LETTRE XL
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LETTRE XL. (Année 397.)

 

Sur le livre de saint Jérôme, intitulé : Des Ecrivains ecclésiastiques. — Saint Augustin revient encore à la question du mensonge officieux, déjà traitée dans la lettre 288. Il demande à saint Jérôme de mettre en lumière les erreurs d'Origène et de tous les hérétiques.

 

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ, TRÈS-JUSTEMENT CHER ET TRÈS-HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE.

 

1. Je vous rends grâces de m'avoir adressé toute une lettre, en échange d'une simple salutation; mais cette lettre est beaucoup plus courte que je n'aurais voulu de la part d'un homme comme vous, de qui rien ne paraît long, quelque temps qu'il faille y donner. Quoique je sois accablé par les affaires des autres et par des affaires temporelles, je ne pardonnerais pas aisément la brièveté de votre lettre, si je ne songeais au peu de mots auxquels elle répond. Commencez donc, je vous prie, avec moi, un entretien par lettres, pour ne pas laisser l'absence corporelle nous trop séparer, quoique cependant nous restions toujours unis dans le Seigneur par l'unité de l'esprit, malgré notre mutuel silence. Les ouvrages que vous vous êtes appliqué à tirer du grenier du Seigneur vous montrent à nous presque tout entier. S'il faut dire que nous ne vous connaissons point parce que nous n'avons jamais vu votre visage, vous non plus, vous ne vous connaissez pas, car vous ne le voyez point. Mais si, au contraire, vous vous connaissez parce que vous connaissez votre esprit, nous le connaissons beaucoup aussi par vos ouvrages nous y bénissons le Seigneur de vous avoir fait tel pour vous, pour nous, pour tous les frères qui vous lisent.

2. Un livre de vous m'est tombé, il n'y a pas longtemps, entre les mains; je ne sais pas encore son titre, car on ne le trouve pas, selon la coutume, sur la première page. Le frère chez qui le livre a été trouvé disait qu'il était intitulé : Epitaphe. Je croirais que vous avez voulu lui donner ce titre, si je n'avais vu dans cet ouvrage que la vie ou les écrits d'hommes morts. Mais comme plusieurs de ceux dont on rappelle les travaux étaient vivants à l'époque où le livre a été composé, et qu'ils le sont encore, je m'étonnerais que vous eussiez choisi ce titre, ou qu'on le crût. Du reste, le livre me paraît fort utile, et je l'approuve.

3. Dans votre commentaire de l'épître de saint Paul aux Galates, j'ai trouvé un endroit qui me trouble beaucoup. Si on admet dans les saintes Ecritures quelque chose comme un mensonge officieux, que leur restera-t-il d'autorité? Pourrons-nous en tirer quelque chose dont le poids détruise l'impudence d'un mensonge opiniâtre? Dès que vous aurez produit un passage, votre adversaire vous échappera en disant qu'il y a là quelque mensonge officieux. En quel passage ne croira-t-on pas avoir le droit de le dire, si on le peut dans un récit commencé en ces termes par l'Apôtre: « Je prends Dieu à témoin que je ne mens pas en ce que je vous écris (1); » s'il est possible de croire et d'affirmer que cet apôtre ait menti à l'endroit où il dit de saint Pierre et de saint Barnabé : « Comme je voyais qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Evangile (2)? » —  Si saint Pierre et saint Barnabé marchaient droit, saint Paul a menti; s'il a menti en cet endroit, où a-t-il dit la vérité? Paraîtra-t-il avoir dit la vérité quand il sera de notre avis ? Et lorsqu'il se trouvera contraire à notre sentiment, mettrons-nous le passage sur le compté d'un mensonge officieux? Avec une règle comme celle-là, les raisons ne manqueront pas pour prouver que non-seulement l'Apôtre a pu, mais même a dû mentir. Il n'est pas besoin de développer ceci en beaucoup de paroles, surtout avec vous, dont la pénétrante sagesse n'a besoin que d'un mot. Je n'ai pas l'orgueilleuse prétention d'enrichir par mes oboles votre génie, qui est tout d'or dans l'abondance des dons divins: nul plus que vous n'est propre à corriger cet ouvrage.

4. Ce n'est pas moi qui vous apprendrai comment on doit entendre ce que dit le même Apôtre:  « Je me suis fait juif avec les juifs

 

1. Galat. I, 20.— 2. Ibid. II, 14.

 

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pour gagner les juifs (1), » et le reste qui est dit par compassion de miséricorde et non point par dissimulation de tromperie. C'est ainsi que celui qui sert un malade se fait en quelque sorte malade comme lui; il ne dit pas qu'il a la fièvre avec lui, mais il pense, avec le sentiment même du malade, à la manière dont il voudrait être servi s'il était à sa place. Saint Paul était juif; devenu chrétien, il n'abandonna point les sacrements que le peuple juif avait reçus en son temps, quand ils lui étaient nécessaires. Il les garda lorsque déjà il était apôtre du Christ; mais c'était pour montrer que ces signes religieux n'avaient rien de pernicieux pour ceux qui, les ayant reçus de leurs pères, y demeuraient attachés, même en croyant au Christ, sans toutefois y mettre encore l'espérance du salut: ce même salut que représentaient les sacrements anciens, était arrivé par le Seigneur Jésus. C'est pourquoi saint Paul ne jugeait pas à propos d'imposer aux Gentils un fardeau pesant et inutile auquel ils n'étaient pas accoutumés, et qui pouvait les éloigner de la foi (2).

5. Il ne reprit point saint Pierre pour avoir observé les traditions de ses pères; saint Pierre pouvait le faire, s'il voulait, sans mensonge, sans inconvénient et avec justice : c'étaient des choses inutiles, accoutumées, et qui ne nuisaient pas; mais pour avoir forcé les Gentils à judaïser, comme si ces pratiques étaient encore nécessaires au salut, même après l'avènement du Seigneur, ce que la vérité même réfuta énergiquement par le ministère apostolique de Paul. Saint Pierre ne l'ignorait pas, mais il craignait les circoncis. Ainsi il fut véritablement repris, et saint Paul a raconté la vérité; et la sainte Ecriture, donnée au monde pour la foi des générations futures, n'est point ébranlée par l'admission d'un mensonge, et son autorité n'est d'aucune manière ni douteuse ni flottante. On ne veut pas, et j'ajoute qu'on ne doit pas mettre en lumière les détestables conséquences qu'entraînerait une semblable concession: pour le faire à propos et avec moins de danger, il faudrait un entretien où nous ne fussions que nous deux.

6. Saint Paul avait quitté ce que les juifs avaient de mauvais; et d'abord il s'était séparé d'eux en ce que, ne connaissant pas la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, « ils ne se sont point soumis à la justice de

 

1. Cor., IX, 20. — 2. Act. XV, 28.

 

Dieu (1); » un autre mauvais côté délaissé par saint Paul, c'était la croyance qu'il y avait dans l'observation des pratiques anciennes plus qu'une coutume, mais une nécessité de salut, après la passion et la résurrection du Christ, après l'institution et la manifestation du sacrement de grâce selon l'ordre de Melchisédech. Il y eut un temps où ces pratiques furent de nécessité; il n'en faut pas d'autre témoignage que le martyre des Machabées qui, autrement, eût été sans fruit et sans but (2). Enfin, le grand Apôtre se séparait des juifs dans leurs attaques contre les prédicateurs chrétiens de la grâce qui n'étaient à leurs yeux que des ennemis de la loi. Ce sont des erreurs et des dispositions vicieuses de ce genre qu'il « méprisait et regardait comme des ordures, résolu de tout perdre pour gagner Jésus-Christ (3), » et non pas l'observation de la loi selon la coutume des ancêtres, observation pratiquée par lui-même sans aucune nécessité de salut, comme les juifs le croyaient, et sans dissimulation fallacieuse, comme celle qu'il avait reprochée à saint Pierre. Si saint Paul a pratiqué les cérémonies anciennes pour faire croire qu'il était juif afin de gagner les juifs, pourquoi n'a-t-il pas sacrifié avec les gentils, lui qui a vécu comme sans loi avec ceux qui n'en avaient point, pour les gagner aussi? C'est qu'il était juif par nature, et qu'il dit tout cela, non point pour feindre ce qu'il n'était pas, mais pour venir miséricordieusement en aide aux juifs et aux gentils: pour mieux se faire compatissant, il semblait se livrer aux mêmes erreurs; ce n'était pas la ruse du mensonge, mais l'attendrissement de la pitié. L'Apôtre nous le déclare d'une manière générale dans cet endroit même : « Je me suis fait, dit-il, faible avec les faibles, pour gagner les faibles (4); » la conclusion qui suit: « Je me suis fait tout à tous pour les gagner tous,» a pour but de nous montrer les faiblesses de chacun apparaissant dans la compassion de l'Apôtre. Et quand il disait : « Qui souffre sans que je souffre aussi (5) ? » il ne simulait pas les faiblesses d'autrui, il les ressentait.

7. Soyez donc franchement et chrétiennement sévère envers vous-même, je vous en conjure, pour revoir et corriger cet ouvrage, et chantez, comme disent les Grecs, la palinodie: la vérité des chrétiens est incomparablement

 

1. Rom. X, 3. — 2. II Mach. VII, 1. — 3. Philip. II, 8. — 4. I Cor, IX, 22. — 5. I Cor. XI, 29.

 

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plus belle que l'Hélène des Grecs (1) ; c'est pour elle que nos martyrs ont plus combattu contre Sodome que les héros ne combattirent jadis pour Hélène contre-Troie. Je ne dis pas cela pour que vous retrouviez les yeux du coeur ; à Dieu ne plaise que vous les ayez perdus ! mais je le dis afin que vos yeux, sains et ouverts, vous servent à prendre garde, ce que vous n'avez pas fait par je ne sais quelle inadvertance, aux conséquences qui éclateraient, si on croyait une fois que l'écrivain des divins livres a pu honnêtement et pieusement mentir sur un point.

8. Je vous avais écrit, il y a déjà quelque temps, une lettre qui ne vous est parvenue, parce que celui qui devait la porter n'est point parti. Une pensée m'était présente pendant que je dictais cette lettre, et je ne dois pas l'oublier ici, c'est que si vous êtes d'un avis différent du mien et que vous ayez raison, vous pardonnerez volontiers à ma susceptibilité; en cas que vous jugiez autrement que moi et que vous soyez dans la vérité (car votre sentiment ne sera le meilleur qu'autant qu'il sera vrai), y aura-t-il une grande faute dans une erreur de ma part qui favorisera la vérité, si la vérité peut quelquefois favoriser le mensonge.

9. Quant à ce que vous avez daigné me répondre au sujet d'Origène, je savais déjà qu'il fallait approuver et louer tout ce qu'on trouve d'exact et de vrai, non-seulement dans les ouvrages ecclésiastiques, mais encore dans toutes sortes d'ouvrages, comme il faut désapprouver et blâmer tout ce qu'ils renferment de faux et de mauvais. Mais ce que je demandais et demande encore à votre sagesse et à vos lumières, c'est de nous marquer tous les points où ce grand homme se sépare certainement de la vérité. Le livre où vous avez cité, dans la mesure de vos souvenirs, les auteurs ecclésiastiques et leurs écrits serait, je crois, plus parfait si, ayant voulu faire mention des hérétiques même (et je désirerais bien savoir pourquoi vous en avez passé quelques-uns), vous aviez ajouté en quoi on doit se mettre en garde contre eux. Peut-être auriez-vous craint de grossir ce volume en faisant connaître les points sur lesquels l'autorité catholique a condamné les hérétiques; je vous demande alors, dans un sentiment de charité envers mes frères, et

 

1. On sait l'histoire mythologique du poète Stésichore, qui perdit la vue pour avoir maltraité Hélène et la recouvra après un poème réparateur.

 

si vos occupations vous en laissent le temps, de ne pas regarder comme un trop rude travail, après avoir, par la grâce de Notre-Seigneur, tant aidé et encouragé les saintes lettres en langue latine, de réunir dans un livre de peu d'étendue les enseignements pervers de tous les hérétiques qui se sont efforcés jusqu'à ce jour de corrompre la foi chrétienne, soit par orgueil, soit par ignorance ou opiniâtreté: ce serait au profit de ceux qui n'ont pas le loisir de chercher eux-mêmes ou à qui l'ignorance de la langue ne permet pas de lire et d'étudier tant de choses. Je vous prierais longtemps si l'insistance n'était pas la marque ordinaire qu'on présume moins de la charité. Je recommande beaucoup à votre bienveillance Paul, notre frère en Jésus-Christ: je rends bon témoignage de la considération dont il jouit dans nos pays.

 

  

 

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