LETTRE CCXIV
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LETTRE CCXIV. (Année 426 ou 427.)

 

Saint Augustin écrit au supérieur .et aux religieux du monastère d'Adrumet (1) où s'était montrée une certaine émotion à l'occasion de la lettre de notre docteur au prêtre Sixte sur la question pélagienne. Deux jeunes gens de ce couvent étaient venus trouver l'évêque d'Hippone. On verra tout au long dans la lettre CCXVI l'origine et le récit des troubles d'Adrumet.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, A VALENTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Deux jeunes gens, Cresconius et Félix, qui se disent de votre communauté, sont arrivés ici; ils nous ont rapporté qu'il est survenu quelque trouble dans votre monastère, à cause de certains d'entrevous gui enseignent la grâce de façon à nier le libre arbitre de l'homme, et, ce qui est plus grave, de façon à prétendre qu'au jour du jugement Dieu ne rendra pas à chacun selon ses oeuvres (2). Ces jeunes gens ne nous ont pas laissé ignorer non plus que beaucoup d'entre vous ne partagent pas ce sentiment et reconnaissent que la grâce de Dieu vient en aide au libre arbitre, pour que nous goûtions

 

1. Il ne faut pas confondre Adrumet, situé sur la côte africaine dans ce qui forme aujourd'hui la régence de Tunis, avec Adramytte où Festus fit embarquer saint Paul qui s'en allait invoquer à Rome la justice de César.

2. Matth. XVI, 27 ; Rom. II, 6.

 

et nous pratiquions le bien; et que, quand le Seigneur viendra rendre à chacun selon ses oeuvres, il trouve bonnes nos propres oeuvres « que Dieu a préparées afin que nous y marchions (1). » Ceux qui pensent ainsi pensent bien.

2. « Je vous conjure donc, mes frères, comme l'Apôtre conjurait les Corinthiens, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de parler tous le même langage et de ne point souffrir de divisions parmi vous (2). » Et d'abord le Seigneur Jésus, comme il est écrit dans l'Evangile, « n'est pas venu pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui (3). » Mais après, comme l'écrit l'apôtre Paul, « Dieu jugera le monde (4), » lorsqu'il viendra, ainsi que le déclare toute l'Eglise dans le Symbole, « juger les vivants et les morts. » Si donc il n'y a pas de grâce de Dieu, comment le Seigneur sauve-t-il le monde? Et s'il n'y a pas de libre arbitre, comment juge-t-il le monde? Entendez dans ce sens le livre ou la lettre de moi que ces jeunes gens emportent avec eux, afin que vous ne niiez pas la grâce de Dieu et que vous ne défendiez pas le libre arbitre de manière à le séparer de la grâce de Dieu, comme si nous pouvions sans elle et de nous-mêmes penser ou faire quelque chose selon Dieu : or, c'est ce que nous ne pouvons pas. C'est pourquoi le Seigneur, parlant du fruit de la justice, dit à ses disciples : « Vous ne pouvez rien faire sans moi (5). »

3. Vous saurez que cette lettre de moi, adressée au prêtre Sixte de l'Eglise romaine est, écrite contre les nouveaux hérétiques pélagiens, qui disent que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites, afin que celui qui se glorifie se glorifie non pas dans le Seigneur, mais en lui-même, c'est-à-dire dans l'homme et non dans le Seigneur. C'est ce que l'Apôtre défend lorsqu'il dit: « Que personne ne se glorifie dans l'homme (7); » et ailleurs : « Vue celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (8). » Mais ces hérétiques pensant pouvoir devenir justes par eux-mêmes, comme si Dieu ne leur donnait pas cette justice, et qu'ils se la donnassent eux-mêmes, ne se glorifient pas dans le Seigneur, mais en eux. C'est à leurs pareils que l'Apôtre dit : « Qui te

 

1. Ephés. II, 10. — 2. I Cor. I, 10. — 3. Jean, III, 17. — 4. Rom. III, 6. — 5. Jean, XV, 5. — 6. C'est la lettre qu'on a déjà lue et qui forme la CXCIVe du recueil. — 7. I Cor. III, 21. — 6 Ibid. I, 81.

 

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discerne? » Saint Paul parle ainsi parce que Dieu seul sépare l'homme de la masse de cette perdition qui vient d'Adam, pour en faire un vase d'honneur et non pas un vase d'ignominie. A cette question de l'Apôtre, l'homme charnel et orgueilleux aurait pu répondre de la voix ou de la pensée que ce qui le discerne, c'est sa foi, c'est sa prière, c'est sa justice; l'Apôtre va au-devant de sentiments semblables et dit : « Qu'as-tu que tu n'aies reçu? Mais, si tu ras reçu, pourquoi t'en glorifies-tu comme si tu ne l'avais pas reçu (1)? » Ainsi se glorifient de ce qu'ils ont, comme ne l'ayant pas reçu, ceux qui pensent se justifier par eux-mêmes : et alors ils se glorifient en eux, et non pas dans le Seigneur.

4. C'est pour cela que, dans la lettre qui vous est parvenue, j'ai prouvé, par les témoignages des saintes Ecritures, comme vous pourrez le voir, que nos bonnes oeuvres, nos pieuses oraisons, notre foi droite n'auraient pas pu être en nous d'aucune manière si nous ne les avions reçues de celui dont l'apôtre Jacques a dit : « Toute grâce excellente, tout don parfait vient d'en-haut et descend du Père des lumières (2). » Ainsi personne ne peut prétendre que la grâce de Dieu lui est accordée par les mérites de ses oeuvres, de ses prières ou de sa foi, ni croire ce que répètent les hérétiques, savoir, que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites : ce qui est tout à fait faux. Ce n'est pas que les bonnes ou les mauvaises oeuvres ne méritent rien, car, s'il en était ainsi, comment Dieu jugerait-il le monde? Mais la miséricorde et la grâce de Dieu convertissent l'homme : « Le Seigneur est mon Dieu, dit le Psalmiste, il me préviendra de sa miséricorde (3). » C'est par là que l'impie sera justifié, c'est-à-dire que d'impie il deviendra juste, et commencera à avoir des mérites que le Seigneur couronnera lorsque le monde sera jugé.

5. Je désirais vous envoyer bien des choses; après les avoir lues, vous auriez connu plus exactement et plus à fond tout ce qui a été fait dans les conciles des évêques contre les hérétiques pélagiens; mais ils sont pressés, vos frères qui sont venus vers nous et par lesquels nous vous écrivons sans que ceci soit cependant une réponse, car ils ne nous ont apporté aucune lettre de vous. Nous les avons reçus toutefois, parce que leur candeur ne nous permettait pas de croire qu'ils pussent nous tromper. Ils se

 

1. I Cor. IV, 7. — 2. Jacq. I, 17. — 3. Ps. LVIII, 9.

 

hâtent, afin de passer avec vous les fêtes de Pâques (1) , et que ce saint jour vous trouve tous en paix avec l'aide de Dieu.

6. Le mieux serait de m'envoyer (et je vous le demande instamment) celui qui, d'après ce qu'ils disent, a jeté le trouble parmi eux. Car, ou bien il n'entend pas mon livre, ou bien peut-être ne l'entend-on pas lui-même, lorsqu'il s'efforce de résoudre et d'expliquer une question difficile , et que peu d'hommes peuvent pénétrer. C'est la question de la grâce de Dieu qui faisait croire à des gens qui ne te comprenaient pas que l'apôtre Paul nous recommande de faire le mal pour qu'il en arrive du bien (2). De là ces paroles de l'apôtre Pierre dans sa seconde épître : « C'est pourquoi, mes bien-aimés, dans l'attente de ces choses, faites en sorte que le Seigneur vous trouve purs, irrépréhensibles et dans la paix; et croyez que la longue patience de Notre-Seigneur est pour notre salut. C'est aussi ce que Paul, notre  cher frère, vous a écrit, selon la sagesse qui lui a été donnée, comme aussi dans toutes ses lettres où, il parle du même sujet, lettres dans lesquelles il y a quelques passages difficiles à entendre , et que des hommes ignorants et légers détournent à de mauvais » sens, aussi bien que les autres Ecritures, « pour leur propre ruine (3). »

7. Prenez donc garde à ces terribles paroles d'un si grand apôtre; là où vous sentez que vous ne comprenez pas, croyez, d'après les Livres divins, que l'homme a un libre arbitre et qu'il y a une grâce de Dieu sans le secours de laquelle le libre arbitre ne peut ni se tourner vers Dieu ni avancer en Dieu. Et priez pour que vous compreniez avec sagesse ce que vous aurez commencé par croire avec piété. Le libre arbitre nous sert à comprendre sagement ces choses mêmes. Autrement la sainte Écriture ne nous dirait pas : « Comprenez donc, vous qui ne comprenez rien; insensés, apprenez à connaître (4). » Du moment qu'il nous est prescrit et ordonné de comprendre et de savoir, l'obéissance nous est demandée, et il ne peut pas y avoir obéissance sans libre arbitre. Mais s'il n'était pas besoin aussi de la grâce de Dieu pour comprendre et savoir, le Prophète ne dirait pas à Dieu : « Donnez-moi l'intelligence, et j'apprendrai vos

 

1. On verra par la lettre suivante que saint Augustin crut devoir retenir ces deux jeunes moines pour les instruire de la question pélagienne.

2. Rom. III, 8. — 3. II Pierre, III, 14-16. — 4. Ps. XCIII, 8.

 

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commandements (1); » on ne lirait pas dans l'Evangile :, « Alors il leur ouvrit l'esprit, afin qu'ils comprissent les Ecritures (2); » et l'apôtre Jacques ne dirait pas : « Si quelqu'un de vous a besoin de sagesse, qu'il en demande à Dieu, qui répand ses dons sur tous libéralement et sans reproche, et la sagesse lui sera donnée (3). » Le Seigneur est assez puissant pour vous faire la grâce de rétablir la paix au milieu de vous et pour nous donner la joie de l'apprendre bien vite. Je vous salue, non-seulement en mon nom, mais encore au nom des frères qui sont avec moi, et je vous demande de prier pour nous avec accord et avec instance.

 

 

1. Ps, CXVIII, 125. — 2. Luc, XXIV, 45. — 3. Jacq. I, 5.

 

 

 

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