'autres motifs plus élevés; mais, comme je l'ai dit,, ils nous sont inconnus, et ils sont le secret du Seigneur. Ainsi, loin de murmurer contre les épreuves qu'il nous envoie, recevons-les avec reconnaissance; car cette vertu est le caractère d'un bon et fidèle serviteur.

Vous vous étonnez aussi que le démon n'ait point exercé sur vous ses violences lorsque vous viviez délicatement au milieu de toutes les pompes du siècle, et qu'il ait attendu le jour où vous avez tout foulé aux pieds pour vous consacrer entièrement à Dieu. Mais c'est comme si vous étiez surpris qu'un athlète ne provoque point les spectateurs, et se réserve pour l'adversaire qui descend dans l'arène, inscrit au nombre des combattants et exercé à la lutte. C'est celui-là seul qu'il attaque, qu'il frappe à la tête et qu'il meurtrit de coups. Il ne faut donc ni s'étonner, ni s'affliger de ce que le démon, comme un puissant antagoniste, nous presse et nous suffoque, puisque telle est la loi du combat. Il n'y aurait sujet de s'alarmer que s'il nous renversait, s'il nous abattait, et s'il nous enlevait le prix de nos premiers travaux. Mais tant qu'il ne prévaut point contre nous, loin de nous nuire, il sert nos intérêts, en augmentant notre gloire. Le plus vaillant soldat d'une armée est celui qui peut, et montrer de nombreuses blessures, et défier au champ-clos les plus braves du camp ennemi. Nous admirons surtout les athlètes qui luttent généreusement contre un adversaire inexpugnable, car c'est ainsi qu ils désignent un robuste antagoniste. Et le chasseur le plus vaillant est celui qui prend les bêtes les plus féroces. Sans doute, le démon qui vous attaque est impudent et terrible : mais c'est pour cela même que je ne cesse de vous admirer, et d'être comme frappé d'étonnement, en voyant que, mis aux prises avec un tel adversaire, loin de succomber et de vous livrer vous-même, vous restez ferme et invulnérable à ses traits.

10. Je ne parle point ainsi par flatterie, mais parce que cette épreuve a été pour vous la source de grands avantages. Souffrez, je vous le demande, que je m'exprime en toute franchise, autrement il me serait difficile de bien me faire comprendre. Vous n'ignorez point, et même vous n'avez point oublié quelles étaient, avant cette tentation votre vie et vos occupations. Veuillez y réfléchir sérieusement, et si vous comparez le temps présent au temps passé, vous trouverez combien vous avez gagné à cette lutte. Aujourd'hui, en effet, vous vous livrez sans relâche aux jeûnes et aux veilles, à la lecture et à la prière, et vous vous exercez à toutes les pratiques de la gravité religieuse et de l'humilité chrétienne. Mais auparavant vous négligiez les livres, et tous vos soins, comme tout votre travail, se bornaient à la culture d'un verger. Plusieurs, je le sais, blâmaient ces occupations, et vous traitaient d'arrogant et de superbe. Ils vous accusaient de montrer ainsi que vous n'aviez oublié ni la noblesse de votre famille, ni les hautes dignités de votre père, ni l'opulence de votre maison. Et combien avez-vous été négligent dans les veilles saintes ! vous le savez mieux que personne. Car, lorsque les frères se levaient au milieu de la nuit, vous prolongiez un profond sommeil, et vous vous fâchiez contre ceux qui venaient vous éveiller. Mais depuis que vous avez été soumis à cette guerre et à cette lutte, toute cette lâcheté a disparu, et tout s'est heureusement amélioré.

Et si vous demandez maintenant pourquoi Dieu ne vous a pas mis aux prises avec l'esprit mauvais, lorsque vous viviez dans les délices, et que vous ne songiez qu'aux pompes et aux vanités du monde, je vous répondrai qu'il en a agi ainsi par une sage providence. Car il savait que vous étiez alors trop faible pour ne pas succomber bientôt sous les coups d'un puissant adversaire. Bien plus, il ne vous a point engagé dans cette lutte dès les premiers jours de votre profession monastique, mais il vous a laissé le temps d'exercer vos forces; et ce n'est qu'après avoir reconnu votre talent qu'il vous a lancé dans cette périlleuse (405) carrière. Cependant vous vous souvenez encore de ceux qui vivent dans le siècle, et vous nous citez l'exemple de votre serviteur. Car je pense que c'est lui que vous voulez désigner quand vous dites que plusieurs ont été dans le monde soumis à la même épreuve, et qu'ils en ont été promptement et entièrement délivrés. Mais dans cette guerre que votre serviteur, ô mon bien cher ami, et que tous ceux qui ont ressenti les mêmes tentations, ont soutenue contre le démon, la Providence avait des motifs tout autres que ceux qui la dirigent à votre égard. Car Dieu ne déchaînait contre eux tous cette bête féroce, que pour leur inspirer un juste effroi, et par cette crainte les rendre meilleurs. vous au contraire, il vous expose à sa rage afin que vous combattiez courageusement, que vous triomphiez vaillamment, et que vous remportiez ainsi le prix de votre héroïque patience.

Or, la victoire ne consiste point à éviter sous les yeux de nombreux spectateurs, les coups et l'attaque de son adversaire : il faut pour l'obtenir se présenter à son antagoniste, et le provoquer au combat. Mais, c'est ce que ne fera jamais celui qui s'abandonne à la tristesse et à mille pensées absurdes. Telle est votre situation présente, et en voici la preuve : tous reconnaissent que votre vie, quelques dénégations qu'y oppose votre humilité, est bien différente de celle de votre serviteur, et qu'elle est beaucoup plus parfaite. Il est donc juste que Dieu ait de vous plus de soin que de lui. Ce premier principe est certain, et il ne l'est pas moins que si cette épreuve était de la part de Dieu un effet de haine et de répulsion; jamais il ne la prolongerait pour un ami aussi cher, tandis qu'il a promptement délivré du démon un homme qu'il aimait beaucoup moins. Mais cette preuve ne me suffit pas, et je veux encore vous amener à reconnaître que l'abandon même où le Seigneur vous laisse, est à votre égard un souverain témoignage de son amour. Et en effet, si vous n'aviez employé contre cette tentation tous les moyens les plus efficaces, pèlerinages lointains, et recommandations aux saints les plus éminents et les plus puissants pour briser ces liens, les desseins de Dieu sur vous n'eussent pas éclaté aussi évidemment, et plusieurs peut-être eussent demandé pourquoi il prolongeait ainsi votre épreuve. Mais vous avez souvent visité les lieux consacrés aux martyrs, et où plusieurs démoniaques, furieux jusqu'à dévorer la chair humaine, ont recouvré la paix; vous avez vécu plusieurs mois dans la société de ces pieux personnages, dont la sainteté et la puissance n'avaient jamais échoué dans de semblables guérisons; vous n'avez en un mot rien omis de tout ce qui pouvait vous procurer une heureuse délivrance, et vous êtes revenu portant toujours en vous-même votre ennemi. Or, n'est-ce point là aux yeux même des plus insensés, une preuve évidente et certaine d'une Providence toute spéciale? Car jamais le Seigneur ne vous eût refusé cette si grande grâce, et il n'eût point confondu l'espérance de ses serviteurs, s'il n'eût connu que cette épreuve était utile à votre vertu. Ainsi cette conduite de Dieu qui vous paraît être un signe d'abandon, est au contraire un témoignage tout particulier de sa tendresse et de son affection.

 

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