LETTRE CLXXIII
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LETTRE CLXXIII. (Octobre 416.)

 

Saint Augustin, dans cette lettre adressée à un prêtre donatiste, établit brièvement le crime religieux de la séparation, et nous donne une idée des emportements frénétiques des gens du parti donatiste.

 

AUGUSTIN, ÉVÊQUE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE , A DONAT, PRÉTRE DU PARTI DE DONAT.

 

1. Si vous pouviez voir la douleur de mon coeur et mes inquiétudes sur votre salut, peut-être auriez-vous pitié de votre âme et chercheriez-vous à plaire à Dieu (2) en écoutant une parole qui n'est pas la nôtre, mais la sienne; et vous ne mettriez pas ses Ecritures dans votre mémoire de façon à leur fermer votre coeur. Vous vous plaignez qu'on vous pousse à votre salut après que vous avez poussé à leur perte tant de catholiques ! Qu'avons-nous voulu si ce n'est qu'on vous prît, qu'on vous amenât, et qu'on vous empêchât de périr? Ce que vous avez souffert dans votre corps, vous vous l'êtes fait vous-même, en ne voulant pas vous servir de la bête qu'on vous amenait, et en vous jetant violemment par terre : car votre collègue, venu avec vous, n'a pas été blessé, parce qu'il ne s'est pas blessé lui-même.

2. Mais vous ne croyez pas qu'on aurait dû faire cela à votre égard, parce que vous pensez que nul ne doit être forcé au bien. Voyez ces paroles de l'Apôtre : « Celui qui désire l'épiscopat, désire une oeuvre sainte (3); » et pourtant combien y en a-t-il qui reçoivent l'épiscopat malgré eux ! on les conduit, on les enferme, on les garde, on leur fait souffrir ce qu'ils ne veulent pas, jusqu'à ce qu'ils consentent à recevoir ce qui est saint : à combien

 

2. Ecclésiastiq. XXX, 24. — 3. I Tim. III, 1.

 

plus forte raison doit-on vous tirer de la pernicieuse erreur dans laquelle vous vous montrez ennemi de vous-même, pour faire connaître et choisir la vérité ! On veut non-seulement que vos dignités vous deviennent profitables, mais encore que vous ne périssiez pas misérablement. Vous dites que, Dieu ayant donné le libre arbitre, l'homme ne doit pas être forcé au bien. Pourquoi donc ceux dont j'ai parlé plus haut sont-ils contraints au bien? Faites attention à ce que vous ne voulez pas voir : la bonne volonté se prodigue miséricordieusement, pour redresser la mauvaise volonté de l'homme. Qui donc ne sait pas que l'homme n'est damné que pour sa mauvaise volonté et que c'est uniquement sa bonne volonté qui le sauve? Par la raison qu'on les aime, ceux qui sont dans l'erreur ne doivent pas être impunément et cruellement livrés à leur mauvaise volonté; mais dès qu'on en a le pouvoir, il faut les détourner du mal et les forcer au bien.

3. Si on doit toujours abandonner à sa liberté une volonté mauvaise, pourquoi tant de fléaux pour détourner du mal les Israélites et les forcer à marcher dans la terre de promission, malgré leurs résistances et leurs murmures? Si on doit toujours abandonner à sa liberté une volonté mauvaise, pourquoi ne fut-il pas permis à Paul de continuer à persécuter cruellement l'Eglise? Pourquoi fut-il renversé pour être aveuglé, aveuglé pour être changé, changé pour être envoyé, envoyé pour souffrir au profit de la vérité ce qu'il avait fait au profit de l'erreur? Si on doit toujours abandonner à sa liberté une volonté mauvaise, pourquoi les saintes Ecritures font- elles au père de famille un devoir, non-seulement de reprendre un mauvais fils avec des paroles, mais même de le battre, afin de l'amener, contraint et dompté, à la pratique du bien (1) ? Le sage dit : « Tu le frappes de la verge, mais tu délivres son âme de la mort (2). » Si on doit toujours abandonner à sa liberté une volonté mauvaise, pourquoi l'Ecriture reprend-elle les pasteurs négligents et leur dit-elle : « Vous n'avez pas ramené la « brebis errante, vous n'avez pas cherché celle qui était perdue (3)? » Et vous, vous êtes des brebis du Christ, votes portez le caractère du Seigneur dans le sacrement que vous avez reçu; mais vous êtes errants et vous périssez. Souffrez que nous ramenions les errants et que

 

1. Ecclésiastiq. XXX, 12. — 2. Livre des Proverbes, XXIII, 14. — 3. Ezéch. XXXIV, 4.

 

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nous cherchions ceux qui sont perdus. Nous préférons faire la volonté du Seigneur, qui nous demande de vous forcer à revenir au bercail, que de faire la volonté des brebis errantes, pour vous laisser périr. Ne dites donc plus ce que j'apprends que vous dites souvent C'est ainsi que je veux errer, c'est ainsi que je veux périr. — Nous devons nous y opposer tant que nous pouvons.

4. C'est volontairement et librement que vous vous êtes jeté dernièrement dans un puits, pensant y trouver la mort. Mais qu'ils auraient été cruels les serviteurs de Dieu, s'ils vous avaient abandonné à votre volonté mauvaise au lieu de vous sauver de la mort ! Qui ne les eût blâmés avec raison et ne les eût regardés comme des gens sans foi? Et cependant c'est bien volontairement que vous vous êtes jeté dans l'eau pour vous faire mourir; eux vous ont tiré de l'eau malgré vous pour vous délivrer; vous avez agi, vous, selon votre volonté , mais pour votre perte; eux ont agi contre votre volonté, mais pour votre salut. Si donc cette vie du corps doit être conservée aux hommes malgré eux par ceux qui les aiment; à plus forte raison faut-il s'occuper de sauver la vie de l'âme en présence du péril de la mort éternelle? Et du reste dans cette mort que vous vouliez vous donner vous-même, vous ne périssiez pas seulement pour le temps , mais même pour l'éternité ; car au lieu de vous contraindre au salut, à la paix de l'Eglise, à l'unité du corps du Christ, à la sainte et indivisible charité, si on vous eût contraint à quelque chose de mauvais, vous n'auriez même pas dû tenter de vous donner ainsi la mort.

5. Cherchez dans les divines Ecritures, voyez si jamais des justes et des fidèles ont fait cela, au milieu des plus grands maux qu'on leur ait fait souffrir pour les précipiter à l'éternelle mort et non à cette vie éternelle où vous êtes poussé. J'ai appris que vous citiez à l'appui de votre conduite ce passage de saint Paul «Quand même je livrerais mon corps pour être brûlé (1). » L’Apôtre parlait de tous les biens qui ne servent de rien sans la charité, comme de parler les langues des anges et des hommes, comme tous les sacrements, comme toute science, toute prophétie, toute foi, même celle qui transporte les montagnes, et la distribution aux pauvres de tout ce qu'on possède; c'est pourquoi il vous a semblé que saint Paul

 

1. I Cor. XIII, 3.

 

comptait parmi ccs biens la facilité pour chacun de se donner la mort. Mais examinez ces paroles et reconnaissez-en le sens véritable. L'Apôtre n'entend point qu'il faille se jeter dans le feu quand un ennemi nous persécute; il veut dire que nous devons mieux aimer ne rien faire de mal que de ne rien souffrir, lorsqu'on nous propose ou quelque chose de mal ou quelque souffrance : alors, s'il le faut, on livrera son corps au bourreau, comme firent les trois hommes qu'on forçait d'adorer une statue d'or, sous peine d'être jetés dans les flammes en cas de résistance. Ils ne voulurent point adorer l'idole; ils ne se jetèrent pas eux-mêmes dans la fournaise, et cependant l'Ecriture a dit : « qu'ils livrèrent leurs corps plutôt que de servir et d'adorer un autre Dieu que leur Dieu (1). » Voilà comment l'Apôtre a dit : « Quand même je livrerais mon corps pour être brûlé. »

6. Voyez la suite : « Si je n'ai pas la charité, tout cela ne me sert de rien. » C'est à cette charité qu'on vous appelle, et c'est elle qui ne veut pas que vous périssiez; et vous croyez qu'il vous eût servi de quelque chose de vous précipiter dans la mort, lorsqu'il ne vous servirait de rien de mourir de la main d'un autre si vous restiez l'ennemi de la charité ! Etabli en dehors de l'Eglise, séparé de l'unité et du lien de la charité, vous seriez puni de l'éternel supplice, lors même que vous seriez brûlé vif pour le nom du Christ. Tel est le sens de l'Apôtre : « Quand même je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » Elevez donc votre esprit vers de plus vraies et de meilleures pensées ; examinez attentivement si c'est vers l'erreur ou l'impiété qu'on vous appelle, et souffrez tout pour la vérité. Mais si la voie où vous êtes est celle de l'erreur et de l'impiété, si celle où l'on vous appelle est la voie de la vérité et de la piété, puisque là se trouvent l'unité chrétienne et la charité de l'Esprit-Saint ; pourquoi ces persistants efforts pour être ennemi de vous-même?

7. C'est par un effet de la miséricorde de Dieu que nous nous sommes réunis en grand nombre à Carthage avec vos évêques, pour conférer en bon ordre sur nos divisions. Les actes de la conférence sont écrits et portent nos signatures; lisez, ou souffrez qu'on vous les lise, et puis choisissez. J'ai appris que vous

 

1. Dan. III, 14-95.

 

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aviez dit que vous pourriez vous entendre avec nous sur ces actes, si nous mettions de côté ces paroles de vos évêques : « Une cause ne préjuge rien contre une cause, ni une personne contre une autre. » Vous voulez que nous regardions comme non avenus ces mots où la vérité elle-même a parlé par leur bouche sans qu'ils s'en soient doutés. Vous direz qu'ils se sont trompés en cela et qu'ils sont tombés imprudemment dans une fausse opinion. Nous disons, nous, qu'ils ont dit vrai, et nous le prouvons aisément par vous-même. Car si vos évêques choisis par tout le parti de Donat pour le soutenir, avec la condition que ce qu'ils feraient serait accepté par le parti tout entier, rencontrent auprès de vous une contradiction ; si vous ne voulez pas qu'une parole de leur part, que vous croyez dite mal à propos, préjuge rien contre vous ; ils ont donc eu raison de déclarer qu'une « cause ne préjuge rien contre une cause ni une personne contre une autre. » Et si vous ne voulez pas que la personne de tant d'évêques représentés par sept évêques choisis, préjuge rien contre la personne de Donat, prêtre de Mutugenne , vous devez reconnaître, à plus forte raison, que la personne de Cécilien, eût-on trouvé en lui quelque chose de mal, ne doit rien préjuger contre l'universelle unité du Christ, qui n'est pas enfermée dans la seule bourgade de Mutugenne, mais qui est répandue dans le monde entier !

8. Toutefois nous allons faire ce que vous désirez; nous allons agir avec vous comme si vos évêques n'avaient pas dit « qu'une cause ne préjuge rien contre une cause, ni une personne contre une autre. » Tâchez de trouver ce qu'ils auraient dû répondre quand on leur objecta l'affaire et la personne de Primien qui détesta et condamna avec les autres ceux qui l'avaient condamné; qui les reçut ensuite dans la plénitude de leurs dignités; qui reconnut et accepta le baptême donné par des « morts : » on les nomma ainsi au concile de Bagaïe, lorsqu'on déclara, dans cet arrêt célèbre, que « les rivages étaient couverts de morts. » Primien, par cette conduite, a mis à néant votre façon erronée de comprendre le mot de l'Ecriture : « Que sert-il d'être purifié quand on l'est par un mort (1) ? » Si donc vos évêques n'avaient pas dit « qu'une cause ne préjuge rien contre une cause ni une personne contre une

 

1.  Ecclésiastiq. XXXIV, 30.

 

autre, » ils n'auraient pas pu se dégager de Primien : en parlant de la sorte, ils ont séparé l'Eglise catholique de l'affaire de Cécilien, et c'est ce que nous avons toujours soutenu nous-mêmes.

9. Mais lisez le reste, examinez le reste. Voyez s'ils ont pu parvenir à prouver quelque chose contre Cécilien lui-même, dont ils voulaient que le crime devînt le crime de l'Eglise. Voyez plutôt si, par des citations de témoignages, ils n'ont pas beaucoup fait pour Cécilien, et soutenu son innocence. Lisez ces pièces ou qu'on vous les lise. Examinez tout, repassez tout soigneusement, et choisissez le parti que vous devez suivre; décidez si vous devez vous réjouir avec nous dans la paix du Christ, dans l'unité de l'Eglise catholique, dans la charité fraternelle, ou endurer plus longtemps l'importunité de notre amour envers vous, pour une séparation criminelle, pour le parti Donat, pour une sacrilège division.

10. Vous répétez souvent, comme je l'entends dire, que les soixante et dix disciples se retirèrent du Seigneur, qu'il les laissa s'éloigner au gré de leur volonté mauvaise et impie, et qu'il répondit aux douze qui étaient restés : « Vous aussi ne voulez-vous pas vous en aller (1) ? » Vous ne faites pas attention qu'alors l'Eglise ne faisait que commencer à croître, et qu'en elle ne s'était point encore accomplie cette parole du prophète : « Et tous les rois de la terre l'adoreront ; toutes les nations la serviront (2). » Plus cette parole s'accomplit, plus l'Eglise use d'autorité, non-seulement pour inviter, mais encore pour forcer au bien. C'est ce que le Seigneur voulait enseigner alors; car quelque grande que fût sa puissance, il préféra recommander d'abord l'humilité. C'est ce qu'il fit voir aussi, et assez clairement, dans la parabole du festin; les conviés n'ayant pas voulu venir, il dit à un serviteur : « Va sur les places et dans les rues de la ville, et amène ici les pauvres, les infirmes, les aveugles et les boiteux. Et le serviteur dit à son maître : Il a été fait comme vous avez, commandé, et il y a encore de la place. Et le maître dit au servi« tour : Va dans les chemins et le long des « haies, et force d'entrer afin que ma maison se remplisse (3). » Remarquez qu'il est dit des premiers qui sont venus : « Amène-les ici,» et non pas : « force ; » cela représentait le commencement de l'Eglise qui croissait afin d'arriver

 

1. Jean, VI, 68. — 2 Ps. LXXI, 11. — 3. Luc, XIV, 21-23.

 

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au point de forcer. Mais il fallait qu'avec ses forces et sa grandeur elle contraignît les hommes au festin du salut éternel ; c'est pourquoi, après les mots où il est dit que les ordres du maître sont exécutés et qu'il y a encore de la place, le maître ajoute : « Va dans les chemins et le long des haies, et force d'entrer. » Si donc vous vous en alliez paisiblement hors de ce festin du salut éternel et de l'unité de la sainte Eglise, nous vous trouverions comme dans les chemins; mais, à cause de vos violences répétées contre les nôtres, vous êtes comme rempli d'épines et d'aspérités ; nous vous trouvons comme dans des baies, et nous vous forçons d'entrer (1). Celui qui est contraint va où il ne veut pas ; mais une fois entré dans la salle du festin, il mange librement. Réprimez donc votre esprit si injuste et si agité pour que vous trouviez un festin salutaire dans la véritable Eglise du Christ.

 

 

1. Nous avons eu occasion d'exposer et d'expliquer les idées et la conduite de saint Augustin sur l'emploi de la force en matière de région. Voyez l'Histoire de saint Augustin.

 

 

 

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