LETTRE CLXVI
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DE L'ORIGINE DE L’AME DE L'HOMME.

 

LIVRE ou LETTRE CLXVI
(Voir Rétract., liv. II, chap. 45.)
A SAINT JÉRÔME. (Année 414.)

 

Cette lettre à saint Jérôme est une des plus remarquables qu'ait écrites l'évêque d'Hippone ; il établit d'abord ce qu'il y a de certain sur l'âme , son immortalité , sa spiritualité, et comment l'âme est dans le corps. Saint Jérôme croyait que Dieu crée des âmes pour chaque homme qui arrive au monde; saint Augustin voudrait pouvoir admettre cette opinion qu'il défend contre beaucoup d'objections, mais la difficulté tirée du péché originel l'arrête ; il supplie le solitaire de Bethléem (431) de dissiper tous ses doutes à cet égard. Que de rectitude, de pénétration, et souvent que d'éloquence dans cette lettre ! que de génie et que d'humilité! quelle réserve dans les choses douteuses ! On verra plus d'une fois l'imagination se mêler ici à la profondeur; on sera frappé d'une comparaison tirée de la musique pour exprimer l'harmonieuse beauté de l'ordre en ce monde dans la succession des choses passagères.

 

1. J'ai prié et je prie notre Dieu qui nous a appelés à son royaume et à sa gloire (1) qu'il veuille bien rendre profitable à tous les deux ce que je vous écris, mon saint frère Jérôme, pour vous consulter sur des choses que j'ignore. Quoique vous soyez beaucoup plus avancé en âge que moi, je suis déjà cependant un vieillard qui consulte un autre vieillard; mais pour apprendre ce qu'il faut, il ne me paraît pas que ce soit jamais trop tard ; il est vrai qu'il convient mieux aux vieillards d'enseigner que d'apprendre, mais il leur convient bien davantage d'apprendre que d'ignorer ce qu'ils enseignent. Au milieu des tourments que me cause la solution des questions difficiles, rien ne m'est plus pénible que votre éloignement; ce ne sont pas seulement des jours et des mois, ce sont des années qu'il faut pour vous transmettre mes lettres et recevoir les vôtres; et cependant, si cela se pouvait, je voudrais vous voir chaque jour pour vous parler de tout ce qui m'occupe. Ne pouvant faire tout ce que je veux, je dois faire ce que je puis.

2. Un pieux jeune homme, Orose, est venu vers moi; c'est un frère dans l'unité catholique, un fils par l'âgé, un collègue dans la dignité du sacerdoce; son esprit est vif, sa parole facile, son zèle ardent; il désire être un vase utile dans la maison du Seigneur et se mettre en mesure de combattre les fausses et pernicieuses doctrines qui ont fait plus de mal aux âmes en Espagne que n'en a fait aux corps le glaive des Barbares. Il est venu. des rivages de l'Océan, croyant, d'après la renommée, qu'il pourrait apprendre de moi tout ce qu'il voudrait savoir. Son voyage n'a pas été entièrement inutile; le premier fruit qu'il en a recueilli, c'est de ne pas trop croire la renommée, sur mon compte; ensuite je lui ai appris ce que j'ai pu ; pour le reste,. je lui ai indiqué où il pourrait l'apprendre et je l'ai engagé à s'en aller vers vous. Comme il a volontiers suivi mon avis ou mon commandement, je l'ai prié de revenir vers moi lorsqu'il vous aurait quitté. Il me l'a promis et cette occasion m'a paru une faveur de Dieu pour vous consulter sur les

 

1. I Thess. II, 12.

 

choses que je voudrais savoir de vous; je cherchais qui envoyer, et je ne trouvais pas aisément quelqu'un de sûr, de bien disposé et qui eût l'habitude des voyages. Aussi dès que j'ai connu ce jeune homme je n'ai pu douter que c'était lui que je demandais au Seigneur.

3. Voici donc les choses sur lesquelles je vous demande de vouloir bien m'éclairer. Je suis, je l'avoue, de ceux que préoccupe la question de l'âme. Je dirai ce que je tiens pour constant à cet égard; puis je vous soumettrai ce qui me paraîtrait mériter explication. L'âme de l'homme est immortelle selon une certaine manière qui lui est propre; car elle ne l'est pas de toute manière comme Dieu dont il a été dit que « seul il a l'immortalité (1). » La sainte Ecriture dit beaucoup de choses sur la mort de l'âme; de là ces paroles : « Laissez les morts ensevelir leurs morts (2). » Privée de la vie de Dieu, l'âme meurt de façon pourtant à ne pas cesser de subsister dans sa nature; quoiqu'elle soit mortelle en un sens, on a raison de dire qu'elle est immortelle. L'âme n'est pas une portion de Dieu; car si cela était, elle serait de toute manière immuable et incorruptible; si cela était, il n'y aurait en elle ni défaillance ni progrès; elle ne commencerait jamais à avoir ce qu'elle n'a pas et ne cesserait jamais d'avoir ce qu'elle a, en ce qui regarde ses sentiments. Or il n'est pas besoin d'un témoignage du dehors pour montrer qu'il n'en est pas ainsi; quiconque se considère lui-même le reconnaît. Ceux qui veulent que l'âme soit une portion de Dieu attribuent vainement au corps et non point à l'âme les souillures et les infamies que nous voyons dans les hommes les plus pervers, la faiblesse et la langueur que nous souffrons dans tous les hommes : qu'importe par où l'âme soit malade puisqu'elle ne pourrait pas l'être si elle participait à l'immutabilité. Ce qui est immuable et incorruptible ne peut être changé ni corrompu par quoi que ce soit; autrement ce ne. serait pas seulement Achille qui serait invulnérable, comme le rapportent les fables, ce serait toute chair, si rien de mal ne pouvait lui arriver. Une nature qui peut changer de quelque manière, par quelque cause, en quelque endroit n'est donc pas une nature immuable : or il n'est pas permis de croire que Dieu ne soit pas véritablement et souverainement immuable. L'âme n'est donc pas une portion de Dieu.

 

1. I Tim. VI, 16. — 2. Matt. VIII, 22.

 

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4. Quoiqu'il ne soit pas aisé de persuader aux esprits grossiers que l'âme soit incorporelle, j'avoue que j'en suis convaincu. Mais, pour ne pas engager inutilement ni justement souffrir des disputes de mots, (car à quoi bon combattre sur les mots quand on est d'accord sur la chose?) si on appelle corps toute substance ou essence, si on aime mieux appeler ainsi ce qui est en soi-même de quelque manière, l'âme est un corps. De même, si on ne veut appeler incorporelle qu'une nature souverainement immuable et qui est partout tout entière, l'âme est un corps; car l'âme n'est pas quelque chose de pareil. Mais s'il n'y a de corps que ce qui est en repos ou en mouvement dans un espace avec une longueur, une largeur, une hauteur, de manière que la plus grande partie occupe un lieu plus grand, une moindre partie, un lieu moins étendu, et qu'il soit moindre dans la partie que dans le tout, l'âme n'est pas un corps; car ce n'est pas par extension locale, mais par une certaine action vitale qu'elle se fait sentir à tout le corps qu'elle anime : elle est en même temps présente tout entière par toutes ses parties, n'étant pas moindre dans les moindres ni plus grande dans les plus grandes ; mais elle est ici plus active, là plus faible, et tout entière en toutes les parties, et tout entière dans chacune. Ce qu'elle sent, même dans une seule partie du corps, elle est tout entière à le sentir : une petite piqûre dans la chair vive, quoique à une place à peine visible du corps, n'échappe pas à l'âme tout entière ; et toutefois la piqûre n'est pas ressentie par tout le corps, mais à un endroit seulement. D'où vient donc que ce qui n'a pas lieu dans le corps tout entier se fait sentir à l'âme tout entière, si ce n'est qu'elle est entière là où l'impression se produit et que, pour s'y trouver entière, elle n'a pas besoin de quitter les autres parties du corps? car elles restent vivifiées par sa présence, là où rien de semblable n'est arrivé. Si l'impression se produisait en divers endroits du corps, l'âme l'éprouverait également tout entière. L'âme ne pourrait pas être ainsi dans toutes les parties et dans chacune des parties du corps, si elle s'étendait au milieu d'elles comme nous voyons les corps occuper un espace moindre par leurs moindres parties et plus grand par leurs plus grandes. Si donc on peut dire que l'âme soit un corps, elle n'est certes pas un corps terrestre, ni liquide, ni aérien, ni éthéré; car tous ces corps occupent des espaces grands ou petits selon leur étendue, et aucune de ces substances ne se trouve tout entière dans quelque partie d'elles-mêmes; mais les parties sont différentes comme les lieux. Que l'âme soit un corps ou qu'on dise qu'elle est incorporelle, il s'en suit qu'elle a une certaine nature propre, qu'elle est une substance créée supérieure à tous les éléments de la masse du monde et ;qu'elle ne saurait être représentée avec vérité par aucune des images perceptibles aux sens, mais on peut la concevoir par l'esprit et la sentir par la vie. Je ne dis pas ceci pour vous apprendre ce qui vous est connu, mais pour exposer ce que je regarde comme certain sur l'âme, de peur que quelqu'un, lorsque j'en viendrai à ce que je cherche, ne croie que je ne sais rien sur l'âme, ni par l'intelligence ni par la foi.

5. Je suis certain aussi que l'âme n'est tom. bée dans le péché ni par la faute de Dieu ni par aucune nécessité de la part de Dieu ou d'elle-même, mais qu'elle y est tombée par sa volonté propre, qu'elle ne peut pas être délivrée « du corps de cette mort » par sa seule volonté comme force suffisante ni même par la mort du corps, mais par la grâce de Dieu au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur (1), et qu'il n'y a pas dans tout le genre humain une seule âme qui, pour sa délivrance, n'ait besoin de Jésus-Christ homme, médiateur entre Dieu et les hommes. Toute âme qui, à quelque âge de la vie que ce soit, sort du corps sans la grâce du Médiateur et la participation à son sacrement, n'évitera pas la peine future et, au jugement dernier, reprendra son corps pour souffrir; mais si, après la génération humaine qui vient d'Adam, elle est régénérée en Jésus-Christ et qu'elle appartienne à sa société, elle jouira du repos après la mort du corps et reprendra son corps pour la gloire. Voilà ce que je tiens pour constant sur l'âme.

6. Ecoutez maintenant, je vous prie, et ne méprisez pas mes demandes : ainsi puisse ne pas vous mépriser celui qui a daigné être méprisé pour nous ! Je demande donc où l'âme contracte le péché par suite duquel elle tombe dans la damnation à laquelle n'échappe pas l'enfant lui-même qui meurt sans que la grâce du Christ lui vienne en aide par le baptême. Car vous n'êtes pas de ceux qui, débitant des nouveautés, s'en vont disant qu'il n'y a pas de péché originel dont l'enfant soit délivré par le

 

1. Rom, VII, 24, 25.

 

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baptême. Si je savais que tel fût votre sentiment ou plutôt si je ne savais pas que vous ne pensez rien de pareil, je ne m'aviserais point de vous adresser cette question. Mais nous savons que sur ce point votre sentiment est conforme à l'inébranlable foi catholique; en répondant aux vains discours de Jovinien, vous avez cité ces paroles de Job : « Personne n'est  pur en votre présence, pas même l'enfant qui n'est que depuis un jour sur la terre (1); » puis vous avez ajouté : « Nous naissons coupables de quelque chose de semblable à la prévarication d'Adam. » Votre livre sur le prophète Jonas le fait voir d'une manière assez claire et assez remarquable ; vous dites que « c'est avec raison que l'on contraignît au «jeûne les enfants à cause du péché originel (2). » J'ai donc raison de m'adresser à vous pour savoir où l'âme contracte ce péché dont on n'est délivré que par le sacrement de la grâce chrétienne, même au premier âge.

7. Il y a quelques années, dans un ouvrage sur le Libre Arbitre, d'abord assez répandu et qui l'est beaucoup maintenant, j'indiquai quatre opinions sur l'origine de l'âme: vient-elle, par voie de propagation, de l'âme du premier homme? y a-t-il pour chaque homme qui arrive au monde une âme nouvellement créée? les âmes existent-elles en quelque endroit et Dieu les envoie-t-il? ou bien descendent-elles d'elles-mêmes dans les corps? J'ai cru devoir examiner ces diverses opinions de façon que, n'importe où se trouvât la vérité, ma pensée demeurât dans sa force contre ceux qui veulent élever en face de Dieu une nature du mal avec son principe, c'est-à-dire contre les manichéens (3); je n'avais alors point encore entendu parler des priscillianistes dont les bibles blasphématoires diffèrent peu des doctrines des manichéens. C'est pourquoi je n'ai rien dit d'une cinquième opinion que vous avez mentionnée, pour ne rien omettre, dans votre réponse à un homme de sainte mémoire, à Marcellin qui nous est resté si cher dans la charité du Christ : d'après cette cinquième opinion, l'âme serait une portion de Dieu. Je n'en ai rien dit d'abord parce que je n'avais pas à m'occuper de l'incarnation de l'âme, mais de sa nature; ensuite parce que c'est là le sentiment de ceux que je combattais, et j'agissais

 

1. Job, XV, 4, selon les Septante

2. Saint Jérôme, liv. II contre Jovinien; comm. sur Jonas.

3. Voir du Libre arbitre, liv. III, chap. 21, tome 3.

 

ainsi surtout pour dégager des vices de la souillure de la créature la nature impeccable et inviolable du Créateur : ceux à qui je répondais soutiennent en effet que la substance même du Dieu bon a une partie corrompue, maîtrisée, et réduite à la nécessité de pécher par la substance du mal à laquelle ils attribuent un principe propre et des puissances. Sauf donc cette cinquième opinion qui est une erreur appartenant aux hérétiques, je désire savoir quelle est la meilleure des quatre sur l'origine de l'âme. Mais quelque choix qu'on fasse, à Dieu ne plaise que nous admettions rien de contraire à cette foi dont nous sommes certains, savoir que toute âme, même celle d'un petit enfant, a besoin d'être délivrée du péché, et que cette délivrance ne s'accomplit que par Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié.

8. Soyons courts. Vous pensez que Dieu crée une âme pour chaque homme qui vient au monde. De peur qu'à ce sentiment on n'objecte que Dieu a achevé l'oeuvre de la création le sixième jour et s'est reposé le septième, vous citez cette parole de l'Evangile : « Mon Père agit jusque maintenant (1). » Ainsi avez-vous écrit à Marcellin; et dans cette lettre vous avez daigné lui parler de moi avec grande bienveillance, lui dire qu'il avait Augustin en Afrique, et que je pourrais aisément l'instruire à cet égard (2). Si je l'avais pu, il n'aurait pas demandé la solution de cette question à un homme placé aussi loin que vous l'êtes, si toutefois c'est de l'Afrique qu'il vous a écrit. Car j'ignore à quelle époque il s'est adressé à vous; je sais seulement qu'il a bien connu mes incertitudes sur cette question : voilà pourquoi il a voulu vous écrire sans m'en prévenir. Et du reste s'il m'avait prévenu, je l'y aurais fort engagé, - et je lui aurais rendu grâces d'une démarche qui eût pu nous être profitable à tous, si vous n'aviez mieux aimé lui écrire brièvement que de lui répondre : je crois que vous avez regardé comme inutile de travailler pour le lieu où j'étais, puisque vous me supposiez en mesure de savoir ce que Marcellin cherchait. Je voudrais que cette opinion fût aussi la mienne, mais je ne l'assure pas encore.

9. Vous m'avez envoyé des disciples pour que je leur enseignasse des choses que je n'ai point encore apprises moi-même. Enseignez-moi donc ce que je dois enseigner; plusieurs

 

1. Jean, V, 17. — 2. Ci-dess. lettre CLXV.

 

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me demandent que je les éclaire, et je confesse que j'ignore cela comme beaucoup d'autres choses; et peut-être, quoiqu'ils n'osent me le dire en face, ils disent cependant en eux-mêmes : « Vous êtes maître en Israël, et vous ignorez ces choses (1) ! » C'est ce que répondit le Seigneur à l'un de ceux qui aimaient qu'on les appelât maîtres. Celui-là était venu la nuit auprès du véritable Maître, parce que peut-être avait-il honte d'apprendre ce qu'il avait coutume d'enseigner; quant à moi, j'aime mieux écouter le maître que de passer pour maître. Car je me souviens de ce qu'il dit à ceux qu'il avait choisis préférablement aux autres. « Mais  vous, ne soutirez pas que les hommes vous appellent maîtres; car vous n'avez qu'un seul maître, le Christ (2). » C'est lui qui a instruit Moïse par Jéthro (3), Corneille par saint Pierre, son supérieur (4), saint Pierre par saint Paul son inférieur; qui que ce soit en effet qui dise le vrai, il le dit par un bienfait de Jésus-Christ qui est la Vérité même. Si malgré nos prières, nos lectures, nos méditations et nos raisonnements, nous ne pouvons encore rien trouver sur l'origine de l'âme, qui sait si ce n'est point là une épreuve, non-seulement pour que nous instruisions les ignorants avec une grande charité, mais même pour que nous apprenions des savants avec une grande humilité ?

10. Enseignez-moi donc, je vous prie, ce que je dois enseigner, enseignez-moi ce que je dois tenir pour vrai, et si chaque jour des âmes sont créées pour ceux qui naissent, dites-moi comment elles ont péché en Adam d'où se propage la chair de péché, comment ont péché les âmes des enfants pour avoir besoin de la rémission de la faute dans le sacrement du Christ; et si elles n'ont pas péché, dites-moi par quelle justice du Créateur, en s'unissant à une chair mortelle issue de la chair d'Adam, elles portent la peine d'un péché étranger, au point d'encourir la damnation, à moins que l'Eglise ne vienne à leur secours, puisqu'il n'est pas en leur pouvoir de demander la grâce du baptême. Ces milliers d'âmes d'enfants que la mort sépare du corps sans le pardon du sacrement chrétien, par quelle équité seraient-elles damnées, si, créatures nouvelles, elles ont été unies à des corps naissant sans aucun péché antérieur, mais par la volonté du Créateur?

 

1. Jean , III , 10. — 2. Matth. XXIII, 8. — 3. Exod. XVIII, 14-23. — 4. Act. X, 25-48.

 

Il savait bien que ce ne serait pas leur faute si elles sortaient du corps sans le baptême du Christ. Nous ne pouvons pas dire de Dieu qu'il force les âmes à pécher ou qu'il les punisse innocentes, et il ne nous est pas permis de nier que les âmes de ceux qui meurent sans le sacrement du Christ, même celles des enfants, tombent dans la damnation; dites-moi donc, je vous, prie, par où on peut soutenir que les âmes ne proviennent point de l'âme d'Adam, mais que Dieu les crée pour chacun de nous comme il en créa une pour le premier homme?

11. Je crois que je puis aisément répondre aux autres objections élevées contre cette opinion, par exemple à celle-ci : Comment Dieu a-t-il achevé toutes ses oeuvres le sixième jour et s'est-il reposé le septième (1), s'il crée encore des âmes nouvelles? Si nous alléguons le passage de l'Evangile cité dans votre lettre : « Mon Père agit jusque maintenant, » on répond que l'action de Dieu s'entend du gouvernement des natures créées et non pas de la création de natures nouvelles, et qu'ainsi n'est pas contredit l'endroit de la Genèse où on lit clairement que Dieu consomma toutes ses oeuvres. Pour ce qui est de son repos au septième jour, on doit entendre qu'il cessa de créer de nouvelles créatures, mais qu'il ne cessa pas de les gouverner; c'est parce qu'il avait fait celles qui n'étaient pas encore qu'il se reposa en cessant de les faire : il avait achevé tout ce qu'il avait eu en vue, et ce qu'il ferait- dans la suite ne devait pas être nouveau mais tiré des choses déjà créées. Par là on accorde les deux passages sur le repos du septième jour et l'action continuelle de Dieu l'Evangile ne peut pas être contraire à la Genèse.

12. Voilà ce que disent ceux qui ne veulent pas que Dieu crée des âmes nouvelles comme il créa celle du premier homme, mais qui pensent qu'il les tire de l'âme d'Adam ou qu'il les envoie comme d'une source première ou d'un trésor; nous leur répondons facilement que, même dans les six jours, Dieu tira beaucoup de choses de ce qui était déjà créé, comme il tira des eaux les oiseaux et les poissons, et de la terre les arbres, l'herbe, les animaux : mais il est manifeste qu'il fit alors des choses qui n'existaient pas encore. Car il n'y avait ni oiseau, ni poisson, ni arbre, ni animal;

 

1. Gen. II, 2.

 

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et on a raison d'entendre que Dieu se reposa de ces choses déjà créées, qui n'existaient pas et qu'il créa, c'est-à-dire qu'il cessa de produire des créatures nouvelles. Mais maintenant soutenir que Dieu n'envoie pas les âmes qui déjà subsistaient dans je ne sais quel réservoir , qu'elles ne coulent point comme des parcelles de Dieu même, qu'elles ne proviennent point d'une première âme, qu'elles n'ont point été enchaînées à des corps en expiation de fautes antérieures, mais que des âmes nouvelles sont créées pour chaque homme naissant, ce n'est pas dire que Dieu fait quelque chose qu'il n'avait point fait auparavant. Car déjà, le sixième jour, il avait formé l'homme à son image, ce qui s'entend de l'âme raisonnable. Maintenant il fait cela, non pas en établissant ce qui n'était point, mais en multipliant ce qui était. De là il est vrai que Dieu se reposa en cessant de créer des choses qui n'étaient pas encore; et il est vrai aussi qu'il agit jusque maintenant, non-seulement en gouvernant ce qu'il a fait, mais en multipliant quelque chose de créé déjà. Par là, ou de toute autre manière, nous sortons de la difficulté qu'on nous oppose au sujet du repos du septième jour, pour nous empêcher de croire à de nouvelles âmes, non pas tirées de l'âme du premier homme, mais créées comme elle.

13. On dit : Pourquoi Dieu crée-t-il des âmes pour ceux qu'il sait devoir sitôt mourir? Nous pouvons répondre que c'est pour convaincre ou punir les parents de leurs péchés. Nous pouvons bien aussi laisser cela à la sagesse de ce Dieu qui a donné un cours si beau et si réglé à toutes les choses passagères du temps, où sont comprises la naissance et la mort des êtres vivants; mais nous ne pouvons pénétrer ces merveilles : si nous les comprenions, nous éprouverions une délectation ineffable. Ce n'est pas en vain que le Prophète, divinement inspiré, a dit que « Dieu conduit les siècles avec harmonie (1). » C'est pour les avertir de cette grande chose que la bonté de Dieu a accordée aux mortels capables de raison, la musique, c'est-à-dire l'intelligence et le sentiment des belles modulations. Si un compositeur habile sait la durée que doivent avoir les sons pour que leur succession fasse la beauté du chant, à plus forte raison Dieu, dont la sagesse par laquelle tout a été créé, est supérieure à tous les

 

1.  Ps. X, 26, selon les Septante.

 

arts, a marqué pour la naissance et la mort des êtres des espaces de temps qui sont comme les syllabes et les mots de cet admirable cantique des choses passagères; il leur a donné plus ou moins de durée selon la modulation qu'il a connue d'avance dans sa prescience éternelle. Je comprends dans cet ordre la feuille de l'arbre et le nombre de nos cheveux; combien plus y appartiennent la naissance et la mort de l'homme, à qui Dieu donne des jours plus ou moins nombreux selon ce qu'exige l'harmonie de l'univers !

14. Les adversaires de cette opinion disent encore : Tout ce qui a commencé dans le temps ne peut pas être immortel, parce que tout ce qui naît meurt et tout ce qui croit décline; de cette manière ils veulent faire croire que ce qui fait l'immortalité de l'âme humaine c'est qu'elle a été créée avant tous les temps. Cette objection ne m'inquiète pas; car pour ne pas parler d'autres choses, l'immortalité du corps du Christ a commencé dans le temps, et pourtant le corps du Christ ne meurt plus, et la mort n'aura plus d'empire sur lui (1).

15. Une autre difficulté ne m'émeut pas en songeant à tout ce qu'on pourrait y répondre, c'est celle que vous avez rappelée dans le livre contre Ruffin : on jugerait indigne de Dieu de donner des âmes pour des générations adultères : par où on s'efforcerait d'établir qu'en expiation de fautes commises dans une première vie, les âmes peuvent être jetées dans les corps comme en un cachot (2). Vous avez répondu vous-même que le vice de la semence n'est pas dans le froment qu'on se serait procuré par un larcin , mais dans celui qui aurait volé le froment, et que la terre ne devrait pas refuser la chaleur de son sein parce que la main du semeur serait impure : la comparaison est très-belle. Avant même que je l'eusse lue , je ne prenais déjà aucun souci de ces unions adultères dont on s'arme comme d'une difficulté, voyant en général que Dieu fait sortir beaucoup de bien , même de nos maux et de nos péchés. Tout esprit religieux et sage qui considère la création d'un animal quel qu'il soit , chante les louanges de Dieu ; à plus forte raison voit-on éclater sa gloire dans la création de l'homme. Si on demande pourquoi la création de ces âmes, la réponse la plus prompte et la meilleure c'est que toute créature de Dieu est

 

1. Rom. VI, 9. — 2. Saint Jérôme, contre Ruffin, livre 3.

 

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bonne. Et quoi de plus digne d'un Dieu bon que de faire ce qui est bon et ce que lui seul peut faire ?

16. Voilà ce que je réponds et d'autres choses encore, comme je puis, à ceux qui s'efforcent de démolir cette opinion que les âmes sont créées pour chacun comme la première le fut pour le premier homme. Mais quand on arrive aux peines des enfants, je suis, croyez-moi, grandement embarrassé, et je ne trouve rien à répondre; je ne parle pas seulement des peines qui suivent leur inévitable damnation après cette vie s'ils meurent sans le sacrement de la grâce chrétienne , mais même de celles qu'ils souffrent en ce monde sous nos yeux : si je voulais les énumérer, le temps me manquerait plutôt que les exemples. Ces enfants languissent dans les maladies, sont déchirés de douleurs, torturés par la faim et la soif; ils sont estropiés, privés de l'usage de leurs sens, tourmentés par les esprits immondes. Il faudrait montrer comment ils souffrent tout cela justement. Il. n'est pas permis de dire, ou que ces choses arrivent sans que Dieu le sache, ou qu'il ne peut pas résister aux auteurs de ces maux, ou qu'il les fait ou permet injustement. Est-ce que nous pourrons dire de l'homme ce que nous disons des animaux sans raison, livrés, pour leur usage, à des natures plus excellentes quoique mauvaises, comme, dans l'Evangile, nous voyons des pourceaux concédés à des démons et à leurs désirs (1) ? L'homme est un animal, mais raisonnable quoique mortel. C'est une âme douée de raison qui , dans ce corps, est punie par de si grandes souffrances. Dieu est bon, Dieu est juste, Dieu est tout-puissant ; il serait insensé d'en douter. Disons donc que c'est avec justice que les enfants souffrent de si grands maux. Lorsque de plus âgés endurent des maux pareils , nous avons coutume de dire que c'est une épreuve de leur vertu comme dans Job, ou un châtiment de leurs crimes comme dans Hérode ; certains exemples que Dieu a bien voulu mettre en lumière nous aident à comprendre ce qui est obscur ; ruais ceci regarde ceux qui sont en âge de raison. Quoi répondre en ce qui touche les enfants , si de grandes souffrances ne servent pas à punir en eux des péchés, car à leur âge il n'y a pas d'épreuve possible ?

17. Que dire de la différence ou plutôt de l'incapacité des intelligences? ce manque d'aptitude

 

1. Matth. VIII, 32.

 

avec lequel naissent certains enfants et qui demeure comme caché dans leur premier âge, se montre quand ils sont grands. Parmi eux il en est qui sont si dépourvus d'esprit et de mémoire qu'ils ne peuvent pas apprendre les premiers éléments des lettres : on en rencontre même de si mais qu'il n'y a pas une grande différence entre eux et des bêtes : on a coutume de les appeler des bouffons. On répondra peut-être : ce sont les corps qui font cela. Mais est-ce que, selon l'opinion que nous voulons défendre, l'âme s'est choisie un corps, et, en choisissant mal, s'est trompée? ou bien, forcée, pour naître, d'entrer dans un corps, -n'a-t-elle trouvé que celui-là parce que tous les autres étaient pris par la multitude des âmes? n'a t-elle pas pu se caser comme elle l'aurait voulu, de même que, dans un spectacle où il y a foule, on se place comme on peut? Pouvons-nous dire de telles choses et devons-nous les penser ? Enseignez-nous donc ce que nous devons dire et croire, afin de nous mettre en me. sure de soutenir que de nouvelles âmes sont créées séparément pour chaque corps.

18. J'ai dit quelque chose , dans mon ouvrage du Libre Arbitre, non pas sur la différence des esprits, mais sur les peines que les enfants souffrent en cette vie ; voici ce passage tiré du troisième livre; il ne me satisfait point dans la question qui nous occupe, et je vous dirai ensuite pourquoi :

« Mais quant aux souffrances corporelles des enfants, à un âge où ils ne peuvent commettre aucun péché , si leurs âmes n'existaient pas avant qu'ils devinssent des hommes, on a coutume de les plaindre davantage et avec une sorte de pitié, en disant : Quel mal ont-ils fait pour souffrir ainsi ? comme si l'innocence était un mérite, alors qu'il est impossible de faire le mal ! Dieu opère quelque chose de bon en corrigeant les parents, et il les châtie par les douleurs et la mort des enfants qui leur sont chers : pourquoi ces peines n'arriveraient-elles pas, puisqu'une fois passées, elles sont comme non avenues pour ceux qui les ont endurées, et que ceux pour qui elles ont été permises , ou bien seront meilleurs si, corrigés par ces peines temporelles, ils se décident à mieux vivre; ou bien ils seront sans excuse au jour du jugement, si les tourments de cette vie ne leur ont pas servi à souhaiter les félicités éternelles. Quant à ces enfants dont les douleurs brisent la (437)  dureté des parents, exercent leur foi ou éprouvent leur compassion, qui sait ce que Dieu leur réserve de bons dédommagements dans le secret de ses jugements ? Ils n'ont rien fait de bien , il est vrai , mais pourtant ils ont souffert sans avoir péché. Ce n'est pas en vain que l'Eglise honore comme des martyrs les enfants massacrés par Hérode, lorsque celui-ci cherchait Notre-Seigneur Jésus-Christ pour le faire mourir (1). »

19. Voilà ce que j'avais dit, en voulant appuyer le sentiment dont il s'agit en ce moment. Comme je l'ai marqué plus haut, n'importe où se trouvât la vérité dans les quatre opinions sur l'origine de l'âme, je m'efforçais de montrer que la substance du Créateur est irréprochable et bien éloignée de nos péchés. La vérité ou la fausseté de l'une de ces quatre opinions importait peu au but que je me proposais; quelle que fût celle qui triomphât des autres dans une discussion plus approfondie , je demeurais en sûreté , puisque je prouvais que mon enseignement restait invincible avec toutes. Aujourd'hui , si je puis, j'en veux choisir une conformément à la droite raison ; or , en examinant de près le passage cité plus haut au profit de celle qui nous occupe, je ne le trouve pas solide.

20. Toute la force de cet endroit repose sur ces paroles-ci: « Quant à ces enfants dont les douleurs brisent la dureté des parents, exercent leur foi, ou éprouvent leur compassion, qui sait tout ce que Dieu leur réserve de bons dédommagements dans le secret de ses jugements? » Mais je vois que cela se dirait avec raison de ceux qui, même sans le savoir, auraient souffert quelque chose de pareil pour le nom du Christ ou pour la vraie religion, ou qui auraient déjà reçu le sacrement du Christ, parce que, s'ils ne sont membres du Médiateur unique, ils ne peuvent pas échapper à la damnation: il leur accorderait ainsi un dédommagement pour les afflictions qu'ils auraient supportées ici-bas. Mais la difficulté subsiste si on ne répond pas au sujet de ces enfants qui, après des douleurs violentes, expirent sans le sacrement de la société chrétienne; quel dédommagement imaginer pour eux, puisque c'est la damnation qui les attend? J'ai parlé, dans le même livre, du baptême des enfants, non pas suffisamment, mais dans la mesure qui me paraissait convenir; j'ai dit que le baptême

 

1. Libre Arbitre. liv. 3, chap. XXIII, n. 67.

 

profite, même aux enfants qui ne savent pas ce que c'est et n'ont point encore une foi qui leur soit propre : je n'ai pas cri devoir toucher à la damnation des enfants morts sans baptême, parce qu'il ne s'agissait point alors de ce qui nous occupe en ce moment.

21. Mais ne comptons pour rien, si on veut, ce que souffrent ces enfants dans une courte vie et ce qui ne revient plus une fois passé; pouvons-nous ne pas nous occuper sérieusement des paroles dans lesquelles l'Apôtre nous annonce « que la mort est entrée par un seul homme, et, par un seul homme, la résurrection des morts; et que de même que tous meurent en Adam, de même tous seront vivifiés en Jésus-Christ (1)? » Ces paroles apostoliques, divines et claires, nous font voir assez évidemment que nul ne va à la mort que par Adam, que nul n'ira à la vie éternelle que par le Christ. « Tous, tous, » dit saint Paul; c'est que de même que tous les hommes appartiennent à Adam par la première génération, la génération charnelle, ainsi tous les hommes qui appartiennent au Christ arrivent à la seconde naissance, c'est-à-dire à la naissance spirituelle. Voilà pourquoi l'Apôtre dit « tous » d'un côté et de l'autre; c'est, encore une fois, que comme tous ceux qui meurent ne meurent que par Adam, ainsi tous ceux qui seront vivifiés ne le seront que par le Christ. Aussi quiconque nous dit qu'on pourra, à la résurrection des morts, être vivifié autrement que dans le Christ, doit être détesté comme la peste de notre foi commune; et quiconque soutient que les enfants morts sans baptême seront vivifiés dans le Christ, se met certainement en contradiction avec l'enseignement de l'Apôtre et condamne toute l'Eglise : ce qui fait qu'elle se hâte de baptiser les enfants, c'est qu'elle croit sans aucun doute qu'ils ne peuvent pas être vivifiés autrement que dans le Christ. Or, celui qui n'est pas vivifié dans le Christ demeure sous le coup de la condamnation dont parle l'Apôtre : « Par le péché d'un seul tous les hommes tombent dans la damnation (2). » Toute l'Eglise croit que les enfants naissent coupables de ce péché, et vous-même, soit en répondant à Jovinien, soit dans vos commentaires du prophète Jonas, comme je l'ai dit plus haut, vous avez établi très-fidèlement cette vérité; vous avez dû le faire assurément en d'autres endroits de vos ouvrages que je n'ai pas lus ou dont je ne me

 

1. I Cor. XV, 21 et 22. — 2. Rom. V, 18.

 

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souviens pas. Je cherche donc la cause de cette damnation dans les enfants, parce que, si leurs âmes sont nouvellement créées, je ne vois pas de péché à cet âge, et parce que je ne crois pas que Dieu puisse damner une âme sans péché.

22. Peut-être dira-t-on que dans l'enfant la chair seule est la cause du péché, qu'une âme nouvelle est créée pour chacun afin qu'en vivant selon les commandements de Dieu et avec l'aide de la grâce du Christ il puisse acquérir pour sa chair même, vaincue et soumise, le bienfait de L'incorruptibilité; mais comme dans un enfant l'âme ne peut pas encore faire cela sans avoir reçu le sacrement du Christ, elle obtiendra par cette grâce ce qu'elle n'a pu obtenir encore par de bonnes moeurs; et si elle s'en va de ce monde sans le baptême, elle aura la vie éternelle d'où nul péché ne la sépare, tandis que sa chair ne ressuscitera pas dans le Christ, dont elle n'a pas reçu le sacrement avant de mourir.

23. Voilà quelque chose d'inouï pour moi. Mais ce que j'ai entendu et ce que je crois, et c'est pour cela que j'ai parlé, c'est que « l'heure est venue où tous ceux qui sont dans les tom« beaux entendront sa -voix; et ceux qui auront fait le bien en sortiront pour la résurrection de vie (1); » c'est la même résurrection dont parle l'Apôtre: « Par un seul homme la résurrection des morts; » c'est la même résurrection par laquelle « tous seront vivifiés dans le Christ. Mais ceux qui auront fait le mal ressusciteront pour la condamnation (2). » Quel sentiment faut-il suivre au sujet des enfants qui, avant de pouvoir faire le bien ou le mal, sont morts sans baptême? On n'en dit rien ici. Mais si leur chair ne ressuscite point parce qu'ils n'ont rien fait de bien ni de mal, la chair de ceux qui, après avoir reçu le baptême, meurent dans un âge où ils n'auront pu rien faire de bien ni de mal, ne doit pas ressusciter non plus. Mais si ceux-là ressuscitent avec les saints, c'est-à-dire avec les fidèles qui ont fait le bien; avec qui ceux-ci ressusciteront-ils si ce n'est avec les méchants qui ont fait le mal? Nous ne devons pas croire qu'il y aura des âmes qui ne reprendront pas leurs corps, soit pour la résurrection de vie, soit pour la résurrection de condamnation. Cette opinion, avant même qu'on la réfute, déplaît déjà par sa nouveauté. Ensuite est-il supportable d'imaginer que ceux qui se hâtent de baptiser leurs

 

1. Jean, V, 28, 29. — 2. Ibid. V, 29.

 

 

enfants se préoccupent, non pas de sauver leurs âmes, mais leurs corps? Le bienheureux Cyprien (1) n'a prescrit rien de nouveau, mais n'a fait que maintenir la foi de l'Eglise lorsque, redressant ceux qui pensaient qu'on ne devait pas baptiser l'enfant avant le huitième jour de sa naissance, il a dit que ce n'est pas le corps, mais l'âme qu'il fallait sauver, et il a jugé avec quelques-uns de ses collègues dans l'épiscopat que l'enfant pouvait être baptisé selon les cérémonies requises, dès qu'il est venu au monde.

24. Que chacun apprécie, comme il voudra, une opinion de Cyprien où peut-être ce grand homme n'aura-t-il pas vu ce qu'il fallait voir; mais que personne ne s'écarte de la foi de l'Apôtre si clairement exprimée quand il enseigne que par la faute d'un seul, tous les hommes tombent dans la damnation et que la grâce seule de Dieu nous en délivre par Jésus. Christ Notre-Seigneur, dans lequel sont vivifiés tous ceux qui le sont. Que le sentiment de personne ne s'éloigne de la constante pratique de l'Eglise : on y baptiserait aussi les morts si on n'avait en vue que de sauver les corps des enfants.

25. Cela étant ainsi, il faut chercher et trouver la raison pour laquelle seraient damnées des âmes nouvellement créées quand les enfants viendraient à mourir sans le sacrement du Christ; car la sainte Ecriture et toute l'Eglise nous apprennent que les âmes des enfants morts sans baptême sont damnées. Si donc l'opinion sur la création de nouvelles âmes ne heurte pas cette foi fondamentale de l'Eglise, qu'elle soit la mienne : sinon, qu'elle ne soit pas la vôtre.

26. Je ne veux pas qu'on me cite à l'appui de cette opinion ce qui est écrit : « Celui qui a formé l'esprit de l'homme en lui-même (2);» et encore : « Celui qui a formé en particulier leurs coeurs (3). » Nous avons besoin de quelque chose de très-fort et d'irrésistible pour nous obliger à croire que Dieu puisse damner des âmes sans péché. « Créer » vaut autant et plus peut-être que « former; » et cependant il est écrit : « Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu (4) ; » et ce passage ne peut pas vouloir dire que l'âme souhaite l'existence , avant qu'elle soit quelque chose. De même donc que déjà existante elle est créée par un renouvellement de justice, ainsi déjà existante, elle est formée en se conformant à la doctrine. Cette

 

1. Lettre LIX à Fidus. — 2. Zacharie, XII, 1. — 3. Ps. XXXII,15. — 4. Ps. L,12.

 

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opinion que nous voudrions suivre n'est pas appuyée davantage par cet endroit de l'Ecclésiaste : « Alors la poussière retournera à la terre comme elle y a été, et l'esprit retournera vers Dieu qui l'a donné (1) : » ces paroles favoriseraient plutôt ceux qui pensent que toutes les âmes proviennent d'une seule. De même, diront-ils, que la poussière retourne. à la terre comme elle y a été, et la chair, dont il s'agit ici, ne retourne pas à l'homme d'où elle tire son origine, mais à la terre d'où le premier homme a été fait; de même l'esprit, venu de l'esprit d'un seul, ne retourne pourtant pas à lui, mais au Seigneur qui le lui a donné. Ce passage, tout en prêtant quelque appui aux partisans de cette opinion, ne parait pas cependant absolument contraire à l'opinion que je veux défendre, et je crois devoir avertir votre sagesse de ne pas employer des preuves semblables pour chercher à me tirer de mes incertitudes. Mais quoique les souhaits de personne ne puissent faire que ce qui n'est pas vrai le soit, pourtant, si c'était possible, je désirerais que cette opinion fût conforme à la vérité , comme je désire que vous l'établissiez clairement et invinciblement, si elle est vraie.

27. La difficulté est la même pour ceux qui croient que Dieu envoie dans les corps les âmes déjà existantes ailleurs et mises en réserve dès le commencement des oeuvres divines. On leur demandera également si des âmes pures viennent docilement où on les envoie , pourquoi elles seraient punies dans des enfants morts sans baptême. On est ainsi arrêté dans l'une et l'autre opinion. Ceux qui pensent que les âmes passent en des corps d'après leurs oeuvres dans une première vie, s'imaginent sortir plus aisément de la difficulté. Ils disent que mourir en Adam c'est souffrir dans la chair tirée d'Adam ; ils ajoutent que la grâce du Christ délivre de cet état de péché les petits comme les grands. C'est vrai, c'est bien, c'est très-bien de dire que la grâce du Christ délivre ceux qui ont péché, les petits comme les grands ; mais je ne crois pas, je n'admets pas, je n'accorde pas que des âmes pèchent dans une première vie autre que celle-ci, et soient précipitées dans des prisons de chair. Premièrement, parce que les partisans de ce sentiment font aller et venir les âmes au milieu de je ne sais quels tours et détours, et, après je ne sais combien de siècles, les font

 

1. Ecclés. XII, 7.

 

retourner à ce fardeau d'une chair corruptible et à de nouvelles douleurs : je n'imagine rien de. plus horrible que cette opinion. Je la repousse ensuite parce que, si cela était vrai, quel est le mort, quelque saint qu'il fût, dont l'avenir ne nous inquiéterait pas? Nous tremblerions qu'il ne péchât dans le sein d'Abraham et ne fût jeté dans les flammes du mauvais riche (1) ; pourquoi ne pourrait-il pas pécher après, s'il l'a pu avant cette vie? Enfin, autre chose est d'avoir péché en Adam, «dans lequel tous ont péché, » selon les paroles de l'Apôtre; autre chose est d'avoir péché hors d'Adam je ne sais où, et d'être pour cela précipité comme en un cachot dans Adam, c'est-à-dire dans la chair issue d'Adam. Quant à cette opinion que toutes les âmes coulent d'une seule, je ne veux pas la discuter à moins d'y être obligé; et plût à Dieu que celle dont nous nous occupons en ce moment, si elle est conforme à la vérité, fût défendue par vous de façon à éviter cette nécessité !

28. Malgré tous mes désirs et mes prières, malgré mes voeux les plus ardents pour que le Seigneur se serve de vous, afin de m'ôter mon ignorance sur ce point, pourtant si, ce qu'à Dieu ne plaise, je ne l'obtenais pas, je demanderais au Seigneur de la patience : notre confiance en lui ne nous permet pas de murmurer, lors même qu'il ne nous ouvre pas quand nous frappons à la porte. Je me souviens de ce qui a été dit aux apôtres eux-mêmes : « J'ai à vous dire beaucoup d'autres choses, mais vous ne pourriez pas les porter à présent (2). » Je prends ceci pour moi et je ne veux pas me plaindre de n'être pas jugé digne de savoir ces choses : ce serait une raison pour en être plus indigne encore. Il est également beaucoup d'autres choses que j'ignore; je ne pourrais ni les rappeler, ni les énumérer : ce dont il s'agit ici, je supporterais de ne pas le connaître, si je ne craignais que, dans ces opinions, il ne se glissât, au fond des esprits imprudents, quelque chose de contraire à la foi. Mais avant de savoir laquelle des quatre opinions mérite la préférence, j'affirme sans témérité que l'opinion conforme à la vérité ne saurait .être en désaccord avec la foi ferme et inébranlable, par laquelle l'Eglise croit que les enfants ne peuvent être sauvés de la damnation que par la grâce du nom du Christ, déposée dans ses sacrements.

 

1. Luc, XVI, 22, 23. — 2. Jean XVI, 12.

  

 

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